⁢a. Moïse ou l’ONU ?

Faut-il réfléchir longtemps pour affirmer que l’homme est un être bien concret, et original ? Tous les parents du monde en font chaque jour l’expérience et ceux qui en douteraient peuvent toujours en demander la confirmation à la biologie moléculaire qui « nous apprend que chaque individu est unique »[1]. Les êtres humains ne sont donc pas interchangeables⁠[2]. L’embryon, homme en puissance, n’est pas quantité négligeable.

Faut-il aussi de longues démonstrations pour persuader son interlocuteur que lorsqu’on se penche sur cet homme, ce n’est pas pour n’en étudier qu’un aspect choisi au hasard ou en fonction de quelque a priori mais au contraire pour tenter de comprendre sa complexité dans une étude qui envisage tous les aspects de son être ? Si l’on admet que l’homme est un microcosme, on ne pourra se satisfaire des théories qui le réduisent à son travail, à son sexe ou à sa classe sociale. L’homme n’est pas « unidimensionnel » mais « pluridimensionnel »⁠[3]. Jean-Paul II insistera sur la nécessité de considérer l’homme dans son intégralité.

Il ne devrait pas être trop difficile, en principe, non plus de faire accepter qu’il existe une nature humaine⁠[4]. Voilà, comme nous le verrons, une notion importante dans le discours sur les droits de l’homme et sur le bien ou le mal social. Mais, l’esprit contemporain est allergique à la notion de bien en soi qui est l’objet de la morale désormais reléguée au rang des curiosités. On lui préfère l’éthique qui, elle, se veut indépendante de toute morale, le fruit d’une négociation démocratique, fondée sur les volontés d’hommes divers, fluctuante et donc sans référence à une « nature » partagée qui fixerait des limites à l’action de l’homme.⁠[5]

En dépit de cette réticence, n’est-il pas possible de considérer dans les hommes, au-delà de leur volonté, de leur histoire particulière, de leur culture, de leur sensibilité, de leurs rêves, la substance de leur humanité ? Ne pourrait-on établir une éthique fondamentale autrement dit, n’ayons pas peur des mots, une morale qui ne soit pas simplement imposée du dehors mais qui soit conforme à ce que nous sommes tous profondément, adaptée à notre vraie liberté, condition peut-être de notre liberté. Une morale ou une éthique qui nous rassemblerait par un essentiel, un invariant c’est-à-dire quelque chose qui demeure constant, identique à soi-même et que nous partageons tous.

Or l’existence d’une nature humaine est l’affirmation la plus constante de l’humanisme le plus classique appuyé sur le témoignage des penseurs grecs et reprise par les esprits les plus divers, chrétiens ou non⁠[6].

Connaître la vraie nature de l’homme est une tâche importante et indispensable, semble-t-il. La question : qu’est-ce que l’homme ? est une question qui intéresse bien sûr les scientifiques qui décriront le corps et son fonctionnement sous divers angles selon les spécialités considérées mais aussi les philosophes et en particulier les métaphysiciens c’est-à-dire ceux qui, au-delà des apparences, au-delà de la nature au sens premier du terme cherchent à définir précisément ce qui dans l’homme échappe aux circonstances de temps, de lieu et d’état physique.⁠[7] Le métaphysicien cherche ce qui constitue l’homme en tant que tel en dehors de toute considération historique. Nature, en effet peut s’entendre, pour simplifier, de deux grandes manières. Au sens le plus courant, le mot désigne ce que nous voyons, le cosmos, les arbres, les animaux. Cette nature φύσις en grec, est l’objet de la « physique », chez Aristote. Mais celui-ci s’intéresse aussi à ce qui vient « après la physique » μετα τα φυσικά ou, plus précisément « au-delà de la physique », à la nature -de l’homme en l’occurrence-, à l’essence de l’homme, à ce qui est essentiel en lui et qu’il partage avec tous les autres hommes. Les philosophes distinguent l’essence ainsi définie de l’existence qui, elle, désigne tout ce qu’il y a de singulier, d’individuel dans l’être, ce qui n’appartient qu’à moi et à personne d’autre.

Certes, des philosophes comme Marx⁠[8] ou Sartre⁠[9] ont nié l’idée d’une nature humaine et les sciences de l’homme ont mis surtout en avant les particularismes et les changements laissant croire que rien n’était permanent ni stable dans l’homme.

Pourtant, A. Camus, malgré son athéisme ou son agnosticisme, méditant, entre autres, sur l’attitude de l’esclave qui se révolte contre sa condition, constate que cet homme peut même être prêt à mourir dans son combat pour la liberté et la dignité. Il analyse cette situation et induit, contre Sartre, l’existence d’une nature humaine : « Si l’individu, en effet, accepte de mourir, et meurt à l’occasion, dans le mouvement de sa révolte, il montre par là qu’il se sacrifie au bénéfice d’un bien dont il estime qu’il déborde sa propre destinée. S’il préfère la chance de la mort à la négation de ce droit qu’il défend, c’est qu’il place ce dernier au-dessus de lui-même. Il agit au nom d’une valeur, encore confuse, mais dont il a le sentiment, au moins, qu’elle lui est commune avec tous les hommes. On voit que l’affirmation impliquée dans tout acte de révolte s’étend à quelque chose qui déborde l’individu dans la mesure où elle le tire de sa solitude supposée et le fournit d’une raison d’agir. Mais il importe de remarquer déjà qui cette valeur qui préexiste à toute action contredit les philosophies purement historiques, dans lesquelles la valeur est conquise (si elle se conquiert) au bout de l’action. L’analyse de la révolte conduit au moins au soupçon qu’il y a une nature humaine, comme le pensaient les Grecs, et contrairement aux postulats de la pensée contemporaine. Pourquoi se révolter s’il n’y a, en soi, rien de permanent à préserver ? C’est pour toutes les existences en même temps que l’esclave se dresse, lorsqu’il juge que, par tel ordre, quelque chose en lui est nié qui ne lui appartient pas seulement, mais qui est un lieu commun où tous les hommes, même celui qui l’opprime, ont une communauté prête »[10]

Cette opposition illustrée ici par Sartre et Camus continue aujourd’hui. Le débat reste vif entre ceux qui contestent et ceux qui affirment l’existence d’une nature humaine. Un bref regard jeté sur internet nous montre que l’on ne cesse de s’interroger sur cette nature humaine que beaucoup récusent dans la mesure où ils pensent que cette nature est une entrave à la liberté, qu’elle conditionnerait l’homme, serait déterminante et limitatrice ce qui est contraire à notre expérience comme à notre besoin d’autonomie.

