⁢c. Léon XIII

On se souvient que d’emblée, dans Rerum Novarum, Léon XIII s’en prend aux solutions que les socialistes proposent pour résoudre les graves problèmes sociaux engendrés par les nouveaux rapports sociaux et économiques. C’est pourquoi l’encyclique s’ouvre sur un plaidoyer en faveur de la propriété privée que les socialistes veulent supprimer⁠[1]. Léon XIII répond que cette théorie « est souverainement injuste, en ce qu’elle viole les droits légitimes des propriétaires, qu’elle dénature les fonctions de l’État, et tend à bouleverser de fond en comble l’édifice social ».⁠[2]

Le travailleur a droit au salaire et à sa libre disposition. En épargnant, il a le droit de chercher à acquérir un fonds propre, une propriété mobilière et immobilière, pour son entretien, pour répondre à ses besoins et échapper à la précarité de l’existence.⁠[3]

Ce droit de propriété est un droit naturel. Si, comme les animaux poussés par leurs instincts, l’homme a besoin des « choses extérieures » pour sa conservation et sa reproduction, il a « en plus », du fait qu’il est un être raisonnable, « le droit stable et perpétuel de les posséder, tant celles qui se consomment par l’usage que celles qui demeurent après nous avoir servi. » En effet, « l’homme embrasse par son intelligence une infinité d’objets ; aux choses présentes il ajoute et rattache les choses futures ; il est le maître de ses actions. Aussi, sous le gouvernement universel de la providence divine, est-il en quelque sorte à lui-même et sa loi et sa providence. C’est pourquoi il a le droit de choisir les choses qu’il estime les plus aptes à pourvoir non seulement au présent, mais encore au futur. Il doit donc avoir sous sa domination, non seulement les produits de la terre, mais encore la terre elle-même qu’il voit appelée à être, par sa fécondité, la pourvoyeuse de son avenir. Les nécessités de l’homme ont pour ainsi dire de perpétuels retours : satisfaites aujourd’hui, elles renaissent demain avec de nouvelles exigences. Il a donc fallu, pour qu’il pût y faire droit en tout temps, que la nature mit à sa disposition un élément stable et permanent, capable de lui en fournir perpétuellement les moyens. Or, cette perpétuité de ressources ne pouvait être fournie que par la terre avec ses richesses inépuisables. »[4]

Non seulement, comme il a été dit plus haut, le travailleur salarié peut, par la rémunération de son travail, accéder à la propriété mais il faut encore ajouter que si le travail légitime « l’usage du sol » et la jouissance des « fruits des champs », il légitime aussi la possession en propre parce que, par exemple, « ce champ travaillé par la main du cultivateur a changé complètement d’aspect : il était sauvage, le voilà défriché ; d’infécond il est devenu fertile. Ce qui l’a rendu meilleur est inhérent au sol et se confond tellement avec lui, qu’il serait en grande partie impossible de l’en séparer. Or la justice tolérerait-elle qu’un étranger vînt alors s’attribuer et utiliser cette terre arrosée des sueurs de celui qui l’a cultivée ? De même que l’effet suit la cause, ainsi est-il juste que le fruit du travail soit au travailleur ». ⁠[5]

Ce qui est vrai au niveau de l’individu l’est davantage au niveau de la famille qu’il fonde. Dans la « société domestique », le droit de propriété « acquiert d’autant plus de force que la personne humaine y reçoit plus d’extension. La nature impose au père de famille le devoir sacré de nourrir et d’entretenir ses enfants » et « la nature lui inspire de se préoccuper de leur avenir et de leur créer un patrimoine qui les aide à se défendre honnêtement dans les vicissitudes de la vie, contre les surprises de la mauvaise fortune. Or, il ne pourra leur créer ce patrimoine sans posséder des biens productifs qu’il puisse leur transmettre par voie d’héritage ».⁠[6]

Telle est, pour Léon XIII, « la coutume de tous les siècles »[7], confirmée par les lois civiles et la loi divine⁠[8].

Ce droit des individus et des familles ont une « priorité logique et une priorité réelle » par rapport aux droits de la société civile qui doit être pour les citoyens et leur famille « un soutien » et « une protection » dans l’exercice de leurs droits⁠[9] : « il importe donc que les lois favorisent l’esprit de propriété, le réveillent et le développent autant qu’il est possible dans les masses populaires ».⁠[10] L’Église, en effet, n’entérine pas la situation à laquelle les hommes sont confrontés à l’époque mais milite clairement pour une diffusion aussi large que possible de la propriété. Ainsi, « la répartition des biens serait certainement plus équitable ». « Si l’on stimule l’industrieuse activité du peuple par la perspective d’une participation à la propriété du sol, l’on verra se combler peu à peu l’abîme qui sépare l’opulence de la misère et s’opérer le rapprochement des deux classes ».⁠[11]

