⁢Introduction

Tout au long de la seconde guerre mondiale, nous avons entendu Pie XII insister pour établir une paix véritable et durable, il ne suffit pas d’établir des traités et de désarmer, il faut aussi construire un « ordre nouveau »[1], une « organisation nouvelle »[2].

Il pense évidemment à un ordre établi par Dieu⁠[3] dont il énumère un certain nombre de « présupposés moraux fondamentaux »[4] qui sont autant de « conditions essentielles d’une paix conforme aux principes de la justice, de l’équité, de l’honneur »[5]. Outre le refus de la force et de l’arbitraire du totalitarisme⁠[6], le souci de la vérité, de la justice, la courtoisie, la coopération au bien, l’amour fraternel, la fidélité dans l’observance des pactes ⁠[7], la bonne volonté, la confiance réciproque⁠[8], la raison, la modération, etc..⁠[9] doivent imprégner les rapports entre les hommes. Autant d’attitudes susceptibles d’introduire une « sérieuse et profonde moralité dans les normes de la vie internationale »[10].

Mais « la solidité de tout nouvel ordre national ou international » dépend de la protection et de l’observation de « règles fondamentales inviolables », de « principes suggérés par la pensée chrétienne » qui sont nécessaires « pour l’établissement d’un ordre de vie commune et de collaboration internationale conforme aux lois divines ».⁠[11]

Quels sont ces principes, ces règles ?

Ce sont les « lois de Dieu »[12]qui constituent l’« ordre moral »[13] ou, autrement dit, tous les « droits moralement et juridiquement imprescriptibles » qui doivent être reconnus et respectés⁠[14] : droits politiques, religieux, culturels, linguistiques, économiques de tous, y compris des minorités, des petits pays ou des pays faibles même au sein de groupes économiques où ils côtoient de grandes puissances.⁠[15]

Pie XII insiste particulièrement sur ce dernier point : il faut lutter contre les déséquilibres économiques. En effet, c’est un moyen de garantir à « tous les peuples une paix juste et durable, féconde de bien-être et de prospérité. »[16]

De même que tous les hommes ont les mêmes droits fondamentaux, toutes les nations, qu’elles soient grandes ou petites, puissantes ou faibles, jouissent des mêmes droits.⁠[17] Il est donc nécessaire de combattre « les divergences trop criantes dans le domaine de l’économie mondiale ; partant, une action progressive, équilibrée par des garanties correspondantes, pour arriver à un ordre qui donne à tous les États les moyens d’assurer à leurs citoyens de toutes classes un genre de vie convenable ».⁠[18] On ne peut empêcher les nations moins favorisées par la nature d’accéder aux sources économiques et aux matières d’usage commun. Et Pie XII de rappeler la révélation de la Genèse : la « nécessité d’une participation de tous aux biens de la terre même chez les nations qui, dans la mise en acte de ce principe, appartiendraient à la catégorie de ceux « qui donnent » et non de ceux « qui reçoivent ». La solution à cette question est essentielle et « décisive pour l’économie du monde » et pour la paix⁠[19].

Il est un autre point sur lequel Pie XII a beaucoup insisté: l’établissement d’une autorité internationale nécessaire notamment pour veiller à une limitation progressive et adéquate des armements et au respect des traités dont l’exécution doit être garantie.⁠[20]Des institutions internationales doivent être reconstruites en tenant compte de « l’inefficacité ou du défectueux fonctionnement de semblables initiatives antérieures ».⁠[21]

Dans son Radio-message du 24 décembre 1944, le Souverain Pontife laisse entrevoir ce que pourrait être une « société des peuples » qui se construirait comme doit se construire une société particulière⁠[22] : « l’ordre absolu des êtres et des fins […] comprend aussi comme une exigence morale et comme couronnement du développement social l’unité du genre humain et de la famille des peuples. […] De la reconnaissance de ce principe dépend l’avenir de la paix. Si […] cette même exigence morale arrive à être réalisée dans une société des peuples qui sache éviter les défauts de structure et les insuffisances des précédentes solutions, alors la majesté de cet ordre social règlera et dominera également le choix délibéré des ses moyens d’action. […] L’autorité d’une pareille société des peuples devra être vraie et efficace sur les États qui en seront membres, à condition pourtant que chacun d’entre eux garde un droit égal à sa souveraineté relative. Une condition essentielle de tout ordre mondial futur serait la formation d’un organisme chargé du maintien de la paix, organisme investi, par le commun consentement, d’une autorité suprême et dont la tâche devrait être aussi d’étouffer dans le germe toute menace d’agression isolée ou collective », de reconnaître l’immoralité de la guerre d’agression et d’agiter « la menace d’intervention juridique des nations, d’un châtiment infligé à l’agresseur par la société des États…​ » et d’appliquer « en cas de nécessité, des sanctions économiques et même l’intervention armée.. ».

Pie XII insiste encore dur la nécessité d’une « solidarité non restreinte à tel ou tel peuple, mais universelle, fondée sur l’intime connexion de leur destin et sur les droits qui leur appartiennent à tous également. »[23]

A la construction de cette « société des peuples », « viennent y coopérer, non seulement tel ou tel parti, non seulement tel ou tel pays, mais tous les peuples, l’humanité entière. C’est une entreprise universelle de bien commun, qui requiert la collaboration de la chrétienté, pour les aspects religieux et moraux du nouvel édifice que l’on veut construire. »[24]

En effet, pour que s’établisse « une sincère solidarité juridique et économique, une collaboration fraternelle, selon les préceptes de la loi divine, entre les peuples devenus sûrs de leur autonomie et de leur indépendance »[25], il faut non seulement avoir « conscience de la fraternité universelle »[26] mais aussi nourrir un sentiment d’amour universel pour donner vie à cette construction d’un monde équilibré et organisé et jeter « un pont même vers ceux qui n’ont pas le bonheur de participer à notre foi ».⁠[27]

Notre programme est donc d’étudier par quels moyens lutter contre les déséquilibres économiques à travers le monde et établir une « société des peuples ».


1. Allocution du 24 décembre 1940.
2. Radio-message du 24 décembre 1941.
3. Radio-message du 24 décembre 1945.
4. Id..
5. Allocution du 24 décembre 1940.
6. Radio-message du 24 décembre 1945.
7. Allocution du 24 décembre 1940.
8. Radio-message du 24 décembre 1945.
9. Radio-message du 24 décembre 1941.
10. Allocution du 24 décembre 1940.
11. Radio-message 24 décembre 1942.
12. Id..
13. Radio-message du 24 décembre 1941.
14. Allocution du 24 décembre 1940. Déjà Pie XI disait : « …​à créer cette atmosphère de paix durable, ne suffiront ni les traités de paix, ni les conventions les plus solennelles, ni les réunions et les conférences internationales, ni les efforts, même les plus nobles et les plus sincères, des hommes d’État, si d’abord on ne reconnaît pas les droits sacrés de la loi naturelle et divine » (Encyclique Caritas Christi compulsi, 3 mai 1932).
15. Radio-message du 24 décembre 1941.
16. Id...
17. Allocution du 24 décembre 1939.
18. Allocution du 24 décembre 1940.
19. Radio-message du 24 décembre 1941.
20. Id.. Des « institutions juridiques qui servent à garantir la loyale et fidèle application des conventions et, en cas de besoin reconnu, à les revoir et à les corriger » (Allocution du 24 décembre 1939).
21. Allocution du 24 décembre 1939.
22. « Rapports internationaux et ordre intérieur sont, en effet, intimement liés, l’équilibre et l’harmonie entre nations dépendant de l’équilibre et de l’achèvement intérieur de chaque État dans le domaine matériel, social et intellectuel. » (Radio-message 24 décembre 1942).
23. Radio-message du 24 décembre 1944.
24. Radio-message du 24 décembre 1941.
25. Allocution du 24 décembre 1940.
26. Encyclique Summi pontificatus (20 octobre 1939).
27. Allocution du 24 décembre 1939.

⁢Chapitre 1 : Le développement des peuples

…​ le jeûne que je préfère…​
n’est-ce pas partager ton pain avec l’affamé,
héberger chez toi les pauvres sans abri,
si tu vois un homme nu, le vêtir,
ne pas te dérober devant celui qui est ta propre chair ?

— Is 58, 6-7

⁢i. Une économie au service de la paix ?

Des auteurs divers ont pensé que l’économie pouvait être un facteur décisif dans l’instauration de la paix.

Nous avons déjà eu l’occasion, par exemple, d’évoquer le célèbre poème de Voltaire, Le Mondain, où de manière provocante, l’auteur fait l’éloge de la richesse et du luxe qui, entre autres effets, assurent par le commerce l’entente universelle:

« Le superflu, chose très nécessaire,

A réuni l’un et l’autre hémisphère.

Voyez-vous pas ces agiles vaisseaux

Qui du Texel, de Londres, de Bordeaux,

S’en vont chercher, par un heureux échange,

Ces nouveaux biens, nés aux sources du Gange,

Tandis qu’au loin vainqueurs des musulmans,

Nos vins de France enivrent les sultans ! »

La philosophie épicurienne et antichrétienne qui se développe dans ce texte attribue à la richesse le pouvoir de rendre les hommes heureux et pacifiques.

Nous avons aussi eu l’occasion de nous attarder à la pensée de P.-J. Proudhon qui, un siècle plus tard, va se poser le problème de la paix⁠[1].

Voici, en bref, la pensée que développe Proudhon.

L’homme est un être dialectique, il est à la fois animal consommateur et être industrieux, travailleur, producteur. C’est par le travail qu’il s’élève mais tandis que la capacité de consommation est illimitée, sa capacité de produire est limitée. Si production et consommation sont symétriques, nous connaissons ce que Proudhon appelle la pauvreté, c’est-à-dire « cette limitation réciproque, rigoureuse, de notre production et de notre consommation »[2]. Si, entre production et consommation, il y a dissymétrie, nous sommes dans la richesse, la cupidité, l’inégalité, c’est-à-dire dans la guerre ⁠[3]. C’est ce que Proudhon appelle cette fois le « paupérisme » qui est la cause du double visage de la guerre. Si la guerre ne peut être éliminée, peut-elle être transformée ? Eh bien, il faut remplacer l’héroïsme guerrier par l’héroïsme industriel, reconnaître et constituer le droit économique⁠[4]. La lutte, doit se dérouler désormais sur le champ du travail : « l’antagonisme, que nous acceptons comme loi de l’humanité et de la nature, ne consiste pas essentiellement pour l’homme en un pugilat, en une lutte corps à corps. Ce peut être tout aussi bien une lutte d’industrie et de progrès (…) »⁠[5].

Ainsi, « Le socialisme de Proudhon consiste à établir le nouveau droit économique qui provoquera la révolution intellectuelle et morale grâce à laquelle on en finira avec la guerre. »[6]

L’histoire contemporaine tend à contredire ces deux visions qui nous paraissent à la foi réductrices et optimistes. Réductrices car elles semblent n’envisager que l’aspect économique du développement et en accordant une telle importance à ce facteur, elles relèvent de cette idéologie « économiste » que Jean-Paul II a dénoncée dans Laborem exercens. De plus, ces deux visions que l’on pourrait appeler libérale et socialiste peuvent paraître utopiques. Nous avons connu à travers les dix-neuvième et vingtième siècle un développement considérable des richesses et des échanges mais il n’a pas pour autant éliminer la guerre physique. Sans parler de la guerre que les pauvres peuvent faire aux riches, il faut constater que des nations puissantes et riches ont été à l’origine de nombreux conflits. Le développement économique, le dynamisme industriel ou commercial, l’accroissement des échanges n’ont pas apporté la paix escomptée par Voltaire ou transformé la guerre.

Pour nous en tenir à Proudhon qui a longuement expliqué sa thèse, on peut relever quelques difficultés. Ainsi, pourquoi la dynamique industrielle n’entraînerait-elle pas les hommes dans la richesse et le mépris du travail ? Philonenko répond en affirmant : « Sans une morale rigoureusement ascétique, la dynamique de la paix sombrera dans celle de la violence pure ». Par ailleurs, « comment concilier cette orientation ascétique -qui fut, selon Proudhon, vécue à l’origine- et le dynamisme physique supposé par le développement de l’industrie et la fabrication de produits de consommation, et des biens divers ? »[7]. De toute façon, l’histoire passée et récente semble contredire le rêve proudhonien qui, comme le rêve voltairien, s’inscrit dans une vision antireligieuse.⁠[8]

La perspective de l’Église est moins simpliste et plus susceptible de conduire à un monde pacifié en s’attachant au développement intégral et solidaire des peuples.

Le principe de ce qu’on appellera plus tard la « solidarité » a été affirmé par Léon XIII dans son encyclique Rerum novarum[9]. Il y rappelle l’enseignement de saint Thomas : « Il est permis à l’homme de posséder en propre et c’est même nécessaire à la vie humaine » (II IIae qu.66 a. 2). Mais fait remarquer Léon XIII : « si l’on demande en quoi il faut faire consister l’usage des biens, l’Église répond sans hésitation : « Sous ce rapport, l’homme ne doit pas tenir les choses extérieures pour privées, mais pour communes, de telle sorte qu’il en fasse part facilement aux autres dans leurs nécessités. c’est pourquoi l’Apôtre a dit : Ordonne aux riches de ce siècle…​ de donner facilement, de communiquer leurs richesses. » (1 Tm 6, 18) (II IIae qu. 65 a. 2) "

Cette conception de l’usage des biens est conditionné par un fait fondamental : « …​ la grande loi de l’amour et de la fraternité humaine, qui embrasse toutes les races et tous les peuples et les unit en une seule famille sous un seul Père qui est dans les cieux…​ »⁠[10]. Principe que Pie XI répétera encore dans son encyclique sur le communisme : «  »…​ la vraie et universelle fraternité de tous les hommes, à quelque race ou condition qu’ils appartiennent …​ »⁠[11]

Cette fraternité se vit d’abord à l’intérieur de la nation par une « charité mutuelle » entre les classes sociales car « rien n’est plus propre à assurer le bien général de la concorde et la bonne harmonie entre toutes les classes » que « la charité chrétienne » qui « en est le meilleur trait d’union ».⁠[12] Mais cette concorde assurée par la charité chrétienne doit s’étendre au monde entier puisque nous formons une même famille : « …​dans les rapports des peuples entre eux, que l’on s’applique instamment à supprimer les entraves artificielles de la vie économique, effets d’un sentiment de défiance et de haine ; et qu’on se rappelle que tous les peuples de la terre forment une seule famille de Dieu. »[13]

L’idée d’un développement intégral, sans que de nouveau cette expression ait été employée avant l’époque contemporaine, n’est pas neuve non plus car elle était au cœur de la mission de l’Église.⁠[14]

En effet, dans le passé, c’est la mission et la colonisation qui ont marqué les régions considérées traditionnellement comme « peu développées ».

La mission est antérieure à la colonisation dans la mesure où le christianisme est, par nature missionnaire et qu’elle n’est pas nécessairement liée à l’expansion politique.

Toutefois, à partir du XVIe siècle, c’est-à-dire, à partir de la conquête de l’Amérique, l’évangélisation qui est le propre de la mission est associée à la prise de possession des territoires découverts. Les motivations sont à la fois religieuses et politiques comme on le voit dans certains documents pontificaux⁠[15] ou encore dans le témoignage des conquérants⁠[16]. C’est le mérite des prêcheurs dominicain comme Antonio de Montesinos puis de Las Casas d’avoir œuvré, peut-être en vain, pour que la mission soit détachée de la colonisation. Il n’empêche que son engagement et l’enseignement que Vitoria va construire sur la question, fondent une véritable théologie de la mission telle qu’elle doit s’exercer dans le cadre d’une colonisation dont les fondements sont réévalués. Mettant en question le pouvoir temporel du pape et le droit de l’empereur de s’emparer des biens des Indiens⁠[17], il affirme l’égalité de nature chez tous les hommes⁠[18], la nécessité de respecter les droits de tous, mais aussi le droit de circuler, la destination universelle des biens, le droit de mettre en valeur les richesses non exploitées au profit de tous⁠[19], le droit d’évangélisation mais sans recours à la force⁠[20], « le droit d’intervention pour raison d’humanité ».⁠[21] C’est dans ce cadre qu’il établit le droit des Espagnols d’aller en Amérique et d’y commercer. C’est le principe qu’il résume dans cette formule : « ius communicationis ac societatis mutuae »[22] qui est un droit pour tous les êtres humains, soumis à une condition: « de ne pas porter préjudice aux barbares, et ceux-ci ne peuvent les en empêcher ».⁠[23]

Ces avancées doctrinales ne furent pas nécessairement suivies d’effets positifs en tout cas dans les empires portugais et espagnol où les souverains catholiques fort des concessions antérieures papales organisent les églises locales selon le principe du padroado ou patronat.⁠[24]

Au XVIIe siècle, le pape Grégoire XV va tenter de rendre les missions indépendantes en créant, dans la suite du concile de Trente, par la bulle « Inscrutabili divinae providentiae », le 22 juin 1622, la Sacra congregatio de propaganda fide, Congrégation pour la propagation de la foi dans l’univers entier. Elle distingue nettement mission et conquête coloniale.⁠[25] L’idée est de garantir l’autorité du pape sur les missions et de donner toutes les indications pratiques nécessaires à la formation des missionnaires destinés à partir dans des territoires non catholiques.

Echappent à cette volonté, les territoires soumis au « patronat » de même que les nouvelles colonies françaises marquées par le gallicanisme du pouvoir royal qui les place sous son protectorat. Concrètement, peu de territoires dépendront directement de Rome.

On se souvient aussi que les Jésuites, de 1603 à 1767 organisèrent des « réductions » pour que les indigènes échappent à la colonisation. Cette initiative contredisait certes l’action de l’État colonial et donc ne pouvait durer indépendamment du fait que l’œuvre de civilisation et l’adhésion religieuse cohabitaient sous un pouvoir clérical cette fois.⁠[26]

Au XIXe siècle de nouveaux pays européens, à la suite de l’Angleterre se lancent dans l’aventure coloniale. Cette nouvelle vague de colonisation s’accompagne de missions catholiques et protestantes suivant la fameuse règle des « trois C » : Christianisation, Commerce et Civilisation. Cette règle attribuée à l’explorateur, médecin et missionnaire David Livingstone⁠[27] considère que la religion chrétienne et le commerce amélioreraient la condition des Africains en leur apportant une civilisation calquée sur le modèle britannique. A ces trois « C » correspondent trois acteurs : le missionnaire, le marchand et le militaire. Même s’ils ne marchent pas ensemble, ils finissent par se rejoindre : « quand bien même la mission précède la colonisation, la seconde n’est jamais très loin ».⁠[28] Même lorsque les missionnaires arrivent à préserver certaines régions du contact avec les colons, ce n’est jamais que pour un temps dans la mesure où la logique coloniale finit par l’emporter partout et les missionnaires préféreront la négociation à la résistance. Les protestations face aux exactions perpétrées par les administrations et les États ne remettent pas en question l’aide et la protection que le pouvoir colonial offre. Et celui-ci a besoin des missions qui accomplissent de nombreuses tâches et font entrer les populations dans l’ère moderne.⁠[29]

L’ère coloniale ranime l’utopie d’un monde nouveau pacifié grâce à l’essor colonial : « des penseurs libéraux ou rationalistes annoncent une ère de paix et de prospérité fondée sur le développement du commerce et la diffusion de la science ».⁠[30]

Du côté de l’Église, si Rome rappelle régulièrement aux missionnaires leurs devoirs d’évangélisateurs, elle n’offre pas de réflexion en profondeur sur le fait de la colonisation. Elle se réjouit de ce mouvement⁠[31] d’autant plus qu’en Europe, l’Église perd de son influence.⁠[32] Ajoutons encore que l’attitude de l’Église est peut-être aussi influencée par l’obéissance aux autorités légitimes qu’elle demande, à la suite Paul.

Il faut attendre Taparelli d’Azeglio dans son Essai théorique de droit naturel paru en 1857 pour retrouver l’écho de la pensée de Vitoria.⁠[33]

Après lui, seuls, dans le domaine francophone, Joseph Folliet⁠[34] et Joseph-Thomas Delos⁠[35] proposent, durant l’entre-deux-guerres, une réflexion en profondeur sur le problème prolongeant et actualisant les avancées de leurs illustres prédécesseurs.

Même si, « la mission reste à terme irréductible à la colonisation »[36], ces auteurs vont insister sur le droit de décolonisation dans la mesure où toute colonisation a été « entachée du péché de colonialisme »[37], c’est-à-dire dans la mesure où les États colonisateurs n’ont pas d’abord cherché le bien des populations concernées⁠[38] ou, plus simplement encore, parce qu’elles ont négligé le but de la vraie colonisation qui ne peut être que la décolonisation.⁠[39]

Joseph Folliet ne conteste pas le droit de colonisation qui est, dit-il, « une modalité particulière de collaboration internationale » à condition qu’elle ne soit pas fondée sur la force, la supériorité raciale ou la « convenance économique » mais plutôt sur ces trois principes fondamentaux : « la destination providentielle des biens de ce monde » sur lesquels le colonisateur exerce une « tutelle »[40], une gérance, ou une « curatelle », en attendant que, par l’éducation, les indigènes soient aptes à les gérer eux-mêmes ; « l’intervention au nom de la charité » pour secourir les faibles, les esclaves, etc. ; et « l’action civilisatrice » pour que les colonisés accèdent au bien commun de l’humanité qui l’emporte toujours sur le bien commun de la métropole. Il s’agit de communiquer, non les valeurs particulières, historiques, des colonisateurs mais les valeurs universelles, « tout ce qui relève du Vrai, du Bien et du Beau » et sans « violenter la nature ».⁠[41] Folliet reformule ainsi le principe déjà établi par Vitoria: « La nation colonisatrice recherchera d’abord le bien de son pupille colonial et, à travers lui, indirectement le bien commun de l’humanité…​ Mais le bien de la métropole ne se placera encore qu’après le bien commun de l’humanité, parce qu’elle est, vices gerens, gérante de l’humanité, et que le gérant, compte tenu de son gain légitime, œuvre pour celui dont il administre les biens pour lui-même. »[42] Toute colonisation doit répondre à « la loi d’amour », à la « bienveillance » chère à Taparelli, elle est « un service ».

Enfin, puisqu’il s’agit d’une tutelle, elle doit normalement se terminer avec l’émancipation du pupille⁠[43], dans l’ordre et dans la paix : « la colonisation n’a de sens que dans et par l’histoire. Elle remet en marche des peuples attardés. Elle travaille pour l’unité du monde ». De plus, comme l’État colonisateur travaille pour le bien commun de l’humanité, la communauté internationale « jouit d’un droit de regard sur les colonies des nations » et peut intervenir dans les relations entre colonies et métropoles.⁠[44]

A la même époque, on trouve, dans le Code de morale internationale, cette définition : « Coloniser, c’est civiliser : civiliser, c’est émanciper. sous peine de mentir à sa mission, la puissance coloniale tiendra compte des légitimes revendications de ses sujets coloniaux parvenue à un niveau supérieur de vie individuelle et collective et associera toujours davantage les colonisés au gouvernement de leur pays. tout comme l’éducation, la colonisation doit viser à se rendre superflue ! »[45]

Joseph Folliet reprendra même les principes de la guerre juste pour justifier la révolte : « Un peuple colonial a le droit de se révolter: quand il y a tyrannie de la métropole, c’est-à-dire quand la métropole, au lieu d’administrer en vue du bien commun, gouverne exclusivement dans son propre intérêt et lorsque cette tyrannie est vraiment insupportable ; quand les sujets coloniaux ont essayé tous les moyens d’arrangement pacifiques : remontrances, pétitions, pourparlers, etc. ; quand l’opinion publique ou tout au moins l’opinion des sages se prononce pour la révolte ; quand les révoltés ont la certitude morale du succès »[46]

Dans son Message de Noël 1955, Pie XII, conscient des velléités d’indépendance comme des menaces communistes ou nationalistes dans les colonies, accrédite l’idée de la décolonisation au nom d’une « espèce de pacification préventive » et ajoute : « De toute façon, qu’une liberté juste et progressive ne soit pas refusée à ces peuples, et qu’on n’y mette pas d’obstacle ».⁠[47]

C’est surtout à partir des années 60 que l’Église va se pencher sur le vaste problème du développement des peuples et constituer une théologie du développement. Ce sont les mouvements de décolonisation qui s’accélèrent et se répandent à partir de 1945⁠[48] qui ont entraîné cette réflexion qui va profiter des grands principes constitutifs de la paix proclamés par Pie XII.

Jean XXIII, dans l’encyclique Mater et magistra (MM), en 1961 reprend et prolonge les réflexions de son prédécesseur. il y reviendra plus brièvement dans l’encyclique Pacem in terris (PT) en 1963. Son enseignement sera résumé dans la Constitution pastorale Gaudium et spes (GS) en 1965. Tous ces documents serviront de base à la première encyclique consacrée au problème du développement des peuples: Populorum progressio (PP) signée par Paul VI en 1967.

Avant d’aborder cette encyclique historique, faisons rapidement la synthèse des trois documents précédents.⁠[49]

Ce qui interpelle l’Église, sur le plan mondial, c’est le déséquilibre entre les pays économiquement développés et les pays en voie de développement économique, déséquilibre d’autant plus choquant que, d’un côté, « on agite le spectre de la misère et de la famine » mais, de l’autre, « on utilise largement les inventions scientifiques, les réalisations techniques et les ressources économiques pour produire de terribles instruments de ruine et de mort »[50] alors que « les techniques nouvelles et les ressources économiques accrues dont dispose le monde pourraient et devraient corriger ce funeste état de choses. »⁠[51]

Le déséquilibre se manifeste aussi à l’intérieur d’un pays entre régions développées et régions sous-développées, entre terre et peuplement: « dans certains pays, les hommes sont rares et les terres cultivables abondent ; en d’autres régions à l’inverse les hommes abondent et les terres cultivables sont rares. »[52] On remarque aussi que « malgré la richesse des ressources potentielles, le caractère primitif des cultures ne permet pas de produire des biens en suffisance » tandis qu’« ailleurs, la modernisation très poussée des cultures entraîne une surproduction de biens agraires…​ »[53] A cela s’ajoutent « le déséquilibre de la productivité entre secteur agricole , d’une part, secteur industriel des services, d’autre part…​ »⁠[54] et, au niveau du peuplement, « un exode des populations rurales vers les agglomérations et les centres urbains »[55].

Tous ces déséquilibres constituent « le problème le plus important de notre époque »[56] qui perdure alors que le monde colonial a disparu et que « toutes les nations ont constitué ou constituent des communautés politiques indépendantes »[57]

Comme l’avait déjà souligné à maintes reprises Pie XII, deux faits nous invitent à ne pas accepter ces disproportions qui sont une menace pour la paix⁠[58] : le fait que nous formons une seule famille et l’interdépendance croissante des peuples : « tout problème humain de quelque importance, quel qu’en soit le contenu, scientifique, technique, économique, social, politique, culturel, revêt aujourd’hui des dimensions supranationales et souvent mondiales ».⁠[59] La solidarité « impose » « le devoir » de ne pas être indifférent et la paix ne peut « être durable et féconde » si de trop grands écarts existent entre les peuples.⁠[60]

Venir en aide à l’indigent est une exigence évangélique fondamentale ⁠[61] et une exigence de justice⁠[62]. Il faut éliminer ou réduire les déséquilibres au nom de la « solidarité humaine » et de la « fraternité chrétienne »[63]. Car la justice « implique la reconnaissance des droits mutuels et l’accomplissement des devoirs correspondants ».⁠[64]

En effet, « une étape importante sur la route conduisant à une communauté humaine » a été franchie avec la propagation de « l’idée de l’égalité naturelle de tous les hommes »[65]. Ce qui vaut pour les hommes vaut aussi pour les communautés humaines et comme tous les hommes sont « d’égale noblesse », il n’y a aucune inégalité de dignité naturelle entre les communautés⁠[66].

Qui plus est, du point de vue chrétien, « une commune origine, une égale rédemption, un semblable destin unissent tous les hommes et les appellent à former ensemble une unique famille chrétienne »[67]

Dès lors, puisqu’il y a une « égalité naturelle de toutes les communautés politiques en dignité humaine »[68], « les communautés politiques ont, entre elles, des droits et des devoirs réciproques »[69] et « chacune a droit à l’existence, au développement, à la possession des moyens nécessaires pour le réaliser, à la responsabilité première de leur mise en œuvre »[70]

Quant aux différences « de savoir, de vertus, de capacités intellectuelles et de ressources matérielles » elles ne donnent « aux plus favorisés aucun droit d’exploiter les plus faibles », elles leur créent « à tous et à chacun, un devoir plus pressant de collaborer à leur élévation réciproque ».⁠[71] Une fois encore, ce qui est vrai pour les personnes, est vrai pour les communautés et donc la supériorité de certaines « oblige à contribuer plus largement au progrès général. »⁠[72]

L’objectif est donc clair : « réduire les déséquilibres entre les divers secteurs de production, entre les différentes zones à l’intérieur des communautés politiques, entre les divers pays sur le plan mondial ».⁠[73]

Des mesures d’urgence doivent être prises⁠[74] et sont prises par divers organismes internationaux⁠[75], régionaux ou privés, par des initiatives particulières, des fondations, etc., mais même si ces mesures doivent s’amplifier⁠[76], elles ne suppriment pas les causes parmi lesquelles « un régime économique primitif ou arriéré »[77]. Comment y remédier sinon « par diverses organisations coopératives qui donneront aux habitants aptitudes et qualifications professionnelles, compétence technique et scientifique. elles mettront à leur disposition les capitaux indispensables pour mettre en route et accélérer le développement économique suivant les normes et les méthodes modernes. »[78]

Comme les biens de la terre sont destinés à tous les hommes, il faut procurer « aux peuples les moyens qui leur permettront de s’aider eux-mêmes et de se développer. »[79] Ces moyens sont l’éducation et l’argent, les deux nerfs du développement.

La croissance dépend des hommes et donc de « l’éducation et la formation professionnelle » avec l’aide d’« experts étrangers » qui agiront comme des « assistants » et des « collaborateurs ».⁠[80]

La croissance dépend aussi bien sûr de l’argent : des dons, des prêts des investissements financiers, tous « services rendus généreusement et sans cupidité d’un côté, reçus en toute honnêteté de l’autre ». ⁠[81] A ce propos, « on doit […] avoir toujours en vue les besoins pressants des nations et des régions économiquement moins avancées. par ailleurs, en matière monétaire, il faut se garder d’attenter au bien de son propre pays ou à celui des autres nations. On doit s’assurer en outre que ceux qui sont économiquement faibles ne soient injustement lésés par des changements dans la valeur de la monnaie. »_⁠[82]

Toutefois, un certain nombre de règles doivent être respectées.

Le développement doit être intégral.

En effet, « la richesse économique d’un peuples ne résulte pas seulement de l’abondance globale des biens, mais aussi et plus encore de leur distribution effective suivant la justice, en vue d’assurer l’épanouissement personnel des membres de la communauté : car telle est la véritable fin de l’économie nationale. »[83] Autrement dit, « le progrès social doit accompagner et rejoindre le développement économique. »[84]De plus, ce développement économique et social doit être « graduel et harmonieux entre les secteurs de production : agriculture, industrie, services. »[85]

Le développement doit respecter l’individualité du peuple.

Dans le but « de faire disparaître le plus rapidement possible les énormes inégalités économiques qui s’accompagnent de discrimination individuelle et sociale » et « pour répondre aux exigences de la justice et de l’équité, il faut s’efforcer vigoureusement, dans le respect des droits personnels et du génie propre de chaque peuple…​ »[86]

Ainsi, « fréquemment, dans des sociétés économiquement moins développées, la destination commune des biens est partiellement réalisée par des coutumes et des traditions communautaires, garantissant à chaque membre les biens les plus nécessaires. certes, il faut éviter de considérer certaines coutumes comme tout à fait immuables, si elles ne répondent plus aux nouvelles exigences de ce temps ; mais, à l’inverse, il ne faut pas attenter imprudemment à des coutumes honnêtes qui, sous réserve d’une saine modernisation, peuvent encore rendre de grands services. »[87]

Il faut donc viser « le plein épanouissement humain », en comptant sur soi-même, sur son travail, son savoir-faire, ses ressources, sa culture, ses traditions propres.⁠[88] C’est dans ce sens-là que les nations développées doivent aider.⁠[89] Souvent, il faut refondre les structures économique et sociales mais prudemment et en respectant l’épanouissement intégral des personnes et leur valeurs spirituelles.⁠[90]

Le développement doit respecter la hiérarchie des valeurs.

Ce respect de la hiérarchie des valeurs est le « fondement de civilisation vraie ». De meilleures conditions de vie sont des « moyens » et non des biens supérieurs. Notons que cette hiérarchie est souvent respectée dans les pays en voie de développement.⁠[91]

L’aide doit être désintéressée.

Les pays développés qui apportent leur aide doivent « ne pas chercher […] leur avantage politique, en esprit de domination »[92]ce qui entraînerait une « colonisation d’un genre nouveau »[93]. Leur aide doit plutôt, comme il a été dit, « avoir pour objet de mettre les communautés en voie de développement économique à même de réaliser par leur propre effort leur montée économique et sociale ».⁠[94] Et Jean XXIII insiste : « l’aide apportée à ces peuples ne peut s’accompagner d’aucun empiètement sur leur indépendance. ils doivent d’ailleurs se sentir les principaux artisans et les premiers responsables de leur progrès économique et social. »[95] Il faut « reconnaître et respecter les valeurs morales et les particularités ethniques de ceux-ci, et de s’interdire à leur égard le moindre calcul de domination. »[96] Et le Concile renchérit : pour un « véritable ordre économique mondial », il faut « en finir avec l’appétit de bénéfices excessifs, avec les ambitions nationales et les volontés de domination politique, avec les calculs des stratégies militaristes ainsi qu’avec les manœuvres dont le but est de propager ou d’imposer une idéologie ».⁠[97] On doit prioritairement se soucier du bien des nations en voie de développement .⁠[98]

Les pays en voie de développement ont aussi des responsabilités.

Non seulement ils doivent être les artisans majeurs de leur propre développement mais ils doivent aussi veiller à toute une série de mesures

Et tout d’abord veiller à une « solidarité efficace » pour la sauvegarde du « bien commun national, lequel assurément est inséparable du bien de toute la communauté humaine ».⁠[99] C’est pour cela que « chaque communauté politique doit favoriser en son sein les échanges de toute sorte, soit entre les particuliers, soit entre les corps intermédiaires »[100]. En effet, « les hommes ont en commun des éléments essentiels et sont portés par nature à se rencontrer dans le monde des valeurs spirituelles, dont l’assimilation progressive leur permet un développement toujours plus poussé. il faut donc leur reconnaître le droit et le devoir d’entrer en communauté les uns avec les autres ».⁠[101] Tous les citoyens doivent « mettre en commun leurs projets et leurs ressources pour atteindre les objectifs qui leur seraient autrement inaccessibles ».⁠[102] Il faut respecter les droits de tous les citoyens et condamner un développement qui serait préjudiciable, par exemple, à une partie de la population⁠[103] : « toute politique tendant à contrarier la vitalité et l’expansion des minorités constitue une faute grave contre la justice, plus grave encore quand ces manœuvres visent à les faire disparaître ».⁠[104]

Sur le plan intérieur, Jean XXIII fait une proposition très concrète pour lutter contre la disproportion entre la terre cultivable et la population, la richesse du sol et l’équipement, il faut faciliter « la circulation des biens, des capitaux et des personnes »[105]. A ce point de vue, l’idéal serait « que le capital se déplace pour rejoindre la main-d’œuvre et non l’inverse », ainsi on évite les difficultés et les souffrances de l’expatriation.⁠[106]

Quant au Concile il abordera un autre problème très concret, celui des latifundia[107] qui mettent en péril le bien commun : « Dans plusieurs régions économiquement moins développées, il existe des domaines ruraux étendus et même immenses, médiocrement cultivés ou mis en réserve à des fins de spéculation, alors que la majorité de la population est dépourvue de terres ou n’en détient qu’une quantité dérisoire et que, d’autre part, l’accroissement de la production agricole présente un caractère d’urgence évident. Souvent, ceux qui sont employés par les propriétaires de ces grands domaines, ou en cultivent des parcelles louées, ne reçoivent que de salaires ou des revenus indignes de l’homme ; ils ne disposent pas de logement décent et sont exploités par des intermédiaires. dépourvus de toute sécurité, ils vivent dans une dépendance personnelle telle qu’elle leur interdit presque toute possibilité d’initiative et de responsabilité, toute promotion culturelle, toute participation à la vie sociale et politique. Des réformes s’imposent donc, visant, selon les cas, à accroître les revenus, à améliorer les conditions de travail et la sécurité de l’emploi, à favoriser l’initiative, et même à répartir les propriétés insuffisamment cultivées au bénéfice d’homme capables de les faire valoir. en l’occurrence, les ressources et les instruments indispensables doivent leur être assurés, en particulier les moyens d’éducation et la possibilité d’une juste organisation de type coopératif. Chaque fois que le bien commun exigera l’expropriation, l’indemnisation devra s’apprécier selon l’équité, compte tenu de toutes les circonstances. »[108]

Le problème démographique

Jean XXIII aborde le problème « des rapports entre l’accroissement démographique , le développement économique et les moyens de subsistance disponibles «⁠[109]. Beaucoup pensent qu’il faut « empêcher ou freiner la natalité » dans la mesure où « le rendement des régimes économiques ne croît par en proportion » du taux de natalité élevé. Pour le Saint Père, il s’agit plutôt de compter sur les « ressources inépuisables » de la nature, sur l’intelligence et le génie inventif des hommes, sur une bonne organisation économique et sociale et la solidarité internationale dans le respect de la famille fondée sur le mariage et des lois de la vie. Dans cette perspective, il convient de donner surtout aux nouvelles générations une formation culturelle et religieuse et de développer leur sens des responsabilités.

Le Concile répétera et précisera que la solution à ce problème se trouve dans la promotion de l’instruction, le passage prudent « de méthodes archaïques d’exploitation agricole à des techniques modernes », l’instauration d’un meilleur ordre social, le partage plus équitable de la propriété terrienne.⁠[110] En plus d’une législation sociale et familiale adéquate, pour lutter contre l’exode des populations rurales vers les villes, il est important d’informer sur la situation et les besoins du pays et de poursuivre toutes les études universitaires utiles en la matière.⁠[111] Bref, on ne peut admettre des solutions « en contradiction avec la loi morale ». Le droit au mariage, à la procréation, et le nombre d’enfants ne peuvent être laissés « à la discrétion de l’autorité publique ». L’essentiel est de former les consciences responsables qui tiennent compte des circonstances et de la loi divine et d’informer « des progrès scientifiques réalisés dans la recherche de méthodes qui peuvent aider les époux en matière de régulation des naissances, lorsque la valeur de ces méthodes est bien établie et leur accord avec la morale chose certaine. »[112]

Vers une communauté mondiale.

Le développement des peuples est le chemin qui conduit à la constitution d’« une communauté mondiale, dont tous les membres seront sujets conscients de leurs devoirs et de leurs droits, travailleront en situation d’égalité à la réalisation du bien commun universel ». ⁠[113]

« Le bien commun a […] des exigences sur le plan mondial : éviter toute forme de concurrence déloyale entre les économies des divers pays ; favoriser, par des ententes fécondes, la collaboration entre économies nationales ; collaborer au développement économique des communautés politiques moins avancées. »[114]

C’est pourquoi il est important que la communauté internationale coordonne, stimule les initiatives, distribue les ressources avec efficacité et équité et ordonne les rapports entre les parties selon les principes de subsidiarité et les normes de la justice.⁠[115] Des institutions internationales sont nécessaires pour promouvoir et régler le commerce international en plus de l’aide technique, culturelle, financière.⁠[116]

Enfin, le chrétien surtout dans un pays riche a une responsabilité particulière : il est invité à la pauvreté et à la charité, à la formation et à l’engagement⁠[117]. Plus que quiconque, il doit se rendre compte de la « nécessité urgente d’entente et de collaboration » avec les pays en voie de développement et se sentir « obligé d’améliorer les institutions temporelles par respect pour la dignité humaine et pour éliminer les obstacles à la diffusion du bien »[118].

