⁢D. Mais qu’est-ce qu’une personne ?

À la recherche de notre humanité

Deux voies s’ouvrent.

La première est, bien sûr, la voie de la raison par le biais des sciences de l’homme, de la biologie[1], de la psychologie, de l’art, de la sociologie, de la linguistique et surtout de la philosophie, on s’en doutait. Ces voies peuvent nous révéler ce qu’on appelle un invariant humain :

« Le témoignage des sciences de l’homme n’atteste pas seulement les variations culturelles et leur richesse indéfinie. Toutes ces sciences, au contraire, établissent le fait d’un invariant humain. D’ailleurs elles ne peuvent prétendre au statut de sciences qu’à ce prix : il n’y a science que là où il y a constances, permanences, identités profondes sous les diversités immédiates, permanences et identités exprimables en des lois […]. Il y a une et de multiples manières d’être homme et sans l’invariant de la nature, les variations de la culture seraient impossibles. »[2]

Ainsi, on peut apprendre beaucoup sur l’homme. Rappelons-nous ce que nous avons déjà glané plus haut en quêtant à diverses sources : il existe une nature humaine, chaque personne est unique et pluridimensionnelle, l’homme est un animal politique[3] ou mieux, un animal qui promet et qui pardonne, un être religieux. On a découvert que liberté et vérité sont liées, etc…​

Cette voie est lente et difficile car elle fait appel à diverses disciplines dans lesquelles nous ne sommes pas tous versés !

Une autre voie peut nous faire gagner du temps et des efforts avec un peu de bonne volonté : deux très vieux récits datant de plusieurs siècles avant Jésus-Christ, deux très vieux récits de la Création, qui se trouvent dans le livre de la Genèse, premier livre de la Bible[4].

Vous voulez parler de religion !

Quoi

Rassurez-vous, ce document n’implique aucune croyance, aucune foi. On peut l’examiner comme tout autre texte à la recherche de quelque vérité qu’il contiendrait. La lecture de la Bible n’est pas réservée aux croyants, pas plus que celle de Marx ne serait réservée qu’aux marxistes ou celle d’Hayek[5] aux libéraux !

Certes, ces récits de la création peuvent paraître enfantins, comme une fable mais personne ne le conteste : le pape Jean-Paul II lui-même, saint Jean-Paul II, reconnaît le « caractère mythique primitif » de ces textes mais il ajoute immédiatement :

« Une réflexion approfondie […​] permet d’y trouver « en germe » à peu près tous les éléments de l’analyse de l’homme auxquels est sensible l’anthropologie moderne et, principalement, contemporaine .»

Il n’est donc pas étonnant que ces textes soient pris au sérieux par les philosophes comme Jean Brun qui dans l’introduction de son livre consacré à l’histoire de la philosophie européenne écrit :

« La Genèse nous confronte à une communication indirecte dans la mesure où elle ne nous transmet pas de l’information mais où elle nous donne à penser ; elle nous situe au sein d’un Langage à l’écoute duquel nous pouvons entendre parler de ce à quoi est rivée notre Histoire rendue aveugle par ses prétentions à ne devoir à personne d’autre qu’elle-même le pouvoir de s’écrire. »[6]

La Genèse, explique l’auteur, nous parle d’un « Transhistorique » :

« Il ne faut […​] pas se contenter de dire que l’homme est plongé dans l’Histoire comme dans un milieu chronologique qui le façonnerait ; car c’est l’Histoire qui habite l’homme, l’historique n’est que l’explicitation d’une histoire intérieure exprimant elle-même un Transhistorique qui constitue le Commencement auquel se rattachent tous nos débuts. »[7]

Et après avoir parcouru 25 siècles de philosophie, Brun peut confirmer :

« Toute l’histoire de l’homme est suspendue à un Transhistorique qui en est la racine et la source ; ce Transhistorique a prise sur notre condition et sur notre histoire, alors que celles-ci n’ont aucune prise sur lui. »[8]

Il y a donc dans l’homme, comme le notait P.-H. Simon, quelque chose qui échappe à l’histoire mais qui l’informe. Le « transhistorique » que nous révèle la Genèse est cet « invariant » dont on nous parlait plus haut. Karl Marx s’est donc trompé lorsqu’il écrivait, à propos du travail de l’homme qu' « en même temps qu’il agit […​] sur la nature extérieure et la modifie, il modifie sa propre nature, et développe les facultés qui y sommeillent. »[9] S’il avait écrit que l’homme en agissant sur la nature (le monde extérieur), modifie sa culture et développe les facultés qui sommeillent dans sa propre nature, nous serions d’accord. Il est sûr que le travail est une dimension fondamentale de l’existence humaine et que le travail, malgré sa fatigue est non seulement un « bien utile » mais aussi un « bien digne » c’est-à-dire « un bien de son humanité car, par le travail, non seulement l’homme transforme la nature en l’adaptant à ses propres besoins, mais encore il se réalise lui-même comme homme et même, en un certain sens, « il devient plus homme ». »[10] Sa nature se développe mais elle ne se modifie pas.

