⁢D. Portrait d’un bon leader

1. Un bon leader est un leader vertueux[1], répondrait Aristote.

C’est du responsable politique qu’il parle mais, comme nous l’avons vu, on peut transposer sa conception sur le plan de l’entreprise, cette petite cité.

La gouvernance comme le leadership n’est pas simplement le fruit d’une technique. Elle s’exerce d’abord, que ce soit dans la communauté politique ou dans l’entreprise, sur des personnes. C’est pourquoi

« Le politique doit posséder une certaine connaissance de l’âme tout comme le médecin appelé à soigner un œil doit connaître aussi le corps entier. »[2]

B. Girard en déduit qu’« on ne peut espérer construire d’organisation qui amène les salariés à donner spontanément le meilleur d’eux-mêmes, que si l’on comprend ce qui les anime. Le bon manager est un bon connaisseur des hommes. »[3] Et « si l’on veut connaître les hommes, il faut aller à leur contact, les observer dans leur milieu de travail, avoir des conversations fréquentes avec eux pour comprendre leurs difficultés, identifier leurs faiblesses, celles de l’organisation. La qualité d’un manager se mesure souvent à la capacité qu’il a d’entretenir un lien de confiance avec ses collaborateurs et à rester disponible. On reconnaît, a contrario, le manager médiocre à ce que, toujours débordé, il ne sort de son bureau que pour fréquenter ses pairs et ses supérieurs hiérarchiques. »[4]

C’est d’autant plus nécessaire que

« l’œuvre de la politique consiste surtout, de l’avis général, à engendrer l’amitié. »[5]

B. Girard confirme : « le manager vertueux n’est pas seulement celui qui contrôle, met en place procédures et règles, mais celui qui se préoccupe de l’excellence de ses collaborateurs et construit des institutions qui favorisent le développement de ces dispositions à appliquer ces pratiques qui rendent le travail agréable. »[6]

L’amitié ne peut naître que dans la proximité car, « comment avoir confiance dans des dirigeants lointains ? »[7] Le leader vertueux doit avoir le « souci de créer une organisation qui aide les salariés à devenir excellents et de rester dans une proximité qui favorise le développement de la confiance, deux composantes de la vertu du management. »[8]

La « vertu » du dirigeant implique, pour Aristote, une autre qualité : la prudence.

« La prudence est la seule vertu propre au gouvernant, car il semble que les autres (vertus) sont nécessairement communes aux gouvernés et au gouvernant. »[9]

En quoi consiste-t-elle ? Prudence (φρόνησις en grec) est de nouveau un mot difficile à traduire car, dans notre langage courant, la prudence est l’attitude des gens qui veulent éviter tout danger. Or la prudence est tout autre chose pour Aristote. C’est une qualité indispensable pour toute personne qui veut agir. Le mot d’ailleurs est parfois traduit par l’expression « sagesse pratique » ou par « sagacité ».

L’homme prudent est celui qui, suivant les circonstances et celles-ci sont toujours changeantes, choisira, après délibération, les moyens d’atteindre une fin bonne.[10] Ce qui peut demander du courage.

Trois éléments sont à retenir : la prudence est la vertu de l’homme d’action, un homme qui délibère[11] et qui délibère en vue d’un objectif moralement bon. C’est bien en ce sens que vont les commentaires de B. Girard :

« À l’inverse de l’exécutant qui se contente d’appliquer règles et lois, le prudent délibère et calcule en tenant compte des circonstances. […​] Le prudent vise le particulier, il se préoccupe des situations réelles, hic et nunc, et s’intéresse à ce qui est bon et non pas à ce qui pourrait être. […​] Les objectifs qu’il poursuit sont tout à la fois bons pour lui-même et pour les autres, pour la communauté. C’est en ce sens qu’on peut le dire vertueux. Ce n’est pas un sage ou un philosophe qui s’interroge longuement sur les objectifs à poursuivre. C’est un homme d’action dont la délibération porte sur les moyens à mettre en œuvre pour atteindre ce qu’il y a de mieux : le médecin qui réfléchit au traitement à prescrire ne s’interroge pas sur l’objectif, rendre la santé à son patient. […​] Ni technocrate ni intellectuel, ni égoïste ni mercenaire, le prudent est un homme d’action qui possède esprit de responsabilité, capacité à mobiliser des ressources et intelligence des situations. N’est-ce pas la meilleure définition que l’on puisse donner du leader ? »[12]

Aristote associe à la vertu de prudence la capacité de choisir la « médiété » ou « juste milieu ».

