⁢k. La monarchie au secours de la démocratie ?

Il est intéressant de ses rappeler que dix États démocratiques de l’Europe occidentale sont des monarchies. On a vu, par ailleurs, dans plusieurs pays de l’ancienne zone communiste de l’Est, renaître des mouvements et partis royalistes. L’exemple le plus étonnant a été fourni par la république Bulgarie où le 17 juin 2001, où le parti du roi Siméon II chassé de son trône en 1946, a remporté 43% des suffrages et alors que le rétablissement de la monarchie n’est pas à son programme

Parallèlement, on constate un engouement permanent dans le public, y compris des pays républicains, pour les faits et gestes des familles royales⁠[1] à tel point qu’on a pu parler d’une « magie de la royauté ».

Dans les monarchies occidentales, les rôles du monarque sont variés. En Scandinavie, son rôle est emblématique, dans les petits États comme Monaco ou le Lichtenstein, le prince règne, gouverne administre. Entre les deux, on trouve la Belgique et l’Espagne⁠[2] où le roi exerce une « haute magistrature d’influence »[3].

Le modèle belge de monarchie semble particulièrement exemplaire à cet égard. Le roi règne mais ne gouverne pas. Malgré cette relative impuissance, malgré que le modèle belge de monarchie parlementaire ne se distingue pas tellement des autres par le contenu constitutionnel des pouvoirs du Souverain, il se fait remarquer « par cette réalité, non écrite et pourtant tangible, qu’est l’étendue de son rayonnement informel »[4]. Le roi apparaît comme le « gardien ultime de la moralité publique »[5], ou mieux peut-être, parce l’attachement d’un peuple peut exister même si la moralité d’un prince n’est pas aussi exemplaire qu’en la personne de Baudouin Ier, comme un « père » ou, pour reprendre l’expression du cardinal Danneels, comme un « berger »[6] pour son peuple qui aime l’avoir à ses côtés dans les moments dramatiques ou heureux. d’autres parleront de « boussole », de « juge impartial au-dessus des partis ».

Pour expliquer ce phénomène d’attachement au Roi, dans une démocratie, on peut évoquer l’écrivain George Orwell qui parlait « d’une solidarité spontanée entre le peuple et le souverain contre le pouvoir », contre « la morosité politique »[7] dans la mesure où le Roi « offre un visage humain bien nécessaire, indispensable même, à ces monstres froids que sont devenus les États dans le monde contemporain »[8]. Exemplaire et significatif, à ce point de vue, le témoignage écrit d’une jeune fille manillaise contrainte, comme d’autres, à la prostitution. Lors des funérailles du Roi Baudouin, ce message fut lu : « Le Roi est venu nous voir à Anvers. Il m’a écoutée…​ Il fut choqué…​ Il nous a comprises. C’était un vrai Roi. Je l’ai appelé mon ami…​ Maintenant que mon ami n’est plus, qui va nous aider ? ».

Freud a expliqué, il y a longtemps déjà, que la carence du père ou des chefs politiques est une cause de déséquilibre chez les individus et chez les peuples. A tel point, semble-t-il, qu’au coeur des républiques, l’image du « monarque » reste fascinante, rassurante ou prometteuse. Ainsi, la mort du président Mitterand, a provoqué, en France, un réflexe quasi filial.

Dans l’effondrement de la confiance dans les petites « autorités », en dernier recours, on voit, dans un pays comme la Belgique, les blessés et les méprisés de toutes sortes, se tourner comme tout naturellement vers le Roi, comme on se tournerait vers un père. Le sans pouvoir devient l’ultime espoir contre l’intrigue, l’indifférence, la lâcheté et la compromission, désintéressé et toujours présent puisque la monarchie s’incarne dans une famille plus peut-être que dans une personne.

Toutefois, comme le soulignait Freud également, « si la foule a besoin d’un chef, encore faut-il que celui-ci (…) soit lui-même fasciné par une profonde croyance »[9].

Dans le cas des deux monarques belges cités, il est clair que ces « sans pouvoir » sont les lieutenants (tenant lieu) d’un Autre qui les inspire. C’est une grâce qui n’est pas donnée à tous et c’est une responsabilité difficile dans une société démocratique laïcisée, comme nous le verrons plus tard⁠[10].


