⁢xi. A l’écoute de la Parole

L’Ancien testament, dès le livre de la Genèse nous révèle que le mal et donc l’injustice sont imputables à l’homme. Dans l’expérience du mal dont il est responsable, l’homme prend conscience de sa liberté mais cette liberté est « captive du mal, incapable de pratiquer la justice. »[1]

Mais l’histoire du mal s’inscrit dans le cadre de l’Alliance entre Dieu et les hommes. La rupture de l’Alliance avec Dieu, première injustice⁠[2], provoque immédiatement rupture entre l’homme et la femme⁠[3], rupture avec la nature⁠[4] et rupture avec les autres hommes⁠[5]. Les prophètes ne manqueront pas, nous l’avons vu, de dénoncer les injustices des hommes qui ne respectent pas la loi du Seigneur. En même temps, les prophètes rappellent que celui qui reste, malgré tout, le Dieu de l’Alliance⁠[6] est un Dieu de justice qui punit les pécheurs, châtie les ennemis du peuple élu, prend soin de son peuple⁠[7], un Dieu qui aime la justice⁠[8] et s’y complaît⁠[9] ; un Dieu qui ne supporte pas le culte que les hommes lui rendent alors qu’ils n’exercent pas la justice⁠[10].

Est juste celui qui, aux yeux de Dieu, est sans péché, celui qui respecte la Loi⁠[11].

La justice de Dieu demande clairement et avec insistance, nous le savons, que l’on fasse d’abord droit au pauvre, à l’étranger, à la veuve. Mais la justice de Dieu n’est pas seulement de châtier ceux qui s’opposent à son dessein, elle se révèle aussi miséricordieuse⁠[12] et salvatrice⁠[13]. La justice, les hommes ne pourront l’établir mais Dieu l’instaurera par la Messie à venir⁠[14]. Il y a plus encore dans la révélation de la justice de Dieu dans l’Ancien testament, nous y reviendrons, mais attardons-nous un instant à ce qui peut directement éclairer notre réflexion sur la justice sociale proprement dite.

Quelle conception de la justice sociale, les juifs ont-ils développée à partir de leur tradition ?

Une claire présentation nous est offerte par G. Hansel⁠[15] qui, d’emblée, souligne que la Bible comme le Talmud⁠[16] au lieu de rechercher, comme les idéologies modernes, une plus grande égalité des revenus, par exemple, ne s’attachent pas, prioritairement, à réduire les inégalités. Même la notion de « juste salaire » est, nous dit-il, étrangère à la tradition juive. En fait, l’objectif qui anime la législation sociale juive, « c’est la lutte contre la pauvreté avec comme objectif ultime sa suppression. » La Bible indique clairement qu’il faut faire justice au pauvre, au sens matériel du terme, à la veuve, à l’orphelin, à l’étranger ; et le Talmud ajoute : au sourd-muet, à l’idiot, au captif.

Quels moyens mettre en œuvre pour éradiquer la pauvreté sous toutes ses formes ?

Ils sont divers mais la tradition juive accorde une attention spéciale à la tsedaka, c’est-à-dire « l’aide matérielle que doit accorder celui qui en a la possibilité à celui qui en a besoin »[17]. Hansel explique : « il ne s’agit pas de procéder à une redistribution des richesses mais de garantir à chacun la satisfaction de ses besoins essentiels. La tsedaka est une obligation stricte ; elle ne se limite pas à la charité que le riche fait au pauvre selon sa bonne volonté. Lorsque cela est nécessaire, l’autorité peut et doit imposer à chacun de donner ce qu’il convient, au besoin par la contrainte ?[18] La tsedaka a donc par là le caractère d’un impôt. C’est une générosité éventuellement obligatoire et les sommes ainsi collectées peuvent être considérables »[19]. Le refus de la tsedaka est assimilé à l’idolâtrie, « la pire déviation idéologique ». La tsedaka est souvent présentée comme « le commandement », « le premier principe de la justice, le fondement de l’ordre politique, le point de départ de l’espérance messianique et finalement caractéristique de la définition même de l’identité juive. »[20]