Revenons au texte de la Genèse qui va nous parler de cette « nature », de cet « invariant » humain qui traverse l’histoire et se situe en-dehors de l’histoire.

Même un agnostique avéré comme Léo Moulin, considère ce texte comme le fondement incontournable de la culture européenne :

« Les valeurs judéo-chrétiennes sont à n’en pas douter, la source la plus abondante et la plus féconde du passé européen. L’homme, créé à part des animaux, « fait à l’image comme à la ressemblance de Dieu » (Gn 1, 26), est supposé jouir des dotes ingeneratae[11] que lui vaut cette ressemblance, à savoir : l’intelligence, la volonté, la puissance, l’autonomie, la responsabilité, la liberté. En d’autres termes, il est considéré comme un être adulte ou, à tout le moins, comme en pouvoir et espérance de le devenir. Il est une personne. À ce titre, il a droit au respect de sa dignité et jouit de la possibilité de connaître la vérité et de la dire. C’est là, en germe, la doctrine des Droits de l’Homme, et l’on comprend pourquoi elle ne pouvait naître et se développer qu’en Europe. L’égalité est une autre valeur fondamentale du message judéo-chrétien. Combinée avec les notions de dignité et de liberté, elle mène (encore qu’à long terme) à l’apparition de l’idéal démocratique. »[12]

On peut donc très librement se pencher sur ces textes et évaluer leur pertinence en fonction des fruits qu’ils peuvent produire si l’on accepte leur vision de l’homme et si l’on suit leurs recommandations.

D’emblée, nous sommes confrontés à une affirmation inouïe, lourde de conséquences et, en même temps, profondément révolutionnaire : l’homme est défini à l’image et à la ressemblance de Dieu.[13] Est-il possible de trouver une formule plus forte pour mettre en évidence la dignité éminente de l’homme, de tout homme et de toute femme[14] quelle que soit sa condition, sa race, sa culture, son âge, sa santé. Adam et Eve représentent, en effet, toute l’humanité.[15] Il faut se rendre compte que beaucoup de textes antérieurs, contemporains ou postérieurs, parlent aussi d’hommes à l’image de Dieu mais il s’agit particulièrement du « prince ». Le texte rompt avec les pratiques anciennes et modernes de déification de certains personnages et notamment des chefs d’État, depuis Pharaon jusqu’à Hiro-Hito, dernier « dieu vivant »[16], en passant par tous les hommes « providentiels » des régimes totalitaires, réputés infaillibles. Il conteste aussi ce qu’on pourrait appeler la « déification ordinaire », celle du Moi qui fonde l’individualisme[17] ou encore celle, connexe, d’individus fascinants par leur beauté ou leurs prouesses artistiques ou sportives[18]. Ici la même dignité est reconnue à tous. Cela signifie que le balayeur de l’entreprise est investi de la même dignité que le Président-directeur-général. Voilà si l’on y pense ce qui peut considérablement changer les rapports entre maître et élève, entre gouvernant et gouverné, entre employeur et employé, dignes fondamentalement du même respect.[19]

« La valeur du travail humain n’est pas avant tout le genre de travail que l’on accomplit mais le fait que celui qui l’exécute est une personne.« »[20]

La création suit un certain ordre, des créatures inférieures aux créatures plus parfaites. L’homme apparaît en dernier lieu, signe de son éminence. Alors que Dieu qualifie de « bon » tout ce qu’il a créé précédemment, il déclare après avoir créé l’homme que c’est « très bon »[21]. Ce qui souligne le caractère particulier de l’homme, son excellence par rapport à tout ce qui existe. D’ailleurs, la création de l’homme « est précédée d’une solennelle introduction, comme s’il s’agissait d’une délibération de Dieu avant cet acte important »[22]: « Faisons…​ » dit Dieu, comme s’il réfléchissait, s’encourageait, selon certains commentateurs. Enfin, seul l’homme, mâle et femelle, est dit à l’image de Dieu[23], irréductible au monde même s’il est aussi corps et qu’il soit un être limité. Sa supériorité par rapport aux autres créatures visibles apparaît aussi dans la faculté qu’il a d’imposer un nom aux animaux et dans le fait qu’il ne trouve pas parmi toutes ces créatures « une aide qui lui soit semblable ».[24]

Ce récit fonde le primat de la personne sur les choses et, dira Jean-Paul II, le primat « du travail de l’homme sur le capital entendu comme ensemble des moyens de production ».[25] L’inversion de cette hiérarchie nourrit les idéologies économistes et matérialistes où le travailleur n’est plus qu’un instrument et le travail une marchandise.