En 2018, par exemple, le philosophe Luc Ferry⁠[11], contesta l’existence d’un « ordre naturel », d’une « loi naturelle » qui découlerait de la « nature » de l’homme. Il affirmait que « tout ce que l’humanité a fait de grand depuis le siècle des Lumières est pour l’essentiel artificiel, antinaturel »[12]. Cette prise de position a poussé la philosophe franco-canadienne Aline Lizotte⁠[13] à répondre⁠[14]avec beaucoup de bon sens. Si vous, vos voisins et vos amis vous vous reconnaissez comme des êtres humains, c’est que vous reconnaissez « être de nature humaine ». « Nature » ne désignant pas ici « l’environnement qui est extrinsèque à l’homme ». Et dans cet environnement naturel, l’homme « ne se sent pas aussi déterminé que son chien, son chat ou ses lapins […], il n’est pas cet être instinctif « programmé et déterminé ». » Certes il y a en lui une part de détermination qui conditionne notre « développement humain et individuel » : nous n’avons pas choisi notre ADN, notre corps, notre famille, notre lieu de naissance, etc. et nous serons toujours plus ou moins conditionnés par nos conditions d’existence. Mais, et la différence est majeure, quand on se compare à l’animal, nous constatons que pouvons « accepter ou refuser ces conditions d’existence ». Telle est notre liberté ! Grâce à notre raison et à notre volonté. Notre volonté qui « a besoin de liberté » et notre intelligence qui « a besoin de vérité ». Les deux ayant besoin l’une de l’autre.

Quand on parle de « loi naturelle » à propos de l’homme, on désigne par là « la loi fondamentale de toute la moralité humaine ; elle est dite « naturelle » parce qu’elle peut être connue par la seule lumière de la raison humaine. Autrement dit, c’est le guide qu’une raison droite donne des actes de l’être humain dans sa relation avec lui-même et avec les autres. »[15] Considère-t-on comme humains l’homicide, le vol, la fraude, la diffamation, la traite des personnes vulnérables, la discrimination, etc.. ? Si un gouvernement ne sanctionne pas ces maux, ce qui est possible, puisque nous sommes dans l’ordre de la liberté, sa loi sera-t-elle considérée comme humaine ? Ce n’est pas un hasard si l’on retrouve plus ou moins les mêmes condamnations dans des traditions très différentes que ce soient les vieilles lois du code d’Hammourabi (vers1750 av. J.-C.), celles que l’on trouve dans l’éthique ou la politique d’Aristote, dans le bouddhisme, la Bible, le Coran⁠[16] ou la Déclaration universelle des Droits de l’homme…​ ?

Si, comme l’écrit un autre philosophe athée, Alain Finkielkraut, « il n’y a plus ni vérité ni mensonge, ni stéréotype ni invention, ni beauté ni laideur, mais une palette infinie de plaisirs différents et égaux »[17], parler de valeurs universelles⁠[18] n’a plus de sens. Dès lors, au nom de quoi s’élever contre la torture, le racisme, le sexisme, l’exploitation ? Peut-on encore parler de droits de l’homme ? Est-il même possible de communiquer s’il n’y a rien de commun au plus profond de nous ? « On ne peut célébrer simultanément la communication universelle et la différence dans ce qu’elle a d’intransmissible » souligne Finkielkraut⁠[19].Dans cet éparpillement dû à l’exaltation des singularismes, on brise « la continuité culturelle de l’humanité » puisqu’on refuse « aux hommes d’époques diverses ou de civilisations éloignées la possibilité de communiquer autour de significations pensables et de valeurs qui s’exhaussent du périmètre où elles ont surgi »[20]. Si le concept d’homme n’a pas de sens, si l’homme n’a pas d’identité, comment a-t-il été possible d’annoncer le même message de salut, de prétendre « enseigner toutes les nations »[21] ?

Le relativisme qui sous-tend le refus de valeurs universelles, d’« invariants », qui ne peuvent s’enraciner que dans une nature humaine commune et permanente a été renforcé par les sciences humaines qui ont attiré l’attention sur l’infinie variété de phénomènes et donné l’impression que toute la réalité se réduisait au particulier. Mais comme le faisait très justement remarquer E. Barbotin, après avoir interpellé biologie⁠[22], psychologie, art, sociologie et linguistique, « le témoignage des sciences de l’homme n’atteste (…) pas seulement les variations culturelles et leur richesse indéfinie. Toutes ces sciences, au contraire, établissent le fait d’un invariant humain. d’ailleurs, elles ne peuvent prétendre au statut de sciences qu’à ce prix : il n’y a science que là où il y a constantes, permanences, identités profondes sous les diversités immédiates - permanences et identités exprimables en de lois »[23]. En fait, il y a « une et des multiples manières d’être homme » et « sans l’invariant de la nature, les variations de la culture seraient impossible »[24].

L’affirmation de la permanence d’une nature établit entre les hommes, à travers le temps et l’espace, une communauté et une égale dignité. En morale personnelle ou sociale, elle implique Cette loi « exprime le sens moral originel qui permet à l’homme de discerner par la raison ce que sont le bien et le mal, la vérité et le mensonge(…). Présente dans le cœur de chaque homme et établie par la raison, la loi naturelle est « universelle » en ses préceptes et son autorité s’étend à tous les hommes ». On notera que le Catéchisme⁠[25], à cet endroit, n’hésite pas à citer Cicéron⁠[26] : « Il existe une vraie loi, c’est la droite raison ; elle est conforme à la nature répandue chez tous les hommes ; elle est immuable et éternelle ; ses ordres appellent au devoir ; ses interdictions détournent de la faute. (…) C’est un sacrilège que de la remplacer par une loi contraire ; il est interdit de n’en pas appliquer une seule disposition ; quant à l’abroger entièrement, personne n’en a la possibilité ». Là se trouve la source des droits et devoirs de la personne humaine sur lesquels nous reviendrons plus loin.

C’est ce que dit, en d’autres termes, l’écrivain et académicien P.-H. Simon⁠[27] : « la définition de l’homme ne dépend pas des accidents de l’existence individuelle ou collective. sans doute, selon les époques, selon l’état de la civilisation et les phases du progrès, l’homme concret se rapproche plus ou moins d’un type humain idéal ; mais ce type humain est en quelque sorte préfiguré, et sa réalisation est appelée par une finalité de la nature. Un acte n’est pas « humain » pour la seule raison qu’il a été posé par un homme, qu’il a répondu à l’exigence d’une situation donnée où un homme a pu se trouver: un crime d’homme est « inhumain » : en le jugeant tel, nous signifions qu’il y a, dominant la réalité des individus, un idéal de l’espèce, et que l’homme est, en ce sens, transcendant à l’histoire ».