L’évangélisation a aussi son importance parce que celui qui devient chrétien se sent libéré de toute contrainte extérieure et « tout ce qui en lui a quelque valeur se renforce et s’ennoblit »[119]. De plus, elle seule est à même de vaincre la méfiance qui consume l’énergie des hommes et des ressources gigantesques. Ce manque de confiance découle de conceptions de vie différentes voire opposées, conceptions qui ne reconnaissent pas toujours « l’existence d’un ordre moral, d’un ordre transcendant, universel, absolu, d’égale valeur pour tous »[120]. Un tel un ordre ne peut s’édifier que sur Dieu⁠[121]. Sans cette « pierre angulaire », comment s’entendre, sans violence, sur la « justice » et ses exigences ?⁠[122]


1. PROUDHON Pierre-Joseph, La Guerre et la Paix, Recherches sur le principe et la constitution du droit des gens, in Oeuvres complètes, Librairie internationale, 1867-1870, vol. XIII et XIV, republiées partiellement chez Marcel Rivière en 1923. La Guerre et la paix été publié aussi chez Tops/H Trinquier, en deux volumes, en 1998. On peut aussi se référer à PHILONENKO Alexis, Essai sur la philosophie de la guerre, Librairie philosophique J Vrin, 2003.
2. Op. cit., p. 330
3. « Le Créateur en nous soumettant à la nécessité de manger pour vivre, loin de nous promettre la bombance, comme le prétendent les gastrosophes et épicuriens, a voulu nous conduire pas à pas à la vie ascétique et spirituelle ; il nous enseigne la sobriété et l’ordre, et nous les fait aimer. Notre destinée n’est pas la jouissance, quoi qu’ait dit Aristippe (…). Nous n’avons pas d’autre vocation que de cultiver notre cœur et notre intelligence, et c’est pour nous aider, au besoin pour nous y contraindre, que la Providence nous fait une loi de la pauvreté : Beati pauperes spiritu. (…)
   L’antique sagesse avait entrevu ces vérités. Le christianisme posa le premier, d’une manière formelle, la loi de pauvreté, en la ramenant toutefois, comme c’est le propre de tout mysticisme, au sens de sa théologie (…). La pauvreté est décente ; ses habits ne sont pas troués comme le manteau du cynique ; son habitation est propre, salubre et close ; elle change de linge au moins par semaine ; elle n’est ni pâle, ni affamée. Comme les compagnons de Daniel, elle rayonne de santé en mangeant ses légendes ; elle a le pain quotidien, elle est heureuse. -La pauvreté n’est pas l’aisance ; ce serait déjà pour le travailleur de la corruption. Il n’est pas bon que l’homme ait ses aises ; il faut au contraire qu’il sente toujours l’aiguillon du besoin.
   L’aisance serait plus encore que la corruption, ce serait la servitude ; et il importe que l’homme puisse, à l’occasion, se mettre au-dessus du besoin et se passer même du nécessaire. Mais la pauvreté n’en a pas moins ses joies intimes, ses fêtes innocentes, son luxe de famille, luxe touchant, que fait ressortir la frugalité accoutumée du ménage. (…)
   Si nous vivions comme l’Évangile le recommande, dans un esprit de pauvreté joyeuse, l’ordre le plus parfait régnerait sur la terre. Il n’y aurait ni vice, ni crime ; par le travail, par la raison et la vertu, les hommes formeraient une société de sages ; ils jouiraient de toute la félicité dont leur nature est susceptible. Mais c’est ce qui ne saurait avoir lieu aujourd’hui, ce qui ne s’est vu dans aucun temps, et cela par suite de la violation de nos deux grandes lois, la loi de pauvreté et la loi de tempérance. » (pp.329-341)
4. Id., p. 463.
5. Id., p. 483. « Mais (…) la paix n’est pas la fin de l’antagonisme, ce qui voudrait dire, en effet, la fin du monde ; la paix est la fin du massacre, la fin de la consommation improductive des hommes et des richesses. Autant et plus que la guerre, la paix, dont l’essence a été jusqu’ici mal comprise, doit devenir positive, réelle, formelle. La paix donnant à la loi d’antagonisme sa vraie formule et sa haute portée, nous fait pressentir par avance ce que sera sa puissance organique. La paix, enfin, dont l’inexactitude du langage a fait jusqu’ici le contraire de la guerre, est à la guerre ce que la philosophie est au mythe » (p. 487). En effet, le dieu qui parle enfin, s’exprime en définitive dans ce que Proudhon appelle, « le livre de raison » (p. 463).
6. PRAT Michel et ROLLAND Patrice, La guerre et la paix. Essai d’exégèse proudhonienne, disponible sur www.cairn.info, p.5.
7. PHILONENKO Alexis, op. cit., p. 181.
8. JOURDAIN Edouard écrit à ce propos (in Proudhon, Dieu et la guerre, L’Harmattan, 2006, pp. 233-236) : La totalité est « le produit de la guerre, mère de tout ce qui est. La guerre est la vie, elle permet à l’homme de progresser et d’accroître sa puissance qui est réduite à néant si elle n’a rien contre quoi s’exercer. Grand moteur de l’histoire, elle permet aussi d’éveiller la conscience morale des individus puisqu’elle exprime tout à la fois le refus d’un ordre extérieur et l’affirmation d’une loi intérieure aux êtres collectifs en lutte. En cela elle traduit l’immanence de la Justice, c’est-à-dire la capacité pour chacun de juger de ce qui est bien ou mal. (…) La paix positive n’est pas la fin de l’antagonisme mais la fin de l’absolutisme. En effet, la guerre et la paix ne sont plus arbitrairement séparées par l’Absolu, c’est-à-dire Dieu ou l’État (…). C’est en déclarant la guerre à Dieu que Proudhon trouve les fondements de son combat contre tout ordre transcendant. Pour lui en effet Dieu n’est ni à affirmer ni à nier, mais à renier ; l’homme doit se battre contre lui et sa tendance à l’absolutisme, constituant ainsi sa liberté, car Dieu qui est la plus haute expression de l’absolu, en créant un ordre et en se plaçant au-dessus de lui, comme souverain, n’a envisagé l’homme dans son plan que comme exécuteur de ses desseins. Or par la révolte et par la guerre, celui-ci affirma l’immanence de son sens moral et sa capacité, c’est-à-dire sa nécessité, à produire un ordre composé par une pluralité de singularités qui réponde à ses aspirations, à sa loi immanente » Dieu est assimilé « à toutes les formes que peuvent prendre l’Absolu comme la Nation, le Prolétariat, La race, le Peuple. Tout gouvernement tient aussi son pouvoir de Dieu (…) ».
9. 5 mai 1891.
10. Encyclique Caritas Christi compulsi, 3 mai 1932.
11. PIE XI, encyclique Divini redemptoris, 19 mars 1937 (DR).
12. Lettre de la Sacrée Congrégation du Concile à Mgr Liénart, 5 juin 1929.
13. DR.
14. On parle à l’origine de « propagation de la foi ». Ainsi, Raymond Lulle (1235-1315) écrit un Traité de la manière de convertir les infidèles (1292), qui développe de quelle manière la prédication peut amener les « infidèles et les incrédules à la vérité de la sainte foi catholique ». Ce sont, semble-t-il, les jésuites qui utilisèrent les premiers le mot « mission » pour parler de l’évangélisation. (cf. PRUDHOMME Claude, Missions chrétiennes et colonisation, XVIe-XXe siècle, Cerf, 2004, pp.11-12).
15. Cf. NICOLAS V, bulle Romanus pontifex, 6 janvier 1454 ou ALEXANDRE VI, bulle Inter caetera, 3 mai 1493 et la seconde bulle de donation, 4 mai 1493.
16. On peut consulter, par exemple, la correspondance de Cristobald Colon sur le site « 500 años de México en documentos » sur: www.biblioteca.tv/artman2/publish/index.shtm
17. De Vitoria : « Lorsqu’ils arrivent chez les barbares, les Espagnols leur expliquent […​] que le roi d’Espagne les envoie pour leur bien et ils les invitent à le reconnaître et à l’accepter pour maître et roi » Or, « il ne devrait y avoir de crainte ni d’ignorance, car elles faussent tout choix. Or celles-ci jouent au maximum dans ce choix et cette acceptation, car les barbares ignorent ce qu’ils font. bien plus, parfois, ils ne comprennent pas ce que leur demandent les Espagnols. En outre, ce sont des gens armés qui demandent cela à une foule désarmée et craintive qu’ils encerclent. Ces barbares avaient, comme […​] des chefs et des princes véritables. le peuple ne peut donc, sans autre motif raisonnable, se donner de nouveaux chefs, car c’est au détriment des anciens. Inversement, les chefs eux-mêmes ne peuvent choisir un nouveau prince, sans le consentement du peuple du reste de vrais maîtres, et le peuple, sans autre cause raisonnable, ne peut se choisir de nouveaux maîtres au détriment des premiers. De même les princes des Indiens ne peuvent accepter un nouveau prince, sans l’assentiment de tout le peuple. » (Leçons sur les Indiens et sur le droit de guerre, Les classiques de la pensée politique, Droz, 1966, pp. 76-77.
18. Les textes pontificaux condamnant l’esclavage ne manquent pas : Eugène IV dans une bulle de 1435 pour la libération des indigènes des Canaries ; Paul III dans une bulle du 2 juin 1537 s’élève contre l’oppression des Indiens et, dans sa bulle du 21 mars 1542, encourage les mariages « mixtes » ; Pie V intervient à de nombreuses reprises et souhaite dès 1571 la formation d’un clergé indigène, de plus, le 19 août 1568, il fait publier une instruction sur la façon de traiter les Indiens d’Amérique, dénonce travail forcé, injustes salaires, impôts exagérés, guerres iniques ; Urbain VIII s’élève dans la bulle du 22 avril 1639 contre la déportation des indigènes ; Clément XI, dans une bulle du 11 mars 1704, répond aux chrétiens qui lui reprochent les préférences et les faveurs dont jouissent les Indiens ; Benoît XIV, dans sa bulle du 20 décembre 1741, rappelle la fraternité de toutes les races ; Pie VII, le 20 septembre 1814, dans une lettre destinée à Louis XVIII, dénonce le commerce des esclaves ; Grégoire XVI publie, le 3 décembre 1839, une constitution contre la traite et l’esclavage (In supremo apostolatus fastigio). (Cf. CHAPPOULIE et alii, Colonisation et conscience chrétienne, Recherches et débats, 6, Arthème Fayard, 1953, pp. 137-156 et article « esclavage » in Dictionnaire encyclopédique d’éthique chrétienne, Cerf, 2013).
19. Las Casas, plus radical, écrit: « Comme toutes les nations, les peuples américains devront être gouvernés pour leur bien spirituellement et temporellement. C’est dans l’intérêt de leurs corps et de leurs âmes que le Roi, auquel le pape a confié la mission de les évangéliser et de les amener au christianisme, doit agir, non dans son propre intérêt ni dans celui des sujets immédiats, les Espagnols ». (Texte cité in Chérif DAHA BA, Les colonies à l’épreuve de la charité chrétienne, Moralistes catholiques et morale coloniale, Ethiopiques n° 83, 2e semestre 2009. L’auteur est professeur à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, Sénégal.
20. Op. cit., pp. 91-95.
21. Id., pp.97-98.
22. « Droit de société et de communication ».
23. Op. cit., p. 82.
24. Cf. PRUDHOMME Claude, op. cit., p. 49.
25. « La Propagande est le ministère des missions catholiques, le bureau central des affaires religieuses pour al conversion du monde, le foyer lumineux d’où partent tous les rayons qui mieux que le soleil physique éclairent simultanément les deux hémisphères. […​] Tandis que les princes temporels emploient leurs trésors et exposent la vie de leurs sujets pour satisfaire une frivole ambition, ou pour acquérir un pouce de terrain, la Propagande envoie ses missionnaires jusqu’aux extrémités du monde, non pour mettre à mort mais pour donner la vie de la foi, non pour étendre d’inutiles conquêtes, mais pour adoucir les mœurs, pour prêcher, et, s’il le faut, pour mourir en pardonnant au bourreau ». (Notice historique de 1875, citée in PRUDHOMME Claude, op. cit., p. 52).
26. Pour être tout à fait complet, on peut évoquer les missions d’Asie principalement qui tentèrent de se développer dans les royaumes indigènes préservés de la colonisation.
27. 1813-1873.
28. PRUDHOMME Claude, op. cit., p. 71.
29. Alors qu’en métropole, les pouvoirs se laïcisent et même manifestent une certaine méfiance voire une certaine hostilité vis-à-vis de l’Église, ces mêmes pouvoirs n’hésitent pas à se servir des missions. Napoléon Ier déclare le 22 mai 1804 devant le Conseil d’État : « Mon intention est de rétablir la maison des Missions étrangères : ces religieux me seront très utiles en Asie, en Afrique et en Amérique ; je les enverrai prendre des renseignements sur l’état du pays. leur robe les protège et sert à couvrir les desseins politiques et commerciaux…​ Ils coûtent peu et sont respectés des barbares et, n’étant revêtus d’aucun caractère officiel, ils ne peuvent compromettre le gouvernement ni lui occasionner des avanies ; le zèle religieux qui anime les prêtres leur fait entreprendre des travaux et braver des périls qui seraient au-dessus des forces d’un agent civil. les missionnaires pourront servir mes vues de colonisation en Égypte et sur les côtes d’Afrique. je prévois que la France sera forcée de renoncer à ses colonies de l’Océan…​ Il faut donc ménager les moyens de former ailleurs de semblables établissements. » Toujours dans leur intérêt, les pouvoirs coloniaux ne peuvent évidemment tout permettre aux missionnaires. Ainsi, le duc de Clermont-Tonnerre, Ministre de la Marine et des Colonies de 1821 à 1824 écrira au gouverneur de la Martinique : « Il faut faire sentir aux prêtres à combien de dangers ils exposeraient les colonies si, donnant un sens trop ,étendu aux sages maximes de l’Évangile,, ils prêchaient une égalité qui se trouve être en opposition avec les principes constitutifs des colonies. » (Textes cités in Chérif DAHA BA, op. cit.)
   L’instrumentalisation de la religion explique aussi que les puissances européennes s’opposeront de diverses manières aux missions chrétiennes en pays musulmans. De leur point de vue, l’islam est là un « facteur d’ordre et de cohésion » parfaitement adapté (PRUDHOMME Claude, op. cit., pp. 87-88)
30. PRUDHOMME Claude, op. cit., p. 93.
31. Ainsi, Léon XIII, dans l’encyclique Longinqua du 6 janvier 1895, à l’occasion du quatrième centenaire de l’introduction du catholicisme aux États-Unis, écrit : , « Colomb, comme Nous l’avons d’ailleurs expressément indiqué, a cherché, comme le fruit principal de ses voyages et de ses travaux, d’ouvrir une voie pour la foi chrétienne en de nouveaux pays et de nouvelles mers. Gardant cette pensée constamment en vue,  sa première sollicitude, où il débarqua, fut de planter sur le rivage l’emblème sacré de la croix. C’est pourquoi, comme l’arche de Noé, surmontant les eaux débordantes, porta la semence d’Israël avec les restes de la race humaine, ainsi, de même, les navires lancés par Colomb sur l’océan transportèrent dans des régions au-delà des mers aussi bien les germes de puissants États que les principes de la religion catholique ».
32. On lit dans les Annales, la revue de l’Œuvre de la propagation de la foi à Lyon : « C’est la destinée de la religion, comme de l’astre du jour, de faire le tour du monde pour l’éclairer et le vivifier ; elle visite successivement, et non à la fois, mais dans l’ordre que son Tout-puissant a voulu, les régions de l’Orient, du Septentrion, du couchant et du midi. sa course lui est tracée depuis longtemps ; il faut qu’elle la poursuive, et qu’elle l’achève sans qu’aucun obstacle puisse l’arrêter jamais : le ciel et la terre passeront avant que passe la parole de celui qui dit : « Cet Évangile du Royaume sera annoncé dans toutes les parties de l’univers habitables ». […​] Lisons l’histoire des siècles : on opprime la religion dans un lieu, elle passe dans un autre ; on veut l’étouffer, et elle s’étend ; on croit qu’elle fuit, et elle ne fait que disparaître un moment pour aller prendre possession d’une autre partie de son héritage ».(Avant-propos, tome I, 1822)(Cité in PRUDHOMME Claude, op. cit., p. 119).
33. Certains ont vu dans le « ius communicationis ac societatis mutuae » et le droit de tutelle prévus par Vitoria, la légitimation de la colonisation. Or, quand on relit ce que Vitoria dit exactement, on se rend compte que le principe de tutelle est soumis à condition, est provisoire et ne peut s’exercer qu’en vue du bien du « pupille » : « Un autre titre peut être appelé dans notre discussion. Il est considéré comme légitime pour certains. Pour notre part, nous ne pouvons ni le légitimer ni le condamner absolument. Les barbares n’ont ni lois convenables, ni magistrats ; bien plus, ils ne sont pas suffisamment aptes à gouverner des affaires de familles ; ils ne connaissent ni lettres, ni arts non seulement libéraux mais encore mécaniques, ni la plupart des choses nécessaires au bien-être ou à l’usage courant. On peut donc dire que dans leur intérêt, les princes espagnols peuvent assurer leur administration, se faire leurs préfets et leurs gouverneurs, et même leur donner de nouveaux maîtres. En effet, si …​ par un coup du sort, leurs adultes périssaient et si les enfants et les adolescents seuls restaient, les Espagnols auraient quelque raison pendant les années de jeunesse, de les faire diriger par leurs princes, de les surveiller, de les gouverner tant que durerait cet état de choses. Si cela est admis, il apparaît qu’il doive en être de même à l’égard des parents barbares, étant supposé qu’ils soient inférieurs par l’esprit, selon ce que pensent ceux qui ont vécu chez eux…​ Certes, ce pourrait être là un principe de charité chrétienne que de considérer ces prochains, et de penser que nous devons prendre soin de leurs biens. Ceci dit toutefois et sans affirmation et même avec cette restriction qu’il est nécessaire d’agir toujours pour leur bien et leur utilité et non pour l’avantage des Espagnols. »
   Quel contraste entre ce que dit Vitoria du « prince tuteur » et ce que feront les Etas colonisateurs ! Vitoria précise : « Un prince qui obtient le pouvoir chez les infidèles est tenu de faire les lois qui conviennent à leur État, de façon que leurs biens soient conservés et augmentés, et qu’ils ne soient pas dépouillés de leurs richesses…​ En cela, le prince ne doit pas tenir compte des avantages de ses autres sujets, mais seulement de ceux de cet État. Cela est évident puisque cette « respublica » n’est pas une partie de l’autre…​ En somme, ce roi est tenu de faire pour les barbares à qui il commande tout ce qu’il ferait dans l’intérêt de sa patrie…​ Il ne suffit à un prince de donner de bonnes lois aux Barbares, mais il est tenu de choisir des ministres capables de faire observer ces lois. Et un roi n’est pas exempt de reproches jusqu’à ce qu’il soit parvenu à ce résultat, comme ceux par le conseil de qui les affaires de l’État sont administrées. Certains barbares pourraient répondre au prince chrétien les mêmes paroles que les Scythes à Alexandre : « Si tu n’es pas notre roi, par quel droit es-tu notre juge ? mais si tu es vraiment notre roi légitime, tu dois enrichir les tiens et non les dépouiller ». Confrontons ce texte avec les traités que l’explorateur Henry Morton Stanley (1841-1904) fit signer à des chefs indigènes : « Nous, soussigné, chef de Nzoungi, consentons à reconnaître la souveraineté de l’Association internationale africaine, en foi de quoi nous adoptons son drapeau » ; « les chefs de Ngambi cèdent à la dite Association internationale africaine, librement, de leur propre mouvement, pour toujours, en leur nom et au nom de leurs héritiers et successeurs, la souveraineté et tout droit de souveraineté sur tous les domaines ». (Textes cités par in Chérif DAHA BA, op. cit.).
34. FOLLIET J. (prêtre lyonnais, 1903-1972) : Le droit de colonisation, Etude de morale sociale et internationale, Bloud et Gay, 1928. Les deux premiers chapitres de la première partie de cette importante étude sont consacrés respectivement à Las Casas et à Vitoria. Folliet est aussi l’auteur de Le travail forcé aux colonies, Cerf, 1934 ; De la colonisation à la communauté humaine, Semaines sociale de France, Cerf, 1948.
35. L’expansion coloniale est-elle légitime ?, Semaine sociale de France, 1930. Ce dominicain (1891-1974) est aussi l’auteur d’un article fort intéressant: L’expansion coloniale dans la doctrine de Vitoria, et les principes du droit public moderne, in Contribution des théologiens au droit international moderne, A. Pedone, 1939.
36. Cf. PRUDHOMME Claude, op. cit., pp. 121-130. Les motivations de la mission et de la colonisation ont été, au départ, différentes. Mission et colonisation ont certes coopéré mais les objectifs restèrent différents de telle sorte que la mission finit par prendre ses distances. Claude prudhomme relève quatre différences essentielles.
   1. Les États considèrent que la religion a une utilité sociale alors que les missionnaires sont surtout préoccupés par l’annonce du salut et l’implantation des Églises. Pour Benoît XV, « le missionnaire digne de ce nom de missionnaire catholique ne cesse de réfléchir que, n’étant en rien le missionnaire de sa patrie mais le missionnaire du Christ, il doit se comporter de telle manière que le premier venu n’hésite jamais à reconnaître en lui le ministre d’une religion qui n’est étrangère dans aucune action parce qu’elle embrasse tous les hommes qui adorent Dieu en esprit et en vérité. » Et encore en 1946, les Œuvres pontificales missionnaires recommandent : « S’il est humain de chérir sa patrie, c’est une inspiration divine qui fait rechercher le bien supérieur du peuple au milieu duquel les missionnaires sont les hérauts de l’Évangile. Or cet idéal est impossible à atteindre pour ceux d’entre eux qui montrent une excessive complaisance pour les intérêts politiques de leur patrie, en ruinant le travail de leurs compagnons au plus grand dommage des missions ».
   2. Si les missionnaires apportent la culture occidentale et malmènent les traditions et coutumes locales, ils vont se rendre compte qu’une acculturation est nécessaire, qu’il faut connaître la langue, la culture, les croyances indigènes.
   3. Dès 1659, la Congrégation pour la propagation de la foi de même que, plus tard, en 1845, par exemple, dans l’Instruction Neminem profecto,insistera sur la formation d’un clergé indigène et d’une hiérarchie indigène complète.
   4. Les missionnaires insérés dans la vie sociale christianisent le champ social que l’État sécularisé et intéressé par ailleurs leur abandonne.
   Les points 1 et 3 sont particulièrement l’objet de nombreux textes officiels du XXe siècle : Lettre apostolique Maximum illud, 1919 (Benoît XV), 1920, encycliques Rerum Ecclesiae (Pie XI), 1926, Summi pontificatus, 1939, Evangelii Praecones, 1951, Fidei donum, 1957 (Pie XII).
37. L’auteur distingue la colonisation qui est une forme de domination mêlée de bienfaits et de méfaits et qui doit évoluer vers l’égalité des parties et le colonialisme qui s’apparente à l’impérialisme et au racisme. (Cf. Colonisation et colonialisme, in CHAPPOULIE et alii, Colonisation et conscience chrétienne, Recherches et débats 6, Arthème Fayard, 1953) Il écrit que le mot « colonialisme » « indique une déformation systématique -doctrinale et pratique- de la colonisation » (Le droit de colonisation, op. cit., p. 222). A propos de racisme, le Dr SALAZAR, Président du Conseil des ministres du Portugal de 1932 à 1968 écrivait le 25 juillet 1949: « Le Portugal ne saurait être accusé de préjugés raciaux. Un des traits unanimement reconnus de son œuvre colonisatrice est l’absence de cet esprit de supériorité qui se manifeste pratiquement par le mépris des hommes ou par l’imposition violente d’institutions et de coutumes. Dans notre contact avec des peuples parvenus à des degrés divers de progrès économique et social, il ne nous a pas coûté de reconnaître et de respecter, quand c’était le cas, le caractère spécifique d’autres civilisations et cultures. Un souffle de fraternité chrétienne nous a, d’ordinaire, inspirés dans une tâche qui, depuis des siècles et jusqu’à nos jours, repose sur les traitements humains, la communauté de sentiments et la confiance mutuelle bien plus que sur la force coercitive du pouvoir. » (Dictionnaire politique de Salazar, S.N.I., 1964, pp. 19-20). Et le 30 novembre 1960, il constatait : « La société pluriraciale est donc possible, qu’elle soit de souche luso-américaine, ou bien luso asiatique, comme on le voit à Goa, ou encore luso-africaine, comme c’est le cas de l’Angola et du Mozambique. il n’y a rien, il n’y on le voit à Goa, ou encore luso-africaine, comme c’est le cas de l’Angola et du Mozambique. Il n’y a rien, il n’y a rein eu qui puisse nous amener à une conclusion contraire. Seulement cette société exclut toute manifestation de racisme -blanc, noir ou jaune- et exige une longue évolution et un travail de plusieurs siècles…​ ». (Id., pp. 23-24).
38. Cf. Chérif DAHA BA, op. cit.. L’auteur cite cet extrait d’un discours prononcé par le Président de l’Assemblée de l’Union française, Albert Sarraut, à l’Ecole coloniale : « Ne rusons pas, ne trichons pas. A quoi bon farder la vérité ? La colonisation, au début, n’a pas été un acte de civilisation, une volonté de civilisation. Elle est un acte de force, de force intéressée. C’est un épisode de combat pour la vie, de la grande concurrence vitale, qui, des hommes aux groupes, des groupes aux nations, est allée se propager à travers le vaste monde. les peuples qui recherchent dans les continents lointains des colonies et les appréhendent ne songent d’abord qu’à eux-mêmes, ne travaillent que pour leur puissance, ne conquièrent que pour leur profit ». De 1911 à 1914 et de 1917 à 1919 il fut gouverneur général de l’Indochine et travailla, à cette occasion, avec Albert Lebrun, ministre des colonies de 1911 à 1913.
39. Cette décolonisation, si l’on veut appliquer la pensée de Vitoria, « doit résulter d’un accord entre les deux parties, accord inspiré par la recherche du bien commun et tenant compte de la hiérarchie des biens […​] bien du colonisé, bien de la communauté humaine, bien du tuteur ». Beaucoup d’évêques des pays colonisés ont trouvé dans l’enseignement de Pie XII les arguments propres à légitimer la marche vers l’indépendance, notamment dans ce passage de son Message de Noël 1939: « Un postulat fondamental d’une paix juste et honorable est d’assurer le droit à la vie et à l’indépendance de toutes les nations, grandes et petites, puissantes et faibles. la volonté de vivre d’une nation ne doit jamais équivaloir à la sentence de mort pour une autre. Quand cette égalité de droits a été lésée ou détruite ou mise en danger, l’ordre juridique exige une réparation, dont la mesure et l’extension ne sont pas déterminés par l’épée, mais par des normes de justice et d’équité réciproques. » Ainsi, le 27 novembre 1953, les vicaires et préfets apostoliques de Madagascar (autochtones et Français), réunis à Antsirabe déclarèrent : « Désireux de répondre en toutes occasions aux préoccupations réelles des chrétiens , et sachant que nombreux sont ceux qui se posent la question de la légitimité de leur désir concernant l’indépendance de leur pays, nous tenons à réaffirmer les principes suivants : « L’Église n’est pas u ne puissance politique chargée de promouvoir une forme de gouvernement ou de déclarer sui un peuple est capable ou non de se gouverner lui-même, et elle entend n’être annexée par aucun courant d’opinion ou par aucune force au pouvoir ou aspirant à y être. Elle veut être et demeurer libre, uniquement préoccupée de porter le message évangélique dans toute sa pureté, quelles que soient les circonstances, et même si cette attitude lui vaut, de la part de certains, incompréhensions et attaques. L’Église souhaite ardemment que les hommes comme les peuples progressent vers plus de bien-être et assument toujours davantage leurs responsabilités - la grandeur de l’homme vient de ce qu’il est libre et responsable - et la liberté politique est l’une de ces libertés et de ces responsabilités fondamentales. Ne pas en jouir prouve une évolution inachevée et ne peut être que temporaire. Ainsi, l’Église, comme le droit naturel, reconnaît la liberté des peuples à se gouverner eux-mêmes. Elle ne fait pas d’ailleurs qu’affirmer ce principe. la libération spirituelle qu’elle assure chez les chrétiens est un des plus efficaces moyens de faire parvenir l’homme à sa pleine maturité. Et, en rappelant à tous la grandeur de la dignité humaine et les devoirs qui en découlent, elle contribue réellement à l’amélioration des relations entre les hommes. En conclusion, nous reconnaissons la légitimité de l’aspiration à l’indépendance comme aussi de tout effort constructif pour y parvenir. mais nous vous mettons en garde contre les déviations possibles, spécialement contre la haine qui ne peut trouver place dans un cœur chrétien. » (Cf. SPACENSKY Alain, Regards sur l’évolution politique malgache 1945-1966, in Revue française de science politique, 1967, vol. 17, n° 2, p. 271 et Chérif DAHA BA, op. cit.).
40. Vitoria aborde « Le droit de tutelle » avec une extrême prudence : « Personnellement, je n’ose rien affirmer à son sujet, mais je n’ose pas non plus le condamner absolument ». Partant de l’hypothèse que les Indiens pourraient être tous fous ou réduits à leurs enfants et adolescents, il en arrive à dire, que puisque les voyageurs déclare les barbares « stupides », « cela [le droit de tutelle] pourrait certainement se fonder sur le commandement de la charité, car ils sont notre prochain et nous sommes tenus de veiller à leur bien. Comme je l’ai dit, on peut proposer cela mais sans le soutenir et avec cette restriction qu’on le ferait pour leur bien et leur avantage et non dans le seul intérêt des Espagnols. Car, sur ce point, toute la question du salut des âmes est engagée. » (Op. cit., pp. 100-102).
41. Morale internationale, Bloud et Gay, 1934, pp. 199-203.
42. Texte cité par in Chérif DAHA BA, op. cit..
43. Même le Dr Salazar déclarait le 30 mai 1956: « Le principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes fonde et légitime l’indépendance de ces peuples, quand le degré d’homogénéité de conscience et de maturité politique leur permet de se gouverner par eux-mêmes, au bénéfice de la collectivité ». (Op. cit., p. 21).
44. Morale internationale, op. cit., pp. 204-206.
45. Union internationale d’Etudes sociales, Spes, 1937, p. 98.
46. De la décolonisation à la communauté humaine, Semaines sociales de France, Cerf, 1948, pp.247-248.
47. « Nous avons déjà fait allusion aux foyers d’oppositions qui se remarquent dans les rapports entre les peuples européens et ceux qui hors d’Europe aspirent à la pleine indépendance politique. pourrait-on laisser les conflits suivre, pour ainsi dire, leur cours, ce qui amènerait facilement à augmenter la gravité, à creuser dans les esprits des sillons de haine et à créer ce qu’on appelle des inimitiés traditionnelles ? Est-ce qu’un tiers n’en tirerait pas avantage, un tiers que les deux autres groupes au fond ne veulent pas et ne peuvent pas vouloir ? » Les peuples colonisés « toutefois reconnaîtront à l’Europe le mérite de leur avancement ; sans l’influence de l’Europe, étendue à tous les domaines, ils pourraient être entraînés par un nationalisme aveugle à se jeter dans le chaos ou dans l’esclavage.
   d’autre part, les peuples de l’Occident, spécialement de l’Europe, ne devraient pas, sur l’ensemble des questions dont il s’agit, demeurer passifs dans u n regret stérile du passé ou s’adresser des reproches mutuels de colonialisme. Ils devraient au contraire se mettre à l’oeuvre de façon constructive, pour étendre, là où cela n’aurait pas encore été fait, les vraies valeurs de l’Europe et de l’Occident, qui ont porté tant de bons fruits dans d’autres continents. Plus ils tendront à cela seulement, plus ils aideront les libertés des peuples jeunes, et plus ils demeureront eux-mêmes préservés des séductions du faux nationalisme. Celui-ci est en réalité leur véritable ennemi, qui les exciterait un jour les uns contre les autres, au profit d’un tiers. »
48. L’entre-deux-guerres avait déjà été marquée par des mouvements annonciateurs comme ceux de Gandhi (1869-1948) en Inde, de Soukarno (1901-1970) en Indonésie, de Messali Hadj (1898-1974) en Algérie, du parti Wafd (fondé en 1919) en Égypte. C’est l’époque aussi où le communisme se répand dans les colonies.
49. Pour aborder le problème plus concrètement sous l’éclairage de ces grands textes, on peut aussi lire CHARENTENAY Pierre de sj, Le développement de l’homme et des peuples, Centurion,1990. Mais les chiffres doivent évidemment être actualisés. Il n’empêche que les leçons qu’il tire de l’étude de la situation à son époque restent valables. Elles se résument en cinq points : le développement est une question très complexe qui réclame prudence et pragmatisme vu les différences géographiques, historiques et culturelles qui ne peuvent ne peuvent s’accommoder d’une recette unique ; la démocratie est indispensable au développement qui ne peut que souffrir de l’autoritarisme ou du lobbying ; le développement doit s’appuyer sur les ressources humaines locales ; l’aide la plus efficace est d’offrir, sur le plan international, des conditions économiques et financières favorables ; les chrétiens ont un rôle déterminant à jouer par leur désintéressement.
50. MM 200.
51. GS 63/4.
52. MM 156.
53. MM 157.
54. MM 24.
55. MM 122.
56. MM 160.
57. PT 44.
58. Nombre de causes de discordes « proviennent d’excessives inégalités d’ordre économique, ainsi que du retard à y apporter les remèdes nécessaires. » (GS 83) Il faut déplorer aussi des formes « de dépendance abusive », sources potentielles de conflits. ( GS 85/1).
59. MM 202. Le Concile rappelle aussi « la multiplication et l’intensification des relations et des interdépendances entre individus, groupes et peuples. » ( GS 63/2).
60. MM 160.
61. MM 162.
62. MM 164.
63. MM 158.
64. PT 89.
65. PT 46.
66. PT 87.
67. PT 118.
68. PT 84.
69. PT 79.
70. PT 84.
71. PT 85.
72. PT 86.
73. MM 55.
74. MM 165.
75. JXXIII salue l’action de l’ONU et en particulier de la FAO (MM 159)
76. MM 168.
77. MM 166.
78. MM 166.
79. GS 69/1.
80. GS 85/2.
81. GS 85/2.
82. _GS 70.
83. MM 76.
84. MM 74.
85. MM 171.
86. GS 66/1.
87. GS 69/2.
88. GS 86/2.
89. GS 85/3.
90. GS 85/7.
91. MM 179-180.
92. MM 174.
93. MM 175.
94. MM 176.
95. PT 120.
96. PT 122.
97. GS 85/3.
98. GS 85/4.
99. PT 96.
100. PT 98.
101. PT 98.
102. PT 97.
103. PT 90.
104. PT 93.
105. PT 99.
106. PT 100.
107. Grands domaines agricoles en Amérique du Sud (du latin latus, vaste, spacieux, et fundus, propriété, domaine, ferme).
108. GS 71/6.
109. MM 187-201.
110. GS 87/1.
111. GS 87/2.
112. GS 87/3.
113. MM 177.
114. MM 82.
115. GS 85/5.
116. GS 85/6.
117. GS 88.
118. MM 182.
119. MM 183.
120. MM 207.
121. MM 210.
122. MM 208.

⁢ii. Populorum progressio (PP)

C’est la première encyclique sociale entièrement consacrée au problème du développement des peuples. Elle inaugure une nouvelle lignée. Comme Rerum novarum a eu, d’anniversaire en anniversaire, une descendance, Populorum progressio va inspirer aux successeurs de Paul VI un approfondissement et une adaptation à l’évolution historique des principes affirmés le 26 mars 1967.

Cette encyclique développe et structure la pensée de l’Église sur le développement et la paix, en gestation depuis Pie XII, ramassée par Jean XXIII puis par le Concile qui a rassemblé les évêques du monde entier et qui a souhaité « la création d’un organisme de l’Église universelle, chargé d’inciter la communauté catholique à promouvoir l’essor des régions pauvres et la justice sociale entre les nations ».⁠[1] L’encyclique non seulement répond au vœu du Concile⁠[2] de mettre l’Église au service des hommes réels de ce temps avec leurs aspirations et leurs problèmes⁠[3] mais elle accompagne aussi la création de la Commission pontificale Justice et paix[4] et la doctrine sociale de l’Église » (Constitution apostolique Pastor Bonus, art. 142).] chargée de « susciter dans tout le peuple de Dieu la pleine connaissance du rôle que les temps actuels réclament de lui de façon à promouvoir le progrès des peuples les plus pauvres, à favoriser la justice sociale entre les nations, à offrir à celles qui sont moins développées une aide telle qu’elles puissent pourvoir elles-mêmes et pour elles-mêmes à leur progrès »[5].

Cette encyclique qui « a fait grand bruit à l’époque »[6] affirme d’emblé, à la suite de Jean XXIII, que « la question sociale est devenue mondiale »[7]et conclut que « le développement est le nouveau nom de la paix »[8]. Deux expressions fortes qui marqueront les esprits.

Entre deux, le pape se prononce sans surprise « pour un développement intégral de l’homme »[9] et un « développement solidaire de l’humanité »[10].

La doctrine sociale de l’Église n’a qu’un but : « promouvoir tout homme et tout l’homme »[11]. Chaque homme est « responsable de sa croissance »[12] orientée « vers Dieu, vérité première et souverain bien ». Inséré dans le Christ il accède « à un épanouissement nouveau, à un humanisme transcendant, qui lui donne sa plus grande plénitude : telle est la finalité suprême du développement personnel »[13]. Cette croissance est un devoir personnel et communautaire puisqu’il est un être personnel et social. Tous les hommes sont concernés et nous ne pouvons nous désintéresser de quiconque : « la solidarité universelle qui est un fait, et un bénéfice pour nous, est aussi un devoir. »[14] De plus, cette croissance doit respecter la hiérarchie des valeurs. Il ne faut pas que le désir d’avoir plus dégénère en cupidité, avarice ou matérialisme. Avoir plus peut ainsi devenir un « obstacle à la croissance de l’être »[15]. Le vrai développement demande donc non seulement des techniciens mais plus encore des sages « à la recherche d’un humanisme nouveau »[16], intégral, « ouvert à l’Absolu »[17] qui sera, bien sûr, une victoire sur la misère, les fléaux sociaux, l’ignorance mais aussi la conquête de plus de dignité et de l’esprit de pauvreté, la reconnaissance des valeurs suprêmes, de Dieu et de la foi.⁠[18]

Quelle action entreprendre ? Les biens étant destinés à tous les hommes, ni la propriété privée, y compris des biens de production, ni les revenus ne peuvent être un obstacle à la prospérité collective. les pouvoirs publics doivent y veiller.⁠[19] Dès lors, on ne peut accepter la vision économique libérale qui fait du profit le motif essentiel du développement, de la concurrence la loi suprême de l’économie et de la propriété privée un droit absolu.⁠[20] Quant au travail qui est le moyen de parachever l’œuvre de Dieu, qui est source de bienfaits matériels et moraux, il faut veiller à ce qu’il ne soit déshumanisant.⁠[21]

Cette action est urgente mais elle doit progresser harmonieusement, courageusement, audacieusement, sans céder à la tentation de la violence ou de l’insurrection révolutionnaire « sauf le cas de tyrannie évidente et prolongée qui porterait gravement atteinte aux droits fondamentaux de la personne et nuirait dangereusement au bien commun du pays. »[22]

Cette action au service de l’homme auteur de son propre progrès ne peut être laissée à la seule initiative individuelle pas plus qu’au simple jeu de la concurrence. Pour éviter les maux du libéralisme ou de la technocratie déshumanisante comme la collectivisation ou une planification arbitraire, pour que soient, au contraire, respectés la liberté et les droits fondamentaux de la personne, de toute personne, les pouvoirs publics, dans leur lutte contre les inégalités et les discriminations, élaboreront des programmes pour « encourager, stimuler, coordonner, suppléer et intégrer l’action des individus et des corps intermédiaires »[23]. Les pouvoirs publics choisiront, voire imposeront « les objectifs à poursuivre, les buts à atteindre, les moyens d’y parvenir » et stimuleront « toutes les forces regroupées dans cette action commune ».⁠[24]

Ces programmes veilleront d’abord à l’alphabétisation et à l’éducation, à la protection de la famille, au problème démographique dans le respect de la loi morale et de la « juste liberté du couple », au développement d’organisations professionnelles et syndicales diverses mais soucieuses du bien commun, de la liberté et de la dignité humaines, des valeurs religieuses. diverses. Ces programmes seront aussi attentifs à la promotion culturelle des peuples, aux vraies valeurs humaines que leurs traditions véhiculent et au danger des « faux biens » de la civilisation moderne matérialiste.⁠[25]

Dans la deuxième partie de l’encyclique, Paul VI va rappeler que « le développement intégral de l’homme ne peut aller sans le développement solidaire de l’humanité ».

« La fraternité humaine et surnaturelle » impose trois devoirs : devoir de solidarité, devoir de justice sociale et devoir de charité.⁠[26]

Un devoir de solidarité.

Il est nécessaire et urgent pour la vie des pauvres, la paix civile et la paix internationale, d’agir contre la faim. Certes des efforts ont été accomplis par des organismes internationaux (FAO) ou privés (Caritas internationalis) mais les investissements privés et publics, les dons, les prêts ne peuvent suffire à construire « un monde où tout homme, sans exception […] puisse vivre une vie pleinement humaine » dans la sécurité, la liberté et l’égalité. Pour y arriver, les peuples riches ne peuvent garder leurs biens pour leur seul usage. Leur superflu doit servir aux peuples pauvres. Ce partage exige des programmes concertés entre « ceux qui apportent les moyens et ceux qui en bénéficient ». Ainsi, pourront se mesurer « les apports, non seulement selon la générosité et les disponibilités des uns, mais aussi en fonction des besoins réels et des possibilités d’emploi des autres. » Cette concertation, ce dialogue, dit Paul VI, permettra d’aménager des conditions de prêt supportables en « équilibrant les dons gratuits, les prêts sans intérêts ou à intérêt minime, et la durée des amortissements ». d’autre part, les pays pauvres pourront garantir le bon emploi des ressources accordées pour que ne soient pas favorisés les paresseux et les parasites. Enfin les États souverains bénéficiaires, conduiront leurs affaires, sans ingérence politique et à l’abri de toute perturbation sociale, détermineront leur politique et orienteront la société selon leur choix. Cette collaboration pacifique et féconde devrait être soutenue par un « Fonds mondial, alimenté par une partie des dépenses militaires ».⁠[27]

Un devoir de justice sociale.

Artisans de leur destin, les peuples jeunes ou faibles doivent prendre leur place dans le concert des nations devenues solidaires, tout d’abord dans une entraide régionale puis grâce aux organisations multilatérales et internationales réorganisées. Pour éviter les distorsions dans les relations commerciales, une nouvelle fois, la conception libérale doit être dépassée : « la liberté des échanges n’est équitable que soumise aux exigences de la justice sociale ». Il ne s’agit pas d’abolir le marché de concurrence mais plutôt de « le maintenir dans des limites qui le rendent juste et moral et donc humain », sur la base d’« une certaine égalité de chances ». En tout cas, dans un premier temps, sur la base d’ « une réelle égalité dans les discussions et négociations […] en vue de régulariser certains prix, de garantir certaines productions, de soutenir certaines industries naissantes. » Pour arriver à un monde plus juste et solidaire, encore faut-il lutter contre la tentation nationaliste et le racisme.⁠[28]

Un devoir de charité.

La charité agissante nourrie par la prière veillera aussi à accueillir avec chaleur et respect les jeunes étudiants et les travailleurs émigrés. Quant aux expatriés, ils doivent être les « initiateurs du progrès social » et de la promotion des travailleurs et cadres indigènes avec qui finalement ils collaboreront. De même, les « experts » en développement se comporteront en assistants et collaborateurs, avec compétence et amour désintéressé. Une fois encore, c’est la personne humaine qui doit se développer et non simplement l’économie.⁠[29]

Le développement intégral de l’homme et de tout homme apparaît donc comme un problème moral d’abord puisqu’il réclame une juste conception de la valeur humaine et un esprit de solidarité et de collaboration car si les peuples sont les premiers artisans de leur développement, « ils ne le réaliseront pas dans l’isolement ». On comprend dès lors mieux pourquoi le « développement est le nouveau nom de la paix », une paix qui « se construit jour après jour, dans la poursuite d’un ordre voulu par Dieu, qui comporte une justice plus parfaite entre les hommes ».

Dans cette perspective, sont nécessaires des « accords régionaux », des « ententes plus amples », des « conventions plus ambitieuses », des institutions et organisations internationales et, in fine, « une autorité mondiale en mesure d’agir efficacement sur un plan juridique et politique ».⁠[30] Est nécessaire aussi la mobilisation sans délai de tous les hommes de bonne volonté et de tous les peuples, des hommes d’État et des hommes de réflexion. Quant aux catholiques, « ils auront, bien sûr, à cœur d’être au premier rang de ceux qui travaillent à établir dans les faits une morale internationale de justice et d’équité. »[31]


1. GS 90.
2. Jean-Paul II dira que Populorum progressio « se présente, d’une certaine manière comme un document d’application des enseignements du Concile ». (SRS 6.).
3. PP 6-11. Au niveau des aspirations des hommes: « Etre affranchis de la misère, trouver plus sûrement leur subsistance, la santé, un emploi stable ; participer davantage aux responsabilités, hors de toute oppression, à l’abri de situations qui offensent leur dignité d’hommes ; être plus instruits ; en un mot, faire, connaître, et avoir plus, pour être plus […​] ». Ajouter à la liberté politique acquise, « une croissance autonome et digne, sociale non moins qu’économique, afin d’assurer à leurs concitoyens leur plein épanouissement humain et de prendre la place qui leur revient dans le concert des nations ». Quant aux problèmes, ils sont nombreux et graves: une situation économique vulnérable, un risque d’aggravation, des disparités économiques, politiques, culturelles, la violence, la tentation de s’allier à des idéologies totalitaires.
4. En 1988, Jean-Paul II transforme cette commission en Conseil pontifical pour que « soient promues la justice et la paix selon l’http://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89vangile[Évangile
5. Motu proprio « Catholicam Christi Ecclesiam », 6 janvier 1967 (Cf. PP 5). Voir aussi l’article de LAURENT Philippe, sj, Populorum progressio, Le développement des peuples, sur le site du CERAS.
6. CHARENTENAY Pierre de, sj, op. cit., p. 58. Néanmoins, il fut, comme d’autres textes du Magistère, l’objet d’interprétations diverses. Ainsi, le Wall Street Journal déclara que le pape s’est fait l’apôtre d’un « marxisme réchauffé » tandis que le New York Times parlait d’une « admirable » encyclique. (cf. Comité catholique contre la faim et pour le développement, Conférence sur Populorum progressio, janvier 2007, p. 9, disponible sur http://theocatho.unistra.fr/maj/pdf/feix07_populorum.pdf).
7. PP 3.
8. PP 76-80.
9. PP 6-42.
10. PP 43-80.
11. PP 14.
12. PP 15.
13. PP 16.
14. PP 17.
15. PP 19.
16. PP 20.
17. PP 42.
18. PP 21.
19. PP 22-24.
20. PP 26.
21. PP 27-28.
22. PP 29-32.
23. MM 53-58, PP 33.
24. PP 33-34.
25. PP 35-41.
26. PP 43-44.
27. PP 45-55.
28. PP 56-65.
29. PP 66-75.
30. PP 76-78.
31. PP 79-87.