Cette dignité éminente est commune à tous les hommes mais si tout homme est à l’image de Dieu, il n’est pas Dieu ! Sans Dieu d’ailleurs, il n’est que poussière[26]. Il n’est que grâce à Dieu : « Le Seigneur Dieu modela l’homme avec de la poussière prise du sol. Il insuffla dans ses narines l’haleine de la vie, et l’homme devint un être vivant. »[27] Sa faute sera précisément d’accorder crédit à la promesse destructrice du démon : « …​ vous serez comme des dieux…​ »[28]. Créé par Dieu il est invité à l'humilité, comme évoqué déjà plus haut, à fuir toute tentation d’autodéification, toute idéologie de l’orgueil, « celle de l’homme persuadé d’avoir trouvé la clef universelle du monde, d’avoir tout compris, d’avoir le pouvoir de tout faire…​ L’idéologie de l’homme qui ne se reconnaît pas de maître, qui n’établit aucun rapport avec l’éternité, donc incapable de responsabilités supérieures, puisque considérant sa vie propre comme sommet de l’existence. »[29] L’auteur de ces lignes, Vaclav Havel[30], penseur politique agnostique mais profondément humaniste, vise évidemment l’homme politique mais l’orgueil ne connaît pas de frontières professionnelles…​

Insistons encore sur l'égalité de dignité entre l’homme et de la femme. Dans tout l’univers créé, l’homme « ne trouva pas l’aide qui lui soit accordée ». Mais devant la femme, différente mais égale, il s’écrie : « Voici cette fois l’os de mes os et la chair de ma chair… »[31]. La création de l’homme, homme et femme, consacre une différence de sexe qui n’altère en rien l’égale dignité mais offre à l’homme une autre manière de participer à la création. L’image de Dieu se précise dans la communion des personnes tout en soulignant l’unité de provenance[32]. L’homme et la femme reçoivent une première mission : celle de s’unir et d’être « féconds et prolifiques »,[33] Est ainsi affirmé le principe fondateur de la famille, fruit de la rencontre d’un homme et d’une femme.[34] Avec l’homme et la femme, est fondée la première communauté : la famille qui apparaît comme la cellule de base de la société (« …​ multipliez, remplissez la terre…​ »), antérieure à l’État du moins à l’origine. Depuis lors, toute famille se constitue à l’intérieur d’une structure politique sur laquelle néanmoins, elle l’emporte en dignité en fonction justement de son origine.

Cette importance de la famille exige, dans le travail, une juste rémunération c’est-à-dire « celle qui sera suffisante pour fonder et faire vivre dignement sa famille et en assurer l’avenir ».[35]

L’homme est donc social par nature (« Il n’est pas bon que l’homme soit seul »[36]). Cette sociabilité qui est une fraternité (nous sommes tous à l’image d’un même Père) ne dissout en rien la valeur individuelle et rend possible la solidarité. Nous sommes différents pour que nous ayons besoin les uns des autres. Faite d’une des côtes de l’homme, c’est-à-dire à côté de l’homme, la femme lui est semblable tout en étant autre, aide assortie c’est-à-dire qui convient, qui complète, de la même sorte mais différente puisqu’elle peut être une aide. Il en va ainsi de tout homme, de toute femme.

Dans une entreprise, les différentes personnes forment une communauté. En son sein, « doivent s’unir de quelque manière et les travailleurs et ceux qui disposent des moyens de production ou en sont propriétaires. »[37] Affirmation contestée par ceux qui pensent que le progrès social ne peut advenir qu’à travers la lutte des classes comme si les intérêts des uns et des autres étaient nécessairement opposés.

La seconde mission reçue est de travailler. Humble et grand à la fois, créé à l’image d’un Dieu créateur, l’homme est appelé à coopérer à la création, avec son intelligence, sa volonté et son amour, par le travail notamment, qui n’est pas une malédiction, une conséquence de son péché. Il est invité à « dominer », « soumettre » la terre et tout ce qu’elle contient.[38] L’homme est placé « dans le jardin d’Eden pour le cultiver et le garder »[39] Le travail n’est donc pas, comme on l’a entendu parfois, une punition pour le péché de l’homme. C’est la pénibilité du travail qui sanctionnera la faute[40]. Le travail est inscrit dans la nature de l’homme. Le travail est un bien,

« Pas seulement un bien « utile » ou dont on peut « jouir », mais il est un bien « digne », c’est-à-dire qu’il correspond à la dignité de l’homme, un bien qui exprime cette dignité et qui l’accroît. »[41]

