⁢Chapitre 1 : Un monde violent

…il n’est question que de violence et de ravage, Constamment souffrances et sévices attristent mes regards.

Jr 6, 7

La première définition du mot « paix », qui vient à l’esprit et qui, d’ailleurs, est entérinée par les dictionnaires, est une définition négative : la paix est l’absence de querelle, le calme, la tranquillité⁠[1].

Lalande ignore le mot paix mais consacre une courte rubrique à violence et violent. Dans de nombreux manuels de philosophie, les auteurs traitent de la violence, de la guerre et de la non-violence, du droit de punir⁠[2].

Quand on considère l’histoire de la pensée, on constate que, la plupart du temps, les développements sur le thème de la paix s’articulent sur l’idée de violence ou au départ d’une situation de violence. Il semble, à première vue, qu’il soit difficile de penser la paix indépendamment de la guerre. Proudhon⁠[3] aurait-il raison lorsqu’il écrit que « la paix démontre et confirme la guerre » et que « la guerre à son tour est une revendication de la paix » ?

La violence est présentée comme une donnée de l’existence, universelle et, pour certains, irrépressible. Brutale, douce ou subtile, individuelle ou collective, organisée ou anarchique⁠[4], elle se manifeste d’innombrables manières : agressivité, destruction, génocide, vol, exploitation, intolérance, autoritarisme, harcèlement sexuel, cruauté mentale, sexisme, racisme, esclavage, viol, coups, blessures, réclusion, mort, injures, moquerie, diffamation, assujettissement, infantilisation, sado-masochisme, nécrophilie⁠[5], et même le bureaucratisme⁠[6] ou la malnutrition⁠[7] ou encore la vieillesse⁠[8].

A l’époque contemporaine, non seulement, les media rendent omniprésente la violence mais les bouleversements sociaux et culturels favorisent ou suscitent, dès le plus jeune âge, des comportements agressifs.

Philippe van Meerbeeck, interpellé notamment par la violence des jeunes, nous livre cette analyse fort révélatrice et inquiétante⁠[9]:

« La violence des jeunes n’augmente pas. Mais elle est fortement médiatisée. Ce qui a changé, c’est la violence dans laquelle les jeunes baignent tous les jours. Nous vivons tous dans un contexte de beaucoup plus grande violence généralisée. C’est le kamikaze au quotidien et la violence en permanence. » « Et aujourd’hui, un jeune de 14-15 ans a un accès illimité à des images tous azimuts et sans contrôle. Des images effarantes de sexe, de violence…​ Dans un monde sans image, on passait par un texte, par un conte, par un mythe pour expliquer les choses. Aujourd’hui, les images tronquées accrochent les adolescents et fascinent leur intérêt morbide pour la violence et les pulsions de mort. Il faut imaginer la toile perverse dans laquelle il est possible de baigner... »

« L’image que le monde et les médias leur renvoient d’eux-mêmes est plutôt commerciale. Majoritairement, l’image véhiculée sera également négative : la moindre connerie fait la une des actualités. A l’inverse, les médias renforcent l’idéal collectif qui veut que rester jeune est une valeur absolue... »

« Les insécurités auxquelles les adolescents doivent faire face sont nombreuses. Au niveau affectif, c’est la période des choix amoureux, des choix de vie. Et il est compliqué de choisir dans un climat où les familles ne vont pas bien, où on banalise la trahison, le non-engagement, ou encore l’adultère, et où les parents peuvent s’accorder plus facilement sur une ‘désunion irrémédiable’. Au niveau social, on banalise le non-travail : pour les jeunes, l’accès automatique aux allocations de chômage n’invite à aucune contrepartie pour qu’au moins cela se mérite. »

« Aujourd’hui, on ne prend plus en compte cette puissance violente présente chez les jeunes. Leur corps est animé par cela. Pourtant, on a toujours su qu’il fallait canaliser cette énergie. Ainsi, par exemple, lorsque le service militaire était obligatoire, cela créait un contexte d’initiation dans lequel la violence potentielle était contrôlée, autorisée. Les guerres que nous avons vécues en Europe jusqu’au milieu du siècle dernier avaient une fonction de sélection des plus violents, qui pouvaient ensuite se retrouver héros. Aujourd’hui, il faut constater une certaine carence de ces temps et lieux d’éducation qui canalisent les pulsions de mort. »

« Globalement, les filles ont plutôt tendance à retourner la violence contre elles-mêmes, parfois de manière inquiétante comme lors d’automutilation ou dans les cas de boulimie ou d’anorexie. Chez les garçons, à l’image de la puissance sexuelle qui sort de leur corps (alors que chez les filles, elle se reçoit), la violence va s’extérioriser davantage. »

« C’est ce qui explique que lorsqu’ils retournent la violence contre eux-mêmes, les garçons se ratent moins. Cette forme de violence est sans doute moins visible parce qu’elle ne touche pas directement les autres comme victimes. Malheureusement, le suicide des jeunes ne fléchit pas depuis vingt ans. »

