⁢B. L’importance de l’éthique dans une entreprise

Venons-en au monde du travail. Toute entreprise, avons-nous dit, est une communauté de personnes et a donc besoin de règles. Comment seront-elles établies ? Par qui ? En fonction de quels critères ?

L’histoire peut brièvement éclairer notre réflexion car on trouve dans le passé divers règlements de travail qui vont nous révéler leur gestation et leur motivation.

Prenons un premier exemple : le règlement d’une filature anglaise au XIXe siècle[1].

Tout ouvrier ayant ouvert une fenêtre : 1 sh

Tout ouvrier ayant été trouvé sale au travail : 1 sh

Tout ouvrier se levant au cours du travail : 1 sh

Tout ouvrier ayant réparé la courroie de son tambour en laissant un bec de gaz allumé : 1 sh

Tout ouvrier n’ayant pas remis sa burette d’huile en place : 1 sh

Tout ouvrier quittant son métier en laissant le bec de gaz allumé : 2 sh

Tout ouvrier sifflant pendant le travail : 1 sh

Tout ouvrier filant à la lumière du gaz trop tard dans la matinée : 2 sh

Tout ouvrier allumant le gaz trop tôt : 1 sh

Tout ouvrier en retard de cinq minutes : 1 sh

Tout ouvrier ayant des déchets de fils sur la bande du chariot : 1 sh

Tout ouvrier ayant des déchets de fils sur les poids du métier : 0,6 sh

Tout ouvrier ayant négligé d’enlever ses déchets de fils défectueux trois fois par semaine : 1 sh

Tout ouvrier ayant du déchet sur ses broches : 1 sh

Tout ouvrier malade qui ne pourra fournir un remplaçant donnant satisfaction, doit payer par jour, pour la perte d’énergie mécanique : 6 sh

Ce règlement n’est en fait qu’une longue suite d’amendes prévues pour garantir le maximum de rentabilité de la part des travailleurs. Il ne faut gaspiller ni le temps ni la matière.

Ce système d’amendes est assez répandu à l’époque et parfois pour des raisons de sécurité comme, par exemple, dans les filatures rouennaises en 1867.

En tout cas, tout manquement à la propreté, à la ponctualité, à l’application au travail est puni d’une amende qui doit compenser, semble-t-il, la perte financière entraînée par l’ouvrier négligent, distrait ou même malade. Ce système est propice à l’instauration d’un climat d’oppression et de crainte où le travail, la productivité, la rentabilité ont priorité sur la personne.

Voici un autre exemple venu de France, et qui a été sans doute aussi d’application chez nous dans certaines filiales[2]. Il s’agit du Règlement d’entreprise, comptoirs, manufactures et chancelleries de 1863-1872.

Règlement de bureau
A l’attention du personnel :

1. Respect de Dieu, propreté et ponctualité sont les règles d’une maison bien ordonnée.

2. Dès maintenant, le personnel sera présent de 6 h du matin à 6 h du soir. Le dimanche est réservé au service religieux. Chaque matin, on dit la prière dans le bureau principal.

3. Chacun est tenu de faire des heures supplémentaires si la direction le juge utile.

4. L’employé le plus ancien est responsable de la propreté des locaux. Les plus jeunes s’annoncent chez lui 40 minutes avant la prière, et sont également à sa disposition en fin de journée.

5. L’habillement doit être simple. Le personnel ne doit pas se vêtir de couleurs claires et doit porter des bas convenables. Il est interdit de porter des caoutchoucs et manteaux dans les bureaux, car le personnel dispose d’un fourneau. Exception en cas de mauvais temps : foulards et chapeaux. On recommande en outre d’apporter chaque jour, pendant l’hiver, quatre livres de charbon.

6. Il est interdit de parler pendant les heures de bureau. Un employé qui fume des cigares, prend des boissons alcoolisées, fréquente les salles de billard ou des milieux politiques est suspect quant à son honneur, son honnêteté et sa correction.