⁢iii. L’enseignement de Jean-Paul II

Vingt ans plus tard, le 30 décembre 1987, Jean-Paul II, dans l’encyclique Sollicitudo rei socialis (SRS) commémore et actualise l’encyclique de Paul VI car si les principes restent les mêmes, le monde change et de nouveaux problèmes surgissent. C’est l’occasion de rappeler « la continuité de la doctrine sociale de l’Église en même temps que son renouvellement continuel »[1].

Nous allons surtout nous attacher à ce document⁠[2] mais nous utiliserons aussi d’autres textes du saint Père ou de la Commission pontificale Justice et paix.⁠[3]

Jean-Paul II confirme l’essentiel de l’encyclique Populorum progressio : le développement est bien le nouveau nom de la paix⁠[4] et la question sociale a acquis une dimension mondiale⁠[5]. En effet, les graves inégalités, les injustices et la misère provoquent tensions et désordres et mettent la paix en péril. En revanche, dans un monde qui serait dominé par le souci du bien commun de toute l’humanité, c’est-à-dire par la préoccupation du développement spirituel et humain de tous, et non par la recherche du profit individuel, la paix serait possible comme fruit d’une justice plus parfaite entre les hommes.

Toutefois, en vingt ans, la situation a évolué. Des efforts ont été accomplis. « On ne peut pas dire, constate Jean-Paul II, que ces différentes initiatives religieuses, humaines, économiques et techniques aient été vaines puisque certains résultats ont pu être obtenus ».⁠[6] Mais, le pape est obligé immédiatement de reconnaître qu’« en général, compte tenu de divers facteurs, on ne peut nier que la situation du monde, du point de vue du développement, donne une impression plutôt négative. »[7] Pour plusieurs raisons.

Le « fossé » économique et culturel s’est élargi et a tendance encore à s’élargir entre les pays du Nord développé et les pays du Sud en voie de développement. Non seulement entre les pays mais aussi entre les riches et les pauvres à l’intérieur des pays.⁠[8] A tel point que « l’unité du genre humain est sérieusement compromise », le monde étant éclaté en quatre mondes⁠[9].

Le monde est donc déséquilibré, malade d’une grave inégalité dans la répartition des biens entre zones surdéveloppées et zones sous-développées.

Le surdéveloppement est aussi inadmissible que le sous-développement parce qu’il est contraire au bien et au bonheur authentiques. Si les uns ne peuvent « être » par manque d’« avoir », d’autres n’arrivent pas à « être » parce qu’ils en sont empêchés par le culte de l’« avoir ». En effet, le surdéveloppement consiste dans la disponibilité excessive de toutes sortes de biens matériels pour certaines couches de la société et se manifeste par un matérialisme grossier où les hommes deviennent esclaves de la possession et de la jouissance immédiate, par une insatisfaction radicale entretenue, par l’offre incessante et tentatrice des produits de consommation et par ce qu’on appelle, en bref, la « civilisation de consommation ».

Le sous-développement n’en reste pas moins un problème capital car, dans le monde, une majorité d’hommes possédant peu ou rien, n’arrivent pas à réaliser leur vocation fondamentale parce qu’ils sont privés des biens élémentaires.

Toutefois, il ne faut pas se tromper sur la nature du sous-développement : il n’est pas seulement social ou économique, il se manifeste aussi sur les plans culturel, politique et humain. On peut même affirmer que les carences culturelles sont les plus fréquentes, les plus durables et les plus difficiles à extirper.

On peut donc considérer comme signes de sous-développement : les insuffisances dans la production et la distribution des vivres, dans l’hygiène, la santé, la disponibilité en eau potable, les conditions de travail surtout pour les femmes mais aussi l’analphabétisme, « la difficulté ou l’impossibilité d’accéder aux niveaux supérieurs d’instruction, l’incapacité de participer à la construction de son propre pays, les diverses formes d’exploitation et d’oppression économiques, sociales, politiques et aussi religieuses », les discriminations, par exemple, raciales.⁠[10]

On doit constater aussi l’étouffement du droit à l’initiative économique privée, qui réduit ou détruit la personnalité créatrice du citoyen. Sous prétexte d’égalité, on procède ainsi à un nivellement par le bas, qui entraîne passivité, dépendance et soumission par rapport à l’appareil bureaucratique. De là naissent des frustrations, le désespoir et l’émigration physique et « psychologique ». La perte de la souveraineté économique, politique, sociale et même, d’une certaine manière, culturelle, l’usurpation par un groupe social du rôle de guide unique (un parti, par exemple), qui détruit la personnalité de la société et des individus, la négation ou la limitation des droits (à la liberté religieuse, à la participation, à l’association, au syndicat, etc.), qui appauvrit la personne autant sinon plus que la privation des biens matériels, le chômage et le sous-emploi, le phénomène des réfugiés et des personnes déplacées à cause des guerres, des calamités naturelles, des persécutions et des discriminations, la crise du logement, l’endettement sont encore d’autres manifestations de sous-développement ou de mal-développement.⁠[11]

Quant à délimiter les lieux de sous-développement, s’il faut reconnaître qu’il y a, dans le monde, plus de pays sous-développés que de pays développés, que ce sont, en gros, les pays du sud qui sont les plus touchés et que le fossé qui les sépare des pays du nord, plus riches, s’élargit souvent, car ils connaissent des vitesses d’accélération différentes, il faut toutefois ajouter que la frontière entre le sous-développement et le développement passe aussi à l’intérieur des diverses sociétés développées ou non. On trouve des richesses scandaleuses dans les pays pauvres et les manifestations les plus caractéristiques du sous-développement existent, à un degré moindre, dans les pays riches.⁠[12]

Mais quelles sont les causes du sous-développement ?

Certains accusent les peuples défavorisés d’être responsables de leur situation ou qu’ils sont victimes d’une fatalité liée aux conditions naturelles ou à un ensemble de circonstances ou encore qu’ils subissent les conséquences de leur croissance démographique. Mais ce sont là de mauvaises raisons. Pour la pape, ces peuples ne sont pas responsables de l’inégalité dans la répartition des moyens de subsistance. Leur situation n’est pas une fatalité. Quant à la croissance démographique, elle ne peut être systématiquement mise en cause.⁠[13]

Les vraies causes sont économiques et politiques, certes, mais pas seulement comme nous allons le voir.

Elles sont économiques et politiques, bien sûr, mais à ce point de vue, les responsabilités sont partagées.

Les pays en voie de développement et spécialement les personnes qui y détiennent le pouvoir économique et politique sont coupables d’omissions réelles et graves. De leur côté, les pays développés n’ont pas toujours ou pas suffisamment compris la nécessité de l’aide.

Ceci dit, les mécanismes économiques, financiers et sociaux fonctionnent souvent de manière automatique et rendent ainsi rigides les situations de richesse des uns et de pauvreté des autres.⁠[14] Ces mécanismes manœuvrés d’une façon directe ou indirecte par des pays peu développés, favorisent par leur fonctionnement même les intérêts de ceux qui les manœuvrent, mais finissent par étouffer ou conditionner les économies des pays moins développés. Ainsi, l’étroite interdépendance des différents mondes, sans balise morale, entraîne des conséquences funestes pour les plus faibles et provoque, comme naturellement, des effets négatifs jusque dans les pays riches.⁠[15]

De plus, le système commercial international entraîne souvent aujourd’hui une discrimination des productions et industries naissantes dans les pays en voie de développement, tandis qu’il décourage les producteurs de matières premières. La division internationale du travail est ainsi mise en cause : les produits à faible prix de revient dans certains pays dénués de législation du travail efficace ou trop faibles pour l’appliquer, sont vendues en d’autres parties du monde avec des bénéfices considérables pour les entreprises spécialisées dans ce type de production qui ne connaît pas de frontières.⁠[16]

Le pape met aussi en cause l’endettement. Si, au départ, il était légitime et même souhaitable que des pays moins développés acceptent l’offre de capitaux disponibles pour investir dans des activités de développement même si ce fut parfois imprudent ou précipité, le processus a néanmoins engendré des effets contraires, car les pays débiteurs doivent, pour le service de la dette, exporter des capitaux qui seraient nécessaires à l’accroissement ou du moins au maintien du niveau de vie. Pour cette raison, ils ne peuvent obtenir de nouveaux financements également indispensables. Dès lors, ce moyen de développement est devenu un frein et a même parfois accentué le sous-développement. En outre, dans le système monétaire et financier international, la fluctuation excessive des méthodes de change et des taux d’intérêt détériore la balance des paiements et la situation d’endettement des pays pauvres.⁠[17]

Et ce n’est pas tout ! Des pays en voie de développement se voient refuser les technologies nécessaires ou en reçoivent certaines qui leur sont inutiles.

Enfin, les organisations internationales ont, certes, rendu des services, mais elles sont utilisées parfois à des fins particulières, manquent d’efficacité et sont alourdies par leurs mécanismes de fonctionnement et leurs frais administratifs.

A ces problèmes économiques, financiers et politique dont l’énumération est impressionnante s’ajoutent les oppositions idéologiques fort vives à cette époque où deux grandes idéologies s’opposent à travers le monde: le capitalisme libéral et le collectivisme marxiste. Elles se réfèrent à deux visions différentes de l’homme, de sa liberté et de son rôle social et ne sont pas sans conséquences funestes.

Cette opposition qui se vit à travers le monde rend plus difficile encore l’accomplissement du devoir de solidarité.

Elle engendre deux systèmes d’organisation de la société et de gestion du pouvoir grevés d’incompatibilités et mettent en place des formes contraires d’organisation du travail et de structures de la propriété, notamment des moyens de production.

Cette opposition, après la seconde guerre mondiale, a évolué en opposition militaire de deux blocs armés rivaux, qui s’est, suivant les époques, traduite en « guerre froide », en « guerres par procuration », voire en menace de guerre ouverte et totale. Le souci excessif de sécurité, la méfiance et la crainte d’une infériorité ont accru la course aux armements, développé leur commerce et provoqué une incroyable accumulation d’armes atomiques.

Tout cela n’est pas sans conséquences sur le développement des peuples.

Au point de vue politique, le conflit Est-Ouest a porté atteinte à l’autonomie, à la liberté de décision et à l’intégrité territoriale des nations plus faibles. En effet, chaque bloc a tendu à assimiler ou à regrouper autour de lui, selon divers degrés d’adhésion ou de participation, d’autres pays ou groupes de pays. Cette tendance impérialiste, voire néo-colonialiste, a créé des sphères d’influence dans lesquelles l’opposition Est-Ouest a été transférée et a contribué à élargir le fossé Nord-Sud. Les pays en voie de développement deviennent ainsi les parties d’un engrenage gigantesque qui, par ses implications idéologiques, crée en plus des divisions à l’intérieur de chaque nation.⁠[18]

Au point de vue économique, dans ce climat d’affrontement, les investissements et les aides sont souvent détournés pour alimenter les conflits. Ainsi, les capitaux prêtés seront utilisés pour l’achat d’armes.

Au point de vue culturel, la plupart du temps, les moyens de communication sociale sont gérés par des centres situés au Nord. Ceux-ci ne tiennent pas suffisamment compte des priorités et des problèmes propres aux pays du Sud. Ils ne respectent pas leur physionomie culturelle et imposent souvent leur vision déformée de la vie et de l’homme. Ils ne répondent donc pas aux exigences du vrai développement.⁠[19]

Tous ces maux économiques, financiers, politiques ne doivent toutefois pas nous faire oublier la cause profonde du sous-développement.

Sa persistance révèle que ses causes ne sont pas seulement de nature économique. Une volonté politique est nécessaire, mais elle s’est avérée aussi insuffisante. On doit en conclure que la véritable nature du mal auquel on a à faire face dans le problème du développement des peuples est d’ordre moral, comme l’avait déjà montré Paul VI.

Le péché personnel contre la volonté de Dieu et le bien du prochain, péché qui fait fi de la loi qui commande le bien et interdit le mal, induit des « structures de péché ». Ainsi en est-il particulièrement du désir exclusif de profit et de la soif du pouvoir poussés à l’excès. Ces deux attitudes apparaissent aujourd’hui indissolublement liées. En sont victimes non seulement les individus mais aussi les nations et les blocs. A la lumière de ces critères moraux, l’analyse de certaines formes modernes d’impérialisme peut aussi nous dévoiler, derrière certaines décisions inspirées seulement, en apparence, par des motifs économiques ou politiques, de véritables formes d’idolâtrie de l’argent, de l’idéologie, de la classe, de la technologie.⁠[20]

Alors, où se trouve la solution ?

Il faut en trouver une !

Le bon sens exige une solution car l’interdépendance des diverses parties du monde entraîne, comme nous l’avons vu, des conséquences funestes pour les plus faibles et des effets négatifs jusque dans les pays riches. L’injustice risque de faire naître, chez ses victimes, la tentation d’une réponse violente, d’autant plus dangereuse si le monde est divisé en blocs idéologiques.

La morale l’exige aussi, car en vertu de l’unité du genre humain, les moyens de subsistance sont destinés à tous les hommes.

Enfin, la foi l’exige : améliorer le sort de tout l’homme et de tous les hommes est une réponse à la volonté du Dieu créateur qui, dès l’origine, demande à l’homme de ne pas enfouir les dons reçus, mais, dans l’obéissance à la loi divine, de « dominer » sur les autres créatures, de « cultiver le jardin ». La foi au Christ rédempteur nous assure de la valeur permanente de toutes les réalisations humaines authentiques qui Lui sont ordonnées et qui seront rachetées. C’est dans cette perspective que s’inscrit, de manière optimiste, la vocation caritative de toute l’Église.⁠[21]

La solution a un caractère moral.

La raison profonde des déséquilibres constatés dans les problèmes du développement étant d’ordre moral, la solution est donc aussi d’ordre moral.

Elle suppose l’établissement d’une juste hiérarchie entre l’« être » et l’« avoir ». Il n’y a pas nécessairement d’antinomie entre l’« avoir » et l’« être ». Mais nous avons vu qu’aujour­d’hui un petit nombre n’arrive pas à « être », empêché par le culte de l’« avoir ». Le plus grand nombre, lui, parce que possédant peu ou rien, n’arrive pas non plus à être, peut-être à cause de l’« avoir » des premiers. Le mal n’est donc pas dans l’« avoir », mais dans le fait que l’« avoir » ne contribue pas à la réalisation de l’« être ».⁠[22]

Ce changement d’attitude, les chrétiens l’appelleront « conversion ». Il est urgent et nécessaire de changer les attitudes qui caractérisent les rapports de l’homme avec lui-même, son prochain, les communautés humaines même les plus éloignées et la nature. Ces rapports doivent s’ordonner en fonction de valeurs supérieures comme le bien commun ou le développement intégral de tout l’homme et de tous les hommes.⁠[23]

L’attitude souhaitée s’appelle solidarité.

Encore faut-il bien comprendre cette notion. La vraie solidarité implique une conscience croissante de l’interdépendance ressentie comme un système nécessaire de relations, avec ses composantes économiques, culturelles, politiques et religieuses. Elle n’est pas un sentiment de compassion vague ou d’attendrissement superficiel, mais une détermination ferme et persévérante de travailler pour le bien commun. Sans désir de profit ni soif de pouvoir, elle se manifeste par le service entièrement désintéressé de l’autre. Dans la solidarité, l’autre -personne ou nation- n’est plus un quelconque instrument, mais un semblable qui ne peut être exploité, opprimé ou détruit.

Ainsi la solidarité est le chemin de la paix et du développement. Elle refuse toute forme d’impérialisme économique, militaire, politique et ­transforme la défiance en collaboration. Elle suppose la mise en œuvre de la justice sociale et internationale, la pratique des vertus qui favorisent convivialité et unité.

Dans la perspective chrétienne, la solidarité s’apparente à l’amour et tend à la gratuité, au pardon, à la réconciliation. Le prochain, dès lors, même notre ennemi, n’est plus seulement notre égal avec ses droits, mais l’image vivante de Dieu, rachetée par le sang du Christ et sous l’action constante de l’Esprit. La solidarité ainsi vécue laisse entrevoir un nouveau modèle d’unité : la communion qui est l’âme de la vocation de l’Église.

Seule la pratique de la solidarité humaine et chrétienne pourra vaincre les « mécanismes pervers » et les « structures de péché », tant sur le plan individuel que sur celui de la société nationale et internationale.⁠[24]

Comment la vivre ?

A l’intérieur des nations, ceux qui ont des biens et des services communs doivent se sentir responsables des plus faibles et être prêts à partager. Les plus faibles, pour leur part, ne devraient pas adopter une attitude purement passive ou destructrice du tissu social. Défendant leurs droits légitimes, ils devraient prendre leur part dans la construction du bien commun. De même, les groupes intermédiaires ne devraient pas non plus insister égoïstement sur leurs intérêts particuliers, mais respecter les intérêts des autres.

Dans les relations internationales, l’interdépendance constatée doit se transformer en solidarité. Puisque les biens de la création sont destinés à tous, les produits de l’industrie humaine doivent servir au bien de tous. Les nations les plus riches, dépassant la politique des « blocs », doivent se sentir responsables moralement des autres. Ainsi s’instaurera un véritable système international fondé sur l’égalité de tous les peuples et le respect de leurs différences légitimes. Avec l’aide reçue, les pays les plus faibles seront en mesure de contribuer au bien commun grâce aux trésors de leur humanité et de leur culture ainsi préservées.

Ceci dit, très concrètement et dans la solidarité donc qu’exige le vrai développement ?

Tout d’abord, il faut se rendre compte qu’il n’y a pas de progrès constant et fatal. Le développement n’est pas, comme l’avait pensé la philosophie des Lumières, un processus linéaire, quasi automatique et par lui-même illimité. Les graves problèmes qui agitent le XXe siècle finissant en témoignent.

Il faut ensuite ne pas oublier que c’est tout l’homme qui doit se développer dans un environnement sain.

Comme il a été dit, le vrai développement implique une hiérarchie des valeurs où l’« avoir » sert à l’« être ». Le vrai développement ne se limite donc pas à sa dimension économique. Il doit tenir compte de la nature spécifique de l’homme (corporelle et spirituelle), créé à l’image et à la ressemblance de Dieu. Le vrai développement subordonne la possession, la domination et l’usage à cette ressemblance et ne peut dès lors se confondre avec la pure accumulation de biens et services, même en faveur du plus grand nombre. Comme les individus, les peuples ou les nations ont droit à leur développement intégral, qui comporte les aspects économiques et sociaux mais aussi l’identité culturelle propre et l’ouverture au transcendant.

Le développement intégral de l’homme et des peuples suppose le respect actif des droits humains personnels et sociaux, économiques et politiques, y compris les droits des nations et des peuples. Sur le plan intérieur, ce respect implique le droit à la vie à tous les stades de l’existence, les droits de la famille comme cellule de base de la société, la justice dans les rapports de travail, les droits politiques, le droit à la liberté religieuse et tous les droits fondés sur la vocation transcendante de l’être. Sur le plan international, il s’agit de respecter l’identité de chaque peuple avec ses caractéristiques historiques et culturelles, et dans l’égalité fondamentale, le droit de chaque peuple au développement. En aucun cas, la nécessité du développement ne peut être prise comme prétexte pour imposer aux autres sa propre façon de vivre ou sa propre foi religieuse.⁠[25]

En somme, le développement intégral se réalise dans la solidarité et la liberté, sans jamais sacrifier l’un à l’autre sous aucun prétexte, et dans le respect de toutes les exigences dérivant de l’ordre de la vérité et du bien. Pour le chrétien, Dieu est la vérité et le bien. Pour lui, le vrai développement est fondé sur l’amour de Dieu et du prochain.

Le vrai développement implique aussi le respect de la nature visible. Ce qui signifie qu’on ne peut user comme on veut, en fonction de ses propres besoins économiques, des animaux, plantes, éléments naturels, qui ont une nature propre appréciable et qui sont liés mutuellement dans un système ordonné. Ce respect demande qu’on soit conscient du caractère limité des ressources naturelles (certaines ne sont pas renouvelables et en abuser risque d’être préjudiciable à l’avenir) et qu’on soit attentif aux conséquences d’un certain type de développement sur la qualité de la vie dans les zones industrialisées.

Bref, le pouvoir sur la nature n’est pas absolu. Ici aussi, en plus des lois biologiques, des exigences morales sont à respecter.⁠[26]

Enfin, le développement est une tâche universelle et grave.

L’interdépendance des diverses parties du monde implique que tous les hommes, tous les pays, toutes les parties du monde (Nord et Sud, Est et Ouest) participent au développement sous peine de régression même dans les régions marquées par un progrès constant. Tout développement partiel se fait aux dépens des autres et finit par s’hypertrophier et se pervertir.

Le devoir, urgent aujourd’hui, de soulager la misère s’impose aux individus, aux sociétés et nations, aux Églises et communautés ecclésiales, et réclame le partage du superflu, voire du nécessaire.

Si le bilan dressé par Jean-Paul II vingt après celui de Paul VI paraît sombre, des signes encourageants dans le sens d’un vrai développement se manifestent malgré l’aggravation de la situation à la fin du XXe siècle.

On constate plus d’attention aux droits et à l’environnement. Beaucoup d’hommes et de femmes, de nations et de peuples prennent conscience de leur dignité, de celle de chaque être humain et de leurs droits. Ainsi en témoigne l’influence exercée par la Déclaration des droits de l’homme, l’Organisation des Nations Unies et d’autres organismes internationaux.⁠[27] Cette prise de conscience s’étend aussi au souci de l’écologie.⁠[28]

On constate aussi un plus grand souci de solidarité.

La conviction d’une interdépendance se développe, comme celle de la nécessité d’une solidarité qui l’assume et la traduise sur le plan moral. Les hommes se rendent compte qu’ils sont liés par un destin commun et que pour éviter la catastrophe, ils doivent tous s’appliquer avec effort à renoncer à leur égoïsme pour atteindre leur bien et leur bonheur. Ainsi, on constate un sens croissant de la solidarité des pauvres entre eux, qui se manifeste par des actions de soutien mutuel et des manifestations publiques et non violentes pour plus de justice.

A cela s’ajoute l’effort de gouvernants, d’hommes politiques, d’économistes, de syndicalistes, de personnalités de la science et de fonctionnaires internationaux pour porter généreusement remède aux maux du monde, accroître la paix et la qualité de la vie. On peut aussi se réjouir de la contribution et la collaboration efficace des grandes organisations internationales et de certaines organisations régionales.

En même temps, grandissent le souci de la paix, la conscience de son indivisibilité et l’exigence de justice qui la sous-tend. Très concrètement, les besoins mêmes d’une économie étouffée par les dépenses militaires, comme par la bureaucratie et par l’inefficacité intrinsèque, semblent battre en brèche la politique des blocs et favoriser maintenant des processus qui pourraient rendre l’opposition moins rigide et faciliter l’établissement d’un dialogue bénéfique et d’une vraie collaboration pour la paix.

De même, devant le danger de néo-colonialisme, a pris naissance le Mouvement international des pays non-alignés, qui veut affirmer efficacement le droit de chaque peuple à son identité, à son indépendance, à sa sécurité ainsi qu’à sa participation, sur la base de l’égalité et de la solidarité, à la jouissance des biens qui sont destinés à tous les hommes.

Certains pays du tiers monde ont déjà atteint une autonomie alimentaire ou un certain degré d’industrialisation.⁠[29]

Mais il reste du travail !

Les pauvres sont et restent prioritaires. Comme nous l’avons vu, le développement authentique n’est pas qu’un problème technique, mais d’abord un problème moral. Sa résolution réclame qu’on accorde, à l’instar de l’Église, priorité aux pauvres dans la vie quotidienne, dans les décisions d’ordre politique et économique, aux niveaux national et international. d’une part, les pauvres sont toujours plus nombreux jusque dans les pays les plus développés. Or, les biens de ce monde sont destinés à tous. Et si le droit à la propriété privée est valable et nécessaire, il est grevé d’une hypothèque sociale qui interpelle, bien sûr, la charité chrétienne, mais aussi nos responsabilités sociales, notre façon de vivre et les décisions à prendre sur les plans politique et économique, aux niveaux national et international.⁠[30] Par ailleurs, la pauvreté est multiforme. Elle est souvent due à une privation matérielle, mais elle peut être aussi un appauvrissement spirituel, le manque de libertés humaines ou le résultat d’une violation des droits et de la dignité de l’homme.⁠[31]

Au plan international, l’intérêt actif pour les pauvres doit aboutir à une réforme du système commercial, ainsi que du système monétaire et financier. Les pays en voie de développement doivent pouvoir jouir des technologies qui leur sont nécessaires. Par ailleurs, il est urgent de revoir les structures des organisations internationales existantes dans le cadre d’un ordre juridique international, pour qu’elles acquièrent plus d’efficacité au service du bien commun international. Pour cela, il faudra la collaboration de tous, le dépassement des rivalités politiques et le renoncement aux fins particulières.⁠[32]

Au plan national ou régional, il est nécessaire d’appliquer le principe de « self reliance ».⁠[33] Les pays en voie de développement doivent compter sur eux-mêmes, sans tout attendre des pays plus favorisés. Ce qui implique différentes attitudes.

Ils doivent utiliser le plus possible l’espace de leur propre liberté, se rendre capables d’initiatives répondant à leurs propres problèmes de société, se rendre compte des droits et devoirs qui leur imposent de satisfaire leurs besoins réels. Comme l’alphabétisation et l’éducation de base sont loin d’être encore réalisées partout, il faut favoriser l’épanouissement de chaque citoyen par l’accès à une culture plus approfondie et à une libre circulation des informations. Les pays en voie de développement discerneront eux-mêmes leurs priorités et reconnaître clairement leurs besoins en fonction des conditions particulières de la population, du cadre géographique et des traditions culturelles. Il faudra augmenter dans certains cas la production alimentaire à l’exemple d’autres pays qui, sans être particulièrement développés, ont pourtant réussi à atteindre l’objectif de l’autonomie alimentaire et même à devenir exportateurs de produits alimentaires. Il sera peut-être nécessaire de réformer certaines structures et notamment les institutions politiques, pour remplacer des régimes corrompus, dictatoriaux et autoritaires par des régimes démocratiques, qui favorisent la participation responsable de tous les citoyens, la fermeté du droit, le respect et la promotion des droits humains.

La solidarité doit se vivre à tous les niveaux car les pays moins favorisés ne pourront se développer par leurs initiatives adaptées sans la collaboration de tous les pays. La communauté internationale doit se montrer solidaire des plus marginalisés d’abord, mais les pays en voie de développement doivent aussi pratiquer eux-mêmes la solidarité entre eux et avec les plus marginaux. Ainsi est-il souhaitable que des pays d’un même ensemble géographique établissent des formes de coopération qui les rendent moins dépendants de producteurs plus puissants, qu’ils ouvrent leurs frontières aux produits de la même zone et examinent la complémentarité éventuelle de leurs productions. En s’associant, ils pourront se doter des services que chacun d’eux n’est pas en mesure d’organiser et étendre leur coopération au domaine financier et monétaire.

Ces organisations régionales, comme la solidarité universelle, requièrent autonomie, libre disposition de soi-même, égalité et participation au concert des nations. Mais les pays doivent être prêts à accepter les sacrifices nécessaires pour le bien de la communauté mondiale.⁠[34] Cette interdépendance est une solution face à la dépendance excessive par rapport à des pays plus riches et plus puissants, sans s’opposer à personne, mais en valorisant au maximum ses propres possibilités.⁠[35]

Toutes ces constatations et propositions amènent Jean-Paul II à faire appel à tous les hommes de bonne volonté et à tous les croyants pour que « convaincus de la gravité de l’heure présente et conscients de leur responsabilité personnelle, ils mettent en œuvre les mesures inspirées par la solidarité et l’amour préférentiel pour les pauvres qu’exigent les circonstances et que requiert surtout la dignité de la personne humaine, image indestructible de Dieu créateur, image identique en chacun de nous ».⁠[36]

Une fois encore, nous sommes invités, ni plus ni moins, à « anticiper le Royaume ». Non pas, comme nous l’avons déjà dit, qu’une réalisation terrestre puisse être identifiée au Royaume mais parce que « toutes les réalisations ne font que refléter, et en un sens, anticiper la gloire du Royaume que nous attendons à la fin de l’histoire, lorsque le Seigneur reviendra. […] Même dans l’imperfection et le provisoire, rien ne sera perdu ni ne sera vain de ce que l’on peut et que l’on doit accomplir par l’effort solidaire de tous et par la grâce divine à un certain moment de l’histoire pour rendre « plus humaine » la vie des hommes. »[37]

Le 1er mai 1991, célébrant cette fois le centième anniversaire de l’encyclique Rerum novarum, Jean-Paul II revient sur certains points abordés dans SRS car si les principes fondamentaux ont une valeur permanente il faut « porter un regard « actuel » sur les « choses nouvelles » qui nous entourent et dans lesquelles nous nous trouvons immergés ».⁠[38]

Parmi les invariants, Jean-Paul II rappelle, entre autres, la nécessité d’un développement intégralement humain⁠[39], le droit à la propriété privée et ses limites⁠[40], la destination universelle des biens de la terre⁠[41], les limites de l’économie de marché⁠[42], le droit des pauvres à accéder aux biens de la terre, à travailler et à participer au progrès du monde. Ils sont par leurs progrès une richesse morale, culturelle et même économique pour toute l’humanité.⁠[43]

Dans sa description de l’état du monde, le Saint Père confirme tout d’abord que « non seulement la conscience du droit des individus s’est développée, mais aussi celle des droits des nations, tandis qu’on saisit mieux le nécessité d’agir pour porter remède aux graves déséquilibres entre les différentes aires géographiques du monde qui, en un sens, ont déplacé la centre de la question sociale du cadre national au niveau international. » Mais il ajoute immédiatement, comme il l’avait écrit quatre ans plus tôt, que « le bilan d’ensemble des diverses politiques d’aide au développement n’est pas toujours positif ».⁠[44] Bien au contraire. Le pape déplore la marginalisation de la grande majorité des habitants du Tiers-Monde, privés des connaissances indispensables, dépouillés part la concurrence, déracinés dans les villes qui les attirent, menacés d’élimination ou asservis sur des terres qu’ils ne possèdent pas, exploités ou considérés comme importuns. Et quand certaines régions ou certains secteurs se développent, ce sont surtout les ressources matérielles qui sont valorisées et non les ressources humaines. Accéder aux connaissances nécessaires, à un marché équitable qui privilégie la personne est indispensable pour lutter contre la marginalisation qui touche aussi les pays développés où beaucoup ne peuvent suivre le rythme de développement du fait de leur âge, de leur jeunesse, de leur faiblesse. Ainsi se constitue le Quart-Monde où la femme se trouve dans une situation difficile.⁠[45]

Tout cela n’est, hélas, pas nouveau. La grande nouveauté, depuis 1987, c’est évidemment la chute du « mur » et de la domination communiste en Europe. Cet événement souligne nettement l’interdépendance des peuples et la nature unifiante du travail. La situation potentiellement dangereuse de ces pays libérés du joug marxiste demande que tout soit fait sur le plan international pour que les conflits soient réglés pacifiquement. De plus, « un effort considérable doit être consenti pour la reconstruction morale et économique ». Dans ce but, comme dans le Tiers-Monde, ces pays doivent « être les premiers artisans de leur développement » mais ont besoin de l’aide solidaire des autres nations d’Europe principalement. C’est l’intérêt de l’Europe si elle veut vivre en paix et c’est aussi une œuvre de justice de la part de ces pays « qui ont eu part à la même histoire et en portent les responsabilités ».

Toutefois, cette reconstruction ne doit pas sacrifier l’aide au Tiers-Monde dont la situation est souvent beaucoup plus grave. Pour accomplir toutes ces tâches, un effort extraordinaire doit être accompli mais les ressources ne manquent pas. Elles peuvent être rendues disponibles par le désarmement des blocs antagonistes, le contrôle et la réduction des armements y compris dans le Tiers-Monde et la lutte contre leur commerce.

Une nouvelle fois, Jean-Paul II insiste sur le caractère intégral du développement y compris sur le plan religieux. Dans le cas contraire, les vieilles erreurs qui ont mené au totalitarisme risquent de reprendre vie, la hiérarchie des valeurs restera bouleversée ou le fondamentalisme religieux exercera sa dictature.⁠[46]

Come le souligne le Dr Lothar Roos commentant SRS : « L’encyclique se prononce contre l’erreur anthropologique et culturelle fondamentale selon laquelle on pourrait remplacer la vertu par la technique comme le prétendent, aujourd’hui, toutes les utopies et les idéologies. La variante libérale d’une telle illusion réside dans l’idée, née du plus pur égoïsme, selon laquelle le bien commun économique s’obtient automatiquement moyennant une « astuce de la raison ; la variante marxiste souligne l’expectative du changement dans les relations de production qui entraînera avec lui l’« homme nouveau » et la « société sans classes ». La conviction selon laquelle moyennant l’emploi de la technique, uni à une politique correspondante comprise comme socio-technique, tous les problèmes se résoudront, sans effort moral, est, jusqu’à maintenant, c’est clair, seulement difficile à combattre « .[47]


1. SRS 3.
2. Vu la construction un peu complexe de cette encyclique, le lecteur pressé ou dérouté peut se référer au Guide de lecture publié sous la direction du P. P. de Charentenay qui regroupe la pensée du pape autour de six thèmes. (Secours catholique et C.C.F.D., Guide de lecture, Encyclique de Jean-Paul II sur la question sociale et le développement, Sollicitudo rei socialis, Les Editions ouvrières, 1989. (Le CCFD : Centre catholique contre la faim et pour le développement). Le lecteur très pressé peut lire ONORIO J.-B. d’, Le développement des peuples selon Jean-Paul II, Colloque organisé par l’Académie internationale, Paris, 9 mars 1988, in O.R. 16 août 1988, pp. 5-6.
3. Notamment : Commission pontificale « Iustitia et Pax », Les vraies dimensions du développement aujourd’hui, n° 10, Cité du Vatican, 1982. (La brochure reprend un certain nombre de textes de Jean-Paul II présentés par Mgr William Murphy) ; Commission pontificale « Iustitia et pax », Economie internationale : interdépendance et dialogue, Contributions du Saint-Siège à l’occasion de la VIe CNUCED (Conférence des Nations-Unies sur le commerce et le développement), n° 5, Cité du Vatican, 1984. On peut aussi se référer à ONORIO J.-B. d’, Le développement des peuples selon SS. Jean-Paul II, op. cit., in OR 16-8-1988, pp. 5-6
4. L’injustice « risque de faire naître la tentation d’une réponse violente ». De plus, « d’immenses sommes d’argent qui pourraient et devraient être destinées à accroître le développement des peuples, sont au contraire utilisées pour enrichir des individus ou des groupes, ou bien consacrées à l’augmentation des arsenaux, dans les pays développés comme dans ceux qui sont en voie de développement, inversant les véritables priorités. » (SRS 9).
5. « L’exigence de justice ne peut être satisfaite qu’à cette échelle » (SRS 10). Cela « ne signifie pas pour autant qu’elle ait perdu de son impact ou de son importance à l’échelon national et local. Cela veut dire, au contraire, que les problèmes dans les entreprises ou dans le mouvement ouvrier et syndical d’un pays donné ou d’une région déterminée ne doivent pas être considérés comme des phénomènes isolés sans liens entre eux, mais qu’ils dépendent de plus en plus de facteurs dont l’influence s’étend au-delà des limites régionales ou des frontières nationales. » (SRS 9).
6. SRS 13. Jean-Paul II évoque les « deux décennies consécutives du développement » lancées par l’ONU (1960-1970 et 1970-1980) et la troisième en cours (SRS 12). Mais de crise en crise, et malgré l’attention croissante des organismes internationaux, le Rapport 2003 du PNUD (Programme des nations-Unies pour le développement révélait que 21 pays avaient accusé un recul au cours des années 90).
7. SRS 13. « Les espoirs de développement, alors si vifs,, semblent aujourd’hui beaucoup plus éloignés encore de leur réalisation ». (SRS 12). « La situation s’est considérablement aggravée » (SRS 16).
8. « Dans la marche des pays développés et en voie de développement, on a assisté, ces dernières années, à une vitesse d’accélération différente qui contribue à augmenter les écarts, de sorte que les pays en voie de développement, spécialement les plus pauvres, en arrivent à se trouver dans une situation de retard très grave ». (SRS 14)
9. SRS 14. Le premier monde est le monde capitaliste, le deuxième, le monde communiste et le « tiers monde », à l’origine, désigne le monde qui n’est ni capitaliste, ni socialiste mais en voie de développement (L’expression « tiers-monde » a été publiée dans un article de SAUVY Alfred, démographe et sociologue, intitulé « Trois mondes, une planète » ( L’Observateur, 14 août 1954) . le « quart-monde » dont parle Jean-Paul II désigne « les pays les moins avancés (PMA) mais aussi et surtout les secteurs de grande ou d’extrême pauvreté des pays des pays à moyen ou haut revenu ». (SRS, note 31).
10. SRS 15. Voir aussi P. HECKEL R., sj, Lutte contre le racisme : Contributions de l’Église, Décennie de la lutte contre le racisme et la discrimination raciale (1973-1983), Commission pontificale « Iustitia et Pax » n° 4, Cité du Vatican,1978.
11. SRS 15-19.
12. SRS 14.
13. SRS 9.
14. SRS 16.
15. SRS 16.
16. SRS 43.
17. SRS 19.
18. Même après la chute du « mur », Jean-Paul II dénoncera la persistance de la tentation marxiste (cf. infra).
19. SRS 20-24.
20. SRS 35-37.
21. SRS 30-31.
22. SRS 28.
23. SRS 38.
24. SRS 38-40.
25. Cf. JEAN-PAUL II, Aux membres de la Commission théologique internationale, 5-12-1983, O.R. 3-1-1984, p. 8 et Echange de vœux avec le Corps diplomatique, 14-1-1984, O.R. 24-1-1984, p. 5.
26. SRS 26 et 34.
27. SRS 26.
28. SRS 34.
29. SRS 26.
30. Cf. JEAN-PAUL II, Homélie à Bialystok (Pologne) 5-6-1991, O.R. 9-7-1991, pp. 11-12.
31. Cf. JEAN-PAUL II, Discours à San Antonio (USA) 13-9-1987, or 29-9-1987, p. 13.
32. SRS 42.
33. Cf. également P. HECKEL R., Self-reliance : compter sur soi, Vers la troisième décennie du développement, Commission pontificale « Iustitia et Pax », n3, Cité du Vatican, 1978
34. Cf. BIFFI Franco, Des utopies pour les jeunes et pour les chefs d’État au service de l’avenir des peuples, O.R. 14-12-1982, p.7.
35. SRS 45.
36. SRS 47.
37. SRS 48.
38. CA 3.
39. CA 29.
40. CA 30.
41. CA 31.
42. CA 34.
43. CA 28.
44. CA 21.
45. CA 33.
46. CA 27-29.
47. Estructuras de pecado en Oriente y occidente, La preocupacion social de la Iglesia: con su nueva enciclica, Juan Pablo II da un rechazo al materialismo, in Tierra Nueva, año XVII, n° 66, julio de 1988, p. 78. (Traduction par nos soins).

⁢iv. Quelques réponses à des problèmes précis.

L’encyclique Sollicitudo rei socialis, et d’autres documents pontificaux abordent quelques questions précises qui concernent le développement

Nous avons vu que Jean-Paul II cite le chômage parmi les manifestations du sous-développement sans s’attarder⁠[1], dans la mesure où il a bordé ce grave problème dans son encyclique sur le travail qu’il évoque d’ailleurs tout en soulignant le « caractère universel et, en un sens, multiplicateur » de ce phénomène⁠[2].

Mais il est d’autres aspects de sous-développement qui vont être étudiés sous ce pontificat : la démographie, la dette, le logement, l’accès à l’eau, le partage de la terre, de la mer et de l’espace.


1. SRS 18.
2. LE 18. Le 20 mars 2014, le pape François est revenu sur ce thème à l’occasion d’une visite aux aciéries de Terni où Jean-Paul II s’était rendu en 1991. Dans la continuité de la pensée de son illustre prédécesseur, il déclarait : « Face au développement actuel de l’économie et aux souffrances que traverse le monde professionnel, il faut réaffirmer que le travail est une réalité essentielle pour la société, pour les familles et pour les individus. le travail, en effet, concerne directement la personne, sa vie, sa liberté et son bonheur. la première valeur du travail est le bien de la personne humaine, parce qu’il lui permet de se réaliser en tant que telle, avec ses aptitudes et ses capacités intellectuelles, créatives et manuelles. Il s’ensuit que le travail n’a pas seulement une finalité économique et orientée vers le profit, mais surtout une finalité qui concerne l’homme et sa dignité. la dignité de l’homme est liée au travail. […​] Et lorsque le travail manque, cette dignité est blessée. Celui qui est au chômage ou qui est sous-employé risque, en effet, d’être mis en marge de la société, de devenir victime d’exclusion sociale. Il arrive si souvent que les personnes sans travail -je pense surtout aux nombreux jeunes, aujourd’hui au chômage- tombent dans une sorte de découragement chronique ou, pire, d’apathie.
   Que pouvons-nous dire devant le très grave problème du chômage qui touche un certain nombre de pays européens ? C’est la conséquence d’un système économique qui n’est plus capable de créer du travail, parce qu’il a mis au centre une idole qui s’appelle l’argent ! C’est pourquoi les différents responsables politiques, sociaux et économiques sont appelés à promouvoir une approche différente, basée sur la justice et sur la solidarité. […​] La solidarité est importante, mais ce système ne l’aime pas beaucoup et préfère l’exclure. Cette solidarité humaine qui assure çà tous la possibilité de mener une activité professionnelle digne. le travail est un bien qui appartient à tous, qui doit être disponible pour tous. Cette phase de graves difficultés et de chômage nécessite d’être affrontée avec les instruments de la créativité et de la solidarité. la créativité d’entrepreneurs et d’artisans courageux qui regardent vers l’avenir avec confiance et espérance. Et la solidarité entre toutes les composantes de la société, qui renoncent à quelque chose, adoptent un style de vie plus sobre, pour aider ceux qui se trouvent dans le besoin.
   Ce grand défi interpelle toute la communauté chrétienne. […​] Si chacun joue son rôle, si tous mettent toujours au centre la personne humaine, et non l’argent, avec sa dignité, si l’on consolide des comportements de solidarité et de partage fraternel inspirés de l’Évangile, il sera possible de sortir du marécage d’une saison économique et professionnelle éprouvante et difficile. » (Zenit, 20 mars 2014).

⁢a. La démographie

Jean XXIII en avait déjà parlé dans son encyclique Mater et magistra[1]. Rappelons-nous. Contestant l’injonction biblique « Croissez et multipliez », « Remplissez la terre et soumettez-la », certains estiment qu’il faut freiner la natalité dans la mesure où le développement économique étant plus lent que la croissance démographique, « le déséquilibre s’accentuera d’une manière aigüe entre population et moyens de subsistance ». De plus, le taux de mortalité infantile surtout se réduisant, « l’excédent des naissances sur les décès s’accroît sensiblement, et le rendement des régimes économiques ne croît pas en proportion ». Voilà deux raisons de contrôler la démographie.

Pour Jean XXIII, la situation décrite n’est pas vérifiée. En fait, de nombreux problèmes viennent d’une « organisation économique et sociale déficiente » et d’une « solidarité insuffisante » alors que la nature, créée par Dieu, a des « ressources inépuisables » et que les hommes créés par Dieu ont l’intelligence et le génie pour répondre à ce défi. Il faut, disait-il, « un nouvel effort scientifique » plutôt que de toucher à des règles morales.

La vraie solution consiste à d’abord respecter les vraies valeurs humaines et notamment la vie humaine qui est sacrée, la famille fondée sur le mariage. Dans le respect des « lois inviolables et immuables », il convient d’éduquer au sens des responsabilités notamment en ce qui concerne la fondation d’une famille. Par ailleurs, un tel problème requiert une collaboration mondiale pour que se mette en place une « circulation ordonnée et féconde des connaissances, des capitaux et des hommes ».

