⁢b. Taparelli

Les faits ont contribué à l’évolution de la pensée magistérielle mais des penseurs y ont travaillé aussi.

Ainsi, Taparelli⁠[1] qui, nous le savons, influença la pensée de Léon XIII.

Beaucoup de présentations simplifient la position de Taparelli et ne retiennent que son appel à la constitution de l’« ethnarchie », cette société naturelle de tous les hommes à laquelle se référait déjà Vitoria. Notons que Taparelli nous offre sa réflexion sur l’armée et la guerre dans le cadre d’un ouvrage de droit naturel « basé sur les faits » précise-t-il. Il fait œuvre de philosophe, non de théologien.

Taparelli justifie la possibilité pour l’autorité publique d’instaurer un service militaire obligatoire. La force publique, aux ordres de « l’autorité souveraine », « doit être telle que nulle autre ne puisse lui résister avec succès » mais, en même temps, il est « très important que l’armée soit soumise aux influences de la religion et de la conscience ». En effet, « si l’armée doit être une garantie pour la société, j’aime un soldat qui soit encore plus fidèle que vaillant ; et la valeur comme la fidélité viennent de la raison et de la conscience, ces vrais moteurs de l’acte humain, auxquels la foi et la religion viendront ajouter une force surnaturelle. »[2]

En ce qui concerne la guerre, Taparelli reprend, à sa manière, les règles établies depuis saint Augustin. Il ne parle pas des conditions de la « guerre juste » car la justice doit être une des quatre caractéristiques de la guerre selon le droit naturel : « La guerre étant essentiellement une lutte entre sociétés, tous ses actes seront des actes publics et sociaux ; la fin de la guerre étant le rétablissement de l’ordre, il faudra suivre les règles de la justice et de l’équité ; enfin la guerre étant une défense violente, elle devra déployer toutes les forces nécessaires, mais elle devra le faire avec modération, afin qu’elle ne dégénère pas en agression. Ainsi, publicité, justice, efficacité, modération dans la guerre, tels sont les caractères naturels, telles sont les lois qui doivent diriger les sociétés dans l’exercice de ce terrible droit. »[3]

Précisons ces quatre notions.

Taparelli entend que la guerre, comme acte public, ne peut dépendre que « des autorités qui gouvernent les nations, les sociétés belligérantes » et dont le rôle est de tendre au bien commun.⁠[4]

La guerre doit être juste puisqu’ « elle est essentiellement une lutte entre des hommes raisonnables, lutte qui a pour fin le rétablissement de l’ordre », le soutien du droit, la punition du coupable.⁠[5] A cet effet, un arbitrage est nécessaire de la part d’un juge impartial, d’une société neutre. A défaut, la décision sera laissée à la conscience des parties.

Comme la guerre « a pour fin principale de défendre et de protéger les droits d’une société injustement attaquée (…) ceux qui sont chargés de la conduire doivent donc employer les moyens les plus efficaces pour atteindre ce but. »[6]

Mais, de bout en bout, la guerre sera menée avec modération : prudence et dialogue avant tout déclenchement, respect mutuel du bien propre et final de la société et dans le cours de la guerre : veiller à obtenir la paix qui « est une certaine tranquillité résultant de l’ordre » et « chercher son bien propre en faisant le moins de mal possible à l’ennemi. »[7] Cette dernière exigence interdit les exterminations, les défenses inutiles, certains moyens de destruction. Par ailleurs, Taparelli met en garde contre ce que nous appelons aujourd’hui : la course aux armements et l’équilibre de la terreur. En effet, « la victoire dépend d’un équilibre rompu entre des forces opposées ; une destruction égale des deux côtés n’est pas un moyen propre à rompre cet équilibre et à donner la victoire. Aussi, la nation qui la première a établi la conscription et les levées en masse[8], a fait un mal immense à l’humanité, parce que toutes les autres nations ont dû en faire autant pour rétablir l’équilibre menacé ; l’équilibre a été maintenu, la force numérique des armes est restée égale de part et d’autre, mais les pertes des nations se sont immensément accrues. »[9]

