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ii. Aujourd’hui

La recherche du bien commun ou de la « vie bonne » pour reprendre l’expression d’Aristote n’a jamais cessé mais elle a été perturbée à l’époque contemporaine, en particulier, par l’obsession de la richesse matérielle, la volonté d’autonomie individuelle, le souci de la rapidité, de l’efficacité et de la sécurité à tout prix, le relativisme, le multiculturalisme.

On a cru que ces conditions assureraient une « vie bonne ». Ce fut une illusion. Ce chemin a conduit nos sociétés dans une crise sociale, politique, environnementale où lentement mais sûrement de plus en plus nombreux sont ceux qui redécouvrent en eux l’envie d’une « vie bonne » bâtie sur d’autres principes. C’est pour cela qu’Elena Lasida⁠[1] ne cesse de répéter que « la crise [est] une chance pour réinventer le lien ».⁠[2] En effet, « la relation aux autres » est une dimension importante de la « vie bonne », dimension oubliée et mise à mal. Nos contemporains rêvent de « réenchanter le monde »[3] mais n’est-ce pas simplement une autre formule pour dire l’espérance d’une « vie bonne », une vie où la relation retrouve ses sens : relation à l’autre, à la nature, à Dieu selon des modalités nouvelles ?


1. Née en 1959 en Uruguay. Docteur en sciences économiques et sociales. Professeur à l’Institut catholique de Paris, directeur du Master « Economie solidaire et logique de marché ». A été influencée, entre autres, par Juan Luis Segundo, jésuite urugayen ( 1925-1996), un des représentants de la théologie de la libération. Elle est l’auteur de Le goût de l’autre, déjà cité et de nombreux articles dont Le don fondateur du lien social, le cas de l’économie de marché in Transversalités, vol. 126, n° 2, 2013, pp. 23-35 ; Des biens communs au bien commun, Une lecture économique de la pensée sociale de l’Église, in Transversalités, vol. 131, n° 3, 2014, pp. 65-76.
2. Cf. , par exemple, ses interviews sur eglise.catholique.fr : Une chance historique pour redéfinir la vie bonne ; ou enseignement-catholique-fr/elena-lasida : Il faut prendre l’incertitude comme une promesse.
3. Voilà une expression très à la mode mais qui trouve des sens extrêmement divers. Pour bien la comprendre dans le sens où Elena Lasida l’emploie, il faut se rappeler l’analyse faite par le célèbre économiste et sociologue allemand WEBER Max (1864-1920) qui, à plusieurs reprises parle du désenchantement du monde (L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Plon/Pocket, 2010, p. 117 ; Le savant et le politique, La découverte/Poche, 2003, p. 83). Le monde moderne est désenchanté c’est-à-dire que suite à la sécularisation, à l’essor des sciences, de la technique, de la rationalisation capitaliste, la magie ou la religion ont perdu leur rôle central, ne peuvent plus enchanter le monde. Depuis lors, on ne compte plus les auteurs qui proposent des recettes pour réenchanter le monde par l’art, par la politique, l’astrologie, le symbolisme, l’architecture, le veganisme, la danse intuitive, les balades féériques, etc..

⁢a. Une invitation est lancée à tous

C’est l’invitation lancée par le pape François, par exemple, lors de sa visite en Roumanie⁠[1]. Il invitait à « promouvoir la collaboration positive des forces politiques, économiques, sociales et spirituelles », à « marcher ensemble », à « s’engager » pour « assurer le bien commun » du peuple. Il précisait que « marcher ensemble, comme façon de construire l’histoire, demande la noblesse de renoncer à quelque chose de sa propre vision ou d’un intérêt propre spécifique en faveur d’un projet plus grand, de façon à créer une harmonie qui permette d’avancer en toute sécurité vers des objectifs communs. » L’objectif est de « construire une société inclusive, dans laquelle chacun, mettant à disposition ses propres talents et compétence, avec une éducation de qualité et un travail créatif, participatif et solidaire (cf. Evangelium gaudium, n. 192), devient protagoniste du bien commun ». Cette société inclusive n’exclut personne : le pauvre n’est pas un indésirable ou un poids mais un citoyen, un frère « à intégrer de plein droit dans la vie civile ». Et le pape en appelle à l’« âme » du peuple et à « une direction de marche claire, non pas imposée par des considérations extrinsèques ou par le pouvoir envahissant des centres de la haute finance, mais par la conscience de la centralité de la personne humaine et de ses droits inaliénables (cf. ibid. n. 203) ».⁠[2]

Entrer en relation, marcher ensemble est un projet accessible à tous et déjà initié par de nombreuses et diverses personnes ou associations tant il semble naturel à l’homme, être social par définition, d’aller vers l’autre pour cheminer ensemble et « mettre ses talents au service de la communauté tout entière ».⁠[3]

Certes, les chrétiens sont, en principe, par nature ou, plus exactement, par leur baptême, les « augmentateurs » désignés, nous y reviendrons. Il n’empêche que tout homme de bonne volonté peut travailler à l’avènement du bien commun. Rappelons qu’il ne s’agit pas simplement de vivre ensemble, de se contenter de ce vivre-ensemble que les lois garantissent et tâchent de protéger mais de vivre ensemble tendus vers le bien : « Ce bien commun-là donne de poser en société des œuvres bonnes, sans se contenter d’un vivre ensemble zébré de compromissions. »[4]

Il s’agit, nous disait le pape François, de « privilégier les actions qui génèrent les dynamismes nouveaux dans la société et impliquent d’autres personnes et groupes qui les développeront, jusqu’à ce qu’ils fructifient en évènements historiques importants. sans inquiétude, mais avec des convictions claires et de la ténacité. »[5]

Dans cette quête, il est toujours possible de construire quelque chose avec n’importe qui. Certains estimeront peut-être boiteuse une action qui laisse intacts les partis-pris de chacun mais Jacques Maritain lui-même écrivait naguère : « …​rien n’est plus vain que de chercher à unir les hommes sur un minimum philosophique. Si petit, si modeste, si timide que se fasse celui-ci, il donnera toujours lieu à contestations et à divisions. et cette recherche d’un commun dénominateur à des convictions contrastantes ne peut être qu’une course à la médiocrité et à la lâcheté intellectuelles, affaiblissant les esprits et trahissant les droits de la vérité. »⁠[6] Et il insistait : « Chercher à établir un minimum doctrinal commun entre les uns et les autres, qui servirait de base à une action commune, est une pure fiction, nous l’avons noté également. » Alors que faire ? Accepter le statu quo et le vivre-ensemble imposé ? Non : « Chacun s’engage et doit s’engager tout entier, et donner son maximum. Mais ce n’est pas à la recherche d’un minimum théorique commun, c’est à l’effectuation d’une œuvre pratique commune que les uns et les autres sont appelés. Et dès lors la solution commence à poindre. » C’est donc à l’engagement dans une œuvre pratique profane qu’il disait « chrétienne » et non pas « sacrale » qu’il nous invitait parce que « cette œuvre commune n’exige point de chacun comme entrée de jeu la profession de tout le christianisme. Au contraire, elle-même comporte dans ses traits caractéristiques un pluralisme qui rend possible le convivium de chrétiens et de non-chrétiens dans la cité temporelle.

Dès lors, si du fait même qu’elle est une œuvre chrétienne elle suppose par hypothèse que ceux qui en ont l’initiative sont des chrétiens, ayant la conception totale et plénière du but à atteindre, elle appelle cependant à l’ouvrage tous les ouvriers de bonne volonté, tous ceux à qui une saisie plus ou moins partielle et déficiente, - extrêmement déficiente peut-être, - des vérités que l’Évangile connaît dans leur plénitude, permet de se donner pratiquement, et sans être peut-être les moins généreux et les moins dévoués, à l’œuvre commune en question.

C’est dans ce cas que le mot évangélique s’applique avec toute sa force : qui n’est pas contre vous est avec vous. (Mc 9, 39) »[7]

qu’entend-il exactement par œuvre chrétienne mais non sacrale ? Le simple fait de dialoguer avec l’autre, quel qu’il soit, de le respecter est déjà une démarche chrétienne, c’est déjà agir comme le Christ qui ne fait acception de personne. Ensuite, bien des valeurs communes peuvent rassembler que ce soit la justice, la paix, la dignité de toute personne, la famille, le souci du pauvre, le soutien des plus démunis, le travail, la solidarité. Toutes valeurs évangéliques, chrétiennes à partager.⁠[8] Etant entendu aussi que telle personne de bonne volonté peut, dans ce sens, vivre ces valeurs évangéliques sans savoir qu’elles sont évangéliques. Autrement dit, il s’agit de chercher ce qui relie les hommes dans la bienveillance c’est-à-dire en veillant à leur bien, en veillant à prendre soin de l’autre.⁠[9]


1. Discours lors de la Rencontre avec les autorités, la société civile et le corps diplomatique, Bucarest, 31 mai 2019.
2. Ne retrouve-t-on pas ici, de nouveau, la marque du P. Fessard ?
3. EG, id..
4. HUMBRECHT, op. cit., p. 148.
5. EG, n° 223.
6. Humanisme intégral op. cit., p. 179.
7. Id. pp. 210-211.
8. P. Hervé Carrier s.j., à l’époque, secrétaire du Conseil pontifical de la culture, invitait dans la perspective d’inculturer la doctrine sociale de l’Église à « mieux distinguer l’enseignement des valeurs évangéliques, acceptables à toute personne de bonne volonté, et l’annonce prophétique du Christ ressuscité ». (L’inculturation de la doctrine sociale de l’Église, op.cit., pp. 119-125.
9. On peut trouver des illustrations très concrètes d’expériences réelles sur le site www.ecologiehumaine.eu