L’encyclique de Jean-Paul II⁠[2] renvoie d’abord à ce que disait Paul VI dans Populorum progressio[3]puis à ce qu’il a, lui-même, exposé dans l’exhortation apostolique Familiaris consortio[4].

Ceci rappelé, Jean-Paul II revient aux problèmes créés par le nombre de naissances dans le Sud mais il y ajoute ceux qui sont liés à la chute de la natalité dans le Nord car le vieillissement de la population est susceptible aussi de freiner le développement.⁠[5]

Pour Jean-Paul II, la croissance démographique n’est pas la seule cause du sous-développement.⁠[6] De même, ajoute-t-il, « il n’est nullement démontré que toute croissance démographique soit incompatible[7] avec un développement ordonné. »[8] Enfin, il dénonce à nouveau et avec énergie « le signe d’une conception erronée et perverse du vrai développement humain » que sont les campagnes gouvernementales systématiques contre la natalité où souvent l’aide économique et financière étrangère est l’objet d’un chantage dont sont victimes les populations les plus pauvres. Ces politiques, en opposition avec l’identité culturelle et religieuse des peuples concernés, finissent parfois par favoriser un certain racisme ou un eugénisme raciste. Elles sont contraires à la nature du vrai développement.⁠[9]

L’Église n’hésite pas à parler du « mythe de la crise démographique mondiale ».⁠[10] Il faut rejeter le mythe de la fin du monde dû à une crise démographique mondiale qui entraînerait une famine. Ebranlés dans leurs présomptions économiques et démographiques, les chercheurs et les fournisseurs de contraceptifs devraient désormais se demander s’ils ne sont pas en train de contribuer aux problèmes sociaux et économiques plutôt que les résoudre. Le mécontentement et l’opposition des populations soumises aux campagnes de contention devraient faire réfléchir les responsables. Il faut, en effet, considérer la croissance démographique dans le contexte du développement économique et envisager les différents problèmes non seulement de surpopulation dans des zones déterminées, mais aussi de sous-population.⁠[11] Ces différents problèmes doivent être affrontés à travers la promotion de la justice économique par le développement et la décentralisation et par la diffusion de la planification familiale naturelle.⁠[12]

Ce mythe est à la base d’une véritable idéologie qui fait fi de la réalité.

Lors de la Conférence internationale des Nations-Unies sur la population à Mexico du 6 au 13 août 1984, la délégation du Saint-Siège a fait remarquer que « bien des projections pessimistes faites dans le passé ne se sont pas vérifiées et quelques tendances se sont manifestées qui, elles, n’étaient pas prévues ». Et le chef de la délégation, Mgr Jan Schotte tout en affirmant que « de façon générale le taux de croissance de la population mondiale est en baisse, de même que ceux de la fécondité et de la mortalité », ajouta que « l’expérience nous met en garde contre la complexité et les incertitudes des projections à long terme. »[13]


1. MM 186-200.
2. SRS 25. Jean-Paul II aborde encore la question dans son Message au Dr R.M. Salas en vue de la Conférence internationale sur la population, 7 juin 1984, O.R. 26 juin 1984, p. 2 et Aux délégués de la Commission économique pour l’Amérique latine et les caraïbes, Santiago (Chili), 3 avril 1987, O.R. 28 avril 1987, p. 6
3. PP 37: « Il est vrai que trop fréquemment une croissance démographique accélérée ajoute ses difficultés aux problèmes de développement : le volume de la population s’accroît plus rapidement que les ressources disponibles et l’on se trouve apparemment enfermé dans une impasse. La tentation, dès lors, est grande de freiner l’accroissement démographique par des mesures radicales. Il est certain que les pouvoirs publics, dans les limites de leur compétence, peuvent intervenir, en développant une information appropriée et en prenant les mesures adaptées, pourvu qu’elles soient conformes aux exigences de la loi morale et respectueuses de la juste liberté du couple. Sans droit inaliénable au mariage et à la procréation, il n’est plus de dignité humaine. C’est finalement aux parents de décider, en pleine connaissance de cause, du nombre de leurs enfants, en prenant leurs responsabilités devant Dieu, devant eux-mêmes, devant les enfants qu’ils ont déjà mis au monde, et devant la communauté à laquelle ils appartiennent, suivant les exigences de leur conscience instruite par la loi de Dieu, authentiquement interprétée et soutenue par la confiance en Lui. »
4. 22 novembre 1981. Il y dénonce « un esprit contraire à la vie » qui se manifeste chez les uns par la volonté d’imposer des moyens d’empêcher l’éclosion de nouvelles vies, chez d’autres par la priorité absolue accordée aux biens matériels. Cet esprit se retrouve dans « des études faites par les écologistes et les futurologues sur la démographie, qui parfois exagèrent le péril de la croissance démographique pesant sur la qualité de la vie. » L’Église, rappelle-t-il, refuse ce pessimisme et cet égoïsme parce qu’elle voit dans la vie un don de Dieu. C’est pourquoi elle condamne la violence exercée par les autorités publiques en faveur de la contraception, de la stérilisation ou de l’avortement ou encore par les instances internationales qui conditionnent l’aide économique par des programmes qui portent atteinte à la liberté des couples et à la vie. Jean-Paul II rappelle « la doctrine authentique sur la régulation des naissances, présentée à nouveau par le second Concile du Vatican et l’encyclique Humanae vitae » de même que la doctrine sur le mariage. (FC 28-35).
5. L’O.R. du 21 février 1989 (p. 15), rend compte d’un article du P. ROSA Giuseppe, s.j., publié dans la Civiltà cattolica du 21 janvier. Le P. Rosa y « déplore spécialement la situation italienne. L’Italie remporte, en effet, la première place dans le tableau du taux de la dénatalité dans le monde entier( 1,29 enfants par femme). Dans l’ensemble des pays, le baby boom de 1960 à 1965 a été suivi d’une chute spectaculaire. Las statistiques montrent, en particulier en Europe, qu’en un peu plus de vingt ans les naissances ont diminué pratiquement de moitié. Ainsi, alors qu’en 1965 la Hollande et l’Italie avaient respectivement une moyenne de fécondité de 3,04 et 2,55 enfants par femme, ces chiffres n’étaient plus, en 1987, que 1,50 et 1,29. ce dernier chiffre concernant donc l’Italie d’aujourd’hui, vient immédiatement avant celui de l’Allemagne (1,31) et la France arrive peu après (1,84), derrière la Hollande (1,50 déjà indiqués), la Grande-Bretagne (1,78) et la Suède (1,79). Le P. Rosa préconise alors une politique familiale qui puisse d’abord créer des conditions rendant réalisable pour les femmes la conjonction « travail-maternité-carrière’ ; qui supprime les pénalisations économiques que subissent, en fait, les couples prolifiques ; qui redonne à la maternité sa pleine valeur sociale. Il faut , dit-il, éliminer l’actuelle mentalité antinataliste, individualiste et hédoniste, en montrant, en particulier que « donner la vie, avant d’être un acte biologique, est un acte spirituel : c’est un don ». »
6. Rappelons : l’injustice économique, le sous-développement des ressources, la faible planification économique, etc.. Par ailleurs, tient-on suffisamment compte des réalisations générales de la production alimentaire et de toutes les possibilités offertes pour un développement ultérieur des ressources et de la technologie ?
7. La Documentation catholique n° 1968, p. 874, a laissé passer une grave coquille qui introduit un contresens dans cette citation de l’encyclique. C’est bien « incompatible » (abhorrere dans le texte latin) qu’il faut lire. La traduction était pourtant correcte dans le n° 1957, p. 242.
8. Le « toute » est en italiques dans le texte original. Certains pays, comme la France en 1986, la Bulgarie et Singapour en 1987, ont pressenti ou reconnu que la « croissance démographique 0 » correspondait à un désastre sur le plan social et économique et ont pris des mesures pour stimuler l’augmentation de la population.
9. Il y a certes, dans certains pays, des crises démographiques sérieuses mais le « boom » démographique qui doit, selon certains, conduire le mode à sa perte se révèle, de plus en plus, comme un mythe dont la fausseté a été dénoncée par de nombreux experts internationaux. Il n’empêche qu’à partir de ce mythe s’est forgée une idéologie répandue notamment dans certains organismes internationaux. selon cette idéologie, une population moins nombreuse permettrait une meilleur économie. Dès lors, il faut tenter par tous les moyens (contraception, stérilisation, avortement) de contenir la population du globe. est né ainsi un véritable « impérialisme contraceptif » qui impose ses vues sans égards pour les cultures, les traditions, l’éthique et la dignité des populations. (Cf. la très intéressante Communication de l’Église catholique à la XXIIe Conférence du Conseil des Organisations internationales des sciences médicales (CIOMS), 19-24 juin 1988, Pour une claire éthique de la planification familiale, in D.C. n° 1968, pp. 870-877.)
   On peut citer les travaux de SCHOOYANS M., Maîtrise de la vie, domination des hommes, Lethielleux, 1986 ; L’enjeu politique de l’avortement, OEIL, 1991 ; La dérive totalitaire du libéralisme, Mame, 1995 ; Bioéthique et population, Fayard, 1994 ; L’Évangile face au désordre mondial, Fayard, 1998 ; Le crash démographique, Le Sarment-Fayard, 1999 ; La face cachée de l’ONU, Le Sarment-Fayard, 2002 ; Le terrorisme à visage humain, François-Xavier de Guibert, 2008 ; La prophétie de Paul VI, François-Xavier de Guibert, 2008 ; Pour comprendre les évolutions démographiques, APRD, 2011. Face à ces travaux importants sur la constitution, la propagation, la nocivité du « mythe ».
   Le Pr DUMONT Gérard-François n’est pas en reste : La France ridée, en collaboration avec CHAUNU P., LEGRAND Jean et SAUVY Alfred, Livre de poche, Pluriel, 1979 ; Démographie. Analyse des populations et démographie économique, Dunod, 1992 ; De « l’explosion » à « l’implosion » démographique ? in Revue des Sciences morales et politiques, Institut de France, 1993, n° 4, pp. 583-603 ; Dossier démographie, en collaboration avec MONTENAY Yves et LECAILLON Jean-Didier, in Défense nationale, 1993, pp. 19-74: Le monde et les hommes, Les grandes évolutions démographiques, Litec, 1995 ; Les populations du monde, Armand Colin, 2004 ; Les territoires face au vieillissement en France et en Europe, Ellipses, 2006 ; Démographie politique, Les lois de la géopolitique des populations, Ellipses, 2007 ; Population et développement durable in WACKERMAN Gabriel, Le développement durable, Ellipses, 2008, pp. 154-174 ; Le principe de population de Malthus, annonçant une sous-alimentation, s’est-il appliqué ?, in WACKERMAN G., Nourrir les hommes, Ellipses, 2008, pp. 83-88 ; Population et développement : la tentation malthusienne, in Agir, revue de stratégie, n° 35, septembre 2008, pp. 51-66 ; Populations et territoires de France en 2030, Le scénario d’un futur choisi, L’Harmattan, 2008 ; La mondialisation s’applique-t-elle en démographie ? Tendances et perspectives pour le XXIe siècle, in Population et avenir, n° 691, janvier-février 2009, pp. 4-7 et 20 ; La géographie des migrations internationales au tournant des années 2010 et Les migrations climatiques internationales, in MOURIAUX V., Les mobilités, Sedes, 2010, pp. 37-54 ; 7 milliards d’hommes : la terre est-elle surpeuplée ou vieillissante ? in BRUNEL S. et PITTE J.-R., Le ciel ne va pas nous tomber sur la tête, J.-Cl. Lattès, 2010, pp. 185-214.
   En dehors de la sphère francophone, on peut encore évoquer du Pr. SIMON Julian L., L’homme notre dernière chance, Libre échange, PUF, 1981 ; Dr SASSONE Robert L., Handbook on Population, American Life League, 1994 ; du Pr. KASUN Jacqueline, The War against Population : The Economics and ideology on World Population Control, Ignatius Press, 1999 ; et d’autres encore : Dr Roger Revelle, Dr David Hopper, M. Carl Anderson, Dr Peter Bauer, Dr Basil Yamey, Dr Colin Clarke, etc..
10. Cf. la Communication de l’Église catholique à la XXIIe Conférence du Conseil des Organisations internationales des sciences médicales, op. cit..
   Le « mythe de la surpopulation » est l’objet de prises de positions nombreuses sur le web et pas seulement sur des sites catholiques qui répercuteraient simplement la voix de leur « maître » !
   Certes, on trouvera sur le site www.ichtus trois articles confirmant et prolongeant la position de l’Église (Surpopulation : mythe ou réalité ?, Idées reçues sur la surpopulation, Le dynamisme démographique est bien nécessaire à la croissance économique), de même sur celui de France catholique (KAINZ Howard, Le mythe de la surpopulation et la nouvelle moralité, 14 décembre 2012).
   Mais d’autres sites dénoncent de même le mythe.
   Sur le blog de Résistance 71 (71 par référence à la Commune de Paris en 1871) sont dénoncées, dans un style acide, « une poussée du bon vieux Malthus et ses fadaises sur la « surpopulation » de la planète » sous le titre « Sciences, eugénisme et Nouvel Ordre Mondial : Bill Gates, Rockefeller & Co planifient le génocide planétaire ». Il faut « mettre un coup d’arrêt et de balai dans toute cette fange pseudo-scientifique et véritablement criminelle ». On y lira « comment les 85 personnes les plus riches du monde voient les 3,5 milliards les plus pauvres ».
   Sur le site Reporterre, le quotidien de l’écologie, le Britannique MONBIOT George renchérit : « la plupart des obsédés de la surpopulation mondiale sont de vieux riches blancs ayant passé l’âge de la reproduction ». Il conclut crûment son analyse en écrivant que le problème « ce n’est pas le sexe, c’est l’argent ; ce n’est pas le pauvre, c’est le riche ». (La surpopulation, un mythe, 6 octobre 2009).
   Le grand soir du 27 octobre 2009, qui se définit comme un Journal militant à information alternative, publie ce même article de George Monbiot, précédé de ce « chapeau » : « Ceux qui prétendent que la croissance démographique est le gros problème environnemental sont en train de blâmer les pauvres pour les péchés des riches. »
   Contrepoints du 14 octobre 2010 et AgoraVox.fr publient le même article : « L’environnement s’avère être la dernière bouée de sauvetage du socialisme ». Si cette affirmation est contestable, l’article apporte toutefois des renseignements précieux. Tout d’abord, une citation de Tertullien (Notre population est si énorme [200 millions d’habitants] que la terre peut difficilement nous soutenir) que la peur de la surpopulation n’est pas récente ! Mais la suite est intéressante car elle se réfère aux travaux du professeur David Osterfeld et surtout à ceux de Bjorn Lomborg qui, en tant que militant de Greenpeace, avait lancé ses étudiants de l’université de Aarhus dans un exercice de vérification des thèses de Julian Simon. Il s’avéra que celles-ci étaient exactes. Il révisa donc sa position et celles d’écologistes catastrophistes comme Paul R. Ehrlich ou Lester Brown et publia The Skeptical Environmentalist (L’écologiste sceptique, Le Cherche Midi, 2004). On retiendra de ses conclusions quatre points importants cités dans l’article:
   « Actuellement, les ressources naturelles ne sont pas près de disparaître ; la principale limite à leur disponibilité est le coût associé à leur découverte et leur extraction […​] ».
   « L’explosion de population n’a jamais eu lieu et n’aura pas lieu ; la production agricole par tête s’est accrue de 52% dans les pays en voie de développement depuis 1961 et la proportion de ceux qui manquent de nourriture dans ces pays est passée de 45% en 1949 à 18% aujourd’hui ; le prix de la nourriture n’a pas cessé, depuis deux siècles, de baisser en termes réels ; la population humaine devrait de toute façon se stabiliser dans les prochaines décennies ».
   « Le problème des espèces menacées et d’une réduction de la biodiversité a été gravement exagéré, tout comme celui de la disparition des forêts ; si certaines forêts tropicales continuent d’être décimées, le reforestation augment ailleurs et la surface consacrée aux forêts dans le monde s’est accrue depuis un demi-siècle ».
   « La pollution est elle aussi un phénomène qui diminue constamment, en particulier dans les pays riches ; la qualité de l’air, de l’eau et de l’environnement en général est plus grande que jamais dans les grandes villes ; la pollution importante est un phénomène typique des périodes de début de croissance industrielle, alors que les populations sont prêtes à accepter un certain niveau de pollution en échange d’un enrichissement rapide ; plus un pays est riche, plus ses citoyens consacrent des ressources importantes à la qualité de l’environnement ; les innovations technologiques font également en sorte que les méthodes de production soient de moins en moins polluantes ».
11. Sur le site Les Observateurs.ch, le 16 août 2012, on peut lire une intéressante mise au point de Francis Richard sur le mythe de la surpopulation. Selon cet auteur, c’est la fameuse étude (Rapport Meadows présenté en français sous le titre Halte à la croissance ?) ) commandée par le Club de Rome en 1970 au MIT (Massachusetts Institute of Technology) et publiée en 1972 qui a lancé l’idée d’une pénurie des ressources à venir. Or, ce rapport s’est basé sur des hypothèses qui se sont avérées fausses. En effet, les rédacteurs supposent que les comportements humains ne changent pas, que l’homme est incapable de s’adapter aux circonstances nouvelles, que la nature évolue cers un épuisement des ressources non renouvelables et enfin que la population croît exponentiellement. S’appuyant sur l’article du Dictionnaire du libéralisme (sous la direction de LAINE Mathieu, Larousse, 2012) consacré par J. L. Simon, au malthusianisme, et sur le livre de FELDMAN Jean-Philippe, La famine menace-t-elle l’humanité ?, J.-C. Lattès, 2010, Francis Richard réplique que les humains ne sont pas des animaux comme les autres, ils peuvent modifier leur comportement y compris leur fécondité. De plus, on constate depuis 1961 que la production agricole a plus que doublé dans le monde et plus que triplé dans les pays en voie de développement. Parallèlement, le taux de croissance de la population mondiale qui était de 2,2% à l’époque n’a cessé de baisser et se situe aujourd’hui aux alentours de 1,1%. Même l’ONU reconnaît que la misère a reculé partout davantage au cours de la seconde moitié du XXe siècle que durant les cinq cents années précédentes. Enfin, quand on parle de ressources, il ne faut pas oublier que les ressources potentielles ne deviennent ressources économiques que transformées par les ressources humaines.
   La Croix du 24 mars 2014 publiait une interview de Jacques Vallin démographe à l’Institut national d’études démographiques (Ined) confirme cette analyse et refuse l’idée d’une « surpopulation » de la planète. Pour lui, « il y a assez de ressources pour nourrir tout un chacun ». Il croit en la capacité de l’homme à s’adapter à l’évolution des ressources, à condition que les progrès soient accessibles au plus grand nombre et que le risque environnemental soit pris au sérieux.
   Relevons encore sur le site lewebpedagogique.com, cette réflexion: « En démographie, et en particulier avec le développement durable et les prospectives pour 2050, on tombe facilement dans le catastrophisme. La surpopulation est une idée reçue et mal comprise. Elle est toujours entourée de la notion de malthusianisme, cette théorie démographique et socio-économique formulée au XIX° siècle par l’anglais Malthus qui consiste à expliquer que la croissance démographique (progression géométrique) est toujours supérieure à la croissance économique (progression arithmétique). Elle est à l’origine des politiques de limitation des naissances mais aussi d’un discours socio-politique très orienté vis-à-vis des pauvres (à quelque échelle que ce soit). »
12. La communication de l’Église catholique à la XXIIe Conférence du CIOMS, op. cit., en parle longuement.
13. Intervention de la délégation du Saint-Siège, Conférence internationale sur la population, Mexico, 8-8-1984, O.R. 14-8-1984, pp. 4-5.

⁢b. La dette

La question avait déjà été évoquée par Paul VI⁠[1] mais Jean-Paul II y revient car est de plus en plus grave. Certes, les capitaux empruntés parfois imprudemment ou précipitamment « peuvent être considérés comme une contribution au développement lui-même » mais l’instrument « s’est transformé en un mécanisme à effet contraire ». Il est devenu un frein et parfois a accentué le sous-développement. Pour deux raisons : les pays débiteurs « pour satisfaire le service de la dette, se voient dans l’obligation d’exporter des capitaux » qui leur seraient nécessaires et « ils ne peuvent obtenir de nouveaux financements également indispensables ».⁠[2] Pour un approfondissement du problème et des pistes de solution, Jean-Paul II renvoie au document de la Commission pontificale « Justice et paix » : « Au service de la communauté humaine : une approche éthique de l’endettement international » rendu public le 27 janvier 1987.⁠[3]

Résumons ce document.

Quelle est la situation ?

Les niveaux d’endettement des pays en voie de développement constituent, par leurs conséquences sociales, économiques et politiques, un problème grave, urgent et complexe. Le développement des pays endettés et même parfois leur indépendance sont compromis. Les conditions d’existence des plus pauvres sont aggravées ; le système financier international subit des secousses qui l’ébranlent. Certains pays sont au bord de la rupture, faute de pouvoir assurer le service de leurs dettes.

Selon quels principes agir ?

L’interdépendance accrue des nations doit faire surgir des formes nouvelles et élargies de solidarité, qui respectent l’égale dignité de tous les peuples. La solidarité suppose la reconnaissance d’une coresponsabilité dans l’endettement international, dû conjointement aux comportements et décisions des pays développés et des pays pauvres. Cette coresponsabilité contribuera à créer ou à restaurer entre les divers acteurs des relations de confiance en vue d’une coopération dans la recherche de solutions. Les divers partenaires devront partager équitablement les efforts d’ajustement et les sacrifices nécessaires. Les besoins des populations démunies sont prioritaires et les pays mieux pourvus sont invités à accepter un partage plus large. La recherche de solutions réclame la participation de tous.

Il y a des mesures d’urgence à prendre.

Elles sont nécessaires pour des pays au bord de la faillite. Il faut susciter le dialogue et la coopération de tous ; éviter les défauts de paiement susceptibles d’ébranler le système financier international ; éviter les ruptures entre créanciers et débiteurs, ainsi que les dénonciations unilatérales des engagements antérieurs ; consentir des délais, remettre partiellement ou même totalement les dettes, aider le débiteur à retrouver sa solvabilité ; mettre en place des structures de coordination (créanciers, F.M.I., pays en voie de développement) pour prévoir, prévenir, atténuer les crises ; souhaiter que le F.M.I. soit guidé par le souci de dialoguer et de servir la collectivité ; discerner les mécanismes qui semblent échapper à tout contrôle ; veiller, en même temps, à créer les conditions d’un redressement économique et financier.

A long terme, il faut bien établir les responsabilités de tous les partenaires.

Et tout d’abord, quelle est la responsabilité des pays industrialisés ?

Elle est plus importante, car ils ont plus de pouvoirs économiques. Les rapports de force et d’intérêt doivent faire place à des relations de justice et de service réciproques. Le souci prévoyant des autres nations doit l’emporter sur l’égoïsme. Ce qui implique, non seulement l’évaluation des répercussions de leurs politiques et le courage de les modifier si elles sont préjudiciables aux autres, mais aussi le nécessaire prélèvement sur le luxe et le gaspillage, le partage, voire une certaine austérité.

Au niveau de la dette, il faut mettre en œuvre des politiques économiques qui relancent la croissance au profit de tous les peuples tout en maîtrisant l’inflation, source de nouvelles inégalités ; renoncer aux mesures de protectionnisme qui entraveraient les exportations des pays en voie de développement et abandonner la compétition technique et économique effrénée et meurtrière que nous connaissons. En même temps, il est nécessaire de coordonner les politiques financières et monétaires pour faire baisser raisonnablement les taux d’intérêt et éviter les fluctuations erratiques des taux de change. Enfin, on reverra en concertation et attentivement les conditions du commerce international et valoriser les matières premières.

Les pays en voie de développement ont aussi des responsabilités.

Il ne suffit pas de déceler les responsabilités extérieures, encore faut-il, en même temps, examiner les causes internes du sous-développement, envisager les politiques nécessaires et définir, avec clarté, la responsabilité propre de chacun dans l’endettement. En effet, l’amélioration de la situation passe par la réforme des structures et celle des mœurs, qui demande aux dirigeants politiques, économiques et sociaux, d’être au service du bien commun. En particulier, il faut veiller à la croissance économique pour assurer une plus large et plus juste répartition des richesses. (Concrètement, cela signifie : choisir les secteurs prioritaires, sélectionner rigoureusement les investissements, réduire les dépenses de l’État, gérer plus strictement les entreprises publiques,­ maîtriser l’inflation, soutenir la monnaie, réformer la fiscalité, réformer sainement l’agriculture, inciter les initiatives privées, créer des emplois.) Eviter le nationalisme est important car il isole, alors que les échanges sont nécessaires (spécialement entre pays en développement), à condition toutefois d’être sélectionnés, négociés équitablement et adaptés au niveau de développement et à la culture indigène. (C’est particulièrement vrai pour les technologies modernes.)

Les créanciers ont, bien sûr, leurs responsabilités vis-à-vis des débiteurs.

Sauf en cas d’abus justiciables, les contrats doivent être respectés. Toutefois, les créanciers ne peuvent en exiger l’exécution par tous les moyens, surtout si le débiteur se trouve dans une situation d’extrême nécessité. Les États créanciers examineront les conditions de remboursement compatibles avec la couverture des besoins essentiels de chaque débiteur ; il faut laisser à chaque pays une capacité suffisante de financement pour sa propre croissance, pour favoriser en même temps le remboursement ultérieur de la dette. La diminution des taux d’intérêt, la capitalisation des paiements au-dessus d’un taux d’intérêt minimum, un rééchelonnement de la dette sur un plus long terme, des facilités de paiement dans la monnaie nationale…​ sont autant de dispositions concrètes à négocier avec les pays endettés afin d’alléger le service de la dette et d’aider une reprise de la croissance. Créanciers et débiteurs s’accorderont sur les nouvelles conditions et sur les délais de paiement, dans un esprit de solidarité et de partage des efforts à consentir. En cas de désaccords sur ces modalités, une conciliation ou un arbitrage pourront être demandés et reconnus par les deux parties. Un code de conduite international serait utile pour guider, par quelques normes de valeur éthique, les négociations.

Les États créanciers accorderont une attention particulière aux pays les plus pauvres. En certains cas, ils pourront convertir les prêts en dons ; cette remise de dette ne doit cependant pas entamer la crédibilité financière, économique et politique des pays « les moins avancés » et tarir les nouveaux flux de capitaux venant des banques. Les flux de capitaux des pays industrialisés doivent retrouver le niveau des engagements consentis (aide publique au développement) par voie bilatérale ou multilatérale. Par des dispositions fiscales et financières, et par des garanties contre les risques éventuels, les États créanciers inciteront les banques commerciales à continuer leurs prêts aux pays en développement. Par des politiques concertées, monétaires, financières et commerciales, ils favoriseront l’équilibre des balances de paiement des pays en développement et, par là, le remboursement de leur dette. Les banques commerciales ont des créances directes sur les pays en développement (États et entreprises). Si leurs devoirs vis-à-vis de leurs déposants sont essentiels, et s’en acquitter est la condition pour garder leur confiance, ces devoirs ne sont pas les seuls et doivent se composer avec le respect des débiteurs, dont les besoins sont plus souvent urgents.

Les banques commerciales participeront aux efforts des États créanciers et des organisations internationales pour la solution des problèmes de l’endettement : rééchelonnement de la dette, révision des taux d’intérêt, relance des investissements vers les pays en développement, financement des projets en fonction de leur impact sur la croissance, de préférence aux projets dont la rentabilité est plus immédiate et plus assurée et à ceux dont l’utilité est contestable (équipements de prestige, armements…​). Sans doute cette attitude déborde-t-elle la fonction traditionnelle des banques commerciales, en les invitant à un discernement qui dépasse les critères de rentabilité et de sécurité des capitaux prêtés. Mais pourquoi n’accepteraient-elles pas de prendre ainsi une part de responsabilité face au défi majeur de notre temps: promouvoir le développement solidaire de tous les peuples et contribuer ainsi à la paix internationale ? Tous les hommes de bonne volonté sont conviés à cette œuvre, chacun selon sa compétence, son engagement professionnel et son sens de la solidarité.

Les entreprises multinationales participent aux flux internationaux de capitaux, sous forme d’investissements productifs et aussi de rapatriement de capitaux (bénéfices et amortissements). Leurs politiques économiques et financières influent ainsi sur la balance de paiements des pays en développement, en positif ou en négatif (investissements nouveaux, réinvestissements sur place, ou rapatriement des bénéfices et vente des actifs). Tout en orientant les activités de ces entreprises pour les faire participer aux plans de développement (code national d’investissement), les pouvoirs publics des pays en développement établiront des conventions avec les entreprises pour préciser leurs obligations réciproques, spécialement en ce qui concerne les flux de capitaux et la fiscalité. Les entreprises multinationales disposent d’un large pouvoir économique, financier, technologique. Leurs stratégies débordent et traversent les nations. Elles doivent participer aux solutions d’allégement de la dette des pays en développement. Acteurs économiques et financiers dans le champ international, elles sont appelées à la coresponsabilité et à la solidarité, par-delà leurs intérêts propres.

Enfin, il faut aussi parler des responsabilités des organisations financières multilatérales.

Les organisations internationales doivent contribuer à résoudre la crise de l’endettement ; éviter un effondrement généralisé du système financier international ; aider les peuples, spécialement les plus démunis, à lutter contre l’extension de la pauvreté et ainsi promouvoir la paix.

Les organisations financières multilatérales (F.M.I., Banque mondiale, banques régionales) soutenues, en particulier, par les États membres puissants économiquement et financièrement, doivent être animées d’un esprit de justice, de solidarité au service de tous et de compréhension réciproque ; accorder la priorité aux hommes et à leurs besoins, par-delà les contraintes et les techniques financières ; respecter la dignité et la souveraineté de chaque nation au sein de l’interdépendance économique et dans un esprit de solidarité consentie ; intensifier la représentation des pays en voie de développement et leur participation aux grandes décisions économiques internationales qui les concernent ; coordonner leurs efforts et leurs pratiques ; se concerter avec les autres acteurs financiers internationaux et les pays endettés.

Elles doivent prendre en considération ces quelques points particuliers: examiner, de façon ouverte et adaptée à chaque pays en développement, les « conditions » posées par le F.M.I. pour les prêts, intégrer la composante humaine dans la « surveillance accrue » sur la mise en œuvre des mesures d’ajustement et sur les résultats obtenus ; encourager de nouveaux capitaux, publics et privés, à financer les projets prioritaires pour les pays en développement ; favoriser le dialogue entre créanciers et débiteurs pour un rééchelonnement des dettes et un allégement des montants portant sur une et, si possible, sur plusieurs années ; prévoir des dispositions spéciales pour remédier aux difficultés financières venant de catastrophes naturelles, de variations excessives des prix des matières premières indispensables (agricoles, énergétiques, minières), de fluctuations brusques des taux de change ; susciter une meilleure coordination des politiques économiques et monétaires des pays industrialisés, en favorisant celles qui auront des incidences plus favorables aux pays en développement ; explorer les problèmes nouveaux, d’aujourd’hui et de demain, pour envisager déjà des solutions qui tiennent compte des évolutions très diversifiées des économies nationales et des chances d’avenir de chaque pays. Cette prévision, difficile et nécessaire, est une responsabilité de tous à l’égard des générations futures mais elle permettra de prévenir la montée de situations conflictuelles graves.

Enfin, il sera indispensable de veiller au choix et à la formation de tous ceux qui travaillent dans les organisations multilatérales et participent aux analyses des situations, aux décisions et à leur exécution. Ils ont, collectivement et individuellement, une responsabilité importante. Le danger existe d’en rester aux approches et à des solutions trop théoriques et techniques, voire bureaucratiques, alors que sont en jeu des existences humaines, le développement des peuples, la solidarité entre les nations. La compétence économique est indispensable, ainsi que la sensibilité aux autres cultures et une expérience concrète et vécue des hommes et de leurs besoins. A ces qualités humaines s’ajoutera, pour mieux les fonder, une conscience vive de la solidarité et de la justice internationale à promouvoir.

Pour remplir ce programme, il est indispensable que les populations concernées aient confiance. La confiance est nécessaire pour susciter le consensus national, accepter le partage des sacrifices et assurer, par là, la réussite des programmes de redressement. La confiance sera renforcée si l’on réorganise quelque peu l’aide internationale (adaptation et élargissement des missions, accroissement des moyens d’action, participation effective de tous aux décisions, contribution aux objectifs de développement, priorité aux besoins des populations les plus pauvres) et si les motifs de décisions sont bien le désintéressement et le service des autres.

En conclusion, il est urgent et indispensable, dans l’intérêt de tous et surtout de ceux qui souffrent, de susciter un nouveau et vaste plan de coopération et d’assistance des pays industrialisés au profit des pays en voie de développement.


1. PP 54. Paul VI insiste pour qu’un dialogue s’établisse entre tous les partenaires : « Ce dialogue entre ceux qui apportent les moyens et ceux qui en bénéficient permettra de mesurer les apports, non seulement selon la générosité et les disponibilités des uns, mais aussi en fonction des besoins réels et des possibilités d’emploi des autres. les pays en voie de développement ne risqueront plus dès lors d’être accablés de dettes dont le service absorbe le plus clair de leurs gains. Taux d’intérêt et durée des prêts pourront être aménagés de manière supportable pour les uns et pour les autres, équilibrant les dons gratuits, les prêts sans intérêt ou à intérêt minime et la durée des amortissements. Des garanties pourront être données à ceux qui fournissent les moyens financiers, sur l’emploi qui en sera fait selon le plan convenu et avec une efficacité raisonnable, car il ne s’agit pas de favoriser paresseux et parasites. Et les bénéficiaires pourront exiger qu’on ne s’ingère pas dans leur politique, qu’on ne perturbe pas leur structure sociale. »
2. SRS 19.
3. DC, n° 1934, 15 février 1987, pp. 197-205.

⁢c. Le logement

Brièvement, Jean-Paul II attire notre attention sur ce « grave problème » dû, en partie à l’urbanisation. « Il doit être considéré, écrit-il, comme le signe et la synthèse de toute une série d’insuffisances économiques, sociales, culturelles ou simplement humaines ». Lui aussi porte préjudice au développement des peuples.⁠[1]

Le Saint Père nous renvoie de nouveau à la Commission pontificale « Iustitia et pax » qui, à l’occasion de l’année internationale du logement pour les sans-abri, a publié le document « qu’as-tu fait de ton frère sans abri ? L’Église et le problème de l’habitat ».⁠[2]

Que nous dit-il ?

Il s’agit d’une une situation universelle dramatique. En 1988, on estimait que mille millions de personnes n’avaient pas un logement digne et que cent millions manquaient littéralement de toit, soit qu’elles n’aient pas les moyens d’acquérir ou de louer un logement existant, soit qu’il n’y ait pas de logement disponible ou digne.

Il faut donc analyser ce phénomène.

On distingue trois sortes de sans-abri ou de mal logés : les victimes de problèmes personnels, pour qui la solution ne réside pas dans le seul octroi d’un refuge ou d’un logement ; les couples de fiancés qui voudraient se marier et ne peuvent rapidement et facilement trouver un logement digne, ce qui est préjudiciable à l’engagement matrimonial, à la natalité et à la vie commune dans son ensemble ; enfin, les marginalisés installés dans des demeures précaires et improvisées. C’est le problème le plus urgent et le plus grave.

Cette situation n’est pas un phénomène isolé.

Certes, le manque de logement peut être le fruit d’une conjoncture due à un problème personnel ou à un échec familial, mais il doit surtout être envisagé comme une crise structurelle aux causes multiples.

Parmi les causes immédiates, on peut citer le chômage, les salaires trop bas et les prix élevés du marché de l’habitation, l’accroissement de la population ou son vieillissement, l’exode rural et l’urbanisation accélérée, qui créent des mégapoles dépourvues de l’infrastructure nécessaire.

Epinglons aussi les politiques inadéquates ou insuffisantes : les véritables priorités n’ont pas toujours été respectées, l’instabilité politique a provoqué l’exode de réfugiés qui vivent dans des camps ; des populations entières sont déplacées pour servir des projets économiques et politiques d’une inspiration idéologique douteuse ; des villes ont été découpées de force en zones raciales.

Mais on ne peut passer sous silence une cause plus radicale. Il s’agit de la distribution injuste des biens et de la faille qui s’installe entre les riches et les pauvres dans une société ou entre nations.

Ici aussi, quels sont les principes en cause ?

La « maison » est une condition nécessaire pour que l’être humain puisse venir au monde, grandir, se développer, pour qu’il puisse travailler, éduquer et s’éduquer, pour que puisse se bâtir cette union plus profonde et fondamentale que l’on nomme la « famille ». La « maison » n’est donc pas un bien purement matériel, mais un bien qui concerne la personne humaine dans ses dimensions sociales, affectives, culturelles et religieuses⁠[3].

Dans la mesure où sans un « toit », il est impossible de mener une vie digne, et même parfois de subsister, il s’agit d’un bien fondamental qui découle d’un besoin primaire, auquel se joignent d’autres besoins qui en découlent.

Un tel bien social primaire ne peut être considéré simplement comme une affaire de « marché » et l’on peut affirmer un droit universel au logement décent.

Dès lors, sans faute directe, toute personne ou famille sans logement est victime d’une déficience juridique, d’une injustice structurelle introduite et entretenue par des injustices personnelles. Mais cette injustice est aussi en elle-même un phénomène autonome et indépendant, possédant un dynamisme intérieur désordonné et injuste qui lui est propre.

Quelles solutions envisager ?

Dans certaines grandes villes, le nombre de logements inoccupés suffirait à accueillir la plupart des sans-abri. Les autorités publiques doivent établir des normes réglant une juste distribution des logements. Ce qui ne signifie pas que l’État peut se réserver le monopole exclusif de la construction et de la distribution des logements. Une telle pratique laisserait subsister de graves problèmes de logement.

Toute pratique spéculative, qui détourne l’usage de la propriété de sa fonction au service de la personne humaine, doit être considérée comme un abus.

Dans le cas de logements vétustes ou délabrés qui portent préjudice au locataire et que le propriétaire n’arrive pas à valoriser, une politique est nécessaire pour promouvoir le droit d’une des parties sans créer de dommage disproportionné à l’autre.

Dans les grandes mégapoles, des gens, souvent poussés par le désespoir, établissent des logements abusifs sur les terrains d’autrui. Le déplacement forcé ou la destruction des campements ne sont pas des solutions adéquates. Chacun a droit à un logement décent et il s’agit d’étudier sérieusement les racines mêmes de toute migration interne.

Légitime en droit, le recours à l’expulsion judiciaire pose une série d’interrogations éthiques lorsqu’il touche des personnes qui n’ont vraiment pas d’autre logement.

Chaque famille a besoin de la garantie d’une certaine sécurité, même en matière de logement.

Il faut mettre en œuvre des mesures audacieuses de politique des loyers et des programmes de planification locale qui garantissent à la population un milieu favorable au développement éducatif, sanitaire, culturel et religieux de tous.

Tout le monde est invité à participer à cet effort même sans attendre l’autorité publique. Les gens dépourvus de logement ont intérêt à défendre eux-mêmes leurs droits dans des associations de base.

Quant aux nomades traditionnels, ils ont le droit de disposer de lieux adaptés à leurs circonstances de vie, où ils puissent jouir de certains services primaires et assurer le développement intégral de leurs enfants.

Il s’agit donc de nouer avec ces personnes itinérantes des liens d’amitié et de solidarité, et de mettre en œuvre une plus grande compréhension de leur culture et de leurs problèmes spécifiques.

En fin de compte, le problème des sans-abri et la crise du logement ne sont que la conséquence d’une cause plus profonde, à laquelle il faut porter remède par une transformation économique, politique et sociale, qui permette à chacun d’accéder à un logement décent, principal facteur du progrès humain.


1. SRS 17.
2. OR, 9 février 1988, pp. 8-11.
3. De même, il est injuste d’éliminer dans certaines planifications urbaines la possibilité d’établir un lieu de culte, où les groupes religieux puissent se réunir.

⁢d. La mer

Dans son encyclique, Jean-Paul II n’évoque pas cette question⁠[1] que la Commission pontificale « Iustitia et pax » a abordée dès1977.⁠[2]

Il s’agit d’y réfléchir à la lumière de la doctrine traditionnelle de l’Église sur la destination universelle des biens et le droit de propriété.

Face aux difficultés économiques du Nord et du Sud, l’espace marin offre, par ses richesses immenses, des perspectives intéressantes pour le développement. Mais pour éviter à l’avenir des conflits et des dévastations, on ne peut plus se contenter des réglementations mineures actuellement appliquées à la haute mer.

On ne peut pas non plus souhaiter l’extension des souverainetés des pays côtiers. En effet, cette solution élargirait le champ des rivalités, profiterait aux pays favorisés par la nature (accès à la côte et longueur du littoral) et serait préjudiciable à la recherche scientifique et à la solidarité entre les peuples.

Quelles solutions envisager ?

Les Nations-Unies en proposent une.

Dès les années 70, les Nations-Unies préconisèrent de déclarer la haute mer « patrimoine commun de l’humanité ». Cette solution implique que l’espace marin échappe aux affrontements des souverainetés nationales ; qu’il ne serve qu’à des usages pacifiques ; que les océans servent à tous et d’abord aux plus pauvres (par le partage des bénéfices financiers et autres) ; que l’on mette en place des structures régionales de solidarité internationale. Par le fait même, on préserverait, pour l’avenir, une richesse naturelle et le concept de « patrimoine commun » ainsi expérimenté pourrait s’étendre à d’autres domaines.

L’application de cette solution fut limitée par l’extension de la territorialité des pays côtiers sur la partie la plus utile de l’espace marin (1/3). Le principe du patrimoine commun ne fut retenu que pour le fond et le sous-sol des deux tiers restants, à l’exclusion de la colonne d’eau qui demeure sous le régime traditionnel de la liberté.

En fait, les structures et autorités nécessaires à la gestion du patrimoine commun n’étaient pas prêtes, car les problèmes sont complexes. En même temps, l’urgence des situations incite les intéressés à recourir aux anciennes solutions plus familières : souveraineté nationale et propriété exclusive.

Les pays développés y trouvent leur compte et les pays pauvres bordés par la mer aussi, dans la mesure où ils se réservent un patrimoine à exploiter plus tard et un moyen de négociation avec des nations plus avancées.

Devant ces obstacles, certains ont préconisé de remplacer la notion de souveraineté géographique par celle de souveraineté fonctionnelle couvrant telle ou telle activité. Mais cette perspective n’est guère convaincante et demande des études plus précises.

La proposition de l’Église.

La réflexion chrétienne n’estime pas nécessairement heureuse l’idée suivant laquelle la notion d’appropriation particulière devrait progressivement disparaître pour laisser place à la notion de patrimoine commun. En effet, le projet de planification et de gestion supranationales risque d’engendrer une technocratie internationale lourde et compliquée, et finalement de rendre inopérante la base démocratique sur laquelle il veut se fonder.

L’enseignement de l’Église, au lieu d’opposer les deux notions de patrimoine commun et d’appropriation particulière, les réconcilie grâce à une troisième notion qui les commande toutes les deux : il s’agit du principe de la « destination universelle des biens ». La mise en œuvre de ce principe s’opère à travers les voies complémentaires que sont l’appropriation particulière et la possession commune, toujours subordonnées au principe supérieur.

Chacune de ces deux voies est susceptible de formes multiples, toujours révisables en fonction des situations changeantes. Ainsi le principe de contiguïté géographique est-il utile mais non absolu, car il se base sur une situation et non sur des prémisses éthiques. Mais dans le même esprit, l’aspiration des pays pauvres, notamment à une appropriation particulière n’est pas incompatible avec la perspective d’un patrimoine géré en commun. L’équilibre entre les deux types ne peut évidemment résulter que de confrontations et d’engagements libres de pays reconnus dans leur personnalité propre et dotés d’un véritable pouvoir contractuel.