« Ainsi donc la vertu est une disposition à agir d’une façon délibérée, consistant en une médiété relative à nous, laquelle est rationnellement déterminée et comme le déterminerait l’homme prudent. »[13]

Que signifie cette « capacité à tenir, lorsque l’on prend une décision, le juste milieu » ?[14] pour Aristote, toute vertu est un juste milieu entre des excès contraires. Par exemple, le courage dont ne doit pas manquer l’homme prudent est un juste milieu entre témérité et lâcheté. Dans sa délibération, le bon leader qui est tout le contraire d’un individualiste, doit adopter « une position « rationnellement déterminée » qui tient compte de la situation, des circonstances, des acteurs, de nous, de nous tous, de celui qui prend la décision mais aussi de ceux qu’elle implique, qu’elle concerne, ceux que les théoriciens de la responsabilité sociale des entreprises appellent « stakeholders » ou parties prenantes. […​] la bonne décision est celle qui permet de concilier raisonnement économique (maximisation, minimisation) et raisonnement moral (souci de l’autre). La bonne méthode est d’intégrer performances et considérations de justice dans le calcul qui précède la décision.[…​] Les meilleurs managers sont ceux qui savent nouer rationalité économique et souci moral, qui sont à la fois efficaces et justes. » En somme, « la vertu du management […​] tient en ces quelques mots : souci de l’excellence et d’autrui, prudence et juste milieu. »[15]

Cette « vertu » est-elle innée ? Non : Aristote nous rassure mais nous invite à la patience car « il faut beaucoup de temps pour créer l’expérience ». [16]

« C’est en construisant qu’on devient constructeur, et en jouant de la cithare qu’on devient cithariste ; ainsi encore c’est en pratiquant les actions justes que nous devenons justes, les actions modérées que nous devenons modérés et les actions courageuses que nous devenons courageux. »[17]

B. Girard le répète : « les vertus morales sont, comme le savoir-faire de l’artisan ou du musicien, le résultat d’une formation, d’un apprentissage, d’une pratique. »[18] La vertu du management « ne doit pas être confondue avec la compétence ou le talent. Elle est ce trait de caractère qui amène à faire spontanément ce qui convient tant pour soi-même que pour autrui. Bien loin d’être innée, elle se forme dans le travail, avec l’expérience, au contact de dirigeants qui la possèdent également. »[19]

Une autre réponse à la question (qu’est-ce qu’un bon leader ?) va retenir notre attention mais elle ne contredit absolument pas la définition donnée par Aristote.

2. Un leader libérateur, répondra le partisan de l'« entreprise libérée » ou, mieux encore, un leader serviteur![20]

Isaac Getz écrit : « …​ se demander si « toute entreprise peut devenir une entreprise libérée » n’est pas une bonne question. La bonne question est : « Tout patron peut-il devenir un leader libérateur ? » »[21] De nombreux auteurs ont réfléchi à cette question[22]. Nous n’en évoquerons que quelques-uns en privilégiant les entrepreneurs plutôt que les théoriciens.

Pour devenir « libérateur », il faut des qualités personnelles, notamment avoir le souci « de combler les besoins universels des salariés que sont l’égalité intrinsèque, la réalisation de soi et l’autodirection ».[23] Avoir donc le souci de l’autre, de sa dignité, de sa liberté et de ses capacités.

Max De Pree[24] rejoint Greenleaf et Spears et confirme que « le leader doit devenir un serviteur et un débiteur »[25], insistant sur la participation, le respect des personnes et l’aptitude à « comprendre que les relations sont plus importantes que la structure »[26].

Sa vision du leader est partagée par Robert Townsend[27] qui a travaillé chez American Express puis a transformé Avis en entreprise libérée avant que ses propriétaires ne la revendent à ITT. Il se réfère à Lao Tseu[28]à qui l’on prête cet aphorisme : « Celui qui conduit doit marcher le dernier ». Il explique : « Le véritable leadership, dans son sens le plus large et le plus dynamique, doit s’exercer au profit de ceux qu’elle entraîne, et non de celui qui l’exerce. »[29] « Je souhaite également préciser qu’un bon leader doit être au service de son équipe. Les personnages excessivement ambitieux, avides de pouvoir et insensibles ne sont pas de bons leaders, car ils ne comprennent pas cet aspect de leur rôle. »[30]

En quoi consiste ce « service » ?