De plus, son champ d’action est aussi vaste que le monde puisque celui-ci n’a pas le caractère divin qui le préserverait de l’ouvrage de l’homme. L’image de Dieu n’est évoquée pour aucune autre créature que l’homme. Sont révoqués dès lors tous les panthéismes[42], paganismes[43], animismes[44], totémismes[45] de toutes sortes qui ont dispersé la divinité dans la nature entière ou dans certains de ses éléments sacralisés ou offert à des rites divers des êtres ou des choses. Il est indéniable que la désacralisation de la nature fut et reste indispensable au progrès technique qui, il faut bien le reconnaître, fut paralysé durant l’Antiquité, par exemple, malgré des connaissances théoriques remarquables, soit par la conviction que tout était « plein de dieux », soit par l’idée que la matière est impure[46] et donc que les tâches matérielles et ceux qui les exercent sont méprisables.

Aujourd’hui se répand une tendance à resacraliser d’une certaine manière la nature. Certains penseurs, écologistes, véganistes[47] refusent à l’homme tout statut supérieur. Ils prônent un égalitarisme biocentrique : toutes les espèces y compris l’espèce humaine jouissent de droits égaux. La nature qui dans la conception biblique est objet de devoirs, devient sujet de droits.[48] Toute différence entre les personnes et notamment les animaux est abolie. Cette pensée qui se teinte parfois de misanthropie réagit contre les graves destructions du milieu de vie auxquelles l’homme moderne, nouveau Prométhée, s’est trop souvent livré mais emportée par son amour de la nature et sa méfiance vis-à-vis de l’homme, elle en arrive à nier ou à refuser toute primauté humaine. Or la vision de la Genèse qui établit clairement la supériorité de l’homme puisque lui seul est à l’image de Dieu, n’implique nullement que les hommes peuvent s’associer sans réserve au projet cartésien de se « rendre comme maîtres et possesseurs de la nature »[49]. La nature, en effet, est l’œuvre de Dieu, elle est bonne, dit le texte, et l’homme est placé dans le jardin pour le cultiver et le garder, non pour le détruire. Nous devons prendre conscience que « tout ce qui, dans l’ensemble de l’œuvre de production économique, provient de l’homme, aussi bien le travail que l’ensemble des moyens de production et la technique qui leur est liée (c’est-à-dire la capacité de mettre en œuvre ces moyens dans le travail), suppose ces richesses et ces ressources du monde visible que l’homme trouve, mais qu’il ne crée pas. Il les trouve, en un certain sens, déjà prêtes, préparées pour leur découverte et leur utilisation correcte dans le processus de production. En toute phase du développement de son travail, l’homme rencontre le fait que tout lui est principalement donné par la « nature », autrement dit, en définitive, par le Créateur. »[50]

L’homme est à l’image d’un Dieu tout-puissant mais un Dieu qui ne manifeste pas la volonté de gérer directement la terre qu’il a créée. Il en charge l’homme qui a été doté des pouvoirs nécessaires. L’homme « peut », dans les deux sens du verbe « pouvoir » qui évoque ce qu’on est capable de faire et ce qu’on est autorisé à faire. L’on est autorisé à faire dans la mesure où l’on est capable de faire. Voilà une leçon intéressante qui nous montre qu’un pouvoir réputé supérieur (Dieu) doit laisser aux pouvoirs réputés inférieurs (les hommes) le libre exercice responsable de leurs capacités[51]. C’est le fondement du principe de subsidiarité, essentiel en politique comme dans le domaine de l’entreprise. Dans un texte biblique ultérieur, écrit environ deux cents ans avant Jésus-Christ, on trouve, à propos de la création, cette formule révélatrice : « Lui-même a créé l’homme au commencement et l’a laissé à son propre conseil. »[52] C’est pourquoi l’homme qui travaille, doit « avoir conscience que même s’il travaille dans une propriété collective, il travaille en même temps « à son compte » ».[53]

Le « pouvoir » de l’homme s’exerce dans deux domaines. Tout d’abord un pouvoir dans les relations avec les autres hommes. La sociabilité implique la nécessité d’une autorité (politique) indispensable à la subsistance d’une société. Ce pouvoir a été donné à tous les hommes qui ensuite choisiront le mode d’exercice de l’autorité à travers des formules de participation.

Le « pouvoir » s’entend aussi sur le plan économique où il s’identifie à la propriété c’est-à-dire au pouvoir de l’homme dans ses relations avec les choses, dans la gestion de la terre. Pouvoir donné de nouveau à tous les hommes : les biens sont donc destinés à tous. Ici aussi il faudra trouver des formules pratiques de répartition des biens. Et donc ce droit à la propriété n’est pas illimité puisque les biens sont destinés à tous. La destination universelle des biens justifie et limite le droit à la propriété privée.

