⁢Chapitre 3 : La dignité du travailleur

…​mais le septième jour est un sabbat pour Yahvé ton Dieu.⁠[1]

Sans trop caricaturer la réalité, on peut dire, à la lumière du chapitre précédent, qu’avant le XIXe siècle, c’est en dehors du monde catholique, à quelques exceptions près, que l’on s’est efforcé de rendre au travail sa dignité, en évitant exaltation et mépris, en réduisant sa pénibilité, en le récompensant mieux, en soulignant ses capacités transformatrices, sa force progressiste.

Au XIXe siècle, l’Église catholique va enfin se pencher sur le problème, interpellée par la nouveauté -les « nouvelles choses »- de l’industrialisation et la déchristianisation de la classe ouvrière. En effet, la transformation du travail au XIXe siècle a eu des conséquences spirituelles. Ce bouleversement a mobilisé les consciences chrétiennes et finalement amené Léon XIII à prendre la parole.

En 1965, Paul VI s’interrogeait encore sur cette période trouble et se demandait, tout d’abord, à propos du rapport entre vie religieuse et vie du travail, « pourquoi ces deux expressions suprêmes de l’activité humaine devraient être séparées l’une de l’autre ? Pourquoi en opposition ? Comment se fait-il que leur alliance, leur symbiose se soit rompue ? Quelle longue histoire, quelle analyse diligente a pu nous en montrer les raisons, les prétextes, les ruines ? Peut-être, continuait-il, n’a-t-on pas compris à temps la transformation psychologique et sociale qu’aurait produite le passage de l’emploi d’outils simples et humbles qui aidaient l’homme dans sa fatigue quotidienne, à l’emploi des machines avec leurs nouvelles puissantes énergies ? N’a-t-on pas vu que naissait à partir du royaume terrestre, une fabuleuse espérance qui aurait obscurci et remplacé l’espérance du royaume des cieux ? Ne s’est-on pas rendu compte que la nouvelle forme du travail aurait réveillé chez le travailleur, la conscience de son aliénation, c’est-à-dire la conscience de ne plus travailler pour lui-même mais pour les autres, avec des instruments qui n’étaient plus les siens mais ceux des autres, non plus seul mais avec d’autres ? Et ne s’est-on pas rendu compte que, dans son âme, serait née une aspiration à une rédemption économique et temporelle qui ne lui aurait plus laissé l’occasion d’apprécier la rédemption morale et spirituelle offerte par la foi au Christ rédemption qui n’est pas contraire à la première mais qui en est le fondement et le couronnement ? Et peut-être ont-ils manqué (certainement pas de la part des papes) le langage et le courage pour dire au monde du travail bouleversé dans ses propres affirmations, quel était le bon chemin à suivre pour son rachat et quelle nécessité et quel devoir il y avait à ne pas sacrifier, au niveau du bien-être économique, sa capacité et son droit de s’élever, en même temps, au niveau des réalités suprêmes de la vie, qui sont celles de l’âme et de Dieu ? »[2] Cette réflexion, trop courte, selon l’aveu même du Souverain Pontife, suggère qu’une théologie du travail est nécessaire pour intégrer le travail d’aujourd’hui dans la perspective de la vie spirituelle.

Comme le saint Père le dit, à sa manière, il est clair que le machinisme a changé considérablement le travail car, désormais, « la finalité de l’œuvre ne coïncide plus avec la finalité de l’opérant. Elle la recouvre, l’élargit surtout jusqu’à devenir un autre domaine. L’œuvre est projetée sur un plan social »[3]. Ce que confirme le P. Chenu en précisant: « Puisque le passage de l’outil à la machine effectue, au-delà d’une intensification quantitative, une transformation qualitative du travail humain, et qu’il aboutit à modifier le genre de vie non seulement des individus mais de l’humanité en corps, ce n’est pas seulement un allongement de la morale des occupations humaines qu’il faut élaborer, mais la signification nouvelle d’un tel travail qu’il importe de définir, dans une rencontre imprévue de l’homme et de la nature. »[4]

Par contre, à propos du lien entre la vie du travail et la vie spirituelle, la réflexion de Paul VI, mérite effectivement une mise au point. Que le lien ait été rompu à l’époque du machinisme, c’est clair. Comme le dit très justement le P. Chenu : « dans la mesure même où l’homme s’aliénait dans le travail, il perdait Dieu en même temps que lui-même. Le travail ne pouvait plus avoir un sens religieux, parce qu’il n’avait plus de sens humain »[5]. Mais quel lien existait entre travail et vie spirituelle avant la révolution industrielle ?

