⁢E. Comment devenir un leader vertueux ?

Comment devenir ce leader vertueux, serviteur, comment développer cette « disposition permanente à vouloir le bien », condition de l’amitié, de la solidarité ? En effet, nous ne naissons pas nécessairement parés de toutes les qualités nécessaires. Comment les acquérir ?

Aristote, encore lui, a répondu à la question. Question importante puisque pour le philosophe, la vertu est la condition du bonheur. Et l’on devient vertueux (on ne naît pas vertueux) en veillant au perfectionnement de sa nature, en faisant ce qui est propre à l’homme, en agissant concrètement selon des principes éthiques. Aristote distingue les vertus intellectuelles, qui viennent de l’instruction et les vertus morales, filles des bonnes habitudes. La vertu ne vient pas de la nature : aucune vertu morale ne naît naturellement en nous. En revanche, nous sommes naturellement prédisposés à les acquérir, à condition de les perfectionner par l’habitude. Nous n’obtenons de la nature que des tendances, des dispositions en puissance et c’est à nous ensuite de les faire passer à l’acte. D’où l’importance de la volonté et de l’action : par exemple, c’est en bâtissant que l’on devient architecte, en jouant de la cithare que l’on devient citharède. De même, c’est à force de pratiquer la justice, la tempérance, et le courage que nous devenons justes, tempérants et courageux. C’est à force d’affronter les situations dangereuses que nous devenons courageux, ou lâches, à force de les fuir. Il faut donc prendre garde lorsqu’on agit, parce que notre attitude forme notre caractère. La manière dont on est élevé dans l’enfance a également une importance fondamentale. La jeunesse est par excellence le temps du perfectionnement. Mais toute notre vie doit être un temps d’entraînement.

À l’époque contemporaine, un auteur plus accessible et plus pratique, Alexandre Dianine-Havard, a écrit de nombreux livres sur la question à destination des leaders[1]. Descendant d’émigrants russes, il est né en France mais vit et travaille à Moscou. Le Manuel pratique du leader vertueux[2] peut être particulièrement utile. En une soixantaine de pages, l’auteur explique comment en fonction de son tempérament, colérique, mélancolique, sanguin ou flegmatique, forger son caractère en acquérant les vertus les plus importantes pour la mission du leader : la prudence (pour prendre les bonnes décisions), le courage (pour prendre des risques et maintenir le cap), la maîtrise de soi (pour diriger nos passions), la justice (pour donner à chacun ce qui lui est dû), la magnanimité (pour tendre vers de grandes choses) et l’humilité (pour vivre dans la vérité sur soi-même et servir les autres).

Comment devenir un leader vertueux revient à se demander, dans le fond, à quelles valeurs nous sommes attachés ?

L’expérience de Simone Weil

La philosophe Simone Weil[3] qui fut, très tôt solidaire des syndicats ouvriers d’extrême-gauche, s’engagea comme ouvrière[4] pour connaître de l’intérieur la condition des travailleurs. Elle connut l’entreprise pyramidale et le travail à la chaîne.

Elle eut ainsi la possibilité de constater que dans ce cadre, le travailleur, « du jour au lendemain […​] devient un supplément à la machine, un peu moins qu’une chose, et on ne soucie nullement qu’il obéisse sous l’impulsion des mobiles les plus bas, pourvu qu’il obéisse ». Scandalisée par ce « déracinement ouvrier », elle appelle au changement en précisant ce qui doit être modifié : « Il faut changer le régime de l’attention au cours des heures de travail, la nature des stimulants qui poussent à vaincre la paresse ou l’épuisement - stimulants qui aujourd’hui ne sont que la peur et les sous -, la nature de l’obéissance, la quantité trop faible d’initiative, d’habileté et de réflexion demandée aux ouvriers, l’impossibilité où ils sont de prendre part par la pensée et le sentiment à l’ensemble du travail de l’entreprise, l’ignorance parfois complète de la valeur, de l’utilité sociale, de la destination des choses qu’ils fabriquent, la séparation complète de la vie du travail et de la vie familiale. »[5]