C’est pourquoi « le droit à la propriété privée même lorsqu’il s’agit des moyens de production […​] est subordonné à celui de l’usage commun, à la destination universelle des biens ». Ces biens « ne sauraient être possédés contre le travail, et ne peuvent être non plus possédés pour posséder […​] ». C’est pourquoi aussi « on ne peut pas exclure […​] la socialisation, sous les conditions qui conviennent, de certains moyens de production ».[54]

Nous reviendrons un peu plus loin à ce principe.

Et puisque la terre a été donnée à tous et que l’homme est invité à remplir la terre[55], on peut ajouter un troisième pouvoir : celui de circuler. Voilà un principe qui doit éclairer le problème des migrations : « l’homme a le droit de quitter son pays d’origine pour divers motifs — comme aussi d’y retourner — et de chercher de meilleures conditions de vie dans un autre pays. »[56]

Qui dit pouvoir dit donc liberté mais une liberté qui n’est pas illimitée, une liberté relative. L’homme a des missions : être fécond, régner, dominer, cultiver, garder, donner un nom aux animaux. Ces missions l’homme a le pouvoir de les réaliser par son intelligence et sa libre volonté. Sa liberté est presque illimitée mais n’est pas illimitée : « Tu pourras manger de tout arbre du jardin, mais tu ne mangeras pas de l’arbre de la connaissance de ce qui est bon ou mauvais car, du jour où tu en mangeras, tu devras mourir. »[57] Il existe une limite morale à l’action de l’homme. Ce n’est pas lui qui décide de ce qui est bien et de ce qui est mal. Ce qui est bien pour lui comme ce qui est mal pour lui est inscrit dans sa nature même. Ce qui est bien c’est ce qui lui permet d’être homme, pleinement homme (digne, solidaire, etc.), ce qui est mal c’est ce qui contredit sa nature, entache sa dignité, le rend asocial, le détruit contrairement à ce que prétend le Malin[58], contrairement à ce que nous prétendons quand nous faisons le malin…​

On peut encore découvrir deux principes importants.

Tout d’abord, on constate que l’homme est créé pour la paix, c’est ce que signifie le fait qu’il est créé végétarien : « Voici, je vous donne toute herbe qui porte sa semence sur toute la surface de la terre et tout arbre dont le fruit porte sa semence ; ce sera votre nourriture. À toute bête de la terre, à tout oiseau du ciel, à tout ce qui remue sur la terre et qui a souffle de vie, je donne pour nourriture toute herbe mûrissante. »[59] Toute violence est contraire à sa nature. La guerre comme la lutte des classes ne peuvent assurer le bonheur. La solidarité « ne doit jamais être fermeture au dialogue et à la collaboration avec les autres…​ »[60]

Enfin, « Dieu acheva au septième jour l’œuvre qu’il avait faite, il arrêta au septième jour toute l’œuvre qu’il faisait. Dieu bénit le septième jour et le consacra car il avait alors arrêté toute l’œuvre que lui-même avait créée par son action. »[61] Ce passage établit certes la nécessité de prendre du repos, à l’image de Dieu mais il nous montre en résumé que l’homme vit dans l’intimité de Dieu, dans sa vie personnelle comme dans sa vie sociale. Chacun est invité à rester au moins ouvert à la possibilité d’un Dieu, à accepter son alliance s’il le découvre ou, au minimum respecter le projet qu’il aurait, dit-on, manifesté. En tout cas, toute organisation politique, sociale, économique qui se ferme sur elle-même, qui se replie sur l’unique temporel, qui refuse toute possibilité d’un en-deçà, d’un par-delà, d’un au-delà de la destinée humaine sera — on le constate d’ailleurs dans les sociétés radicalement athées, laïcistes — une mutilation grave, un étouffement des aspirations les plus profondes et les plus libératrices. De plus en plus d’entreprises et d’organisations professionnelles réfléchissent aujourd’hui à la place de la religion dans l’entreprise, souvent à cause de la présence de travailleurs musulmans.


