Au point de départ, s’affirme une volonté de libérer l’individu des
contraintes sociales, aux points de vue spirituel et
politique. Sur le plan
économique le projet sera d’abolir les réglementations.
L’Angleterre où la révolution politique était faite depuis 1688
(Glorious revolution), on abolit les règlements corporatifs en
1799-1800 (Combination Acts). Désormais, l’efficacité et la
rentabilité du travail l’emportent sur le travailleur. En témoigne ce
règlement d’atelier dans une filature anglaise:
« -Tout ouvrier ayant ouvert une fenêtre : 1sh.
-Tout ouvrier ayant été trouvé sale au travail : 1sh.
-Tout ouvrier se levant au cours du travail : 1sh.
--Tout ouvrier ayant réparé la courroie de son tambour en laissant un
bec de gaz allumé : 2sh.
-Tout ouvrier n’ayant pas remis sa burette d’huile en place : 1sh.
-Tout ouvrier quittant son métier en laissant le bec de gaz allumé:
2sh.
-Tout ouvrier sifflant pendant le travail : 1sh.
-Tout ouvrier filant à la lumière du gaz trop tard dans la matinée:
2sh.
-Tout ouvrier allumant le gaz trop tôt : 1sh.
-Tout ouvrier en retard de cinq minutes : 1sh
-Tout ouvrier ayant des déchets de fils sur la bande du chariot : 1sh.
-Tout ouvrier ayant des déchets de fils sur les poids du métier:
0,6sh.
-Tout ouvrier ayant négligé d’enlever ses déchets de fils défectueux
trois fois par semaine : 1sh.
-Tout ouvrier ayant du déchet sur ses broches : 1sh.
-Tout ouvrier malade qui ne pourra fournir un remplaçant donnant
satisfaction, doit payer par jour, pour la perte d’énergie mécanique:
6sh. »
Ce règlement n’est en fait qu’une longue suite d’amendes prévues pour
garantir le maximum de rentabilité de la part des travailleurs. Il ne
faut gaspiller ni le temps ni la matière.
Ce système d’amendes est assez répandu à l’époque et parfois pour des
raisons de sécurité comme, par exemple, dans les filatures rouennaises
en 1867.
En tout cas, tout manquement à la propreté, à la ponctualité, à
l’application au travail est puni d’une amende qui doit compenser,
semble-t-il, la perte financière entraînée par l’ouvrier négligent,
distrait ou même malade. Ce système est propice à l’instauration d’un
climat d’oppression et de crainte où le travail, la productivité, la
rentabilité ont priorité sur la personne.
Voici un autre exemple venu de France, et qui a été sans doute aussi
d’application chez nous dans certaines filiales. Il s’agit
du Règlement d’entreprise, comptoirs, manufactures et chancelleries de
1863-1872.
A l’attention du personnel :
1. Respect de Dieu, propreté et ponctualité sont les règles d’une
maison bien ordonnée.
2. Dès maintenant, le personnel sera présent de 6h du matin à 6h du
soir. Le dimanche est réservé au service religieux. Chaque matin, on dit
la prière dans le bureau principal.
3. Chacun est tenu de faire des heures supplémentaires si la direction
le juge utile.
4. L’employé le plus ancien est responsable de la propreté des locaux.
Les plus jeunes s’annoncent chez lui 40 minutes avant la prière, et sont
également à sa disposition en fin de journée.
5. L’habillement doit être simple. Le personnel ne doit pas se vêtir de
couleurs claires et doit porter des bas convenables. Il est interdit de
porter des caoutchoucs et manteaux dans les bureaux, car le personnel
dispose d’un fourneau. Exception en cas de mauvais temps : foulards et
chapeaux. On recommande en outre d’apporter chaque jour, pendant
l’hiver, quatre livres de charbon.
6. Il est interdit de parler pendant les heures de bureau. Un employé
qui fume des cigares, prend des boissons alcoolisées, fréquente les
salles de billard ou des milieux politiques est suspect quant à son
honneur, son honnêteté et sa correction.
7. Il est permis de prendre de la nourriture entre 11h30 et 12h.
Toutefois le travail ne doit pas être interrompu.
8. Envers la clientèle, la direction et les représentants de la presse,
l’employé témoignera modestie et respect.
9. Chaque membre du personnel a le devoir de veiller au maintien de sa
santé. En cas de maladie, le salaire ne sera pas versé. On recommande à
chacun de mettre une bonne partie de son gain de côté, afin qu’en cas
d’incapacité de travail, et dans sa vieillesse, il ne soit pas à la
charge de la collectivité.
10. Pour terminer, nous attirons votre attention sur la générosité de
ce nouveau règlement. Nous en attendons une augmentation considérable du
travail
|
Ce qui frappe d’emblée, ce sont les considérations morales, politiques
et même religieuses qui parsèment ce règlement. Mais il ne s’agit que de
garantir de nouveau l’efficacité du travail par une discipline qui fait
fi de la liberté de conscience dans le but de maintenir l’ordre et
l’obéissance. La durée du travail est de 12 heures et plus si l’on est
jeune et si l’on juge nécessaire une prolongation. On n’arrête pas de
travailler pour manger. Les travailleurs sont invités à apporter
eux-mêmes de quoi se chauffer. Leur vie privée est elle-même surveillée.
Il n’y a pas d’indemnités en cas de maladie. Enfin, on ne peut être que
choqué par le 10e point où l’autorité non seulement se félicite mais
avoue son intention profonde.
