⁢i. La démocratie, une forme de gouvernement parmi d’autres.

L’Église ne privilégie aucun régime. L’important, pour elle, est le respect d’un certain nombre de principes fondamentaux au delà desquels les citoyens, au nom de la distinction des pouvoirs, peuvent choisir les structures qui leur paraissent les mieux adaptées à leur situation, à leur histoire, à leur tempérament. Cette attitude confirme ce qui a déjà été dit : l’Église ne se reconnaît aucune compétence technique.

Très logiquement, après avoir rappelé cette position à l’occasion des querelles entre monarchistes et démocrates, au XIXe siècle, en France principalement, l’Église la maintiendra face à la démocratie triomphante.

Elle abordera, au XIXe siècle le problème de la sacralisation de la démocratie, de sa « théologisation »[1]. La question est toujours d’actualité car, sans aller jusque là, dans notre monde laïcisé, beaucoup aujourd’hui considèrent néanmoins que « la démocratie est le seul régime légitime »[2].

Exactement comme sous l’Ancien régime où des princes et quelques-uns de leurs conseillers défendaient l’idée que seule la monarchie de droit divin était conforme à l’idéal chrétien, beaucoup auront tendance, à l’époque contemporaine, à considérer que la démocratie est indépassable. Cette querelle prit naissance, au XIXe siècle, en France où la crispation des monarchistes poussa certains démocrates à se réclamer aussi de l’estampille divine.

C’est pourquoi, le pape Léon XIII, après avoir bien rappelé, la position de l’Église en la matière⁠[3], devra ramener à un sens de la relativité les partisans de la Démocratie:

« Divers gouvernements politiques se sont succédé en France dans le cours de ce siècle, et chacun avec sa forme distinctive : empires, monarchies, républiques. En se renfermant dans les abstractions, on arriverait à définir quelle est la meilleure de ces formes, considérées en elles-mêmes ; on peut affirmer également, en toute vérité, que chacune d’elle est bonne, pourvu qu’elle sache marcher droit à sa fin, c’est-à-dire le bien commun, pour lequel l’autorité sociale est constituée ; il convient d’ajouter finalement, qu’à un point de vue relatif, telle ou telle forme de gouvernement peut être préférable, comme s’adaptant mieux au caractère et aux mœurs de telle ou telle nation. Dans cet ordre d’idées spéculatif, les catholiques, comme tout citoyen, ont pleine liberté de préférer une forme de gouvernement à l’autre, précisément en vertu de ce qu’aucune de ces formes sociales ne s’oppose, par elle-même, aux données de la saine raison, ni aux maximes de la doctrine chrétienne. (…)

Que si l’on descend des abstractions sur le terrain des faits, il faut nous bien garder de renier les principes tout à l’heure établis ; ils demeurent inébranlables. Seulement, en s’incarnant dans les faits, ils y revêtent un caractère de contingence, déterminé par le milieu où se produit leur application. Autrement dit, si chaque forme politique est bonne par elle-même, et peut être appliquée au gouvernement des peuples, en fait, cependant, on ne rencontre pas chez tous les peuples le pouvoir politique sous une même forme ; chacun possède la sienne propre. Cette forme naît de l’ensemble des circonstances historiques ou nationales, mais toujours humaines, qui font surgir dans une nation ses lois traditionnelles et même fondamentales ; et, par celles-ci, se trouve déterminée telle forme particulière de gouvernement, telle base de transmission des pouvoirs suprêmes »[4].

Etant saufs donc les principes maintes fois rappelés, plusieurs régimes sont théoriquement possibles. Ils sont doublement relatifs puisqu’ils doivent s’adapter au génie d’une nation particulière et qu’ils prendront, suivant les circonstances, des formes déterminées⁠[5].

Il donc tout à fait logique, dans cet esprit, que « quelle que soit la forme des pouvoirs civils dans une nation, on ne peut la considérer comme tellement définitive qu’elle doive demeurer immuable, fût-ce l’intention de ceux qui, à l’origine, l’ont déterminée »[6].

L’Église eut constamment à rappeler cette doctrine classique.