⁢b. Elena Lasida : le don fondateur du lien social

A la suite du pape Benoît XVI qui, dans l’encyclique Caritas in veritate, appelle de ses vœux « des formes d’activité économique caractérisées par une part de gratuité et de communion »[1], Elena Lasida a développé cette idée apparemment surprenante que même « dans les relations marchandes le principe de gratuité et la logique du don, comme expression de la fraternité, peuvent et doivent trouver leur place à l’intérieur de l’activité économique normale » et « pas seulement en dehors d’elle ou « après » elle »[2]. Elle apporte en soutien de cette thèse les travaux de trois auteurs: Jacques Godbout⁠[3], Karl Polanyi⁠[4] et André Orléan⁠[5] qui montrent chacun à sa manière qu’il n’y a pas nécessairement opposition entre la logique du don et celle du marché mais qu’il peut y avoir des « passerelles » entre les deux comme c’est le cas dans l’économie sociale et solidaire ou dans le commerce de proximité où, à travers la circulation des biens, des relations, des liens se créent. « C’est « la relation » mise au centre de chacune de ces notions et pratiques, qui permet de relier don et marché et d’attribuer à ce dernier une fonction de médiateur social. » Le don peut apparaître comme « une forme de relation particulière qui, à travers […] la logique marchande […] dépasse le seul transfert unilatéral ou interindividuel pour devenir un vecteur à travers lequel se construit le lien social. »[6]

Cette vision peut paraître au moins déroutante mais nous savons tous que « Le modèle capitalise actuel, fondé sur la financiarisation généralisée, est aujourd’hui mis en cause. le désir exacerbé de consommation, la désindustrialisation de larges espaces, l’accentuation des dégradations environnementales et l’inégalité croissante dans la répartition sont autant de signes de cette remise en cause radicale du système. »[7]. On pense que l’économie est « le règne du prévisible et du maîtrisable » et que son objectif est « l’équilibre »[8] , mais il faut bien constater que la frustration, l’insatisfaction, le déséquilibre s’installent et qu’un immense malaise s’est emparé de la société. « Dans notre monde obsédé par le « risque zéro » et la sécurité totale, on cherche toujours à combler les manques, comme si la complétude était l’état idéal. » Mais « on oublie ainsi que c’est le manque qui met en route et que c’est la soif plutôt que la satisfaction qui est signe de vie. »[9] Que manque-t-il ? De quoi a-t-on soif ? La réponse d’Elena Lasida est simple : nous avons soif de l’autre. En tout cas, d’autre chose que le périssable, d’autre chose que de richesses matérielles.

Face à l’individualisme qui pense l’autonomie comme indépendance, elle invite à passer à l’autonomie comme interdépendance où « notre expérience du collectif » prend une autre dimension : « Quand c’est la seule autonomie individuelle qui est valorisée, le collectif est perçu soit de manière instrumentale au service de l’individu (à plusieurs on est plus fort), soit de manière sacrificielle (on se sacrifie pour les autres). Or on découvre aujourd’hui que le collectif n’est ni la somme des individus, ni une contrainte à l’autonomie individuelle, mais une manière de se construire comme individu. […] La relation n’est plus perçue comme « contrat » entre deux individus indépendants mais comme « alliance ». Dans le contrat, on échange des biens et des services équivalents. Dans l’alliance, on fait projet ensemble. Si le contrat est motivé par la méfiance à l’égard de l’autre et soumis toujours à des conditions, l’alliance est fondée sur la confiance réciproque et inconditionnelle »[10] L’alliance débouche sur une communion. C’est la « dialectique conjugale » où chacun reconnaît sa fragilité, son incomplétude, reconnaît qu’il a besoin de l’autre pour grandir. Une autre société peut naître. Celle à laquelle nous sommes habitués exalte, la force, la performance, la rapidité, l’efficacité, la quantité. Son économie se construit sur l’intérêt individuel, le calcul et la méfiance et donc essentiellement grâce au contrat. Peut naître une autre société fondée sur l’alliance, qui se construit avec humilité, patience, reconnaissance et confiance dans la recherche d’un lien de qualité, de l’intérêt social.⁠[11] Nos contemporains pensent que la « vie bonne » est une vie qui apporte la prospérité matérielle, garantit l’autonomie individuelle et un avenir sûr, mais qu’en est-il de la relation ?

L’économie peut être un lieu d’alliance comme le montre Elena Lasida à travers diverses expériences, un « lieu de rencontre […] où se construit la société […] un facteur de médiation sociale […] une source de richesse relationnelle ».⁠[12] Fondamentalement, l’économie « n’a pas pour but la satisfaction des besoins, mais le développement de la capacité créatrice de l’humain ».⁠[13] Car " c’est bien la création, et non la fabrication, qui en économie fait place à la relation. »[14] En économie, les deux questions essentielles qu’il faut se poser sont : quelle est la finalité des ressources utilisées et des biens produits et de quelle manière va-t-on les utiliser ? En effet, la qualité de vie n’est pas définie « uniquement par le degré de satisfaction [des] besoins ». L’essentiel: c’est d’être créateur et donc quand on veut rendre le développement durable, il s’agit « d’assurer à chaque personne, présente ou future, non pas les biens nécessaires pour vivre, mais plutôt la possibilité de participer à leur création. »[15]

C’est le souci de ce qu’on appelle l’économie solidaire qui rassemble « des pratiques très différentes comme le commerce équitable, la finance éthique, le microcrédit, le tourisme solidaire, l’agriculture durable, les réseaux d’échange de savoirs, les services de proximité, les régies de quartier, les différentes formes entrepreneuriales collectives. » Cette économie sert d’abord « à tisser des liens avant même de satisfaire des besoins. »⁠[16] En elle, « la sympathie l’emporte sur l’envie ».[17] La solitude, l’incomplétude, la fragilité poussent à chercher la sympathie de l’autre, sa complétude et rendent possible une véritable communion où chacun devient coresponsable. La communion n’est pas un simple rassemblement en vue d’un partage, d’une redistribution ou d’un transfert gratuit et désintéressé mais une relation qui engendre un sentiment d’appartenance, une identité sociale. C’est le lieu du don et de la réciprocité, de l’interdépendance et non de l’autosuffisance.

Le souci de la relation tel que décrit doit renouveler notre regard sur la pauvreté ou plutôt sur les pauvres et aussi sur la solidarité. Habituellement, la solidarité s’entend comme une lutte contre la pauvreté, comme le moyen de combattre un manque, les conséquences d’une situation. On compte sur la justice distributive pour raboter les inégalités, rendre accessibles à tous les biens nécessaires, combler les besoins fondamentaux. Mais l’on peut concevoir une solidarité où le pauvre n’est pas considéré comme victime mais comme acteur qui peut mettre quelque richesse au service d’un projet commun. Au-delà de la justice distributive, Elena Lasida veut mobiliser une justice « contributive » qui rende possible la participation à une œuvre collective. Il s’agit de solliciter la « capacité créatrice » du pauvre, qui le définit plus essentiellement que son indigence.⁠[18] De même au niveau international, le développement n’est pas d’abord et simplement un problème que la technologie et l’imitation des pays riches peuvent résoudre, ce n’est pas non plus par « une économie parallèle ou palliative » qu’on viendra à bout des inégalités scandaleuses mais, une fois encore, par la sollicitation des compétences des intéressés, par le souci d’une justice contributive : « Les pays pauvres ne sont-ils pas, eux aussi, porteurs de ressources pour penser de nouveaux modes de développement ? »[19] Il faut privilégier l’échange plutôt que le transfert pour que chacun soit reconnu comme créateur. L’économie solidaire n’est pas « réparatrice mais génératrice »[20], elle fait apparaître le meilleur de chacun et lui permet de croître.