On voit tout ce que Taparelli doit à ses prédécesseurs mais il va développer davantage que Vitoria la référence à la société universelle, « société internationale qui repose sur les faits naturels », « société des nations »[10] et qu’il va appeler « ethnarchie »[11] : les nations « tendent toutes à une certaine communauté d’intérêts qui doit être réglée d’après les principes de l’ordre et de la justice. De là une société particulière internationale où chaque nation est intéressée à vouloir le maintien de l’ordre ; cette société est le résultat d’une tendance commune à tous les peuples, et si la nature n’est pas accidentellement et violemment arrêtée dans son évolution, tous les peuples viennent infailliblement se ranger dans cette société internationale ; la communauté d’intérêts, la communication des idées, la sympathie des caractères, sont autant de biens réels, positifs, qui unissent les nations dans une union telle, que l’une d’entre elles, même la plus éloignée et la moins importante, ne peut être troublée par des désordres politiques, sans que toutes les autres ne ressentent plus ou moins le contrecoup de ces troubles. »⁠[12] Taparelli conscient du danger que constitue le nationalisme exacerbé de son époque, développe longuement, avec réalisme et optimisme⁠[13], sa conception de l’ethnarchie qui doit unir les sociétés, posséder une autorité et, à plus ou moins longue échéance, non pas éradiquer toute guerre mais en limiter considérablement l’éclosion. En effet, l’autorité ethnarchique est, « avant tout, la gardienne naturelle de l’indépendance des peuples : leurs biens, leur territoire, leurs droits, sont placés sous l’égide tutélaire de l’autorité internationale. Mais si cela est, nous dira-t-on peut-être, la guerre sera donc définitivement supprimée ?-Nous avons vu que la guerre, étant une lutte entre sociétés, doit être essentiellement publique ; nous avons vu aussi que les chefs des sociétés subordonnées ont le droit de déclarer la guerre pour de justes motifs, quand l’autorité suprême n’a pas encore atteint cette perfection intellectuelle, morale et matérielle qui peut faire régner la justice parmi les sociétés subordonnées. Ainsi, tant que l’autorité ethnarchique ne sera pas justement et solidement constituée, les nations pourront revendiquer leurs droits par la guerre.

Cet état d’imperfection ne peut pas durer toujours : la société ethnarchique, comme toute autre société, doit naturellement vouloir que le droit règne chez elle plutôt que la force ; dans une ethnarchie bien constituée, la guerre n’est possible qu’entre un peuple prévaricateur qui viole l’ordre, en opprimant ses voisins, et l’autorité ethnarchique qui est aidée par tous les peuples associés. C’est alors que, certain de se voir aidé par tous ses coassociés, organisé du reste d’après les lois ethnarchiques qu’il a lui-même approuvées, chacun de ces peuples pourra, même avec des forces très médiocres, être parfaitement rassuré sur son indépendance ; il pourra ainsi ne plus avoir à supporter cette charge énorme des armées permanentes (…). »⁠[14]

Nous n’en sommes pas encore là, néanmoins, le souci de la paix et la volonté de circonscrire les risques et les maux inhérents à la guerre et, d’une manière plus générale, à la violence, se retrouvent dans l’enseignement de Léon XIII qui rompt avec l’attitude de ses prédécesseurs et en particulier Pie IX dernier pape rêvant, nous l’avons vu, de « guerre sainte ».⁠[15] il s’agit de défendre le faible et l’opprimé contre les exigences intolérables et les agressions imméritées du fort et de l’oppresseur » (évêque de Coutances) ; pour l’évêque de La Rochelle, la Vierge rend l’armée invincible ; mais la palme revient à l’évêque de Nancy, cardinal : « C’est la cause de la liberté des consciences, de la bonne foi politique, de la paix, de l’ordre qu’il s’agit de défendre conter le prosélytisme le plus cruel et le plus entreprenant […]. Une pareille cause […] était digne de la France. Rien n’est plus noble que notre intervention : c’est la politique désintéressée et chrétienne qui, rejetant toute idée d’agrandissement, place l’intérêt commun au-dessus des avantages particuliers » (1852) ; « La guerre […] occupe dans les desseins de la sagesse divine une place non moins grande que dans l’histoire des peuples. Elle est la loi universelle de l’expiation ; et comme Dieu donne toujours sa miséricorde pour compagne à sa justice, elle peut devenir, selon la remarque de Bossuet, comme un bain salutaire où se retrempent et se régénèrent les nations.
   Aussi après chaque bouleversement, quand la mesure de nos offenses paraît à son comble, on est sûr de voir accourir l’ange rebelle des batailles ; lorsque la guerre est juste, le Seigneur lui-même la bénit, et l’Église consacre la mémoire des héros qui sont morts au champ d’honneur. Le Dieu des armées vient de manifester la protection visible qu’il accorde à la cause que nous défendons. » (1855) (Cf. MINOIS Georges, op. cit., pp. 369-370).
   Dans le même esprit, de nombreux prêtres, estimeront que la guerre franco-allemande de 1870-1871 et la défaite française seront expiatoires et régénératrice pour une France pécheresse.
   Les guerres coloniales unissent armée et mission. La grande révolte en Inde en 1857 contre l’occupant punit les vices de l’Angleterre et surtout sa négligence de la christianisation. Les combats mettent face à face Dieu et Satan et rappellent ceux de l’Ancien testament. La répression est célébrée en ces termes : « Le courant de la révolte s’est retourné grâce à la sagesse et aux prouesses des soldats chrétiens […] combattant, comme le dit l’un des plus nobles d’entre eux, pour la gloire du Dieu tout-puissant, la cause de l’humanité et de l’ordre ; d’une certaine façon, Dieu les a choisis dans ce but, pour montrer la folie de ceux qui affirmaient voir dans le progrès de l’Évangile la ruine certaine de notre empire oriental. » (Société missionnaire baptiste) ; le général Havelock attribue la victoire aux armes, au courage mais aussi « à la bénédiction de Dieu tout-puissant en faveur d’une cause très juste, la cause de la justice, de l’humanité, de la vérité, et du bon gouvernement en Inde ». (Cf. MINOIS Georges, op. cit., pp. 370-371)
   Suivant les circonstances donc, le « Dieu des armées » est français ou anglais. Lors de la guerre de Sécession (1861-1865), il est américain, à la fois sudiste et nordiste. Les prêches nordistes sont intéressants parce qu’on constate, outre la violence des propos, que les valeurs nationales, l’union en particulier, l’emportent sur la question de l’esclavage surtout au début du conflit et utilisent le langage religieux : la guerre est un devoir chrétien « aussi sacré que la prière, aussi solennel que les sacrements » ; « Il est miséricordieux de bien se battre et de frapper dur, c’est le message de la loi d’amour » ; « L’Écriture nous enseigne que la guerre est une façon de soumettre au Dieu tout-puissant la justice d’une cause contre les machinations d’hommes sanguinaires et trompeurs » ; « Nous portons l’Arche du Seigneur et les bénédictions de la nouvelle Alliance ; en douter est de l’athéisme. » ; « Nous devons sauver l’Union, même si en le faisant nous devons abolir l’esclavage. » ; « Cette rébellion impie doit être écrasée absolument, à tout prix. Si cela ne peut se faire sans écraser l’esclavage, écrasons l’esclavage ». Ici aussi la guerre est considérée comme un moyen de régénération : « Les épreuves sont aussi salutaires pour les nations que pour les individus. Les grandes afflictions font les grands saints, et pourquoi ne faudrait-il pas qu’un peuple traverse la fournaise pour être purifié, trempé et testé […]  ? Et maintenant le baptême du feu est le baptême par lequel elle [la nation] doit renaître. Elle va être sauvée et glorifiée […]. Ce sera une véritable bénédiction si le châtiment de la guerre, calamité pour les vainqueurs aussi bien que pour les vaincus, restaure le pays dans la pureté de ses beaux jours et enseigne à ses fils que la rectitude exalte une nation et que le péché est une tache pour un peuple. » (Cf. MINOIS Georges, op. cit., pp. 371-373)
   L’idée de « guerre divin » fleurit, nous l’avons vu, au moment de la guerre de 14-18. Les catholiques seront plus attachés à la nation, et même si l’État est anticlérical, qu’à l’Église. ]