Il est un fait que trop longtemps, on n’a guère retenu que la malédiction : « …​maudit soit le sol à cause de toi. C’est au prix d’un travail pénible que tu en tireras ta nourriture tous les jours de ta vie. Il te produira des épines et des chardons, et tu mangeras de l’herbe des champs. C’est à la sueur de ton visage que tu mangeras le pain…​ »⁠[6]. On a considéré que le travail était une pénitence. En même temps, nous l’avons vu aussi, on a tenté de persuader les pauvres involontaires d’aimer leur pauvreté et de s’en réjouir.⁠[7]

« Pendant plusieurs siècles, explique le P. Chenu, le travail était considéré par le chrétien, tant dans son comportement que dans sa catéchèse, comme une pesante occupation pour gagner sa vie « à la sueur de son front » (Gn, 2), conséquence d’un mystérieux dérèglement collectif dénommé « péché originel ». L’attention, psychologique et religieuse, ne se porte plus alors sur le contenu objectif et la valeur positive du travail ; on le valorise par l’intention dont on l’anime, de sorte qu’il n’est de lui-même, qu’une occasion, et que ses techniques restent sans intérêt ni profit pour la mentalité chrétienne (…). « Devoir d’état », disait-on, dans le trop court moralisme, qu’on accomplissait dans une oblation à Dieu ou en acceptation pénitentielle de la souffrance, mais sans référence consciente à l’œuvre elle-même. »[8]

En conséquence, « La chrétienté libérait les âmes mais les corps souffraient de misère et de famine, sauf chez la minorité favorisée. Le travail manuel du paysan n’avait pas droit à la même considération que les exploits du seigneur ; le christianisme remettait les valeurs en place, non la structure sociale. »[9]

A manqué donc, au delà ou en deçà de la morale, une véritable théologie du travail. Ont manqué cruellement la poursuite et l’approfondissement de la réflexion plus positive esquissée chez Paul et chez saint Thomas. « Il est curieux et bien douloureux, écrit encore le P. Chenu, d’observer que, sinon depuis le moyen âge de la théologie classique en Occident, du moins depuis le XVIe siècle, avec Vitoria et Suarez, il y a, chez les chrétiens, une théologie de la guerre (…) ; il y a une théologie des affaires, ne fût-ce que dans la condamnation obstinée de l’usure, qu’on nous dit avoir barré - bien inefficacement !- la naissance du capitalisme ; il y a une théologie de l’histoire, voire des théologies différentes, même si on en conteste la vérité, telle la théologie providentialiste de Bossuet ; mais il n’y a pas de théologie du travail. Le mot même est tout récent : car, si, depuis le XIXe siècle on parle d’une morale du travail, et depuis une vingtaine d’années d’une mystique du travail, ou d’une spiritualité du travail, on ne voit apparaître l’expression théologie du travail que depuis cinq ou six ans. C’est significatif. Cela confirme la constatation faite que jusqu’ici les docteurs chrétiens ne prenaient en considération cette réalité humaine comme une matière amorphe, apte ainsi que toutes les autres à être moralisée, sanctifiée, au titre de « devoir d’état ». Ils commentaient, bien sûr, les chapitres de la Genèse sur le caractère pénal du travail ; mais ils ne donnaient pas une attention directe à son contenu objectif, pour discerner la valeur originale que ce contenu, économique et humain, pouvait contracter dans sa relation possible avec le gouvernement de Dieu sur le monde ».⁠[10]

Léon XIII renouant avec saint Thomas va relancer la recherche mais il faut attendre le Concile d’abord et surtout Jean-Paul II pour que se construise et s’affirme la théologie du travail souhaitée. Théologie qui, comme nous allons le voir, change de point de vue. Théologie qui, dans da fraîche nouveauté, n’a pas encore produit tous ses fruits. Les chrétiens, nous l’avons dit, se contentant, dans l’ignorance de leur propre originalité, de souscrire, suivant leur sensibilité et leurs intérêts, aux vieilles théories et habitudes, en tentant, a posteriori, de leur trouver des accents chrétiens.