1. « Le biologiste et le psychologue considérant l’homme en soi, c’est-à-dire en dehors des produits de son activité (de sa culture), se trouvent dans l’obligation de reconnaître les caractères, les propriétés qui n’existent que dans l’espèce Homo sapiens. » Pierre-Paul Grassé, L’homme en accusation, De la biologie à la politique, Albin Michel, 1980, pp.196-197. L’auteur (1895-1985) est un biologiste reconnu mondialement.
2. BARBOTIN Ed.et G. CHANTRAINE G., Catéchèse et culture, Culture et vérité, 1977.
3. ARISTOTE écrit : « Il est manifeste […​] que la cité fait partie des choses naturelles, et que l’être humain est par nature un animal politique, et que celui qui est hors cité, naturellement et non par hasard, est soit un être dégradé, soit un être surhumain, et il est comme celui qui est injurié par Homère : sans lignage, sans loi, sans foyer. Car un tel individu est du même coup naturellement passionné de guerre, étant comme un pion isolé dans un jeu. » (Les Politiques, I, 2, 1252b)
4. Les deux premiers chapitres du livre de la Genèse (Gn) enchaînent deux récits de la création. Le premier, est appelé sacerdotal parce qu’il a été sans doute écrit par un prêtre lors de l’exil à Babylone (entre 587 et 538 av. J.-C.). Le second appelé yahviste est plus ancien : il a été écrit vers 950 av. J.-C..
5. Friedrich Hayek (1899-1992). Prix Nobel d’économie en 1974.
6. BRUN Jean (1919-1994), L’Europe philosophe, 25 siècles de pensée occidentale, Stock, 1988, pp. 9-10. Il fut professeur à l’université de Dijon.
7. Id. p. 10.
8. Id. p. 368.
9. Oeuvres, Économie I, Le capital, Livre I, troisième section, chapitre VII, I, Bibliothèque de la Pléiade, NRF, 1965, pp. 727-728.
10. JEAN-PAUL II, Le travail humain, 1981, n° 9.
11. Qualités, propriétés innées.
12. MOULIN Léo, L’Occident n’est pas un accident, in Géopolitique, n° 20, Hiver 1987-1988, pp. 59-60. Léo Moulin (1906-1996) est un sociologue diplômé de l’Université libre de Bruxelles où il fut président du Cercle du Libre Examen. Il fut, entre autres, professeur au Collège d’Europe à Bruges et président de l’Institut belge de science politique. Le Collège d’Europe est un établissement d’enseignement supérieur spécialisé dans la formation aux matières liées aux affaires européennes : « La mission du Collège d’Europe, depuis sa création est de former des étudiants de niveau postuniversitaire, triés sur le volet, aux questions politiques, juridiques, économiques et internationales ainsi qu’aux défis de ce processus unique. Ceci non pas pour l’amour de l’art, mais afin de les préparer à des fonctions de responsabilité, nécessitant une compréhension profonde des enjeux européens. » (cf. https://www.coleurope.eu/fr/pourquoi-venir-etudier-au-college-deurope).
13. « Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance » (Gn 1, 26). Et le texte insiste : « Dieu créa l’homme à son image ; à l’image de Dieu, il le créa, mâle et femelle, il les créa. »(Gn 1, 27). Dans le Psaume 8, on peut même lire : « Tu as fait de lui presque l’égal d’un dieu… ». On peut lire aussi une belle description in Si 17, 1-12.
14. « …​ à l’image de Dieu, il le créa, mâle et femelle, il les créa. » (Gn 1, 27).
15. « …​ on ne peut se contenter de voir dans le premier Adam un individu parmi les autres. C’est ce qu’implique le passage étonnant du singulier au pluriel dans la parole du Dieu créateur : « faisons Adam à notre image …​ et qu’ils dominent…​ » (Gn 1, 26) […​] l’ancêtre inclut en lui tous ses descendants […​]. » (Article Adam in Vocabulaire de théologie biblique, Cerf, 2005).
16. 1901-1989. Empereur du Japon. Après la défaite de son pays, le 1er janvier 1946, dans un discours radiodiffusé, il renonça à sa nature de « divinité à forme humaine ».
17. Cf. MOULIN Léo, Moi…​ et les autres, Petit traité de l’agressivité au quotidien, Labor, 2002.
18. « Le désir d’autodéification de l’homme commande toute l’Histoire et a conduit l’humanité d’aujourd’hui à se fabriquer de nouveaux dieux, ils se recrutent parmi ces vedettes de l’actualité dont tous les media nous offrent des icônes à adorer : dieux du stade, de la chanson, du cinéma, de la presse, de la télévision, des records en tout genre et de la politique dont le show business organise les liturgies théâtrales. » (BRUN Jean, op. cit., p. 365).