1. Il en a parlé ailleurs. Par exemple : Aux participants du Congrès mondial de l’apostolat de la mer, 27 octobre 1982, in OR 23 novembre 1982, p. 15 ; Discours aux gens de la mer, St jacques de Compostelle (Espagne), 9 novembre 1982, in OR, 30 novembre 1982, pp. 17-18 ; Avec le monde de la mer, 12 août 1984, in OR 21 août 1984, p. 5 ; Avec les pêcheurs, Flatrock (Canada), 12 septembre 1984, in OR 25 septembre 1984, pp. 1 et 4 ; A la cérémonie des « noces de la mer », Cervia (Italie), 11 mai 1986, in OR 3 juin 1986, p. 22 ; Aux travailleurs portuaires et aux marins, Civitavecchoia (Italie), 19 mars 1987, in OR 7 avril 1987, p.7. On peut aussi lire IZAN Michel, Rencontre régionale de l’apostolat de la mer, Abidjan (Côte-d’Ivoire), du 28 avril au 1er mai 1981, in OR 16 juin 1981.
2. La destination universelle des biens, A propos de la Conférence du droit de la mer, Cité du Vatican, 1977 et 1982.

⁢e. L’espace

De même, à qui l’espace appartient-il ?

Le principe de la « destination universelle des biens » est applicable ici aussi. L’espace appartient à toute l’humanité, pour le profit de tous.⁠[1]

De même que la propriété privée doit être distribuée de telle sorte que les êtres humains reçoivent une part adéquate des biens de la terre, de même l’occupation de l’espace par des satellites et d’autres appareils doit être réglée par de justes accords et des pactes internationaux qui permettront à toute la famille humaine d’en jouir et d’en user.

Exactement comme les biens de la terre ne sont pas seulement réservés à l’usage privé, mais doivent être aussi utilisés pour le bien du voisin, de même l’espace ne doit jamais être réservé au bénéfice exclusif d’un pays ou d’un groupe social. Les questions inhérentes à l’utilisation de l’espace doivent être étudiées par les juristes et recevoir une solution correcte des gouvernements.

A quoi peut servir l’espace ?

Grâce à l’emploi des satellites, on pourra travailler à éliminer l’analphabétisme et à diffuser une culture qui favorisera vraiment partout le développement de l’homme, dans le respect des traditions, en évitant tout colonialisme culturel ou idéologique et dans un esprit de dialogue.

La technologie spatiale peut également fournir des informations utiles pour le développement de l’agriculture, le contrôle de la situation forestière, l’évaluation de l’état de certaines zones ou de la terre entière. Elle permet la mise au point de programmes particuliers ou globaux pour résoudre des situations concrètes.


1. Cf. JEAN-PAUL II, Aux savants réunis à l’Académie pontificale des sciences, 2 octobre 1984, in OR 16 octobre 1984, p. 2 et OR 27 novembre 1984, pp. 4-5.

⁢v. Benoît XVI

Un peu plus de quarante ans après Populorum progressio, Benoît XVI revient sur le problème du « développement humain intégral dans la charité et dans la vérité »[1]

Fort opportunément, Benoît XVI rappelle tout d’abord le lien de cette encyclique avec la Tradition de l’Église, le Concile, l’enseignement de Paul VI et de ses successeurs en soulignant qu’il y a « un unique enseignement, cohérent et en même temps toujours nouveau », un enseignement au « caractère à la fois permanent et historique »[2].

Benoît XVI relie aussi sa réflexion à ses propres développements théologiques antérieurs.

Tout d’abord, à sa catéchèse sur la théologie de l’histoire de saint Bonaventure⁠[3] à laquelle il avait consacré sa seconde thèse doctorale en 1955. Il écrit que « pour saint Bonaventure, le Christ n’est plus, comme il l’avait été pour les Pères de l’Église, la fin, mais le centre de l’histoire ; avec le Christ, l’histoire ne finit pas, mais une nouvelle période commence ». Benoît XVI en tire cette conséquence : « Jusqu’à ce moment dominait l’idée que les Pères de l’Église avaient été le sommet absolu de la théologie ; toutes les générations suivantes ne pouvaient être que leurs disciples. Saint Bonaventure reconnaît lui aussi les Pères comme des maîtres pour toujours, mais le phénomène de saint François lui donne la certitude que la richesse de la parole du Christ est intarissable et que chez les nouvelles générations aussi peuvent apparaître de nouvelles lumières. le caractère unique du Christ garantit également des nouveautés et un renouveau pour toutes les périodes de l’histoire. » L’histoire est donc un chemin de progrès : « les œuvres du Christ ne reculent pas, ne manquent pas, mais elles progressent ».⁠[4] Ce progrès intellectuel et spirituel d’abord n’est pas automatique. Il est tributaire d’une meilleure connaissance de la parole de Dieu, d’un bon usage de la raison et de la recherche de l’amour. Cette vision lui permet de justifier, à la suite de Paul VI⁠[5], que « le développement intégral de l’homme est d’abord une vocation »[6] et d’insister : « le progrès, dans son apparition et dans son essence, est une vocation ». Le développement naît « d’un appel transcendant » et « est incapable de se donner par lui-même son sens propre ultime ».⁠[7] La vocation « suppose la liberté responsable »[8] et exige qu’on respecte la vérité du développement intégral de l’homme qui ne se manifeste pleinement à lui-même que dans le Christ.⁠[9]

Cette conception révèle que le sous-développement n’est ni « le fruit du hasard » ni la conséquence « d’une nécessité historique » mais relève de la responsabilité des hommes.⁠[10] Elle exclut aussi l’idéologie technocratique comme l’idéologie de la « décroissance »⁠[11] et montre que le développement est profondément lié à l’évangélisation.⁠[12] Enfin, le développement comme vocation implique au plus haut point la charité qui mobilise la volonté éclairée d’une pensée droite, la charité qui nous vient de Dieu et qui seule peut créer la fraternité.⁠[13]

Benoît XVI s’appuie bien sûr sur la vision de Dieu qu’il nous a offerte dans Deus caritas est[14] et nous éclaire sur notre vocation et la source de l’amour ainsi que sur sa vraie nature. On se souvient des « inclinations naturelles » décrites par saint Thomas⁠[15]. Pour le « docteur angélique », la loi naturelle qui est « une participation de la loi éternelle dans la créature raisonnable »[16] s’exprime tout d’abord par une inclination fondamentale au bien, un précepte ou un principe qui nous pousse à rechercher le bien et éviter le mal⁠[17]. Ce mot « inclination » est particulièrement intéressant. Le dictionnaire (R) le définit comme un « mouvement affectif spontané orienté vers un objet ou une fin » et spécialement comme « un mouvement qui porte à aimer quelqu’un ». On pourrait dire que Benoît XVI, est plus radical et plus rapide que saint Thomas. Alors que l’illustre théologien suit un long chemin logique pour aboutir à l’inclination au bien et autres inclinations qu’elle englobe, Benoît XVI affirme d’emblée la présence en nous de l’eros tel que les Grecs païens le concevaient et que nous pourrions, avec le langage de Thomas, considérer comme l’inclination fondamentale. Benoît XVI ne dit-il pas que « l’amour entre homme et femme, dans lequel le corps et l’âme concourent inséparablement et dans lequel s’épanouit pour l’être humain une promesse de bonheur qui semble irrésistible, apparaît comme l’archétype de l’amour par excellence ». Benoît XVI précise qu’Eros sera célébré « comme force divine, comme communion avec le Divin »[18]. Mais, pour nous conduire au-delà de nous-mêmes, « eros », pour ne pas corrompre, dévoyer, ce qu’il a de meilleur, a besoin de renoncement, de purification, de guérison. C’est pourquoi, dans la littérature biblique, dans le Cantique des cantiques, notamment, la traduction grecque n’emploiera pas le mot « eros » mais le mot « agapè » qui désigne un amour qui prend soin de l’autre, qui cherche le bien de l’autre et qui est même prêt au sacrifice de soi. Il n’empêche qu’eros et agapè ne sont jamais complètement séparés. Chez Dieu, l’eros est en même temps et parfaitement agapè.

Cet eros qui se veut agapè, dans la mesure où il le devient de plus en plus, est source de développement et de progrès. Cette transformation ne peut se faire sans le Dieu biblique eros-agapè qui a été et est le premier à aimer, à nous aimer gratuitement et jusqu’au pardon. Notre réponse à cet amour est aussi d’aimer, d’aimer de plus en plus comme Dieu, dans une communion de volonté et de pensée à tel point que la volonté de Dieu devient ma volonté.⁠[19] Dieu peut me commander d’aimer puisque l’amour m’a été d’abord donné et que cet amour correspond à ma nature, à l’eros qui est en moi et qui cherche à devenir agapè. Amour de Dieu et amour du prochain sont donc inséparables et s’appellent mutuellement⁠[20]. Aimé, je suis invité à aimer, à aimer celui qui a besoin de moi et que je peux aider. Celui-ci est mon prochain comme le montre la parabole du Bon samaritain d’autant plus que ce pauvre, que tout pauvre est identifié au Christ.⁠[21] Cet amour du prochain est possible : en Dieu et avec Dieu, je peux aimer la personne que je n’apprécie pas, une personne que je peux considérer dans son intégralité, regarder comme le Christ la regarde, la voir image de Dieu. Arrivé là, je ne suis plus, évidemment, au niveau du sentiment, de l’eros primitif. Il est clair aussi que, hors de l’intimité avec Dieu, je ne verrai dans l’autre que l’autre et non l’image de Dieu. Et inversement, sans attention à l’autre, que je sois pieux, assidu à mes devoirs religieux, ma relation à Dieu se dessèchera.

Benoît XVI rappelle enfin que, pour l’Église, la charité, à côté du service de la Parole et des sacrements, n’est pas « une sorte d’activité d’assistance sociale qu’on pourrait aussi laisser à d’autres, mais elle appartient à sa nature, elle est une expression de son essence même, à laquelle elle ne peut renoncer » même si la charité (agapè) dépasse les frontières de l’Église.⁠[22]

Pourquoi s’attarder à cet approfondissement théologique antérieur à CV ? Parce qu’il parcourt en filigrane toute l’encyclique CV. Pour comprendre le pourquoi et le comment de l’amour. Mais aussi comment notre eros peut devenir de plus en plus agapè. Comment il est possible d’aller de cette manière là vers l’autre. Pour comprendre ce qui est en nous, ce qui nous pousse à non seulement à être plus qui nous sommes et aller vers l’autre pour qu’il soit toujours plus qui il est, comment nous allons vers l’autre, pourquoi et comment nous devons aller vers l’autre. Dans CV, Benoît XVI conclura son encyclique en écrivant que « sans Dieu, l’homme ne sait où aller et ne parvient même pas à comprendre qui il est. Face aux énormes problèmes du développement des peuples qui nous pousserait presque au découragement et au défaitisme, la parole du Seigneur Jésus-Christ vient à notre aide en nous rendant conscients de ce fait que : « Sans moi, vous ne pouvez rien faire » (Jn 15, 5) ; elle nous encourage : « Je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde » (Mt 28, 20). […] La plus grande force qui soit au service du développement, c’est donc un humanisme chrétien, qui ravive la charité et se laisse guider par la vérité, en accueillant l’une et l’autre comme des dons permanents de Dieu. L’ouverture à Dieu entraîne l’ouverture aux frères et à une vie comprise comme une mission solidaire et joyeuse. »[23]Jean -Paul II ne disait-il pas déjà dans l’encyclique Centesimus annus « qu’il n’existe pas de véritable solution de la « question sociale » hors de l’Évangile et que, d’autre part, les « choses nouvelles » peuvent trouver en lui leur espace de vérité et la qualification morale qui convient. » ⁠[24]

Autrement dit encore, pas de développement intégral, pas de paix non plus, sans évangélisation concomitante.⁠[25] A ce niveau, il est inutile de revenir encore sur les idéologies qui s’affrontent sur le terrain du développement.

d’une certaine manière, l’essentiel est dit dans l’introduction et la conclusion de l’encyclique, les différents chapitres étant des illustrations et autant de confirmations de cette vérité centrale: « L’homme contemporain doit choisir entre une raison et un monde organisés de manière immanente, fermés sur eux-mêmes, et une raison et un monde ouverts à la transcendance et aux valeurs promues par le Christ qui, seules, peuvent garantir un développement intégral respectueux de l’homme. »[26] Le développement de la personne dans toute sa complexité, dans tous les aspects de son existence, est une vocation. L’homme est appelé par le Christ à grandir, à faire croître en lui toutes les potentialités de son humanité l’humanité et il ne peut le faire en se fermant à la transcendance : « Dieu est le garant du véritable développement de l’homme, dans la mesure où, l’ayant créé à son image, Il en fonde aussi la dignité transcendante et alimente en lui la soif d’« être plus ». »[27]

Chacun des chapitres va tâcher de nous en convaincre même au travers du panorama du monde actuel et des ses problèmes auquel se livre Benoît XVI à l’instar de ses prédécesseurs.

Toutefois, le chapitre qui a le plus interpellé les commentateurs est le chapitre 3.

Il semblait nécessaire aujourd’hui, vu l’ampleur des problèmes et leur mondialisation, d’ajouter une page à cette doctrine qui, de Léon XIII à Jean-Paul II a éveillé le monde à la justice sociale. Benoît XVI, rappelle que « la justice se rapporte à toutes les phases de l’activité économique »[28] et précise que le mot « justice » ne renvoie pas simplement à la justice dite commutative qui règle les échanges mais aussi à la justice distributive et à la justice sociale⁠[29] mais il met en lumière un nouveau paramètre qui est celui du don, de la gratuité, de la communion qui introduit une nouvelle logique qui n’exclut en rien la justice ni ne s’y juxtapose. Au contraire, dira-t-il, « sans la gratuité on ne parvient même pas à réaliser la justice ».⁠[30]

Tâchons de préciser ce que Benoît XVI entend par « économie du don ». Les mots « don », et « gratuité » paraissent saugrenus dans le contexte d’une réflexion sur l’économie dont le maître-mot semble être le profit. Mais Benoît XVI se justifie de nouveau théologiquement en rappelant tout d’abord que « l’être humain est fait pour le don ; c’est le don qui exprime et réalise sa dimension de transcendance ».⁠[31]

Trop souvent, nos contemporains pensent être les seuls auteurs d’eux-mêmes, de leur vie et de la société oubliant qu’ils sont marqués en eux-mêmes et dans toutes leurs activités par le péché des origines.⁠[32] Ils estiment qu’ils pourront par leurs propres forces vaincre les difficultés, les déviations, les égoïsmes, les malversations, les injustices. Or l’espérance⁠[33], la charité⁠[34] et la vérité⁠[35] sont des dons gratuits qui, pour ainsi dire, « s’imposent » à l’être humain⁠[36] et sont seuls capables de construire une communauté vraiment universelle et fraternelle. Benoît XVI précise « d’une part, que la logique du don n’exclut pas la justice et qu’elle ne se juxtapose pas à elle dans un second temps et de l’extérieur et d’autre part, que si le développement économique, social et politique veut être authentiquement humain, il doit prendre en considération le principe de gratuité comme expression de fraternité. »[37] La gratuité n’est pas un complément à la justice qui serait prioritaire, aujourd’hui, « sans la gratuité on ne parvient même pas à réaliser la justice. »[38] La gratuité « répand et alimente la solidarité » qui nous fait sentir responsable de tous, « pour la justice et le bien commun ». C’est là « une forme concrète et profonde de démocratie économique ».⁠[39]

Dans le fond, Benoît XVI développe et précise ce que Jean-Paul II insinuait dans Centesimus annus. Dans cette encyclique, après avoir évoqué, dans un tableau saisissant, la marginalisation du Tiers-Monde, Jean-Paul II rappelait que si le marché libre apparaît comme « l’instrument le plus approprié pour répartir les ressources et répondre efficacement aux besoins », tous les besoins ne sont pas solvables et qu’« avant même la logique des échanges à parité et des formes de la justice qui les régissent, il y a un certain dû à l’homme parce qu’il est homme, en raison de son éminente dignité ». De même, si le profit est « un indicateur du bon fonctionnement de l’entreprise », « un régulateur » il « n’est pas le seul indicateur de l’état de l’entreprise » ni le seul régulateur. Le profit n’est pas le seul but de l’entreprise. Celle-ci est d’abord une « communauté de personnes qui, de différentes manières, recherchent la satisfaction de leurs besoins fondamentaux et qui constituent un groupe particulier au service de la société tout entière ». Il faut donc tenir compte « d’autres facteurs humains et moraux ». Il y a donc dans la vie économique des éléments qui ne relèvent ni de la solvabilité ni du profit, des éléments « gratuits » mais fondamentaux indispensables. C’est pourquoi, continuait Jean-Paul II, « il convient que les pays les plus puissants donnent aux plus pauvres des possibilités d’insertion dans la vie internationale ». il ajoutait encore à propos de la dette extérieure des pays les plus pauvres que s’il est juste qu’une dette soit payée, « il n’est pas licite de demander et d’exiger un paiement quand cela reviendrait à imposer en fait des choix politiques de nature à pousser à la faim et au désespoirs des populations entières. » Et donc, « dans ces cas, il est nécessaire -comme du reste cela est en train d’être partiellement fait- de trouver des modalités d’allègement, de report ou même d’extinction de la dette, compatibles avec le droit fondamental des peuples à leur subsistance et à leur progrès ». Il s’agit, ici aussi, de don et de gratuité. Le mérite de Benoît XVI est d’avoir approfondi et élargi cette voie.

Si l’on essaie maintenant de comprendre en profondeur ce lien entre don, gratuité, solidarité, et responsabilité, nous allons découvrir plusieurs auteurs, qui dans leur commentaire de ce fameux chapitre 3 de l’encyclique de Benoît XVI renvoient à l’œuvre du sociologue et anthropologue Marcel Mauss⁠[40] et à son livre Essai sur le don[41]. Etudiant à la suite d’autres chercheurs comme le célèbre Bronislaw Malinowski⁠[42] le rôle du don dans les sociétés primitives ou archaïques⁠[43], il constate que les actions de donner, recevoir et rendre sont non seulement liées mais fondamentales dans ces sociétés⁠[44] qui pourtant connaissent le marché qui est, selon l’auteur, un « phénomène humain qui […] n’est étranger à aucune société connue ». Pour l’auteur, c’est le don qui est à la base de toute la vie économique : « le don entraîne nécessairement la notion de crédit. L’évolution n’a pas fait passer le droit de l’économie du troc à la vente et celle-ci du comptant au terme. C’est sur un système de cadeaux donnés et rendus à terme que se sont édifiés d’une part le troc, par simplification, par rapprochements de temps autrefois disjoints, et d’autre part, l’achat et la vente, celle-ci à terme et au comptant et aussi le prêt. »[45] Le but de l’auteur, on le devine, n’est pas purement archéologique car il envisage de réfléchir à partir de « cette morale » et de « cette économie » à « la crise de notre droit et la crise de notre économie ».⁠[46]

Donner, recevoir et rendre sont ce qu’il appelle des « prestations totales de type agonistique ».⁠[47] Totales parce qu’elles impliquent des collectivités comme des personnes et qu’elles ne concernent pas simplement les biens matériels⁠[48]. De plus, et ceci est important, « présenter quelque chose à quelqu’un, c’est présenter quelque chose de soi » et si l’on rend, c’est parce qu’« accepter quelque chose de quelqu’un, c’est accepter quelque chose de son essence spirituelle, de son âme ».⁠[49] En fait, « on se donne en donnant, et, si on se donne, c’est qu’on se « doit » -soi et son bien- aux autres »[50]. Ces prestations sont dites de « type agonistique » car il s’agit de régler ainsi les tensions : « refuser de donner, négliger d’inviter, comme refuser de prendre, équivaut à déclarer la guerre ; c’est refuser l’alliance et la communion. »[51] Dans ces prestations obligatoires, les dieux sont impliqués puisque tout leur appartient⁠[52] et qu’il faut aussi se les concilier. Le but est donc « avant tout moral, l’objet en est de produire un sentiment amical »[53].

Après avoir établi l’importance du don dans les sociétés primitives ou archaïques, l’auteur cherche et trouve la confirmation de sa thèse dans l’étude du droit de quelques grandes sociétés : droits romain ancien, hindou classique, germanique, celtique et chinois.⁠[54]

Ainsi conforté, il étend ses observations à « nos sociétés » qui sont, rappelons-nous, des sociétés en crise grave à l’époque où le livre est écrit et nous offre des « conclusions de morale »[55], « de sociologie économique et d’économie politique »[56] et « de sociologie générale et de morale »[57]. Pour faire bref, il remarque, d’une part, que l’on conserve dans nos mœurs⁠[58] et aussi dans nos législations⁠[59] l’empreinte de cette pratique « donner-recevoir-rendre », de ce « système des prestations totales » qui « constitue le plus ancien système d’économie et de droit que nous puissions constater et concevoir ».⁠[60] Mais, d’autre part, il reconnaît que, par contre, « toute une partie du droit, droit des industriels et des commerçants, est, en ce temps, en conflit avec la morale »[61], que « cette économie de l’échange-don loin de rentrer dans les cadres de l’économie soi-disant naturelle, de l’utilitarisme »[62]: « nos sociétés d’Occident […] ont, très récemment, fait de l’homme un « animal économique ». »[63] « Il a fallu la victoire du rationalisme et du mercantilisme pour que soient mises en vigueur et élevées à la hauteur de principes, les notions de profit et d’individu. »[64]

L’auteur déplore donc le « rationalisme économique » qui fait de l’homme « une machine, compliquée d’une machine à calculer ».⁠[65]

qu’espère-t-il ? Non pas revenir simplement à un système économique archaïque, de la disette ou de la pénurie, ce qui serait un contre-sens, mais à un système économique qui, comme à l’époque archaïque, est un système total, qui prend en compte un homme dans ses composantes, des « êtres totaux et non divisés en facultés », dit-il⁠[66], un homme intégral⁠footnote:, dit-on dans l’enseignement de l’Église, personnel et social, travailleur et créatif, responsable et généreux, corporel et spirituel, etc..⁠[67] « A notre sens, écrit Mauss, ce n’est pas dans le calcul des besoins individuels qu’on trouvera la méthode la meilleure économie. Nous devons, je le crois, même en tant que nous voulons développer notre propre richesse, rester autre chose que de purs financiers, tout en devenant de meilleurs comptables et de meilleurs gestionnaires. la poursuite brutale des fins de l’individu est nuisible aux foins et à la paix de l’ensemble, au rythme de son travail et de ses joies et -par l’effet en retour - à l’individu lui-même. »[68] « Il faut, précise-t-il, revenir à des mœurs de « dépense noble ». Il faut que, comme en pays anglo-saxon, comme en tant d’autres sociétés contemporaines, sauvages et hautement civilisées, les riches reviennent -librement et aussi forcément - à se considérer comme des sortes de trésoriers de leurs concitoyens. les civilisations antiques - dont sortent les nôtres - avaient le jubilé, les autres les liturgies, chorégies et triérarchies, les syssities (repas en commun), les dépenses obligatoires de l’édile et des personnages consulaires. on devra remonter à des lois de ce genre. Ensuite il faut plus de souci de l’individu, de sa vire, de sa santé, de son éducation - chose rentable d’ailleurs - de sa famille et de l’avenir de celle-ci. il faut plus de bonne foi, de sensibilité, de générosité dans les contrats de louage de services, de location d’immeubles, de vente de denrées nécessaires. et il faudra bien qu’on trouve le moyen de limiter les fruits de la spéculation et de l’usure. »[69] Il est clair que la réforme envisagée est à la fois morale et politique, le fruit d’une politique qui ne se coupe pas de la morale. De plus, l’invitation lancée aux riches, invitation libre (morale) et forcée (politique) à utiliser leurs richesses pour les autres, à donner, n’est pas une invitation à l’assistanat⁠[70] car, ajoute immédiatement l’auteur, « cependant. il faut que l’individu travaille. il faut qu’il soit forcé de compter sur soi plutôt que sur les autres. d’un autre côté, il faut qu’il défende ses intérêts, personnellement et en groupe. l’excès de générosité et le communisme lui seraient aussi nuisibles et seraient aussi nuisibles à la société que l’égoïsme de nos contemporains et l’individualisme de nos lois. »[71]

Sa conclusion est simple. « les sociétés ont progressé dans la mesure où elles-mêmes, leurs sous-groupes et enfin leurs individus, ont su stabiliser leurs rapports, donner, recevoir, et enfin rendre. […] C’est ainsi que demain, dans notre monde dit civilisé, les classes et les nations et aussi les individus, doivent savoir - s’opposer sans se massacrer et se donner sans se sacrifier les uns les autres. C’est là un des secrets permanents de leur sagesse et de leur solidarité.

Il n’y a pas d’autre morale, ni d’autre économie, ni d’autres pratiques sociales que celles-là. » Et l’auteur insiste avec une pointe de lyrisme : « Les peuples, les classes, les familles, les individus, pourront s’enrichir, ils ne seront heureux que quand ils sauront s’asseoir, tels des chevaliers[72], autour de la richesse commune. Il est inutile d’aller chercher bien loin quel est le bien et le bonheur. Il est là, dans la paix imposée, dans le travail bien rythmé, en commun et solitaire alternativement, dans la richesse amassée puis redistribuée dans le respect mutuel et la générosité réciproque que l’éducation enseigne. »[73]

Le fait social total du « donner-recevoir-rendre », que cette chaîne soit spontanée ou réglementée s’inscrit au cœur de l’activité économique et sociale des sociétés traditionnelles. De même l’économie du don doit, même si c’est par étapes, imprégner toute la vie économique. La gratuité n’est donc pas finalement une pratique marginale. Elle doit accompagner, en même temps que la justice sociale, toute la vie en société en vue d’une humanité dont la spécificité ne se limite pas à l’économique⁠[74]. Et comme nous l’avons vu, ce don, cette gratuité implique la réciprocité c’est ce qu’entend Mauss dans la trilogie « donner-recevoir-rendre ». C’est ce qu’entend l’Église lorsqu’elle parle de solidarité. C’est ce qu’indique déjà Jean-Paul II : « Ceux qui ont plus de poids, disposant d’une part plus grande de biens et de services communs, devraient se sentir responsables des plus faibles et être prêts à partager avec eux ce qu’ils possèdent. de leur côté, les plus faibles, dans la même ligne de la solidarité, ne devraient pas adopter une attitude purement passive ou destructrice du tissu social, mais, tout en défendant leurs droits légitimes, faire ce qui leur revient pour le bien de tous. »[75]

La pensée de Marcel Mauss a marqué de nombreux chercheurs en sciences sociales. Dans sa mouvance, s’est créé le MAUSS, Mouvement anti-utilitariste en sciences sociales, dont le nom est à la fois un acronyme et un hommage au célèbre anthropologue⁠[76] à Québec et membre du conseil de la direction de la Revue du MAUSS. J. T. Godbout a écrit de nombreux ouvrages sur le don, notamment L’esprit du don, La Découverte,‎ 1992, co-écrit avec  CAILLE Alain, professeur à l’Université de Caen, directeur de la revue du Mauss (disponible sur classiques.uqca.ca) ; Le langage du don, Fides,‎ 1996 ; Le don, la dette et l’identité : homo donator vs homo oeconomicus, La Découverte/Mauss,‎ 2000 ; Ce qui circule entre nous : Donner, recevoir, rendre, Seuil,‎ 2007. Alain Caillé a publié notamment : Critique de la raison utilitaire, La découverte, 1989 ; Don, intérêt et désintéressement: Bourdieu, Mauss, Platon et quelques autres, La découverte/Mauss, 1994.
   Autre auteur à s’être intéressé au don et à la réciprocité : TEMPLE Dominique (né en 1940). Ce biologiste, influencé par l’œuvre du philosophe d’origine roumaine Stéphane Lupasco (1900-1988), a cherché dans les fondements des sociétés humaines une autre raison à l’œuvre que la raison utilitariste occidentale. En Amérique du Sud, il a travaillé avec des responsables amérindiens à la reconnaissance politique des sociétés amazoniennes et andines. Il écrit La dialectique du don, Essai sur l’économie des communautés indigènes, Diffusion Inti, 1983 et, an collaboration avec CHABAL Mireille, La réciprocité et la naissance des valeurs humaines, L’Harmattan, 1995.
   En 2003, tous ses articles sont rassemblés, traduits et publiés à La Paz (Bolivie) par le philosophe Javier Medina et l’anthropologue Jacqueline Michaux sous le titre: Teoría de la reciprocidad sous le patronage du « Programa de Apoyo a la Gestión Pública Descentralizada y Lucha contra la Pobreza, Padep, de la Cooperación Técnica Alemana ». En 2008, L’Instituto Intercultural para la Autogestión y la Acción Comunal de l’Université de Valencia (Espagne) lui décerne, conjointement à Juan Guillermo Espinosa (Chili), le prix « Gigante del Espíritu » pour sa réflexion sur la réciprocité. Dominique Temple salue évidemment l’encyclique de Benoît XVI sous le titre L’encyclique d’une nouvelle économie (Cf. dominique.temple.free.fr).
   L’influence de M. Mauss se remarque encore chez ROSANVALLON Pierre, in La société des égaux, Seuil, 2011. ].

Comme l’écrit le P. Boukari Aristide Gnada⁠[77] : « Du point de vue sociologique, le discours sur le don abonde et ce depuis l’Essai sur le don de M. Mauss et semble s’imposer de plus en plus du point de vue quantité. A partir de M. Mauss, sociologues et anthropologues ont certainement eu gain de cause. » Et d’ajouter le témoignage d’Alain Caillé : « Le dépassement d’une bonne part des impasses dans lesquelles s’enferment les sciences sociales, les débats de la philosophie morale et politique et la vie politique elle-même, passent par la prise au sérieux et par un dégagement méthodologique de toutes les implications de la découverte effectuée par Marcel Mauss. Enonçons-la dans toute sa force, en surmontant la timidité de Mauss lui-même : la triple obligation de donner, recevoir et rendre constitue l’universel socio-anthropologique sur le quel se sont construites toutes les sociétés anciennes et traditionnelles. C’est en faisant fond sur elle que s’est bâtie ce qu’on pourrait appeler, en généralisant, la société première ».⁠[78] Boukari Gnada continue fait toutefois remarquer qu’« Un discours sur la dimension socio-anthropologique du don a certainement sa place dans nos sociétés où c’est le système d’échange et d’économie qui fait la loi. mais, il me semble que pour une tentative de poser le don comme principe de l’agir humain et de la réflexion morale, l’approche sociologique reste insuffisante parce qu’elle ne s’interroge guère sur l’essence même du don. il faudrait donc aller à la racine et, donc, au-delà de ce qui, dans le don, saute aux yeux et quêter ce qui demeure irréductible à la physique ou aux phénomènes sensibles afin de montrer toute sa force comme principe. pour ce faire, il faudrait faire appel à la philosophie qui a pour ambition d’atteindre la radicalité ou l’essence des choses. »[79] Il justifie ainsi l’objet de son ouvrage à la recherche de la pertinence du concept don d’un point de vue philosophique et théologique.

De son côté, le frère Alain Durand op⁠[80], souligne à juste titre, à propos du don « à sens unique », ce que nous appelions l’« aumône », qui peut mettre le bénéficiaire en situation de dépendance⁠[81] et peut être une manifestation de paternalisme. Dans le cadre des relations entre peuples favorisés et défavorisés, le don, la remise totale ou partielle de dettes⁠[82] peut ainsi s’accompagner d’un empêchement à accéder à nos marchés pour y vendre leurs produits. On ne cherche pas non plus à modifier les causes profondes de la pauvreté et de l’inégalité ou on cherche à imposer un modèle économique, celui du capitalisme libéral, par exemple. Tout en se donnant bonne conscience, on ne combat pas l’injustice structurelle. Le frère Durand rappelle en outre ce que les Pères de l’Église disaient à propos du don simple : on ne donne rien en réalité, on restitue⁠[83] Dès lors, pour établir une égalité fondamentale entre les partenaires et éviter une forme ou l’autre de domination, le donataire doit aussi recevoir du bénéficiaire. l’échange peut se passer de différentes manières, que ce soit sur le plan économique, culturel ou religieux, par des marchandises échangées, l’« ouverture réciproque et raisonnée des marchés ». On peut aussi donner des biens matériels et recevoir des biens culturels. Cette réciprocité s’inscrit dans une relation humaine et crée « du lien social ». Dans ce cadre, l’aide peut être mieux orientée sur les « besoins réels de l’autre » qui ne sera pas traité « comme une duplication de nous-mêmes «  : « la reconnaissance de l’altérité d’autrui conditionne notre capacité à percevoir ses besoins et donc notre façon d’y répondre. » En conclusion, « lorsque je donne à autrui -ou lorsque autrui me donne - de telle sorte qu’il soit lui-même capable à son tour de donner - ou lorsqu’il me donne de telle façon que je sois moi-même capable de lui donner en retour-, les conditions sont créées pour instaurer pour instaurer l’égalité nécessaire pour que les relations de réciprocité deviennent des relations justes, des relations enracinées dans la justice. la solidarité doit toujours s’interroger sur son rapport à la justice. »[84]

A la suite de notre lecture de M. Mauss et d’A. Durand, nous devrons nous demander si l’économie du don selon Benoît XVI est bien une économie qui s’inscrit dans une éthique de la réciprocité. Nous avons déjà répondu avec Jean-Paul II et l’on peut se dire qu’il serait étonnant qu’il y ait, à ce point de vue, un changement de cap.

Notons tout d’abord que l’association des mots « don » et « gratuité » ne signifie pas que le don est le don « à sens unique » que dénonce A. Durand. La gratuité implique l’absence d’intérêt. Le don n’est pas intéressé. Il n’est pas fait pour dominer, dans l’espoir d’un profit quelconque. Le pape d’ailleurs associe au don, à la gratuité, la fraternité et la solidarité. Il rappelle que Jean-Paul II « avait identifié la société civile comme le cadre le plus approprié pour une économie de la gratuité et de la fraternité » mais aussi qu’« il ne voulait pas l’exclure des deux autres domaines »[85] c’est-à-dire le marché et l’État.⁠[86]

La société civile, selon l’Unesco, « peut être comprise comme regroupant l’ensemble des associations à caractère non gouvernemental et à but non lucratif travaillant dans le domaine de l’éducation. En font partie, entre autres, les ONG et les réseaux de campagne, les associations d’enseignants et les communautés religieuses, les associations communautaires et les réseaux de recherche, les associations de parents d’élève et les organisme professionnels, les associations d’étudiants ainsi que divers mouvements sociaux ».⁠[87] Cette définition reprend en fait toute une série de corps intermédiaires, subsidiaires par rapport à la première société civile, la société civile fondatrice : la famille qui est le lieu par excellence du don, de la gratuité, de l’échange, de la solidarité. Un lieu fondé par « le don de soi réciproque de l’homme et de la femme »[88]. Toute la société, société politique et société économique, doit être imprégnée de ces valeurs et à l’échelle du monde, un monde qui, sous le regard du Père. forme une seule famille. C’est pourquoi Benoît XVI peut affirmer que « la solidarité signifie avant tout se sentir tous responsables de tous ». Raison pour laquelle ajoutera-t-il, elle ne peut être « déléguée seulement à l’État ».⁠[89] Nous sommes tous responsables de tous. Cela ne signifie pas que seuls les « riches » sont responsables des « pauvres ». Tous sont responsables de tous dans la subsidiarité. « La subsidiarité, précise Benoît XVI, est avant tout une aide à la personne, à travers l’autonomie des corps intermédiaires. Cette aide est proposée lorsque la personne et les acteurs sociaux ne réussissent pas à faire par eux-mêmes ce qui leur incombe et elle implique toujours que l’on ait une visée émancipatrice qui favorise la liberté et la participation en tant que responsabilisation. la subsidiarité respecte la dignité de la personne en qui elle voit un sujet toujours capable de donner quelque chose autres. En reconnaissant que la réciprocité fonde la construction intime de l’être humain, la subsidiarité est l’antidote le plus efficace contre toute forme d’assistance paternaliste. »⁠[90] Texte capital qui montre bien que l’« aide » se fait d’égal à égal en dignité, qu’il ne s’agit pas d’assistanat mais de mise en capacité de don. Et le Saint Père insiste : « Le principe de subsidiarité doit être étroitement relié au principe de solidarité et vice versa, car si la subsidiarité sans la solidarité tombe dans le particularisme, il est également vrai que la solidarité sans la subsidiarité tombe dans l’assistanat qui humilie celui qui est dans le besoin. »[91]
Une autre question se pose : introduire le don et la gratuité dans le monde économique ne relève-t-il pas de l’utopie ?

Pour y répondre, voyons comment Benoît XVI éclaire, avec sa vision du don et de la gratuité, les problèmes économiques classiques : le marché, l’entreprise, le rôle du politique en la matière et la mondialisation.

Le marché est certes soumis à la justice commutative et l’Église a rappelé, dès le XIXe siècle, l’importance de la justice distributive et de la justice sociale. Mais il faut aller plus loin : « sans formes internes de solidarité et de confiance réciproque, le marché ne peut remplir sa fonction économique »[92] comme on le constate, hélas, aujourd’hui.⁠[93] Pour émanciper les pauvres qui ne peuvent être condamnés à l’assistanat ou considérés comme un fardeau, l’économie de marché a besoin d’« énergies morales »[94] et doit rechercher le bien commun tout comme le pouvoir politique⁠[95]. Le marché, l’économie, la finance ne sont pas mauvais en soi, ils le deviennent lorsque l’idéologie s’en empare ou simplement l’égoïsme⁠[96]. C’est l’homme sans conscience morale, sans souci de ses responsabilités personnelles et sociales qui pervertit ces instruments. Amitié, socialité, solidarité, réciprocité, transparence, honnêteté, responsabilité peuvent être vécues au sein de l’activité économique. Tous ces principes d’éthique sociale ne sont pas accessoires et « dans les relations marchandes le principe de gratuité et la logique du don, comme expression de la fraternité, peuvent et doivent trouver leur place à l’intérieur de l’activité économique normale ».⁠[97] Charité et vérité l’exigent et l’expérience en prouve la possibilité.⁠[98] La logique marchande est de donner pour avoir et celle de l’action publique de donner par devoir. Ce n’est pas ainsi que tous les peuples se développeront mais grâce à un marché international où « tous auront à donner et à recevoir, sans que le progrès des uns soit un obstacle au développement des autres ».⁠[99] Gratuité et communion au niveau mondial. « Le binôme exclusif marché-État corrode la socialité, alors que les formes économiques solidaires, qui trouvent leur terrain le meilleur dans la société civile sans se limiter à elle, créent de la socialité. Le marché de la gratuité n’existe pas et on ne peut imposer par la loi des comportements gratuits. pourtant aussi bien le marché que la politique ont besoin de personnes ouvertes au don réciproque. »[100]

L’entreprise a un rôle important à jouer dans la perspective d’une économie du don, à condition qu’elle change. En effet, aujourd’hui elle obéit trop souvent à la seule logique du profit. Profit des propriétaires, profit, dans beaucoup de cas, des actionnaires constitués même par des fonds anonymes qui dirigent l’entreprise par l’entremise « d’une classe cosmopolite de managers » qui délocaliseront pour plus de profit.⁠[101] Investir, écrivait Jean-Paul II, « est toujours un choix moral et culturel ».⁠[102] Et l’entreprise est un lieu, « plurivalent » dit Benoît XVI. Avant d’être un lieu professionnel, elle est un lieu humain où, non seulement, la personne du travailleur peut s’épanouir dans le respect de ses droits⁠[103] mais aussi où l’on veille aux intérêts de toutes les personnes en relation avec l’entreprise, en amont et en aval.⁠[104] Bien sûr, il existe différents types d’entreprises selon leurs « buts institutionnels » mais il est bon qu’à côté de l’entreprise privée et de l’entreprise publique, vivent « des organisations productrices qui poursuivent des buts mutualistes et sociaux ». Ainsi pourra se produire « une sorte hybridation des comportements d’entreprise » à travers laquelle on se rendra compte que, sans nier le profit, il est possible de dépasser « la logique de l’échange des équivalents et du profit comme but en soi. »[105] Toujours au service du bien commun national et mondial, cette ouverture des conceptions entrepreneuriales est susceptible de favoriser « l’échange et la formation réciproque entre les diverses typologies d’entreprenariat, avec un transfert des compétences du monde du non-profit à celui du profit et vice-versa, du domaine public à celui de la société civile, de celui des économies avancées à celui des pays en voie de développement. »[106]

L’autorité publique -l’État- a un rôle « plurivalent » à jouer « dans la mise en place d’un nouvel ordre économico-productif, socialement responsable et à dimension humaine » et orienter la mondialisation économique. L’État est invité ainsi à plus de collaboration avec les autres États. De plus, le développement a besoin dans certains pays, que soient consolidés les « systèmes constitutionnels, juridiques, administratifs ». Une aide politique est donc aussi nécessaire là-bas pour affermir l’État de droit et des institutions vraiment démocratiques.⁠[107]

La mondialisation, quant à elle, « a priori, n’est ni bonne ni mauvaise ». Elle est le signe « d’une humanité qui devient de plus en plus interconnectée » et témoigne de « l’unité de la famille humaine ».⁠[108] Elle peut servir au développement à condition « de favoriser une orientation culturelle personnaliste et communautaire, ouverte à la transcendance, du processus d’intégration planétaire. » Si elle est ainsi bien conçue et gérée, sur une base anthropologique et éthique juste, elle offre « la possibilité d’une grande redistribution de la richesse au niveau planétaire », par le souci de communion et de partage. Au contraire, mal gérée, livrée à ses dysfonctionnements, à l’égoïsme, à l’individualisme, à l’utilitarisme, elle accentuera la pauvreté et les inégalités.⁠[109]

Ce chapitre 3 a suscité de nombreuses réactions positives et a été l’occasion de montrer les convergences entre la pensée du pape et les expériences ou réflexions de gens divers, réflexions et expériences qui montrent le réalisme de Benoît XVI.⁠[110]

Réfléchissant à la place de la gratuité dans le marché, Elena Lasida⁠[111]fait cette remarque judicieuse : « Il ne s’agit pas de moraliser l’économie mais de lui rendre sa nature relationnelle ».⁠[112] Elle part des travaux de Jacques T. Godbout déjà cité⁠[113], qui met en évidence la « valeur de lien » dans le don : « ce qui compte dans le don n’est pas la chose donnée mais la relation qu’il crée. le don n’exige par un retour : il appelle le récepteur à devenir donateur à son tour. » Elle va plus loin et montre qu’« une certaine approche de la valeur d’usage et de la valeur d’échange », deux valeurs « clairement identifiées en économie »[114], permet de faire « place à la fraternité, au don et à la gratuité » dans l’échange marchand. A propos de la « valeur d’usage » qui « fait référence aux caractéristiques propres de chaque bien qui le rendent utile et désirable aux yeux du consommateur, Elena Lasida montre que le bien peut servir à la fois l’intérêt du producteur et celui du consommateur établissant ainsi une « fraternité ». Elle donne, en exemples, le commerce équitable ou encore les pratiques de co-production où consommateur et producteur confrontent leurs intérêt et parfois peuvent se rencontrer physiquement comme dans les AMAP françaises (Associations pour le Maintien de l’Agriculture Paysanne), les GAS italiens ou les Groupes d’Achats Solidaires de l’Agriculture Paysanne (GASAP) en Belgique. Toutes associations autogérées par leurs membres et organisées en collectifs autonomes. Quant à la valeur d’échange du bien, « déterminée par le prix du marché et donc par sa capacité à être échangé pour d’autres biens », tributaire de l’offre et de la demande, dans le cadre d’une relation anonyme, elle n’est pas simplement bâtie sur un échange de biens et de services mais aussi sur une recherche d’identité de la part des partenaires et de reconnaissance mutuelle comme on peut le constater dans les deux exemples donnés d’économie solidaire. Revenant à la « valeur de lien », elle fait appel à un autre auteur dont on reparlera quand nous aborderons la pensée du pape François: l’économiste hongrois Karl Polanyi[115]. Celui-ci montre que si « la fraternité et la sympathie se situent toujours au niveau inter-individuel », comme on vient de le voir dans les exemples donnés par E. Lasida, « à travers l’échange peut également se générer un lien au niveau collectif ». C’'est dans ce sens que va la notion de « réciprocité ». Pour Polanyi, on distingue en économie trois types de circulation : la redistribution effectuée par l’État grâce à l’impôt, le marché qui crée une interdépendance involontaire entre des individus équivalents comme les biens qu’ils échangent et, enfin, la réciprocité qui, « à la différence du marché, est une relation bilatérale inscrite dans un « tout social » qui conçoit les individus en relation de complémentarité et d’interdépendance volontaire ». Ainsi en est-il entre parents dans les sociétés primitives. On voit immédiatement la proximité de pensée entre cette théorie de la réciprocité et celle du don chez Godbout et à travers lui, Mauss : le lien créé par la réciprocité et le don révèle « une appartenance commune qui dépasse les personnes qui échangent ». Quand on parle de principe de réciprocité, on ne pense pas d’abord à l’équivalence des biens échangés mais au « tout social », c’est-à-dire à l’appartenance et à la complémentarité, comme c’est le cas dans l’économie solidaire. Enfin, marché et réciprocité ne sont pas nécessairement antagonistes, ils « peuvent s’articuler autour d’une logique commune. Le don n’apparaît pas ainsi comme une action extra-économique mais il prend forme à l’intérieur même de l’acte économique. »[116]

Toutes ces considérations et tous ces prolongements ou commentaires nous montrent, en tout cas, que la question économique qui hante nos contemporains, n’est pas une question d’abord technique ni une question isolée : « l’humain ne se divise pas » rappelle le P. X. Dijon.⁠[117] « La question, sociale sous Léon XIII, devenue mondiale sous Paul VI, est […], sous Benoît XVI, anthropologique »[118]. La réflexion de Benoît XVI s’appuie sur une vision de l’homme « un », donné à lui-même par Dieu et appelé au don⁠[119]. De là découle la nécessité de ne pas dissocier les questions « éthiques ». Nous n’avons pas à choisir entre la mentalité de gauche qui prend « uniquement la défense […] des travailleurs, des pauvres, du tiers-monde et de l’environnement » et la mentalité de droite qui, elle, prend la défense « des embryons, des personnes handicapées, des mourants et de la famille. »[120] Comme le dénonce Benoît XVI : « Ce qui est stupéfiant, c’est la capacité de sélectionner arbitrairement ce qui, aujourd’hui, est proposé comme digne de respect. prompts à se scandaliser pour des questions marginales, beaucoup semblent tolérer des injustices inouïes. tandis que les pauvres du monde frappent aux portes de l’opulence, le monde riche risque de ne plus entendre les coups frappés à sa porte, sa conscience étant désormais incapable de reconnaître l’humain. »[121]

Voilà pourquoi, dans l’encyclique, s’entremêlent éthique économique, éthique du corps et éthique de l’environnement.⁠[122]

On s’est étonné que Benoît XVI revienne, dans cette encyclique, sur l’éthique sexuelle et familiale mais, on la compris, le développement est lié au respect de la vie. On peut même dire que « l’ouverture à la vie est au centre du développement ». Pourquoi ? Parce que « si la sensibilité personnelle et sociale à l’accueil d’une nouvelle vie se perd, alors d’autres formes d’accueil utiles à la vie sociale se dessèchent ». Par contre, l’accueil de la vie stimule la solidarité et rend le riche plus sensible à la pauvreté d’autrui.⁠[123] De même, « la façon dont l’homme traite l’environnement influence les modalités avec lesquelles il se traite lui-même », l’écologie incluant l’écologie humaine ou vice versa.⁠[124] Cette réflexion occupe la plus grande partie du chapitre 4 qui prolonge ce que Jean-Paul II écrivait dans Centesimus annus.