Pour transformer radicalement « l’atmosphère morale des entreprises »[6]et qu’elles deviennent des « lieux de joie » [7]deux conditions doivent être remplies. Premièrement, il faut que « les travailleurs puissent avoir au sein des entreprises le sentiment d’une certaine égalité, d’une certaine réciprocité dans les obligations et dans les droits […​]. » Et « il faut en second lieu que les ouvriers se sentent liés à la production par autre chose que par la préoccupation obsédante de gagner quelques sous de plus en gagnant quelques minutes sur les temps alloués. Il faut qu’ils puissent mettre en jeu les facultés qu’aucun être humain normal ne peut laisser étouffer en lui-même sans souffrir et sans se dégrader : l’initiative, la recherche, le choix des procédés les plus efficaces, la responsabilité, la compréhension de l’œuvre à accomplir et des méthodes à employer. »[8] Elle conclut : « Il faut leur donner le sentiment que l’entreprise vit, et qu’ils participent à cette vie. »[9]

N’est-ce pas à ce désir profondément humaniste qu’a répondu le leader « libéré » : « Au cœur de notre expérience audacieuse se trouve une idée tellement simple que ce serait un truisme si elle était moins rarement reconnue : l’entreprise doit confier son destin aux hommes qui y travaillent. »[10]

Confier le destin de l’entreprise aux hommes qui y travaillent ! L’entreprise, disions-nous en commençant, est une communauté de personnes au service d’autres personnes. Et qu’avons-nous lu tout au long de ces pages sinon que par des voies aussi diverses, à première vue, que la Révélation judéo-chrétienne, la philosophie païenne ou simplement l’expérience, des solutions simples existaient pour humaniser le travail et le rendre plus agréable. Solutions simples, solutions de bon sens, à condition de se rendre compte avant tout de la valeur précieuse de l’autre quelle que soit sa compétence, de l’éminente dignité de tout son être complexe.

S’en rendre compte demande une conversion, demande que l’on se décentre, que l’on accorde à l’autre autant d’attention qu’à soi et que l’on accepte une autre hiérarchie de biens que celle que la société matérialiste nous propose et parfois tente de nous imposer. Quel est le bien le plus important pour nous ? Le pouvoir ? L’argent ? Si tel est notre idéal, il ne faut surtout rien changer. On finit par s’accommoder du malheur d’autrui jusqu’à ce que la frustration éclate avec violence et rappelle à l’ordre le « patron » devenu l’ennemi…​ On devient un « ennemi » lorsqu’on cède à l’intérêt et à l’orgueil, au plaisir d’« avoir des inférieurs »[11].

« Il faut choisir, écrivait Simone Weil, entre avoir des esclaves ou des collaborateurs. »[12]

Simone Weil

Cette ouvrière exceptionnelle expérimenta dans sa chair, au bas de l’échelle et durant des semaines de 40 à 45 heures, la condition des travailleurs. Nous avons bénéficié jusqu’ici du témoignage de leaders qui ont constaté les bienfaits d’une organisation collaborative susceptible de permettre à chacun de donner le meilleur de soi-même dans le respect de sa dignité. Avec Simone Weil nous avons un témoignage d'« en-bas » qui arrive aux mêmes conclusions.

Sensible à la déshumanisation du travail et à la misère humaine, elle a réfléchi en profondeur au chemin inverse qu’il faudrait suivre pour que chacun s’épanouisse au travail et y trouve, malgré les inévitables difficultés, de la joie.

Elle a frotté sa grande culture puis sa foi croissante à la réalité pour s’assurer de la pertinence de ces valeurs fondatrices que sont l’amour et la liberté, fondements du bonheur. Son parcours exceptionnel peut éclairer le nôtre.

Sommes-nous fondamentalement dissemblables, travailleurs, cadres, manœuvres, leaders ? Notre vocation humaine commune n’est-elle pas le bonheur ? Tout homme cherche le bonheur même celui qui va se pendre, disait Pascal[13]. Ainsi, le bonheur est le fondement de la morale car il y a dans l’homme une insatisfaction permanente, une poursuite incessante d’un bien qui échappe ou qui est vite dépassé, il y a un désir illimité en nous qui est une aspiration à une plénitude.

Le bonheur n’est pas l’hédonisme qui est selon Guy Haarscher est un des maux majeurs de notre temps[14]. Et Kant se trompe lorsqu’il prétend que Le bonheur n’est qu’un idéal de l’imagination.[15]

Nous cherchons tous à être heureux, c’est-à-dire à vivre dans la plénitude de notre être dans toutes ses dimensions. Pouvons-nous refuser aux autres une vie en plénitude, y compris au travail ?

Et de quoi est fait ce bonheur ?

Une courte enquête dans notre entourage nous amènera très rapidement à constater que cette plénitude à laquelle nous aspirons, implique au moins la reconnaissance de ma liberté et de ma dignité. Mis en confiance, notre interlocuteur avouera peut-être aussi son besoin d’amour.