19. Considérer tout homme comme une image de Dieu bouleverse profondément les rapports humains. Voici un exemple emprunté à l’histoire du XVIe siècle. Les Espagnols sont arrivés en Amérique, ils y ont découvert des hommes mais une question va se poser : sont-ce des hommes ? Ils vivent presque nus, polygames, anthropophages, bref ce sont des barbares qu’il est juste, semble-t-il, d’asservir, de mettre sous tutelle et dont les terres et les biens peuvent être confisqués avec la bénédiction du pape, des théologiens et des autorités politiques qui se réfèrent plus à la philosophie grecque qui hiérarchise les individus et défend la thèse des esclaves-nés, qu’à la Bible ! Seul contre tous ou presque, Francisco de Vitoria, (1483-1546), professeur à l’université de Salamanque, considéré comme le père du droit international, à la lumière de ces textes de la Genèse, va établir que l’empereur n’a pas le droit de s’emparer des territoires des Indiens, que ceux-ci ont le droit d’être propriétaires de leurs terres et d’exercer leur autorité politique. Pourquoi ? parce que les Indiens, tout pécheurs qu’ils soient, sont à l’image de Dieu et le restent. L’égalité de dignité, Vitoria l’étendra à la nation estimant que le moindre royaume indien vaut autant que l’immense empire espagnol. Aujourd’hui, Vitoria affirmerait que les États-Unis, dans le concert des Nations-Unies, n’ont pas à avoir une voix prépondérante par rapport au Grand-Duché de Luxembourg ! Vitoria écrit dans son cours De Indis, 1539 : « En admettant que l’empereur soit le maître du monde, il ne pourrait pas, pour autant, occuper les territoires barbares, ni instituer de nouveaux maîtres, ni déposer les anciens, ni percevoir les impôts. Ceux-là même, en effet, qui attribuent à l’empereur un pouvoir sur le monde, ne disent pas qu’il a sur lui un pouvoir de possession, mais seulement un pouvoir de juridiction. Or ce droit ne l’autorise pas à annexer des provinces à son profit personnel, ni à distribuer, à son gré, des places fortes et même des terres. De ce qui précède, il ressort donc clairement que les Espagnols ne peuvent s’emparer des territoires des Indiens, en vertu du pouvoir universel de l’Empereur. »
   « Ni le péché d’infidélité, ni d’autres péchés mortels n’empêchent les Indiens d’être véritablement propriétaires, tant au plan public que privé, et, à ce titre, les chrétiens ne peuvent s’emparer de leurs biens. […] Il est clair que les Indiens ont, sans aucun doute, un véritable pouvoir, tant public que privé. »
   « Le pouvoir se fonde sur l’image de Dieu. Mais c’est par sa nature que l’homme est l’image de Dieu, c’est-à-dire par ses puissances rationnelles. Cette image ne se perd donc pas par le péché mortel. »
20. JEAN-PAUL II, Encyclique Laborem exercens sur le travail humain, 1981, n° 6.
21. Gn 1, 31.
22. JEAN-PAUL II, A l’image de Dieu, homme et femme, Cerf, 1980, p. 17.
23. Cette affirmation contredit la thèse essentielle de l’antispécisme. L’antispécisme est une idéologie qui « considère que l’espèce à laquelle appartient un animal n’est pas un critère pertinent pour décider de la manière dont on doit le traiter et de la considération morale qu’on doit lui accorder. L’antispécisme s’oppose au spécisme (concept forgé par les antispécistes sur le modèle du racisme), qui place l’espèce humaine avant toutes les autres ». (Wikipédia) Par exemple, un des pères de ce courant de pensée affirme : « Je soutiens qu’il ne peut y avoir aucune raison — hormis le désir égoïste de préserver les privilèges du groupe exploiteur — de refuser d’étendre le principe fondamental d’égalité de considération des intérêts aux membres des autres espèces. » (SINGER Peter, La libération animale, Grasset, 1993).
24. Gn 2, 20.
25. Encyclique Laborem exercens, op. cit., n° 13.
26. Gn 2, 7.
27. Gn 2, 7.
28. Gn 3, 5.
29. HAVEL Vaclav, L’angoisse de la liberté, L’Aube, 1994, p. 168.
30. 1936-2011. Cet écrivain tchèque fut une figure majeure de l’opposition au communisme dans son pays. Après la chute du régime, il fut président de la république de 1989à 2003. Il a laissé, outre des œuvres littéraires, toute une série d’ouvrages de philosophie politique particulièrement intéressants.
31. Gn 2, 20-21.
32. En hébreu, l’étymologie le souligne clairement : ishsha (la femme) a été tirée de ish (l’homme). On peut aussi citer Paul (1 Cor 11, 12):  »…​ si la femme a été tirée de l’homme, l’homme, de son côté, naît de la femme, et tous deux viennent de Dieu ».
33. Gn 1, 28.
34. La sexualité est donc bonne, dans le plan de Dieu. C’est la concupiscence, la convoitise qui seront la conséquence du péché. (Cf. Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, I, qu. 98, a.2 et FRANCOIS : « la sexualité est grande, […​] un don de Dieu », in Discours aux jeunes du diocèse de Grenoble, 17 septembre 2018)