Le souci de la relation qui s’exprime dans l’économie solidaire renouvelle aussi notre conception de l’identité. Suite aux mouvements migratoires, à la mondialisation, on assiste à des replis identitaires stimulés par diverses formes de populismes plus ou moins xénophobes or, quand on réfléchit bien, notre identité n’est pas affirmée une fois pour toutes et elle se nourrit de la rencontre de l’autre. Elena Lasida rejoint à cet endroit les analyses de plusieurs auteurs⁠[21] : identité et altérité sont complémentaires et même davantage dans la mesure où l’altérité nous constitue.⁠[22] « L’identité est toujours une histoire de rencontre, écrit Elena Lasida. Rencontre du même et de l’autre. rencontre du similaire et du différent. »[23] Et donc, dans la mesure où l’économie « crée du lien et de l’appartenance », dans la mesure où elle est « fondée sur la reconnaissance des personnes plutôt que sur l’équivalence des biens », dans la mesure où elle « sollicite la créativité et l’originalité de chacun », elle « peut alors devenir un terreau où se construit l’identité de chacun. »[24]

Le résultat de cette démarche dépasse le « matériel » : « du moment que l’on considère l’individu construisant son identité et celle de sa communauté d’appartenance à travers les chois économiques, l’économie n’est plus un simple moyen pour accéder aux biens, mais elle devient un vecteur porteur de sens. »[25] Ce n’est pas un modèle à reproduire parce qu’il serait bon pour tous qui se crée ainsi mais un style de vie⁠[26] dont « le sens n’est pas préétabli mais à définir ensemble », toujours indéterminé donc. »⁠[27] Un style de vie car l’activité économique et la travail ne seront pas évalués « seulement en termes de productivité et de rentabilité financière » puisqu’on y fera « place au temps « improductif » de la convivialité, à la reconnaissance de l’apport de chacun autrement qu’à travers le seul salaire payé, au temps « perdu » pour prendre soin des collègues au travail ».⁠[28]

Tout est une question de finalité. La production des biens est-elle un moyen indispensable ou la finalité de l’activité économique ? La position de l’auteur est claire : « L’économie est associée à la vie et notamment aux conditions matérielles qui la rendent possible. Or une vie réduite aux conditions exclusivement matérielles est une vie morte. la dimension matérielle de la vie est une condition mais pas une finalité. L’économie […] est à la fois essentielle et secondaire. Elle doit assurer des conditions vitales et elle doit aider à s’en détacher. Elle doit à la fois sécuriser et libérer. »[29] L’économie qui se donne comme fin ultime la condition matérielle de la vie devient une idole que certains adoreront, que d’autres diaboliseront. Certaines entreprises ont bien compris cela. Elena Lasida cite deux bons exemples révélés par leur publicité. Tout d’abord : « La Nef : pour que l’argent relie les hommes ». Cet organisme qui s’occupe de micro-finance ne met pas en avant le taux d’intérêt pratiqué mais le bénéfice social. Ensuite « Terre de liens : une richesse à cultiver ». Cette association, grâce à l’épargne solidaire, achète des terres qui seront exploitées par des producteurs qui n’ont pas les moyens de les acheter. Priorité est donnée à l’utilisation plutôt qu’à la propriété, à la relation plutôt qu’à la valeur monétaire.⁠[30]

Est-il fou le rêve « d’une économie au service du savoir-vivre plutôt que du savoir-faire, du bien-être ensemble plutôt que de la prospérité partagée » ?⁠[31] Ou plus simplement d’une économie où le profit n’est pas la finalité ultime.

Elena Lasida évoque trois voies existantes.

Celle de l’économie sociale qui, selon l’auteur, se caractérise par quatre principes majeurs : la priorité accordée au service rendu plutôt qu’au profit, l’autonomie par rapport à l’État, la gestion démocratique et la priorité accordée au réinvestissement des bénéfices plutôt qu’à leur répartition entre les membres.⁠[32]

Celle du social business tel qu’il a été présenté par Muhammad Yunus⁠[33] pionnier du microcrédit. De nouveau, dans l’entreprise proposée, « c’est sa contribution sociétale qui prime sur sa rentabilité financière ».⁠[34]

Celle de l’« économie de fonctionnalité » « où l’utilisation l’emporte sur la propriété, où la relation l’emporte sur la quantité, la confiance sur la méfiance. »[35]

On peut penser que ces voies sont marginales mais il faut se rendre compte que de plus en plus de gens et non des moindres se demandent si le profit est bien le but premier de l’économie, si la richesse matérielle est le seul critère du bien-être cherché à travers la production et la consommation. Justement, il s’agit de bien-être, d’être bien et l’on commence à se rendre compte que le bonheur d’un pays ne peut se mesurer à l’aune de son PIB. En 2008, a été créée la Commission Stiglitz qui rassemble, entre autres, pas moins de cinq prix Nobel d’économie⁠[36] et dont le nom officiel dit bien son objet : « Commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social ». Il s’agit d’une « remise en cause du PIB en tant qu’indicateur de performance et de progrès ». la Commission se donnait pour but de développer une « réflexion sur les moyens d’échapper à une approche trop quantitative, trop comptable de la mesure de nos performances collectives » en recherchant d’autres indicateurs de richesse comme le ressenti des gens, la consommation, la répartition des revenus et du patrimoine, et leurs inégalités, la qualité du logement, le « capital humain », les atteintes à l’environnement.⁠[37] La pensée et l’expérience d’Elena Lasida rejoignent ce que le pape Benoît XVI écrivait dans Caritas in veritate : « Si hier on pouvait penser qu’il fallait d’abord rechercher la justice et que la gratuité devait intervenir ensuite comme un complément, aujourd’hui, il faut dire que sans la gratuité on ne parvient même pas à réaliser la justice. Il faut, par conséquent, un marché sur lequel des entreprises qui poursuivent des buts institutionnels différents puissent agir librement, dans des conditions équitables. » Et le pape, d’emblée, répond à l’objection qui consisterait à dire qu’il est impossible que tous les secteurs économiques passent tout à coup en mode « social et solidaire », que toutes les entreprises s’ouvrent à la gratuité et à la communion. Il précise en effet que « A côté de l’entreprise privée tournée vers le profit, et des divers types d’entreprises publiques, il est opportun que les organisations productrices qui poursuivent des buts mutualistes et sociaux puissent s’implanter et se développer. » Cette diversité serait bénéfique à la longue car « C’est de leur confrontation réciproque sur le marché que l’on peut espérer une sorte d’hybridation des comportements d’entreprise et donc une attention vigilante à la civilisation de l’économie.[38] La charité dans la vérité, dans ce cas, signifie qu’il faut donner forme et organisation aux activités économiques qui, sans nier le profit, entendent aller au-delà de la logique de l’échange des équivalents et du profit comme but en soi. »⁠[39]

Le goût de l’autre se forme, doit se former, dans la famille et dans tous les cercles sociaux plus ou moins étroits, plus ou moins larges dans lesquels nous évoluons. Dans nos lieux de travail comme dans la société politique. Progressivement. Se mettre en chemin, en tout cas.


1. CV 39.
2. CV 36.
3. Ce qui circule entre nous, Donner recevoir, rendre, Seuil, 2017. J. T. Godbout est un sociologue canadien, né en 1939, ancien professeur à l’université du Québec.
4. POLANYI K., L’économie en tant que procès institutionnalisé, in Economies primitives, archaïques et modernes, Essais de Karl Polanyi, Seuil, 2007. K. Polanyi (1886-1964) est un économiste hongrois. Il enseigna notamment à l’université Columbia (USA).
5. ORLEAN A., L’empire de la valeur, Refonder l’économie, Seuil, 2011. A. Orléan est un économiste français, né en 1950, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (Paris).
6. LASIDA Elena, Le don fondateur du lien social, le cas de l’économie de marché, op. cit., p. 35.
7. LASIDA Elena, Le goût de l’autre, La crise, une chance pour réinventer le lien, op.cit., p. 311.
8. Id., p. 305.
9. Id., p. 301
10. LASIDA Elena, Il faut prendre l’incertitude comme une promesse, op. cit.
11. Le goût de l’autre, op. cit., p. 132.
12. Le goût de l’autre, op. cit., p. 11. L’auteur fait remarquer qu’Adam Smith lui-même, « souvent considéré comme le père du libéralisme économique », estimait « que l’économie est enracinée dans le social, qu’elle ne peut pas être comprise en dehors des logiques qui la constituent, et qu’elle met surtout en scène toute la contradiction de l’être humain qui, devant autrui, se situe à la fois comme modèle et comme rival. l’acteur économique est par excellence un « passeur », un homme en relation, toujours en proie à deux sentiments contraires : la sympathie et l’envie. » (Le goût de l’autre, op. cit., pp. 78 et 90-91).E. Lasida renvoie à ces deux livres de Smith A. : Théorie des sentiments moraux (1759) et Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776).
13. Le goût de l’autre, op. cit., p. 35.
14. Id., p. 50.
15. Id., pp. 58-60.
16. Id., pp. 92-93.
17. Id., p. 98.
18. Id., pp. 169-183.
19. Id., p. 186.
20. Id., p. 197.
21. Par exemple, SARTHOU-LAJUS Nathalie, Le souci contemporain de l’identité, in Etudes, 2010/2, tome 412, pp. 149-152 ; GADDAD Merzi, L’islam est-il au cœur de la crise identitaire européenne ? in L’identité de l’Europe (sous la direction de DELSOL Chantal et MATTEI Jean-François, PUF, 2010, pp.93-121.
22. L’évangile lui-même nous révèle « que la rencontre avec l’étranger est ce qui nous révèle le plus profond de ce qui nous constitue. […​] C’est l’ouverture qui ramène au plus profond de soi-même. » (Le goût de l’autre, op. cit., pp. 224-225).
23. Id., p. 203.
24. Id., p. 207.
25. Id., pp. 212-213.
26. A ne pas confondre avec un « mode de vie » qui, selon l’auteur « fait surtout référence aux pratiques quotidiennes: éviter le gâchis d’énergie en termes de chauffage ou d’éclairage, contrôler l’utilisation de l’eau, préférer les transports en commun et économe en énergie, acheter des produits peu polluants et durables, etc.. » (Id., p. 214).
27. Id., p.218.
28. Id., pp. 222-223.
29. Id., p. 241.
30. Id., pp. 248-251.
31. Id., p. 276.
32. Id., pp. 280-281. E. Lasida renvoie à la Charte de l’économie sociale publiée en France en 1980 par le Comité national de liaison des activités mutualistes, coopératives et associatives (CNLAMCA). On peut aussi consulter la Charte de l’Economie sociale publiée en 1995 par le CEGES : Conseil des entreprises et groupement de l’économie sociale. Les quatre principes cités se retrouvent dans la définition donnée à l’économie sociale sur le site Belgium.be, sous le titre Economie sociale : « L’économie sociale est une alternative à l’économie classique. cette forme d’économie n’est pas exclusivement basée sur une logique de profit mais repose sur divers principes parmi lesquels figurent : -l’autonomie de gestion par rapport aux pouvoirs publics ;- la primauté des personnes et du travail sur le capital lors de la redistribution des bénéfices ;- la finalité de service aux membres et à la collectivité plutôt que le profit ; -un processus de décision démocratique. ». Pour la Belgique, on peut lire aussi DEFOURNY Jacques, Le secteur de l’économie sociale en Belgique, Université de Liège, janvier 1992 ; Réconcilier l’économie et la société, vers une économie plurielle, OCDE, Paris 1996. L’économie sociale a également, en Belgique, un site : www.econosoc.be. Le 16 juin 2016, La Libre Belgique publiait un article intitulé : « L’économie sociale cartonne mais reste méconnue des Belges » : le nombre d’entreprises sociales augmente de même le nombre d’emplois en leur sein.
33. Cf. YUNUS Muhammad, Vers un nouveau capitalisme, J.-C. Lattès, 2006. L’auteur a reçu le Prix Nobel de la Paix en 2006.
34. LASIDA E., Le goût de l’autre, op. cit., p. 282.
35. Id., p. 285. E. Lasida cite l’exemple des vélos publics. Chaque vélo a plusieurs utilisateurs : « Le nombre de vélos produits est alors réduit mais, en contrepartie, les services de maintenance des vélos et d’organisation logistique de leur utilisation sont largement développés. Moins de production matérielle mais plus de service. »
36. Joseph Stilgitz (Université de Columbia), Amartya Sen (Université de Harvard), James Heckman (Université de Chicago), Daniel Kahneman (Université de Princeton) et Kenneth Arrow (Université de Stanford). Il faut aussi signaler l’existence du Fair ou Forum pour d’autres indicateurs de richesse qui s’est constitué en 2008 à partir de la société civile et qui tout en reconnaissant certaines avancées du rapport de la Commission Stilglitz en souligne les insuffisances.
37. Cf. Au-delà du PIB: un sujet qui mérite débat in Le Soir, 24 juin 2009.
38. LASIDA E. écrit : « la réforme ne vise pas à remplacer un modèle d’entreprise par un autre mais à légitimer la place de différents modèles d’entreprise qui peuvent communiquer et s’influencer réciproquement. L’économie solidaire n’apparaît pas comme un « modèle alternatif » mais comme une alternative qui peut faire évoluer le modèle dominant » (Op. cit., p. 310).
39. CV, n° 39.