La définition la plus élémentaire de cette nature ou essence fait vite apparaître que le plus distinctif dans l’homme est bien l’esprit et que les premières valeurs humaines sont bien les valeurs spirituelles: « cette transcendance de l’humain est celle d’un être qui participe à l’esprit. Non qu’il soit pur esprit. L’homme est aussi essentiellement corps, et « qui fait l’ange fait la bête ». Mais il reconnaît, pour évaluer ses actes, une hiérarchie de valeurs, et les plus hauts placées sont celles que l’esprit poursuit comme ses fins propres. L’esprit et non le corps. la vie corporelle est égoïsme, appétit, élan de puissance et de domination, exploitation de ce qui est faible par ce qui est fort: ce sont là valeurs vitales, que l’homme apprécie et tend à réaliser au niveau de son être encore immergé dans l’animalité. Au contraire, l’esprit regarde vers l’amour, vers la justice, vers la vérité et la beauté ; il est liberté et raison, non point déterminisme et instinct. Et l’homme est d’autant plus humain que plus spirituel, il est le Sage, le Héros, le saint ou l’Artiste. L’homme ne s’accepte pas simplement de la nature : il se construit, ou du moins se corrige, selon un archétype idéal que lui fournit sa culture, c’est-à-dire son intelligence exercée et enrichie »[28].

Ce texte très dense et très riche met en évidence comment l’homme se constitue par la connaissance de soi-même, prenant conscience de sa nature à travers sa culture⁠[29]. Limité et faible mais illimité dans ses désirs, c’est dans l’« être » et non dans l’« avoir » qu’il cherche à se réaliser. Aucun culte du corps, aucune richesse matérielle, aucune consommation ne peut le combler⁠[30]. Aucun pouvoir non plus si celui-ci n’est pas considéré comme un service. En effet, si les valeurs corporelles, importantes à leur niveau, sont tournées vers moi, fondent un égoïsme nécessaire, cet égoïsme est dépassé dans l’activité humaine spécifique. L’esprit étant semble-t-il altruiste. La quête typiquement humaine de l’amour, de la justice, de la vérité, de la beauté, me sort de moi-même me pousse vers quelque chose d’autre, l’autre, l’Autre.

P.-H. Simon peut conclure :  »…​l’humanisme consiste essentiellement à reconnaître à l’homme une place définie dans l’univers, et à l’esprit une fonction privilégiée dans l’homme. Dans ces limites, il peut se nuancer différemment, selon que, par exemple, il prend appui sur une idée religieuse, justifiant la dignité de la nature humaine par quelque ressemblance à la nature divine ou par quelque finalité en Dieu, ou n’accepte au contraire qu’une base positive, établissant la personne humaine comme la valeur première, et la Raison comme une institutrice sûre et bienfaisante dont les titres n’ont pas à être discutés. Mais qu’il soit chrétien ou laïque […] toujours l’humanisme comporte un certain accent d’idéalisme, puisqu’il consacre le destin de l’homme à la réalisation d’une idée préconçue de l’homme, et aussi un certain accent d’optimisme, puisqu’il implique la croyance à un absolu qui domine les contingences de l’histoire et qui donne un sens à la vie. »[31]

Autrement dit : la Révélation judéo-chrétienne⁠[32] comme la raison bien exercée peuvent nous décrire cette « nature », cet idéal que chacun est invité à réaliser le mieux possible en lui. Il ne s’agit donc pas qu’une « programmation » mais d’une « préfiguration ». La « nature » entendue comme « essence », nous incline mais ne nous oblige pas.

L’homme est un être personnel non seulement capable de relations (avec le monde, ses semblables, Dieu) mais, qui plus est, il ne peut vivre sans une forme ou l’autre de communauté. Il est social, par nature. Les considérations d’Aristote⁠[33] sur l’homme comme « animal politique » - c’est-à-dire social et capable d’organiser la cité - , peuvent être soutenues par l’anthropologie scientifique qui nous montre que là où il y a trace d’homme, il y a trace de société et de culture⁠[34]. Ces approches diverses et complémentaires nous préservent de toute forme de cet individualisme qui est un des maux essentiels de notre monde et de la tentation de croire que la société ne serait que l’effet d’un Contrat c’est-à-dire de la volonté des hommes seule source de la loi toujours relative donc et jamais mesurée à une « loi non écrite » qui la dépasserait et la limiterait⁠[35].

Enfin, le texte de P.-H. Simon nous mène à réfléchir à la liberté et à son rapport avec la vérité. Le concept de nature humaine en rebute plus d’un dans la mesure où l’on s’imagine qu’il est en contradiction avec le fait et l’exigence de la liberté⁠[36].

La liberté

Tout le monde s’accorde pour reconnaître que la liberté est un bien précieux⁠[37], une référence constante dans l’agir de nos contemporains⁠[38]. Elle s’exerce, de manière visible, dans la créativité de l’homme. Lorsqu’Aristote dit que l’homme est un « animal politique », et non simplement un animal social, il souligne la capacité humaine d’organiser la société d’une manière ou d’un autre. Il n’est pas « programmé » comme l’animal dans la construction sociale. Par ailleurs, l’homme peut être défini aussi comme un « animal culturel », « sujet et artisan de la culture »[39]. Ici aussi se repère, plus manifestement et plus fondamentalement, la liberté humaine. Liberté relative car il est vrai que nous subissons un certain nombre de déterminismes. Nous ne nous choisissons pas complètement. Il n’empêche que, par nature, nous sommes des êtres intelligents et libres ou plus exactement des êtres disposés à l’intelligence et à la liberté car notre nature n’est pas une sorte de programmation ou d’instinct. Une préfiguration, dit P.-H. Simon.

Le philosophe allemand Robert Spaemann donne comme preuve et manifestation éminente de la liberté humaine, la capacité de promettre et de pardonner. Par la promesse, l’homme révèle son indépendance par rapport à son humeur et aux influences extérieures. Par la promesse, l’homme « réalise […] un degré plus élevé de liberté. » Mieux encore, le pardon est « un acte plus grand que la possibilité de promettre, parce que d’une certaine façon, c’est un acte créateur qui permet à l’autre d’être une nouvelle personne ».⁠[40]