En 1901, Léon XIII la rappellera encore au moment où, ici et là, apparaissent des mouvements baptisés « Démocratie chrétienne ». Le pape publie une encyclique⁠[7] pour lever un certain nombre d’équivoques que l’association des deux mots risque de provoquer. Léon XII précise bien que « les préceptes de la nature et de l’Évangile étant, par leur autorité propre, au-dessus des vicissitudes humaines, il est nécessaire qu’ils ne dépendent d’aucune forme de gouvernement civil ; ils peuvent pourtant s’accommoder de n’importe laquelle de ces formes, pourvu qu’elle ne répugne ni à l’honnêteté ni à la justice ». Ces préceptes, les citoyens peuvent et doivent les observer « quelle que soit la constitution d’un État ». Dès lors, « les intentions et l’action des catholiques qui travaillent au bien des prolétaires ne peuvent, à coup sur, jamais tendre à préférer un régime civil à un autre ni à lui servir comme de moyen de s’introduire ».

En 1910, nous retrouverons la même inspiration sous la plume de Pie X dans sa Lettre sur le « Sillon »[8]. Le fondateur du Sillon, Marc Sangnier⁠[9] inspiré par l’encyclique Rerum novarum et tout l’enseignement de Léon XIII avait, dans un premier temps et dans des termes rappelant la prise de position du futur Pie VII, défini la démocratie comme « le système politique qui suppose pour être efficace la pleine responsabilité des citoyens et la pratique des vertus qui sont chrétiennes »[10]. Malheureusement, les animateurs du Sillon en viendront à considérer que seule la démocratie peut inaugurer « le règne de la parfaite justice ». Pie X, dans la liste des reproches qu’il adresse au Sillon, reprendra cette prétention. Citant à de nombreuses reprises son prédécesseur, il rappelle aux membres du Sillon que « la justice est compatible avec les trois formes de gouvernement qu’on sait » et que « la Démocratie ne jouit pas d’un privilège spécial ». Par contre, le catholicisme du Sillon « ne s’accommode que de la forme du gouvernement démocratique, qu’il estime être le plus favorable à l’Église, et se confondre pour ainsi dire avec elle ; il inféode donc sa religion à un parti politique. Nous n’avons pas à démontrer, continue Pie X, que l’avènement de la démocratie universelle n’importe pas à l’action de l’Église dans le monde ; Nous avons déjà rappelé que l’Église a toujours laissé aux nations le souci de se donner le gouvernement qu’elles estiment le plus avantageux pour leurs intérêts. Ce que Nous voulons affirmer encore une fois après Notre prédécesseur, c’est qu’il y a erreur et danger à inféoder, par principe, le catholicisme à une forme de gouvernement »[11].

En 1943, Jacques Maritain⁠[12], tout en affirmant clairement et fortement sa foi dans le régime démocratique, précisera que le mot « démocratie » « désigne d’abord et avant tout une philosophie générale de la vie humaine et de la vie politique, et un état d’esprit. Cette philosophie et cet état d’esprit n’excluent a priori aucun des « régimes » ou des « formes de gouvernement » que la tradition classique a reconnus pour légitimes, c’est-à-dire compatibles avec la dignité humaine. un régime monarchique peut ainsi être démocratique, s’il s’accorde à cet état d’esprit et aux principes de cette philosophie ». Il ajoutera qu’en fonction même de la distinction entre le domaine spirituel et le domaine temporel, « le christianisme et la foi chrétienne ne sauraient être inféodés, non plus qu’à aucune forme politique quelconque, à la démocratie comme forme de gouvernement ni à la démocratie comme philosophie de la vie humaine et politique ». On ne peut donc prétendre « que le christianisme serait lié à la démocratie, et que la foi chrétienne obligerait chaque fidèle à être démocrate »[13]

Dans son message de Noël 1944 qui est tout entier consacré aux normes d’une « vraie et saine démocratie », au moment où « la tendance vers la démocratie pénètre de plus en plus les peuples et obtient largement le suffrage et le consentement de ceux qui aspirent à collaborer plus efficacement au destin des individus et de la société », Pie XII ne changera pas de doctrine pour autant. Au contraire, avant de développer sa pensée, il reprendra la thèse maintenant bien connue et dont il emprunte l’expression à Léon XIII : « Il est à peine nécessaire de rappeler, écrit-il, que, suivant l’enseignement de l’Église, « il n’est pas défendu de préférer les gouvernements tempérés de régime populaire, pourvu que soit sauve la doctrine catholique concernant l’origine et l’usage du pouvoir public » et que « l’Église ne réprouve aucune forme de gouvernement, pourvu qu’elle soit apte à procurer le bien des citoyens »[14] ». Et, dans un langage très proche de celui de Maritain, il ajoutera encore que « la démocratie, entendue au sens large, admet plusieurs formes et peut ainsi se réaliser dans les monarchies comme dans les républiques »[15].

