h. Ne pas séparer l’Église et le monde.
L’Église est utile à la société.
Sans vouloir nous attarder à ce qui risque d’être considéré comme un plaidoyer « pro domo », signalons tout de même quelques bienfaits sociaux qui découlent de la présence agissante de l’Église et des chrétiens.
La libération de l’homme.
L’Église offre aux hommes, à travers l’Évangile, une réponse aux questions essentielles qu’ils se posent sur leur existence et son sens. Elle est utile à chaque homme puisqu’elle défend, comme nous le verrons, la dignité de tout être humain et l’ensemble de ses droits, quels que soient son âge, son état de santé, sa culture, sa race, sa position sociale, sa philosophie ou sa religion.
L’Évangile est une force inégalable de transformation personnelle et sociale puisqu’il « annonce et proclame la liberté des enfants de Dieu, rejette tout esclavage qui en fin de compte provient du péché, respecte scrupuleusement la dignité de la conscience et son libre choix, enseigne sans relâche à faire fructifier tous les talents humains au service de Dieu et pour le bien des hommes, enfin confie chacun à l’amour de tous »[1].
L’Évangile libère l’homme de ce qui l’entrave, le diminue, l’altère. Pour répondre, en 1946, à certaines critiques contre les chrétiens, le philosophe Gustave Thibon répliqua : « Nous ne sommes ni de droite ni de gauche, nous ne sommes même pas d’en haut, nous sommes de partout. Nous sommes las de mutiler l’homme ; que ce soit pour l’accabler comme à droite ou pour l’adorer comme à gauche, nous sommes las de le séparer de Dieu. Nous n’abandonnerons pas un atome de la vérité totale qui est la nôtre. Au nom de quoi nous attaque-t-on ? Nos adversaires sont-ils pour le peuple ? Nous le sommes. Pour la liberté ? Nous le sommes. Pour l’autorité ? Nous le sommes. Pour la race, pour l’État, pour le justice ? Nous sommes tout cela, mais pour chaque chose à sa place. On ne peut nous frapper qu’en nous arrachant nos propres membres. Nous sommes pour chaque partie, étant pour le tout. Nous ne voulons rien diviniser de la réalité humaine et sociale parce que nous avons déjà un Dieu ; nous ne voulons rien repousser non plus parce que tout est sorti de ce Dieu. Nous ne sommes contre rien. Ou plutôt, car le néant est agissant aujourd’hui, nous sommes contre le rien. Devant chaque idole, nous défendons la réalité que l’idole écrase. Sous quelque fard qu’il se présentent, nous disons non à tous les visages de la mort. »[2]
La formation de bons citoyens.
Vivre selon l’Évangile développe toute une série d’attitudes qui ne sont pas sans conséquences sociales majeures. Ainsi en est-il de l’amour de la paix et de la justice, de la patience et due pardon, du courage et de l’humilité, de l’hospitalité. En même temps, lma parole de Dieu nous révèle l’importance du mariage et de la solidarité, le vrai sens de l’autorité et de l’obéissance, la dignité et le respect du travail, le devoir d’agir pour le bien commun, etc..
Il est évident que toute société ne peut que gagner à rassembler des citoyens honnêtes et loyaux, qui ne trahissent pas la parole donnée. Bien des contraintes, bien des contrats et bien des contrôles seraient inutiles. L’administration et la justice en verrait leur tâche simplifiée !
Une aide « humanitaire »
L’Église s’engage partout à aider et promouvoir tout ce qui est bon et juste dans les institutions humaines pour autant que cette tâche soit compatible avec sa mission. C’est ainsi que des états athées profitent des bienfaits sociaux apportés par le christianisme notamment à travers les œuvres d’enseignement et les œuvres caritatives comme à travers l’engagement loyal, nécessaire et multiforme des laïcs chrétiens dans tous les domaines de la vie publique. Il suffit de lire les discours prononcés par certains chefs d’États non chrétiens, lors d’une visite du Souverain Pontife, pour s’en rendre compte. Ils ne peuvent que se réjouir de la présence sur leurs territoires d’écoles, d’œuvres et d’hôpitaux gérés par des chrétiens.
Un sens à la vie et à la société
Révélant le sens de la vie et le fondement de la dignité humaine, l’Église offre peut-être le service le plus précieux qui soit pour rendre les sociétés vraiment humaines, c’est-à-dire respectueuses de toute personne dans ses dimensions corporelles et spirituelles. On ne voit que trop actuellement, dans les parties du monde qui sont les plus déchristianisées, les ravages du nihilisme ambiant[3]. Paraphrasant Dostoïevski, on peut se demander pourquoi, si Dieu n’existe pas, tout ne serait-il pas permis ? Au nom de quoi refuser la barbarie des individus ou des états ? Au nom de l’Homme ? Mais qu’est-ce que l’homme ? Au nom d’une nature humaine ? Mais d’où vient cette nature ? Nous voilà revenus au point de départ !