A la fin de ce plaidoyer, Léon XIII n’hésite pas à affirmer « comme principe fondamental l’inviolabilité de la propriété privée ».⁠[12] La radicalité du propos interpelle. Est-ce à dire que Léon XIII a oublié le principe de la destination universelle des biens ? Non, mais il n’en parle que pour signaler qu’elle ne peut être invoquée comme argument contre la légitimité de la propriété privée : « qu’on n’oppose pas non plus le fait que Dieu a donné la terre au genre humain tout entier pour qu’il l’utilise et en jouisse. Si l’on dit que Dieu l’a donnée en commun aux hommes, cela signifie non pas qu’ils doivent la posséder confusément, mais que Dieu n’a assigné de part à aucun homme en particulier. Il a abandonné la délimitation des propriétés à la sagesse des hommes et aux institutions des peuples ? Au reste, quoique divisée en propriétés privées, la terre ne laisse pas de servir à la commune utilité de tous, attendu qu’il n’est personne parmi les mortels qui ne se nourrisse du produit des champs ».

On peut s’étonner de cette insistance alors que saint Thomas et surtout les Pères centraient leur réflexion d’abord sur la destination universelle des biens. Il importe ici de tenir compte de deux facteurs. d’une part, je le répète, Léon XIII répond aux socialistes qui veulent abolir la propriété privée. d’autre part, il s’attache, on l’a entendu, à défendre la propriété des biens nécessaires à l’individu et à sa famille pour leur subsistance stable et durable. Il prend ainsi la question de la propriété à la racine pourrait-on dire, dans la mesure aussi où le langage « socialiste », à l’époque, n’est pas toujours très clair quand il évoque l’abolition de la propriété privée. Le P. Bigo a montré⁠[13] qu’il y a dans les œuvres de Marx lui-même des formules où l’expression « propriété privée » semble désigner toute forme de propriété privée⁠[14] et d’autres qui précisent qu’il s’agit de la « propriété bourgeoise ». Le Manifeste du Parti communiste ne lève pas tout à fait l’ambigüité.

Dans le chapitre intitulé « Prolétaires et communistes »⁠[15], Marx et Engels écrivent: « Ce qui caractérise le communisme, ce n’est pas l’abolition de la propriété en général, mais l’abolition de la propriété bourgeoise[16].

Or, la propriété privée d’aujourd’hui, la propriété bourgeoise est la dernière et la plus parfaite expression du mode de production et d’appropriation fondé sur des antagonismes de classes, sur l’exploitation des uns par les autres.

En ce sens, les communistes peuvent résumer leur théorie dans cette formule unique : abolition de la propriété privée.

On nous a reproché, à nous autres communistes, de vouloir abolir la propriété personnelle acquise, fruit du travail de l’individu, propriété que l’on déclare la base de toute liberté, de toute indépendance individuelle.

La propriété personnelle, fruit du travail et du mérite ! Veut-on parler de cette forme de propriété antérieure à la propriété bourgeoise qu’est la propriété du petit bourgeois, du petit paysan ? Nous n’avons que faire de l’abolir : le progrès de l’industrie l’a abolie et continue à l’abolir chaque jour.

Ou bien veut-on parler de la propriété bourgeoise moderne ?

Mais est-ce que le travail du prolétaire crée pour lui de la propriété ? Absolument pas. Il crée le capital, c’est-à-dire la propriété qui exploite le travail salarié, et qui ne peut s’accroître qu’à la condition de produire davantage de travail salarié pour l’exploiter de nouveau. » On aura noté au passage que pour Marx et Engels, l’abolition de la « propriété personnelle » par le « progrès » n’est pas regrettable : « nous n’avons que faire de l’abolir ». Mais c’était une propriété de « petit bourgeois », de « petit paysan ». qu’en est-il de l’ouvrier et de ce qu’il peut acquérir ? « Ce que l’ouvrier s’approprie par son labeur, expliquent-ils, est tout juste suffisant pour reproduire simplement sa vie. Nous ne voulons absolument pas abolir cette appropriation personnelle des produits du travail, indispensable à la reproduction de la vie du lendemain, cette appropriation ne laissant aucun profit net conférant un pouvoir sur le travail d’autrui ». Le champ d’appropriation est ainsi réduit au maximum car il s’agit d’un droit attaché au travail d’une personne pour la « reproduction » de sa vie. Pas question d’envisager un droit familial, un droit à la constitution d’un patrimoine. La preuve en est fournie très clairement dans les mesures à prendre pour établir une société communiste : sont prévues, sans nuances, non seulement l’« expropriation de la propriété foncière » mais aussi l’« abolition de l’héritage ».

