⁢Chapitre 10 : Utopie ou espérance ?

Abraham, ayant persévéré, vit s’accomplir la promesse.

— He 6, 15

À regarder l’état du monde, il y a de quoi désespérer. Nous avons déjà dénoncé l’action délétère de l’hédonisme, du relativisme, de l’individualisme. Nous sommes confrontés chaque jour au spectacle ou aux ravages de la guerre, du terrorisme, du chômage. La mort imprègne notre culture déchristianisée : l’avortement, l’euthanasie sont devenus des actes banals. Le mariage est devenu aussi caduc que la différence des sexes. La nature elle-même dépérit par notre volonté de puissance et notre gourmandise. L’acte politique se déshumanise⁠[1], se gangrène sous l’assaut coups du népotisme, de la corruption, du populisme, du nationalisme. Les peuples semblent de plus en plus ingouvernables non seulement parce que les opinions s’éparpillent mais aussi parce que l’acte politique le plus insignifiant ou le plus nécessaire risque de susciter l’indignation, la colère, la révolte. Tout pouvoir est susceptible d’être contesté, celui des parents, des enseignants, des juges, des patrons, des représentants démocratiquement élus.

L’état de l’Église n’est pas plus réconfortant avec ses représentants, indignes, scandaleux, abuseurs. Elle est secouée aussi par les dissensions. Ses fidèles sont la cible préférée des intolérants et des fanatiques de tous bords.

Face à ce bouillonnement inquiétant, la tentation est forte de se replier sur soi, sur ses amis, sa famille, de claquemurer nos logis et nos sacristies et de nous abstraire de ce tohu-bohu.

Me sauver, sauver les miens, voilà l’essentiel. qu’ai-je à faire de ce monde qui passera de toute façon ?

L’Église prêche une doctrine sociale que tout contredit A quoi bon entretenir cette utopie, à quoi bon nous tenter de nous culpabiliser pour tenter de nous pousser à un combat perdu d’avance ?

L’Église - pour se donner bonne conscience ?- veut-elle nous arrimer à une utopie ?

Voilà la question que le lecteur, au terme de cette réflexion, se pose peut-être. N’est-il pas utopique de penser pouvoir « changer les choses » ? Fondamentalement, les principes sociaux chrétiens ont-ils quelque chance d’être entendus dans un monde livré, au mieux, au pragmatisme, et à tous les maux répertoriés plus haut ? qu’espérer en dehors d’un parti politique qui miraculeusement prendrait en main notre destin, sans un « prince » salvateur », homme providentiel, que Dieu nous enverrait ?


1. « La politique devient très vite l’affaire de techniciens alors qu’elle devrait être celle d’humanistes ». (LECAILLON Jean-Didier, La famille, source de prospérité, Régnier, 1995, p. 59). Déjà en 1936, J. Maritain remarquait que dans les pays imprégnés de catholicisme ou de protestantisme, « le temporel est dominé effectivement par la pensée de Machiavel, celle-ci apparaît dans l’ordre pratique comme l’hérésie la plus généralisée et la plus acceptée des temps modernes. » (op. cit.,p. 161). Le mal, c’est le « politicisme » « qui est proprement la corruption de la politique elle-même. » c’est-à-dire « une conception qui consiste non seulement à regarder la conquête des pouvoirs publics par un parti, ou la conquête du pouvoir politique par une classe, comme l’essentiel d’une « transformation substantielle » du régime de civilisation, mais plus profondément à se faire du politique lui-même une idée purement technique, - on regarde alors l’activité politique et sociale comme une activité amorale en elle-même, les faits sociaux comme de simples faits physiques particuliers, qu’il suffit de traiter suivant des lois purement techniques du moment que notre conduite privée reste soumise aux règles de la morale personnelle. Dans cette conception, le savoir politique est en définitive identifié à un art purement et simplement, à une technique, à un art subordonné peut-être du dehors chez tel ou tel à la morale, mais dont les fins propres et la texture propre sont étrangères à la morale ; ces fins seront par exemple uniquement l’existence matérielle, la puissance et la prospérité matérielle de l’État. » (Id., p. 218).