⁢f. Les écrivains réagissent

Comme au moyen-âge, certains écrivains se montrent sensibles aux misères des paysans, premières victimes des guerres. On se souvient de ces vers d’Agrippa d’Aubigné:

« Mais je te plains, rustique, qui, ayant la journée

Ta pantelante vie en rechignant gagnée (…).

Ce ne sont pas les grands, mais les simples paysans,

Que la terre connaît pour enfants complaisants (bien-aimés, qui lui plaisent) ».⁠[1]

On se souvient aussi du bûcheron de la fable La mort et le bûcheron et de la description que La Fontaine fait de la condition de cet homme en marche vers sa « chaumine enfumée »:

« Quel plaisir a-t-il eu depuis qu’il est au monde ?

En est-il un plus pauvre en la machine ronde ?

Point de pain quelquefois, et jamais de repos ;

Sa femme, ses enfants, les soldats, les impôts,

Le créancier et la corvée

Lui font d’un malheureux la peinture achevée. »

Le même La Fontaine, dans sa fable, Le jardinier et son Seigneur, met en scène un homme « demi-bourgeois, demi-manant » qui, ayant demandé de l’aide à son seigneur pour se débarrasser d’un lièvre destructeur, se trouve confronté, impuissant, à la mentalité féodale d’un seigneur sans gêne et sans scrupule, qui va piller le garde-manger, caresser la fille de la maison, et détruire le jardin:

« …​ les chiens et les gens

Firent plus de dégâts en une heure de temps

Que n’en auraient fait en cent ans

Tous les lièvres de la province ».

Commentant ce texte, H. Taine concluait que « le vilain est toujours gent corvéable et taillable (…) »⁠[2]. La Fontaine le montrera encore dans La vieille et les deux servantes exploitées sans relâche par leur maîtresse.

En même temps, rappelons-nous, l’auteur fait l’éloge du travail dans Le laboureur et ses enfants:

« Travaillez, prenez de la peine…​

d’argent, point de caché. Mais le père fut sage

De leur montrer, avant sa mort,

Que le travail est un trésor. »

On s’en rend compte aussi dans Le savetier et le financier où le travail simple procure plus de joie et de paix que la gestion d’une fortune. Dans la même fable, La Fontaine se fait l’écho d’une revendication qui se manifestera souvent et de plus en plus contre l’abondance de jours chômés qui privent le travailleur de revenus:

« Le mal est que, dans l’an, s’entremêlent des jours

qu’il faut chômer. On nous ruine en fêtes.

L’une fait tort à l’autre, et monsieur le Curé

De quelque nouveau Saint charge toujours son prône ».

Mais c’est chez La Bruyère que l’on trouve l’approche la plus intéressante de la pauvreté et de ses causes. L’auteur ne craindra pas de contester l’intolérable inégalité des conditions : « Il y a des misères qui saisissent le cœur ; il manque à quelques-uns jusqu’aux aliments ; ils redoutent l’hiver, ils appréhendent de vivre. L’on mange ailleurs des fruits précoces ; l’on force la terre et les saisons pour fournir à sa délicatesse ; de simples bourgeois, seulement à cause qu’ils étaient riches, ont eu l’audace d’avaler en un seul morceau la nourriture de cent familles. Tienne qui voudra contre de si grandes extrémités : je veux être, si je le puis, ni malheureux ni heureux ; je me jette et me réfugie dans la médiocrité. »[3] L’idée sous-jacente sera développée dans la dernière page de son livre : « Si vous faites cette supposition, que tous les hommes qui peuplent la terre sans exception soient chacun dans l’abondance, et que rien ne leur manque, j’infère de là que nul homme qui est sur la terre n’est dans l’abondance et que tout lui manque. Il n’y a que deux sortes de richesses, et auxquelles les autres se réduisent, l’argent et les terres : si tous sont riches, qui cultivera les terres et qui fouillera les mines ? (…) Si les hommes abondent de biens, et que nul ne soit dans le cas de vivre par son travail, qui transportera d’une région à une autre les lingots ou les choses échangées ? qui mettra des vaisseaux en mer ? qui se chargera de les conduire ? qui entreprendra des caravanes ? On manquera alors du nécessaire et des choses utiles. S’il n’y a plus de besoins, il n’y a plus d’arts, plus de sciences, plus d’inventions, plus de mécanique. d’ailleurs cette égalité de possessions et de richesses en établit une autre dans les conditions, bannit toute subordination, réduit les hommes à se servir eux-mêmes, et à ne pouvoir être secourus les uns des autres, rend les lois frivoles et inutiles, entraîne une anarchie universelle, attire la violence, les injures, les massacres, l’impunité.

Si vous supposez au contraire que tous les hommes sont pauvres, en vain le soleil se lève pour eux sur l’horizon, en vain il échauffe la terre et la rend féconde, en vain le ciel verse sur elle ses influences, les fleuves en vain l’arrosent et répandent dans les diverses contrées la fertilité et l’abondance ; inutilement aussi la mer laisse sonder ses abîmes profonds, les rochers et les montagnes s’ouvrent pour laisser fouiller dans leur sein et en tirer tous les trésors qu’ils y renferment. Mais si vous établissez que de tous les hommes répandus dans le monde, les uns soient riches et les autres pauvres et indigents, vous faites alors que le besoin rapproche mutuellement les hommes, les lie, les réconcilie : ceux-ci servent, obéissent, inventent, travaillent, cultivent, perfectionnent ; ceux-là jouissent, nourrissent, secourent, protègent, gouvernent : tout ordre est rétabli, et Dieu se découvre.

Mettez l’autorité, les plaisirs et l’oisiveté d’un côté, la dépendance, les soins et la misère de l’autre : ou ces choses sont déplacées par la malice des hommes ou Dieu n’est pas Dieu.

Une certaine inégalité dans les conditions, qui entretient l’ordre et la subordination, est l’ouvrage de Dieu, ou suppose une loi divine : une trop grande disproportion, et telle qu’elle se remarque parmi les hommes, est leur ouvrage, ou la loi des plus forts.

Les extrémités sont vicieuses et partent de l’homme : toute compensation est juste et vient de Dieu. »[4]

La description peut paraître un peu naïve par son caractère très théorique mais la conclusion est juste et bien conforme à ce qu’Aristote et saint Thomas nous ont appris de la justice.

Malheureusement, cette voix est bien isolée comme celle, d’ailleurs, de Descartes qui, à la recherche de « connaissances qui soient fort utiles à la vie », estime « qu’au lieu de cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui n’est pas seulement à désirer pour l’invention d’une infinité d’artifices qui feraient qu’on jouirait sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie ; car même l’esprit dépend si fort du tempérament et de la disposition des organes du corps, que, s’il est possible de trouver quelque moyen qui rende communément les hommes plus sages et plus habiles qu’ils n’ont été jusqu’ici, je crois que c’est dans la médecine qu’on doit le chercher. »[5]

Descartes, par le renversement qu’il souhaite, par la prééminence de la « pratique » sur la spéculation, qu’il appelle de ses vœux, annonce une nouvelle culture celle qui accompagnera le bouleversement de la révolution industrielle. Le philosophe offre même, dans ce passage, une première approche d’une conception matérialiste de l’homme dont le bonheur dépendrait de la matière.


1. AGRIPPA d’AUBIGNE Les tragiques, I, Misères, v. 257-258 et 275-276.
2. La Fontaine et ses fables, Hachette, p. 115.
3. (1645-1696) Les caractères, Des biens de fortune, Rencontre, 1968, p. 134.
4. Id., Des esprits forts, pp. 383-384.
5. Discours de la méthode, 6.