⁢A. La qualité des hommes

Mais suffit-il de proclamer des principes, d’établir des règles ? Certes, c’est une étape importante mais les règles et les principes ne sont rien s’ils ne sont animés, mis en œuvre par des hommes et des femmes convaincus de leur pertinence. En effet, qu’est-ce qu’une entreprise fondamentalement ? Répétons-le : c’est une communauté de personnes au service d’autres personnes. Qui dit communauté dit règles bien sûr et donc implique une éthique qui regroupe des règles écrites et d’autres non-écrites puisqu’il s’agit de personnes impliquées intégralement. On ne s’adresse pas simplement à des travailleurs, à des êtres « unidimensionnels » comme disait Herbert Marcuse[1], producteurs et consommateurs. On s’adresse à des personnes. Comme le relevait par une image et avec bon sens un écrivain :

« Chaque week-end, l’homme unidimensionnel se métamorphose dans sa résidence secondaire en homme multidimensionnel, partagé entre le monde abstrait de la marchandise et le monde concret des animaux et des plantes. »[2]

Ce sont en effet des êtres complets, doués certes, on l’espère, d’une compétence professionnelle mais aussi riches d’un tempérament particulier, de liens familiaux, amicaux, d’intérêts externes, de convictions politiques, philosophiques, religieuses. Le but de cette communauté, comme de toute communauté est de bien vivre ensemble, et pas seulement de vivre ensemble juxtaposés et sans heurts grâce à un règlement. Comme il s’agit de personnes « multidimensionnelles », comme dit plus haut, il s’agit de privilégier avant tout leur bien commun, c’est-à-dire leur humanité, les invariants humains définis précédemment. La règle, aussi pertinente soit-elle ne suffit pas car il y a dans chaque personne un lieu irréductible, une force de résistance contre laquelle le corps de lois le plus remarquable ne peut rien : la conscience. Non pas la conscience psychologique mais la conscience morale qui est un vrai sanctuaire, le noyau le plus intime de la personne, le siège de la liberté qui est, sans conteste, le signe le plus manifeste de la transcendance de la personne sur l’histoire, sur les conditions matérielles cde l’existence. Elle est propre à chaque sujet, elle est le lieu où raison et liberté dialoguent. Aucune autorité humaine ne peut contraindre la conscience, elle est l’instance suprême du jugement et de la décision. Voilà une limite précieuse et respectable, voilà pourquoi l’éthique indispensable par ailleurs ne résout pas tout. Voilà pourquoi il est primordial que l’entreprise soit animée par des hommes et des femmes imprégnés des qualités nécessaires à leur application.

Quelles qualités ? Essentiellement, dirais-je,

« une disposition permanente à vouloir le bien »,

c’est-à-dire à respecter la dignité et la juste autonomie de chacun, à être solidaire de tous, soucieux de justice et de paix notamment dans l’entreprise. Autrement dit - et voici après le mot « morale » un autre mot tombé apparemment en désuétude - est nécessaire ce qu’on appelle la « vertu ».[3]

La vertu est cette « disposition permanente à vouloir le bien ». L’invitation à la vertu est importante, incontournable. Le vertueux travaille à la recherche du bien commun, veille à ce que chacun soit respecté en tant que personne, est attaché à la paix, à la fraternité, à la solidarité la plus large possible[4].

La qualité d’une entreprise dépend de la qualité des personnes et pas seulement, répétons-le, des travailleurs. Elle dépend de leur vertu et en particulier de la vertu des leaders.

Le leader vertueux est l’élément clé : il a intériorisé les fondements de l’éthique qui sont devenus, en conscience, librement, ses propres préoccupations parce qu’il en a compris le prix et la conformité à ce qu’il y a de plus profond dans la nature de l’homme, de tout homme.

Comme on ne naît pas vertueux mais qu’on le devient, il faudra tout à l’heure s’efforcer de découvrir ce qu’il faut faire pour être ce leader vertueux et comme la notion de bien recouvre des biens qui sont communs à tous les hommes, la vertu, selon le bien particulier auquel elle s’applique, va se diffracter en vertus (au pluriel).

Les philosophes anciens ont beaucoup écrit sur les vertus et peuvent peut-être nous aider.

PlatonAristoteSaint Thomas d’Aquin

Platon dans la République (IV) énumère et analyse la prudence, la tempérance, la justice ; Aristote (Éthique à Nicomaque, II) décrit la justice, la magnanimité, la libéralité, le courage, l’amitié. Les penseurs chrétiens, saint Thomas, par exemple, reprendront tout cela et ajouteront les vertus théologales qui justifient, vivifient, nourrissent et élèvent toutes ces vertus.

Par la suite, nous le savons, la notion de vertu, comme celle de morale, a été mise en question dans la pensée moderne et post-moderne. Toutefois, aujourd’hui, et même en dehors du monde chrétien, la vertu et les vertus semblent revenir à la mode, poussées peut-être sur le devant de la scène par des hommes qui ont compris le danger et l’incohérence de tous les laissez-faire laissez-passer, qui refusent l’autoritarisme de même que toute dissolution sociale.

Deux exemples parmi d’autres :

André Comte-Sponville s’est rendu célèbre notamment avec son Petit traité des grandes vertus[5]. L’auteur refonde sur la raison les vertus traditionnelles (politesse, fidélité, prudence, tempérance, courage, justice, générosité, compassion, miséricorde, gratitude, humilité, simplicité, tolérance, pureté, douceur, bonne foi, humour, amour).

De son côté, Jean-Luc Mélenchon a publié un petit livre intitulé De la vertu[6]. Cet homme politique français que l’on peut situer à gauche de la gauche est à la tête du mouvement La France insoumise. Loin de moi l’idée d’exalter la pensée de cet auteur, qui est branlante en maints endroits et globalement contestable mais il n’empêche qu’il écrit :

« Aucune action politique ne peut se soustraire à l’exigence de ses liens à une morale universelle et à des principes constants. »[7]

La Vertu (il l’écrit avec une majuscule) « est surtout un principe d’action gouvernant la vie en société [il distingue curieusement morale sociale et morale individuelle]. Un principe conforme à l’intérêt général, qui est bon pour tous quand il est mis en œuvre, et auquel je m’astreins moi-même à titre personnel. La Vertu, c’est donc la passerelle entre ce qui est bon pour tous et ce qui est bon pour soi. »[8] Remplaçons intérêt général par bien commun et nous retrouverons davantage de cohérence.

La vertu


1. 1898-1979. Sociologue et philosophe américain d’origine allemande, auteur notamment de L’homme unidimensionnel, Essai sur l’idéologie de la société industrielle avancée, publié, en français, en 1968 aux Editions de Minuit. Il fut un des maîtres à penser des étudiants révoltés à l’époque.
2. BERL Emmanuel, A contretemps, 1969.
3. Cf. LALANDE André, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Presses universitaires de France, 1983.
4. On peut ici évoquer l'« économie de communion » initiée par Chiara Lubich, fondatrice du mouvement des Focolari, qui, bien consciente du rôle social de l’entreprise a proposé que les bénéfices engendrés, au-delà de ce qui est dû en justice, soient divisés en trois : une part pour la croissance de l’entreprise, une part pour les personnes en difficulté et une part pour développer cette économie.
5. Presses universitaires de France, 1995.
6. Editions de l’O, 2017.
7. Op. cit., p 14.
8. Id., p. 16.
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