Du XVIIIe siècle au XXe siècle, c’est un peu le même esprit qui préside
à l’organisation du travail et ce sont les patrons ou l’État lorsqu’il
est patron qui sont les auteurs de ces directives imposées dans
l’intérêt matériel de l’entreprise.
A lire ces règlements, on pourrait croire que l’attention aux personnes
qui travaillent et les préoccupations éthiques sont toutes récentes et
le fruit exclusif de luttes sociales qui ont émaillé les XIXe et XXe
siècles.
Aujourd’hui, la plupart du temps, dans nos pays, les pouvoirs publics,
les employeurs et les organisations syndicales sont parvenus à établir
des législations très détaillées et des règlements de travail où les
droits et devoirs de toutes les parties sont pris en compte. Il suffit
de jeter un œil sur les documents publiés par le Groupe S - Secrétariat
social asbl , secrétariat social agréé pour employeurs (cf.
https://www.groups.be/1_4122.htm).
De tels textes, très fouillés, sont très importants mais ils ne
suffisent peut-être pas dans la mesure où il est impossible que tout
soit réglementé et qu’il n’est peut-être pas souhaitable que tout le
soit.
Quoi qu’il en soit, on peut se demander sur quelles bases le règlement
s’établit. Il faut tenir compte de la rentabilité de l’entreprise pour
sa propre survie, de l’intérêt des employeurs et souvent, aujourd’hui,
des actionnaires, de l’intérêt des travailleurs… Intérêts divers qui
peuvent entrer en conflit et, nous le savons, qui entrent souvent en
conflit !
On a vu que longtemps, c’est la rentabilité, l’intérêt de l’employeur
qui a primé et il est sûr que le bon sens pousse à penser qu’il faut qu’
une organisation du travail prenne en compte l’intérêt de
tous. Mais comment rencontrer
l’intérêt de tous ? Par autorité ? Par la lutte des classes ? Par
consensus ? Mais, tout est-il négociable et le but est-il simplement de
vivre ensemble sans heurts, en un lieu détermine qui est celui de
l’entreprise ?
Contrairement à une idée bien établie, il fut une époque, bien avant les
luttes sociales de l’époque contemporaine, où l’autorité responsable de
l’organisation du travail a cherché à prendre en compte prioritairement
le bien-être du travailleur, c’est-à-dire de la personne qui travaille.
La personne, en effet, ne se limite pas à sa capacité de travail. La
personne est un être plus complexe, qui travaille certes mais qui aussi,
a une famille, se nourrit, se repose, a des loisirs, une vie
relationnelle plus ou moins large, des convictions religieuses, etc….
Nous avons déjà eu l’occasion d’évoquer, pour la France, la loi
d’Allarde des 2 et 17
mars 1791 et la loi Le Chapelier du 14 juin de la même
année.Ces lois célèbres s’inscrivent
parfaitement dans la logique des mesures révolutionnaires. Avant elles
avaient été votées l’abolition des droits et privilèges féodaux, des
privilèges des provinces et des villes (août 1789) et la libération de
l’intérêt de l’argent (octobre 1789). Par la suite, les communaux furent
supprimés (septembre 1791), la monnaie fut libérée de l’emprise du
prince (mars 1803), les associations furent interdites
(mai 1803) et on libéra les contrats (1804).
On peut résumer la philosophie sous-jacente par la célèbre formule:
« Laissez faire, laissez passer ». A l’intérieur on prône la libre concurrence et, à
l’extérieur, le libre-échange.
Pour en arriver là, il est évidemment nécessaire de lutter contre les
velléités dominatrices du pouvoir politique qui sera souvent considéré
comme l’ennemi par les libéraux. A tel point que certains auteurs du XXe
siècle n’hésiteront pas à affirmer qu’au XIXe siècle, c’est le
capitalisme qui a soulagé la misère provoquée par l’intervention du
législateur : « Les propriétaires des usines, écrit l’un
d’eux, ne pouvaient forcer personne à accepter un emploi. Ils ne
pouvaient engager que des gens prêts à travailler pour les salaires qui
leur étaient offerts. Ces rétributions étaient peut-être très réduites,
mais elles dépassaient sependant de loin ce que ces miséreux auraient pu
gagner à une quelconque autre activité qui leur était accessible. Il est
faux de prétendre que les usines ont arraché les femmes à leurs
fourneaux et les enfants à leurs jeux puisque les femmes n’avaient pas
de quoi cuisiner ou nourrir leurs enfants. Ces enfants étaient indignets
ou mourants. Leur seul refuge était l’usine. C’est elle qui les a
littéralement sauvés de la famine ». Un autre précise : « Les enfants étaient obligés par leurs
parents d’aller travailler à l’usine. Il est vrai que les heures étaient
fort longues, mais le travail était le plus souvent aisé ; il s’agissait
d’ordinaire de la surveillance d’une machine à filer ou d’un métier à
tisser.(…) Comme, de 1819 à 1848, les lois réglant le travail dans
l’industrie imposaient de plus en plus de restrictions à la mise au
travail d’enfants et d’adolescents et que les visites et contrôles de
l’Inspection du travail étaient plus fréquents et aisés, les
propriétaires des grandes usines se voyaient obligés de licencier des
enfants, plutôt que de se soumettre à des réglementations arbitraires
sans fin, changeant sans cesse, et leur prescrivant la manière dont ils
auraient dû diriger leur usine ». En fait, « les libérateurs et les
bienfaiteurs de ces enfants n’ont pas été des législateurs ou des
inspecteurs de travail, mais des propriétaires d’usine et des
financiers ».
Ces auteurs et bien d’autres parlent à propos de la misère du XIXe de
« véritable falsification intellectuelle ». Nous y reviendrons.