⁢c. Des exemples simples d’expériences de vie créatrices de liens

Les projets intergénérationnels

On peut citer en France, le projet ensemble2générations ou, en Belgique 1Toit2Ages⁠[1]. Elena Lasida présente ainsi l’action d’ensemble2générations : « C’est vraiment une initiative qui s’inscrit dans le cadre du développement durable !
Dans le développement durable, il y a trois dimensions – écologique, économique, sociale.
Dans la démarche d’ensemble2générations, au lieu de construire de nouveaux logements, on partage le logement existant : c’est écologique ! C’est aussi économique, car cela permet à des personnes à bas revenus d’accéder au logement et à des services sans échange marchand.
Enfin, il y a une dimension sociale, je dirais même sociétale, car il y a création de relations intergénérationnelles qui contribuent au « vivre ensemble ». Le jeune peut apporter à la personne âgée son savoir-faire, ses compétences techniques en informatique par exemple, et lui rendre des services très concrets. Mais à travers les deux formules proposées par l’association, on sent bien que ce qui est valorisé, c’est la présence en soi ! La solitude est un des grands problèmes de notre société, elle concerne souvent les personnes âgées, mais peut concerner aussi les jeunes. Ils sont parfois perdus – il y a tellement de choix à faire, les situations familiales sont souvent complexes… La relation avec la personne âgée peut permettre de trouver des repères. Le jeune et la personne âgée échangeront des regards sur le monde différents et complémentaires. Le jeune a un regard plus orienté vers le futur, il offre au senior une possibilité de ne pas s’enfermer dans le passé, dans la maladie, de partager une vision de l’avenir. Le senior, de son côté, apporte un regard sur le monde qui valorise l’histoire, la tradition. Cette transmission est importante pour un jeune qui construit son avenir. Face à deux manques, deux besoins, deux situations de crise, ensemble2générations a trouvé une réponse en facilitant la rencontre, en créant du lien. Il n’y a ni investissement matériel, ni innovation technique. C’est de la créativité humaine à l’état pur, de l’innovation sociétale ! » ⁠[2]

Le comité de quartier

Vivent, dans bons nombre de quartiers, côte à côte, chrétiens, musulmans, incroyants, francs-maçons même, des gens qui votent pour des partis parfois opposés. Il est possible d’aller au-delà d’un statu quo pacifique espéré et garanti par la loi, pour faire advenir un bien commun comme la tranquillité, ou la propreté du quartier. Et par là et au-delà encore, il est possible de créer des liens. C’est une démarche modeste mais qui est simple et qui peut s’amplifier. Qui, en tout cas, peut faire passer les citoyens de la juxtaposition à la solidarité, à la fraternité.

L’économie de communion

Le 31 mai 1999, Chiara Lubich⁠[3], fondatrice des Focolari a eu l’occasion de présenter à Strasbourg devant le Conseil de l’Europe l’économie de communion⁠[4] qui est une expérience d’économie solidaire qui, soucieuse de fraternité, rassemble des chrétiens de diverses églises, des croyants de diverses religions, des incroyants tous unis par une nouvelle manière de vivre caractérisée à la racine par la volonté de vouloir le bien de l’autre, par une tendance naturelle au don qui, lorsqu’elle est réciproque crée la solidarité. Le principe de cette économie de communion est simple : « augmenter les ressources en faisant naître des entreprises dont la gestion pouvait être confiée à des spécialistes, afin qu’elle soit efficace et permette d’en retirer des bénéfices.

Ces bénéfices allaient servir en partie au développement des entreprises, en partie pour aider ceux qui sont dans le besoin en leur permettant de vivre plus dignement jusqu’à ce qu’ils aient trouvé un moyen des subsistance, ou même en leur offrant un travail dans les entreprises elles-mêmes. Une troisième partie enfin, devait être consacrée à développer des structures où des hommes et des femmes, dont la vie est animée par la culture du don, se formaient pour devenir ces « hommes nouveaux » sans lesquels ne peut ,naître une société nouvelle. »

Dans ces entreprises, se manifestent le souci de la gratuité, de la solidarité et l’attention aux plus démunis, associés à la recherche d’un profit qui sera mis en commun:

« Alors que souvent l’économie contribue à dresser des barrières entre les classes sociales et entre les groupes qui représentent des intérêts opposés, ces entreprises s’efforcent au contraire :

-d’offrir une partie de leurs bénéfices pour répondre directement aux besoins les plus urgents des personnes qui se trouvent dans une situation économique précaire ;

-de promouvoir au sein de l’entreprise et vis-à-vis des consommateurs, des fournisseurs, des concurrents, des communautés locale et internationale, ou encore avec l’administration, des relations de réciprocité, dans l’ouverture et la confiance, sans perdre de vue l’intérêt général ;

-de vivre et de diffuser une culture du don, de la paix et de la légalité, dans le respect de l’environnement (il faut être solidaire aussi de la création) à l’intérieur et à l’extérieur de l’entreprise. »

Dans les entreprises qui participent à cette économie de communion, on remet donc en cause « la maximisation du profit » afin de « mettre l’homme et non le capital au centre de leur activité » car on s’est bien rendu compte que la recherche du profit maximum entraîne des pratiques problématiques : délocalisations, travail à court terme, souci prioritaire des actionnaires, accumulation de richesses, etc.. Et quand on dit que l’on prête attention à la personne humaine, on ne vise pas seulement ceux qui travaillent dans l’entreprise mais aussi toutes les personnes concernées par le travail de l’entreprise : consommateurs, fournisseurs, sous-traitants, habitants de la région, etc.. Quant au partage qui est au cœur de ces entreprises il ne faut pas le considérer comme une forme d’assistanat car il se vit dans une relation de réciprocité « où l’on reçoit et l’on donne avec la même dignité ». La culture du don « peut prendre d’autres formes que le partage d’une partie des bénéfices : embauche d’un travailleur en difficulté, don de temps, de matériel, de savoir-faire, etc.. »[5]

Un autre exemple : l’entreprise libérée

L’entreprise, elle aussi, et c’est plus spectaculaire, peut devenir un lieu de solidarité, de fraternité autour de ce bien commun qu’est l’entreprise elle-même.