7. Il est permis de prendre de la nourriture entre 11 h 30 et 12 h. Toutefois le travail ne doit pas être interrompu.

8. Envers la clientèle, la direction et les représentants de la presse, l’employé témoignera modestie et respect.

9. Chaque membre du personnel a le devoir de veiller au maintien de sa santé. En cas de maladie, le salaire ne sera pas versé. On recommande à chacun de mettre une bonne partie de son gain de côté, afin qu’en cas d’incapacité de travail, et dans sa vieillesse, il ne soit pas à la charge de la collectivité.

10. Pour terminer, nous attirons votre attention sur la générosité de ce nouveau règlement. Nous en attendons une augmentation considérable du travail.

Ce qui frappe d’emblée, ce sont les considérations morales, politiques et même religieuses qui parsèment ce règlement. Mais il ne s’agit que de garantir de nouveau l’efficacité du travail par une discipline qui fait fi de la liberté de conscience dans le but de maintenir l’ordre et l’obéissance. La durée du travail est de 12 heures et plus si l’on est jeune et si l’on juge nécessaire une prolongation. On n’arrête pas de travailler pour manger. Les travailleurs sont invités à apporter eux-mêmes de quoi se chauffer. Leur vie privée est elle-même surveillée. Il n’y a pas d’indemnités en cas de maladie. Enfin, on ne peut être que choqué par le 10e point où l’autorité non seulement se félicite mais avoue son intention profonde.

Au XXe siècle, l’Union soviétique a inventé le stakhanovisme pour stimuler la productivité par l’émulation mais aussi par la menace. Le stakhanovisme provient du nom d’un mineur « de choc », Alekseï Stakhanov qui, dans la nuit du 30 au 31 août 1935, aurait extrait 102 tonnes de charbon en six heures, soit environ quatorze fois le quota demandé à chaque mineur. Ce record avait été décidé par le gouvernement soviétique sous Joseph Staline pour servir de modèle aux autres salariés, afin qu’ils travaillent plus et si possible qu’ils dépassent les cadences et les quotas de travail imposés. Le stakhanovisme s’inscrit dans une politique tentant d’accroître la productivité par un contrôle plus sévère des travailleurs. En 1932, le pouvoir instaure successivement la peine de mort pour vol de la propriété collective, le licenciement immédiat en cas d’absence et in fine le passeport intérieur. Le régime lie la productivité des ouvriers à leur paie et leur alimentation. C’est dans ce contexte que les Soviétiques publient les exploits du mineur Stakhanov. Ces exploits reposaient en réalité sur le travail de préparation d’une équipe de soutien.[3]

Aux USA, on a parlé de fordisme, du nom d’Henry Ford. Le but est d’accroître la productivité et la production de l’entreprise grâce à plusieurs principes. Le travail est divisé verticalement et horizontalement : verticalement par une séparation entre la conception et la réalisation, horizontalement par la parcellisation des tâches sur des lignes de montage qui consacrent le travail à la chaîne. En même temps, la standardisation permet de produire en grandes séries des pièces interchangeables. En ce qui concerne le salaire, au lieu des 2 ou 3 dollars que les ouvriers touchaient par jour, ils vont en recevoir 5. L’objectif est de stimuler la demande de biens et donc d’augmenter la consommation. Mais cette augmentation des salaires vise aussi et surtout à lutter contre la démission des ouvriers de plus en plus fréquente avec l’apparition du travail à la chaîne, qui rendait les conditions de vie des ouvriers encore plus difficiles qu’auparavant. Enfin, mieux payés, les ouvriers seraient, dans l’esprit des concepteurs, « exempts de préoccupation étrangère au travail, et donc plus industrieux, par conséquent, plus productifs »[4].

Comme on le voit, l’objectif est ici aussi d’améliorer la production et la productivité. Même l’augmentation de salaire est consentie dans ce but.

