⁢b. La parenthèse franciscaine

En attendant, notons que les deux maîtres de l’école franciscaine, saint Bonaventure (1221-1274) et Jean Duns Scot (1266-1308) ont une position plus simple que celle de Thomas, position construite sur une pure conjecture. Pour eux, le droit de propriété privée est strictement positif et est la conséquence du péché puisqu’avant la faute, tout devait être commun⁠[1].

Dans leur recherche de la perfection évangélique et de la pauvreté absolue, ils vont se heurter à la conception défendue par la papauté. L’Église, en effet, à l’époque de Boniface VIII⁠[2], se considère, bien sûr, comme corps mystique mais aussi comme corps « politique propriétaire de grands biens ». Non seulement l’Église défendait son droit de propriété commune mais avait progressivement eu tendance à la considérer comme « une propriété suprême et illimitée (…) du pape sur tous les biens temporels de l’Église ».⁠[3] De plus, certains théologiens⁠[4] estimèrent que pour posséder « justement » il fallait en avoir été reconnu digne par Rome. Dans ces conditions, tout propriétaire hérétique, excommunié, infidèle, pouvait être dépossédé par l’Église.

Bonaventure⁠[5], lui, avait, d’une part, distingué la propriété collective de l’Église et le renoncement absolu à toute forme de propriété pratiqué par les frères mineurs. Et, d’autre part, il va défendre l’idée qu’utiliser les biens que d’autres possèdent ou concèdent est plus fidèle au modèle christique comme au modèle offert par le récit de la Création.

A partir de cette théologie, pratiquement tout l’ordre franciscain entrera en ébullition et contestera la position de la papauté. d’autant plus fortement qu’ils s’estiment soutenus par la bulle Exiit qui seminat dans laquelle le pape Nicolas III⁠[6], avait renouvelé l’approbation de la règle franciscaine et paru accréditer la pratique la plus stricte de la pauvreté. Confronté à cette agitation, le pape Jean XXII⁠[7] intervint à plusieurs reprises durant tout son pontificat sans parvenir tout de suite à apaiser le conflit. En 1323, le bulle Cum inter nonnullos condamne comme hérétique « l’opinion d’après laquelle le Christ et les apôtres n’avaient rien possédé soit en propre, soit en commun ». Il n’y avait pas de contradiction avec la bulle de Nicolas III, comme le prétendirent un certain nombre de franciscains. Nicolas III enseignait que le Christ et les apôtres « avaient pratiqué la pauvreté individuelle ou commune, et que leur conduite était l’idéal proposé aux âmes éprises de perfection » mais il distinguait bien « les œuvres de perfection et les actions de la masse humaine ». Jean XXII dénonçait l’erreur de les confondre, ce qui était le cas de quelques frères mineurs, et « condamnait seulement ceux qui refusent au Christ le droit de posséder », droit auquel le Christ avait renoncé. De plus, faisait remarquer Jean XXII, « tout en préconisant le renoncement au droit de propriété comme un moyen de perfection, Jésus ne s’était point interdit à lui-même la possibilité des acquêts ou des ventes ».⁠[8]

Devant les violences qui agitèrent les franciscains et le risque d’apostasie, Jean XXII publia en 1324 la constitution Quia quorumdam. Appuyée sur l’Évangile et l’enseignement des papes précédents, elle concluait : « Sera considéré comme hérétique quiconque soutiendra que Jésus-Christ et ses apôtres n’eurent sur les choses dont ils se servirent qu’un simple usage de fait ; on en pourrait induire, en effet, que cet usage fut illicite, ce qui serait une conclusion blasphématoire. »[9] Devant la résistance, cette fois, d’une minorité, Jean XXII revint sur le sujet, en 1329, dans la bulle Quia vir reprobus. Il y est affirmé que « le droit de propriété est (…) de droit divin, établi par Dieu en faveur de nos premiers parents. En tant que personne de la Sainte Trinité, le Christ est maître de tout, quoique, comme homme, il ait voulu vivre pauvre. Quant aux apôtres, le Sauveur leur défendit de rien demander quand il les envoya annoncer la bonne nouvelle. L’Évangile prouve cependant que, dans la suite, ils possédèrent des aliments ou en achetèrent. Lors de l’arrestation du Maître n’avaient-ils pas deux épées ? ».⁠[10]

L’affaire paraissait entendue mais elle rebondit cinquante ans plus tard avec Richard FitzRalph et John Wyclif dont nous avons eu déjà l’occasion de signaler l’hérésie.

A l’extrême opposé des théories franciscaines condamnées, Hobbes et Locke, nous l’avons vu, jettent les bases de la conception libérale de la propriété. Naît là l’idée d’un droit exclusif et illimité qui, plus tard, dans ses applications livrera les travailleurs « à des maîtres inhumains et à la cupidité d’une concurrence effrénée »[11] et provoquera la réaction socialiste.


1. Cf Vacant, art. « Communisme ».
2. 1234?-1303, pape de 1295-1303. Par la bulle Unam sanctam, il proclame, en 1302, la juridiction du pape sur toutes les créatures.
3. Lacoste, art. « Propriété ».
4. Ce sont des théoriciens théocratiques comme Gilles de Rome (1247?-1316) (De ecclesisatica potestate), Henri de Crémone, Barthélemy (ou Tolomée) de Lucques (1236?-1327?) (De regimine principum). On peut citer aussi Jacques de Viterbe (?-1308) mais sa conception (De regimine christiano) semble plus nuancée.
5. In Apologia pauperum, vers 1269.
6. 1215?-1280, pape de 1277-1280.
7. 1245?-1334, pape de 1316-1334.
8. Vacant, art. « Jean XXII ».
9. Cité in Vacant, id..
10. Vacant, art. Jean XXII.
11. RN, 434 in Marmy.