Pour Maïmonide dont s’inspire particulièrement l’auteur, « il existe 8 degrés de valeur croissante dans l’accomplissement de la tsedaka. Le plus élevé consiste à soutenir la personne qui s’est effondrée, soit par un don, soit par un prêt, soit en s’associant avec elle, soit en lui fournissant un travail, de sorte de l’affermir suffisamment pour qu’elle n’ait plus besoin de demander l’assistance d’autrui. »[21] Et donc, commente Hansel, « le but ultime ne consiste pas seulement à fournir à chacun la satisfaction de ses besoins fondamentaux. Il faut faire en sorte qu’il échappe à la situation d’assisté. (…) La plus haute valeur sociale, le principe qui doit constamment nous guider, est de soutenir chaque membre de la collectivité suffisamment pour qu’il ne perde pas son autonomie ou la retrouve s’il l’a perdue. »

Fidèle à la tradition ainsi rappelée, Hansel, se penchant sur la crise actuelle, déclare, on ne s’en étonnera guère, que « la cause de la persistance de la misère n’est pas économique, elle est morale. »


1. HERR Edouard s.j., Justice et vie en société, in La justice sociale en question ?, op. cit., p. 279. E. Herr était professeur à l’Institut d’études théologiques de Bruxelles.
2. La pire des injustices, selon Ricoeur, « consiste moins dans la transgression d’une loi que dans la prétention de l’homme à être maître de sa vie » c’est-ç-dire à se considérer comme source absolue et fin ultime de sa vie (Conflit des interprétations, Seuil, 1969, p. 428 et HERR E., op. cit., p. 281).
3. Interpellé par Dieu, Adam accuse Eve ; « C’est la femme que tu as mise auprès de moi qui m’a donné de l’arbre, et j’ai mangé ! » (Gn 3, 12). Et Dieu dit à la femme : « Ta convoitise te poussera vers ton mari et lui dominera sur toi » (Gn 3, 16).
4. Dieu dit à Adam : « …​maudit soit le sol à cause de toi ! A force de peine tu en tireras subsistance tous les jours de ta vie. Il produira pour toi épines et chardons et tu mangeras l’herbe des champs. A la sueur de ton visage tu mangeras ton pain…​ » (Gn 3, 17-19).
5. Il s’agit du meurtre d’Abel par Caïn. Dieu demande à Caïn : « Où est ton frère Abel ? » et Caïn répond : « Je ne sais pas. Suis-je le gardien de mon frère ? » (Gn 4, 9). E. Herr commente ce passage : « Selon cette tradition, ce qui est dû à l’autre (justice) c’est de le traiter en frère, parce que Dieu est notre Père » (op. cit., p. 280).
6. Cf. Ex 19-24. Dieu dit: « Je te fiancerai à moi pour toujours ; je te fiancerai dans la justice et dans le droit, dans la tendresse et la miséricorde » (Os 2, 21).
7. « C’est pourquoi Yahvé attend l’heure de vous faire grâce, C’est pourquoi il se lèvera pour vous prendre en pitié, Car Yahvé est un Dieu de justice ; Bienheureux tous ceux qui espèrent en lui » (Is 30, 18).
8. « Car moi, Yahvé, qui aime le droit, qui hais le vol et l’injustice, je leur donnerai fidèlement leur récompense et je conclurai avec eux une alliance éternelle » (Is 61, 8) : « Yahvé est juste, il aime la justice, les cœurs droits contempleront sa face » (Ps 11, 7) ; « …il chérit la justice et le droit, de l’amour de Yahvé la terre est pleine » (Ps 33,5) ; « ...car Yahvé aime le droit, il n’abandonne pas ses amis » (Ps 37,28) ; « Le roi qui aime le jugement, c’est toi ; tu as fondé droiture, jugement et justice (…) » (Ps 99,4).
9. « …​ car je suis Yahvé qui exerce la bonté, le droit et la justice sur la terre. Oui, c’est en cela que je me complais (…) » (Jr 9, 23).
10. Cf. Is 1, 13-17: « N’apportez plus d’oblation vaine : c’est pour moi une fumée insupportable ! Néoménie, sabbat, assemblée, je ne supporte pas fausseté et solennité. Vos néoménies, vos réunions, mon âme les hait ; elles me sont un fardeau que je suis las de porter. Quand vous étendez les mains, je détourne les yeux ; vous avez beau multiplier les prières, moi je n’écoute pas. Vos mains sont pleines de sang : lavez-vous, purifiez-vous ! Otez de ma vue vos actions perverses ! Cessez de faire le mal, apprenez à faire le bien ! Recherchez le droit, redressez le violent ! Faites droit à l’orphelin, plaidez pour la veuve ! » (Néoménie: « premier jour du mois (nouvelle lune), qui donnait souvent lieu à des fêtes et sacrifices chez les peuples de l’antiquité » (R)).