Dans la vie professionnelle comme dans la vie sociale, à moins d’un désordre psychologique, on ne supportera pas ou on supportera mal l’autoritarisme, les injustices, les querelles conjugales ou professionnelles. Il est donc important, me semble-t-il, de réfléchir un peu à la signification exacte de ces valeurs auxquelles nous sommes comme spontanément attachés.

Et tout d’abord, l’amour.

Comme je suis un être personnel et social, mon chemin n’est pas un chemin de solitude. Il ne s’agit pas de simplement, de construire son moi, de sauver mon âme. Mon chemin est un chemin de solidarité, d’amitié, comme disait Aristote, d’amour, dit le chrétien. À moins de trahir ma nature profonde qui est celle d’un être de relations, je ne puis chercher le bonheur sans chercher le bonheur de l’autre. Certes, je dois chercher ma plénitude, autrement dit, lutter contre mes « pauvretés ». J’entends par là : mes manques, mon égoïsme, mon orgueil, mon ignorance, mon avarice, ma misanthropie, mais je dois aussi travailler à la plénitude de l’autre, lutter contre ses « pauvretés ». Et c’est en cherchant la plénitude de l’autre que je trouve la mienne.

Paradoxalement, je ne puis lutter contre la « pauvreté » qu’en la vivant. C’est-à-dire en donnant à l’autre les richesses que j’ai reçues ou acquises, en répondant à ses manques, en lui donnant ce que j’ai et qui lui manque, en me donnant. Le professeur donne ses connaissances et son temps et parfois jusqu’à sa santé, le mari donne à sa femme, sa présence, son temps, son aide, sa vie parfois, le chef d’entreprise donne son savoir-faire et sa peine pour offrir les meilleures conditions de travail à ses collaborateurs et un produit de qualité à ses clients.

Tout ce que j’acquiers c’est pour l’autre sinon à quoi bon être riche, intelligent, cultivé, costaud, affectueux, patient ?

Le chrétien y reconnaît l’appel « Aimez-vous les uns les autres » : « la parole la plus culottée du monde », dit l’acteur Benoît Poelvoorde[16]. Culottée parce que, dans notre monde, l’autre est souvent un ennemi, un concurrent, un gêneur, un empêcheur de bien gagner notre vie.

Les Grecs qui ont, les premiers, nous l’avons vu, réfléchi aux conditions de la vie harmonieuse en société, ont estimé qu’il fallait tenir compte d’une force qui est en nous et qu’il fallait même la privilégier. Cette force, cette tendance, ils l’ont appelée d’abord eros et puis philia, c’est-à-dire l’eros dépouillé de sa sensualité, l’amitié, cette force qui nous pousse vers les autres. Pas de société digne de ce nom sans philia pour Aristote[17]. Les auteurs latins parleront de caritas qu’on a traduit par charité. Mais le mot paraît saugrenu car « charité » nous fait penser trop vite à « aumône ». La charité dont il est question ici, dans le sens premier de caritas, est la cherté, le haut prix que l’on attribue à une chose ou une personne. On peut traduire aussi caritas par amour. L’amour ! Mais voilà encore un mot mis à toutes les sauces mais jamais ou très rarement à la sauce politique, sociale ou économique ! Et pourtant, l’amour est nécessaire à la vie sociale. L’amour est nécessaire, à la liberté, à la vérité, à la justice, à la paix ! Et si le mot amour gêne, on peut le remplacer par les mots solidarité ou fraternité. Mais on y perd du sens car, explique Simone Weil, « aimer un être, c’est tout simplement reconnaître qu’il existe autant que vous ».[18] Reconnaître que le manœuvre existe autant que moi, leader !

Si Platon dans la République écrit que la cité est une communauté, une koïnônia, liée par l’amitié, la philia[19], Aristote précise judicieusement que cette amitié se manifeste d’abord et fondamentalement par le dialogue[20].

Cet esprit de dialogue est essentiel dans le couple, dans la famille, dans la commune, au niveau d’un pays ou d’une communauté internationale et, évidemment, dans l’entreprise ! Plusieurs leaders nous ont dit : écoutez d’abord au lieu de parler !

Pourquoi le dialogue est-il indispensable ? Parce que notre liberté, nous y venons, est relative, limitée, comme notre intelligence.

L’exercice de la liberté est un appel à la conscience personnelle.