Toutefois, la liberté est une valeur ambigüe⁠[41] et il convient de ne pas la confondre avec la licence de faire n’importe quoi qui n’est qu’un retour déguisé au hasard, aux conformismes sociaux ou au déterminisme des pulsions instinctives, des sensations et des sentiments. « Trop souvent, écrit Jean-Paul II⁠[42], on confond la liberté avec l’instinct de l’intérêt individuel ou collectif, ou encore avec l’instinct de lutte et de domination…​ ». La liberté est un moyen offert à l’homme qui est capable par son intelligence de faire des choix dont il est responsable et, par sa volonté éclairée, de se conduire lui-même, de chercher ce qui est bien, ce qui est valeur pour lui, ce qui peut l’aider à devenir toujours plus homme. La liberté, c’est la capacité de choisir et de se réaliser en conformité avec sa nature telle qu’elle est révélée par l’intelligence. Plus simplement encore, la liberté est un moyen au service de la vérité. Pour être libre, l’homme doit choisir et renoncer. Seule la vérité libère de ce qui limite, diminue, détruit la liberté. Certes, le chrétien pense immédiatement à l’affirmation évangélique: « Vous connaîtrez la vérité et la vérité vous rendra libres »[43]. Il sait que la vérité, ou mieux la Vérité, c’est le Christ lui-même, « Celui qui libère l’homme de ce qui limite, diminue et pour ainsi dire détruit cette liberté jusqu’aux racines mêmes, dans l’esprit de l’homme, dans son cœur, dans sa conscience »[44]. Il n’empêche que la vérité naturelle est libératrice, comme l’ont bien compris des auteurs athées. Dans l’univers totalitaire imaginé par G. Orwell⁠[45] dans son roman 1984, Winston Smith, le héros, travaille au Ministère de la Vérité à truquer les archives c’est-à-dire à remplacer les faits réels par les « vérités » officielles. Dégoûté par ce travail, privé de toute vie personnelle car chaque citoyen est sous surveillance constante, Winston Smith, entré en « dissidence » commence, en cachette, un journal intime où il écrit un jour cette idée révolutionnaire : « La liberté, c’est la liberté de dire que deux et deux font quatre. lorsque cela est accordé, le reste suit »[46]. Plus tard, lorsque W. Smith sera arrêté, puis rééduqué, il se réconciliera avec la seule « vérité » possible : celle du pouvoir. O’Brien qui a pris en charge cette rééducation « leva les doigts de sa main gauche en gardant son pouce caché. « il y a là cinq doigts. Voyez-vous cinq doigts ? Oui. » Et il les vit…​ »[47]. tel est bien l’essence de l’État totalitaire : « ce n’est pas la force déchaînée, c’est la vérité enchaînée »[48]. Et lorsqu’à la chute du communisme en Tchécoslovaquie, Vaclav Havel, porté par la foule, improvisa son futur programme politique, il ne prononça que deux mots : « Vérité[49] et amour ». Tant il savait le poids du mensonge (vérité dialectique) et de la haine qu’il génère (lutte des classes) dans le système marxiste⁠[50].

La vérité donc libère l’homme de ce qui limite, diminue, détruit sa liberté. Un système qui exalte la liberté au mépris de la vérité sombre dans l’inhumanité. mais inversement, la vérité ne peut se passer de liberté sinon elle engendre l’intolérance et mutile l’homme à sa manière. Cela se vérifie sur le terrain spirituel par des atteintes à la liberté religieuse et sur le terrain politique par la volonté d’imposer le « bien ». La solution n’est pas de relativiser toute « vérité » pour préserver la liberté qui serait considérée comme la valeur la plus haute. La solution s’esquisse à partir du moment où l’on s’aperçoit que « la transition de l’intolérance envers l’erreur dans le domaine logique à l’intolérance politique, qui se situe dans le domaine moral, n’est pas automatique »[51] et que l’on articule cette distinction sur celle des pouvoirs⁠[52].

Mais qu’est-ce que la vérité ? Est-elle possible ?

[53]

Nous parlons d’« une vérité universelle quant au Bien connaissable par la raison humaine »[54]. L’esprit contemporain sceptique et relativiste aurait besoin de redécouvrir, une fois encore, la philosophie grecque qui, la première, a considéré « l’acte de connaître comme l’acte spirituel par excellence »[55]. A sa suite, toutes les grandes philosophies se sont attachées à reconnaître la possibilité de la vérité et à établir les conditions de sa recherche. Comme le disent avec force I. Mourral et L. Millet, « notre civilisation scientifico-technique priverait la culture d’une dimension essentielle si elle s’accompagnait d’une perte de l’amour du vrai, doublé de la souffrance de ne pas l’étreindre, du désir de le posséder qui affirme en même temps que, si aucun humain ne peut prétendre accéder à la vérité totale, du moins elle est et les esprits sont faits pour elle »[56]. Disons simplement ici que les enfants n’ignorent pas cette notion. Disons aussi qu’affirmer qu’il n’y a pas de vérité, c’est prétendre en dire une et que reconnaître l’existence d’une nature humaine, c’est reconnaître une vérité universelle⁠[57]. Camus, très attaché, comme nous l’avons vu, à certains apports décisifs de la pensée grecque, a bien souligné l’importance de la question car « rien n’étant vari ni faux, bon ou mauvais, la règle sera de se monter le plus efficace, c’est-à-dire le plus fort. Le monde alors ne sera plus partagé en justes et en injustes, mais en maîtres et en esclaves »[58]. B.-H. Lévy s’attache à montrer qu’une des conditions d’existence de l’intellectuel, c’est « la Vérité. La Vérité en soi. La Vérité en majesté. L’idée qu’elle existe, cette Vérité, qu’elle n’est ni un leurre ni une illusion et que si les intellectuels servent à quelque chose c’est à tenter d’en témoigner. (…) _ quoi bon les intellectuels s’il n’y a plus d’Erreur à pourfendre, plus de Vrai à illustrer ? »[59]

Quant à définir globalement la vérité, la manière la plus simple n’est-elle pas de dire qu’elle est « une rencontre objective avec toute la réalité »[60] ?

Enfin, pour éviter tout malentendu, si nous parlons de vérité ce n’est pas que nous ayons la prétention de l’« avoir », de la « posséder ». Le pape Benoît XVI l’a bien expliqué : Si nous lisons aujourd’hui, par exemple, dans la Lettre de Jacques : « Vous êtes engendrés au moyen d’une parole de vérité », qui de nous oserait jouir de la vérité qui nous a été donnée ? Une question vient immédiatement à l’esprit : mais comment peut-on détenir la vérité ? C’est de l’intolérance ! L’idée de vérité et d’intolérance aujourd’hui ont pratiquement fusionné entre elles, et ainsi nous n’osons plus du tout croire à la vérité ou parler de la vérité. Elle semble être lointaine, elle semble quelque chose auquel il vaut mieux ne pas avoir recours. Personne ne peut dire : je détiens la vérité — telle est l’objection qui nous anime — et, en effet, personne ne peut détenir la vérité. C’est la vérité qui nous possède, elle est quelque chose de vivant ! Elle ne nous appartient pas, mais nous somme saisis par elle. Ce n’est que si nous nous laissons guider et animer par elle, que nous restons en elle, ce n’est que si nous sommes avec elle et en elle, pèlerins de la vérité, qu’elle est alors en nous et pour nous. Je pense que nous devons apprendre à nouveau cette manière de « ne pas détenir la vérité ». De même que personne ne peut dire : j’ai des enfants — ils ne nous appartiennent pas, ils sont un don, et comme don de Dieu ils nous sont donnés pour une tâche — ainsi nous ne pouvons pas dire : je détiens la vérité, mais la vérité est venue vers nous et nous pousse. Nous devons apprendre à nous laisser animer par elle, à nous laisser conduire par elle. Et alors elle brillera à nouveau : si elle-même nous conduit et nous compénètre. »[61]