11. Si l’auteur du Psaume 119 demande avec insistance à Dieu son aide pour observer ses commandements, la tendance ira croissant de compter surtout sur ses propres forces (cf. OUELLET Marc, La justice de l’Alliance, in Communio, n° XXV, 5, septembre-octobre 2000, p. 17).
12. « Je suis celui qui vous console » dit Dieu (Is 51,12).
13. « Mais mon salut sera éternel et ma justice demeurera intacte. Ecoutez-moi, vous qui connaissez la justice, peuple qui mets ma loi dans ton cœur. Ne craignez pas les injures des hommes, ne vous laissez pas effrayer par leurs outrages. Car la teigne les rongera comme un vêtement, et les mites les dévoreront comme de la laine. Mais ma justice subsistera éternellement et mon salut de génération en génération » (Is 51, 6-8).
   « Voici qu’un roi régnera avec justice et des princes gouverneront selon le droit. Chacun sera comme un abri contre le vent, un refuge contre l’averse, comme des ruisseaux sur une terre aride, comme l’ombre d’une roche solide dans un pays désolé. Les yeux des voyants ne seront plus englués, les oreilles des auditeurs seront attentives. Le cœur des inconstants s’appliquera à comprendre, et la langue des bègues dira sans hésiter des paroles claires. On ne donnera plus à l’insensé le titre de noble, ni au fourbe celui de grand » (Is 32, 1-5).
14. « Un rejeton sortira de la souche de Jessé (Père de David), un surgeon poussera de ses racines. Sur lui reposera l’Esprit de Yahvé, esprit de sagesse et d’intelligence, esprit de conseil et de force, esprit de connaissance et de criante de Yahvé : son inspiration est dans la crainte de Yahvé. Il jugera mais non sur l’apparence. Il se prononcera mais non sur le ouï-dire. Il jugera les faibles avec justice, il rendra une sentence équitable pour les humbles du pays. Il frappera le pays de la férule de sa bouche, et du souffle de ses lèvres fera mourir le méchant. La justice sera la ceinture de ses reins, et la fidélité la ceinture de ses hanches. Le loup habitera avec l’agneau (…). On ne fera plus de mal ni de violence sur toute ma montagne sainte, car le pays sera rempli de la connaissance de Yahvé, comme les eaux couvrent le fond de la mer » (Is 11, 1-9).
15. Travail et justice sociale, Conférence à Gesher, 22 février 1997, disponible sur http://ghansel.fr/justice.html. Georges Hansel, ancien professeur de mathématique et d’informatique à l’Université de Rouen est aussi l’auteur d’Explorations talmudiques (Odile Jacob, 1998) et de nombreuses communications et conférences sur la pensée juive.
16. Recueil des enseignements des grands rabbins. Il y a, en réalité deux Talmuds, celui de Palestine et celui de Babylone (IVe-Ve siècles).
17. L’auteur cite Moïse Maïmonide (théologien, philosophe et médecin, Cordoue 1135-Le Caire 1204) : « Ce dont le pauvre manque, tu dois le lui donner, habits, ustensiles,…​ Tu as l’obligation de lui fournir ce qui lui manque mais tu n’as pas l’obligation de l’enrichir » (Michne Torah, Lois des dons aux pauvres, 7-1).
18. L’insistance sur l’obligation ne doit pas surprendre. Dans la tradition juive, politique et religieux sont mêlés.
19. L’auteur précise qu’ »on considère généralement comme mesure indicative moyenne une proportion de 10% des revenus nets ; ce pourcentage doit évidemment être modulé en fonction des circonstances spécifiques. »
20. L’auteur cite encore Maïmonide : « Il faut être attentif à l’obligation de la tsedaka plus qu’à toute autre obligation. En effet la tsedaka est la marque distinctive du juste appartenant à la descendance d’Abraham ; le trône d’Israël ne s’affermit et la loi de vérité ne se maintient que par la tsedaka ; Israël ne sera libéré que par la tsedaka. Jamais un homme ne s’appauvrit par suite de la tsedaka, aucun mal, aucun dommage ne peut en résulter. De toute personne cruelle ou fermée à la pitié, il y a lieu de suspecter son origine car la cruauté ne se trouve que chez les peuples idolâtres. Tout Israël et ceux qui s’y associent sont comme des frères et si le frère n’a pas pitié du frère qui en aura pitié ? Vers qui les pauvres d’Israël peuvent-ils lever les yeux ? Est-ce vers les idolâtres qui les détestent et les persécutent ? » (Op. cit., 10).
21. Id..
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