Il ne fait aucun doute que la liberté est une valeur fondamentale de la vie en société. Tous les régimes totalitaires, toutes les dictatures, tous les « patrons » autoritaires en font, tôt ou tard, l’expérience. L’histoire regorge d’exemples : on ne peut indéfiniment maintenir les hommes dans la dépendance d’un pouvoir, même si, à première vue, un régime autoritaire peut garantir - mais pour combien de temps ? - la cohésion sociale.

Pourquoi la liberté est-elle si précieuse ? Si précieuse qu’on est capable de sacrifier sa vie pour elle. Si l’on est prêt à mourir pour la liberté, c’est parce qu’elle est nécessaire à la vie ! Qu’est-ce que cette liberté pour laquelle certains sont prêts à mourir ?

Les philosophes répondent qu’elle est le signe le plus manifeste de la transcendance humaine ou, si l’on préfère, de la dignité humaine. Autrement dit, elle nous révèle que l’homme n’est pas réductible aux conditions de son existence, à son corps, à son environnement naturel, social, économique, politique, culturel. Il est évidemment relié à ces conditions sans y être nécessairement soumis et sans en être le produit pur et simple.

Mais en quoi consiste exactement cette liberté ? Serait-ce simplement la possibilité de faire ce que je veux ? Puis-je faire ce que je veux ? En fait je ne peux pas faire tout ce que je veux. Je ne peux pas dans les deux sens du verbe « pouvoir » : « être capable de » et « être autorisé à ». Je ne suis pas capable de faire tout ce que je veux. C’est aussi une évidence. J’ai toujours rêvé de gagner le Tour de France mais à la première côte raide, je perds mon souffle. La réalité me rappelle rapidement mes limites. Suivant les circonstances : je n’ai pas assez de muscles ou je n’ai pas assez de connaissances, je n’ai pas assez de courage, d’intelligence, de volonté, d’argent, etc. Ma liberté est relative, relative à mes capacités plus ou moins larges, plus ou moins limitées. Ce qui en même temps me révèle que la liberté n’est jamais donnée de naissance mais qu’elle s’acquiert plus ou moins selon mes efforts et mes acceptations. En effet, je ne suis pas seul dans ce cheminement. La croissance de ma liberté est aussi tributaire de ce que m’apportent les autres, parents, amis, professeurs, formateurs divers, collègues. La justification de leur autorité réside d’ailleurs, nous l’avons dit, dans la capacité qu’ils ont de faire croître mes propres capacités et donc mes libertés.

Simone Weil insiste :

« La liberté véritable ne se définit pas entre le désir et la satisfaction, mais par un rapport entre la pensée et l’action. »[21]

Elle ajoute :

« Un homme serait complètement esclave si tous ses gestes procédaient d’une autre source que sa pensée, à savoir ou bien les réactions irraisonnées du corps, ou bien la pensée d’autrui. »[22]

Un acte libre est un acte intelligent. Voilà pourquoi il faut veiller, pour « libérer » les travailleurs, à leur garantir d’une manière ou d’une autre une croissance personnelle, solliciter leur intelligence et ne pas se contenter de leur donner des ordres.

Cette liberté, relative, est aussi confrontée, bien sûr, à des interdits, à des lois, à des règles qui peuvent être ressenties comme des entraves ou qui sont réellement des entraves à la liberté. Certes, des lois peuvent être des entraves insupportables qui attentent à la dignité de la personne. Mais n’y aurait-il pas des lois libératrices, des lois créatrices de liberté, des lois protectrices de liberté ?

Comment faire le tri ? Comment repérer la loi liberticide et la loi qui me libère, qui me protège de l’arbitraire. Je sais que le code de la route me protège de la dictature des poids lourds, de la puissance des autres, de leur force. Il est des lois qui obligent les forts à respecter les faibles, qui préservent ma liberté, ma vie, devant l’irruption de la violence, des lois qui me protègent aussi contre moi-même, contre mes tendances égoïstes, contre ma volonté de puissance. Des lois qui guident ce que je suis vers ce que je dois être, autrement dit, des lois qui font sortir l’homme de l’animal que j’ai tendance à être si je me laisse aller. Ce que je suis et ce que je dois être. Quel est cet être que je dois être, sinon un homme au plein sens de la notion ? Il s’agit de s’accorder, de s’ajuster à notre nature le mieux possible. La loi juste est celle qui me permet d’être un homme, d’être plus homme, qui m’oriente, qui m’aide à devenir ce que je suis. La loi injuste est celle qui étouffe mon être, l’empêche de croître, le mutile. S’il fut un temps où dans l’entreprise le bon employé ou le bon ouvrier était celui qui obéissait au doigt et à l’œil, on s’est rendu compte aujourd’hui de l’importance de laisser une part de créativité, d’initiative ne fût-ce que pour l’efficacité de travail. La bonne loi, la bonne règle est celle qui me permet de croître en humanité.

