⁢iii. A propos du terrorisme

Nous l’avons vu au passage, la condamnation du terrorisme par les souverains pontifes est radicale et sans appel⁠[1]. Reste, dans la perspective d’un monde non-violent, le problème de l’attitude qu’il faut adopter face à ce phénomène.

Le P. Christian Mellon nous fournit quelques repères.⁠[2]

Il faut tout d’abord bien définir le terrorisme pours saisir sa spécificité. Car, selon les circonstances, certains parlent de résistance là où d’autres parlent de terrorisme⁠[3] et les acteurs peuvent être « légaux » ou « illégaux »⁠[4]. Le P.Mellon propose de qualifier les actes terroristes comme des « actes de violence visant à faciliter la réalisation d’objectifs d’ordre politique, non pas à travers les effets directs de ces actes eux-mêmes, mais à travers l’un de leurs effets indirects, délibérément recherché : inspirer la peur de les voir se réitérer (attentats indiscriminés, détournements d’avion) ou le désir qu’un terme y soit mis (chantage par détention d’otages). » ⁠[5]

Chaque terme de cette définition est important. Ce ne sont pas les buts, justes ou injustes, qui déterminent le terrorisme, mais les moyens. Il s’agit de frapper au hasard et en assurant qu’il y aura d’autres actions pour que chacun se sente menacé et que sa volonté de résistance soit affaiblie. Un acte de guerre, au contraire, vise directement à affaiblir ou éliminer l’ennemi. Le terrorisme est « une stratégie indirecte, à laquelle ont recours précisément ceux qui ne peuvent -ou ne veulent- pas faire la guerre ».⁠[6]

Le jugement moral est, comme nous le disions, radical et sans appel : le terrorisme est absolument immoral dans la mesure où la violence est une violence aveugle, indiscriminée exercée contre des personnes qui ne sont pas les agents directs de l’injustice dénoncée.⁠[7]

Ce jugement moral est important dans la lutte contre le terrorisme car celui-ci essaye de se justifier en invoquant une juste cause qui mérite qu’on y sacrifie sa vie.

Ceci dit, il faut essayer de comprendre, non pas d’excuser⁠[8], les terroristes. Comment en sont-ils arrivés là ? Quelles sont les causes politiques, culturelles économiques, sociales qui ont favorisé cette attitude ?⁠[9] Pour une action à long terme.

En attendant et dans l’immédiat, pour « protéger la confiance des citoyens dans l’État de droit »[10], il est nécessaire, moral, d’écarter le risque de nouvelles agressions par des opérations policières et judiciaires en évaluant les conséquences qui peuvent affaiblir ou renforcer les forces terroristes. Que ces actions, en tout cas, respectent les droits de l’homme car la fin ne justifie jamais les moyens. Ainsi, « même dans les cas où, d’après les critères rappelés ici, la violence n’est pas justifiable, on ne saurait traiter comme des criminels de droit commun ceux qui, de bonne foi, ont cru qu’elle l’était. »[11]

Les citoyens ont eux aussi une responsabilité. En effet, comme le terrorisme a besoin des medias pour impressionner et qu’il n’est ni souhaitable ni vraiment possible que l’État de droit interdise toute diffusion d’information sur ce genre d’événement, il vaut mieux « inciter les citoyens à s’interroger sur leur propre fascination à l’égard des images de violence puisque c’est elle qui « donne des armes » au terrorisme. »[12]

Le terrorisme est-il un danger pour les démocraties ?⁠[13]

A ce point de vue, il convient de « le restituer à sa juste place dans l’ensemble des problèmes de nos sociétés et de la planète ». Si l’on fait la vérité⁠[14], on constatera vite que « ce n’est pas le grand problème de nos démocraties »[15]. Les victimes du terrorisme, par exemple, sont infiniment moins nombreuses que les victimes des guerres classiques.⁠[16] Toutefois, « il est vrai que l’attitude à adopter face aux actes terroristes, les arbitrages à rendre entre divers types de politiques antiterroristes renvoient à des débats importants sur le fondements d’une société démocratique : privilégier plutôt la sécurité ou plutôt la liberté, accepter des risques plus ou moins importants, aller plus ou moins loin dans les « mesures d’exception », cela relève d’options véritablement politiques et éthiques. Tant qu’une démocratie en débat sereinement, on peut dire qu’elle relève avec succès le « défi terroriste ». »[17]

Ch. Mellon réagit en tant que moraliste. ? L’ancien archevêque de Milan, Carlo Maria Martini tente de trouver une réponse au problème du terrorisme dans les Évangiles.⁠[18]

Il médite ce passage de l’évangile de Luc : « En ce même temps survinrent des gens qui lui rapportèrent ce qui était arrivé aux Galiléens, dont Pilate avait mêlé le sang à celui de leurs victimes. Prenant la parole, il leur dit : « Pensez-vous que, pour avoir subi leur sort, ces Galiléens fussent de plus grands pécheurs que tous les autres Galiléens ? Non, je vous le dis, mais si vous ne vous repentez pas, vous périrez tous pareillement. Ou ces dix-huit personnes que la tour de Siloé a tuées dans sa chute, pensez-vous que leur dette fût plus grande que celle de tous les hommes qui habitent Jérusalem ? Non, je vous le dis ; mais si vous ne voulez pas vous repentir, vous périrez tous de même ». »[19] 