Il s’agit en premier, pour que le leader soit « serviteur », quel que soit son rang, d’abandonner son « ego ».

Pour Bob Davids, créateur de Radica Games[31], « Ce dont on manque le plus, dans le monde, ce n’est pas le pétrole ou la nourriture, c’est le leadership. Pourquoi est-ce une ressource si rare ? Parce que les egos s’en mêlent. »[32] Beaucoup suivent une mauvaise pente dans la gestion d’une entreprise, ce sont des « gens qui sautent sur l’occasion dès qu’ils ont moyen d’avoir du pouvoir. Ils prennent une secrétaire personnelle, qui récupère leurs vêtements au pressing. Ils s’octroient un bureau spécial, avec une table de travail spéciale. Ils réclament une voiture…​ C’est une mauvaise pente. Quand vous avez un standing différent de vos subordonnés, alors vous n’êtes plus leur leader. Vous avez perdu toute chance de gagner leur respect. Vous devez comprendre que vous n’êtes pas différent de vos subordonnés. Vous avez la même valeur qu’eux dans l’organisation ; vous avez simplement une mission différente. »[33]

Un autre chef d’entreprise va même plus loin dans la volonté de limiter la discrimination : « nos employés, écrit-il, portent des cols de cent couleurs différentes, pas seulement des bleus et des blancs, et nous ne favorisons pas les symboles de l’autorité ou les lieux privilégiés comme une cantine séparée pour les cadres ou les places de parking réservées. »[34]

La leader qui a abandonné son ego, se rend compte de la place réelle qu’il occupe dans l’entreprise. Une place qui a son importance certes mais qui doit être modeste, servante : « Plus vous avez de pouvoir, moins vous pouvez en user car, dès que vous en usez de façon incorrecte, vous le perdez totalement. Le pouvoir réside dans l’organisation, pas en vous.
   C’est comme pour un mur. Il y a des briques et du mortier. Et dans le mortier, il y a du gypse, de l’eau, du sable, et, le plus petit composant : de la chaux. C’est la chaux qui fait tenir le tout. Admettons que je fasse partie d’un mur ; en tant que PDG, je suis le plus petit composant. Je ne suis pas la brique, je ne suis pas le mortier, je ne suis pas l’eau, je ne suis pas le sable. Je suis cette petite trace de liant qui fait tenir le mur. Un PDG doit bien comprendre qu’il est le plus petit composant. Ce n’est pas lui qui donne sa force au mur. La force du mur vient de tous ces gens collés ensemble, et la responsabilité du PDG est de fournir le liant pour les faire tenir. Mais le PDG seul ne peut pas faire le boulot. »[35] Et l’auteur ajoute encore : « Il y a un problème avec le PDG s’il pense que l’argent est plus important que les gens. Si les gens, l’environnement, la culture, le moral sont bons, alors vous avez une bonne probabilité de faire de l’argent. Mais si vous vous focalisez d’emblée sur l’argent, le manque d’enthousiasme, le manque de culture précipiteront votre chute en tant que leader. »[36]

Plusieurs[37], pour justifier la nouvelle attitude, se réfèrent à la Règle d’or : « Traite les autres comme tu voudrais toi-même être traité », règle que l’on retrouve dans diverses traditions culturelles et religieuses à travers le monde[38]. Il s’agit d’une « maxime universelle », d’une « règle d’empathie qui vise à retourner et convertir notre égoïsme originel (nos désirs et nos craintes) dans la prise en compte des autres comme ego aussi importants et uniques que nous […​]. »[39] Elle implique la reconnaissance de l’égalité de dignité de chaque personne dont nous parlions plus haut. Il faut la vivre concrètement dans l’entreprise.

Et donc, à la place qui est la sienne, le leader aura essentiellement comme tâche « de faire de chaque salarié une personne meilleure ». Et pour traiter les salariés en égaux, chers futurs leaders, « il s’agit de sortir de votre bureau, pour aller écouter un maximum de membres du personnel ; c’est le meilleur moyen d’être en contact avec votre équipe. Un véritable leader doit être accessible à tous » et « la moindre de vos actions doit insuffler de la confiance dans l’équipe ».[40] « Un leader doit écouter plutôt que de parler. »[41] « Je joue le rôle d’un catalyseur, dit Ricardo Semler. Je tente de créer les conditions nécessaires pour que chacun puisse prendre les décisions. La réussite n’exige pas que je les prenne moi-même. »[42]