Non seulement l’homme est donc « un » mais l’humanité aussi est « une » : « La fraternité pose d’emblée le lien social dans la nature elle-même puisqu’elle suppose la commune origine charnelle des enfants nés des mêmes pères et mères ».[125] Tout le chapitre 5 est consacré à ce thème. L’unité de la famille humaine fonde la solidarité mais une solidarité qui s’allie à la subsidiarité. A cet endroit, la pensée de Benoît XVI précise comment cette solidarité doit s’exercer. « Le principe de subsidiarité, expression de l’indéniable liberté humaine est […] une manifestation particulière de la charité et un guide éclairant pour la collaboration fraternelle entre croyants et non croyants. la subsidiarité est avant tout une aide à la personne, à travers l’autonomie des corps intermédiaires. […] La subsidiarité respecte la dignité de la personne en qui elle voit un sujet toujours capable de donner quelques chose aux autres. En reconnaissant que la réciprocité fonde la constitution intime de l’être humain, la subsidiarité est l’antidote le plus efficace contre toute forme d’assistance paternaliste. elle peut rendre compte aussi bien des multiples articulations entre les divers plans et donc de la pluralité des acteurs, que de leur coordination. »[126] Et le pape d’insister : « Le principe de subsidiarité doit être étroitement relié au principe de solidarité et vice-versa, car si la subsidiarité sans la solidarité tombe dans le particularisme, il est également vrai que la solidarité sans la subsidiarité tombe dans l’assistanat qui humilie celui qui est dans le besoin ».⁠[127]

Notons que le pape n’envisage pas la mondialisation⁠[128] seulement du point de vue économique et financier. Comme le dit très justement Alain Durand, la mondialisation ne doit pas être « envisagée uniquement sous l’angle économique, mais comme un phénomène pluridimensionnel. la mondialisation traverse toute l’épaisseur de nos vies, de l’économique au religieux, en passant par le domaine de la technique, de la culture, du droit, de la communication et même celui des pratiques mafieuses. »[129] Le développement des peuples est incompatible avec « la promotion programmée de l’indifférence religieuse ou de l’athéisme pratique ». Or, « Dieu est le garant du véritable développement de l’homme, dans la mesure où, l’ayant créé à son image, Il en fonde aussi la dignité transcendante et alimente en lui la soif d’« être plus ». » Cette dernière remarque nous renvoie à la description de l’homme donnée dans Deus caritas est. Sans la référence transcendante, on pourra certes parler de croissance ou d’évolution mais pas de développement car la force morale et spirituelle du développement intégral manquera. Notons encore que le surdéveloppement s’il transporte un sous-développement moral nuira aussi au développement.⁠[130] Le vrai développement a besoin que Dieu trouve sa place dans l’espace public⁠[131] et donc ne peut que pâtir du laïcisme comme il pâtit également du fondamentalisme. Pour échapper à ces dangers, un « dialogue fécond » et une « collaboration efficace » doivent être maintenus car « la raison - y compris la raison politique qui n’est pas toute puissante - a toujours besoin d’être purifiée par la foi » de même que « la religion a toujours besoin d’être purifiée par la raison afin qu’apparaisse son visage humain authentique ».⁠[132] Non seulement la mondialisation est le lieu d’une rencontre entre croyants et entre croyants et incroyants mais aussi une « occasion de rencontre culturelle et humaine ». Tous les hommes participant à la même nature humaine, il y a, dans toutes les cultures, des « convergences éthiques » qui expriment la « loi naturelle ». « L’adhésion à cette loi inscrite dans les cœurs, est donc le présupposé de toute collaboration sociale constructive. » Pays développés et pays en voie de développement sont donc invités à une examen critique pour déceler, respecter, défendre, promouvoir « tout ce qui est authentiquement humain ».⁠[133]

Pour revenir au principe de subsidiarité, le pape souligne encore qu’il est tout à fait indispensable dans la manière de concevoir l’autorité mondiale nécessaire pour régler les problèmes liés à la mondialisation.⁠[134] « Il s’agit […], écrit-il, d’un principe particulièrement apte à gouverner la mondialisation et à l’orienter vers un véritable développement humain. Pour ne pas engendrer un dangereux pouvoir universel de type monocratique, la « gouvernance » de la mondialisation doit être de nature subsidiaire, articulée à de multiples niveaux et sur divers plans qui collaborent entre eux. La mondialisation réclame certainement une autorité, puisque est en jeu le problème du bien commun qu’il faut poursuivre ensemble ; cependant cette autorité devra être exercée de manière subsidiaire et polyarchique pour, d’une part ne pas porter atteinte à la liberté et, d’autre part, pour être concrètement efficace. »[135] Cet extrait doit être mis en rapport avec un autre passage qui a fait grand bruit et semblé susciter une controverse au sein même de l’Église : « il est urgent que soit mise en place une véritable Autorité politique mondiale telle qu’elle a déjà été esquissée par mon prédécesseur Jean XXIII. une telle Autorité devra être réglée par le droit, se conformer de manière cohérente aux principes de subsidiarité et de solidarité, être ordonnée à la réalisation du bien commun, s’engager pour la promotion d’un authentique développement humain intégral qui s’inspire des valeurs de l’amour et de la vérité ». Il s’agit, répète Benoît XVI, d’« un degré supérieur d’organisation à l’échelle internationale de type subsidiaire pour la gouvernance de la mondialisation […] ».⁠[136]

Il n’est donc pas question ici de gouvernement mondial, comme certains l’ont cru, mais d’une « gouvernance » exercée par une autorité telle qu’elle est définie. Le texte latin, seul texte officiel, précise que le rôle de cette « institution d’un degré plus élevé », est de « tempérer la globalisation »[137]. Le verbe « moderari » ne peut inclure l’idée d’un gouvernement au sens habituel du terme !⁠[138]

La position de Benoît XVI est conforme à ce que l’Église a déjà dit en la matière⁠[139]

Bien d’autres questions sont abordées, un peu dans le désordre. Il faut bien reconnaître que certains chapitres n’obéissent pas à une logique très claire. Ils touchent à toute une série de questions que nous allons survoler car elles ne sont pas nécessairement développées ou elles renvoient implicitement à des positions bien connues de l’enseignement de l’Église.

Benoît XVI constate que depuis l’époque de Paul VI, plusieurs pays se sont développés économiquement mais que ce développement est « obéré par des déséquilibres et des problèmes dramatiques » et de citer la spéculation, les flux migratoires⁠[140], l’exploitation anarchique des ressources de la terre⁠[141] qui touchent les pays riches comme les pays pauvres. Ainsi persistent un peu partout, des « disparités criantes », la corruption, le non-respect des lois et des droits humains. S’ajoutent à ce tableau, le détournement des aides internationales, le protectionnisme économique et même intellectuel, des attitudes culturelles rétrogrades, la persistance d’influences idéologiques.⁠[142] De plus, dans un climat de crise économique et financière⁠[143], de nombreux problèmes sociaux sont engendrés par l’obsession du profit le profit⁠[144], les délocalisations, l’obsession de la compétitivité, les disparités fiscales, la dérégulation du monde du travail, l’affaiblissement des systèmes de sécurité sociale et des organisations syndicales⁠[145], la diminution des dépenses sociales, l’instabilité psychologique dans un monde du travail mobile et déréglementé, le chômage.⁠[146] Il faut aussi déplorer l’éclectisme culturel et le nivellement culturel qui séparent la culture de la nature humaine transcendante, favorisant asservissement et manipulation.⁠[147] Partout on constate des écarts de richesse inacceptables et parfois une augmentation telle de la pauvreté que la cohésion sociale et la démocratie sont en danger. De vieux problèmes s’aggravent et l’irresponsabilité installée dans certains pays nourrit de nouvelles formes de colonialisme.⁠[148]

Tout ceci montre que le problème du développement reste « aigu et urgent »[149] et fondamentalement que le développement économique n’est pas tout. Le développement de l’homme doit être intégral et il concerne tous les pays.⁠[150] Non seulement parce que l’homme n’est pas qu’un producteur et un consommateur⁠[151] mais aussi parce que l’économie s’étant mondialisée, il faut ajouter au développement économique un renouvellement d’une politique plus participative à l’échelon national et international⁠[152] pour faire face aux nombreux problèmes sociaux entraînés. Et, par-dessus tout, ou mieux, en tout, « l’amour dans la vérité » comme inspiration et orientation.

Dans ces conditions, comment, de manière très concrète, pourvoir au développement des peuples ? Dans un premier temps, il faut rappeler les grands principes classiques : le droit à la vie et à la liberté religieuse.

La faim reste un problème essentiel bien sûr, une question de vie ou de mort pour de nombreux peuples. La lutte contre la faim est « un impératif éthique » et une « exigence à poursuivre pour sauvegarder la paix et la stabilité de la planète ». Ce problème ne dépend pas d’abord d’une carence matérielle mais surtout d’une carence sociale et plus précisément institutionnelle : un manque d’organisation économique. Certes la faim peut avoir des causes matérielles mais elle peut être aussi la conséquence de « l’irresponsabilité politique nationale ou internationale ». Pratiquement, l’agriculture locale doit être développée grâce à des infrastructures adaptées, l’implication des communautés intéressées soutenues par des plans de financement solidaires, et la reconnaissance de l’accès à l’eau et l’alimentation comme des droits universels.⁠[153]

Le droit à la vie et à ses conditions élémentaires, droit à la liberté religieuse sont au cœur du vrai développement. Mais à propos des droits, de tous les droits, objectifs et « indisponibles » Benoît XVI rappelle qu’ils « supposent des devoirs sans lesquels ils deviennent arbitraires ». De plus, « avoir en commun des devoirs réciproques mobilise beaucoup plus que la seule revendication de droits ».⁠[154] Benoît XVI demande enfin l’inscription parmi les droits humains universels, le droit à l’alimentation et à l’eau : « Il est nécessaire que se forme une conscience solidaire qui considère l’alimentation et l’accès à l’eau comme des droits universels de tous les êtres humains, sans distinction ni discrimination »[155]

Le droit à la vie comme le droit à la famille et le droit de la famille conduisent naturellement le pape à rappeler la position de l’Église à propos des problèmes liés à la croissance démographique. C’est l’occasion de dénoncer les contrevérités que l’on répand en la matière et la conception « hédoniste et ludique » de la sexualité qui en réduit le sens profond.⁠[156]

Ces brèves réflexions montrent que le « savoir » ne suffit pas au développement mais qu’il a besoin d’une « sagesse » animée par la charité pour orienter le savoir et l’action et faire dialoguer dans la cohérence les diverses disciplines nécessaires. C’est là le rôle irremplaçable de la doctrine sociale de l’Église qui doit être le socle des solutions neuves nécessaires.⁠[157]

Pour cela, il faut promouvoir « un meilleur accès à l’éducation », c’est-à-dire à une « formation complète de la personne » et pas seulement une instruction ou une formation professionnelle. Pour cette formation complète, il convient de bien connaître la nature même de la personne.⁠[158]

Cette éducation est très importante car les progrès fascinants de la technique pourraient nous amener à croire qu’elle suffit par elle-même pour régler les problèmes économiques et financiers. la technique deviendrait une idéologie de l’utilité et de l’efficacité, confondant le vrai et le faisable. Or ce qui est vrai, c’est que la technique n’est pas que technique, « elle manifeste l’homme et ses aspirations au développement, elle exprime la tendance de l’esprit humain au dépassement progressif de certains conditionnements matériels ». ⁠[159] Si elle peut nous explique comment ce dépassement peut s’opérer, elle ne dit rien du pourquoi ! Et donc, « la liberté humaine n’est vraiment elle-même que lorsqu’elle répond à la fascination technique par des décisions qui sont le fruit de la responsabilité morale. »[160]

Le développement sera toujours boiteux, insatisfaisant, « impossible, s’il n’y a pas des hommes droits, des acteurs économiques et des hommes politiques fortement interpellés dans leur conscience par le souci du bien commun. La compétence professionnelle et la cohérence morale sont nécessaires l’une et l’autre. »[161] Plus encore, de même que « la foi sans la raison risque de devenir étrangère à la vie concrète des personnes », « attirée par l’agir technique pur, la raison sans la foi est destinée à se perdre dans l’illusion de sa toute-puissance. »⁠[162] On ne peut faire l’économie de la dimension spirituelle de l’homme. Il y a un « au-delà » de la technique comme l’indique l’acte même de connaître: « en chaque connaissance et en chaque acte d’amour, l’âme de l’homme fait l’expérience d’un « plus » qui s’apparente beaucoup à un don reçu, à une hauteur à laquelle nous nous sentons élevés ».⁠[163]

Une fois encore, c’est « l’ouverture à Dieu [qui] entraîne l’ouverture aux frères et à une vie comprise comme une mission solidaire et joyeuse »

En conclusion, quelle nouveauté l’encyclique Caritas in veritate apporte-t-elle par rapport aux documents précédents ?

Benoît XVI a accentué l’enracinement théologique qui nous montre que « Caritas in veritate est un principe sur lequel se fonde la doctrine sociale de l’Église, un principe qui prend une forme opératoire par des critères d’orientation de l’action morale »[164]. L’approche théologique mais aussi, même si ce n’est pas explicite, anthropologique au sens même scientifique du terme nous montre que seule une économie du don correspond à la vraie nature de l’homme et peut assurer un développement intégral des hommes et des peuples à travers le monde.


1. Dans le titre complet de l’encyclique Caritas in veritate, 2009 (CV).
2. CV 12.
3. RATZINGER Joseph, (Benoît XVI), La théologie de l’Histoire de saint Bonaventure, PUF, 2007. Benoît XVI a reconnu que cet auteur lui était « particulièrement cher » et qu’il avait « beaucoup influencé » sa formation (Audience générale du 3 mars 2010 in DC n° 2446, 16 mai 2010, p. 457). Ce que confirme KOMONCHAK Joseph A., professeur à la Catholic University of America à Washington, auteur de l’article L’Église en crise. L’approche théologique de Benoît XVI, sur www.culture-et-foi.com/dossiers/benoit_xvi/joseph_komonchak.htm
   Si Benoît XVI accorde tant d’importance à saint Bonaventure, ce n’est certainement pas pour dévaluer saint Thomas d’Aquin mais parce qu’il estime que la vision de saint Bonaventure est peut-être aujourd’hui plus adaptée à la situation de crise intellectuelle et spirituelle. Sans qu’il y ait de contradiction entre les deux docteurs de l’Église qui se connurent à l’Université de paris et qui furent tous deux envoyés en 1274, l’année de leur mort, au Concile œcuménique de Lyon. Benoît XVI montre ce qui sépare ces deux docteurs de l’Église sans qu’il y ait d’opposition entre eux. Pour saint Thomas, le bonheur ultime est de voir Dieu et « dans ce simple acte de voir Dieu, tous les problèmes trouvent leur solution : nous sommes heureux, rien d’autre n’est nécessaire ». Pour saint Bonaventure, le destin ultime est d’aimer Dieu, « la rencontre et l’union de son amour et du nôtre ». Si Thomas insiste sur la vérité, Bonaventure lui privilégie le bien. Mais, « il serait erroné de voir une contradiction dans ces deux réponses. Pour les deux, la vérité est également le bien, et le bien est également la vérité ; voir Dieu est aimer et aimer est voir. il s’agit d’aspects différents d’une vision fondamentalement commune. » A la suite de saint François, Bonaventure donne le primat à l’amour car « là où la raison ne voit plus, c’est l’amour qui voit ». Pour le « docteur séraphique », notre vie est donc « un « itinéraire », un pèlerinage - une ascension vers Dieu. mais avec nos seules forces nous ne pouvons pas monter vers les hauteurs de Dieu. Dieu lui-même doit nous aider, doit « nous tirer » vers le haut. C’est pourquoi la prière est nécessaire ».( Audience générale du 17 mars 2010, in DC, n° 2446, 16 mai 2010).
4. Cf. Zenit, 10 mars 2010.
5. PP 15: « Dans le dessein de Dieu, chaque homme est appelé à se développer, car toute vie est vocation. Dès la naissance, est donné à tous en germe un ensemble d’aptitudes et de qualités à faire fructifier : leur épanouissement, fruit de l’éducation reçue du milieu et de l’effort personnel permettra à chacun de s’orienter vers la destinée que lui propose son créateur. Doué d’intelligence et de liberté, il est responsable de sa croissance, come de son salut. Aidé, parfois gêné par ceux qui l’éduquent et l’entourent, chacun demeure, quelles que soient les influences qui s’exercent sur lui, l’artisan principal de sa réussite ou de son échec : par le seul effort de son intelligence et de sa volonté, chaque homme peut grandir en humanité, valoir plus, être plus. » Cette croissance est un devoir, « comme un résumé de nos devoirs ». Nous devons atteindre notre plus grande plénitude en orientant notre vie vers Dieu notre créateur et en nous insérant finalement dans le Christ. C’est une responsabilité personnelle et communautaire, pour notre bien et le bien de l’humanité dans la solidarité. (Id. 16-17).
6. CV 11.
7. CV 16.
8. CV 17.
9. CV 18.
10. CV 17.
11. CV 14.
12. CV 18.
13. CV 19: « La société toujours plus globalisée nous rapproche, mais elle ne nous rend pas frères. la raison, à elle seule, est capable de comprendre l’égalité entre les hommes et d’établir une communauté de vie civique, mais elle ne parvient pas à créer la fraternité. Celle-ci naît d’une vocation transcendante de Dieu Père, qui nous a aimés en premier, nous enseignant par l’intermédiaire du Fils ce qu’est la charité universelle. »
14. Lettre encyclique, 25 décembre 2005 (DCE).
15. Ia IIae, qu. 94, a.2. Sur l’inclination au bien se fondent les quatre autres inclinations : à la conservation de l’être, à l’union sexuelle, à la vérité sur Dieu, à la vie en société. Ces inclinations ne sont pas encore de la charité telle qu’elle sera définie mais peuvent y conduire. Ces inclinations qui se trouvent en tout homme et qui appartiennent à la loi naturelle peuvent expliquer l’universalité de la fameuse règle d’or : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te fasse ». Règle qui, sous une forme ou une autre est « présente dans toutes les aires culturelles et religieuses » (cf. DU ROY Olivier, La règle d’or, Le retour d’une maxime oubliée, Cerf, 2009, pp. 53-78). Dans l’Évangile, la nouveauté n’est pas que cette règle soit formulée sous une forme positive (« Traite les autres comme tu voudrais être traité ») car on trouve aussi cette formulation dans le judaïsme, l’hindouisme et l’Islam. La nouveauté est révélée par le contexte dans lequel s’inscrit cette règle, en particulier chez saint Luc (6, 27-36) où la règle est insérée au milieu des antithèses concernant l’amour des ennemis. Ici, l’amour est vraiment « agapè » c’est-à-dire qu’il n’est pas motivé par la recherche d’un retour, d’une réciprocité mais il est absolument désintéressé. L’amour de Dieu pour les hommes est le modèle de cet amour inlassable et unilatéral à l’égards des ingrats. Olivier Du Roy cite le Sermon sur l’Évangile du premier dimanche de l’Avent où Luther montre que le Christ lui-même applique cette règle d’or ainsi comprise qui est une manifestation d’un amour qui va jusqu’à sacrifier sa vie et faire du bien à ses agresseurs. (Op. cit., 119-132).
16. Ia IIae, qu. 91, a. 2.
17. Notons encore que les « inclinations », par nature, sont accessibles à la raison. En témoigne, CICERON qui dans La République, III, 22 nous dit qu’« il y a une loi vraie, droite raison, conforme à la nature, diffuse en tous, constante, éternelle, qui appelle à ce que nous devons faire en l’ordonnant, et qui détourne du mal qu’elle défend…​ ». Et dans le De officiis, I, 4, le même auteur décrit ce à quoi la nature nous porte : prendre soin de notre corps, s’attacher à une communauté, poursuivre la vérité, etc..
18. DCE 4.
19. L’eucharistie révèle ainsi son caractère social. Je suis entraîné dans la dynamique de l’offrande de Dieu et uni au Christ, je suis en même temps en union avec tous ceux auxquels le Christ se donne.
20. Cf. 1 Jn 4, 20: « Si quelqu’un dit : « 'aime Dieu », alors qu’il a de la haine contre son frère, c’est un menteur. En effet, celui qui n’aime pas son frère, qu’il voit, est incapable d’aimer Dieu qu’il ne voit pas. » Et, ajoute Benoît XVI, « l’affirmation de l’amour de Dieu devient un mensonge si l’homme se ferme à son prochain ou plus encore s’il le hait. » (DCE, 16).
21. Mt 25.
22. DCE, 25.
23. CV 78.
24. CA 5.
25. Nous verrons dans la dernière partie comment des priorités peuvent et doivent sans doute s’articuler malgré tout de même dans cette « simultanéité ».
26. HERR E. sj, L’encyclique Caritas in veritate, Une lecture, Nouvelle Revue théologique, tome 131/n° 4, octobre-décembre 2009, pp. 730-731.
27. CV 29.
28. CV 37.
29. CV 35.
30. CV 38.
31. CV 34. On peut ajouter, en revenant à l’anthropologie fondamentale, que l’homme étant créé à l’image et à la ressemblance d’un Dieu qui donne et se donne au-delà de notre mérite, est lui-même invité à donner et se donner.
32. CV 34.
33. « L’espérance encourage la raison et lui donne la force d’orienter la volonté. Elle est déjà présente dans la foi qui la suscite. » (CV 34) La foi étant elle-même un don (CEC 153et 162, Mt 16, 17).
34. « Etant un don de Dieu absolument gratuit, elle fait irruption dans notre vie comme quelque chose qui n’est pas dû, qui transcende toute loi de justice. » (CV 34). Foi, espérance et charité sont les vertus théologales « qui sont infusées par Dieu dans l’âme des fidèles pour les rendre capables d’agir comme ses enfants et de mériter la vie éternelle ». (CEC 1813).
35. « La vérité qui, à l’égal de la charité, est un don, est plus grande que nous […​] De même, notre vérité propre, celle de notre conscience personnelle, nous est avant « donnée ». Dans tout processus cognitif, en effet, la vérité n’est pas produite par nous, mais elle est toujours découverte ou, mieux, reçue. Comme l’amour , elle « ne naît pas de la pensée ou de la volonté […​.] » (DCE 3) ». (CV 34).
36. DCE 3.
37. CV 34.
38. CV 38.
39. CV 38.
40. 1872-1950. M. Mauss est le neveu du sociologue Emile Durkheim (1858-1917).
41. Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, in l’Année sociologique,1923-1924, disponible sur classiques.uqac.ca. Cf. REBOUD Louis, Economie du don, Solidarité, sur le site www.penseecatholique.catholique.fr. L’auteur fut professeur de sciences économiques à l’Université Pierre Mendes-France à Grenoble (France).
42. Anthropologue, ethnologue et sociologue polonais (1884-1942).
43. En Polynésie, Mélanésie et Nord-Ouest américain.
44. Il se pose deux grandes questions : « Quelle est la règle de droit et d’intérêt qui, dans les sociétés de type arriéré ou archaïque, fait que le présent reçu est obligatoirement rendu ? Quelle force y a-t-il dans la chose qu’on donne qui fait que reçu est obligatoirement rendu ? » (Op. cit., p. 7).
45. Op. cit., p. 46.
46. Op. cit., p. 8.
47. Op. cit., p. 11.
48. « Des faits sociaux totaux ou, si l’in veut - mais nous aimons moins le mot - généraux : c’est—​à-dire qu’ils mettent en branle dans certains cas la totalité de la société et de ses institutions […​] et dans d’autres cas, seulement un très grand nombre d’institutions, en particulier lorsque ces échanges et ces contrats concernent plutôt des individus. Tous ces phénomènes sont à la fois juridiques, économiques, religieux et même esthétiques, morphologiques, etc. Ils sont juridiques, de droit privé et public, de moralité organisée et diffuse, strictement obligatoires ou simplement loués et blâmés, politiques et domestiques en même temps, intéressant les classes sociales aussi bien que les clans et les familles. Ils sont religieux : de religion stricte et de magie et d’animisme et de mentalité religieuse diffuse. Ils sont économiques : car l’idée de la valeur, de l’utile, de l’intérêt, du luxe, de la richesse, de l’acquisition, de l’accumulation, et d’autre part, celle de la consommation, même celle de la dépense, purement somptuaire, y sont partout présentes, bien qu’elles y soient entendues autrement qu’aujourd’hui chez nous. d’autre part, ces institutions ont un côté esthétique important […​] les danses qu’on exécute alternativement, les chants et les parades de toutes sortes, les représentations dramatiques qu’on se donne de camp à camp et d’associé à associé ; les objets de toutes sortes qu’on fabrique, use, orne, polit, recueille et transmet avec amour, touts ce qu’on reçoit avec joie et présente avec succès, les festins eux-mêmes auxquels tous participent ; tout, nourriture, objets et services, même le « respect », […​] tout est cause d’émotion esthétique et non pas seulement d’émotions de l’ordre du moral ou de l’intérêt ». (Op. cit., pp. 102-103).
49. Op. cit., p. 17.
50. Op. cit., p. 66.
51. Op. cit., pp. 18-19.
52. Pensons aux sacrifices et à l’aumône.
53. Op. cit., p. 26.
54. Op. cit., pp. 68-89.
55. Op. cit. pp. 90-95.
56. Op. cit., pp. 96-101.
57. Op. cit., pp. 102-106.
58. On aime « rendre la politesse », ne pas « rester en reste », se montrer « grand seigneur » en certaines occasions, etc.. (Op. cit., pp. 90-91).
59. Il évoque la reconnaissance de « la propriété artistique, littéraire et scientifique » qui dépasse « l’acte brutal de la vente » ; la législation sociale avec ses assurances « contre le chômage, la maladie, la vieillesse, la mort » qui va au-delà du mercantilisme. (Op. cit. pp. 91-92).
60. Op. cit., p. 94.
61. Op. cit., p. 91.
62. Op. cit., p. 96.
63. Op. cit., p. 100.
64. Op. cit., p. 100.
65. Op. cit., p. 100.
66. Op. cit., p. 104.
67. « Entre l’économie relativement amorphe et désintéressée […​] d’une part ; et l’économie individuelle et du pur intérêt que nos sociétés ont connu au moins en partie, […​] d’autre part ; entre ces deux types […​] s’est étagée toute une série d’institutions et d’événements économiques, et cette série n’est pas gouvernée par le rationalisme économique dont on fait si volontiers la théorie ». (Op. cit., p. 99).
68. Op. cit. p. 100.
69. Op. cit., p. 93.
70. « La solidarité n’est […​] pas un sentiment de compassion vague ou d’attendrissement superficiel pour les maux subis par tant de personnes proches ou lointaines. Au contraire, c’est la détermination ferme et persévérante de travailler pour le bien commun ; c’est-à-dire pour le bien de tous et de chacun parce que tous nous sommes vraiment responsables de tous. » (SRS 38). De plus, il recommande : « Le développement requiert surtout un esprit d’initiative de la part des pays qui en ont besoin eux-mêmes. Chacun d’eux doit agir en fonction de ses propres responsabilités, sans tout attendre des pays plus favorisés, et en travaillant en collaboration avec les autres qui sont dans la même situation. Chacun doit explorer et utiliser le plus possible l’espace de sa propre liberté. Chacun devra aussi se rendre capable d’initiatives répondant à ses propres problèmes de société. Chacun devra également se rendre compte des besoins réels qui existent et aussi des droits et des devoirs qui lui imposent de les satisfaire. » (SRS 44).
71. Op. cit., p. 93.
72. Allusion explicite aux chevaliers de la Table ronde du roi Arthur.
73. Op. cit., p. 105.
74. Rappelons-nous l’insistance d’un développement intégral : « si le développement a nécessairement une dimension économique puisqu’il doit fournir au plus grand nombre possible des habitants du monde la disponibilité de biens indispensables pour « être », il ne se limite pas à cette dimension. » (SRS 28).
75. SRS 39. A sa manière, à une époque où l’on ne parle pas encore de doctrine sociale, le Catéchisme du concile de Trente (1566) stipule (chap. 35, § VII) que personne n’est dispenser de faire l’aumône, d’une manière ou d’une autre : « Si l’on n’a pas les moyens de venir en aide à ceux qui attendent leur vie de la compassion des autres, la piété chrétienne veut qu’on se mette en état de soulager leur détresse, en s’occupant pour eux, en travaillant de ses mains, s’il le faut. […​] Enfin, il faut vivre avec frugalité, et faire en sorte d’épargner le bien d’autrui, afin de n’être pas à charge, ni insupportable aux autres. »
76. On peut citer le sociologue québécois GODBOUT Jacques T., professeur honoraire à l’http://fr.wikipedia.org/wiki/Institut_national_de_la_recherche_scientifique[Institut national de la recherche scientifique
77. Père rédemptoriste, Docteur en théologie morale de l’Académie alphonsienne de Rome, professeur au Grand séminaire de Ouagadougou (Burkina Faso). Il a publié Le principe don en éthique sociale et théologie morale. Une implication de la philosophie du don chez Derrida, Marion et Bruaire, L’Harmattan, 2009 et Le concept de don. Ce qui dit l’être personnel, L’Harmattan, 2013.
78. Anthropologie du don, Le tiers paradigme, Desclée De Brouwer, 2000, p. 11.
79. Le principe don…​, op., cit, pp.29-30.
80. Il a travaillé à « Économie et humanisme » et a dirigé la revue théologique « Lumière et vie ». Il fut attaché à la direction des relations humaines d’une grande entreprise et a publié plusieurs ouvrages de réflexion théologique sur la pauvreté et la mondialisation. . Il est membre de la Commission Justice et Paix en France. Il s’inspire de la doctrine sociale de l’Église et a été aussi influencé par la théologie de la libération sud-américaine. Nous avons déjà eu l’occasion de nous intéresser à son livre La cause des pauvres, Cerf, 1991. Il a publié plus récemment : Dieu choisit le dernier, Cerf, 2009 et Pratiquer la justice, Cerf, 2009. Ici, nous nous intéresserons particulièrement à La foi chrétienne aux prises avec la mondialisation, Cerf, 2003.
81. Marcel Mauss évoque aussi ce phénomène parfois d’ailleurs volontaire de la part du donateur.
82. L’auteur fait remarquer qu’en Amérique latine, souvent, la dette « a déjà été remboursée de nombreuses fois, par le biais des intérêts qui peuvent représenter plusieurs fois le montant du prêt ». (Op. cit., p. 80).
83. St GREGOIRE le Grand: « Lorsque nous donnons aux miséreux ce qui leur est nécessaire, nous ne le faisons pas par largesse, nous ne faisons que leur rendre ce qui leur appartient » (Liber regulae pastoralis, PL 77, col. 87b ; ou saint AMBROISE : « Ce n’est d’ailleurs pas de ton bien que tu distribues au pauvre, c’est seulement sur le sien que tu lui rends » (Naboth le pauvre, XII, 55. Textes cités précédemment et aussi in DURAND A., La foi chrétienne aux prises avec la mondialisation, Cerf, 2003, p.80. C’est bien la pensée de Benoît XVI : « Toute société élabore un système propre de justice. la charité dépasse la justice, parce qu’aimer, c’est donner, offrir du mien à l’autre ; mais elle n’existe jamais sans la justice qui amène à donner à l’autre ce qui est sien, c’es-à-dire ce qui lui revient en raison de être et de son agir. je ne peux pas donner à l’autre du mien sans lui avoir donné tout d’abord ce qui lui revient selon la justice. Qui aime les autres avec charité est d’abord juste envers eux. » (CV 6).
84. Op. cit., pp. 77-84.
85. CV 38.
86. La société se construit sur ces trois » pieds ». Nous empruntons cette image du « tabouret » au professeur Benjamin R. Barber, qui fut l’un des conseillers du président Clinton. S’appuyant sur une analyse d’Alexis de Tocqueville sur la démocratie américaine, il souligne l’importance pour la démocratie de ce « pied » qu’est la société civile pour contrer les « marchés arrogants » et les « gigantesques bureaucraties d’État », l’État et le marché étant « incapables, par eux-mêmes, d’asseoir une société libre ». Ces idées seront développées en 1998, au Forum de Davos, par Hilary Rodham Clinton. Cf. RODHAM CLINTON Hilary, Civiliser la démocratie, Présentation de Benjamin R. Barber, Desclée de Brouwer, 1998, pp. 8 et 15.
   Voir aussi Libérer la société civile, in Liberté politique, n° 48, Eté 2010 avec des articles de Mgr Nicolas Brouwet, Jean-François Mattei, Jean-Yves Naudet, Pierre Coulange, Philippe Beneton, Jean-Pierre Audoyer, Jean-Marie Andres, Jean-Didier Lecaillon, Jacques Bichot.
88. CA 39.
89. CV 38.
90. CV 57.
91. CV 58.
92. CV 35. « En effet, abandonné au seul principe de l’équivalence de valeurs des biens échangés, le marché n’arrive pas à produire la cohésion sociale dont il a pourtant besoin pour bien fonctionner. »
93. La vie économique se construit certes sur la justice commutative « mais elle a tout autant besoin de lois justes et de formes de redistribution guidées par l’esprit du don. » (CV 37).
94. CV 35.
95.  »…​ séparer l’agir économique, à qui il reviendrait seulement de produire de la richesse, de l’agir politique, à qui il reviendrait de rechercher la justice au moyen de la redistribution, est une cause de graves déséquilibres. » (CV 36.) Surtout aujourd’hui : « Peut-être fut-il un temps pensable de confier en premier lieu à l’économie la tâche de produire des richesses, remettant ensuite à la politique la tâche de les distribuer. tout ceci se révèle aujourd’hui plus difficile, puisque les activités économiques ne sont pas confinées à l’intérieur des limites territoriales, alors que l’autorité des gouvernements continue à être essentiellement locale. » (CV 37)
96. « Ainsi peut-on arriver à transformer des instruments bons en eux-mêmes en instruments nuisibles. mais c’est la raison obscurcie de l’homme qui produit ces conséquences, non l’instrument lui-même. C’est pourquoi ce n’est pas l’instrument qui doit être mis en cause mais l’homme, sa conscience morale et sa responsabilité personnelle et sociale. » (CV 6).
97. CV 36.
98. Benoît XVI évoque sans préciser « les nombreux types d’économie qui tirent leur origine d’initiatives religieuses et laïques » et « qui choisissent librement de conformer leur propre agir à des principes différents de ceux du seul profit, sans pour cela renoncer à produire de la valeur économique. » (CV 37). On pense au secteur de l’économie sociale : les sociétés mutualistes, les coopératives, les sociétés sans but lucratif. On ne peut s’empêcher de penser aussi, à cause du vocabulaire employé par Benoît XVI ( « don », « communion ») à l’économie de communion proposée par Chiara Lubich (1920-2008) au sein du mouvement des Focolari. La fondatrice eut l’occasion le 31 mai 1999 de présenter l’économie de communion lors d’une conférence internationale sur le thème « Economie de marché, démocratie, citoyenneté et solidarité », conférence organisée à Strasbourg à l’occasion des cinquante ans du Conseil de l’Europe. Chiara Lubich présente la « culture du don » sous son aspect économique en racontant que l’idée lui est venue, au Brésil, face au « contraste dramatique entre la grande richesse de quelques personnes et l’immense pauvreté du plus grand nombre ». L’idée est « d’augmenter les ressources en faisant naître des entreprises, dont la gestion pouvait être confiée à des spécialistes, afin qu’elle soit efficace et permette d’en retirer des bénéfices. » Ces bénéfices ont trois destinations : une partie va servir « au développement des entreprises », une autre « pour aider ceux qui sont dans le besoin en leur permettant de vivre plus dignement jusqu’à ce qu’ils aient trouvé un moyen de subsistance, ou même en leur offrant un travail dans les entreprises elles-mêmes » et enfin une partie « consacrée à développer des structures où des hommes et des femmes, dont la vie est animée par la culture du don, se formeraient pour devenir ces « hommes nouveaux » sans lesquels ne peut naître une société nouvelle. » Et donc, ces entreprises, au lieu de « dresser des barrières entre les classes sociales et entre les groupes qui représentent des intérêts opposés, […​] s’efforcent au contraire d’offrir une partie de leurs bénéfices pour répondre directement aux besoins les plus urgents des personnes qui se trouvent dans une situation économique précaire ; de promouvoir au sein de l’entreprise et vis-à-vis des consommateurs, des concurrents, des communautés locale et internationale, ou encore avec l’administration, des relations de réciprocité, dans l’ouverture et la confiance, sans perdre de vue l’intérêt général ; de vivre et de diffuser une culture du don, de la paix et de la légalité, dans le respect de l’environnement (il faut être solidaire aussi de la création) à l’intérieur et à l’extérieur de l’entreprise. » ( Mouvement des Focolari, Economie de communion, Dix ans de réalisations, Des entreprises osent le partage, Nouvelle Cité, 2001, pp. 16-19.) ( Voir aussi son Discours au Parlement britannique, 22 juin 2004, sur le site www.focolare.org).
99. PP 44 cité in CV 39.
100. CV 39.
101. Benoît XVI précise que la délocalisation peut être bénéfique pour les populations d’accueil à condition que la justice soit respectée dans la patrie d’origine et que la délocalisation ne soit pas simplement motivée par le bénéfice à en tirer ou, pire, soit l’occasion d’une exploitation de la société locale. (CIV 40).
102. CA 36.
103. Benoît XVI renvoie à Laborem exercens (CV 41).
104. CV 40.
105. CV 38.
106. CV 41.
107. CV 41.
108. CV 42. Alain Durand se pose la question de savoir si la mondialisation est un signe des temps ? Il la décrit comme « une réalité historique foncièrement ambigüe » car elle engendre des « maux très graves » tout en recelant un « potentiel positif pour l’humanité « . Partisan de l’« altermondialisation » dont il ne bénit pas toutes les manifestations, il définit comme « signe des temps », comme présence d’un Dieu qui « fait signe », un Dieu allié à l’humanité et « discrètement à l’œuvre parmi nous », « l’irrésistible espérance qui nous pousse à transformer une mondialisation néolibérale en une mondialisation solidaire ». (Op. cit., pp. 105-111).
109. CV 42. Voir aussi les publications du Conseil pontifical Justice et paix : Séminaire international sur la pauvreté et la mondialisation, Intervention du cardinal Renato Raffaele Martino, 9-7-2004 ; La lutte contre la corruption, 21-9-2006 ; Pour une meilleure répartition de la terre, Le défi de la réforme agraire, 23-11-1997.
110. Par exemple, le débat sur la pensée sociale de l’Église dans l’encyclique Caritas in veritate, le 19 octobre 2009, à la salle académique de l’Université de Liège, avec Herman Van Rompuy alors Premier ministre belge et actuellement Président du Conseil Européen, Rocco Butiglione, vice-Président de la Chambre des députés d’Italie et Mgr Michel Schooyans. Cf. Mgr SCHOOYANS Michel, BUTTIGLIONE Rocco, van ROMPUY Herman, Un développement humain intégral, La pensée sociale de Benoît XVI dans l’encyclique Caritas in veritate, Fidélité, 2010.
   Congrès Caritas in veritate organisé par le groupe du Parti populaire européen et le COMECE, Bruxelles, Parlement européen, 14 septembre 2010.
   Colloque sur la Doctrine Sociale de l’Église : Caritas in veritate, Utopie ou Trésor à découvrir, 8 octobre 2009, Collège des Bernardins, Paris.
    Colloque « Caritas in veritate : un appel à libérer la société civile », Quatrième colloque organisé par l’Association des Economistes Catholiques (AEC) et l’Association pour la Fondation de Service Politique, 20 mars 2010, Paris.
   Sur le site de l’Association des économistes catholiques (France)(jynaudet.perso.fr), on trouve de nombreuses analyses : BICHOT Jacques, Solidarité en vérité, in La Croix, 24 août 2009 ; Encyclique : unis comme des frères dans la vérité, in www.libertepolitique.com, 10 juillet 2009. GARELLO Jacques, Comment lire l’encyclique de Benoît XVI ? in Liberale, septembre 2009. LELART Michel, Pourquoi Benoît XVI parle-t-il de la micro finance dans son encyclique Caritas in veritate ?.
   NAUDET Jean-Yves, Société civile et subsidiarité chez Benoît XVI ; La société civile selon Benoît XVI, in Liberté politique, juin 2010 ; Le défi lancé aux économistes, in OR, n° 29, 21 juillet 2009 ; Une leçon d’éthique économique, in Liberté politique, septembre 2009 ; Caritas in veritate : la doctrine sociale de l’Église, un unique enseignement, cohérent et toujours nouveau, in les Annales de Vendée, décembre 2009 ; Benoît XVI ou l’économie éthique, in Le Figaro, 10 juillet 2009 ; Caritas in veritate : dans la grande tradition de Rerum novarum, in France catholique n° 3174, 17 juillet 2009 ; Caritas in veritate: une encyclique durable, in www.libertepolitique.com, 8 juillet 2009 ; Liberté et responsabilité sources de développement : une analyse de la ,dernière encyclique sociale, in www.unmondelibre.org, 8 juillet 2009 ; Benoît XVI pour l’économie de marché, in Le cri du contribuable, n° 76, 25 juillet 2009 ; Analyse de l’encyclique Caritas in veritate, in Zenit.org, 7 janvier 2010 ; LECAILLON Jacques, Don et gratuité, Réflexions sur Caritas in veritate, in Liberté politique, avril 2010.
   Intéressante aussi la conférence donnée par l’économiste REBOUD Louis publiée sur www.penseecatholique.catholique.fr : Economie du DON, Solidarité avec une série de renvois à des œuvres qui recoupent ou parfois précèdent la prise de position de Benoît XVI comme les publications du Mauss ou celles d’Elena Lasida. Il y ajoute PASSET René, Eloge du mondialisme par un « anti » présumé, Fayard, 2001 ; SEN Amartya, L’économie est une science morale, La découverte, 2003 ; SIGLITZ Joseph, SEN Amartya et FITOUSSI Jean-Paul, Richesse des nations et bien-être des individus, Odile Jacob, 2009 ; COMEAU Geneviève, Peut-on donner sans condition ? Bayard, 2010 ; MARZANO Michela, Le contrat de défiance, Grasset, 2010. publié chez Pluriel en 2012 sous le titre Eloge de la Confiance ; COMTE-SPONVILLE A., Solidaire, pas généreux !, in Challenges n° 247, 11 mars 2011 ; DEMOUSTIER Danièle, L’économie sociale et solidaire, S’associer pour entreprendre autrement, Syros, 2001 ; LE LOARNE Séverine, La solidarité comme modèle économique, in le supplément du Dauphiné Entreprises, n° 31, 26 avril 2011 ; 20 propositions pour réformer le capitalisme, sous la direction de GIRAUD Gaël et RENOUARD Cécile, Flammarion, 2009, nouvelle édition en 2012.
   Enfin, on peut citer le n° 54, septembre 2011, de la revue Liberté politique : La place du don et de la gratuité dans l’économie, Privat. On y trouve des articles de Francis Jubert, Mgr Alain Castet, Jean-Yves Naudet, Gérard Thoris, Jean-Didier Lecaillon, Jacques Bichot, Nicolas Masson, Thierry Boutet, Thibaut Dary.
111. Docteur en sciences sociales et économiques, maître de conférences à la Faculté de Sciences Sociales et Economiques de l’Institut catholique de Paris. Nous nous référons ici à son article Quand le marché fait place à la gratuité, in Etudes, mars 2011, n° 4143, pp. 307-318. Elle est l’auteur de Oser un nouveau développement. Au-delà de la croissance et la décroissance, Bayard, 2010 et Le goût de l’autre. la crise, une chance pour réinventer le lien, Albin-Michel, 2011.
112. Quand le marché fait place à la gratuité, op. cit., p. 318.
113. Précisément dans Ce qui circule entre nous. Donner, recevoir, rendre, Seuil, 2007.
114. La « valeur d’usage » est « déterminée par l’utilité concrète du bien, et la « valeur d’échange », déterminée par le prix du marché et donc par la capacité du bien à être échangé comme d’autres biens ».
115. 1886-1964. Son œuvre majeure, La grande transformation (1944) a été traduite en français et publiée en 1983 chez Gallimard. Mais E. Lasida se réfère ici à un article L’économie en tant que procès institutionnalisé, in Economies primitives, archaïques et modernes, Essais de Karl Polanyi rassemblés par CANGIANI et MARCOURANT, Seuil, 2007 et aussi à l’article de, pp. 255-273.
116. LASIDA E., Quand le marché fait place à la gratuité, in Etudes, mars 2011, n° 4143, pp. 307-318. SERVET J.-M., Le principe de réciprocité chez Karl Polanyi, Contribution à une définition de l’économie solidaire, in Revue Tiers Monde, n° 190, avril-juin 2007
117. DIJON X., Le livre de la nature dans Caritas in veritate, in Nouvelle revue théologique, tome 131, n° 4, octobre-décembre 2009, pp. 749-769.
118. NAUDET J.-Y., confirme : « Ce qui est le plus novateur, c’est l’idée que la question sociale est devenue « radicalement anthropologique », c’est-à-dire qu’elle concerne l’homme tout entier ». (Interview sur Zenit.org, le 7 janvier 2009).
119. « Celui qui donne le monde à l’homme et l’homme à lui-même, ne fait-il pas de ce qui est cela même qui doit être, sous le signe de l’action de grâce ? » (DIJON X., op. cit., p. 754).
120. DIJON X., op. cit., pp. 765- 766 et p. 769,
121. CV 75.
122. « C’est parce que la nature lui est donnée que l’homme peut l’exploiter et doit la garder sauve ». (DIJON X., op. cit., p. 761.
123. CV 28.
124. CV 51.
125. DIJON X., op. cit., p. 766.
126. CV 57.
127. CV 58.
128. Sur ce thème, on peut aussi se référer à ces travaux du P. HERR E. : La mondialisation : pour une évaluation éthique ? in Nouvelle revue théologique, n°122, 2000, pp. 51-97 ; Construire la mondialisation, Conférence aux FUNDP, 7 novembre 2002 ; Le développement durable. Une question de spiritualité, Centre Avec, octobre 2007 ; Mondialisation et justice, in Évangile et justice, décembre 2007. on peut aussi consulter VILAIN Pierre, Les chrétiens et la mondialisation, Desclée de Brouwer, 2002.
129. La foi chrétienne aux prises avec la mondialisation, op. cit., p. 14.
130. CV 29.
131. C’est dans la religion chrétienne, le rôle de la doctrine sociale de l’Église.
132. CV 56.
133. CV 59. PEETERS Marguerite A., dans La Mondialisation de la révolution culturelle occidentale (L’Oeil-Fr.-X. de Guibert, 2007) montre qu’une éthique laïciste a envahi l’Occident en s’appuyant sur les révolutions féministes, sexuelles et culturelles. cette éthique, l’Occident tente de la répandre à travers le monde. L’auteur compte sur l’attachement des peuples des pays en voie de développement aux valeurs traditionnelles pour résister à cette contagion occidentale. Elle espère que les Occidentaux rendus conscients des mécanismes par lesquels on les a détournés des structures sociales fondées sur le noyau familial constitué d’un homme et d’une femme mariés, de leurs enfants, qui se reconnaissent des droits, mais surtout des devoirs moraux.
134. Nous reviendrons sur cette autorité mondiale et le rôle des organisations internationales dans la deuxième partie.
135. CV 57.
136. CV 67. Jean XXIII, évoqué par Benoît XVI, écrivait dans Pacem in terris : « De nos jours, le bien commun universel pose des problèmes de dimensions mondiales. Ils ne peuvent être résolus que par une autorité publique dont le pouvoir, la constitution et les moyens d’action prennent eux aussi des dimensions mondiales et qui puisse exercer son action sur toute l’étendue de la terre. C’est donc l’ordre moral lui-même qui exige la constitution d’une autorité publique de compétence universelle ». (134) Et Jean-Paul II, dans Sollicitudo socialis, écrivait : « Les Institutions et les Organisations existantes ont bien travaillé à l’avantage des peuples. toutefois, affrontant une période nouvelle et plus difficile de son développement authentique, l’humanité a besoin aujourd’hui d’un degré supérieur d’organisation à l’échelle internationale, au service des sociétés, des économies et des cultures du monde entier. » (43).
137. « Populorum integra progressio atque inter nationes cooperatio secum ferunt ut internationalis quaedam altioris gradus institutio subsidiarii generis ad globalizationem moderandam condatur atque ordini morali necnon coniunctioni inter moralia et sociala, politica et oeconomica et civilia munera consentaneus socialis ordo denique constituatur, quod in Nationum Unitarum Statuto iam continetur » Ce que l’on peut traduire littéralement par : « Le progrès intégral des peuples et la coopération entre les nations imposent que soit établie une institution d’un degré plus élevé d’un genre subsidiaire pour tempérer la globalisation et qu’enfin soit établi un ordre social conforme à l’ordre moral et aussi à l’union entre les fonctions morales et sociales, politiques et économiques, ce qui est déjà joint dans le statut des nations Unies. »
138. A la question de savoir quel serait le contenu institutionnel d’une « gouvernance mondiale », Mgr Roland Minnerath (archevêque de Dijon et membre de l’Académie pontificale des sciences sociales) répond qu’il faut avant tout des « règles communes librement acceptées » et que ces règles soient associées à des « mécanismes de contrôle ». Encore faut-il « fixer les bonnes règles », en reconnaissant « l’ordre éthique inscrit dans les êtres humains, ordre qui n’est pas à inventer, mais à découvrir toujours plus profondément. » (Zenit.org, 18 mai 2012).
139. N° 43.
140. Pour répondre à ce problème, il faut « une politique de coopération internationale » à partir d’« une étroite collaboration entre les pays d’origine des migrants et les pays où ils se rendent », une politique qui doit s’accompagner de « normes internationales » dans le but de « sauvegarder les exigences et les droits des personnes et des familles émigrées et, en même temps, ceux des sociétés où arrivent ces mêmes émigrés. » (CV 62).
141. CV 21.
142. CV 22 et 33.
143. La finance ne doit être qu’« un instrument visant à une meilleure production de richesses et au développement ». Comme elle n’est qu’un instrument, elle doit être utilisée de manière éthique et il convient même « en certaines circonstances indispensables, de donner vie à des initiatives financières où la dimension humanitaire soit dominante ». Il convient aussi de réglementer ce secteur pour « protéger les sujets les plus faibles » et « empêcher des spéculations scandaleuses », de favoriser, par de nouvelles formes de finance, des projets de développement. Encourager microfinance et microcrédit, faire appel à la responsabilité de l’épargnant sont de bonnes attitudes. (CV 65). Voir aussi la note du Conseil pontifical Justice et paix, Pour une réforme du système financier et monétaire international dans la perspective d’une autorité publique à compétence universelle, (DC 2479, 4 décembre 2011, pp. 1021-1030.
144. La pensée chrétienne « n’exclut pas le profit mais le considère comme un instrument pour réaliser des objectifs humains et sociaux. » Le profit est « un moyen pour parvenir à des objectifs d’humanisation du marché et de la société. » (CV 46).
145. Le Saint-Père souhaite un renouvellement des missions syndicales notamment à propos des conflits entre travailleurs et consommateurs syndicats et en ayant le souci des travailleurs des pays en voie de développement. Les syndicats veilleront toujours à respecter « la distinction des rôles et des fonctions du syndicat et de la politique », leur tâche étant d’agir « pour la défense et la promotion du monde du travail, surtout en faveur des travailleurs exploités et non représentés ». (CV 64).
146. CV 25. A propos du chômage ou du sous-emploi, Benoît XVI rappelle l’importance du travail pour lutter contre la pauvreté à condition que ce travail soit un travail « décent » c’est-à-dire un travail qui « soit l’expression de la dignité essentielle de tout homme et de toute femme : un travail choisi librement, qui associe efficacement les travailleurs, hommes et femmes, au développement de leur communauté ; un travail qui, de cette manière, permette aux travailleurs d’être respectés sans aucune discrimination ; un travail qui donne les moyens de pourvoir aux nécessités de la famille et de scolariser les enfants, sans que ceux-ci ne soient eux-mêmes obligés de travailler ; un travail qui permette aux travailleurs de s’organiser librement et de faire entendre leur voix ; un travail qui laisse un temps suffisant pour retrouver ses propres racines au niveau personnel, familial et spirituel ; un travail qui assure aux travailleurs parvenus à l’âge d la retraite des conditions de vie dignes. » (CV 63). On a l’impression de lire un passage condensé de Rerum novarum !
147. CV 26. A propos des moyens de communication sociale, ils ont une très grande influence sur « le plan éthico-culturel de la mondialisation et du développement solidaire des peuples ». Ils ne sont pas neutres et, qui plus est, souvent subordonnés « au calcul économique » quand ils ne cherchent pas à « imposer des paramètres culturels de fonctionnement à des fins idéologiques et politiques ». Dès lors, « le sens et la finalité des médias doivent être recherchés sur une base anthropologique » pour offrir communication et information soucieuses de promouvoir la dignité des personnes et des peuples, le bien commun, et les valeurs universelles. (CV 73).
148. CV 33.
149. Id..
150. CV 23.
151. L’entreprise a une responsabilité sociale et le consommateur a aussi une responsabilité car « acheter est non seulement un acte économique mais toujours aussi un acte moral ». Le consommateur doit être sobre, éviter les manipulations, s’ouvrir aux coopératives de consommation, favoriser, dans un marché équitable et transparent, les producteurs compétents des régions pauvres. (CV 66). De même, le touriste qui peut être un acteur dans le développement économique et culturel s’il veille à favoriser de varies rencontres personnelles et culturelles en évitant le tourisme hédoniste, exploiteur et dégradant. (CV 61).
152. CV 24.
153. CV 27.
154. CV 43. Benoît XVI dénonce une « grave contradiction » : « Tandis que, d’un côté, sont revendiqués de soi-disant droits, de nature arbitraire et voluptuaire, avec la prétention de les voir reconnus et promus par les structures publiques, d’un autre côté, des droits élémentaires et fondamentaux d’une grande partie de l’humanité sont ignorés et violés. On a souvent noté une relation entre la revendication du droit au superflu ou même à la transgression et au vice, dans les sociétés opulentes, et le manque de nourriture, d’eau potable, d’instruction primaire ou de soins sanitaires élémentaires dans certaines régions sous-développées ainsi que dans les périphéries des grandes métropoles. cette relation est due au fait que les droits individuels, détachés du cadre des devoirs qui leur confère un sens plénier, s’affolent et alimentent une spirale de requêtes pratiquement illimitée et privée de repères. L’exaspération des droits aboutit à l’oubli des devoirs. Les devoirs délimitent les droits parce qu’ils renvoient au cadre anthropologique et éthique dans la vérité duquel ces derniers s’insèrent et ainsi ne deviennent pas arbitraires. C’est pour cette raison que les devoirs renforcent les droits et situent leur défense et leur promotion comme un engagement à prendre ne faveur du bien. Si, par contre, les droits de l’homme ne trouvent leur fondement que dans les délibérations d’une assemblée de citoyens, ils peuvent être modifiés à tout moment et, par conséquent, le devoir de les respecter et de les promouvoir diminue dans la conscience commune. »
155. CV 27. Cf. également Conseil pontifical Justice et paix, L’eau, un élément essentiel pour la vie, Instaurer des solutions efficaces, Contribution du Saint-Siège au VIe Forum mondial de l’eau, Marseille, France, mars 2012.
156. CV 44.
157. CV 30-31.
158. CV 61. A cet égard, Benoît XVI nous offre une bref éclairage anthropologique qui met en évidence l’essentiel de ce qu’il faut savoir de notre nature humaine pour bien orienter le développement des peuples : « Par nature, la personne humaine est en tension dynamique vers son développement. il ne s’agit pas d’un développement assuré par des mécanismes naturels, car chacun de nous se sait capable de faire des choix libres et responsables. Il ne s’agit pas non plus d’un développement livré à notre fantaisie, dans la mesure où nous savons tous que nous sommes donnés à nous-mêmes, sans être le résultat d’un auto-engendrement. En nous, la liberté humaine est, dès l’origine, caractérisée par notre être et par ses limites. Personne ne modèle arbitrairement sa conscience, mais tous construisent leur propre « moi » sur la base d’un « soi » qui nous a été donné. Non seulement nous ne pouvons pas disposer des autres, mais nous ne pouvons pas davantage disposer de nous-mêmes. le développement de la personne s’étiole, si elle prétend en être l’unique auteur. […​] Face à cette prétention prométhéenne, nous devons manifester un amour plus fort pour une liberté qui ne soit pas arbitraire, mais vraiment humanisée par la reconnaissance du bien qui la précède. Dans ce but, il faut que l’homme rentre en lui-même pour reconnaître les normes fondamentales de la loi morale que Dieu a inscrite dans son cœur. » (CV 68).
159. CV 69.
160. CV 70.
161. CV 71. Benoît XVI cite un domaine où la question de « savoir si l’homme s’est produit lui-même ou s’il dépend de Dieu » est fondamentale : celui de la bioéthique. (CV 74). La simple perspective technique entraîne la manipulation de la vie et son cortège : fécondation in vitro, recherche sur embryons, clonage, hybridation humaine, avortement, eugénisme, euthanasie, bref, une culture de mort. (CV 75). Le technicisme se manifeste aussi par la réduction de la vie intérieure à la psychologie, ignorant « notre conception de l’âme humaine ». Sans Dieu pourtant, l’homme est livré à l’inquiétude, à la fragilité, à toutes sortes d’aliénations, au vide. (CV 76).
162. CV 74.
163. CV 77.
164. CV 6.