Il conviendra de préciser les conditions de cette « vraie et saine démocratie », et surtout l’« état d’esprit » qui la caractérise, selon le mot d’Hélène Ahrweiler⁠[16].

Nous avons déjà montré plus haut que Gaudium et spes et le Catéchisme de l’Église catholique n’ont pas du tout abandonné l’enseignement des pontifes précédents. Une fois encore, la responsabilité de l’Église est de rappeler quelques exigences fondamentales et permanentes, non de choisir la forme dans laquelle elle s’exprimeront. En même temps, le rôle de l’Église est de souligner la contingence de ces formes. Très opportunément, Jean-Paul II écrit : « N’étant pas une idéologie, la foi chrétienne ne cherche nullement à enfermer dans le cadre d’un modèle rigide la changeante réalité sociale et politique et elle admet que la vie de l’homme se réalise dans l’histoire de manières diverses et imparfaites »[17]. Il est peut-être d’ailleurs symptomatique, à cet égard, de constater que le mot « démocratie » « n’est pas employé dans les documents conciliaires, mais on y trouve l’affirmation de ses exigences »[18]

Ajoutons encore que la démocratie peut prendre des formes très diverses. Il suffit de comparer les États-Unis, la France et la Belgique, par exemple, pour se rendre compte des différences structurelles importantes qui peuvent exister dans trois états évidemment démocratiques. Là non plus l’Église n’a pas à intervenir : elle « respecte l’autonomie légitime de l’ordre démocratique et elle n’a pas qualité pour exprimer une préférence de l’une ou l’autre solution institutionnelle ou constitutionnelle »[19].

Le concile Vatican II l’avait réaffirmé : « Quant aux modalités concrètes par lesquelles une communauté politique se donne sa structure et organise le bon équilibre des pouvoirs publics, elles peuvent être diverses, selon le génie propre de chaque peuple et la marche de l’histoire. »[20]

La démocratie est donc une forme possible de gouvernement parmi d’autres comme saint Thomas déjà l’entendait. Alors qu’à l’époque, une préférence se marquait pour la monarchie, il est clair qu’aujourd’hui une préférence se marque pour la démocratie. Cela ne doit rien enlever à la relativité du régime et le rôle de l’Église est essentiellement de christianiser ou plus simplement humaniser les mœurs et les structures .

Notons aussi que même si l’on considère, comme beaucoup de nos contemporains, que la démocratie est irremplaçable, rien n’est plus dangereux que d’interdire toute critique à son égard alors qu’« elle se détériore sous nos yeux, faute de pouvoir être améliorée »[21]. Tout comme la réflexion incessante sur la monarchie a permis, ici et là, des amélioration et évité parfois certains abus, les partisans de la démocratie ne peuvent faire « l’économie d’une réflexion sur les fondements du « bien » démocratique. C’est le tabou de la réflexion qui nous empêche de réformer, et par là met en péril l’organisation elle-même. »[22].

Jean-Paul II lui aussi, à sa manière, a mis en garde contre le « tabou » démocratique : « …​la démocratie ne peut être élevée au rang d’un mythe, au point de devenir un substitut de la moralité ou d’être la panacée de l’immoralité. Fondamentalement, elle est un « système » et, comme tel, un instrument et non pas une fin. Son caractère « moral » n’est pas automatique, mais dépend de la conformité à la loi morale, à laquelle la démocratie doit être soumise comme tout comportement humain: il dépend donc de la moralité des fins poursuivies et des moyens utilisés. Si l’on observe aujourd’hui un consensus presque universel sur la valeur de la démocratie, il faut considérer cela comme un « signe des temps » positif ainsi que le Magistère de l’Église l’a plusieurs fois souligné. Mais la valeur de la démocratie se maintient ou disparaît en fonction des valeurs qu’elle incarne et promeut »[23].