Du XVIIIe siècle au XXe siècle, c’est un peu le même esprit qui préside à l’organisation du travail et ce sont les patrons ou l’État lorsqu’il est patron qui sont les auteurs de ces directives imposées dans l’intérêt matériel de l’entreprise.

À lire ces règlements, on pourrait croire que l’attention aux personnes qui travaillent et les préoccupations éthiques sont toutes récentes et le fruit exclusif de luttes sociales qui ont émaillé les XIXe et XXe siècles.

Aujourd’hui, la plupart du temps, dans nos pays, les pouvoirs publics, les employeurs et les organisations syndicales sont parvenus à établir des législations très détaillées et des règlements de travail où les droits et devoirs de toutes les parties sont pris en compte. Il suffit de jeter un œil sur les documents publiés par le Groupe S - Secrétariat social asbl, secrétariat social agréé pour employeurs (cf. https://www.groups.be/1_4122.htm).

Voici quelques extraits de ce long document :

Article 1
Le présent règlement régit les conditions de travail de tous les travailleurs de la société, quels que soient l’âge, le sexe ou la nationalité. Il tient compte des dispositions légales, réglementaires ou paritaires en vigueur en Belgique. Il fait partie intégrante des contrats de travail quelle que soit la forme sous laquelle ceux-ci sont conclus.

[…​]

Article 3
Chaque travailleur doit exécuter le travail pour lequel il a été engagé avec soin, probité et conscience dans les temps, au lieu et dans les conditions convenues

Article 4
Les travailleurs effectueront leurs prestations exclusivement pour le compte de l’employeur. Ils s’engagent expressément à ne pas travailler pour leur propre compte ni pour le compte de tiers. De même ils s’interdisent d’effectuer quel qu’activité que ce soit sans l’autorisation écrite préalable de l’employeur.

[…​]

Article 12.1
La durée de travail normale des ouvriers est en moyenne de 38 heures par semaine. La durée de travail hebdomadaire effective est par contre de 40 heures. La moyenne de 38 heures par semaine est réalisée par l’octroi de douze jours de repos compensatoire par an, à prendre de manière collective à six dates fixées par arrêté royal et à six dates fixées par convention collective conclue au sein de la Commission paritaire de la Construction. Le salaire afférent à ces jours de repos compensatoire est payé par le fonds de sécurité d’existence.

[…​]

Article 15
Sont considérés comme des jours d’arrêt régulier du travail :
a) les samedis ;
b) les dimanches ;
c) les jours fériés légaux ;
d) les jours de vacances annuelles légales ;
e) les jours non-prestés qui comptent comme jours de repos compensatoires en application de la loi du 16 mars 1971 sur le travail ;
f) (si applicables), les jours de repos fixés au niveau sectoriel (p. ex. congé d’ancienneté) ;

[…​]

Article 27
Le contrôle médical sera effectué au domicile du travailleur lorsque le certificat médical ne lui permet pas de quitter son domicile. Le travailleur ne peut refuser de recevoir le médecin contrôle ou de se laisser examiner. Si le travailleur peut quitter son domicile, il revient à l’employeur de déterminer si le contrôle médical aura lieu au domicile du travailleur ou dans le cabinet du médecin-contrôleur.

[…​]

Article 30.1
Sauf dispositions contraires, la rémunération de base des ouvriers est déterminé sur une base horaire. Tout autre mode de rémunération est établi par écrit dans une convention de travail individuelle ou collective.
Les salaires doivent être égaux aux salaires minimums prévus par les conventions collectives du travail relatives aux conditions de salaire et de travail conclues au sein de la Commission Paritaire de la Construction.