Plus simplement encore, on peut définir la vérité comme une « lumière »[62]. Personne ne peut dire qu’il la possède. Non seulement nous en avons besoin mais nous sommes tous « tenus » de la chercher et l’ayant connue, « de l’embrasser et de lui être fidèles »[63]. La vérité, écrit encore Benoît XVI, « l’Église la recherche, l’annonce sans relâche et[…] la reconnaît partout où elle se manifeste. Cette mission de vérité est pour l’Église une mission impérative. […] Ouverte à la vérité, quel que soit le savoir d’où elle provient, la doctrine sociale de l’Église est prête à l’accueillir. Elle rassemble dans l’unité les fragments où elle se trouve souvent disséminée et elle l’introduit dans le vécu toujours nouveau de la société des hommes et des peuples. »[64]

Benoît XVI parle d’une vérité « disséminée ». Partout des « semences de vérité ». Cette affirmation n’est pas neuve. Déjà au IIe siècle, saint Justin de Naplouse⁠[65] écrivait dans son Apologie: « Car ce n’est pas seulement chez les Grecs et par la bouche de Socrate que le Verbe a fait entendre ainsi la vérité ; mais les barbares aussi ont été éclairés par le même Verbe revêtu d’une forme sensible, devenu homme et appelé Jésus-Christ. »⁠[66] « Les stoïciens ont établi en morale des principes justes : les poètes en ont exposé aussi, car la semence du verbe [logos spermaticos] est innée dans tout le genre humain. »[67]« Tous les principes justes que les philosophes et les législateurs ont découverts et exprimés, ils les doivent à ce qu’ils ont trouvé et contemplé partiellement du Verbe. C’est pour n’avoir pas connu tout le Verbe, qui est le Christ, qu’ils se sont souvent contredits eux-mêmes. »[68] Saint Justin se référait à l’Écriture. Déjà dans le livre de la Sagesse, on peut lire :  « Oui, l’Esprit du Seigneur remplit la terre et comme il contient l’univers, il a connaissance de chaque son. »[69] Saint Jean développera cette révélation : « Le Verbe était la vraie lumière qui, en venant dans le monde, illumine tout homme. »[70] Jésus se définit ainsi : « Je suis le chemin et la vérité et la vie. Personne ne va au Père si ce n’est par moi. »[71] « l’Esprit de vérité » qui vient du Père éclaire tous les hommes.⁠[72] Saint Thomas d’Aquin dira qu’aucun esprit n’est « tellement enténébré qu’il ne participe en rien à la lumière divine. En effet, toute vérité connue de qui que ce soit est due totalement à cette « lumière qui brille dans les ténèbres » ; car toute vérité, quel que soit celui qui l’énonce, vient de l’Esprit saint. »[73]Le Concile Vatican II confirmera : « A ceux-là mêmes qui, sans faute de leur part, ne sont pas encore parvenus à une connaissance expresse de Dieu, mais travaillent, non sans la grâce divine, à avoir une vie droite, la divine Providence ne refuse pas les secours nécessaires à leur salut. En effet, tout ce qui, chez eux, peut se trouver de bon et de vrai, l’Église le considère comme une préparation évangélique. »[74] « L’expérience des siècles passés, le progrès des sciences, les richesses cachées dans les diverses cultures, qui permettent de mieux connaître l’homme lui-même et ouvrent de nouvelles voies à la vérité, sont également utiles à l‘Église. »[75] Jean-Paul II reprendra textuellement l’expression de saint Justin : ,: Pour remédier à la rupture entre l’Évangile et la culture, « il faut que se réveille chez les disciples de Jésus-Christ ce regard de foi capable de découvrir les « semences de vérité » que l’Esprit Saint a semées chez nos contemporains. »[76]


