⁢g. La relativité du « politique »

Autant que.., pas plus que…​

Toutefois, si les textes de Vatican II (Gaudium et spes et Dignitatis humanae) cités plus haut nous révèlent l’importance du « politique » dans l’évangélisation (qui est un droit et un devoir), ils soulignent en même temps la relativité du « politique ». Il est clair que dans la perspective chrétienne évoquée, l’organisation du monde n’est pas une fin en soi, même si elle est indispensable, puisque l’homme est, par nature, un être social. Il n’est pas inutile, à cet endroit, de relire le « principe et fondement » de saint Ignace⁠[1]: « L’homme a été créé pour louer, respecter et servir Dieu, notre Seigneur, et par là sauver son âme. Les autres choses sur la face de la terre sont créées pour l’homme, pour l’aider à poursuivre la fin pour laquelle il a été créé. Il s’ensuit que l’homme doit en user dans la mesure où elles lui sont une aide pour sa fin, et s’en dégager dans la mesure où elles lui sont un obstacle ». Certes, ce texte a comme but de placer le retraitant dans les meilleures dispositions possibles c’est-à-dire dans une attitude d’« indifférence » spirituelle qui le rende totalement disponible à Dieu, il n’empêche qu’il peut servir aussi à illustrer notre propos et à le justifier.

En effet, l’origine et la fin de l’homme se situant au delà du « monde », en Dieu, tout le reste, communautés, biens, etc., non seulement ne sont que des moyens au service de cette fin mais encore ne sont que des moyens soumis à un choix moral, utilisables « dans la mesure où ». Il n’est pas possible, dans cette optique, d’accorder à l’organisation sociale, aussi bonne fût-elle, aux performances économiques ou à quelque projet strictement humain, la priorité absolue ou, pire, encore, de les « diviniser » ou d’en diviniser les représentants ou les incarnations, comme on l’a trop souvent vu durant ce XXe siècle à travers des leaders « charismatiques » de toutes sortes.

Est exclue donc toute conception politique qui serait fermée sur le temporel, qui confondrait tel « royaume », aussi parfait puisse-t-il être, avec le Royaume. La « politique » est au service des hommes pour les aider à grandir dans leur humanité intégrale. Rappelons-nous le rôle attribué par saint Grégoire à la « puissance souveraine ». Elle doit aider la vertu mais ce n’est pas elle qui définit la vertu ou la crée ; elle doit élargir la voie du ciel mais ce n’est pas elle qui la trace.

Rappelons-nous l’avertissement de saint Paul : « …​nous n’avons pas ici-bas de cité permanente , mais nous sommes en quête de la cité future »[2].

Pas de cité idéale !

A toutes les époques surgissent des utopies parfois tenaces qui promettent le paradis sur terre. Paradis qui, soit dit en passant, a, par certains aspects, des allures de société communiste. Platon⁠[3] nous en offre un premier exemple célèbre avec la République. Il tentera de mettre en pratique ses idées auprès de Denys, tyran de Syracuse⁠[4]. Ce sera un échec mais il persistera à croire que « les races humaines ne verront pas leurs maux cesser avant que n’aient accédé aux charges de l’État ceux qui pratiquent la philosophie, ou encore que ceux qui ont le pouvoir ne deviennent réellement philosophes »[5]. A sa suite, bien d’autres tenteront de préciser le rêve en imaginant des constructions plus séduisantes les unes que les autres. Le dominicain italien Tommaso Campanella⁠[6] proposera la Cité du Soleil. Thomas More⁠[7] appellera sa cité parfaite Utopie. Ce nom restera désormais pour désigner les projets de ce genre. On peut encore citer, en Angleterre, la République d’Oceana de James Harrington⁠[8]. Dans tous les cas, la raison philosophique prétend apporter la solution politique qui nous permettra enfin de vivre heureux.

Souvent aussi le paradis terrestre est présenté comme l’aboutissement de l’histoire. Cette tentation remonte sans doute à Joachim de Flore⁠[9] qui « aurait transformé l’espérance chrétienne de l’accomplissement eschatologique en une utopie temporelle »[10]. Le cardinal de Lubac⁠[11] reconnaissait le joachimisme « dans le processus de sécularisation qui, trahissant l’Évangile, transforme en utopies sociales la recherche du royaume de Dieu »[12]. Pour Joachim de Flore, l’histoire se déroule selon un schéma trinitaire : après le règne du Père (c’est l’Ancien testament et le temps des laïcs) et celui du Fils (le Nouveau Testament et le temps des clercs et de Pierre), va venir le temps de l’Esprit (celui de la vie monastique et de Jean), le troisième règne où l’Église concrète que nous connaissons et qui est l’œuvre du Fils, sera dépassée par une Église spirituelle. Ce rêve d’un nouvel âge où les vicissitudes présentes auront disparu, H. de Lubac en suit la trace jusqu’à nos jours. Certes, cette vision va nourrir des oppositions à l’Église institutionnelle mais aussi des messianismes temporels qui sécularisent la pensée de Joachim⁠[13].