On lit, sur le site d’un cabinet de formation, cette affirmation : « Pour manager, il faut aimer les gens et s’intéresser à eux. Le vrai leader est celui qui grandit en faisant grandir les autres. »[6] A ce point de vue, la personnalité est au moins aussi importante que la qualité technique et professionnelle qui peut être améliorée ou ajustée au sein de l’entreprise. Quand on parle d’amitié, on parle de la relation avec une personne, ne l’oublions jamais, et pas seulement d’un travailleur.

Aimer une personne implique qu’on lui permette d’être libre d’exercer ses talents en toute responsabilité, selon le principe de « subsidiarité »⁠[7]. Aimer les gens, instaurer la subsidiarité, implique que l’on ait conscience de la dignité fondamentale de cette personne, dignité qu’il faut respecter chez chacun au sein de l’entreprise, quelle que soit sa fonction.

Il est des entreprises où l’« amitié » a transformé les structures.

Martin Mahaux Ingénieur civil en informatique (UCL) et docteur en informatique (UN) se présente comme un « facilitateur de créativité collaborative ». Soucieux de donner plus de souplesse et d’agilité aux entreprises⁠[8] dont les organigrammes révèlent trop de rigidité et de lenteur, il leur propose de faire « le grand saut en établissant que ce n’est plus le chef qui décide ». Il s’agit de « favoriser la motivation autonome ».⁠[9] Il a participé à la fondation de Phusis au service des entreprises désireuses de mettre en place une gestion collaborative. »⁠[10] 

Martin Mahaux s’appuie, en fait, sur une tradition, même si celle-ci est relativement récente. Il se réfère notamment aux œuvres de Frédéric Laloux⁠[11] et d’Isaac Getz⁠[12] qui, eux-mêmes, ont médité ou rapporté ce que certains appellent l’expérience de l’entreprise libérée.⁠[13] Ces nouveaux entrepreneurs ne se réfèrent ni à la Bible⁠[14] ni à l’enseignement de l’Église mais recoupent par leur expérience les valeurs qui y sont contenues.

De quoi s’agit-il ?

Divers entrepreneurs ont été déçus par l’expérience qu’ils ont vécue dans des entreprises « classiques », construites de manière pyramidale.

Ces entreprises traditionnelles ont été imprégnées des idées de Frederick Winslow Taylor (1856-1915) le promoteur de l’organisation scientifique du travail.⁠[15]

Les nouveaux leaders des « entreprises libérées » estiment que les réglementations tatillonnes brident la créativité et que la construction pyramidale tout comme « les descriptions de poste précises prônées par Taylor brident en fait le potentiel des ouvriers et les empêchent d’améliorer leur travail, ce qui tue la motivation. »[16] Pour nous faire comprendre leur vision de l’entreprise humaine et performante, ils emploient diverses images comme celle de la « pyramide arrondie ». Il est fondamental d’« arrondir la pyramide ».⁠[17] Plus souvent, c’est l’image d’une équipe sportive qui est employée.

Cette vision est confirmée par l’Américain John Wooden, qui fut un coach de basket-ball et qui s’est fait une réputation dans le monde de l’entreprise en transposant dans le monde du travail ce qu’il avait acquis comme expérience des hommes sur le terrain des entraînements.⁠[18]

Le résultat de la « libération » met en évidence les valeurs énumérées longuement dans les chapitres précédents : respect de la dignité de toute personne, priorité à la personne sur les choses, solidarité-amitié-fraternité, subsidiarité, juste salaire, concertation.

Cela suppose une conversion du leader.

Certains protesteront : « mais que devient la hiérarchie dans une telle entreprise ? »

Il est intéressant de s’arrêter un instant à l’étymologie de ce mot familier. Hiérarchie vient du grec ιεραρχία et est composé de deux mots: hieros (ἱερός) qui signifie saint, sacré, qui appartient à une divinité et ἄρχειν (arkhein) qui signifie commander. On voit aisément le glissement qui a pu s’opérer : celui qui commande est un personnage sacré à qui l’on doit obéir et que l’on doit vénérer…​ Dans l’entreprise libérée, entreprise construite dans la subsidiarité, une hiérarchie des pouvoirs à l’ancienne mode, nous allons le voir, est mise à mal. Encore une fois, c’est l’image de l’équipe de football qui s’impose. Là, « le capitaine est à la fois opérationnel à égalité dans l’équipe et tiers supérieur dans la décision ». En fait, à la hiérarchie des pouvoirs se substitue une hiérarchie de valeurs car « aucune société n’est stable sans hiérarchie de valeurs partagées ».⁠[19]

Sur le site de FAVI, PME spécialisée dans les produits faits d’alliages cuivreux, notamment les fourchettes de boîtes de vitesse pour automobiles, on peut lire cette présentation inhabituelle de l’entreprise qui « a développé dans les années 80 une organisation centrée CLIENT, où la structure s’efface pour lui assurer la pleine écoute des équipes autonomes et responsables. Un management atypique qui prône la recherche permanente de l’Amour du client, la confiance en l’Homme et l’innovation. »[20]

L’entreprise « à taille humaine »

On pourrait penser que l’entreprise « à taille humaine » ne peut être qu’une petite ou moyenne entreprise parce qu’elle permet davantage de proximité, une liberté d’initiative plus importante sous la conduite d’une hiérarchie plus accessible et bienveillante.

Or, l’expérience nous révèle que même dans une grande entreprise, il est possible de trouver qualité de vie, dynamisme et écoute. Selon son directeur des ressources humaines (DRH), une des plus grandes entreprises de construction de Belgique a comme « ambition de [se] positionner comme alternative à un certain modèle d’entreprise qui s’est imposé dans le monde ». Il témoigne que « la dynamique participative contribue à donner du sens au travail de chacun » alors que cette entreprise emploie 1.500 personnes et qu’elle a triplé son chiffre d’affaires en dix ans. Le DRH explique qu'« un accent particulier [a été] mis sur la délégation. Les mentalités ont évolué à ce niveau, et ce depuis et avec le top : il est essentiel que la dynamique soit initiée par là. Une société d’entrepreneurs est, par nature, gérée de façon plutôt directive, hiérarchique. Or, plus on grandit, plus il faut parvenir à lâcher prise. […​] Nous avons responsabilisé nos managers, ce à quoi contribue aussi la nouvelle organisation : chaque entité a son équipe de direction et sa ligne de responsabilités. Les deux vont de pair : un entrepreneur sera capable de lâcher du lest s’il voit que les choses sont gérées. Si tel n’est pas le cas, il va avoir tendance à resserrer la bride…​ ». Ainsi, « le développement d’un réflexe plus participatif » a pour but « d’embarquer les gens dès la définition des projets, en leur permettant de s’exprimer, de contribuer à la réflexion […​]. Cette attention doit sans cesse être rappelée et alimentée, car les managers sont naturellement rattrapés par les impératifs business du quotidien et risquent de mordre sur ce temps d’écoute si l’on n’y prend pas garde. » Il précise encore : « Quand une recrue nous rejoint, nous lui demandons un rapport d’impression à chaud, puis après trois à six mois. Et le feed-back de ces collaborateurs montre que non seulement ils se retrouvent dans ce modèle, mais aussi qu’ils en sont demandeurs dans un monde de plus en plus incertain et où l’humain est mis à mal. »[21]

L’exemple Torfs

Cet exemple nous montre que sans théorie préétablie, une entreprise peut grandir en humanité simplement, si l’on peut dire, grâce aux qualités de coeur et au bon sens de ses responsables.

En 2019, la chaîne de magasins de chaussures Torfs a été consacrée pour la dixième fois, meilleur employeur de Belgique mais aussi, la même année, meilleur employeur d’Europe dans la catégorie « grande entreprise » (plus de 500 travailleurs). Ce prix a été décerné à Stockholm par l’institut international Great Place to Work qui récompense « les entreprises qui favorisent un cadre de travail basé sur la confiance et où les travailleurs sont fiers de leur emploi. »[22]

Sur le site de l’entreprise⁠[23], on découvre, au-delà du souci de la qualité des produits, du service, que les responsables, selon leur propre expression, sont « programmés pour veiller les uns sur les autres ainsi que sur la société » dans laquelle ils vivent. Cette attention est pour eux la raison du succès économique.

Attention aux collaborateurs accueillis tels qu’ils sont sans aucune discrimination d’âge, de sexe, de religion, d’orientation sexuelle et même de santé mentale ou physique. Un style de vie sain est encouragé, des ateliers sont proposés sur la nutrition, l’exercice physique, la santé, la résilience et le développement personnel. Des activités sont organisées aussi où se retrouvent collaborateurs et clients.

Attention à la société globale par la consécration d’une partie des bénéfices à des projets caritatifs divers et par la collaboration structurelle avec certains partenaires sociaux. Une partie est aussi réservée pour financer des projets auxquels participent personnellement des clients et des collaborateurs. L’environnement n’est pas négligé car l’entreprise réduit autant que possible son empreinte écologique et soutient divers programmes de réduction des émissions de CO2, de collecte de vieux vêtements et de chaussures usagées. Elle développe aussi un e-commerce durable en employant des emballages 100% recyclables. Elle a même installé des ruches sur le lieu du siège social, milité pour la réduction de la quantité de déchets et leur recyclage, recourt à des techniques de construction les plus écologiques possibles et produit sa propre énergie durable.

Ce n’est donc pas étonnant que cette entreprise ait remporté le titre de « meilleur employeur d’Europe » !