1. LEJEUNE Jérôme, Avant-propos, in CASPAR Ph., L’individuation des êtres, P. Lethielleux, 1985, p. 7. Cf. également. CASPAR Ph, Les fondements de l’individualité biologique, in Communio, IX, 6, novembre-décembre 1984, pp. 80-90.
2. Cf. Jean-Paul II: « L’homme, objet de calcul, considéré d’après la catégorie de la quantité…​ et en même temps unique, absolument singulier…​ quelqu’un qui a été pensé de toute éternité : quelqu’un qui a été appelé et nommé par son propre nom » (Message de Noël, 1978, 1).
3. Cf. Jean-Paul II: « Il s’agit de l’homme dans toute sa vérité, dans sa pleine dimension. il ne s’agit pas de l’homme « abstrait », mais réel, de l’homme « concret », « historique » » (RH 13) ; « l’homme intégral, l’homme tout entier, dans toute la vérité de sa subjectivité spirituelle et corporelle » (UNESCO, 8). Contre certaines philosophies modernes qui ne retiennent qu’un aspect des choses et mutilent ainsi le réel, Camus célèbre la pensée grecque qui « n’a rien poussé à bout, ni le sacré ni la raison, parce qu’elle n’a rien nié, ni le sacré, ni la raison (…). Alors que Platon contenait tout, le non-sens, la raison et le mythe, nos philosophes ne contiennent rien que le non-sens ou la raison, parce qu’ils ont fermé les yeux sur le reste ». Et pour qualifier cette attitude finalement destructrice, l’auteur appelle le philosophe moderne une « taupe qui médite » (L’exil d’Hélène, in Noces suivi de L’été, Gallimard, Le livre de poche, 1970, pp.139-142). L’exaltation du savoir scientifique et sa réduction à la technique détruit la culture et provoque la ruine de l’homme selon M. Henry (in La barbarie, Grasset, 1987).
4. Sur cette notion de « nature humaine » et de « loi naturelle », lire LEONARD A., Le fondement de la morale, Cerf, 1991, pp. 252-259 si l’on est pressé et tout le chapitre IV si l’on veut approfondir.
5. A. Finkielkraut écrit : «  »…​aucune autorité transcendante, historique ou simplement majoritaire ne peut infléchir les préférences du sujet post-moderne ou régenter ses comportements. « Nous vivons à l’heure des feeelings : il n’y a plus ni vérité ni mensonge, ni stéréotype ni invention, ni beauté ni laideur, mais une palette infinie de plaisirs, différents et égaux. La démocratie qui impliquait l’accès de tous à la culture se définit désormais par le droit de chacun à la culture de son choix (ou à nommer culture sa pulsion du moment). » (La défaite de la pensée, Gallimard, 1987, p. 142). Le sociologue Edgar Morin confirme : « … notre siècle aboutit à la double idée qu’il n’y a de certitude ni philosophique ni scientifique. Bien entendu, il y a des tas de certitudes locales, régionales, mais nous n’avons plus de certitudes absolues sur lesquelles fonder un système de pensée qui serait une lumière sur toute chose. Il nous reste donc à créer une pensée qui se fonde justement sur l’absence de fondement. Quelque chose qui ne soit ni le scepticisme généralisé ni le vide généralisé, mais un essai d’auto-construction de la pensée avec tout ce que nous apporte l’information contemporaine.[…] L’éthique ne se fonde que sur elle-même. » ( Cf. SMEDT Marc de et VAN EERSEL Patrice (sous la direction de), Donner du sens à la vie, Albin-Michel, 2011).
6. Comme l’écrivent I. Mourral et L. Millet, « il faut arriver à l’époque contemporaine pour voir l’idée de nature humaine contestée avec vigueur, comme si elle était une entrave à la liberté du devenir ». Or, notent encore nos auteurs, « l’homme doit devenir ce qu’il est, et progressivement réaliser sa perfection par la culture » (Traité de philosophie, op. cit., PP. 76-77). On peut aussi citer J. Brun : « Toute l’histoire de l’homme est suspendue à un « Transhistorique » qui en est la racine et la source ; ce Transhistorique a prise sur notre condition et sur notre histoire, alors que celles-ci n’ont aucune prise sur lui. Il ne s’agit nullement d’entendre par là que nous sommes prédéterminés par un Destin inéluctable qui nous priverait de notre liberté (…). L’homme dépasse l’homme non par quelque mouvement dialectique se déployant dans le temps, mais dans la mesure où il y a en l’homme une Présence qui le distingue des choses ; cette Présence implique la distance infranchissable de la transcendance d’où elle a surgi » ( L’Europe philosophe, Stock, 1988, p. 368). Même le biologiste vient aujourd’hui au secours du philosophe. On peut lire, de nouveau, les réflexions de P.-P. Grassé sur la nature, la liberté et la transcendance de l’homme , op. cit., pp. 195-218. Cette conception s’oppose, est-il nécessaire de le dire à la définition marxiste de l’essence humaine qui « n’est pas une abstraction inhérente à l’individu isolé. dans sa réalité, elle est l’ensemble des rapports sociaux » (MARX, ENGELS, Sur la religion, Thèse VI, Ed. sociales, 1960, p. 71).
7. Benoît XVI : « Alors que les sciences exactes sont parvenues à de prodiguieuses avancées sur la connaissance de l’homme et de son univers, la tentation est grande de voulir circonscrire totalement l’identité de l’être humain et de l’enfermer dans le savoir que l’on peut en avoir. Pour ne pas s’engager sur une telle voie, il importe de faire droit à la recherche anthropologique, philosophique et théologique, qui permet de faire apparaître et de maintenir en l’homme son mystère propre, car aucune science ne peut dire qui est l’homme, d’où il vient et où il va. La science de l’homme devient donc la plus nécessaire de toutes les sciences. C’est ce qu’exprimait Jean-Paul II dans l’encyclique Fides et ratio : « Un grand défi qui se présente à nous est celui de savoir accomplir le passage, aussi nécessaire qu’urgent, du phénomène au fondement. Il n’est pas possible de s’arrêter à la seule expérience ; même quand celle-ci exprime et rend manifeste l’intériorité de l’homme et sa spiritualité. Il faut que la réflexion spéculative atteigne la substance spirituelle et le fondement sur lesquels elle repose » (n° 83). L’homme est toujours au-delà de ce que l’on en voit ou de ce que l’on en perçoit par l’expérience. Négliger le questionnement sur l’être de l’homme conduit inévitablement à refuser de rechercher la vérité objective sur l’être dans son intégralité et, de ce fait, à ne plus être capable de reconnaître le fondement sur lequel repose la dignité de l’homme, de tout homme, depuis la période embryonnaire jusqu’à sa mort naturelle. » (Discours lors du Colloque sur « L’identité changeante de l’individu », 28-1-2008).