1. 1793-1862. Professeur au Collège romain, il eut le futur Léon XIII parmi ses élèves. Il fut l’un des principaux fondateurs de la revue Civiltà cattolica.
2. Essai théorique de droit naturel, Casterman, 1875, Livre V, chap. VI, n° 1225-1230, vol. 1, pp. 560-562.
3. Essai théorique de droit naturel, Livre VI, chap. IV, art. 1 , n° 1320, op. cit., vol. 2, p.37
4. Id., art. 2, n° 1322, op. cit., vol. 2, p. 39.
5. Id., n° 1331, op. cit., vol. 2, p. 42.
6. Id., n° 1345, op. cit., vol. 2, pp. 48-49.
7. Id., n° 1350, op. cit., vol. 2, p. 51.
8. Il s’agit de la France, bien sûr.
9. Id., n° 1354, op. cit., vol. 2, p. 52.
10. Id., n° 1403, op. cit., vol. 2, p. 82.
11. Taparelli distingue cette « ethnarchie » d’autres sociétés internationales qu’il appellera confédérations ou unions, dans lesquelles le principe d’association est la volonté humaine et non le développement naturel.
12. Id., n° 1361-1362, op. cit., vol. 2, pp. 57-58.
13. « …quelque persuadé que je sois qu’un jour viendra où l’humanité réalisera cette magnifique unité de la société universelle, qui est dans les desseins de la Providence et dans les plus intimes tendances de notre nature, quelles que soient sous ce rapport mes convictions personnelles, basées sur des faits que j’observe en philosophe, sans les imaginer ni les idéaliser à la manière des poètes, je ne puis cependant me dissimuler que la réalisation de cette unité internationale que l’avenir nous réserve, ne soit encore bien éloignée (…). » (Id., n° 1401, op. cit., vol. 2, p. 81).
14. Id., n° 1377-1378, op. cit., vol. 2, pp. 67-68.
15. Au contraire de la papauté, les Église nationales vont jusqu’à la fin de la première guerre mondiale rester attachées à l’idée que certaines guerres peuvent être « saintes ».
   Ainsi lors de la guerre de Crimée (1853-1856) où la France, l’Angleterre et Le Piémont-Sardaigne volent au secours de l’empire Ottoman menacé par la Russie. Si, au point de départ, il s’agissait d’une rivalité entre Russes et Français pour la protection des lieux saints, très vite ce sont les intérêts politiques qui prédominèrent. N’empêche que de nombreux évêques français rivalisèrent de déclarations au style caractéristique : « Dieu le veut […