Cette vision d’un temps en progrès s’est développée aussi en dehors de toute influence trinitaire. Ainsi, Charles Fourier⁠[14], l’inventeur des célèbres phalanstères, affirmera qu’après les périodes successives d’édenisme, de sauvagerie, de patriarcat, de barbarie et de civilisation, nous allons arriver à l’état de garantisme qui nous mènera à l’harmonie parfaite.

Enfin, bien des sectes, aujourd’hui comme hier, invitent à se retirer du monde « normal » pour construire de petites sociétés où vont régner la vertu, la vérité, la vraie foi selon des règles de vie réputées parfaites. Pour n’évoquer que des sectes inoffensives et anciennes comme celle des Quakers ou des Amish, et sans discuter du bien-fondé de leurs principes, constatons simplement qu’elles ne peuvent vivre que par la protection de la grande société qui les entoure, les protège et leur garantit la liberté de conscience et de religion…​

Le poids du péché

Les hommes rêvent d’une société idéale mais ils doivent lucidement reconnaître que le monde, des origines jusqu’au dernier jour, est livré à un dur combat entre le bien et le mal et, comme dit Gaudium et spes[15], « engagé dans cette bataille, l’homme doit sans cesse combattre pour s’attacher au bien ; et ce n’est qu’au prix de grands efforts, avec la grâce de Dieu, qu’il parvient à réaliser son unité intérieure ». La difficulté ne peut justifier aucune démission, aucun découragement car le chrétien sait « que toutes les activités humaines, quotidiennement déviées par l’orgueil de l’homme et l’amour désordonné de soi, ont besoin d’être purifiées et amenées à leur perfection par la croix et la résurrection du Christ ».

Tout homme croyant ou non fait l’expérience douloureuse de la précarité, de la méchanceté et tout esprit lucide sait qu’il en sera toujours ainsi et que toute œuvre même si elle est bien intentionnée et donne de bons fruits, est soumise à l’usure, à la fatigue, aux accidents de l’histoire et aux assauts de l’orgueil, de l’égoïsme et de la jalousie.

Mais, mystérieusement, le rêve de la cité idéale sous-tendu par l’irrépressible besoin de bonheur, lui taraude l’esprit et le pousse à ne pas se satisfaire de l’état présent. Toutes les transformations du monde sont nées d’une volonté de progrès même s’il a souvent pris le visage de la barbarie. Certains, comme Thomas More et comme bien des poètes, se sont contentés de décrire la vie parfaite ; d’autres, comme Platon, se sont heurtés à la dure réalité de l’incarnation ; d’autres encore, comme les successeurs de Marx, ont voulu, coûte que coûte, et même dans le sang, soumettre le monde à leurs constructions intellectuelles.

Il semble bien que l’homme soit ainsi un être emporté sans cesse par le désir d’un mieux terrestre.

L’espérance chrétienne

Le message évangélique éclaire singulièrement cette tension interne et les heurts qu’elle provoque dans notre existence⁠[16].

« Constitué Seigneur par sa résurrection, le Christ, à qui tout pouvoir a été donné, au ciel et sur la terre, agit désormais dans le cœur des hommes par la puissance de son Esprit ; il n’y suscite pas seulement le désir du siècle à venir[17], mais par là même anime aussi, purifie et fortifie ces aspirations généreuses qui poussent la famille humaine à améliorer ses conditions de vie et à soumettre à cette fin la terre entière ».

La force du perfectionnement humain et de la transformation du monde, c’est l’amour. Amour de Dieu et des hommes. Par le Christ, nous savons que cette voie « est ouverte à tous les hommes et que l’effort qui tend à instaurer une fraternité universelle n’est pas vain ». Certes, comme son frère incroyant, le chrétien est confronté aux difficultés et doit porter, comme son Seigneur et à sa suite, « cette croix que la chair et le monde font peser sur les épaules de ceux qui poursuivent la justice et la paix » mais « s’il faut soigneusement distinguer le progrès terrestre de la croissance du règne du Christ, ce progrès a cependant beaucoup d’importance pour le Royaume de Dieu ». En effet, « ce qui a été semé dans la faiblesse et la corruption revêtira l’incorruptibilité. La charité et ses œuvres demeureront » puisque, comme il a été promis, « ce que vaut le travail de chacun, le feu l’éprouvera. Si l’ouvrage construit résiste, l’ouvrier recevra sa récompense »[18].

