⁢viii. Un petit détour par la philosophie

Il n’est jamais inutile de solliciter la raison, nous l’avons déjà constaté. Or, en cette matière comme en d’autres, la réflexion naturelle pourra aider à mieux comprendre la position de l’Église, à la vérifier ou à l’introduire.

Que dira donc le philosophe ?

Pour établir la distinction à faire entre les deux pouvoirs, il s’appuiera sur le fait que leurs objets sont distincts.

Ainsi, « le pouvoir temporel a pour objet l’ordre naturel ou laïque de la cité et porte sur tout ce qui est nécessaire, ou seulement concourt, au bonheur naturel de l’homme en société. Son principe est le bien commun politique qui constitue le meilleur bien objectif de l’homme en tant qu’être social ».

De son côté, « le pouvoir spirituel s’exerce sur tout ce qui ordonne et dispose l’homme à la vie spirituelle et surnaturelle et lui permet d’atteindre pleinement sa fin dernière qui est Dieu. Son principe et sa règle est le bien commun éternel dans la mesure où l’on considère que l’homme est naturellement ordonné à une destinée transcendante et eschatologique qui se situe au delà de sa seule existence sociale naturelle et la dépasse ».⁠[1]

Sont en cause donc, deux dimensions différentes de la nature humaine. Différentes mais non séparées puisque nous parlons du même homme.

Par ailleurs , s’il est facile d’établir la « primauté » du spirituel sur le temporel dans la mesure où les biens temporels, passagers sont en eux-mêmes inférieurs aux biens spirituels, durables ou éternels, le spirituel ne peut fleurir qu’à partir du temporel.

De même, le pouvoir temporel qui s’occupe du périssable est « inférieur » au pouvoir spirituel qui vise l’impérissable. Mais cette infériorité n’est pas « hiérarchique » mais « ontologique ».⁠[2] En outre, comme le faisait remarquer H. Simon, dans la perspective chrétienne, chaque homme naît citoyen mais devient chrétien: « Par ma naissance, je suis membre d’une famille, d’une société civile, d’un État, d’une communauté culturelle, etc.. Par mon baptême, je suis entré dans la communauté des croyants. Mais cette dernière ne fait pas nombre avec les précédentes. Elle ne se substitue ni à la famille, ni à la profession, ni à l’État ».⁠[3]

Il n’y a pas deux hommes, l’un engagé dans le « temporel » et l’autre dans le spirituel » ; « la distinction des ordres implique l’intégrité des personnes ». L’intégrité étant entendue à la fois comme « unité de la personnalité libre » et comme « honnêteté dans les décisions ».⁠[4]

De même, « il n’y a pas deux sociétés parallèles. Il y a une seule et même société où des personnes libres peuvent/doivent accomplir consciencieusement leurs devoirs de citoyens et s’engager dans une authentique démarche spirituelle ». La distinction établie entre les ordres « permet de concevoir la société politique comme une société ouverte où chaque personne doit pouvoir trouver son unité par des choix libres ».⁠[5]

Chaque chrétien est à la fois « citoyen de son pays et des cieux ». Ces deux appartenances ne se vivent pas successivement avant et après la mort, elles « peuvent se réaliser en même temps et pour la même personne, dans l’unité concrète de ses décisions vitales : justement parce qu’elles ne sont pas de même nature ». L’unité de sa personnalité se manifestera par la prise de décisions libres.⁠[6]


1. J’emprunte ces définitions à SEMEN Yves, in Laïcisme d’État et bien commun politique, notions antinomiques, Thèse de doctorat, Université Paris IV-Sorbonne, 1994, p. 50.
2. Id., pp. 52-53.
3. Chrétiens dans l’État moderne, op. cit., p. 161.
4. SIMON H., Église et politique, op. cit., p. 125. L’auteur fait remarquer que la double appartenance peut se vivre sans conflit intérieur à condition:
   « a) que la cité « terrestre » ne s’arroge aucune prétention sur la destinée « spirituelle » de l’être humain. Autrement dit, que César ne se prenne pas pour Dieu et que l’État respecte la liberté religieuse de ses citoyens. C’est toute la question de la laïcité des institutions civiles ;
   b) que les représentants de la « cité des cieux » ne prétendent pas se substituer aux responsables politiques de la société. Autrement dit, que la hiérarchie religieuse ne tombe pas dans la tentation théocratique ;
   c) que le croyant ait bien pris le temps de « se mettre au clair », comme on dit, avec les exigences qui découlent de l’une et de l’autre appartenance. Il ne suffit pas de suivre sa conscience ; encore faut-il la former. » (p. 131 Nous reviendrons sur les conditions a et b dans le chapitre suivant tandis qu’il faudra se reporter à la dernière partie pour le développement du point c.
5. Id., p. 126.
6. Id., pp. 129-130.