[…​]

Article 40
Sous réserve du pouvoir d’appréciation des tribunaux du travail, les faits suivants pourront justifier la rupture du contrat sans préavis ni indemnité :
-  un acte de dol lors de la conclusion du contrat par la production de faux certificats ou documents, ou de fausses déclarations ;
- toute acte d’insubordination grave ou acte d’improbité, voie de faits ou injures graves à l’égard de ses chefs, du personnel de l’entreprise ou d’un tiers client ;
- tout dommage fait sciemment au matériel, aux bâtiments ou installations de l’entreprise ou appartenant à des membres du personnel ;
- le non-respect des consignes élémentaires de sécurité;
- toute atteinte portée à des membres du personnel pendant la durée de son contrat ;
- les arrivées tardives répétées sans justifications valables après avertissement ;
- le non-respect répété de l’horaire de travail convenu, après avertissement formel ;
- absences injustifiées répétées après avertissement ;
- la falsification de certificats médicaux ;
- concurrence déloyale et communication à des tiers de données couvertes par le secret professionnel ;
- le vol ;
- la participation à la création d’une firme concurrente ou à l’exécution de ses activités ;
- tous faits contraires aux bonnes mœurs ;
- les actes de harcèlement sexuel ;
- les actes de harcèlement moral ;
- l’utilisation impropre de ressources informatiques (internet, email) après avertissement ;
- la participation du travailleur à des activités pendant la période d’incapacité de travail lorsque la nature de ces activités prouve que le travailleur n’est pas en incapacité de travail car il pourrait effectuer son travail normalement ou encore lorsque les activités sont de nature à retarder la guérison.

[…​]

Article 46
L’employeur et ses représentants s’interdisent :
-  de se livrer à des traitements contraires aux bonnes mœurs ;
- de s’occuper de la vie privée, de la famille, de l’habitation, des convictions du travailleur ou de son affiliation à quelque organisation que ce soit ;
- de porter atteinte à la dignité, à la promotion sociale et à la bonne entente entre les travailleurs,
- aux relations existant entre le travailleur et son délégué syndical ;
- de proférer des menaces ou des injures, de tourmenter, d’humilier ou de maltraiter les travailleurs ;
- de laisser utiliser des locaux, du matériel, des machines, des produits, des moyens individuels de protection qui ne répondent pas aux conditions de sécurité et d’hygiène ;
- se quereller, tenir des propos ou avoir des attitudes contraires à la décence, se livrer à des travaux personnels sur les lieux de travail, durant les heures de travail ;
- fumer dans l’entreprise sauf le cas échéant dans le local destinée à cet usage ;
- manquer de respect au personnel dirigeant, aux collègues ainsi qu’aux personnes étrangères à l’entreprise ;
- emporter hors des lieux de travail des documents, objets ou fournitures appartenant à l’entreprise ;

[…​]

De tels textes, très fouillés, comme on vient de le voir, sont très importants mais ils ne suffisent peut-être pas dans la mesure où il est impossible que tout soit réglementé et qu’il n’est peut-être pas souhaitable que tout le soit.

Quoi qu’il en soit, on peut se demander sur quelles bases le règlement s’établit. Il faut tenir compte de la rentabilité de l’entreprise pour sa propre survie, de l’intérêt des employeurs et souvent, aujourd’hui, des actionnaires, de l’intérêt des travailleurs…​ Intérêts divers qui peuvent entrer en conflit et, nous le savons, qui entrent souvent en conflit !

On a vu que longtemps, c’est la rentabilité, l’intérêt de l’employeur qui a primé et il est sûr que le bon sens pousse à penser qu’il faut qu’une organisation du travail prenne en compte l’intérêt de tous. Mais comment rencontrer l’intérêt de tous ? Par autorité ? Par la lutte des classes ? Par consensus ? Mais, tout est-il négociable et le but est-il simplement de vivre ensemble sans heurts, en un lieu détermine qui est celui de l’entreprise ?

Contrairement à une idée bien établie, il fut une époque, bien avant les luttes sociales de l’époque contemporaine, où l’autorité responsable de l’organisation du travail a cherché à prendre en compte prioritairement le bien-être du travailleur, c’est-à-dire de la personne qui travaille. La personne, en effet, ne se limite pas à sa capacité de travail. La personne est un être plus complexe, qui travaille certes mais qui aussi, a une famille, se nourrit, se repose, a des loisirs, une vie relationnelle plus ou moins large, des convictions religieuses, etc…​.