⁢vi. François

Face à la pauvreté, on a pensé longtemps que « les peuples pauvres devaient se contenter de la philanthropie des peuples développés ». Benoît XVI rappelle opportunément que « dans Populorum progressio, Paul VI a pris position contre cette mentalité. »[1] et l’Église, depuis qu’elle se penche sur le problème du développement des peuples, a déployé toutes les ressources de la doctrine sociale de l’Église.

Mais à ce propos, il apparaît constamment que le « monde » ne parvient pas à comprendre l’originalité du message chrétien. Le « monde » ne cesse de chercher à rattacher coûte que coûte la pensée sociale de l’Église aux deux grands courants apparemment mieux connus : celui du libéralisme et de ses avatars et celui du socialisme sous ses différents habits. Nous savons que de « bons » catholiques ont été scandalisés par les prises de position de Léon XIII en faveur des travailleurs, nous avons vu que la conception socio-économique si prometteuse de Pie XI a été assimilée au fascisme. Plus près de nous, on a placé très « à gauche » Octogesima adveniens ou Populorum progressio. Jean XXIII n’a pas été mieux traité. Jean-Paul fut très « marxiste » dans Laborem exercens puis considéré comme un thuriféraire du capitalisme dans Centesimus annus. Les pensées de Benoît XVI et de François ne sont pas mieux traitées.⁠[2] En fait, de manière péremptoire, maints commentateurs ont décrété que François contredisait Benoît et résolument socialiste, tournait le dos à son prédécesseur partisan du marché.⁠[3] d’autres ont estimé que la pensée de François renouait avec le paternalisme bourgeois du XIXe siècle rompant avec les avancées de Benoît XVI⁠[4] ou de Jean-Paul II⁠[5] !

Une fois encore, il faut revenir au texte intégral et ne pas se contenter de citations hors contexte.⁠[6]

Dans l’exhortation apostolique⁠[7] Evangelii gaudium (EG), en 2013, François aborde à deux reprises les questions économiques et sociales.

Dans le chapitre 2, il relève tout d’abord « quelques défis du monde actuel ». Ce qui l’interpelle sur les plans économique et social, ce sont la situation précaire de la plus grande partie de l’humanité, « la crainte et la désespérance » jusque dans les pays riches, la disparité sociale⁠[8] et l’exclusion qui engendrent la violence⁠[9], la corruption, l’évasion fiscale⁠[10], la consommation effrénée d’une part ⁠[11] et la faim d’autre part⁠[12]. Quelle en est la cause ? « Une crise anthropologique profonde »[13]qui refuse l’éthique et Dieu⁠[14]. De là découlent l’« affaiblissement du sens du péché personnel »[15], l’indifférence relativiste, l’individualisme, le rationalisme, la sécularisation, mais aussi et surtout en ce qui concerne la matière qui nous préoccupe, un système social et économique injuste⁠[16]. En fait, c’est le libéralisme philosophique et économique qui est ici mis en cause même si le mot n’est pas prononcé, ou l’économisme, si l’on préfère pour reprendre un mot cher à Jean-Paul II. Cette conception de l’économie « tue »[17] parce qu’il nie le « primat de l’être humain » et le réduit « à un seul de ses besoins : la consommation »[18]. Dans ce système, l’argent devient une idole et les hommes subissent « la dictature de l’économie sans visage et sans but véritablement humain » qui entraîne la spéculation financière et « l’autonomie absolue des marchés »[19]. On a bien lu que ce que dénonce François c’est l’autonomie absolue des marchés. Un peu plus loin, il parlera des « catégories du marché » si elles sont « absolutisées »[20]. Il ne s’agit donc pas d’une condamnation pure et simple de l’économie de marché ce qui introduirait une contradiction dans l’enseignement social de l’Église alors que François « recommande vivement l’utilisation et l’étude » du Compendium de la Doctrine sociale de l’Église⁠[21]. L’amélioration de la situation des pauvres ne sera pas automatique, le fruit de la « main invisible du marché »[22]. Au contraire, François dénonce les théories du « ruissellement »⁠[23], du « trickle down » qu’il traduit par « rechute favorable ». Ces théories « supposent que chaque croissance économique, favorisée par le libre marché, réussit à produire en soi une plus grande équité et inclusion sociale dans le monde. » Pour François, « cette opinion, qui n’a jamais été confirmée par les faits, exprime une confiance grossière et naïve dans la bonté de ceux qui détiennent le pouvoir économique et dans les mécanismes sacralisés du système économique dominant. »[24] Au passage, nous notons l’adjectif « sacralisés » qui montre bien, une fois de plus, que le système n’est pas rejeté en bloc. Qui procédera à la « désacralisation », à la moralisation du marché sinon le pouvoir politique ?⁠[25]

C’est le chapitre 4 qui va développer la position de François face à ces défis.

Même si l’objet de cette exhortation n’est pas social, le pape prend la peine de rappeler que « le kérygme possède un contenu inévitablement social »[26], bien conscient du désengagement de nombreux chrétiens tentés par le surnaturalisme souvent sous la pression de la culture laïciste ambiante qui veut confiner les croyants dans les sacristies. Or, écrit François, « on ne peut plus affirmer que la religion doit se limiter à la sphère privée et qu’elle existe seulement pour préparer les âmes pour le ciel »[27]. Si la tentation du retrait existe, l’Écriture et la théologie nous montrent qu’on ne peut dissocier foi et engagement social.⁠[28] Et cet engagement social n’est pas « une simple somme de petits gestes personnels en faveur de quelque individu dans le besoin, ce qui pourrait constituer une sorte de « charité à la carte », une suite d’actions tendant seulement à tranquilliser notre conscience. »[29] C’est pourquoi François renvoie le lecteur au Compendium de la doctrine sociale de l’Église[30] en rappelant que « ni le Pape, ni l’Église ne possèdent le monopole de l’interprétation de la réalité sociale ou de la proposition de solutions aux problèmes contemporains »[31] . Il n’empêche que « nous ne pouvons éviter d’être concrets -sans prétendre entrer dans les détails- pour que les grands principes sociaux ne restent pas de simples indications générales qui n’interpellent personne. Il faut en tirer les conséquences pratiques afin qu’« ils puissent aussi avoir une incidence efficace sur les situations contemporaines complexes ». »[32]

Dans cet esprit, François va aborder « la dimension sociale de l’évangélisation » en s’attardant à deux grands problèmes : d’une part, l’intégration sociale des pauvres⁠[33] et, d’autre part, la paix et le dialogue social⁠[34].

Ce qui frappe d’emblée, c’est la place accordée par François aux pauvres et la manière d’en parler. Certes, l’option préférentielle pour les pauvres nous est bien connue mais personne n’a articulé aussi radicalement le message social de l’Église à partir non pas du fait de la pauvreté mais à partir des pauvres. Le pape François rappelle, avec les ressources de l’Écriture, la place privilégiée qu’ils occupent dans le peuple de Dieu⁠[35] et nous invite avec une insistance particulière et répétée⁠[36] à « écouter le cri du pauvre »[37] et « de peuples entiers »[38]. Etre un chrétien authentique ce n’est pas simplement professer impeccablement une doctrine mais aussi et peut-être surtout écouter le pauvre et le secourir⁠[39] : « Ne nous préoccupons pas seulement de ne pas tomber dans des erreurs doctrinales, mais aussi d’être fidèles à ce chemin lumineux de vie et de sagesse. car, aux défenseurs de « l’orthodoxie », on adresse parfois le reproche de passivité, d’indulgence ou de complicité coupable à l’égard de situations d’injustice intolérables et de régimes politiques qui entretiennent ces situations ».⁠[40]

Qui sont les pauvres ? Ce ne sont pas seulement les peuples de la faim mais les hommes et les femmes qui manquent des biens nécessaires pour grandir en humanité. Il ne s’agit « pas seulement d’assurer à tous la nourriture, ou une « subsistance décente », mais que tous connaissent « la prospérité dans ses multiples aspects » : que ce soit sur le plan de l’éducation, de la santé ou du travail, du vrai travail « libre, créatif, participatif et solidaire ».[41] François n’oublie pas les « nouvelles formes de pauvreté » : « les sans-abri, les toxicodépendants, les réfugiés, les populations indigènes, les personnes âgées toujours plus seules et abandonnées, etc.. » Il n’oublie pas les migrants⁠[42], dénonce la traite des personnes⁠[43], pense aux « femmes qui souffrent des situations d’exclusion, de maltraitance et de violence »[44] et aux « enfants à naître ». A leur propos, il insiste sur le fait que « cette défense de la vie à naître est intimement liée à la défense de tous les droits humains. Elle suppose la conviction qu’un être humain est toujours sacré et inviolable, dans n’importe quelle situation et en toute phase de son développement. Elle est une fin en soi, et jamais un moyen pour résoudre d’autres difficultés. Si cette conviction disparaît, il ne reste plus de fondements solides et permanents pour la défense des droits humains, qui seraient toujours sujets aux convenances contingentes des puissants du moment. »⁠[45] Enfin, François ne limite pas sa compassion à ces personnes fragiles. Nous sommes « les gardiens des autres créatures », de ces « autres êtres fragiles et sans défense, qui très souvent restent à la merci des intérêts économiques ou sont utilisés sans discernement », c’est-à-dire de « l’ensemble de la création ».⁠[46] Bref, le Pape nous invite à « prendre soin de la fragilité du peuple et du monde »[47] dans toutes ses manifestations.

Face à toutes ces pauvretés, petitesses, fragilités, quel doit-être notre attitude ? Notre attitude, l’attitude de nous tous, sans exception: « personne ne peut se sentir exempté de la préoccupation pour les pauvres et pour la justice sociale »[48]. et sans oublier que « la vocation et la mission propre des fidèles laïcs est la transformation des diverses réalités terrestres pour que toute l’activité humaine soit transformée par l’Évangile »[49] Encore faut-il que nous combattions notre « paganisme individualiste »[50], éblouis que nous sommes trop souvent par la consommation et le divertissement. Ce paganisme individualiste « produit ainsi une sorte d’aliénation qui nous touche tous, puisqu’« une société est aliénée quand, dans les formes de son organisation sociale, de la production et de la consommation, elle rend plus difficile la réalisation de ce don et la constitution de cette solidarité entre hommes ». »[51]

qu’est-ce que cette solidarité qui nous est demandée ? Le mot « solidarité » « désigne beaucoup plus que quelques actes sporadiques de générosité. Il demande de créer une nouvelle mentalité qui pense en termes de communauté, de priorité de la vie de tous sur l’appropriation des biens par quelques-uns. »⁠[52]

Penser en termes de communauté, cela signifie que « notre engagement ne consiste pas exclusivement en des actions ou des programmes de promotion et d’assistance ; ce que l’Esprit suscite n’est pas un débordement d’activisme, mais avant tout une attention à l’autre qu’il « considère comme un avec lui ». »[53] d’une part, les pauvres « ont beaucoup à nous enseigner » et donc « il est nécessaire que nous nous laissions évangéliser par eux ».⁠[54] Accompagner les pauvres « comme il convient sur leur chemin de libération »[55], c’est leur prêter l’attention dont ils ont principalement besoin: « une attention religieuse privilégiée et prioritaire . »⁠[56] Et nous, « nous avons besoin de grandir dans une solidarité qui « doit permettre à tous les peuples de devenir eux-mêmes les artisans de leur destin », de même que « chaque homme est appelé à se développer ». » ⁠[57]

Donner priorité à la vie de tous sur l’appropriation des biens par quelques-uns, impose de rappeler « la fonction sociale de la propriété et la destination universelle des biens comme réalités antérieures à la propriété privée »[58] et de « résoudre les causes structurelles de la pauvreté »[59] En effet, « les plans d’assistance qui font face à certaines urgences devraient être considérés seulement comme des réponses provisoires. Tant que ne seront pas résolus radicalement les problèmes des pauvres, en renonçant à l’autonomie absolue des marchés et de la spéculation financière, et en attaquant les causes structurelles de la disparité sociale, les problèmes du monde ne seront pas résolus, ni en définitive aucun problème. La disparité sociale est la racine des maux de la société ».⁠[60] Il importe de ne pas oublier que « la croissance dans l’équité exige quelque chose de plus que la croissance économique, bien qu’elle la suppose ; elle demande des décisions, des programmes, des mécanismes et des processus spécifiquement orientés vers une meilleure distribution des revenus, la création d’opportunités d’emplois, une promotion intégrale des pauvres qui dépasse le simple assistanat »[61]

L’entrepreneur et l’homme politique ont des rôles importants à jouer. Ainsi, « la vocation d’entrepreneur est un noble travail, il doit se laisser toujours interroger par un sens plus large de la vie ; ceci lui permet de servir vraiment le bien commun, par ses efforts de multiplier et rendre plus accessibles à tous les biens de ce monde ».⁠[62] Au contraire, « augmenter la rentabilité en réduisant le marché du travail » est un « venin »[63]. d’autre part, il faut « davantage d’hommes politiques qui aient vraiment à cœur la société, le peuple, la vie des pauvres ! »[64] « A « partir d’une ouverture à la transcendance pourrait naître une nouvelle mentalité politique et économique, qui aiderait à dépasser la dichotomie absolue entre économie et bien commun social. »[65] En effet, « la politique tant dénigrée, est une vocation très noble, elle est une des formes les plus précieuses de la charité, parce qu’elle cherche le bien commun ».⁠[66]

Et sur le plan politique, il est indispensable de se rendre compte qu’ « aucun gouvernement ne peut agir en dehors d’une responsabilité commune. […] Si nous voulons vraiment atteindre une saine économie mondiale, il y a besoin, en cette phase historique, d’une façon d’intervenir plus efficace qui, restant sauve la souveraineté des nations, assure le bien-être économique de tous les pays et non seulement de quelques-uns. »⁠[67]

C’est « dans la poursuite d’un ordre voulu de Dieu, qui comporte une justice plus parfaite entre les hommes »[68] que se construit la paix authentique⁠[69], la paix sociale durable qui ne peut être que le « fruit du développement intégral de tous »[70]. Elle ne se construit pas sur le silence des pauvres : « les revendications sociales qui ont un rapport avec la distribution des revenus, l’intégration sociale des pauvres et les droits humains ne peuvent pas être étouffées sous prétexte de construire un consensus de bureau ou une paix éphémère, pour une minorité heureuse. » Pourquoi ? par ce que « la dignité de la personne humaine et le bien commun sont au-dessus de la tranquillité de quelques-uns qui ne veulent pas renoncer à leurs privilèges. »[71]

La paix pour s’établir dans une société doit être l’œuvre d’un peuple et non d’« une masse asservie par les forces dominantes »[72]. Un peuple est constitué de citoyens fidèles qui participent à la vie politique, mais qui surtout se laissent intégrer et développent « une culture de la rencontre dans une harmonie multiforme ».⁠[73]

Le peuple se construit et édifie la paix nationale et internationale en suivant quatre principes eux-mêmes inspirés par les postulats fondamentaux de la doctrine sociale de l’Église⁠[74].

Examinons ces quatre principes qui sont des principes d’action implicites que le Pape François est le premier à mettre ainsi en évidence.

Ils sont ainsi formulés : « le temps est supérieur à l’espace », « l’unité prévaut sur le conflit », « la réalité est plus importante que l’idée » et « le tout est supérieur à la partie ».

Il faut apprendre à « travailler à long terme », en vue de la plénitude, avec patience et ténacité plutôt que d’être obsédé par l’obtention de résultats immédiats⁠[75].

Toujours dans la perspective de la plénitude, le conflit ne peut être ignoré ou paralysant, il doit être supporté, résolu et transformé « en un maillon d’un nouveau processus »[76] de solidarité entendue comme « une communion dans les différences ». Pour cela, « aller au-delà de la surface du conflit et [regarder] les autres dans leur dignité la plus profonde »[77] et combattre notre propre tentation de « dispersion dialectique »[78] en évitant le « syncrétisme » ou « l’absorption de l’un dans l’autre ».⁠[79]

Entre l’idée et la réalité, il est nécessaire d’« instaurer un dialogue permanent, en évitant que l’idée finisse par être séparée de la réalité ».⁠[80] La réalité, supérieure à l’idée, doit être éclairée par le raisonnement d’où l’importance de l’histoire de l’Église, des « saints qui ont inculturé l’Évangile », de la tradition. d’où la nécessité de « mettre en pratique la parole », de « réaliser des œuvres de justice et de charité ».⁠[81]

Enfin, il faut éviter « l’universalisme abstrait et globalisant » tout comme « la mesquinerie quotidienne » du local⁠[82], « des questions limitées et particulières »[83], en donnant la priorité au « bien plus grand qui sera bénéfique à tous » sans pour autant « se déraciner »[84]. Ainsi, dans l’action politique, « le meilleur de chacun », qu’il soit pauvre ou non, qu’il commette des erreurs ou non, doit être recueilli. Tous les peuples, toutes les personnes, dans leur particularité, doivent être incorporés « en vérité » dans la recherche du bien commun.⁠[85]

Ces quatre principes nous montrent qu’il n’y a pas de paix sans « dialogue social », toujours en vue du bien commun et du plein développement de tout être humain. C’est à l’État et aux autorités internationales que revient le soin du bien commun national et universel de chercher des consensus à la recherche d’« une société juste, capable de mémoire et sans exclusions », dans le dialogue, avec humilité et en respectant les principes de subsidiarité et de solidarité.⁠[86] Dans son dialogue avec l’État et le peuple, l’Église qui « n’a pas de solutions pour les questions particulières », accompagne néanmoins, au nom des valeurs fondamentales, « les propositions qui peuvent répondre le mieux à la dignité de la personne humaine et au bien commun. »⁠[87]

Toujours dans le souci de la paix et de la justice, foi raison et sciences⁠[88] doivent dialoguer comme doivent aussi dialoguer les chrétiens divisés⁠[89], les chrétiens avec le peuple juif⁠[90], avec les religions non chrétiennes ou les athées⁠[91].

Dans un contexte de liberté religieuse, « un sain pluralisme, qui, dans la vérité respecte les différences et les valeurs comme telles, n’implique pas une privatisation des religions, avec la prétention de les réduire au silence. »[92] Tous, y compris les incroyants, peuvent être « de précieux alliés dans l’engagement pour la défense de la dignité humaine, la construction d’une cohabitation pacifique entre les peuples et la protection du créé. »[93]

Un peu plus tard, le 8 décembre 2013, en vue de la célébration de la 47e Journée mondiale de la paix du 1er janvier 2014⁠[94], François va longuement développer le thème de la fraternité qui implique la solidarité telle qu’il l’a définie et cet esprit de communauté entre tous les hommes et principalement vis-à-vis des plus pauvres.

François constate que nous sommes tous animés, dans notre « désir d’une vie pleine » par « une soif irrépressible de fraternité, qui pousse à la communion avec les autres ». Voir en l’autre un frère, une sœur est la condition de la justice et de la paix et c’est dans la famille que naît ce regard. Au niveau mondial, nous sommes amenés à prendre de plus en plus conscience « de l’unité et du partage d’un destin commun entre les Nations de la terre. » Mais, si la mondialisation, comme disait Benoît XVI, « nous rend proches », elle « ne nous rend pas frères » au contraire, surgit une « mondialisation de l’indifférence, qui nous fait lentement nous « habituer » à la souffrance de l’autre, en nous fermant sur nous-mêmes. » Les plus faibles nous paraissent inutiles et les échanges, quand il y en a, s’apparentent « à un simple « do ut des »[95] pragmatique et égoïste ».

L’esprit de fraternité ne peut naître que dans la référence à un « Père commun, comme son fondement ultime » même si, comme l’enseigne l’histoire de Caïn et Abel⁠[96], beaucoup meurent « par la main de frères et de sœurs qui ne savent pas se reconnaître tels, c’est-à-dire comme des êtres faits pour la réciprocité, pour la communion et pour le don ». Seule la fraternité originelle régénérée par le Christ peut fonder la fraternité « que les hommes ne sont pas en mesure de générer tout seuls ». Seul le Christ réconcilie les hommes et les peuples et seul peut nous présenter l’autre « comme notre « semblable », une « aide ». »

la fraternité ainsi entendue « génère la paix sociale, parce qu’elle crée un équilibre entre liberté et justice, entre responsabilité personnelle et solidarité, entre bien des individus et bien commun. une communauté politique doit, alors, agir de manière transparente et responsable pour favoriser tout cela. Les citoyens doivent se sentir représentés par les pouvoirs publics dans le respect de leur liberté ».

Mais une conversion des cœurs, comme on le devine, est nécessaire. Les crises financières et économiques que nous connaissons réclament des politiques adaptées mais aussi, de notre part, des « styles de vie sobres et basés sur l’essentiel ». C’est l’occasion de « retrouver les vertus de prudence, de tempérance, de justice et de force ». De même, si, en vue de la paix, des accords internationaux, des lois nationales sont nécessaires, chacun doit aussi s’efforcer « de reconnaître dans l’autre un frère dont il faut prendre soin, avec lequel travailler pour construire une vie en plénitude pour tous ». Seule cette conversion peut vaincre les maux sociaux, que ce soit la faim⁠[97], la violence, la corruption, les trafics illicites, la destruction du milieu naturel, la prostitution, l’exploitation, la spéculation, la pédophilie, l’esclavage, l’inhumanité de certaines prisons, etc..

Et de conclure : « Quand manque cette ouverture à Dieu, toute activité humaine devient plus pauvre et les personnes sont réduites à un objet dont on tire profit. C’est seulement si l’on accepte de se déplacer dans le vaste espace assuré par cette ouverture à Celui qui aime chaque homme et chaque femme, que la politique et l’économie réussiront à se structurer sur la base d’un authentique esprit de charité fraternelle et qu’elles pourront être un instrument efficace de développement humain intégral et de paix ».

Une fois de plus est affirmée la nécessité de la conversion.


