⁢i. Une originalité radicale.

On a parfois présenté la doctrine sociale de l’Église comme une « troisième voie » à côté du libéralisme et du marxisme ou entre les deux. Comme si elle était un compromis ou une synthèse. Il est bon de relire ce qu’en dit Jean-Paul II qui, tout au long de son enseignement, a été très attaché à souligner que la doctrine sociale n’est pas une troisième voie mais une « autre voie » : « La doctrine sociale de l’Église n’est pas une « troisième voie » entre le capitalisme libéral et le collectivisme marxiste, ni une autre possibilité parmi les solutions moins radicalement marquées : elle constitue une catégorie en soi »[1]. En effet, nous avons montré, dans le chapitre précédent, que cette doctrine était le contraire d’une idéologie, étant donné qu’elle s’efforce de confronter et de conjuguer, si possible, deux « vérités » : celle que l’Écriture nous révèle sur l’homme et celle que nous pouvons observer. La doctrine sociale de l’Église est « la formulation précise des résultats d’une réflexion attentive sur les réalités complexes de l’existence de l’homme dans la société et dans le contexte international, à la lumière de la foi et de la tradition ecclésiale. Son but principal est d’interpréter ces réalités, en examinant leur conformité ou leurs divergences avec les orientations de l’enseignement de l’Évangile sur l’homme et sur sa vocation à la fois terrestre et transcendante ; elle a donc pour but d’orienter le comportement chrétien »[2]. Cette doctrine est une « catégorie en soi » et partant une « autre voie » car son point de départ est l’homme considéré dans l’intégralité de son être « unique, complet et indivisible »[3], à la fois matériel et spirituel. Même si l’éclairage des sciences humaines est précieux et indispensable pour cerner le mieux possible la réalité humaine dans toute sa complexité, l’Église estime que c’est la Révélation divine qui nous dit le fin mot de la nature humaine⁠[4]. La connaissance de Dieu est nécessaire à la connaissance de l’homme non seulement parce qu’on ne peut étudier l’homme en niant sa dimension spirituelle mais surtout parce que le Créateur mieux que quiconque peut nous parler de sa créature. L’incroyant peut en convenir au nom de la logique et accepter la référence théologique à titre d’hypothèse. Il pourra juger ensuite si cet « éclairage » renforce ou non la dignité de l’homme à laquelle il est attaché et s’il donne finalement plus d’humanité à la vie sociale et à l’ensemble des activités profanes.

Sans vouloir ici refaire le procès des idéologies, il faut bien constater qu’en ce qui concerne l’homme, elles n’en ont qu’une vue partielle et donc mutilante. Trop souvent, et nous aurons l’occasion d’y revenir, l’aventure humaine semble se réduire à une tension dialectique entre liberté et libertés⁠[5], entre production et consommation, entre classes sociales antagonistes, propriété privée et propriété collective⁠[6]. d’autres demandent à la biologie de tracer le destin de l’homme⁠[7] ou ont décrété une fois pour toutes et plus radicalement la « mort de l’homme »⁠[8]. Le succès de ces théories est assez paradoxal comme le faisait remarquer Jean-Paul II à Puebla⁠[9] car « notre époque est sans doute celle où l’on a le plus écrit et parlé de l’homme, celle des humanismes et de l’anthropocentrisme ». Or, en même temps, « elle est l’époque des angoisses les plus profondes de l’homme sur sa propre identité et sur son destin personnel, l’époque du recul de l’homme à des niveaux jusqu’à présent insoupçonnés, l’époque des valeurs humaines piétinées comme on ne l’a jamais fait dans le passé. Comment expliquer ce paradoxe ? On peut dire qu’il s’agit du paradoxe inexorable de l’humanisme athée. C’est le drame de l’homme amputé d’une dimension constitutive de son être propre - sa recherche de l’infini - et ainsi placé en face de la pire réduction de ce même être (…). Face à tant d’humanismes, souvent enfermés dans une vision de l’homme strictement économique, biologique ou psychique, l’Église a le droit et le devoir de proclamer la vérité sur l’homme, vérité qu’elle a reçue de son Maître, Jésus-Christ (…). Cette vérité complète sur l’être humain constitue le fondement de la doctrine sociale de l’Église(…) ».


1. SRS, n°41. Le cardinal Albino Luciani, le futur Jean-Paul Ier, parle d’« un enseignement social tiré des principes de l’Évangile qui doit actuellement faire son chemin entre les idéologies opposées du capitalisme et du marxisme » (Humblement vôtre, Nouvelle Cité, 1978, p. 274). Placer l’enseignement social chrétien « entre » les idéologies évoquées ne marque pas assez nettement, à mon sens, l’originalité du message. De son côté, Arthur Utz, dans son ouvrage Entre le néo-libéralisme et le néo-marxisme, Recherche philosophique d’une troisième voie (Beauchesne, 1976), montre que les idéologies libérale et socialiste sont elles-mêmes à la recherche d’une troisième voie, chaque idéologie excluant l’autre mais aussi ses propres déviations extrêmes : l’économie sociale de marché et l’économie planifiée de marché (entre le libéralisme manchestérien et l’économie planifiée centralisée) . L’auteur propose ce qu’il appelle « la troisième voie dans la pensée sociale-personnaliste » qui, elle, se donne « un nouveau point de départ épistémologique » (p. 164). Il serait plus clair, me semble-t-il, d’abandonner l’appellation « troisième voie ».
2. SRS, n° 41, par. 7.
3. JEAN-PAUL II, Discours à l’UNESCO (UNESCO), 2-6-1980, DC n° 1788, 15-6-1980, n°8, p. 604.
4. Cf. CA n°55: « L’Église reçoit de la Révélation divine le « sens de l’homme ». « Pour connaître l’homme, l’homme vrai, l’homme intégral, il faut connaître Dieu », disait Paul VI, et aussitôt après il citait sainte Catherine de Sienne qui exprimait sous forme de prière la même idée : « Dans ta nature, Dieu éternel, je connaîtrai ma nature » (Homélie lors de la dernière session publique du Concile œcuménique Vatican II, 7-12-1965) ».
5. Cf. BURDEAU Georges, Le libéralisme, Seuil, Points Politique, 1979, pp. 294-296.
6. Cf. MARX K. et ENGELS F, Le manifeste du parti communiste, 1847 ou la Charte du parti socialiste belge, Quaregnon, 1894.
7. C’est le cas de la sociobiologie dont les thèses ont été passées au crible notamment par P.-P. Grassé in L’homme en accusation, De la biologie à la politique, Albin Michel, 1980.
8. Lire le chapitre « Les sophistes. De la mort de Dieu à la mort de l’homme » in PARAIN-VIAL J., Tendances nouvelles de la philosophie, Le centurion, 1978, pp. 61-139.
9. Op. cit., I, 9.