Chrétiens et musulmans face au travail

Les 3 et 4 novembre 2017⁠[24], 150 personnes ont participé à Marseille à une rencontre entre chrétiens et musulmans sur le thème du travail. Etaient représentés le Mouvement des cadres chrétiens (MCC), organisateur de l’événement, la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC), l’Organisation internationale du travail (OIT⁠[25]) et l’association musulmane Foi pour entreprendre qui cherche à promouvoir parmi les entrepreneurs musulmans, chrétiens et juifs, « une nouvelle économie plus humaniste ». Il s’agissait de rechercher les « convergences des valeurs éthiques » au « cœur des cultures judéo-chrétiennes et musulmanes du tour de la Méditerranée, donnant dignité au travail, sens dans la vie et place dans la société ». Le directeur de l’OIT France, Cyril Cosme déclarait : « Ce qui nous rassemble, c’est la conviction que le travail est bien plus qu’une marchandise. il joue un rôle essentiel de cohésion de la société ». Quant à Anouar Kbibech, , cadre supérieur chez SFR et président sortant du Conseil français du culte musulman, il affirmait que « L’un des points clés sur lesquels nous nous retrouvons c’est que, comme croyants, nous aspirons à une cohérence entre une éthique et notre foi, et à témoigner de nos valeurs à tout moment et en tout lieu…​ y compris en entreprise ». Enfin, Pierre Martinot Lagarde sj, conseiller spécial auprès de l’OIT soulignait l’importance et la nature profonde de ce type de rencontre en citant Benoît XVI : « le premier lieu du dialogue interreligieux est celui du dialogue social » car « c’est celui de la fraternité »

Voilà qui confirme la justesse de la visée du P. Fessard !


3. 1920-2008.
4. Cf. Mouvement des Focolari, Economie de communion, Des entreprises osent le partage, Nouvelle Cité, 2007, pp. . Voir aussi BRUNI Luigino et GREVIN Anouk, L’économie silencieuse, Nouvelle Cité, 2018. Deux sites peuvent êtres consultés: http://edc-online.org/fr/ et en Belgique http://www.solidar.be/easycms/home.
5. LAIGNEAUX Hélène, Economie de communion : vers plus de solidarité et de responsabilité dans les entreprises, Centre Avec, Documents d’analyse et de réflexion, juin 2008. Le Centre Avec a été créé en 1980 par un petit groupe de jésuites belges. C’est un centre de recherche et d’action sociales reconnu comme association d’éducation permanente par la fédération Wallonie-Bruxelles.
7. rappelons qu’il s’agit toujours de privilégier le niveau inférieur d’un pouvoir de décision aussi longtemps que le niveau supérieur ne peut pas agir de manière plus efficace.
8. Et pas seulement : Martin Mahaux cite en exemple, chez nous, le S.P.F.. Mobilité (Service Public Fédéral de Mobilité) et une expérience aussi au sein de la police de Nivelles.
9. Cf. MAHAUX Martin, Quels fondements pour un leadership libérateur ?, Conférence, Connaissance et Vie d’Aujourd’hui, Namur, 8 novembre 2018.
11. Ancien partenaire associé chez McKinsey. Son livre principal : Reinventing Organizations : Vers des communautés de travail inspirées, Diateino, 2015.
12. Docteur en psychologie et HDR en gestion, Isaac Getz est professeur à l’ESCP Europe à Paris. Conférencier international, il a été classé en 2016 parmi les auteurs les plus influents au monde en management. Il a publié notamment : avec CARNEY Brian, Quand la liberté des salariés fait le succès des entreprises, Clés des champs, 2016. On peut citer aussi GETZ Isaac, La liberté, ça marche ! : L’entreprise libérée, les textes qui l’ont inspirée, les pionniers qui l’ont bâtie, Flammarion, 2016 ; L’entreprise libérée, Comment devenir un leader libérateur et se désintoxiquer des vieux modèles, Fayard, 2017.
13. Dans le même esprit, d’autres parlent d’holacratie (du grec ολον : le tout) ou de sociocratie. Jean-Christian Fauvet consultant (1927-2010), utilise d’autres expressions : la socio-dynamique (cf. La socio-dynamique, Ed. d’Organisation, 1996 ; L’élan socio-dynamique, Editions d’Organisation, 2004) ou encore l’auto-révolution (cf. L’auto-révolution…​ une nouvelle stratégie pour réussir la révolution en France, Editions d’Organisation, 2007). L’auteur insiste pour qu’on ne confonde pas les principes de l’auto-organisation avec ceux de l’autogestion, système qu’il considère comme fort utopique.(Cf. GETZ, La liberté, ça marche !, op. cit., pp. 143-144).
14. A l’exception peut-être de Robert McDermott, ancien directeur de l’USAA, mutuelle d’assurance, qui explique ainsi la raison de sa « conversion » à l’entreprise libérée : « C’est notre mission, en tant que parents, enseignants, entraîneurs et managers, d’aider les autres à découvrir et à développer leurs talents. Ceux-ci éprouvent alors un sentiment d’épanouissement qu’aucune rémunération monétaire ne peut égaler. Il s’agit de l’épanouissement de l’âme de la personne, qui vient de la conviction qu’elle a fait de son mieux pour se développer et servir son prochain. pour respecter le commandement « tu aimeras ton prochain », il me suffit de respecter ma personne et les talents que le Seigneur m’a donnés, et de m’emparer de ces dons pour les perfectionner. Ainsi, chacun peut voir aisément quel épanouissement naît de la coopération. Associer tous ces fragments épars permet à l’organisation de tirer les meilleurs résultats de ce que nous appelons le travail en équipe. […​] La pire erreur que puisse faire un PDG, c’est de fonder son leadership sur le principe du « command and control », ou sur toute approche où les choses sont organisées du haut vers le bas. Le mieux qu’il puisse faire, c’est aider les gens à comprendre leur obligation morale de découvrir et de développer leurs talents, et de travailler ensemble pour se rendre service et s’entraider. Ensuite, vous pouvez déléguer, sachant que les meilleures décisions viendront des personnes qui sont sur le terrain et non au sommet de la pyramide. Si la prise de décision part du bas, il en sort des innovations, des idées qui améliorent l’entreprise. » Méditant la « règle d’or », Robert McDermott, explique que « servir autrui comme vous aimeriez être servi oblige l’individu à découvrir et à développer ses talents. » (MCDERMOTT Robert, Entretien avec le professeur Clyde Porter, 1998, cité in Getz, op. cit., pp. 303-305.
15. On lui attribue cette réflexion célèbre qu’il fit à un ouvrier récalcitrant du nom de Michael Johnson Shartle : « Je vous emploie pour votre force et vos capacités physiques. On ne vous demande pas de penser ; il y a des gens payés pour cela. » (OMMEREN Erik van, DUIVESTEIN Sander, DEVADOSS John, REIJNEN Clemens, GUNVALDSON Erik, Collaboration in the Cloud, VINT, 2009, p. 55.) Taylor est considéré comme le « père de l’usine moderne dans laquelle, nous dit un chef d’entreprise, des milliers de zombies anonymes et sans visage exécutent sans fin des tâches répétitives sous une surveillance vigilante et constante. » ( SEMLER Ricardo, A contre-courant , Vivre l’entreprise la plus extraordinaire au monde, Dunod, 1993, cité in GETZ, op. cit., p. 320. Ricardo Semler est le président de l’entreprise brésilienne Semco qui conçoit des mixeurs et des pompes industrielles. Cet ingénieur formé à Harvard Business School a travaillé pour le MIT (Massaschusetts Institute of Technology). Là, « on utilise la personne comme un outil de production. […​] On ne peut pas se motiver quand on a le sentiment de n’être qu’un numéro. l’homme a soif de considération. » (Id., pp. 315-316.) De plus, « les descriptions de poste précises prônées par Taylor brident en fait le potentiel des ouvriers et les empêchent d’améliorer leur travail, ce qui tue la motivation. » (SEMLER Ricardo, cité in GETZ, op. cit., p. 321.)
   Dans cet esprit et « dans leur quête de loi, d’ordre, de stabilité et leur lutte contre les surprises, les sociétés se dotent de prescriptions permettant de faire face à toutes les éventualités imaginables. On crée des manuels en pensant que si tout est couché par écrit, ce sera plus rationnel et plus objectif. la standardisation des méthodes et des conduites à tenir doit guider les nouvelles recrues et conférer à l’entreprise tout entière une image unique et cohérente. Il est bientôt établi que les grandes entreprises ne peuvent fonctionner sans l’aide de centaines ou de milliers de réglementations. […​] Tous les textes font oublier aux salariés que l’entreprise a besoin de faire preuve de créativité et de sens de l’adaptation pour survivre. Les réglementations écrites ne font que les freiner. » (Id., p. 314.)
16. Id., p. 321.
17. Ricardo Semler cité in GETZ, op. cit., p. 326.
18. Il a écrit notamment : The essential Wooden : A Lifetime of Lessons on Leaders and Leadership, McGraw-Hill Professional, 2007
19. d’ELBEE Pierre, A quoi sert la hiérarchie ?, https://fr.aleteia.org/12 août 2018.
20. Le directeur général de FAVI, Jean-François Zobrist, a été inspiré par la « socio-dynamique » de FAUVET Jean-Christian. Pour plus de renseignements, on peut lire : Un petit patron naïf et paresseux, Stratégie et avenir, 2010 ; La belle histoire de FAVI : L’entreprise qui croit que l’homme est bon, Lulu, tomes 1 et 2, 2018, tome 3, Humanisme et organisation, 2018.
21. LO GIUDICE Christophe, Interview de Philippe Callens, DRH de Thomas et Piron, Nous croyons en la valeur d’une entreprise à taille humaine, in HR.Square, n° 13, novembre-décembre 2016, pp. 16-19.
22. Cf. www.lecho.be, 6 juin 2019.
23. www.torfs.be
24. Cf. [email protected] , 10 novembre 2017.
25. L’OIT rassemble des représentants des travailleurs, employeurs et gouvernements.