« Il existe des formes de violences contextuelles. Le phénomène des bandes est ancien. Face au déclin de l’image paternelle, la reconnaissance par ses pairs et la recherche d’appartenance à un groupe ou à une tribu vont jouer un rôle pour exister dans l’école, dans le quartier. Pour se sentir frère, on ira même jusqu’à haïr l’autre pour appartenir à son propre groupe. Les figures d’appartenance verticales laissent place aux autorités latérales que l’on choisit. »

Il serait faux de penser que ce malaise émergent est l’apanage du quart-monde. Il touche aussi les milieux favorisés : « Là, les combats de rue ne sont pas nécessaires. L’enfant gâté-pourri qui déçoit ses parents, tellement leur attente projetée sur leur enfant est grande, et qui ne pourra jamais répondre à cette attente risque lui d’utiliser une violence contre lui-même... »

Pour sortir de cette situation, l’auteur compte sur les éducateurs au sens large du terme : « Dans son parcours de construction de lui-même, le jeune trouvera-t-il un éveilleur, un adulte qui puisse l’aider à traverser les questions qu’il se pose ? Ces éveilleurs sont devenus indispensables, mais ne sont plus iniquement liés à la fonction parentale qui diminue. »


1. Le Robert relève ces différents sens : « rapports de personne qui ne sont pas en conflit, en querelle » ; « cessation des conflits des querelles » ; « rapports calmes entre citoyens ; absence de luttes, de troubles, de violences » « état de calme, de tranquillité sociale, caractérisé à la fois par l’ordre intérieur dans chaque groupe (…​) et par l’absence de conflit armé entre groupes » ; « situation d’une nation, d’un État qui n’est pas en guerre » ; par extension : « état d’une personne que rien ne vient troubler, déranger » ; « calme intérieur d’une personne, état de l’âme qui n’est troublée par aucun conflit, aucune inquiétude » ; « état d’un lieu, d’un moment où il n’y a ni agitation ni bruit ». Il ajoute encore ces sens plus techniques : « salut traditionnel des Juifs, conservé par les premiers chrétiens en signe de fraternité ou de réconciliation » et « plaquette d’ivoire, de bois, de métal représentant ordinairement un sujet de la passion et que l’officiant donne à baiser aux fidèles ». Comme synonymes, le dictionnaire note : conciliation, réconciliation, pacification, neutralité, repos, tranquillité, calme, quiétude.
2. Cf. MOURRAL Isabelle et MILLET Louis, Traité de philosophie, Gamma, 1988, pp. 230-234. En trois lignes, les auteurs précisent simplement que « la paix n’est pas ce que nous connaissons maintenant, c’est-à-dire l’absence de guerre par équilibre de la terreur. Elle est « la tranquillité de l’ordre » (Saint Augustin) ». CLEMENT Elisabeth et DEMONQUE Chantal, Philosophie, Terminales A et B, tome 2, Hatier, 1989, consacrent un chapitre à la violence, pp.184-207.
3. La guerre et la paix, 1861, cité sur www.site-magister.com, La paix.
4. G. Bouthoul (cf. infra) propose ces définitions de la guerre : « la guerre est la lutte armée et sanglante entre groupements organisés » (Le phénomène guerre, Petite bibliothèque Payot, 1962, p. 42) ; « homicide organisé et devenu licite «  (id., p. 97).
5. La nécrophilie désigne la passion masculine d’avoir des contacts sexuels avec le cadavre d’une femme ou de regarder, manipuler, dépecer, ingérer des cadavres. On considère aussi comme tendance nécrophilique la manie de casser, salir, arracher. (Cf. TOURET Denis, Introduction à la sociologie et à la philosophie du droit, Litec, 2003, pp. 27-89. Denis Touret est professeur à l’université de Paris XII).
6. E. Fromm (cf. infra) le considère comme une forme de sadisme, construit sur un principe hiérarchique qui favorise la soumission, le contrôle, la méfiance, le mépris, la flatterie, l’esprit de vengeance, etc. (Cf. TOURET D., op. cit.).
7. En Février 2007, une mère anglaise fut menacée de se voir retirer la garde de son enfant qui, à 8 ans, pesait 99 kilos : « Composée de médecins, travailleurs sociaux, enseignants et policiers, une Commission des services de protection de l’enfance a effectivement demandé de retirer l’enfant à la garde de sa mère, arguant que la façon dont cette dernière alimentait (son fils) équivalait à des « violences sur l’enfant ». Le jeune Britannique pourrait d’ailleurs être inscrit par cette Commisssion sur le registre des enfants en danger, à l’instar des enfants subissant des violences physiques ou sexuelles. » (La Libre Belgique, 28 février 2007).
8. Cf. DADOUN R., La violence, Optiques Hatier, 1995, p. 53: « La violence du temps creuse dans l’âme des pertes irrémédiables -mémoire fissurée, croulante ; de même elle creuse dans la chair, avec une aveuglante et précise efficacité cette empreinte qui se nomme vieillissement. Permanente et inflexible violence du vieillir…​ ».
9. Cf. GRAWEZ Stephan, Pourquoi cette violence gratuite ?, interview de Ph. van Meerbeeck, in L’Appel, n° 296, avril 2007, pp. 4-6. Ph. van Meerbeeck est psychiatre, psychanalyste et professeur à la Faculté de Médecine de l’UCL.