Une morale laïque peut-elle satisfaire notre esprit ? Sartre pensait que non : si l’on refuse, comme lui, toute intervention divine, l’homme ne peut être que ce qu’il a projeté d’être[4].
Un ferment d’unité
L’unité politique, si on veut qu’elle échappe à la contrainte pure, est tributaire de l’unité des cœurs et des esprits et cette unité peut être singulièrement vive chez des hommes convaincus que nous sommes tous, malgré nos différences légitimes, les fils d’un même Père, appelés à s’aimer les uns les autres en préfiguration du grand rassemblement dans le Royaume où s’accomplira parfaitement la promesse déjà réalisée par le baptême : « il n’y a plus ni Juif ni Grec, ni esclave ni homme libre, ni homme ni femme, car, dans le Christ Jésus, vous ne faites tous qu’un » (Gal. 3, 28). L’histoire européenne et particulièrement l’histoire de Belgique révèlent clairement les rapports entre la christianisation et la construction de l’unité et inversément les désagrégations sociales et politiques liées à la déchristianisation. Le Père Georges Chantraine[5] a attiré, naguère, l’attention sur ce phénomène. La diversité belge a été, au fil des siècles, soudée par le catholicisme, « ciment de cette construction sociale et culturelle » et particulièrement aux moments où la foi catholique était menacée. Si bien que « la désagrégation de l’unité belge aurait été impossible et impensable dans un pays où le catholicisme serait demeuré vivant ». Dès lors, la situation politique de la Belgique épuisée par des querelles linguistiques et partisanes entretenues, ruinée par des constructions communautaires complexes et paralysantes, « montre la nécessité et l’urgence d’une nouvelle évangélisation. Celle-ci est indispensable non seulement pour que le Christ soit connu de tous les hommes et de toutes les femmes qui vivent dans la Belgique actuelle, mais encore pour que le pays retrouve son âme et une cohésion (…) ». Cette analyse peut être instructive pour l’Europe elle-même. « La Belgique offre, en effet, à l’Europe l’exemple d’un pays qui se désagrège à mesure qu’il cesse d’être, par le fond du cœur et par la cohésion sociale, chrétien et catholique(…). La Belgique, en effet, est aux confins de nombreux courants qui ont traversé l’histoire de l’Europe. d’autre part, l’Europe elle-même a trouvé dans le christianisme, et d’abord dans le catholicisme, sa cohésion. Pas plus que la Belgique, elle ne pourra trouver une unité nouvelle en dehors de la religion du Christ, et plus particulièrement en dehors de l’élan et de la cohésion qu’elle peut recevoir de l’Église catholique ». Une telle affirmation ne répondait-elle pas, à l’avance, à l’inquiétude exprimée par l’ancien président de la Commission européenne J. Delors[6] : « On ne réussira pas l’Europe uniquement avec de l’habileté juridique ou un savoir-faire économique…. Si dans les dix ans qui viennent nous n’avons pas réussi à donner une âme, une spiritualité, une signification à l’Europe, nous aurons perdu la partie. »
Une présence et une force de paix universelles.
De plus, puisque l’Église, en tant qu’autorité morale au service de tous cette fois, n’est liée à aucune forme particulière de culture ou de régime politique et qu’elle n’a pas d’intérêts matériels propres à défendre, elle peut intervenir avec désintéressement personnel et avec le seul souci de servir l’entente et la paix, dans les relations et les conflits humains.
L’existence d’États pontificaux depuis le VIIIe siècle jusqu’au 2 octobre 1870, date de l’annexion de Rome par l’Italie, a parfois jeté un voile sur la dimension profondément et authentiquement pacifique de l’Évangile. Mais à partir de cette date, l’action du Souverain Pontife et du Saint-Siège paraîtra vraiment désintéressée et ne cessera de porter des fruits dont l’importance sera inversement proportionnelle à l’exigüité du territoire reconnu souverain par le traité du Latran, le 11 février 1929[7].
Il n’est pas inutile d’évoquer un peu la diplomatie romaine[8].
En 1870, 14 États entretiennent des relations diplomatiques avec le Saint-Siège ; au 1er janvier 1999, ils étaient 169.
d’innombrables concordats, conventions et accords seront signés avec divers États : 6 sous Léon XIII ; une quarantaine sous Pie XI, une trentaine sous Pie XII, une quarantaine sous Paul VI et une soixantaine sous Jean-Paul II.