Même si l’exemple qui suit est unique ou relativement rare, il est intéressant de le méditer. Il a l’immense mérite d’avoir existé, ne fût-ce qu’un temps.

En 1578, Philippe II instaure ce règlement de travail[5] pour les mines de Bourgogne[6].

1. Nous voulons et ordonnons que les ouvriers des mines travaillent huit heures par jour, à deux entrées de quatre heures chacune.

2. Si l’ouvrage requiert accélération, il sera fait par quatre ouvriers qui travailleront chacun six heures sans discontinuation, chaque ouvrier ayant ainsi besogné ses six heures remettant ses outils en mains d’un autre, et ayant ainsi ses dix-huit heures de repos sur vingt-quatre.

3. Mineurs ouvriers sont salariés ; soit suivant conventions avec le personnier, soit suivant l’ouvrage fait, à leur choix.

4. Nous voulons et ordonnons qu’aux fêtes de commandement, les ouvriers soient payés comme s’ils avaient besogné. Item aux fêtes de Pâques, Noël et Pentecôte. Il ne sera besogné que demi-semaine, sauf pour les garçons tirant l’eau. Item aux quatre fêtes de Notre-Dame et aux douze fêtes d’Apôtres, les ouvriers sont quittes d’une demi-journée la veille de chaque fête.

5. Mineurs ouvriers peuvent choisir chazal pour faire maison et jardin sur les communaux des lieux où ils travaillent, en payant un sol de cense par an, et moyennant ce ont droit aux bois morts et aux morts bois sur les dits communaux.

6. Mineurs ont un marechef aux mines et ont ce droit qu’il n’est pas permis aux étrangers de distraire vivres de leur marechef.

7. Au marechef qui commence à dix heures du matin, il n’est pas permis aux officiers, personniers et hostelliers d’acheter provisions avant que les ouvriers soient fournis. »

En examinant ce règlement, on y découvre tout d’abord une limitation du temps de travail à huit heures par jour alors qu’on pense habituellement qu’il a fallu attendre le début du XXe siècle pour que cette mesure soit prise. Le temps de travail est même raccourci si, pour des raisons techniques, impératives sans doute, il n’est pas possible d’accorder un temps de repos et de diviser les huit heures de travail. On constate aussi que le salaire peut se déterminer, au choix de l’ouvrier selon l’ouvrage accompli ou suite à une négociation avec le « personnier ». Ce mot possède plusieurs significations. Le plus souvent, en Bourgogne, il désigne un « associé », un « co-possesseur ». Sans doute ici celui qui est « associé » avec le propriétaire de la mine et qui s’occupe du personnel. On dirait peut-être dans le langage d’aujourd’hui : le responsable des ressources humaines. Des congés payés sont prévus essentiellement à l’occasion de fêtes religieuses et de leur préparation. Si l’on fait le compte on découvrira que le nombre de jours de congés payés excède leur nombre actuel ! Si certains, les « garçons tirant l’eau », n’ont pas autant de congés, c’est évidemment pour une raison technique : la nécessité de ne pas laisser la mine s’inonder en l’absence de tous les appareillages que nous connaissons actuellement. D’autres avantages matériels sont prévus : les ouvriers peuvent construire une maison sur les terrains (chazals) appartenant à la mine pour un loyer (cense) très modéré[7] qui, en plus, inclut le chauffage puisque les ouvriers ont droit de recueillir le bois mort et le « mort bois » c’est-à-dire le bois de peu de valeur, impossible à travailler. Les deux derniers points de ce règlement nous révèlent l’existence sur place d’un marché (marechef) privé auquel les ouvriers ont accès avant les « cadres »[8].