De croître en tant qu’être intelligent, libre et social. D’aider les autres à croître en tant qu’êtres intelligents, libres et sociaux.

Comment garantir la paix sociale, la collaboration, revivifier l’entreprise sans respecter ces valeurs ? Qu’est-ce qui peut faire que mon souci de la liberté ne soit pas simplement le souci de ma liberté, qu’est-ce qui va me pousser à chercher à libérer l’autre, à le faire grandir, à lui donner des responsabilités à la mesure des compétences acquises ?

La vraie liberté est difficile, elle demande un effort, un engagement, le dépassement de certaines inclinations paresseuses. Sa croissance et son orientation engagent ma responsabilité personnelle. Et c’est pour cela que la liberté n’est pas toujours appréciée. Même si beaucoup risquent leur vie pour la liberté, il en est d’autres qui préfèrent la servitude, le conformisme qui paraissent parfois et même souvent plus confortables.[23] Il en est qui préfèrent que l’on pense à leur place. La liberté est un risque d’autant plus que dans le monde des valeurs, rien n’est jamais acquis. Notre belle intelligence, comme l’a montré Pascal, est vite détournée par notre imagination, les habitudes, notre sensibilité, notre inconstance et les contrariétés, notre vanité, le divertissement, les préjugés, la concupiscence.

Et les anciens avaient raison de dire que la vertu, la tendance à vouloir le bien de l’autre, en l’occurrence, est une disposition à acquérir donc. Encore faut-il aimer la liberté, la justice, la paix, s’aimer et aimer les hommes, travailler à notre croissance et à leur croissance. Il n’y a pas d’autre voie pour être humain et pour qu’une société, une entreprise soit humaine.

On ne peut construire une vraie société, sans partage, sans solidarité, sans échange, sans fraternité, sans amour.

Tout cela, me direz-vous, est bien compliqué ou fort abstrait. En êtes-vous sûr ? Je vous propose, pour terminer, de méditer cette page écrite par l’ouvrière Weil. Vous verrez qu’il faut finalement peu de chose pour être heureux au travail et même si le travail est très humble :

« Pendant qu’on s’ingénie, qu’on fait effort, qu’on ruse avec l’obstacle, l’âme est occupée d’un avenir qui ne dépend que de soi-même. Plus un travail est susceptible d’amener de pareilles difficultés, plus il élève le cœur. Mais cette joie est incomplète par le défaut d’hommes, de camarades ou chefs, qui jugent et apprécient la valeur de ce qu’on a réussi. Presque toujours aussi bien les chefs que les camarades chargés d’autres opérations sur les mêmes pièces se préoccupent exclusivement des pièces et non des difficultés vaincues. Cette indifférence prive de la chaleur humaine dont on a toujours un peu besoin. Même l’homme le moins désireux de satisfactions d’amour-propre se sent trop seul dans un endroit où il est entendu qu’on s’intéresse exclusivement à ce qu’il a fait, jamais à la manière dont il s’y est pris pour le faire ; par là les joies du travail se trouvent reléguées au rang des impressions informulées, fugitives, disparues aussitôt que nées ; la camaraderie des travailleurs ne parvenant pas à se nouer, reste une velléité informe, et les chefs ne sont pas des hommes qui guident et surveillent d’autres hommes, mais les organes d’une subordination impersonnelle, brutale et froide comme le fer. » [24]

Vous sentez-vous vraiment incapable de répondre à l’appel de cette petite ouvrière ?