1. Ex, 20,9.
2. Audience générale, 1-5-1965. Traduction personnelle. Le P. Chenu se réfère aussi mais partiellement à ce texte de Paul VI, in Le travail humain, Lettre encyclique de Jean-Paul II, Introduction, Cana-Cerf, 1981, pp. VII-VIII.
3. GUISSARD Lucien A.A., Catholicisme et progrès social, Je sais-Je crois, V, 57, Arthème Fayard, 1959, p. 77.
4. Pour une théologie du travail, op. cit., p. 12. La révolution que la machine a opérée consiste en ceci : « L’homme vit, d’une manière jadis impensable, non plus la vie de la nature, mais une vie dirigée, rationalisée, une vie qu’il crée lui-même, qu’il s’invente à lui-même. Et ce travail ne va déshumaniser que parce que, de soi, conduit selon sa loi, il serait capable d’humaniser » (Id., p. 31.). Aujourd’hui, le travail n’est plus d’abord l’occasion d’une perfection de l’homme mais  »d’abord la production d’une œuvre ». Si le travailleur travaille pour la perfection de l’œuvre et sa propre perfection, « la perfection de l’œuvre commande ». S’il ne faut pas exagérer le caractère objectif du travail, exagération qui serait dépersonnalisante, on ne peut non plus « faire jouer prématurément (…) les fins subjectives du travailleur » (Id., pp.32-33.).
5. Id., pp. 27-28.
6. Gn 3, 17-19.
7. Il y eut une pensée laïque qui s’accommoda bien de cette vision. On se souvient de la « sagesse » assez négative proposée dans le conte philosophique Candide : « Le travail éloigne de nous trois grands maux, l’ennui, le vice et le besoin » ; « Travaillons sans raisonner, c’est le seul moyen de rendre la vie supportable » et « Il faut cultiver notre jardin ». Voltaire, octogénaire, dans son château de Ferney goûte son aisance et écrit sans autre état d’âme:
   « Je vois de ma terrasse, à l’équerre tracée,
   L’indigent Savoyard, utile en ses travaux,
   Qui vient couper mes blés pour payer ses impôts ;
   Des riches Genevois las campagnes brillantes ;
   Des Bernois valeureux les cités florissantes (…) ». (Epître à Horace, 1772).
   Cette description illustre la conception que Voltaire se faisait de l’égalité et de l’inégalité : « Tous les hommes seraient (…) nécessairement égaux s’ils étaient sans besoins ». Mais « il est impossible, dans notre malheureux globe, que les hommes vivant en société ne soient pas divisés en deux classes, l’une d’oppresseurs, l’autre d’opprimés ; et ces deux se subdivisent en mille, et ces mille ont encore des nuances différentes. (…) Le genre humain, tel qu’il est, ne peut subsister, à moins qu’il n’y ait une infinité d’hommes utiles qui ne possèdent rien du tout ; car certainement, un homme à son aise ne quittera pas sa terre pour venir labourer la vôtre ; et, si vous avez besoin d’une paire de souliers, ce ne sera pas un maître des requêtes qui vous la fera. L’égalité est donc à la fois la chose la plus naturelle et en même temps la plus chimérique. » Si c’est un accident de l’histoire qui fait que l’un est cardinal et l’autre cuisinier, que l’un commande et que l’autre obéisse, il se pourrait qu’un autre accident inverse les rôles. « Mais, continue Voltaire, en attendant que le Grand Turc s’empare de Rome, le cuisinier doit faire son devoir, ou toute société humaine est pervertie. » (Dictionnaire philosophique, article Egalité, Garnier-Flammarion, 1964, pp. 171-173).
8. Le travail humain…​., Introduction, pp. XIV-XV. L’auteur ajoute cette remarque : « Point ne faut écarter la part de vérité que comportent cette perspective et cette expérience. Après les années faciles de 1950 à 1970, nous ressentons, à mesure de l’humanité entière, le poids lourd d’un travail qu’on disait libérateur, et que la perfection même de la technique rend déshumanisant. La détresse des jeunes, même quand ils ne sont pas chômeurs, nous impose une interprétation plus réaliste de l’évolution présente. Ce réalisme ne doit pas tarir les sources authentiques de notre confiance, confiance en la Création dans son destin suprême : « Dieu vit que cela était bon » (Gn, 1), confiance en l’homme (…), co-auteur conscient de cette Création. »
9. GUISSARD Lucien A.A., Catholicisme et progrès social, Je sais-Je crois, V, 57, Arthème Fayard, 1959, p. 75. Evoquant la situation du XIXe siècle, l’auteur précise : « La moralisation souhaitée en termes divers par les apôtres et par les philanthropes du siècle dernier supposait sans en faire l’aveu la permanence des structures. Il fallait amender les conduites individuelles pour atténuer les effets du désordre. Dans ce but, la religion pouvait prêter main-forte ; elle prêcherait aux patrons et aux ouvriers ; on concevait mal qu’elle pût porter le fer dans les organes vitaux d’un régime économique qui les rivait les uns aux autres au même sort. On ne songeait guère à moraliser par le changement institutionnel et par la purification des doctrines. » (Id. p. 74). Il faut, comme nous le savons, attendre Léon XIII pour entendre évoquer le rôle de l’État et des organisation professionnelles dans la question sociale.
10. Pour une théologie du travail, op. cit., pp. 11-12.