Et finalement, une cité idéale tout de même !

Le Seigneur promet en effet des « cieux nouveaux » et « une terre nouvelle »[19] « où règnera la justice et dont la béatitude comblera et dépassera tous les désirs de paix qui montent au cœur de l’homme ».

En attendant, notre action dans le monde n’est certainement pas superflue : « …​ l’attente de la nouvelle terre, loin d’affaiblir en nous le souci de cultiver cette terre, doit plutôt le réveiller : le corps de la nouvelle famille humaine y grandit, qui offre déjà quelque ébauche du siècle à venir ».

« …​ ces valeurs de dignité, de communion fraternelle et de liberté, tous ces fruits excellents de notre nature et de notre industrie, que nous aurons propagés sur terre selon le commandement du Seigneur et dans son Esprit, nous les retrouverons plus tard, mais purifiés de toute souillure, illuminés, transfigurés, lorsque le Christ remettra à son Père « un Royaume éternel et universel : royaume de vérité et de vie, royaume de sainteté et de grâce, royaume de justice, d’amour et de paix »[20] ».

Gaudium et spes ajoute encore que « mystérieusement, le royaume est déjà présent sur cette terre ; il atteindra sa perfection quand le Seigneur reviendra ».

La cité idéale sera donc réalisée à la fin des temps, par la grâce de Dieu, initié par la résurrection du Christ. Le Christ en est l’initiateur et le réalisateur ultime. Ce n’est pas l’homme qui peut, par ses seules forces, l’établir même si sa collaboration, dérisoire par rapport au don promis, est précieux pour le bien-être et le salut du monde comme pour hâter l’instauration du Royaume. Notre rôle est de faire grandir l’image du Royaume dans nos royaumes pour offrir à Dieu ce qui deviendra « une offrande agréable ». Le dessein de Dieu est de « ramener toutes choses sous un seul chef, le Christ, celles qui sont dans les cieux et celles qui sont sur la terre »[21]


1. Exercices spirituels, n° 23, Collection Christus n°5, Desclée de Brouwer, 1960, p.28.
2. He 13, 14.
3. 427-348.
4. A deux reprises: en 366 et en 361.
5. Lettre VII (353) citée in CLEMENT Marcel, La soif de la sagesse, L’Escalade, 1979, p. 126.
6. 1568-1639.
7. 1478-1535. Le titre précis de l’ouvrage est De optimo republicae statu, deque no insula Utopia. Chancelier d’Angleterre sous Henri VIII, il en dénonça le schisme. Il resta fidèle à la foi catholique et fut exécuté comme traître. Il a été canonisé en 1935.
8. 1611-1677.
9. 1130-1202.
10. FIGUERA Michaël, L’héritage spirituel de Joachim de Flore dans l’interprétation de Henri de Lubac, in Communio, XXIV, 5-6, n° 145-146, septembre-décembre 1999, p. 214.
11. Cf. LUBAC H. de, La postérité spirituelle de Joachim de Flore, t. 1: De Joachim à Schelling, t. 2: De Saint-Simon à nos jours, coll. Le Sycomore, Lethielleux, 1979-1981.
12. LUBAC H. de, Mémoire sur l’occasion de mes écrits, Culture et Vérité, 1992, p. 161.
13. H. de Lubac cite des poètes et penseurs comme Fichte, Hölderlin, Novalis, Schlegel, Schelling, Hegel, Lamennais, Sand, Michelet, Marx. On en retrouve aussi des échos chez Hitler, Mussolini et jusque dans certaines théologies de la libération.
14. 1772-1837. Auteur, notamment de la Théorie des quatre mouvements et des destinées générales et de la Théorie de l’unité universelle.
15. GS 37, 2.
16. Nous suivrons ici GS 38 et 39.
17. Cette expression désigne le temps du Royaume messianique, par opposition au « siècle présent » qui est celui du péché (Lc 20, 34 ; Rm 12,2, Co 4,4 ; Ga 1, 4, 2 Tm 4, 10) (Ndlr).
18. 1 Co 3, 13-14.
19. 2 P 3, 13.
20. Préface pour la fête du Christ-Roi.
21. Ep. 1, 10