8. Les puristes feront remarquer que Marx parle de nature humaine. Certes. Mais il lui prête une telle malléabilité que l’expression est vidée de son sens : « En agissant sur la nature, en dehors de lui, l’homme modifie en même temps sa propre nature », écrit-il (Le Capital, Costes, t. II, 1946, p. 4). Georghi Plekhanov explique ainsi, dans Les questions fondamentales du marxisme, la différence entre la pensée de Marx et celle des socialistes utopistes : « Les socialistes utopistes s’en tenaient au point de vue abstrait de la nature humaine et jugeaient des phénomènes sociaux selon la formule : « oui est oui, et non est non ». La propriété privée, ou bien correspond ou bien ne correspond pas à la nature humaine ; la famille monogamique ou bien correspond, ou bien ne correspond pas à cette nature, et ainsi de suite. Considérant la nature humaine comme immuable, les socialistes (utopistes) étaient fondés à espérer que, parmi tous les systèmes possibles d’organisation sociale, il y en avait un qui correspondait plus que tous les autres à cette nature. d’où le désir de trouver ce système le meilleur, c’est-à-dire correspondant le mieux à la nature humaine…​ Marx introduisit dans le socialisme la méthode dialectique, portant ainsi un coup mortel à l’utopisme. Marx n’invoque pas la nature humaine. Il ne connaît pas d’institutions sociales qui ou bien correspondent ou bien ne correspondent pas à cette dernière. Déjà dans Misère de la philosophie, nous trouvons ce reproche significatif et caractéristique à l’adresse de Proudhon : « M. Proudhon ignore que l’histoire entière n’est pas autre chose qu’une modification constante de la nature humaine » » (pp. 106-107, cité in OUSSET J., Marxisme et révolution, Montalza, 1970, pp. 101-102).
9. Il écrit : « L’homme, tel que le conçoit l’existentialiste, s’il n’est pas définissable, c’est qu’il n’est d’abord rien. Il ne sera qu’ensuite, et il sera tel qu’il se sera fait. Ainsi, il n’y a pas de nature humaine, puisqu’il n’y a pas de Dieu pour la concevoir. L’homme est non seulement tel qu’il se conçoit, mais tel qu’il se veut, et comme il se conçoit après l’existence, l’homme n’est rien d’autre que ce qu’il se fait. » (in L’existentialisme est un humanisme, Nagel, 1946, p. 22).
10. L’homme révolté, Gallimard, Idées, 1951, p. 16.
11. Né en 1951, philosophe et politologue, il fut aussi, en France, ministre de la Jeunesse, de l’Education nationale et de la Recherche. Il est l’auteur de nombreux ouvrages sur la philosophie, la religion, l’école et les grands problèmes de société.
12. Cf. son article Nature et PMA in Le Figaro, 10 octobre 2018.
13. Née en 1935, elle a écrit notamment La personne humaine, Parole et Silence, Presses universitaires de l’IPC, 2007.
14. Oui, Monsieur Ferry, la nature humaine existe !, srp-presse.fr, 30 novembre 2018.
15. LIZOTTE Aline, op. cit..
16. Cf. Commission théologique internationale, A la recherche d’une éthique universelle, Nouveau regard sur la loi naturelle, Cerf, 2009, pp. 27-60. Les auteurs, dans un premier chapitre étudient des « convergences » entre les traditions hindoues, bouddhiste, chinoise, africaines, islamique, gréco-romaines, biblique et catholique. On peut aussi évoquer la « règle d’or » : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse ». Une règle qui est attestée dans toutes les cultures et religions du monde. Cf DU ROY Olivier, La règle d’or, Le retour d’une maxime oubliée, Cerf, 2009.Académie d’éducation et d’études sociales, A la recherche d’une éthique universelle, Fr.-X. de Guibert, 2012.
17. La défaite de la pensée, Gallimard, 1987, p 142.
18. Selon B.-H. Lévy, il n’y a « pas d’intelligentsia sans qu’un certain nombre de valeurs soient élevées à la dignité de l’absolu et soustraites au débat public ». Il faut faire « le pari sur des valeurs non seulement fixes, statiques, indépendantes des lieux, des temps, etc. mais encore hiérarchisées et méthodiquement articulées » (Eloge des intellectuels, Grasset, 1987, p. 44). Pourquoi parier ? Comme s’il était impossible d’établir quelque valeur pourtant réputée indispensable ?
19. La défaite de la pensée, Gallimard, 1987, p 115.
20. Ibid., pp. 122-123.
21. Mt 28, 19.
22. Le cas de la biologie est particulièrement intéressant puisqu’elle appartient au domaine de ces sciences, au sens strict du terme, dont on nous dit aujourd’hui qu’elles seules peuvent fonder quelque certitude. On pourra lire tout le chapitre VII du livre de GRASSE P.-P., L’homme en accusation, De la biologie à la politique, Albin Michel, 1980, où l’auteur, membre de l’Académie des sciences, affirme que « le biologiste et le psychologue considérant l’Homme en soi, c’est-à-dire en dehors des produits de son activité (de sa culture), se trouvent dans l’obligation de reconnaître les caractères, les propriétés qui n’existent que dans l’espèce Homo sapiens » (pp. 196-197). A cette nature humaine, il reconnaît trois grandes composantes : la biologique, la psychologique et la métaphysique.
23. BARBOTIN E., CHANTRAINE G., Catéchèse et culture, Lethielleux-Culture et vérité, 1977, p. 35.
24. Ibid., p. 48.
25. Op. cit., 1954 et 1956.
26. De Republica, 3, 22, 33. On pourrait citer aussi bien des passages du De legibus (Cf. infra).On trouve dans le De officiis, I, IV, une description de cette nature humaine : souci de la vie, de l’ordre et de la beauté, recherche de la vérité, sociabilité, capacité de prendre ses distances avec l’appétit sexuel. On pense à saint Thomas qui définit les inclinations fondamentales de l’homme : inclination au bien et au bonheur, à la conservation de l’être, l’inclination sexuelle, l’inclination à la vérité et à la vie en société. (Somme théologique, Ia IIae q. 94, a.2).
27. 1903-1972. Historien de la littérature, essayiste, romancier, poète, critique littéraire.
28. SIMON P.-H., L’homme en procès, Malraux, Sartre, Camus, Saint-Exupéry, Petite bibliothèque Payot, 1965, pp. 5-6.
29. Cf. Jean-Paul II : « L’homme qui, dans le monde visible, est l’unique sujet ontique de la culture, est aussi son unique objet et son terme. La culture est ce par quoi l’homme en tant qu’homme devient davantage homme, « est » davantage, accède davantage à l’être » (UNESCO, n° 7).
30. RH., n° 16.
31. Op. cit., id..
32. On peut lire, par exemple, NGAZAIN NGELESA Christian, La nature humaine comme norme morale d’après Hans Urs von Balthasar, L’Harmattan, 2016. Hans Urs von Balthasar (1905-1998) est un théologien suisse considéré comme un des plus grands théologiens du XXe siècle.
33. Politique, I, 2, 1253 a 1-16.
34. Cf. GRASSE P.-P., Les fondements et les modalités de la sociabilité, in op. cit., pp. 65-114 ou KLUCKHON C., Initiation à l’anthropologie, Dessart, sd, pp. 25-98.