Luc évoque ici deux événements inconnus par ailleurs mais d’après le contexte, il doit s’agir d’une part d’un acte politique qui a entraîné une répression de la part du représentant de l’empereur et, d’autre part, d’une catastrophe urbaine. Dans le premier cas, Jésus va-t-il prononcer une condamnation, invoquer le moindre mal ou la légitime défense ? Dans le second cas, va-t-il invoquer une négligence, désigner un coupable ou évoquer la fatalité ? La réaction de Jésus est tout à fait déroutante car il n’incrimine personne.⁠[20]

Il y a certes des gens qui profitent de la faiblesse de certains pour les pousser au terrorisme mais ceux-là sont visés par Mt 18, 6 : « Mais si quelqu’un doit scandaliser l’un de ces petits qui croient en moi, il serait préférable pour lui de se voir suspendre autour du cou une de ces meules que tournent les ânes et d’être englouti en pleine mer » ; ou encore par Mt 5, 22 : « Eh bien ! moi je vous dis : Quiconque se fâche contre son frère en répondra au tribunal ; mais s’il dit à son frère : « Crétin ! », il en répondra au Sanhédrin ; et s’il lui dit : « Renégat ! », il en répondra dans la géhenne de feu. »

Il y a aussi les opérations anti-terroristes dont il est difficile de dire si elles sont efficaces. Relèvent-elles de la légitime défense ? Sont-ce des représailles, une vengeance ? Les réponses échappent pour une bonne part à la compétence de l’Église. Dans ces cas, c’est la compétence de l’État qui est sollicitée. Et comme Ch. Mellon, le cardinal Martini souhaite un contrôle démocratique des actions entreprises et que l’opinion publique soit correctement informée.

Mais revenons à Jésus. Il s’élève au-dessus de nos questions et nous renvoie à la racine du mal : notre péché (« Si vous ne vous repentez pas… ») qui peut se traduire par notre « complicité avec l’injustice »[21]. Il nous renvoie à notre responsabilité. Détruire le mal par la force simplement n’a pas d’effet durable⁠[22] car le mal vient de l’intérieur. Une conversion est nécessaire⁠[23] et possible avec la grâce de Dieu. Par contre, si on ne se préoccupe pas de la solidarité, de la paix, du pardon, du dialogue, etc., la violence persistera.⁠[24] On ne peut être indifférent à telle ou telle manifestation de violence car, dans le mal, le monde entier est concerné comme le révèle bien le passage de l’évangile de Luc cité.

On ne peut s’abstenir de travailler à la paix car elle « est le bien le plus précieux pour l’homme, parce qu’elle est la somme de tous les biens messianiques. […] La paix est le fruit de l’alliance durable et sincère […], fondée sur l’Alliance que Dieu a faite en Christ en pardonnant à l’homme, en le réhabilitant et en se donnant lui-même comme son partenaire, ami et interlocuteur, en vue de l’unité de tous ceux qu’il aime. »[25]

Pratiquement, la cardinal recommande de changer notre échelle de valeurs, de dialoguer, de connaître le judaïsme et l’islam, d’exercer une « tolérance zéro » vis-à-vis de toute parole ou geste d’hostilité. Ces exigences pacificatrices révèlent, en fin de compte, et une fois de plus, l’importance capitale de l’éducation.

Ainsi, la lutte contre le terrorisme s’inscrit dans le programme général de l’éradication de la violence.


