e. Jean XXIII
L’encyclique Mater et magistra, relève les nouveautés qui modifient la vie économique et sociale : énergie nucléaire, produits synthétiques, automation, conquête spatiale, progrès de la communication, développement des assurances sociales et de la sécurité sociale, responsabilisation des syndicats, accroissement de l’instruction et du bien-être, mobilité sociale. Tout cela concourt, dans les pays développés, à « l’augmentation de l’efficacité des régimes économiques »[1] mais est source de déséquilibres entre secteurs, entre régions et entre pays.
Un autre phénomène retient toute l’attention du Pape : la socialisation. L’emploi du mot a, à l’époque, ému un certain nombre de catholiques qui se souvenait de l’injonction de Pie XII, neuf ans plus tôt : « Il faut empêcher la personne et la famille de se laisser entraîner dans l’abîme où tend à les jeter la socialisation de toutes choses, socialisation au terme de laquelle la terrible image du Léviathan deviendrait une horrible réalité ».[2] Par socialisation, Pie XII, en réalité, entend « étatisation » ou « nationalisation »[3].Mais Pie XII emploie aussi le mot « socialisation » dans un sens proche de celui qui est perceptible dans Mater et magistra où Jean XXIII veut simplement, par ce terme, nommer le développement des rapports sociaux[4], la « multiplication progressive des relations dans la vie commune ».[5] Dans ce cadre relativement nouveau, pour garder les avantages[6] de la socialisation et éviter ses désagréments[7], Jean XXIII rappelle rapidement les grands principes qui doivent guider toute action en faveur de la justice sociale : le souci du bien commun, l’autonomie des corps intermédiaires, la juste rémunération du travail et l’atténuation des déséquilibres économiques et sociaux dans la répartition des richesses.
A ce propos, en se référant à Pie XI et Pie XII, Jean XXIII souligne que « la richesse économique d’un peuple ne résulte pas seulement de l’abondance globale des biens, mais aussi et plus encore de leur distribution effective suivant la justice, en vue d’assurer l’épanouissement des membres de la communauté : car telle est la véritable fin de l’économie nationale ». Une entreprise productive qui s’autofinance « doit reconnaître un titre de crédit aux travailleurs qu’elle emploie, surtout s’ils reçoivent une rémunération qui ne dépasse pas le salaire minimum. » Pour satisfaire à cette exigence de justice, une des manières « des plus désirables, consiste à faire en sorte que les travailleurs arrivent à participer à la propriété des entreprises, dans les formes et les mesures les plus convenables. »[8]
Dans l’entreprise, outre la répartition des richesses, sont en jeu des valeurs plus strictement humaines comme la dignité, la responsabilité, l’initiative. Ce n’est pas une simple force matérielle que l’on engage dans le travail mais une personne dans toute sa complexité et sa richesse.
Sans entrer dans le détail technique qui n’est pas d’ailleurs de son ressort, Jean XXIII va dessiner, dans les grandes lignes, les structures économiques les plus aptes à favoriser les valeurs personnelles[9].
Jean XXIII évoque rapidement les entreprises artisanales, familiales ou coopératives dans la mesure où, par leur dimension et leur origine, elles sont naturellement « porteuses de valeurs humaines authentiques ». Elles doivent être protégées et favorisées. Quant à leurs acteurs, ils doivent jouir d’« une bonne formation technique et humaine » et être « organisés professionnellement » pour être capables de s’adapter aux exigences des consommateurs, aux progrès technologiques et aux conditions de production.[10]
Mais c’est surtout aux moyennes et grandes entreprises que Jean XXIII va s’attarder en répétant après Pie XII la nécessité de la participation des travailleurs, d’abord à l’intérieur de l’entreprise
Restant sauves « l’autorité et l’efficacité nécessaires de l’unité de direction », il faut que les ouvriers « puissent faire entendre leur voix » et que l’entreprise devienne « une communauté de personnes » qui ne réduit pas « ses collaborateurs quotidiens au rang de simples exécuteurs silencieux, sans aucune possibilité de faire valoir leur expérience, entièrement passifs au regard des décisions qui dirigent leur activité. » Que les travailleurs puissent, au contraire, prendre « de plus grandes responsabilités », dans un climat « de respect, d’estime, de compréhension, de collaboration active et loyale, d’intérêt à l’œuvre commune ; que le travail soit conçu et vécu par tous les membres de l’entreprise, non seulement comme une source de revenus, mais aussi comme accomplissement d’un devoir et prestation d’un service ».[11]
De plus, comme chaque organisme de production, quelle que soit sa dimension, est tributaire du contexte économique et de décisions prises à l’extérieur, les travailleurs doivent aussi pouvoir faire entendre leur voix, « à tous les échelons » auprès des pouvoirs publics et des institutions régionales, nationales et mondiales qui conditionnent la vie économique par le biais de leurs associations et syndicats.[12]
Dans le même esprit, dans son Allocution aux membres de l’Union internationale des associations patronales catholiques, UNIAPAC, le 7-5-1949, Pie XII dénonce « les récents essais de socialisation ».
Nourri de l’enseignement de Pie XII, un commentateur aussi sûr que Bernard Häring associe également socialisation et nationalisation (La loi du Christ, Desclée et Cie, 1959, III, pp. 610-611. Le texte allemand original a été publié en 1954).
La « socialisation » est à la fois cause et effet d’une intervention croissante des pouvoirs publics, même dans les domaines les plus délicats : soins médicaux, instruction et éducation des générations nouvelles, orientation professionnelle, méthodes de récupération et réadaptation des sujets diminués. Elle est aussi le fruit et l’expression d’une tendance naturelle, quasi incoercible, des humains: tendance à l’association en vue d’atteindre des objectifs qui dépassent les capacités et les moyens dont peuvent disposer les individus. Pareille disposition a donné vie, surtout en ces dernières décades, à toute une gamme de groupes, de mouvements, d’associations, d’institutions, à buts économiques, culturels, sociaux, sportifs, récréatifs, professionnels, politiques, aussi bien à l’intérieur des communautés politiques que sur le plan mondial ».