1. Paul Vaute (Voie royale, Essai sur le modèle belge de la monarchie, Mols, 1998, p. 17) évoque le succès de l’émission « Place royale » (RTL-TVi) regardée par un tiers des téléspectateurs, les 300.000 exemplaires hebdomadaires du magazine Point de vue et la hausse de diffusion, en Belgique, de 15 à 17% de Paris Match lorsque cette revue met la famille royale en couverture.
2. On se souvient notamment que le Roi Juan Carlos se dépensa personnellement pour défendre l’ordre légal démocratique face à une menace de coup d’état militaire.
3. Bernard Waleffe cité in VAUTE Paul, op. cit., p. 14. Cet ouvrage est particulièrement intéressant pour qui veut étudier sérieusement l’originalité de la monarchie belge. Nous l’utilisons constamment pour sa richesse documentaire et la profondeur de la réflexion. Il contient notamment toute une série de citations des rois Baudouin et Albert II qui montrent que les souverains sont parfaitement conscients du rôle qu’ils jouent dans la société : Baudouin, en France, déclare (24-5-1961) : « Il nous faut être, plus résolument que quiconque, les promoteurs des principes sacrés et universels sans lesquels aucune communauté humaine ne peut vivre. (…) Nul dialogue n’est valable entre les hommes si ceux-ci ne communient pas à quelques vérités souveraines et reconnues par tous. (…) Or, aujourd’hui comme hier, les hommes ont besoin pour vivre, de savoir pourquoi. Notre monde contemporain qui se ressent encore d’une guerre fratricide s’interroge avec acuité sur le sens même de la vie personnelle et collective. Ceux qui ont opté pour les sables mouvants du relativisme ne peuvent offrir une réponse valable à ces questions vitales. On ne construit pas une cité humaine sur de pareils fondements, sur de pareils marécages » ; les chefs d’État doivent être « les gardiens des grandes valeurs permanentes » (Parlement européen, 8-4-1987) ; Albert II dénonce « l’égoïsme individuel et collectif » et cite longuement Tocqueville qui dénonce la menace despotique de l’individualisme (Prestation de serment, 9-8-1993) ; il parle (28-1-1997) des « valeurs morales universelles » et cite son frère : « Il est indispensable que dans nos sociétés soient réapprises les valeurs de base de notre civilisation : notamment le respect de la famille, la dignité de chacun, la solidarité, la justice, et la tolérance » ; il déplore « la perte des valeurs au sein de notre société devenue matérialiste et individualiste » (Noël 1997) ; il évoque « la nécessité d’une nouvelle éthique politique » (27-1-1998) (in VAUTE P., pp. 23-27). Il faudrait aussi citer le discours d’Albert II devant les Corps constitués, le 1-2-1994. Il s’agit d’une réflexion politique très complète où, notamment, le Souverain souligne l’importance du principe de subsidiarité et les bienfaits de la décentralisation.
4. VAUTE Paul, op.cit., p. 141.
5. André Molitor, cité par P. Vaute (p. 141) et surtout par Herman Liebaers qui fut grand maréchal de la Cour entre 1974 et 1981, libre-penseur affirmé et qui rend hommage à Baudouin Ier, « Roi d’une moralité exemplaire » (Baudouin en filigrane, Labor, 1998, pp. 305, 311).
6. Homélie du 7-8 -1993.
7. H. Liebaers, op. cit., p. 312, cité in VAUTE P., p. 147.
8. VAUTE P., p. 19. Cette réalité n’a pas échappé à certains observateurs étrangers comme Renée C. Fox, sociologue américaine qui écrit : « …​ le Roi et la Reine ressemblent à un couple de mon âge et je pourrais sans doute avoir le plaisir de les connaître si seulement ils n’étaient pas roi et reine…​
   La banalité de cette découverte me réjouit profondément. Après tant d’années de quête et d’enquête en Belgique, cette vérité si humaine et si ordinaire est l’une des révélations les plus significatives de ma carrière » (Le château des Belges, Un peuple se retrouve, Duculot, 1997, p. 229).
9. Essais de psychanalyse, Payot, 1967, p. 96.
10. Il nous faudra réfléchir au problème de la conscience face à une loi injuste avec l’exemple du roi Baudouin refusant de signer la loi sur la dépénalisation de l’avortement. Il faudra aussi réfléchir aux problèmes suscités par un chef d’État qui manifeste clairement sa foi dans une société construit sur la séparation entre l’État et l’Église (cf. LECLERC Marc, L’exemple royal, in Communio, XV, 3-4, mai-août 1990, pp. 195-203, Le roi Baudouin, un saint pour notre temps ?, in Communio, XIX, 3, mai-juin 1994, pp. 107-113 ; CALLENS M.-H., Homme, citoyen et roi, Mémoire de droit public, UCL, 1991-1992).