A la lumière de l’ensemble de l’économie politique de Marx qui condamne la propriété bourgeoise, c’est-à-dire le capital privé, la propriété privée des moyens de production⁠[17], le P. Bigo explique que dans cette idéologie, « on peut (…) laisser à l’individu son propre produit, à condition qu’il ne puisse le vendre qu’à la collectivité, unique intermédiaire, unique commerçant dans la société. On peut lui laisser aussi la possibilité de se procurer les biens nécessaires à son usage, à condition qu’il ne puisse les acheter qu’à la collectivité ».⁠[18]

Cette collectivisation qui peut être poussée jusqu’aux conditions de la vie quotidienne des individus et des familles dans le rêve de certains utopistes est condamnée par Léon XIII qui, pour autant ne peut être jugé complice de l’organisation bourgeoise et libérale de la société. Léon XIII défend le principe de la propriété privée au nom des droits de la personne mais il ne cautionne pas par le fait même n’importe quel usage de la propriété. Il faut bien distinguer, écrit-il, « entre la juste possession des richesses et leur usage légitime. La propriété privée (…) est pour l’homme de droit naturel. L’exercice de ce droit est chose non seulement permise, surtout à qui vit en société, mais encore absolument nécessaire. (…) Mais si l’on demande en quoi il faut faire consister l’usage des biens, l’Église répond sans hésitation - et ici Léon XIII cite saint Thomas⁠[19]-: « Sous ce rapport, l’homme ne doit pas tenir les choses extérieures pour privées, mais pour communes, de telle sorte qu’il en fasse part facilement aux autres dans leurs nécessités. C’est pourquoi l’Apôtre[20] a dit : « Ordonne aux riches de ce siècle…​ de donner facilement, de communiquer leurs richesses ». » (…) Dès qu’on a accordé ce qu’il faut à la nécessité, à la bienséance, c’est un devoir de verser le superflu dans le sein des pauvres. »

Dans ces conditions, il était indécent de reprocher à Léon XIII de prendre le parti des propriétaires contre les prolétaires : « Quiconque, ajoute Léon XIII, a reçu de la divine Bonté une plus grande abondance, soit des biens extérieurs et du corps, soit des biens de l’âme, les a reçus dans le but de les faire servir à son propre perfectionnement et également, comme ministre de la Providence, au soulagement des autres ».⁠[21] La propriété, -la richesse matérielle ou immatérielle- impose des devoirs vis-à-vis des autres, elle a donc une fonction sociale qui découle précisément du fait que Dieu a donné la terre à tous les hommes. Dans la propriété privée, dira le P. Calvez, « tout n’est donc pas privé ».⁠[22]


1. « Ils prétendent que toute propriété de biens privés doit être supprimée, que les biens d’un chacun doivent être communs à tous, et que leur administration doit revenir aux municipalités ou à l’État. » (RN, 435 in Marmy).
2. Id..
3. RN, 436 in Marmy : « Si donc, en réduisant ses dépenses, il est arrivé à faire quelques épargnes et si, pour s’en assurer la conservation, il les a, par exemple, réalisées dans un champ, ce champ n’est assurément que du salaire transformé. Le fonds acquis ainsi sera la propriété de l’ouvrier au même titre que la rémunération même de son travail » . Et, à propos du salaire, Léon XIII précise : « L’ouvrier qui percevra un salaire assez fort pour parer aisément à ses besoins et à ceux de sa famille, s’appliquera, s’il est sage, à être économe. Suivant le conseil que semble lui donner la nature elle-même, il visera, par de prudentes épargnes, à se ménager un petit superflu qui lui permette de parvenir un jour à l’acquisition d’un modeste patrimoine. » (Id., 479 in Marmy).
4. RN, 437 in Marmy.
5. RN, 440 in Marmy.
6. RN, 442 in Marmy.
7. RN, 440 in Marmy.
8. « Tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain, tu ne désireras ni sa maison, ni son champ, ni son serviteur ou sa servante, ni son bœuf ou son âne : rien de ce qui est à ton prochain » (Dt 5, 21).
9. RN, 442 in Marmy.
10. RN, 479 in Marmy.
11. RN, 480 in Marmy.
12. RN, 479 in Marmy.
13. La doctrine sociale de l’Église, recherche et dialogue, PUF, 1966, pp. 252-257.
14. P. Bigo cite notamment, en exemples : « le droit de propriété est le droit de jouir de sa fortune et d’en disposer à son gré, sans se soucier des autres hommes, indépendamment de la société. C’est le droit de l’égoïsme » (La question juive) ; « Le droit de la propriété privée, c’est le droit d’user et d’abuser, le droit de disposer arbitrairement des choses » (Critique de la philosophie de l’État de Hegel).
15. Union générale d’éditions, 10/18, 1966, pp. 36-47.
16. Dans l’édition anglaise de 1888, Engels précis dans une note : « Par bourgeoisie, nous entendons la classe des capitalistes modernes, propriétaires de moyen de production et exploitant le travail salarié ». (op. cit., p. 63).
17. Il s’agit de la propriété privée telle qu’elle a été forgée par le droit révolutionnaire et l’idéologie libérale : « une souveraineté de l’homme s’exerçant sur les choses en dehors de toute organisation et de toute direction de l’économie » (BIGO P., op. cit., p. 255).
18. Op. cit., p. 254.
19. IIa IIae, qu. 65, art. 2.
20. 1Tm 6, 18.
21. RN, 452-453 in Marmy.
22. L’économie, l’homme, la société, op. cit., p. 102.