Écouter et faire grandir les autres est le véritable sens de l’autorité. Ceux qui la possèdent devraient y réfléchir. Le latin auctoritas vient du verbe augere qui signifie augmenter c’est-à-dire ajouter quelque chose de plus, quelque chose de neuf. L’auctoritas, c’est donc la capacité d’augmenter, de faire grandir :

« C’est notre mission, en tant que parents, enseignants, entraîneurs et managers, d’aider les autres à découvrir et à développer leurs talents. Ceux-ci éprouvent alors un sentiment d’épanouissement qu’aucune rémunération monétaire ne peut égaler. Il s’agit de l’épanouissement de l’âme de la personne, qui vient de la conviction qu’elle a fait de son mieux pour se développer et servir son prochain. Pour respecter le commandement « tu aimeras ton prochain », il me suffit de respecter ma personne et les talents que le Seigneur m’a donnés, et de m’emparer de ces dons pour les perfectionner. Ainsi, chacun peut voir aisément quel épanouissement naît de la coopération. Associer tous ces fragments épars permet à l’organisation de tirer les meilleurs résultats de ce que nous appelons le travail en équipe. […​] La pire erreur que puisse faire un PDG, c’est de fonder son leadership sur le principe du « command and control », ou sur toute approche où les choses sont organisées du haut vers le bas. Le mieux qu’il puisse faire, c’est aider les gens à comprendre leur obligation morale de découvrir et de développer leurs talents, et de travailler ensemble pour se rendre service et s’entraider. Ensuite, vous pouvez déléguer, sachant que les meilleures décisions viendront des personnes qui sont sur le terrain et non au sommet de la pyramide. Si la prise de décision part du bas, il en sort des innovations, des idées qui améliorent l’entreprise. »[43] Méditant la « règle d’or », Robert McDermott, explique que « servir autrui comme vous aimeriez être servi oblige l’individu à découvrir et à développer ses talents ».[44]

Le vrai leadership est donc « collaboratif » : « On collabore mieux avec ceux qui nous entourent pour mieux servir ceux que vous avez à servir. Il faut collaborer. Chacun donne le meilleur de soi-même et c’est cette collaboration qui permet d’obtenir les meilleurs résultats. »[45]

On a parfois l’impression que l’entente et l’efficacité sont meilleures lorsque les personnes rassemblées ont la même culture, la même formation, voire le même sexe ! Mais, au contraire, la diversité peut être une force à condition, bien sûr, que les principes fondamentaux de l’entreprise soient acceptés et que tous fassent preuve de bienveillance les uns envers les autres. Si c’est le cas, la diversité, les différences culturelles, sexuelles, philosophiques ou religieuses sont un atout. Une étude américaine a mis « en concurrence deux formes de pensée managériale, l’une qui privilégie la compétence des personnes, l’autre la diversité des équipes ». Or, « si l’on choisit au hasard des personnes hétérogènes, d’intelligence normale pour les faire travailler ensemble, elles obtiennent de meilleurs résultats dans la résolution d’un problème complexe qu’un groupe d’experts présentant chacun une science supérieure. Plus les personnes se ressemblent moins elles sont performantes ensemble, car elles n’ont pas suffisamment de points de vue différents et ne sont pas capables d’élaborer un panel de solutions aussi varié que celui des groupes plus hétérogènes. »[46]

Dans ce leadership « collaboratif », à l’image de ce qui se vit dans une équipe sportive, « l’attention, le souci et la considération que vous portez aux membres de votre équipe est la marque d’un bon leader. Ces attributs ne vous donnent pas une image vulnérable ou laxiste. Au contraire, ils sont une force. Les gens ne se soucient guère de tout ce que vous savez jusqu’à ce qu’ils sachent combien vous vous souciez d’eux.[…​] Tous les rôles comptent, tous les postes sont importants. Chaque membre de l’équipe doit être fier de son travail. Il est du ressort du leader de transmettre cette fierté, surtout à ceux dont les rôles sont les moins visibles. »[47]

Pour y arriver, il faut « de l’amour avant tout »[48]. Aristote aurait donc bien raison : « De l’amitié, écrit John Wooden, naît la bienveillance qui nourrit les relations au sein d’un groupe. Elle nécessite du temps et de la confiance pour se développer, et il faudra peut-être y travailler, mais lorsqu’elle existe, le travail de leadership est plus facile et l’équipe qui en ressort beaucoup plus forte. Un bon coach est sur le terrain avec son équipe : il est là pour expliquer, donner des consignes et rectifier. Il est dans la mêlée. Faites-vous la même chose dans votre entreprise ? Comment pouvez-vous être efficace si vous êtes toujours caché dans votre bureau ? Comment allez-vous créer des liens si les membres de votre équipe ne vous voient jamais ? Ou s’ils n’ont jamais l’occasion de vous côtoyer ? » [49]