⁢d. Conclusion partielle

Notons pour conclure ces illustrations empruntées au monde économique que « l’orientation est en grande partie déterminée par le système de valeurs du dirigeant »[1]. Ainsi, « une culture et une attitude éthiques ne naîtront à l’intérieur d’une entreprise qu’au travers d’un engagement persévérant et efficace de ses dirigeants. Ce sont eux qui décident ou orientent les entreprises vers des valeurs éthiques et des principes spécifiques. »[2] d’où l’influence que peut avoir une personne responsable bien formée et bien disposée à servir avant tout le bien commun. Nous y reviendrons.


1. LAIGNEAUX Hélène, op. cit., p. 7.
2. UNIAPAC, La valeur des valeurs, 2008, p. 16, cité in LAIGNEAUX Hélène, id..

⁢e. Et dans le monde politique ?

Jean-Paul II n’a pas hésité à écrire que « la politique est l’utilisation du pouvoir légitime pour atteindre le bien commun de la société…​ »⁠[1]. Avant lui, Paul VI déclarait que « la politique est une manière exigeante…​ de vivre l’engagement chrétien au service des autres »[2]. C’est dire à la fois l’importance de la politique et la difficulté de son exercice.

Il est difficile, dans ce domaine, de donner actuellement des exemples d’un dialogue qui aurait fait advenir un bien commun, la politique étant, hélas, le plus souvent, un lieu d’affrontements et de manipulations diverses.

Le pape François déplore cet état de chose, hélas, bien réel : « A bien des endroits on a le sentiment que le bien commun n’est plus l’objectif primaire poursuivi et ce désintérêt est perçu par de nombreux citoyens. Ainsi trouvent un terrain fertile, dans beaucoup de pays, les formations extrémistes et populistes qui font de la protestation le cœur de leur message politique, sans toutefois offrir l’alternative d’un projet politique constructif. Le dialogue est remplacé ou par une opposition stérile, qui peut même mettre en danger la cohabitation civile, ou bien par une hégémonie du pouvoir politique qui emprisonne et empêche une vraie vie démocratique. dans un cas, on détruit les points et dans l’autre, on construit des murs. Et aujourd’hui l’Europe connaît les deux.

Les chrétiens sont appelés à favoriser le dialogue politique, spécialement là où il est menacé et où semble prévaloir l’affrontement. les chrétiens sont appelés à redonner de la dignité à la politique, entendue comme le plus grand service au bien commun et non comme une charge de pouvoir. Cela demande aussi une formation adéquate, car la politique n’est pas « l’art de l’improvisation », mais plutôt une haute expression d’abnégation et de dévouement personnel en faveur de la communauté. Etre dirigeant exige des études , de la préparation et de l’expérience. »[3].

François nous rappelle fort heureusement que « L’instrument de la politique, c’est la proximité. Se confronter aux problèmes, les comprendre. Il y a autre chose, dont nous avons perdu la pratique : la persuasion. C’est peut-être la méthode politique la plus subtile, la plus fine. J’écoute les arguments de l’autre, je les analyse et je lui présente les miens…​ L’autre cherche à me convaincre, moi j’essaie de la persuader, et de cette façon nous cheminons ensemble ; peut-être que nous n’arrivons pas à la synthèse de type hégélien ou idéaliste - grâce à Dieu, parce que cela on ne peut pas, on ne doit pas le faire, car cela détruit toujours quelque chose. »[4]

Nous en sommes loin c’est pourquoi, en attendant que le dialogue tel que défini remplace la dialectique incessante des partis, il est important de faire tous les petits pas possibles là où nous sommes et qui que nous soyons pour lentement créer le peuple sans lequel il n’est pas de démocratie possible.

Par le dialogue, il est toujours possible de bâtir quelque chose avec des hommes de bonne volonté. Mais il n’est pas question, évidemment de trahir certaines valeurs fondamentales. L’Église le rappelle sans cesse. Lors d’une messe pour les responsables politiques et les parlementaires⁠[5], le cardinal Vingt-Trois partait du constat que « pour ce qui est de la vie publique, […] il est tentant de faire le tri entre les convictions et les responsabilités ; les premières seraient appelées à rester secrètes tandis que la vie sociale se réglerait sur les secondes. » Pour l’ancien archevêque de Paris, cela ne signifie pas pour autant que dans les débats de société il faille appuyer ses arguments « sur une foi particulière ». A la lumière de l’enseignement de Paul confronté au paganisme de l’empire romain qui par certains traits ressemble à notre monde, il ne faut pas « dissimuler nos références de croyant, au contraire : « Je n’ai pas honte de l’Évangile, car il est puissance de dieu pour le salut de quiconque est devenu croyant. »[6] nous dit-il. mais il nous invite aussi à rejoindre la connaissance de Dieu que peut avoir l’intelligence humaine, même si elle n’est pas encore accomplie dans une profession de foi plénière. C’est à cette intelligence que nous devons faire appel en posant des questions qui concernent le sens de l’existence humaine. » Paul ne rappelle-t-il pas en effet que « depuis la création du monde, on peut voir avec l’intelligence à travers les œuvres de Dieu, ce qui de lui est invisible. »[7] Ne pas occulter sa foi donc mais argumenter rationnellement et montrer que « la bonne nouvelle de l’Évangile » est « une ressource précieuse pour éclairer les intelligences humaines. »[8]

Devant les parlementaires participant au Congrès du Parti Populaire Européen⁠[9], le pape Benoît XVI déclarait : « En ce qui concerne l’Église catholique, l’objet principal de ses interventions dans le débat public porte sur la protection et la promotion de la dignité de la personne et elle accorde donc volontairement une attention particulière à certains principes qui ne sont pas négociables. Parmi ceux-ci, les principes suivants apparaissent aujourd’hui de manière claire :

  • la protection de la vie à toutes ses étapes, du premier moment de sa conception jusqu’à sa mort naturelle ;

  • _la reconnaissance et la promotion de la structure naturelle de la famille - comme union entre un homme et une femme fondée sur le mariage

    • et sa défense contre des tentatives de la rendre juridiquement équivalente à des formes d’union radicalement différentes qui, en réalité, lui portent préjudice et contribuent à sa déstabilisation, en obscurcissant son caractère spécifique et son rôle social irremplaçable ;_

  • la protection du droit des parents d’éduquer leurs enfants.

Ces principes ne sont pas des vérités de foi, même s’ ils reçoivent un éclairage et une confirmation supplémentaire de la foi ; ils sont inscrits dans la nature humaine elle-même et ils sont donc communs à toute l’humanité ».⁠[10]

Le 24 novembre 2002, la Congrégation pour la doctrine de la foi avait publié sous l’autorité de son préfet, le cardinal Ratzinger et avec approbation du pape Jean-Paul II, une « Note doctrinale concernant certaines questions sur l’engagement et le comportement des catholiques dans la vie politique ». L’objectif de cette note était « simplement de rappeler quelques principes propres à la conscience chrétienne, qui inspirent l’engagement social et politique des catholiques dans les sociétés démocratiques ». Il s’agit d’« exigences éthiques fondamentales auxquelles on ne peut renoncer », de « principes moraux qui n’admettent ni dérogation, ni exception, ni aucun compromis » en vue « du bien intégral de la personne ». La Note cite : « le caractère intangible de la vie humaine », le respect et la protection des « droits de l’embryon humain », « la protection et la promotion de la famille, fondée sur la mariage monogame entre personnes de sexe différent », la « liberté d’éducation des enfants », « la protection sociale des mineurs » et « la libération des formes modernes d’esclavage », « la liberté religieuse », « une économie qui soit au service de la personne et du bien commun, dans le respect de la justice sociale, du principe de solidarité humaine et de la subsidiarité », « la paix ». La Note reconnaît que suivant les circonstances, est normale « une pluralité d’orientations et de solutions, qui doivent toutefois être moralement acceptables ». Elle reconnaît aussi que là où il n’est « pas possible d’éviter ou d’abroger totalement une loi », par exemple, une loi permettant l’avortement, « un parlementaire, dont l’opposition personnelle absolue à l’avortement serait manifeste et connue de tous, pourrait licitement apporter son soutien à des propositions destinées à limiter les préjudices d’une telle loi et à en diminuer ainsi les effets négatifs sur le plan de la culture et de la moralité publiques »[11].