Bonheur au travail


1. Le leadership vertueux, Le laurier, 2015 ; La méthode Havard : Pour un leadership authentique, Sarment, 2009 ; Créé pour la grandeur : Le leadership comme idéal de vie, Le Laurier, 2012 ; Du tempérament au caractère, Comment devenir un leader vertueux, Le laurier 2018.
2. Le laurier, 2017.
3. 1909-1943. Juive agnostique, elle se rapprochera progressivement du catholicisme.
4. Elle travailla chez Alsthom (devenu Alstom) comme découpeuse, puis aux Forges de Basse-Indre comme emballeuse et enfin chez Renault comme fraiseuse. Cette expérience a duré plus ou moins neuf mois (de 1934 à 1935) entrecoupés de mises à pied, accidents de travail, renvoi. Cette brillante intellectuelle destinée à l’enseignement n’avait évidemment aucune qualification et était de santé fragile.
5. WEIL Simone, L’enracinement, Prélude à une Déclaration des devoirs envers l’être humain, Gallimard, 1949, p. 75.
6. WEIL Simone, La condition ouvrière, Gallimard, 2002, p. 376.
7. Id., p. 343.
8. Id., pp 376-377.
9. Id., p. 381.
10. Ricardo Semler, cité in GETZ, op. cit., p. 339.
11. WEIL Simone, La condition ouvrière, op cit., p. 395.
12. Id., p. 375.
13. PASCAL Blaise (1622-1663), mathématicien, physicien, inventeur, philosophe et théologien, auteur des Pensées.
14. Cf. HAARSCHER Guy, Philosophie des droits de l’homme, op. cit., pp. 124-125.
15. Cf. KANT Emmanuel (1724-1804), Fondements de la métaphysique des mœurs (1795), Delagrave, 1997, pp. 131-132.
16. « Je me sens chrétien parce que c’est mon éducation, et je ne crois pas qu’on puisse renier les choses qui vous ont fondé. J’ai été élevé par une mère très croyante et par des curés qui ne m’ont pas battu ni traumatisé, contrairement à tous les clichés à la mode, qui m’énervent assez. J’ai la foi, et je crois que Dieu est amour. « Aimez-vous les uns les autres », c’est la phrase la plus culottée du monde, parce que si on se regarde, on n’est pas programmé pour s’aimer.» (https://actualitechretienne.wordpress.com/2013/08/29/)
17. Le pape Léon XIII, en 1891, reprendra cette notion de philia dans l’encyclique Rerum novarum qui fonde l’enseignement social de l’Église.
18. La connaissance surnaturelle, Gallimard, 1950.
19. République V, 462 ab.
20. La philosophe Hannah Arendt explique : « Nous avons coutume aujourd’hui de ne voir dans l’amitié qu’un phénomène de l’intimité, où les amis s’ouvrent leur âme sans tenir compte du monde et de ses exigences […​] Ainsi nous est-il difficile de comprendre l’importance politique de l’amitié. Lorsque, par exemple, nous lisons chez Aristote que la philia, l’amitié entre citoyens, est l’une des conditions fondamentales du bien-être commun, nous avons tendance à croire qu’il parle seulement de l’absence de factions et de guerre civile au sein de la cité. Mais pour les Grecs, l’essence de l’amitié consistait dans le discours. Ils soutenaient que seul un « parler-ensemble » constant unissait les citoyens en une polis. Avec le dialogue se manifeste l’importance politique de l’amitié, et de son humanité propre. Le dialogue (à la différence des conversations intimes où les âmes individuelles parlent d’elles-mêmes), si imprégné qu’il puisse être du plaisir pris à la présence de l’ami, se soucie du monde commun, qui reste « inhumain » en un sens très littéral, tant que des hommes n’en débattent pas constamment. Car le monde n’est pas humain pour avoir été fait par des hommes, et il ne devient pas humain parce que la voix humaine y résonne, mais seulement lorsqu’il est devenu objet de dialogue. […​] Nous humanisons ce qui se passe dans le monde et en nous en en parlant, et, dans ce parler, nous apprenons à être humains. Cette humanité qui se réalise dans les conversations de l’amitié, les Grecs l’appelaient philanthropia, « amour de l’homme », parce qu’elle se manifeste en une disposition à partager le monde avec d’autres hommes. » (ARENDT Hannah,Vies politiques, Gallimard, 1974, pp. 34-35).
21. Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, Gallimard, 1955, p. 88. Plus loin,elle reformule l’idée : « la vie sera d’autant moins inhumaine que la capacité individuelle de penser et d’agir sera plus grande. » (Op. cit., p. 147).
22. Id., p. 89.
23. Cf. G.-B. Shaw : « La liberté n’est pas suffisamment universelle. Les hommes mourront pour la perfection humaine et ils seront heureux de sacrifier leur liberté pour elle. » (Don Juan in L’homme et le surhomme). E. Renan : « La liberté est en apparence un allègement ; en réalité, c’est un fardeau ».
24. La condition ouvrière, op. cit., p. 335.
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