1. C’est le mot employé par Hans Maier, op. cit., pp. 175-177 à propos de la conception de Lamenais « inadmissible pour l’Église » en tant que « thèse ». Lamennais estimait que « l’Église n’avait pas le droit de rester neutre, mais qu’elle devait se joindre au pouvoir démocratique montant et victorieux (…) ».
2. SPECTOR Céline, in Le pouvoir, Corpus, GF Flammarion, 1997, p. 32.
3. Déjà en 1888, il précisait: « …​préférer pour l’État une constitution tempérée par l’élément démocratique n’est pas en soi contre le devoir, à condition toutefois qu’on respecte la doctrine catholique sur l’origine et l’exercice du pouvoir public. Des diverses formes du gouvernement, pourvu qu’elles soient en elles-mêmes aptes à procurer le bien des citoyens, l’Église n’en rejette aucune ; mais elle veut, et la nature s’accorde avec elle pour l’exiger, que leur institution ne viole le droit de personne et respecte particulièrement les droits de l’Église » (Libertas praestantissimum).
4. Lettre encyclique Au milieu des sollicitudes, 16 février 1892.
5. « …​pour constituer la forme de gouvernement de la Cité, ou la modalité d’exercice de ses charges, on ne peut que donner un très grand poids à l’état présent et à la condition de chaque peuple : or, ils varient selon les lieux et les temps. » (JEAN XXIII, Pacem in terris, n° 68).
6. Id..
7. Graves de communi, 18 janvier 1901.
8. 25 août 1910.
9. 1873-1950. Il faut souligner, malgré les erreurs commises, l’extrême générosité du projet d’apostolat social de Marc Sangnier. Il se dévoua inlassablement à la formation et à la promotion des masses populaires en créant notamment des cercles d’études et des coopératives. Il fut aussi un modèle d’humilité puisqu’immédiatement après la condamnation de son mouvement, il se soumit ainsi que ses amis.
10. Cité in Mourre.
11. Le pape poursuit : « …​erreur et danger qui sont d’autant plus grands lorsqu’on synthétise la religion avec un genre de démocratie dont les doctrines sont erronées ». Nous verrons plus loin quelles sont ces « doctrines erronées ».
12. MARITAIN Jacques (1882-1973), in Christianisme et démocratie, Hartmann, 1945, pp. 31-35.
13. Ces citations montrent d’emblée qu’on ne peut assimiler la pensée de Maritain à celle développée par le Sillon. Il est saugrenu d’affirmer que le philosophe « travaille pour la révolution et contre l’Évangile » et que la condamnation du Sillon par Pie X frappe également Maritain. C’est la thèse de MEINVIELLE abbé in De Lamennais à Maritain, La cité catholique, 1956 ( notamment pp. 171-239). Certes, il y a des accents semblables, certes le discours de Maritain, comme celui de Marc Sangnier, est chargé de « pathos » et d’« affectivité » mais la ressemblance s’arrête là et l’enthousiasme maritainien s’explique, je crois, par la volonté de renforcer l’espérance au milieu du désastre de la guerre. Par ailleurs, à lire toutes les nuances du philosophe et les raccourcis de l’abbé, on ne peut s’empêcher de penser que le procès était perdu d’avance. On pourrait plutôt s’attarder à montrer les ressemblances réelles qu’il y a entre la pensée de Maritain, de Pie XII (Cf. PONTIER Jean-Marie, Pie XII et la démocratie, in Pie XII et la cité, Actes du Colloque de la Faculté de Droit d’Aix-en-Provence, Téqui, 1988, p. 288) et de Paul VI qui a toujours considéré ouvertement Maritain comme un de ses maîtres (Cf. DAUJAT J., Maritain, un maître pour notre temps, Téqui, 1978, p. 17).
14. Libertas, 20 juin 1888.
15. Pie XII explique : « la sollicitude diligente de l’Église ne va pas tant à sa structure et à son organisation extérieure - qui dépendent des aspirations propres de chaque peuple - qu’à l’homme lui-même qui, loin d’être l’objet et comme un élément passif de la vie sociale, en est au contraire, et doit en être et demeurer le sujet, le fondement et la fin » (id)
16. Cf. Démocratie et république, in Géopolitique, n° 60, hiver 1997, pp. 6-9. H. Ahrweiler, recteur d’Académie est présidente de l’Université d’Europe.
17. CA n°46.
18. Concile oecuménique Vatican II, Editions du Centurion, 1967, table analytique, article « démocratie », p. 788.
19. CA n°47. Le Saint Père continue en précisant que la contribution que l’Église « offre à cet ordre est justement cette vision de la dignité de la personne, qui se manifeste en toute sa plénitude dans le mystère du Verbe incarné ».
20. GS, 74, 6.
21. DELSOL Chantal, Le souci contemporain, p. 112.
22. Id., p. 117.
23. Evangelium Vitae, 70.