Même dans les pays qui, parfois depuis longtemps, se sont dotés d’une législation funeste sur ces questions, le champ d’action reste large et doit être investi, la rencontre avec l’« autre » est le chemin obligé.⁠[12]

François, dans un Discours aux maires des communes italiennes⁠[13], oppose l’image de Babel⁠[14], la « ville inachevée », « symbole de confusion et d’égarement » à la « nouvelle Jérusalem »[15], lieu de « fraternité et de communion ». Pour que toute ville soit « une anticipation et un reflet de la Jérusalem céleste », elle ne peut admettre l’« individualisme exaspéré », « l’envie, les ambitions effrénées et un esprit d’hostilité » ou « l’intérêt d’un petit nombre ». « Il ne s’agit pas, comme l’image de Babel le suggère, d’élever davantage la tour, mais d’élargir la place, de faire de l’espace, de donner à chacun la possibilité de se réaliser soi-même, avec sa propre famille, et de s’ouvrir à la communion avec les autres. » Il faut « faire croître dans les personnes la dignité d’être des citoyens », promouvoir « la justice sociale, et donc le travail, les services, les opportunités », créer « d’innombrables initiatives avec lesquelles vivre le territoire et en prendre soin », éduquer « à la coresponsabilité », « construire des communautés où chacun se sente reconnu comme personne et citoyen, titulaire de droits et de devoirs, dans la logique indissoluble qui lie l’intérêt de l’individu et le bien commun. Car ce qui contribue au bien de tous concourt également au bien de l’individu. » Vis-à-vis des migrants et des réfugiés, en particulier, il importe d’encourager « toutes les initiatives qui promeuvent la culture de la rencontre, l’échange réciproque de richesses artistiques et culturelles, la connaissance des lieux des communautés d’origine des nouveaux arrivants ». Il faut garder « un cœur bon et grand […] dans lequel sauvegarder la passion pour le bien commun […] ; être proche de son peuple », familier, disponible, « toujours généreux et désintéressé dans le service du bien commun », prudent, courageux et tendre « pour s’approcher des plus faibles ».

Sans cette attitude permanente, le risque est grand de voir disparaître le bien commun au profit d’un intérêt général, d’un vivre-ensemble mal compris assuré par la loi des plus nombreux. A ce moment, une dictature subtile s’impose comme le souhaitait d’ailleurs ce prophète des temps modernes, Thomas Hobbes écrivant, non sans un brin de cynisme que « C’est l’autorité, non la vérité, qui fait la loi. »[16]


1. Discours aux responsables de gouvernement, 4 novembre 2000, DC 3 décembre 2000, n° 2237, p. 1005.
2. Lettre apostolique Octogesima adveniens, 46, 14 mai 1971, pour le 80ᵉ anniversaire de l’encyclique Rerum novarum de Léon XIII.
3. FRANCOIS, Discours aux participants à la conférence (Re)Thinking Europe, organisée par la Commission des Episcopats de la Communauté Européenne (COMECE) et au Secrétariat d’État du Saint-Siège, le 28 octobre 2017.
4. FRANCOIS, Rencontre avec Dominique Wolton, Politique et société, Un dialogue inédit, L’Observatoire, 2017.
5. VINGT-TROIS cardinal, 17 octobre 2017, in La Croix, le 18 octobre 2017.
6. Rm 1, 16.
7. Rm 1, 20.
8. Le cardinal Vingt-Trois prend comme exemple les discussions qui vont, en 2018, aborder la révision des lois de bioéthique. il explique : ce « devrait être l’occasion d’un authentique débat sur les diverses conceptions de l’être humain qui y sont engagées, notamment par les questions concernant la procréation médicalement assistée et ses conséquences prévisibles. Il dépendra des élus que ce débat échappe aux caricatures facile et se situe au niveau de ses vrais enjeux. Il est particulièrement significatif que dans les opinions émises à ce jour on occulte généralement les droits des enfants, -et notamment celui d’avoir accès à ses origines-. Nous ne pouvons pas fortifier une société réellement démocratique en plaçant les désirs personnels au-dessus de toute réflexion éthique.
   Dans ce débat, les chrétiens ont une responsabilité particulière, non pour imposer leur point de vue comme un position particulière, mais pour provoquer les intelligences et les consciences à tenir compte sereinement des signes que nous donne la création sur les conditions de la vie humaine. » (Cf. article cité).
9. 30 mars 2006.
10. BENOÎT XVI les rappellera encore dans l’exhortation apostolique Sacramentum Caritatis, 22 février 2007, au paragraphe 83: « cela vaut pour tous les baptisés, mais s’impose avec une exigence particulière pour ceux qui, par la position sociale ou politique qu’ils occupent, doivent prendre des décisions concernant les valeurs fondamentales, comme le respect et la défense de la vie humaine, de sa conception à sa fin naturelle, comme la famille fondée sur le mariage entre homme et femme, la liberté d’éducation des enfants et la promotion du bien commun sous toutes ses formes. Ces valeurs ne sont pas négociables. Par conséquent, les hommes politiques et les législateurs catholiques, conscients de leur grave responsabilité sociale, doivent se sentir particulièrement interpellés par leur conscience, justement formée, pour présenter et soutenir des lois inspirées par les valeurs fondées sur la nature humaine. Cela a, entre autres, un lien objectif avec l’Eucharistie (cf. 1 Co 11, 27-29). Les Évêques sont tenus de rappeler constamment ces valeurs ; cela fait partie de leur responsabilité à l’égard du troupeau qui leur est confié. »
11. EG, n° 73.
12. Le théologien jésuite H. Bouillard (1908-1981) explique : « Puisque la loi morale naturelle est sens discerné par la raison, par la conscience morale, tout énoncé qui prétend l’exprimer se trouve soumis au jugement critique de tous les hommes qui se veulent raisonnables et moraux ; il doit pouvoir être admis par eux. En conséquence, lorsque l’Église parle au nom de la loi naturelle, elle s’engage par le fait même au dialogue avec les hommes ; elle ne peut pas ne pas prendre au sérieux la conscience morale de ceux à qui elle s’adresse. Au moment où elle se dit gardienne de la loi naturelle, elle ne saurait oublier qu’elle n’en n’est pas la source unique. Elle ne peut donc pas remplir sa mission sans écouter les hommes et sans viser un accord avec leurs propos raisonnables. […​] Dès lors, foi chrétienne et monde profane devrait pouvoir se rencontrer assez largement sur le plan d’une éthique commune. Ni l’idée de commandement divin, ni l’orientation eschatologique, ni l’intervention de l’Église n’empêchent, en principe, l’autonomie de l’homme découvrant et réalisant lui-même le sens de ses activités terrestres. Le chrétien peut être intimement présent au monde comme les autres hommes. Le sens évangélique peut coïncider avec le déploiement autonome de la présence ontologique de cet être-au-monde qui est constitutif de l’homme. » (BOUILLARD H., Autonomie humaine et présence de Dieu, in Etudes, n° 326, pp. 696-697, cité in THOMASSET A., op. cit., p. 216).
13. 30 septembre 2017 in La Croix, 14/11/82017.
14. Gn 11, 1-9.
15. Ap 21, 10-27.
16. Léviathan, II, 26 (édition latine).

⁢f. Et au plan universel ?

Et sur ce plan, la tâche est encore plus rude car « la difficulté ne porte pas tant sur le détail pratique de ces conditions, sur lesquelles tous s’accorderont (nourriture, vêtement, habitat, éducation, travail, etc.), mais sur les conditions politiques et économiques qui permettent aujourd’hui l’accomplissement de ces différentes conditions à une échelle universelle - comme conditions du bien commun universel. »[1]

Le P. Gaston Fessard a mis en évidence « le caractère humainement insoluble du bien commun universel » mais précisa : « A moins que l’impossible et le nécessaire à l’homme ne deviennent le libre et le possible pour Dieu »[2]. Le bien commun universel ne peut trouver de réponse qu’en Dieu, et plus précisément dans l’effet que produit la manifestation de Dieu en Jésus-Christ, par l’Esprit de charité, sur notre manière de vivre en société : « maintenant nous mettons en commun ce que nous possédons et le partageons avec quiconque est dans le besoin », « nous qui, à cause de leurs coutumes, n’admettions pas de gens d’une autre race à notre foyer, maintenant, après la manifestation du Christ, nous partageons avec eux le même genre de vie »[3]. Si la révélation chrétienne est un principe essentiel à l’évolution rationnelle de la société, c’est en vertu d’une catégorie spécifique du bien commun, que les chrétiens ont à charge d’incarner dans et pour le monde : le « Bien de la Communion ». »[4]

Comme en écho lointain, Benoît XVI maintient l’exigence : « Il faut travailler sans cesse afin de favoriser une orientation culturelle personnalisée et communautaire, ouverte à la transcendance, du processus d’intégration planétaire. »[5]

C’est dire la responsabilité des chrétiens, en particulier des laïcs. Une fois encore, apparaissent radicalement indissociables l’évangélisation et l’action politique.


1. LASIDA Elena et TARDIVEL Emilie, Christianisme et bien commun, in Transversalités n° 131, 2014/3, p. 12.
2. Autorité et bien commun, op. cit., p. 98.
3. JUSTIN, Apologie pour les chrétiens, I, 14, 2 et 3, Sources chrétiennes, Cerf, 2006.
4. LASIDA Elena et TARDIVEL Emilie, Christianisme et bien commun, in Transversalités n° 131, 2014/3, p. 14.
5. CV 42.