Il est clair, par ce texte, que c’est d’abord le bien-être du travailleur qui est pris en compte dans le contexte ici d’une société profondément marquée par la foi chrétienne. Ce n’est certes pas la rentabilité à tout prix qui est recherchée. On peut objecter que ce règlement s’inscrit dans un contexte socio-économique qui n’a rien à voir avec le nôtre. Nous sommes dans une société préindustrielle qui vivait « une existence au rythme lent, compassé, rural. Celle d’un mode de production précapitaliste (ou encore non soumis au capitalisme). […​] C’était un moment où le temps ne courait pas après lui-même. Où le temps avait le temps. Où l’on prenait son temps. »[9] Il n’empêche que le texte met en évidence un principe fondamental : la priorité de la personne sur toute autre considération, une personne considérée dans toute sa complexité et qui n’est pas réduite à sa capacité de travail alors que souvent dans l’organisation contemporaine, l’homme est « unidimensionnel » cantonné strictement dans son rôle de producteur et de consommateur[10] alors que le bien de la personne « multidimensionnelle », dépasse largement ce cadre dans lequel les sociétés capitalistes libérales comme les sociétés marxistes tentent d’enfermer les individus.

Retenons cette nécessité de tenir compte des personnes, du « bien » des personnes : on est Jacques Dupont ou Marguerite Durand avant d’être directeur, contremaître, employé ou ouvrier…​ C’est pourquoi j’insiste pour qu’on définisse l’entreprise comme une communauté de personnes et non simplement de travailleurs.

Retenons l’idée de ce « bien » prioritaire des personnes. Bien-être ? Bien fondamental à prendre en considération avant toute chose ?


1. PIRNAY P., Notions d’histoire du travail, Ephec, 1977-1978, p. 12.
2. Par exemple, l’entreprise Saint-Gobain implantée à Floreffe et qui a comme origine lointaine la Manufacture royale des glaces fondée en 1665 par Jean-Baptiste Colbert, ministre des Finances de Louis XIV.
3. Cf. Wikipedia.
4. FORD Henry et CROWTHER Samuel, Ma vie et mon œuvre , Payot, 1926, p.78.
5. Cf. Revue nouvelle, 15 mai 1948, p. 495 et PIRNAY P., op. cit., p. 13.
6. On se souvient que Philippe II, roi d’Espagne, a reçu de son père Charles Quint, lors de son abdication en 1556, les territoires rassemblés par les ducs de Bourgogne, ses ancêtres. Cet « héritage bourguignon » s’étend de la Frise à la Bourgogne actuelle et a comme capitale Bruxelles.
7. Un sol de cense par an semble très bon marché, presque dérisoire. Évidemment il est difficile voire impossible de déterminer exactement la valeur d’un sol étant donné que cette valeur a évolué dans le temps mais aussi dans l’espace. À la même époque, le sol dans telle région n’a pas la même valeur que dans telle autre (http://www.histoirepassion.eu/?Conversion-des-monnaies-d-avant-la-Revolution-en-valeur-actuelle). Jean Gimpel note que le salaire quotidien du maçon oscille entre 6 et 10 deniers au XVIe siècle. Le salaire le plus humble est celui du manœuvre qui reçoit 1,5 à 2 deniers. Même si le mineur, ce qui paraît peu vraisemblable, ne gagnait qu’un denier par jour, le sol valant douze deniers, le loyer était facile à payer. (Cf. GIMPEL Jean, La révolution industrielle au Moyen-Age, Seuil-Points, 1975, pp. 109-110).
8. Au sens large, l'« officier » est celui qui remplit un office, exerce un commandement, est titulaire d’une fonction. L'« hostellier » désigne, comme aujourd’hui, celui qui héberge, nourrit : les responsables du marché ? Hostellier peut même signifier patron.
9. CLOUSCARD Michel, Le capitalisme de la séduction, Problèmes/Editions sociales, 1981, p. 102.
10. Cf. MARCUSE Herbert, L’homme unidimensionnel, Essai sur l’idéologie de la société industrielle avancée, Editions de Minuit, 1968.
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