1. Le terrorisme, annoncé par des écrivains dès le XIXe siècle, est, pour GLUCKSMANN A., une manifestation de nihilisme qu’il soit religieux ou non : « Peu importe que les nihilistes se réclament de l’Etre suprême ou le vouent aux gémonies. Avec ou sans alcool, ils sabrent le champagne de la déréliction. Les uns comme les autres fêtent leur gloire et leur élection : je tue, donc je suis. Il faut et il suffit que toute vie, toutes les vies ne tiennent qu’à un fil et que ce fil soit moi. Le nihiliste religieux s’improvise glaive du Tout-Puissant et se glisse dans l’infaillible volonté divine, tandis que le nihiliste athée se substitue à elle : celui qui ose se tuer est Dieu. Même prétention, identique procédure. » (Dostoïevski à Manhattan, Robert Laffont, 2002, p. 25. Face à ce nihilisme, le philosophe invite à la résistance, à « retarder l’arrivée de l’Antéchrist » mais les moyens à notre disposition paraissent un peu dérisoires : « le nihiliste épouse le temps et anticipe son jamais plus, il se veut radical, il délaisse pudeur, compassion et retenue, ces vertus que les grecs estimaient essentielles et politiques. Il ne recule devant rien, il va jusqu’au bout dans la révolution (« totale »), dans la guerre (« absolue »). Il procède à l’ablation terroriste de la différence (théologique) du terrestre et du céleste. qu’il sacralise le profane ou profane le sacré, il saute par-dessus son ombre, transgresse l »égalité des mortels devant la mort. Croyant s’élever au-dessus de la camarde, il en joue, s’en joue, et, ange exterminateur, s’instaure son clone ravageur. » Face à cette radicalité et à cette prétention, que reste-t-il ? « La littérature donne des yeux pour voir, mais seul le courage, cette vertu du commencement qui n’appartient à personne et peut percer en chacun, permet de soutenir, parfois de contenir, rarement d’éradiquer, les fureurs annihilatrices. » (Id., p. 275).
2. Le P. MELLON Christian, sj, est un spécialiste des questions éthiques concernant la violence et la guerre. Il a publié : Chrétiens devant la guerre et la paix, Ed. du Centurion, 1983 ; Que dire aujourd’hui de la guerre juste ? in Actualiser la morale, Cerf, 1992 ; La non-violence, PUF-Que sais-je ?, 1994. Nous nous référerons surtout à son livre Ethique et violence des armes, Assas Editions, 1995 dont le chapitre 9 est consacré au terrorisme. On en retrouve les idées dans Face au terrorisme, quelques repères, in Esprit et Vie, n° 78, mars 2003, pp. 3-7.
   Pour une information plus large le P. Mellon recommande la lecture de SOMMIER Isabelle, Le terrorisme, Flammarion, 2000 et de CHALIAND Gérard, Les stratégies du terrorisme, Desclée de Brouwer, 2002.
3. Ainsi, pendant la guerre de 1939-1940, les nazis appelaient les résistants des terroristes.
4. Un État aussi bien qu’un groupe non-étatique peut être  terroriste .
5. Ethique et violence des armes, op . cit., pp. 99-100.
6. MELLON Ch., Face au terrorisme, quelques repères, op. cit., p. 7.
7. Les terroristes de l’ETA ou de l’IRA se défendent en disant que leurs cibles ne sont pas choisies au hasard puisqu’il s’agit de policiers ou de militaires défenseurs d’un régime oppresseur. Il n’empêche que ce sont bien des actes terroristes dans la mesure où, comme le souligne, Ch. Mellon, dans un état démocratique « aucune violence ne peut prétendre constituer un « ultime recours », puisqu’il y a toujours un autre recours pour défendre sa cause, la voie électorale » (Ethique et violence des armes, op. cit., p. 101).
8. La justice estimera éventuellement s’il y a des circonstances atténuantes ou non car le terroriste peut avoir été manipulé, être désespéré ou faible psychologiquement. C’est le travail normal de la justice.
9. Cela implique que les victimes d’actes terroristes se remettent éventuellement en question : la politique des États-Unis n’a-t-elle pas, dans une certaine mesure, nourri des ressentiments qui ont favorisé le terrorisme ? Cela n’enlève rien à l’abomination des actes mais peut initier une thérapie à long terme.
10. Ethique et violence des armes, op. cit., p.101.
11. Id., p. 104.
12. Id., p. 106.
13. Cf. HAARSCHER Guy, Les démocraties survivront-elles au terrorisme ? Labor, 2002. L’auteur envisage le pire et redoute aussi la réaction anti-démocratique des pays menacés. Mais il persiste à croire que même si les institutions démocratiques pliaient, elles ne rompront pas à condition de méditer la leçon donnée par Albert Camus dans Les justes  : « Même dans la destruction, il y a un ordre, il y a des limites. » (p. 88). La vision de Guy Haarscher nous paraît un peu pessimiste, très marquée par les attentats du 11 septembre 2001 mais contredite dans sa noirceur relative par l’évolution du monde depuis lors.
14. Faire la vérité, c’est aussi refuser les amalgames, identifier, par exemple, terrorisme et islam. (Id., p. 105).
15. Id..
16. Un million de morts dans la seule guerre Iran-Irak (1980-1988) contre 4000 victimes du terrorisme international entre 1968 et 1985 (Le Monde, 26 mai 1986, cité in MELLON Ch., op. cit., p. 107).
17. Id., p. 107.
18. MARTINI Carlo Maria sj, Face au terrorisme, DDB, 2001.
19. Lc 13, 1-5.
20. Le cardinal Martini se réfère ici à MEYER J.-P., Un hébreu original : repenser le Christ historique, Brescia, 2001, p. 198, cité in Face au terrorisme, op. cit., p. 20.
21. Op. cit., p. 34.
22. Mt 26, 52 : « Alors Jésus lui dit : « Rengaine ton glaive ; car tous ceux qui prennent le glaive périront par le glaive ».
23. Cf. Rm 11, 32 : « Car Dieu a enfermé tous les hommes dans la désobéissance pour faire à tous miséricorde. »
24. C’est en substance le Message du Pape Jean-Paul II pour la Journée mondiale de la paix le 1er janvier 2002, auquel le cardinal martini renvoie.
25. MARTINI C. M., op. cit., pp. 49-51.