35. C’est tout l’objet de la querelle entre Antigone et Créon dans la tragédie de Sophocle. La loi positive établie par Créon contredit la loi naturelle au nom de laquelle Antigone se dresse : « J’ignorais qu’en vertu de tiennes ordonnances, une simple mortelle eût droit de piétiner des principes sacrés, infaillibles, divins, non de ce jour, non point d’hier, mais de tout temps vivantes lois dont nul ne connaît l’origine » (v. 453-457). Cette perspective est contredite par J.-J. Rousseau qui proclame que puisque la société n’est pas naturelle à l’homme, naturellement solitaire et sans culture (Cf. Discours sur l’origine de l’inégalité), elle ne peut naître que d’un contrat. Dès lors, le droit, dans son entièreté, est le produit de la « volonté générale » et d’elle seule. Déclarée infaillible, cette volonté générale devient la seule règle du juste et de l’injuste. Le légal est désormais toujours légitime quoi qu’il décrète : « La volonté générale est pour tous les membres de l’État par rapport à eux et à lui, la règle du juste et de l’injuste ; vérité qui, pour le dire en passant, montre avec combien peu de sens tant d’écrivains ont traité de vol la subtilité des enfants de Lacédémone pour gagner leur frugal repas ; comme si tout ce qu’ordonne la loi ne pouvait ne pas être légitime » (Article Economie politique dans l’Encyclopédie, tome V).
36. C’est, par exemple, la position de Sartre. Pour lui, on ne peut se référer « à une nature humaine donnée et figée ; autrement dit, il n’y a pas de déterminisme, l’homme est libre, l’homme est liberté » (in L’existentialisme est un humanisme, op. cit., pp.36-37).
37. « La liberté est une marque de l’espèce homo sapiens. » (SPAEMANN R., Chasser le naturel ?, Presses universitaires de l’IPC, 2015,p. 77).
38. « Cette liberté, nos contemporains l’estiment grandement et ils la poursuivent avec ardeur. Et ils ont raison » (GS, n° 17).
39. Cf. UNESCO, op. cit., 6-7.
40. SPAEMANN Robert, ZABOROWSKI Holger, Un animal qui peut promettre et pardonner, in Communio, n° XXXV, 4, juillet-août 2010, pp. 104-112.
41. Cf. GILLET M., L’homme et sa structure, Essai sur les valeurs morales, Téqui, 1978, pp. 338-400.
42. RH, n° 16.
43. Jn 8, 22.
44. RH, n° 12.
45. 1903-1950. Ecrivain britannique, défenseur d’un socialisme libertaire.
46. ORWELL G., 1984, Gallimard, Le livre de poche, 1950, p. 120. Le roman fut écrit en 1949.
47. id., pp. 371-372.
48. LEVY B.-H., La barbarie à visage humain, op. cit., p. 170.
49. Cf. Jean-Paul II : la « vérité complète sur l’être humain (…) est la base de la vraie libération. A la lumière de cette vérité, l’homme n’est pas un être soumis aux processus économiques et politiques, mais ces mêmes processus sont ordonnés à l’homme et subordonnés à lui » (Puebla, I, 9).
50. « La dialectique s’oppose en tous points à la métaphysique. Non que la dialectique n’admette ni repos, ni séparation entre les divers aspects du réel. mais elle voit dans le repos un aspect relatif de la réalité, tandis que le mouvement est absolu. (…) Le métaphysicien isole les contraire, les considère systématiquement comme incompatibles. le dialecticien découvre qu’ils ne peuvent exister l’un sans l’autre et que tout mouvement, tout changement, toute transformation s’explique par leur lutte » (POLITZER G., Principes fondamentaux de philosophie, Ed. sociales, 1969, p. 24). Cette définition, typiquement marxiste, s’oppose aussi au socialisme réformiste « idéaliste » d’un Proudhon. Pour celui-ci, il ya dans toute catégorie deux côtés, le bon et le mauvais, qui forment la contradiction. Le problème est de conserver le bon en éliminant le mauvais. Or, s’indigne Marx, « ce mouvement constitue le mouvement dialectique, c’est la coexistence des deux côtés contradictoires, leur lutte et leur fusion en une catégorie nouvelle. Rien qu’à poser le problème d’éliminer le mauvais côté, on coupe court au mouvement dialectique » (Misère de la philosophie, Troisième observation, cité par GUICHARD J., Le marxisme, Théorie de la pratique révolutionnaire, Chronique sociale de France, 1976, p. 173).
51. BAUSOLA A., op. cit., p.56.
52. Rien de plus dangereux, une fois encore, que la confusion des pouvoirs, comme le souligne aussi A. Bausola : « L’une des conséquences des guerres de religion et de la confusion entre le spirituel et le temporel (…) fut de voir dans la défense de la vérité par l’Église un danger pour la liberté » (op. cit., p. 54.).
53. On s’en souvient, c’est par cette question que Pilate exprime son scepticisme devant Jésus qui vient de lui déclaré : « Je suis né pour ceci, et je suis venu dans le monde pour ceci : rendre témoignage à la vérité. Quiconque procède de la vérité, écoute ma voix » (Jn, 18, 37-38).
54. JEAN-PAUL II, Encyclique Veritatis splendor (VS), Mame-Plon, 1993, n° 32.
55. LEVINAS E., op. cit., p. 134. L’auteur ajoute : « …​l’Europe, ce sont la Bible et les Grecs, mais c’est la Bible aussi et qui rend nécessaire les Grecs ».
56. Op. cit., p. 179.
57. Cf. FESQUET H. : « Le concept de nature humaine dont on voit mal comment se passer, suppose des constantes…​ (in Le Monde, 31-1-1975).
58. L’homme révolté, op. cit., p. 16.
59. LEVY B.-H., Eloge des intellectuels, Figures-Grasset, pp. 41-42. Dans le même ordre d’esprit, l’auteur définit aussi l’intellectuel comme celui qui parie « sur des valeurs non seulement fixes, statiques, indépendantes des lieux, des temps, etc. mais encore hiérarchisées et méthodiquement articulées » (p. 44).
60. JEAN-PAUL II, Allocution, 12-10-1983, in OR 19-10-1983, p. 12. Le Saint-Père développe cette pensée : « Dans cette incessante comparaison avec le réel, à la recherche de ce qui correspond ou non à son propre désir, l’homme fait l’expérience élémentaire de la vérité que les scolastiques et saint Thomas ont défini d’admirable manière comme « adaptation de la raison à la réalité » (St Thomas, De Veritate, q 1 a 1 corpus) ».
61. Homélie, 2 septembre 2012.
62. CV 3.
63. DH 1.
64. CV 9.
65. Mort en 165.
66. Apologie 5,4.
67. Id. 8,1)
68. Id. 10, 2)
69. Sg 1,7
70. Jn 1,9
71. Jn 14,6
72. Jn 14,17 ; 15,26 ; 16,13
73. Commentaire de l’Évangile de saint Jean, 1,5, n.103.
74. LG, 16.
75. GS 44.
76. Audience générale, 16 septembre 2003. Parler de vérité aujourd’hui est difficile et risqué car le mot est souvent associé à fanatisme ou du moins intolérance. La cultuire démocratique a imposé le règne l’opinion toujours fluctuante et relative. mais comme le constate Laurent Fourquet, « une société om règne l’opinion fait toujours prévaloir, dans les faits, l’opinion de « ceux qui savent » (comprendre « ceux qui savent exprimer leur opinion et qui ont les moyens de le faire savoir ») sur l’opinion des petits et des pauvres. » O n peut parler d’une véritable « tyrannie du relatif ». (La vérité, cette notion priée de s’effacer au profit de l’opinion, sur https://fr.aleteia.org/ . Pour approfondir, on peut lire : HADJADJ, Fabrice et MIDAL Fabrice, qu’est-ce que la vérité ?, Salvator, 2010 ; LAFFITTE Jean (Mgr), Tolérance intolérante ?, Editions de l’Emmanuel, 2010 ; LOBET Benoît, Tolérance et vérité, Nouvelle Cité, 1993 ; MATTEI, Roberto de, La dictature du relativisme, Muller Edition, 2011 ; OUSSET Jean (Collectif), La dictature du relativisme, Etre dans le vent, c’est l’ambition de la feuille morte, Editions du Net, 2014 ; VAUTE Paul, Plaidoyer pour le vrai, L’Harmattan, 2018 ; La police de l’opinion, in Liberté politique, n° 60, juin-juillet 2013 ; Académie d’éducation et d’études sociales, qu’est-ce que la vérité ?, Lethielleux, 2011.