Soulignons surtout les nombreux arbitrages[9] assurés par le Saint-Siège auprès de nations en conflit, souvent pour des questions de frontière. Bien des guerres furent ainsi évitées. Ce fut le cas , par exemple, en 1979. La médiation du Saint-Siège a été demandée par les gouvernements chilien et argentin pour tenter de résoudre leur différend frontalier dans la zone du canal de Beagle. Fort des volontés fermes manifestées par les deux parties de ne pas recourir à la force, le Saint-Siège a accepté. Les négociations ont abouti à un traité ratifié le 2 mai 1985, au Vatican, en présence du Pape[10].
Le Saint-Siège est aussi très actif sur le plan de la diplomatie multilatérale. Non seulement, il est présent dans toutes les grandes instances internationales et a adhéré aux grandes conventions internationales mais il intervient aussi directement avant, pendant et après les conflits. Ce fut le cas de Benoît XV appelant, en vain, à la paix durant la Grande Guerre puis exprimant le vœu d’une organisation internationale[11], de Pie XI intervenant en faveur du peuple russe affamé (1922) ou en condamnant la course aux armements[12]. Dès 1939, Pie XII relance l’idée d’une organisation internationale[13], il en appellera aussi constamment à la paix et agira en ce sens notamment pour sauver le plus possible de vies humaines[14].Pour sa part, Jean-Paul II interviendra et plaidera pour la paix lors de la guerre des Malouines (1982), du Golfe (1990-1991), des innombrables conflits dans l’ex-Yougoslavie et de toutes les guerres plus ou moins oubliées en Afrique ou dans l’ancien empire soviétique, par exemple.
L’Église a besoin du monde
Par ailleurs, l’Église a besoin des hommes, de leur expérience, de leurs sciences, de leur culture pour s’incarner. Le concile Vatican II a beaucoup insisté sur cette relation dans un passage relativement long mais très explicite:
« L’expérience des siècles passés, le progrès des sciences, les richesses cachées des diverses cultures, qui permettent de mieux connaître l’homme lui-même et ouvrent de nouvelles voies à la vérité, sont également utiles à l’Église. En effet, dès le début de son histoire, elle a appris à exprimer le message du Christ en se servant des concepts et des langues des divers peuples et, de plus, elle s’est efforcée de le mettre en valeur par la sagesse des philosophes : ceci afin d’adapter l’Évangile, dans les limites convenables, et à la compréhension de tous et aux exigences des sages. A vrai dire, cette manière appropriée de proclamer la parole révélée doit demeurer la loi de toute évangélisation. C’est de cette façon, en effet, que l’on peut susciter en toute nation la possibilité d’exprimer le message chrétien selon le mode qui lui convient, et que l’on promeut en même temps un échange vivant entre l’Église et les diverses cultures. Pour accroître de tels échanges, l’Église, surtout de nos jours où les choses vont si vite et où les façons de penser sont extrêmement variées, a particulièrement besoin de l’apport de ceux qui vivent dans le monde, qui en connaissent les diverses institutions, les différentes disciplines, et en épousent les formes mentales, qu’il s’agisse des croyants ou des incroyants. Il revient à tout le peuple de Dieu, notamment aux pasteurs et aux théologiens, avec l’aide de l’Esprit-Saint, de scruter, de discerner et d’interpréter les multiples langages de notre temps et de les juger à la lumière de la parole divine, pour que la vérité révélée puisse être sans cesse mieux perçue, mieux comprise et présentée sous une forme plus adaptée.
Comme elle possède une structure sociale visible, signe de son unité dans le Christ, l’Église peut aussi être enrichie, et elle l’est effectivement, par le déroulement de la vie sociale : non pas comme s’il manquait quelque chose dans la constitution que le Christ lui a donnée, mais pour l’approfondir, la mieux exprimer et l’accommoder d’une manière plus heureuse à notre époque. L’Église constate avec reconnaissance qu’elle reçoit une aide variée de la part d’hommes de tout rang et de toute condition, aide qui profite aussi bien à la communauté qu’elle forme qu’à chacun de ses fils. En effet, tous ceux qui contribuent au développement de la communauté humaine au plan familial, culturel, économique et social, politique (tant au niveau national qu’au niveau international), apportent par le fait même, et en conformité avec le plan de Dieu, une aide non négligeable à la communauté ecclésiale, pour autant que celle-ci dépend du monde extérieur. Bien plus, l’Église reconnaît que de l’opposition même de ses adversaires et de ses persécuteurs, elle a tiré de grands avantages et qu’elle peut continuer à le faire. »[15]