35. Laborem exercens, op. cit., n° 19.
36. Gn 2, 18.
37. Laborem exercens, op. cit., n° 20.
38. Gn 1, 26 et 28.
39. Gn 2, 15.
40. C’est après avoir rompu l’alliance avec son Créateur que l’homme entend : « Maudit soit le sol à cause de toi ! Avec peine tu en tireras ta nourriture tous les jours de ta vie ». (Gn 3, 17).
41. Laborem exercens, op. cit., n° 9.
42. Doctrines dans lesquelles Dieu n’est que le monde considéré dans son unité et sa totalité. C’est le cas, notamment, dans la plupart des philosophies de l’Inde.
43. Se dit des diverses religions polythéistes de toutes époques et particulièrement du polythéisme gréco-romain qui peut être aussi considéré comme un naturalisme dans la mesure où « la Nature elle-même (…​) dont les êtres humains sont un des éléments, est tout entière sacralisée et envisagée comme le réceptacle où se fondent, pour en rejaillir perpétuellement, les innombrables forces et influences ressenties comme transcendantes. » (Dictionnaire des religions, Presses universitaires de France, 1984).
44. « Au sens le plus large, le terme désigne l’ensemble des croyances en un principe supérieur (« force vitale » ou « âme ») qui réside dans les lieux et les objets. » (Dictionnaire des religions, op. cit..)
45. « Le totem […​] est un animal ou un végétal, parfois un phénomène naturel, associé à la vie d’un groupe […​] à la façon d’un ancêtre, objet de crainte, de révérence et de culte. » (Dictionnaire des religions, op. cit..).
46. La Genèse, sans sacraliser la nature, ne la considère pas comme impure, au contraire, comme le répète le texte : « Dieu vit que cela était bon » (Gn 1, 3-25).
47. Le véganisme ou végétalisme intégral exclut tout produit issu des animaux, de leur exploitation ou testé sur eux.(Wikipedia)
48. Cf. SERRES Michel, Le contrat naturel, François Bourin, 1990, pp. 51-84. le monde, ou plutôt le Monde, d’objet devient sujet. (Cf. SERRES Michel, Temps des crises, Le Pommier, 2009, pp. 51-52.)
49. DESCARTES R. (1596-1650), Discours de la méthode, Sixième partie.
50. Laborem exercens, op. cit., n° 12.
51. Relisons les textes. Dieu constate : « …il n’y avait pas d’homme pour cultiver le sol… » (Gn 2, 5 ). Faisons attention aux agents et aux verbes employés : « *Soumettez* les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et toute bête qui remue sur la terre ! […] Voici, je vous donne toute herbe qui porte sa semence sur toute la surface de la terre et tout arbre dont le fruit porte sa semence… » (Gn 1, 28-29); « Le Seigneur prit l’homme et l’établit dans le jardin d’Eden pour cultiver le sol et le garder* […] *l’homme désigna par leur nom tout bétail, tout oiseau du ciel et toute bête des champs… » (Gn 2, 15 et 20); « Soyez féconds et prolifiques, remplissez la terre et dominez-la » (Gn 1, 27-28); « *Soumettez* les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et toute bête qui remue sur la terre ! […] Voici, je vous donne toute herbe qui porte sa semence sur toute la surface de la terre et tout arbre dont le fruit porte sa semence… » (Gn 1, 28-29).
52. Si 15, 14.
53. Laborem exercens, op. cit., n° 15. Le texte continue : « Cette conscience se trouve étouffée en lui dans un système de centralisation bureaucratique excessive où le travailleur se perçoit davantage comme l’engrenage d’un grand mécanisme dirigé d’en-haut et — à plus d’un titre — comme un simple instrument de production que comme un véritable sujet de travail, doué d’initiative propre. »
54. Laborem exercens, op. cit., n° 14.
55. Gn 1. 28.
56. Laborem exercens, op. cit., n° 23. Le texte demande, avec logique, que ce travailleur « ne soit pas désavantagé dans le domaine des droits relatifs au travail par rapport aux autres travailleurs de cette société. […​] La valeur du travail doit être estimée avec la même mesure et non en considération de la différence de nationalité, de religion ou de race. À plus forte raison ne peut-on exploiter la situation de contrainte dans laquelle se trouve l’immigré. »
57. Gn 2, 16-17.
58. « Non, vous ne mourrez pas, mais Dieu sait que le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront et vous serez comme des dieux. »(Gn 3, 4-5).
59. Gn 1, 29-30.
60. Laborem exercens, op. cit., n°8. On peut lire tout le chapitre III de l’encyclique sur l’historique et les causes du conflit entre le capital et le travail.
61. Gn 2, 2-3.
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