Pour être ainsi proche de chacun et à son écoute, l’idéal est de travailler dans une entreprise de taille moyenne[50] mais même dans de très grandes entreprises, il est possible de vivre les principes ici confirmés à condition de tout « organiser en petites unités ». En effet, « les gens ne peuvent s’impliquer dans les décisions qui les concernent que si l’unité dans laquelle ils travaillent n’a pas des effectifs trop lourds. […​] La seule manière de réussir le changement, c’est de travailler dans des entités de taille suffisamment petite pour que les individus puissent comprendre ce qui s’y passe et participer en conséquence. […​] En règle générale, les gens n’exploitent leur potentiel que quand ils connaissent tout le monde autour d’eux […​]. »[51]

Être proche de chacun est la première condition à remplir afin d’établir la confiance réciproque.

Et finalement, le but du leadership collaboratif est-ce la richesse ?

B. Girard nous a avertis : « Les récompenses monétaires sont indispensables et en priver ses collaborateurs serait absurde, mais on aurait tort de se reposer seulement dessus pour motiver des salariés comme tant d’entreprises en ont pris la mauvaise habitude. »[52] Aristote, souvenons-nous, soulignait que la fin de toute communauté est d’abord de bien vivre.

John Wooden confirme : « La richesse n’apporte pas nécessairement de bonheur véritable. Elle apporte sans doute des choses qui procurent un bonheur provisoire, mais qui ne durera pas.
   Parfois, nous sommes tellement préoccupés par le fait de gagner notre vie que nous oublions d’avoir une vie. C’est ainsi que des familles sont détruites, lorsque nous sommes distraits par l’appât du gain et du prestige, ou par d’autres pièges que nous tend la réussite.
   Nous devons gagner notre vie, mais nous devons aussi vivre une vie avec notre famille. Il est facile de la perdre de vue quand on commence à courir après l’argent et ses compagnons de route - la célébrité et le pouvoir. »[53]

Sans minimiser l’importance du juste salaire, il faut peut-être se rendre compte que « l’essentiel [est] de donner à chacun une chance de s’impliquer dans l’entreprise. En devenant parties prenantes, [on travaille] non pour un salaire mais pour le bénéfice psychique d’aider les autres, d’appliquer la règle d’or si vous voulez. » En fait, « …​ la qualité de vie est d’abord liée à notre sens du service. »[54]

Ricardo Semler l’affirme : « aucune société ne peut réussir, en tout cas à long terme, si elle fait du profit son but principal. […​] j’irai même jusqu’à dire que l’argent n’est pas non plus la seule chose qui intéresse les salariés. Chez Semco, nous essayons en général de payer notre personnel plus que ce qu’ils pourraient toucher ailleurs et, bien sûr, ils bénéficient de l’intéressement aux résultats. Mais ce n’est pas pour cela qu’ils nous sont si fidèles. Nous leur offrons surtout la chance d’être d’authentiques partenaires, d’être autonomes et responsables. C’est la raison pour laquelle nos collaborateurs refusent régulièrement des offres fort lucratives. »[55]

En somme, au lieu de traiter les travailleurs comme des enfants, des subalternes qu’il faut diriger et contrôler, l’humanisation de l’entreprise demande qu’on se rappelle que l’on a affaire à des adultes, des adultes qui sont la « ressource la plus précieuse » de l’entreprise et à qui on peut faire confiance[56], que l’on peut écouter et former en permanence en vue d’une promotion car, « que peut-on attendre des salariés des niveaux inférieurs, à qui on ne demande jamais leur avis, pas plus qu’on ne leur explique quoi que ce soit, ou alors très rarement ? »[57] Il ne faut pas s’étonner alors que des liens ne se créent pas. Dans ces conditions, comment espérer « moins d’encombrement, moins de niveaux, plus de flexibilité » ?[58]

Puisque nous avons commencé par quelques vieux règlements de travail, terminons par ceux qui sont aujourd’hui adoptés dans ces différentes entreprises. En voici deux. Mais peut-on encore employer le mot « règlement » ? Comme l’écrit Ricardo Semler, « L’amour et la solidarité que nous avons à offrir viennent des hommes et des femmes qui travaillent chez nous, pas de notre politique. […​] Le pouvoir découle non de règlements, mais du respect qu’inspirent les individus. En d’autres termes, les entreprises qui réussiront seront celles qui donneront la priorité à la qualité de la vie. Si vous le faites, le reste — c’est-à-dire la qualité des produits, la productivité du personnel et les profits pour tous — suivra. »[59]

Pour nous en rendre compte, méditons tout d’abord les « principes directeurs » établis par Bill Gore, ingénieur chez Dupont de Nemours qui a créé W.L. Gore & Associates, Inc., une multinationale qui a notamment mis au point le Gore-Tex[60]. Quatre principes sont « absolument nécessaires (et probablement suffisants). Ils doivent être respectés pour qu’une entreprise conserve une structure en treillage viable »[61].

Chacun doit :

1. Essayer de faire preuve d’équité. Tenter sincèrement d’être équitable avec les autres, avec nos fournisseurs, nos clients ou toute personne avec qui nous réalisons des transactions ;

2. Autoriser, aider et encourager ses Associés à développer leurs connaissances, leurs compétences, l’étendue de leurs responsabilités et l’éventail de leurs activités ;

3. Prendre ses propres engagements et s’y tenir ;

4. Consulter ses Associés avant de prendre des mesures susceptibles d’être « sous la ligne de flottaison » et de causer de graves dommages à l’entreprise. » [62]

Ce petit « règlement » se fonde sur des principes éthiques : honnêteté, fidélité, respect, bienveillance, souci du progrès personnel. La référence à l’équité est particulièrement intéressante. En effet, équité vient du latin aequitas dont le premier sens est égalité. Le dictionnaire nous apprend que le mot implique non seulement une appréciation juste mais aussi le respect absolu de ce qui est dû à chacun[63]. Or, qu’est-ce qui est dû d’abord et avant tout à chacun sinon son humanité, sa pleine humanité, c’est-à-dire d’être traité en homme dans le sens le plus complet du terme ?

Dans une autre entreprise, Sun Hydraulics, Corp. (société spécialisée dans l’industrie des valves hydrauliques), le fondateur, Bob Koski, a résumé ainsi la « philosophie » de l’entreprise :

Obéir à la Règle d’or dans toutes les relations, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’entreprise, aussi difficile que cela puisse paraître sur le moment.

Respecter la dignité de chacun et être courtois en permanence.

Prendre et respecter honnêtement et loyalement nos engagements à l’égard de nos clients, distributeurs, salariés, et fournisseurs et établir avec eux des relations stables.

Être un leader dans nos domaines d’activité définis et dans le développement de notre secteur et de notre communauté.

Être une entreprise en croissance pour que les salariés obtiennent constamment la possibilité d’assumer des responsabilités supplémentaires.

Améliorer constamment nos produits et nos services afin qu’ils aient plus de valeur pour nos clients, et améliorer constamment nos méthodes opérationnelles pour pouvoir verser des salaires supérieurs à la moyenne.

Fournir un emploi stable et pérenne aux personnes embauchées, avec des heures de travail raisonnables et des conditions de travail sécurisées. Encourager l’auto-amélioration des salariés et assurer la promotion intérieure dès que possible.

Tenir les salariés et les actionnaires informés de la politique, des procédures et des projets de l’entreprise. » [64]

Dans ce texte, plus fourni que le précédent, on retrouve les valeurs morales citées plus haut mais aussi le souci d’offrir la stabilité d’emploi, de meilleurs salaires, des horaires raisonnables, et de tout organiser et prévoir dans la transparence. Ce dernier point est important. Un économiste explique : « On ne peut traiter les salariés comme des adultes honnêtes et responsables que si on leur donne la possibilité de savoir ce qui se passe autour d’eux et de pouvoir influer dessus. »[65] Le leader confirme : « Il ne faut pas s’attendre à ce qu’implication et partenariat fonctionnent sans mettre à la disposition, même du plus modeste salarié une information abondante. […​] Et une entreprise qui ne partage pas l’information en période favorable se disqualifie pour demander solidarité et concessions quand les temps sont durs. »[66]

Entraide et solidarité


1. La vertu (αρετή) est, en grec une notion complexe difficile à traduire en français. Le dictionnaire relève plusieurs sens : le mérite ou la qualité par quoi on excelle : la qualité du corps, la beauté, la force ; la qualité de l’intelligence, de l’âme, le courage, les belles actions ; la considération, l’honneur, le service. Tout cela en même temps peut-être.
2. Éthique à Nicomaque 1102-a.
3. Op. cit., p. 226.
4. Id., p. 227.
5. Éthique à Eudème 1234-b.
6. Op. cit., p. 224.
7. Id., p. 227.
8. Id., p. 228.
9. Politiques 1277-b.
10. « Le propre de l’homme prudent est la capacité de bien délibérer sur ce qui est bon et utile pour lui, non de façon partielle, par exemple en ce qui regarde la santé ou la vigueur, mais en fonction du bien vivre pur et simple. » (Éthique à Nicomaque V, 1) Il ne faut pas confondre la prudence et l’habileté. Celle-ci « consiste dans le pouvoir de faire tout ce qui conduit à un but qu’on s’est fixé et d’atteindre ce but. Si celui-ci est beau, elle est digne d’éloges, s’il est vil, elle est fourberie. » (Éthique à Nicomaque XII, 9).
11. Aristote précise : « S’il faut vite exécuter ce que l’on a délibéré, il faut délibérer lentement. » (Éthique à Nicomaque 1142-a).
12. Op. cit., pp. 232-234.
13. Éthique à Nicomaque 1107-a.
14. Op. cit., p. 228.
15. Id., pp. 235-236 et 240.
16. Éthique à Nicomaque 1142-a.
17. Id., 1103b.
18. Op. cit., p. 223
19. Id., p. 245.
20. L’expression est de Robert K. Greenleaf et Larry C. Spears in Servant Leadership : A Journey into the Nature of Legitimate Power and Greatness, Paulist Press International, U.S., 1982. Isaac Getz explique : le « leader serviteur » écoute, cherche à comprendre, accepte et se montre riche d’empathie ; il a la « faculté de se mettre à la place d’autrui ». (Op. cit., pp. 108-137).
21. GETZ, La liberté, ça marche, op. cit., p. 11.
22. Un des plus célèbres est James McGregor Burns (19818-2014). Cet universitaire américain diplômé d’Harvard, du Williams College et de la London School of Economics, a enseigné dans de prestigieuses écoles et a reçu le prix Pulitzer et le National Book Award pour ses travaux en histoire. Il s’est intéressé au leadership et a écrit notamment, Leadership, Harper Collins, 1978 et Transforming Leadership : A New Pursuit of Happiness, Grove Press/Atlantic Monthly Press, 2004. Il s’est surtout posé la question de savoir comment motiver et responsabiliser le travailleur.
Cf. aussi les notes 190 et 191.
23. Id., p. 15.
24. Max De Pree (1924-2017) fut le PDG de Herman Miller (entreprise de meubles et matériel de bureau). Il est l’auteur de Leadership is an Art, Currency, 1987. Notons que Max De Pree est au tableau d’honneur des hommes d’affaires américains, l’American National Business Hall of Fame en compagnie de Walt Disney, George Eastman, Thomas A. Edison, John D. Rockefeller et bien d’autres noms célèbres.
25. GETZ, op. cit., p. 166.
26. Id., p. 178.
27. (1920-1998). Il est l’auteur de Au-delà du management : comment empêcher les entreprises d’étouffer les gens et de bloquer les profits, Arthaud, 1970 et avec Warren G. Bennis, de Reinventing Leadership : Strategies to Empower the Organization, HarperBusiness, 2005.
28. Ce personnage peut-être légendaire aurait été un sage contemporain de Confucius (VIe - Ve siècles av. J.-C.). Il est vénéré par les taoïstes.
29. Au-delà du management, op. cit., cité in GETZ, op. cit., p. 227.
30. Reinventing Leadership, op. cit., cité in GETZ, op. cit., p. 241.
31. Société spécialisée dans la conception et la fabrication de jeux électroniques. Il a écrit en collaboration avec CARNEY Brian M. et GETZ Isaac, Leadership without Ego : How to Stop Managing and Start, Palgrave Mac Millan, 2018.
32. Cité in GETZ, op. cit., p. 258.
33. Id., p. 259.
34. Ricardo Semler cité in GETZ, op. cit., pp. 336-337.
35. Id., p. 262.
36. Id., p. 263.
37. John Wooden cité GETZ, op. cit., p. 267 ; R. McDermott, id., p. 298.
38. Cf. DU ROY Olivier, La règle d’or, Le retour d’une maxime oubliée, Cerf, 2009. L’auteur a retrouvé cette règle, sous des formes diverses, chez les auteurs païens, dans la pensée confucéenne, dans le brahmanisme et le bouddhisme, le jaïnisme, la religion des Sîkhs, en Égypte ancienne, en Assyrie Babylonie, dans le judaïsme biblique, le zoroastrisme ou mazdéisme, dé&ans la culture et la philosophie grecque, dans le mandéisme, le manichéisme, chez les Incas, dans les proverbes et maximes d’Afrique, dans l’Islam et bien sûr dans l’Évangile (Lc 6, 27-36).
39. Id., p. 174.
40. Id. pp. 260-261.
41. Liisa Joronen, fondatrice et patronne de SOL, entreprise finlandaise de nettoyage industriel, citée in GETZ, op. cit., p. 215. Lire aussi GETZ Isaac et MCCARNEY Brian, Liberté & Cie, Quand la liberté des salariés fait le succès des entreprises, Flammarion, 2016.
42. Cité in GETZ, op. cit., p. 310.
43. MCDERMOTT Robert, Entretien avec le professeur Clyde Porter, 1998;, cité in GETZ, op. cit., pp. 304-305. R. McDermott fut le directeur de l’USAA, mutuelle d’assurance.
44. Cité in GETZ, op. cit., p. 303.
45. Id., p. 305.
46. PAGE Scott E., The Difference, How the Power of Diversity creates better Groups, Firms, Schools, and Societies, Princeton University Press, 2008. Scott Page est professeur de sciences politiques à l’université du Michigan et spécialiste des systèmes complexes. Cf. D’ELBEE Pierre, Management : comment faire de la diversité une force, [email protected], 4 février 2019.
47. John Wooden, cité in GETZ, op. cit., pp. 277 et 279.
48. Id. p. 277.
49. Id., pp. 271 et 273-274.
50. « Le plaisir pris à une activité tend à être inversement proportionnel à la taille de l’entreprise. Plus celle-ci est grosse, moins vous vous faites plaisir, plus vous avez la migraine, et plus la culture se délite. Le nombre parfait tourne autour de deux cents collaborateurs. Quand vous dépassez les deux cents, alors vous devez ajouter un échelon hiérarchique et vous vous embraquez dans des histoires de vice-présidents…​ » (Id., p. 262).
51. Ricardo Semler, cité in GETZ, op. cit., pp. 317-319.
52. GIRARD, op. cit., p. 244.
53. Cité in GETZ, op. cit., p. 288.
54. Robert McDermott cité in GETZ, op. cit., pp. 297-298 299
55. Cité in GETZ, op. cit., pp. 323 et 334.
56. Cf. Ricardo Semler cité in GETZ, op. cit., pp. 311-312.
57. Id., p. 326.
58. Id., p. 327.
59. Cité in GETZ, op. cit., pp. 325 et 338.
60. Le Gore-Tex, est une marque de membrane imperméable à l’eau mais laissant passer la vapeur d’eau brevetée en 1970. Il est composé de polytétrafluoroéthylène (PTFE) étiré, aussi connu sous la marque Téflon.
61. Au lieu de la pyramide, un treillage:
treillage « Chaque personne au sein de ce treillage interagit directement avec les autres individus — sans intermédiaire, les lignes de communication sont directes — de personne à personne. » Il n’y a donc « pas d’autorité établie ou attribuée ; des sponsors, pas de chefs ; un leadership naturel défini, par un followership ; une communication « face à face » ; des objectifs fixés par ceux qui doivent les réaliser ; des tâches et des fonctions organisées par le biais d’engagements. » (Cf. L’organisation en treillage, Une philosophie d’entreprise, 1976, cité in GETZ, op. cit., p. 200.)
62. GETZ, op. cit., p. 205.
63. Cf. LALANDE André, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Presses universitaires de France, 1983, p. 296 : « sûreté du jugement dans l’appréciation de ce qui est dû à chacun ».
64. Dans son livre, Notre philosophie, 1970, il écrit : « la qualité ultime d’une société dépend largement du caractère de ses salariés, qui sont attirés vers leur emploi et s’y épanouissent grâce à l’environnement offert par l’entreprise. » (cité in GETZ, op. cit., pp. 210-211).
65. João Vendramin cité in GETZ, op. cit., p. 317
66. Ricardo Semler, in GETZ, op. cit., pp. 322-323.
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