1. CV 42.
2. Il en va de même en ce qui concerne les questions sexuelles et familiales. Ainsi, le dimanche 5 janvier 2014, dans le Journal télévisé en la RTBf de 13h, les journalistes pensaient opposer Benoît et François sur la question du mariage homosexuel en rappelant que Benoît XVI était partisan du mariage entre un homme et une femme alors que François, lui, avait béni des enfants de couples homosexuels…​ !
3. Le 27 novembre 2013, sur le site du Nouvel Observateur (rue89.nouvelobs.com), on lit : « cette fois, c’est sûr : le pape François est socialiste ». Et un peu plus loin, le journaliste (Clément Guillou) nuance à peine :  »…​farouchement anti-libéral et même…​ socialiste ». On serait passé de l’anticommunisme de Jean-Paul II à l’anticapitalisme.
   Le magazine américain The Atlantic (www.theatlantic.com) du 26 novembre 2013, sous la plume de Heather Horn précise que la pensée du Pape est influencée par Karl Polanyi déjà évoqué et présenté comme un partisan du « socialisme démocratique ». Mais la journaliste est plus nuancée que celui du Nouvel Observateur : « Il faut noter, dit-elle, que la pape François […​] n’appelle pas à un renversement complet de l’économie. Il ne parle pas de révolution et il n’est évidemment pas question d’un discours marxiste sur le sens de l’histoire. En revanche, François dénonce spécifiquement le règne absolu du marché sur les êtres humains. il be dénonce pas l’existence du marché mais sa domination ».
   L’économiste libéral Philippe Chalmin (cf. DESJOYAUX Laurence, Le pape François, un socialiste ? sur www.la vie.fr, 29-11-2013) pense que la position de François est traditionnelle mais peu éclairée. Les critiques libérales (Tim Worstall, in Forbes ; Samuel Gregg, in National Review) vont toutes dans le même sens : les critiques du pape contre l’économie de marché ignorent les faits : les inégalités ont diminué ces trente dernières années grâce à cette économie et nulle part le marché n’est absolument autonome. (Cf. DESJOYAUX Laurence, op. cit.).
   Par contre, Michael Sin Winters, in National catholic Reporter estime que le pape a raison de dénoncer le « libertarianisme » et le « néo-libéralisme ». Heidi Moore, in The Guardian, pense que l’inégalité des revenus fustigée par le pape, est bien « le plus gros enjeu économique de notre temps » et qu’il convient de rechercher un capitalisme éthique. De même, Pascal-Emmanuel Gobry qui se définit comme catholique libéral, demande que l’on prenne au sérieux le message du pape. (Cf. DESJOYAUX Laurence, op. cit.).
4. Cf. Julien Alexandre à propos de Evangelii gaudium : « François […​] se contente, lui, de souhaiter que les riches aient pitié des pauvres […​]. C’est un bond en arrière par rapport à l’avancée de l’encyclique du précédent pape ! » (Cf. le blog de JORION Paul). Paul Jorion est titulaire de la chaire « Stewardship of Finance » à la Vrije Universiteit Brussel. Il est également chroniqueur au Monde-Économie et fait partie du Groupe de réflexion sur l’économie positive dirigé par Jacques Attali. Il est diplômé en sociologie et en anthropologie sociale (Docteur en Sciences Sociales de l’Université Libre de Bruxelles). Il a enseigné aux universités de Bruxelles, Cambridge, Paris VIII et à l’Université de Californie à Irvine. Il a également été fonctionnaire des Nations-Unies (FAO), participant à des projets de développement en Afrique. Paul Jorion a travaillé de 1998 à 2007 dans le milieu bancaire américain en tant que spécialiste de la formation des prix. Il avait préalablement été trader sur le marché des futures dans une banque française. Il a publié un ouvrage en anglais relatif aux répercussions pour les marchés boursiers de la faillite de la compagnie Enron : Investing in a Post-Enron World (McGraw-Hill 2003). Il a publié, La crise du capitalisme américain (La Découverte 2007 ; Le Croquant 2009), L’implosion. La finance contre l’économie : ce que révèle et annonce « la crise des subprimes » (Fayard 2008), La crise. Des subprimes au séisme financier planétaire (Fayard 2008), L’argent, mode d’emploi (Fayard 2009), Comment la vérité et la réalité furent inventées (Gallimard 2009), Le prix (Le Croquant 2010), Le capitalisme à l’agonie (Fayard 2011) et La guerre civile numérique (Textuel 2011). Ses ouvrages les plus récents sont Misère de la pensée économique (Fayard 2012) et La survie de l’espèce (Futuropolis/Arte 2012) avec MAKLES Grégory. Comprendre les temps qui sont les nôtres (Odile Jacob 2014) a paru le 6 mars.
5. Cf. Jean-Philippe Delsol de l’Institut de recherches économiques et sociales, sur http://fr.irefeurope.org, 24-12-2013. François serait contre l’économie de marché que Jean-Paul II défendait.
6. Si l’on veut savoir dans quelle mouvance le Pape François s’inscrit, indépendamment de sa fidélité avouée et manifeste à l’enseignement de ses prédécesseurs, on peut se référer à l’interview de son ancien professeur, le P. SCANNONE Juan Carlos (cf. Zenit, 24 juin 2014). A la question de savoir si François est proche ou non de la théologie de la libération, l’ancien professeur répond qu’il y a quatre courants à l’intérieur de la théologie de la libération comme l’a attesté aussi Antonio Quarracino qui allait devenir plus tard archevêque de Buenos Aires et qui était alors secrétaire du Conseil épiscopal latino-américain (Celam). Chaque courant a ses caractéristiques propres. François a été influencé pat la « théologie du peuple » qui, elle, « n’a jamais utilisé ni la méthode ni les catégories de l’analyse marxiste de la réalité mais, sans nier la racine sociale, […​] a fait le choix de l’analyse historico-culturelle. L’aspect historico-culturel prend le dessus, sans supprimer l’importance de l’aspect historico-politique. En outre, la piété populaire y est fortement revalorisée et on en vient même à parler de « spiritualité et mystique populaire ». Le Pape François dans « Evangelii gaudium », donne beaucoup d’importance au thème de la spiritualité populaire et traite même deux fois de ce thème, en raison de l’importance que revêt l’inculturation dans la culture latino-américaine. la culture populaire s’évangélise elle-même et évangélise les prochaines générations. »
7. Cette exhortation « post-synodale » livre les conclusions du Pape après le synode des évêques sur la nouvelle évangélisation pour la transmission de la foi chrétienne d’octobre 2012. A la différence d’une encyclique, ce document s’adresse aux croyants (« je désire m’adresser aux fidèles chrétiens » EG 1 ; « cette Exhortation s’adresse aux membres de l’Église catholique » EG 200) ce qui explique que le langage de la foi l’emporte ici sur celui de la raison et de la référence à la « loi naturelle ». (Cf. MELLON Christian, Evangelii gaudium sur le site du CERAS : www.doctrine-sociale-catholique.fr ; et NAUDET Jean-Yves, Evangelii gaudium, François et l’économie, sur le site www.libertepolitique.com) . Toutefois, au n° 213, lorsqu’il aborde la question de l’avortement, François note tout de même que « la seule raison est suffisante pour reconnaître la valeur inviolable de toute vie humaine ».
8. François distingue la « pauvreté absolue » qui est en recul et la « pauvreté relative » qui croît gravement. Cette pauvreté relative naît « des inégalités entre personnes et groupes qui vivent dans une même région, ou dans un même contexte historico-culturel ». (La fraternité, fondement et route pour la paix, message du 8 décembre 2013, en vue de la célébration de la 47e Journée mondiale de la paix du 1er janvier 2014, DC, n° 2514, avril 2014, p. 50).
9. EG 52.
10. EG 56.
11. EG 60.
12. EG 53.
13. EG 55.
14. EG 57.
15. EG 64.
16. EG 59.
17. EG 53.
18. EG 55.
19. EG 56.
20. EG 57.
21. EG 184.
22. EG 204.
23. La richesse accumulée par quelques-uns finit par « ruisseler » sur les moins nantis comme l’eau coule d’un sommet vers la plaine. La question est abordée, par exemple par STIGLITZ Joseph E. dans Le prix de l’inégalité, LLL Les liens qui libèrent, 2012. Joseph Stiglitz s’oppose frontalement aux partisans de cette thèse du ruissellement selon laquelle les inégalités seraient à l’origine d’une stimulation de la croissance profitable à l’ensemble du corps social. Il montre aisément que cette thèse est inexacte car cette montée de l’inégalité n’a pas accéléré la croissance, ni stimulé les revenus de la grande majorité de la population.
24. EG 54.
25. EG 58.
26. EG 177.
27. EG 182.
28. EG 178-183.
29. EG 180.
30. Dans une interview, François précise que l’exhortation ne contient « rien qui ne se trouve déjà dans la doctrine sociale de l’Église » (La Stampa, 15 décembre 2013) confondant ainsi tous ceux qui voyaient dans ce texte une rupture quelconque avec la pensée des ses prédécesseurs.
31. EG 184.
32. EG 182 citant CDSE 9.
33. EG 186-216.
34. EG 217-258.
35. L’option pour les pauvres est « comme une forme spéciale de priorité dans la pratique de la charité chrétienne dont témoigne toute la tradition de l’Église ». ( EG 198 citant SRS 42).
36. EG 187, 190, 191, 193.
37. EG 187.
38. EG 190.
39. François rappelle : « Quand saint Paul se rendit auprès des Apôtres à Jérusalem, de peur de courir ou d’avoir couru en vain (cf. Ga 2, 2), le critère clé de l’authenticité qu’ils lui indiquèrent est celui de ne pas oublier les pauvres (cf. Ga 2, 10). » (EG 195).
40. EG 194 citant Libertatis nuntius, XI, 18.
41. EG 192 citant MM 2. Le 20 mars 2014, François recevant des dirigeants et des ouvriers des aciéries à Terni, déclare, entre autres: « Face au développement actuel de l’économie et aux souffrances que traverse le monde professionnel, il faut réaffirmer que le travail est une réalité nécessaire pour la société, pour les familles et pour les individus. la travail, en effet, concerne directement la personne, sa vie, sa liberté et son bonheur. La première valeur du travail est le bien de la personne humaine, parce qu’il lui permet de se réaliser en tant que telle, avec ses aptitudes et ses capacités intellectuelles, créatives et manuelles. Il s’ensuit que le travail n’a pas seulement une finalité économique et orientée vers le profit, mais surtout une finalité qui concerne l’homme et sa dignité. la dignité de l’homme est liée au travail. […] Et lorsque le travail manque, cette dignité est blessée. Celui qui est au chômage ou qui est sous-employé risque, en effet, d’être mis en marge de la société, de devenir victime d’exclusion sociale. il arrive si souvent que les personnes sans travail -je pense surtout aux nombreux jeunes, aujourd’hui au chômage- tombent dans une sorte de découragement chronique ou, pire, d’apathie. » Le chômage « est la conséquence d’un système économique qui n’est plus capable de créer du travail, parce qu’il a mis au centre une idole qui s’appelle l’argent ! C’est pourquoi, les différents responsables politiques, sociaux et économiques sont appelés à promouvoir une approche différente, basée sur la justice et sur la solidarité. La solidarité est importante, mais ce système ne l’aime pas beaucoup et préfère l’exclure. cette solidarité humaine qui assure à tous la possibilité de mener une activité professionnelle digne. le travail est un bien qui appartient à tous, qui doit être disponible pour tous. Cette phase de graves difficultés et de chômage nécessite d’être affrontée avec les instruments de la créativité et de la solidarité. la créativité d’entrepreneurs et d’artisans courageux qui regardent vers l’avenir avec confiance et espérance. Et la solidarité entre toutes les composantes de la société qui renoncent à quelque chose, adoptent un style de vie plus sobre, pour aider ceux qui se trouvent dans le besoin.
   Ce grand défi interpelle toute la communauté chrétienne. Si chacun joue son rôle, si tous mettent toujours au centre la personne humaine, et non l’argent, avec sa dignité, si l’on consolide des comportements de solidarité et de partage fraternel inspirés de l’Évangile, il sera possible de sortir du marécage d’une saison économique et professionnelle éprouvante et difficile. » (Zenit, 20 mars 2014).
42. EG 210.
43. EG 211.
44. EG 212.
45. EG 213.
46. EG 215.
47. EG 216.
48. EG 201.
49. EG 201, proposition 45 du Synode.
50. EG 195.
51. EG 196 citant CA 41.
52. EG 188.
53. EG 199 citant st THOMAS, Somme théologique, II-II, q. 27, a.2.
54. EG 198.
55. EG 199.
56. EG 200.
57. EG 190 citant PP 65 et 15.
58. EG 189.
59. EG 202.
60. EG 202.
61. EG 205.
62. EG 203.S’adressant le 10 mai 2014 aux participants d’une rencontre organisée par la Fondation Centesimus annus-Pro pontifice, François s’adresse à ces entrepreneurs qui ont réfléchi au thème de la solidarité, déclare : « l’entrepreneur chrétien est toujours stimulé à confronter l’Évangile avec la réalité dans laquelle il opère ; et l’Évangile lui demande de mettre en premier la personne humaine et le bien commun, de faire en sorte qu’il y ait des opportunités de travail, de travail dans la dignité. naturellement, cette « entreprise » ne peut s’accomplir isolément, mais en collaborant avec d’autres qui ,partagent cette base éthique et en cherchant à élargir le plus possible le réseau. la communauté chrétienne -la paroisse, le diocèse, les associations- sont le lieu où l’entrepreneur, mais aussi le politicien, le professionnel, le syndicaliste, puisent la sève pour nourrir leurs engagements et dialoguer avec leurs frères. c’est indispensable, parce que l’ambiance de travail devient très rude, hostile, inhumaine. la crise met à dure épreuve l’espérance des entrepreneurs ; il ne faut pas laisser seuls ceux qui sont les plus en difficulté. » (Zenit, 14 mai 2014).
63. EG 204.
64. EG 205.
65. EG 205.
66. EG 205. Le 10 mai 2014
67. EG 206.
68. PP 76 cité in EG 219.
69. Comme ses prédécesseurs, François rappelle que la paix authentique n’est ni une simple absence de guerres ou de conflits, « fruit de l’équilibre toujours précaire des forces » (EG 219) ou « obtenue par l’imposition d’un secteur sur les autres », ni « un irénisme ».
70. EG 219.
71. EG 218.
72. On se souvient de cette distinction opérée par Pie XII dans son radio-message du 24 décembre 1944.
73. EG 220.
74. Rappelons ces quatre postulats fondamentaux : dignité de la personne humaine, bien commun, solidarité et subsidiarité. (CDSE 160).
75. EG 223. François renvoie Jésus demandant aux disciples d’attendre l’Esprit Saint (Jn 16, 12-13) et à la parabole du bon grain et de l’ivraie (Mt 13, 24-30).
76. EG 227.
77. EG 228.
78. EG 229 citant QUILES Ismael, sj, Filosofia de la educacion personalista, Ed. Depalma, 1981, pp. 46-53.
79. EG 228. Nous devons nous inspirer de l’exemple du Christ qui « a tout unifié en lui : le ciel et la terre, Dieu et l’homme, le temps et l’éternité, la chair et l’esprit, la personne et la société. » (EG 229). « L’annonce de la paix n’est pas celle d’une paix négociée mais la conviction que l’unité de l’Esprit harmonise toutes les diversités. Elle dépasse tout conflit en une synthèse nouvelle et prometteuse. La diversité est belle quand elle accepte d’entrer constamment dans un processus de réconciliation, jusqu’à sceller une sorte de pacte culturel qui fait émerger une « diversité réconciliée ». » (EG 230).
80. EG 231. L’idée détachée de la réalité engendre « les purismes angéliques, les totalitarismes du relativisme, les nominalismes déclaratifs, les projets plus formels que réels, les fondamentalismes anti-)historiques, les éthiques sans bonté, les intellectualismes sans sagesse ». (id.). François épingle également « les idéalismes » (EG 232), « l’intimisme et le gnosticisme » (EG 233).
81. EG 233.
82. EG 234.
83. EG 235.
84. EG 235.
85. EG 236. Une fois encore, jésus montre le chemin : l’Évangile est annoncé à tous dans toutes leurs dimensions : « La Bonne Nouvelle est la joie d’un Père qui ne veut pas qu’un de ses petits se perde ». (EG 237).
86. EG 239-240.
87. EG 241.
88. EG 242-243.
89. EG 244-246.
90. EG 247-249.
91. EG 250-254. A propos de l’Islam, François en appelle au principe de réciprocité : « Nous devrions accueillir avec affection et respect les immigrés de l’Islam qui arrivent dans nos pays, de la même manière que nous espérons et nous demandons à être accueillis et respectés dans les pays de tradition islamique. […​] qu’ils donnent aux chrétiens de célébrer leur culte et de vivre leur foi, prenant en compte la liberté dont les croyants de l’Islam jouissent dans les pays occidentaux. » (EG 253).
92. EG 255.
93. EG 257.
94. Cf. DC, n° 2514, avril 2014, pp. 46-54.
95. « Je te donne pour que tu me donnes ».
96. Gn 4, 1-16.
97. François constate : « Les initiatives et les solutions possibles sont nombreuses et ne se limitent pas à l’augmentation de la production. Il est bien connu que celle-ci est actuellement suffisante ; et pourtant il y a des millions de personnes qui souffrent et meurent de faim. » Le 10 mars 2014, Mgr Silvano Tomasi, représentant du Saint-Siège au Bureau des Nations-Unies et des institutions spécialisées à Genève, durant la XXVe session ordinaire du Conseil des droits de l’homme sur le droit à l’alimentation (3-28 mars), demande que le droit à l’alimentation « ne soit pas réduit à un droit à ne pas mourir de fin » mais qu’il soit reconnu comme « droit à une alimentation adéquate…​ pour une vie saine et active ». Il reste encore plus de 840 millions de personnes victimes de la faim. Mgr Tomasi demande, à la suite de François, « d’abattre avec décision les barrières de l’individualisme, du repli sur soi-même, de l’esclavage du profit à tous les coûts et ceci pas seulement dans les dynamiques des relations humaines mais aussi dans les dynamiques économiques set financières globales. » Le représentant du Saint-Siège réclame des « mesures structurelles » comme « des lois-cadres et des politiques alimentaires justes, une utilisation juste des ressources, des prix abordables pour les familles et les membres les plus vulnérables de la société. » Au niveau national, il souhaite « des investissements publics et privés adéquats pour permettre aux petits agriculteurs d’augmenter leur productivité, d’obtenir un surplus de bénéfices suffisant pour améliorer leurs conditions de travail et pour subvenir aux besoins de leurs familles. » Il espère qu’on inclue « des composantes agricoles » dans l’assistance au développement, afin que « le droit de produire et de commercialiser la nourriture soit assuré sans discrimination » mais aussi de porter « une attention particulière à l’autonomisation et la participation des femmes dans les campagnes ». Enfin, le Saint-Siège demande la mise en pratique de l’accord signé à Bali par l’Organisation mondiale du commerce (décembre 2013) sur la libéralisation des échanges commerciaux, pour « promouvoir un commerce plus libre et plus équitable, non comme fin en soi mais comme une approche pour mettre fin à la pauvreté pour tous ». (Zenit, 27 mars 2014).

⁢Chapitre 2 : Relations et organisations internationales

⁢i. De la chrétienté à la chrétienté ?

Tous enfants d’un même Père, nous sommes appelés à l’unité et dès les premiers siècles l’Église ne cessera de le proclamer. Non seulement les croyants venus d’horizons divers et attachés à des pratiques variées sont invités à vivre en concorde mais cette concorde doit aussi être vécue avec tous les hommes car « tous les êtres selon leur nature, tiennent de [Dieu] la vie et la subsistance.. »[1] Et à propos du Notre Père où l’on dit bien « Notre Père » et non « Mon Père », saint Cyprien de Carthage souligne que « notre prière est publique et communautaire, et quand nous prions, ce n’est pas pour un seul, mais pour tout le peuple, car nous, le peuple entier, nous ne faisons qu’un. »[2] Pour qu’il n’y ait pas d’ambigüité, le Concile Vatican II a bien précisé : « Nous ne pouvons invoquer Dieu, Père de tous les hommes, si nous refusons de nous conduire fraternellement envers certains hommes créés à l’image de Dieu. la relation de l’homme à Dieu le Père et la relation de l’homme à ses frères humains sont tellement liées que l’Écriture dit : « Qui n’aime pas ne connaît pas Dieu » (1 Jn 4, 8). Par là est sapé le fondement de toute théorie ou de toute pratique qui introduit entre homme et homme, entre peuple et peuple, une discrimination en ce qui concerne la dignité humaine et les droits qui en découlent. »[3]

Un temps, l’Église contemporaine a été hantée par la « chrétienté » entendue, par exemple, par Léon XIII, comme « comme une grande famille des nations chrétiennes et libres «⁠[4]. Pie XI, en 1922 s’y réfère aussi avec nostalgie, semble-t-il :  »…​il n’est point d’institution humaine en mesure d’imposer à toutes les nations une sorte de code international, adapté à notre époque, analogue à celui qui régissait au moyen âge cette véritable Société des Nations qui s’appelait la chrétienté »[5]

Mais, cette « chrétienté » considérée comme une « grande famille » ou une « véritable Société des nations », a-t-elle vraiment existé ? ⁠[6]

Le mot « chrétienté » tel qu’il est employé ici par les souverains pontifes renvoie à la période la plus accomplie apparemment du christianisme médiéval. Mais a-t-on vraiment connu à cette époque des XIe, XIIe et surtout XIIIe siècles une parfaite harmonie doctrinale et sociale qui offrirait un modèle hélas disparu ?

Quand on pense à cette époque, on est bien sûr frappé par l’essor artistique, scientifique et technique à travers l’Europe occidentale surtout. On se rappelle les échanges culturels entre les diverses régions d’Europe mais aussi l’ouverture vers les cultures grecques arabes et juives qui a favorisé le développement de la philosophie et de la théologie spéculative. Les historiens mais aussi les simples observateurs remarquent qu’il y a à ce moment une certaine unité sans uniformité : « Le moyen âge, c’est une de ses constantes, est encyclopédique et ouvert à toutes les influences. Au XIIe et au XIIIe siècles plus encore qu’à d’autres moments. Il s’intéresse à tout et il accepte tout. Il veut une culture universelle et il l’alimente aux sources les plus diverses : Antiquité classique ou chrétienne, Orient byzantin ou arménien, monde arabe ou celtique. Il évite pourtant le double péril de la dispersion et de l’éclectisme. Puissamment constructif, doué pour l’analyse autant que pour la synthèse, il réussit à ordonner degré par degré et à construire une civilisation originale. » ⁠[7]

Le principe de cette unité c’est l’Église qui « intègre et plie à ses conceptions les nouveautés les plus diverses »[8]. Il ne faut pas oublier qu’elle a le monopole de l’enseignement, qu’elle est visible par ses innombrables bâtiments⁠[9] et rythme toute la vie de la naissance à la mort et tout au long de la journée et de l’année par les innombrables fêtes religieuses chômées. Quant au prêtre, par la confession, il contrôle et oriente les consciences et par ce biais, moralise ou du moins tente de moraliser la société. L’Église ainsi « assure l’unité externe de la civilisation occidentale. si celle-ci ne connaît pas de frontières, c’est parce que l’Église lui sert de cadre et que l’Église est supra-nationale, qu’elle est la patrie de tous les chrétiens. C’est aussi l’Église qui fait l’unité profonde et l’originalité de la civilisation médiévale. C’est elle qui donne leur « vision du monde » aux artistes comme aux savants et leur permet de créer du neuf à partir d’éléments anciens « informés » par un nouvel esprit. C’est elle qui fonde cet équilibre caractéristique où chaque chose trouve sans difficulté sa place exacte dans un ensemble pensé par Dieu et révélé aux hommes. Cet équilibre où chaque être est à la fois lui-même et autre chose, a valeur personnelle et valeur de symbole. »[10]

Mais l’unité n’est pas absolue : « il existe des courants aberrants que l’Église a quelque peine à réduire, même en matière proprement religieuse ; les hérésies sont nombreuses et parfois puissantes. Et dès la seconde moitié du XIIIe siècle, les signes annonciateurs de profonds changements se précisent. L’Église accuse une baisse de son influence dans la vie publique comme dans le domaine de la culture. Elle voit échapper progressivement à son contrôle des États qui ont renforcé leur armature politique et administrative et s’appuient sur un sentiment national désormais conscient et des villes dont la bourgeoisie affiche une indépendance et un dynamisme croissants. Elle recule devant le réalisme grandissant des écrivains et des artistes. Elle donne d’ailleurs quelques marques de lassitude, trahit un certain épuisement, manifeste une tendance dangereuse à vivre de l’acquis. »[11]

L’unité intellectuelle soutenue par la langue latine va être mise à mal par la montée des littératures nationales et un certain dédain pour les modèles classiques. La théologie est alors comme à d’autres époques un lieu de débats et de querelles⁠[12]. L’unité religieuse est rompue depuis 1054, date du grand schisme avec l’Église d’orient, et au sein même de l’Église d’occident, on déplore de nombreuses hérésies comme celles des Vaudois⁠[13], en acceptant le poison des possessions temporelles ; que l’Église romaine était la grande prostituée décrite dans l’http://fr.wikipedia.org/wiki/Apocalypse[Apocalypse], la mère et la maîtresse de toutes les erreurs ; que les prélats étaient des Scribes, et les religieux des Pharisiens ; que le pontife romain et tous les évêques étaient des homicides ; que le clergé ne devait avoir ni dîme ni terres ; que c’était un péché de doter les églises et les couvents, et que tous les clercs devaient gagner leur vie du travail de leurs mains, à l’exemple des apôtres ; enfin que lui, Vaudès, venait rétablir sur ses fondements primitifs la vraie société des enfants de Dieu_. » (Vie de Saint Dominique, 1872, chapitre 1). ], des Amauriciens⁠[14] ou encore des Cathares eux-mêmes influencés par les bogomiles ou encore les pauliciens venus de l’Est⁠[15]. Toutes ces hérésies⁠[16] sont combattues par les ordres mendiants mais aussi par la force.⁠[17] C’est la force aussi qui finira par sévir lors de l’évangélisation des régions nordiques et orientales de l’Europe. Dans un premier temps, la mission est pacifique mais suite à la résistance puis à l’hostilité des peuples païens, l’ordre des Chevaliers teutoniques dont la vocation était de protéger les pèlerins en route vers la Terre sainte, se voit confier une croisade qui sera une guerre d’extermination et de conquête avec la collaboration de l’ordre des Porte-Glaive.⁠[18]

Cette violence organisée à elle seule doit nous empêcher de faire de ce temps une sorte d’âge d’or du christianisme. Que vaut une unité toute relative par ailleurs si elle est acquise par la force ? Même si l’on peut caractériser le Moyen Age par « une tendance, une aspiration vers l’unité »[19], force est de constater que, même à la période la plus accomplie du christianisme médiéval, on n’a jamais connu une parfaite harmonie entre le spirituel et le temporel qui équivaudrait à un « modèle » de chrétienté. Cela a toujours été davantage un idéal vers lequel on a tendu avec plus ou moins de succès selon les époques qu’un moment où elle aurait été réalisée.⁠[20] Mais examinons de plus près cette aspiration à l’unité qui se manifeste, à l’époque, dans l’idée qu’on se fait des rapports entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel. On voudrait que l’empereur soit, à côté du pape, « comme le bras à côté du cœur »[21], que les intérêts de l’un soient les intérêts de l’autre, qu’ils collaborent dans une œuvre commune.⁠[22] L’Église étant évidemment mère et maîtresse. Ainsi, au IVe concile de Latran, en 1215, elle convoque outre les patriarches, archevêques, évêques, ordres monastiques, chapitres des églises, cathédrales, collégiales, les autorités séculières -l’empereur Frédéric II, les rois de France, Angleterre, Hongrie- accompagnées de délégués des villes⁠[23]. Mais, dans la réalité, que se passe-t-il ? Les princes chrétiens sont confrontés à des querelles intestines et rivalisent entre eux: Angleterre, Ecosse, France, Allemagne, Flandres se rencontrent sur les champs de bataille. Et l’Église elle-même se trouve confrontée aux oppositions des princes. Henri II Plantagenêt (1133-1189) entre en conflit avec l’Église et encourage l’assassinat de Thomas Becket (1170). Jean sans Terre (1167-1216) se querelle avec le pape Innocent III qui jette l’http://fr.vikidia.org/wiki/Interdit_(religion)[interdit] sur l’Angleterre et excommunie le roi qui devra se reconnaître vassal de la papauté en 1208. Le pape Urbain IV (1261-1264) excommunie Manfred roi de Naples et de Sicile, confisque ses terres pour les redistribuer au comte d’Anjou (frère de Luis IX), futur Charles Ier, roi de Sicile. Il rétablit l’ordre dans les Etas pontificaux, affaiblit l’influence germanique et noue des alliances avec les responsables des villes et des États importants. Il soutient Henri III d’Angleterre (1207-1272) dans son combat contre les barons opposés à sa centralisation. Rappelons-nous aussi les relations plus qu’houleuses entre Frédéric II et les papes Honorius III (1216-1227) Grégoire IX (1227-1241) Innocent IV (1243-1254)⁠[24] ou encore la querelle entre Philippe le Bel et Boniface VIII (1294-1303)⁠[25] pour se rendre compte que l’harmonie ne règne pas dans la chrétienté.

Après la « querelle des investitures » qui a marqué les XIe et XIIe siècles⁠[26], nous assistons aux XIIe et XIIIe siècles à la lutte du Sacerdoce et de l’Empire : à qui revient la domination universelle ? Au pape ou à l’empereur ? En somme, le Pape voudrait établir la suprématie de son pouvoir sur les pouvoirs temporels au nom de la théorie des deux glaives formulée par saint Bernard⁠[27] et use, nous l’avons vu, de l’excommunication ou de la déposition lorsque les princes sont réticents à la croisade ou convoitent des terres relevant des États pontificaux. Mais les princes qui sont à l’intérieur de leurs frontières confrontés à des revendications de liberté et tentent d’asseoir leur autorité supportent de moins en moins la tutelle que le pape veut exercer sur leurs royaumes.⁠[28] Comme l’écrit L. Génicot, « dans cette douleur, le monde moderne s’enfante. Au travers des crises suscitées par des faiblesses de quelques-uns d’entre eux et par la résistance des forces traditionnelles, les souverains poursuivent la réalisation du programme qu’ils se sont plus ou moins consciemment tracé dès le XIIe siècle et qu’au XIIIe siècle, les légistes et les philosophes ont précisé, amplifié et légitimé.[…] Un nouvel ordre s’élabore ainsi, fondé sur l’absolutisme monarchique et le capitalisme marchand. »[29]

Au rêve de théocratie d’une part et d’empire universel d’autre part, succède la conception moderne de l’État national centralisé et laïque.⁠[30]

Il est difficile après ce rapide tour d’horizon de croire que la « grande famille », la « véritable Sociétés des nations » a été réalisée à un moment de l’histoire. Il n’empêche que l’Église, avec succès ou maladresse avec justesse ou partialité, ne sera jamais indifférente aux relations entre les hommes à travers le monde.


1. ATHANASE, Traité contre les païens, cité in HAZAËL-MASSIEUX Marie-Christine, Dictionnaire contemporain des Pères de l’Église, Leurs mots, leurs textes, leur langage, Bayard, 2011, p. 836.
2. CYPRIEN de Carthage, Sur la prière du Seigneur, cité in HAZAËL-MASSIEUX Marie-Christine, op. cit., p. 841.
3. Nostra Aetate, Les relations de l’Église avec les religions non chrétiennes, 5. Le P. CHERGE Christian de (1937-1996) est un moine cistercien qui fit partie des sept moines de Tibhirine vivant en Algérie pris en otage et assassinés en 1996. Il se demande comment « signifier visiblement » le mystère de la communion des saints parmi les musulmans et répond : « comment s’y prendre autrement qu’en aimant maintenant, gratuitement, ceux qu’un dessein mystérieux de Dieu prépare et sanctifie par la voie de l’Islam, et en vivant avec eux le partage eucharistique de tout le quotidien ? » (L’invincible espérance, Bayard/Centurion, 1997, p. 187).
4. Encyclique In plurimis, 5 mai 1888 in Marmy 413.
5. Encyclique Ubi arcano, 23 décembre 1922 in Marmy 948.
6. Notons que le mot est polysémique. il peut désigner simplement « une assemblée de croyants, un ensemble des adeptes, voire un ensemble des sociétés qui, depuis la fin de l’antiquité, ont fait du christianisme leur religion et qui sont rassemblés par le partage des mêmes idéaux religieux et les mêmes doctrines spirituelles. » Il peut désigner aussi un phénomène historique ou géopolitique : on parle de chrétienté du moyen-âge, d’Europe, d’Orient, de chrétienté orthodoxe, protestante, catholique.
   (Cf. http://cahiersdhistoire.net/seconde/histoire/la-chretiente-du-xieme-au-xiiieme-siecle/ ).
7. GENICOT Léopold, Les lignes de faîte du moyen âge, Casterman,1969, p.234.
8. Id., p. 235.
9. En Angleterre, on compte 2000 paroisses au XIIe siècle et 10.000 le siècle suivant. (http://cahiersdhistoire.net/seconde/histoire/la-chretiente-du-xieme-au-xiiieme-siecle/)
10. GENICOT Léopold, op. cit., p. 236.
11. Id..
12. Dès 1277, plusieurs propositions thomistes sont condamnées à Paris et Oxford.
13. Le P. LACORDAIRE Henri (1802-1861) rapporte les raisons pour lesquelles saint Dominique de Guzmàn combattit les Vaudois (du nom de Pierre Valdo ou Valdès, fondateur) au nom de l’Église : « Il crut impossible de sauver l’Église par l’Église. Il déclara que la véritable épouse de Jésus-Christ avait défailli sous link : http://fr.wikipedia.org/wiki/Constantin_Ier(empereur_romain)[Constantin
14. Les Amauriciens (du nom d’Amaury de Bène, fondateur mort en 1207 (?)) estiment que Dieu et l’Univers ne sont qu’un, que Dieu est tout, et que tout est Dieu . Sous l’influence de Joachim de Flore sans doute, ils pensent aussi qu’ après l’Âge de Dieu le Père (l’Âge des Patriarches) et l’Âge du Fils (la Chrétienté) viendrait un âge nouveau, celui du Saint-Esprit qui s’incarnera en chaque être humain conduit ainsi à la sainteté. Dès lors, les sacrements comme les lois religieuses ou humaines seront inutiles.
15. Toutes doctrines marquées par un dualisme plus ou moins radical.
16. Moins connues sont les doctrines hétérodoxes diffusées au XIIe siècle par Arnaud de Brescia (1090-1155), Henri de Lausanne (mort en 1148), Béranger de Tours (999-1088), Pierre de Bruys (mort en 1131).
17. L’hérésie cathare notamment, répandue dans presque toutes les régions d’Europe incite le pape et l’empereur en 1184 à instaurer l’inquisition épiscopale pour détecter l’hérésie et livrer le coupable au « bras séculier ». En 1206, saint Dominique (1170-1221) est chargé par le pape Innocent III (1198-1216) d’évangéliser les régions cathares. Par la suite, trois croisades (1209-1212 ; 1218-1219 ; 1225-1229) seront menées dans le sud de la France mais le dernier bastion du catharisme, Montségur (dans le sud de la France) ne tombera qu’en 1244. En 1229, Louis IX (1214-1270) organise la répression de l’hérésie par l’ordonnance Cupientes et prévoit la peine capitale. Entretemps, le concile de Latran IV de 1215 (canon 3), établit des mesures canoniques contre les hérétiques. En 1224, l’empereur Frédéric II (1194-1250) établit la « Loi de feu » qui condamne au bûcher toute personne convaincue d’hérésie par l’évêque du diocèse. Si les juges veulent lui conserver la vie, il aura la langue tranchée s’il a blasphémé la foi catholique. Cette loi d’Empire est tacitement acceptée par Honorius III (1216-1227) puis officialisée par Grégoire IX (1227-1241). C’est Grégoire IX qui officialisera la mission inquisitoriale des Dominicains par la bulle Excommunicamus en 1232. En 1252, par la bulle Ad extirpanda, le pape Innocent IV (1243-1254) autorise et règle l’usage de la torture par l’inquisition pour obtenir, si nécessaire, des aveux à condition que la torture n’entraîne la mort ou n’attente à l’intégrité physique, qu’elle ne soit utilisée qu’une seule fois et que l’inquisiteur ait des éléments de preuves quasi certains. La bulle concède aussi au pouvoir temporel le droit de confisquer les biens des hérétiques reconnus coupables à charge pour lui d’exécuter les peines.
   A propos des Juifs, ils seront aussi l’objet de mesures de répression non par anti-sémitisme mais par anti-judaïsme. Le IVe concile de Latran déjà cité légifèrera en la matière (port de la rouelle et autres discriminations vestimentaires. En 1244, Innocent IV ordonne de brûler le Talmud mais le même intervient de même que Clément VI (1265-1268) en faveur des Juifs faussement accusés de meurtres rituels ou de profanations des hosties. Il est interdit de les forcer au baptême ou de les mettre à mort sans jugement. l’inquisition vérifie la validité des conversions. N’empêche qu’un anti-sémitisme populaire continue à faire des ravages si bien que l’Angleterre (1290), la France (1306), l’Espagne (1492) les bannissent de leur territoire. Grégoire IX condamna, en 1236, les excès contre les Juifs lors de la cinquième croisade. (Cf. http://cahiersdhistoire.net/seconde/histoire/la-chretiente-du-xieme-au-xiiieme-siecle/ et Equipes Résurrection, 100 points chauds de l’histoire de l’Église, Desclée de Brouwer, 1979, pp. 120-123 et 126-127)
18. Cf. 100 points chauds de l’histoire de l’Église, op. cit., pp. 128-129. HUVELIN Henri, Ombres et lumières du moyen âge, Cours sur l’histoire de l’Église, 7, Editions Saint-Paul, 1966, p. 240-241.
19. HUVELIN Henri, op. cit., p. 238.
20. Dès 1300 la montée en puissance des royaumes et des villes va mettre à mal le rayonnement de l’Église elle-même « fatiguée par les efforts qu’elle a déployés au XIIIe siècle pour maintenir et même resserrer son emprise sur l’Occident, déchirée par des querelles et des schismes, aveulie par les abus qu’elle ne réussit pas à redresser, harcelée par les hérétiques. » (GENICOT Léopold, op. cit., p.239).
21. HUVELIN Henri, op. cit., p. 238.
22. A Byzance « Empire et Église paraissent presque identifiés l’un à l’autre ; l’empereur est aussi chef de l’Église. Il se conçoit lui-même comme représentant du Christ et, conformément à la figure de Melchisédech, qui était en même temps roi et prêtre (Gn 14, 18), il porte dès le VIe siècle le titre officiel de roi et prêtre ». A Rome abandonnée par l’empereur, « dès le début même de l’ère constantinienne, fut enseignée la diversité des pouvoirs : de fait, empereur et pape ont des pouvoirs séparés, ni l’un ni l’autre n’en possède la totalité. Le pape Gélase Ier (492496) […​] souligne le fait que seul le Christ détient la totalité des pouvoirs : « Celui-ci, en raison de la faiblesse humaine (orgueil !), a séparé, pour la succession des temps, les deux ministères, afin que personne ne s’enorgueillisse » […​] » Mais « contre pareille distinction, demeurent toujours vifs l’obscure tentation à la totalité et le désir de situer son pouvoir au-dessus de l’autre […​] ». (RATZINGER Joseph, L’Europe, ses fondements, aujourd’hui et demain, Editions Saint-Augustin, 2005, pp. 16-17).
23. METZ René, Histoire des conciles, PUF, Que sais-je ?, 1964, pp. 42-43.
24. Honorius III couronne l’empereur Frédéric II en 1220 à condition qu’il entreprenne la croisade promise dès 1215. Mais Frédéric II temporise malgré son mariage avec Isabelle, héritière du Royaume de Jérusalem, que le pape avait organisé pour l’inciter à partir. En 1227, Grégoire IX l’excommunie pour ne pas avoir honoré sa promesse. L’année suivante, il part malgré l’excommunication pour une brève croisade qui se termine en négociations et par un simulacre de bataille avec le sultan Malik al-Kamel avec qui des liens d’amitié s’étaient tissés, et le traité de Jaffa. Il récupère sans combattre la ville de Jérusalem et se couronne lui-même roi de Jérusalem le 18 mars 1229. Le conflit entre Frédéric et le pape Grégoire IX, puis Innocent IV, reprend. Les cités italiennes de Lombardie prennent parti pour Frédéric (les gibelins) mais de plus nombreuses s’opposent au pouvoir impérial et s’allient au pape (les guelfes ). Frédéric II l’emporte et réclame au pape une partie des villes lombardes. En 1244, Innocent IV fuit Rome et annonce la déposition de l’empereur au premier concile de Lyon, accordant même à ceux qui partiraient en guerre contre lui le statut de croisés. Le pape montrait ainsi qu’il était le maître du pouvoir temporel aussi bien que spirituel puisqu’il pouvait priver un souverain de son pouvoir politique. S’ensuivit une guerre civile indécise en Germanie comme en Italie dont Frédéric mort en en 1250 ne vit pas la fin.
25. Philippe le Bel pour mener ses guerres a besoin d’argent et lève un impôt sur le clergé que Boniface VIII condamne en 1296. Philippe Le Bel interdit alors toute exportation de valeurs hors du royaume de France, ce qui a pour effet de priver le pape d’une part importante de ses ressources. En 1302, par la bulle Unam Sanctam, Boniface VIII affirme la supériorité du pouvoir spirituel sur le pouvoir temporel et, de ce fait, la supériorité du pape sur les rois, ces derniers étant responsables devant le chef de l’Église. Philippe le Bel réunit un concile des évêques de France pour condamner le pape qui, par la bulle Unam sanctam, en 1302,menace le roi d’excommunication. Le roi envoie son conseiller Guillaume de Nogaret en Italie afin d’arrêter le pape et de le faire juger par un concile. Boniface VIII est arrêté à Anagni mais délivré par la population. Il meurt un peu plus tard. son successeur Benoît XI (1303-1304) annule les bulles de son prédécesseur pour rétablir la paix. Son successeur consacre la victoire de la royauté française sur la papauté : Clément V ancien archevêque de Bordeaux installe la Papauté d’Avignon.
26. Les papes et les empereurs allemands s’opposent au sujet de la collation des bénéfices ecclésiastiques et de la nomination des évêques et des abbés que s’attribuaient les suzerains. Grégoire VII (1073-1085) condamne l’investiture laïque. L’empereur Henri IV fait proclamer la déchéance du pape qui, en retour dépose Henri IV (1076) obligé de s’humilier à Canossa (1077). La querelle ne s’arrêta pas pour autant et continua entre Urbain II, Pascal II, Gélase II et Henri IV et Henri V jusqu’en 1122 par le concordat de Worms qui rendait l’investiture spirituelle au Pape. (Mourre). Pour aller plus loin, on peut lire VOOSEN Elie, Papauté et Pouvoir civil à l’époque de Grégoire VII, Duculot, 1927.
27. Vicaire de Dieu sur la terre, chef suprême d’une société où tout doit être organisé en vue du salut, le pape dispose des deux pouvoirs ; du pouvoir spirituel qui est entre ses mains ; du pouvoir temporel, qui est entre les mains de l’empereur, mais aux ordres du pape. L’empereur se considère comme l’héritier de Charlemagne et des empereurs romains et à ces titres veut être maître de l’Italie et de Rome. Avec le droit romain ;, ils affirment tenir leur autorité de Dieu par l’élection des princes et non du pape. Au terme d’un siècle de guerres, d’intrigues, de conquêtes et de défaites, la papauté sort victorieuse « mais, avec l’autorité impériale, disparaissait la seule force capable de maintenir l’ordre entre les cités italiennes et à l’intérieur de chaque cité ; de plus, au cours de cette longue lutte, le pouvoir spirituel s’était laissé absorber par les affaires temporelles, menant une politique où la diplomatie et la guerre passaient de plus en plus avant les considérations d’ordre évangélique. » (Mourre) (Voir aussi : HEERS Jacques, Précis d’histoire du moyen âge, PUF, 1968, pp. 135-150.)
28. Gilles de Rome (1247-1316) écrit dans le De Ecclesiastica potestate qui synthétise la pensée de Boniface VIII: « Patet quod omnia temporalia sunt sub dominio Ecclesiae collocata, et si non de facto, quoniam multi forte huic juri rebellantur, de jure tamen et ex debito temporalia summo Pontifici sunt subjecta, a quo debito nullatenus absolvi » (Cité in JANET Paul, Histoire de la science politique dans ses rapports avec la morale, Librairie philosophique de Ladrange, 1872, Tome I, Livre II, p. 450.
29. Op. cit., p. 241. Est associé au capitalisme marchand un formidable essor industriel : voir GIMPEL Jean, La révolution industrielle au Moyen Age, Seuil/Points, 1975.
30. Cf. LAGARDE Georges de, La naissance de l’esprit laïque au déclin du moyen âge, 5 tomes, Nauwelaert, 1956. Voir aussi : KURTH Godefroid, L’Église aux tournants de l’histoire, Leçon IV, L’Église et le néo-césarisme, Société belge de librairie, 1900, pp. 69-96.

⁢ii. La diplomatie

« S’il a fallu que la papauté renonce insensiblement à la thèse du pouvoir direct, qui fait du chef de l’Église romaine le suzerain de l’orbis terrarum, et ne réclame qu’un pouvoir indirect […], la parole pontificale […] a cependant réussi à définir de manière irrévocable sa juridiction universelle, sa sollicitudo omnium Ecclesiarum […​ ]. »⁠[1]

La vocation de l’Église est universelle, elle est inscrite dans cette parole du Christ : « Allez donc vers tous les peuples, et faites de tous les hommes mes disciples »[2]. L’évangélisation touchant de plus en plus de peuples, il faut veiller à l’unité et comme l’évêque de Rome a reçu prééminence par la consécration « Tu es Pierre…​ »⁠[3], celui-ci, surtout s’il est malade ou trop vieux ou que les distances sont trop grandes, va se faire représenter par des envoyés, des légats qui le remplaceront, par exemple, lors de conciles ou de synodes⁠[4] et, à ce titre, réclameront la présidence de ces assemblées. A côté de ces légats nantis d’une mission déterminée et limitée, on trouve aussi des représentants permanents notamment à la cour impériale de Constantinople.⁠[5] A la fin de l’antiquité et durant le moyen-âge, apparaîtront, dans l’Église latine d’occident, les vicaires apostoliques et les légats de mission dépendant d’un seul pontife. A l’époque carolingienne, dans l’union étroite de l’Empire et de l’Église, les légats envoyés auprès des cours d’Europe interviendront aussi dans les affaires politiques.⁠[6] Durant la réforme grégorienne, les « legati romani » jouent les intermédiaires dans la lutte entre le pape et le roi et agissent sur un territoire déterminé avec préséance sur les évêques.⁠[7] Par eux, le pape escompte une reconnaissance civile et ecclésiastique. Ils joueront aussi un grand rôle dans l’organisation et le contrôle des croisades.

Les nonciatures permanentes apparaissent en 1500 à Venise d’abord puis dans plusieurs grandes villes européennes pour organiser, dans un premier temps, la défense contre les Turcs puis face à la Réforme et « rechercher l’unité par les voies diplomatiques grâce à d’habiles négociations »[8] où se mêlent intérêts politiques et religieux. Progressivement, au XVIIe siècle, la mission des nonces sera de veiller au « respect de l’autorité et de la juridiction pontificales ».⁠[9] La création par le pape Grégoire XV, le 6 janvier 1622, de la Congrégation romaine pour la propagation de la foi officialise structurellement l’idée que l’Église de Rome est une Église universelle et pas seulement européenne ⁠[10] dont le souci est avant tout pastoral et spirituel. Toutefois des difficultés surgirent ça et là mais surtout en Allemagne concernant la compétence des nonces par rapport aux évêques et il faudra attendre la chute des États pontificaux en 1870⁠[11] pour que le Saint-Siège apparaisse uniquement comme une autorité spirituelle et non plus comme une puissance temporelle. Les nonciatures vont se multiplier à travers le monde, de nombreux concordats vont être conclus. Le pape réputé désormais « neutre » politiquement et désintéressé temporellement sera sollicité en personne ou par l’intermédiaire de ses nonces dans le règlement de conflits internationaux ou prendra l’initiative d’interventions pacificatrices.⁠[12]

En 1917, le Code de droit canonique, confirmé pour l’essentiel en 1983, établit la structure juridique du corps des représentants du pape et précise bien qu’aucun des envoyés du pape, qu’il s’agisse de légats, de nonces ou de délégués apostoliques, n’a le droit d’exercer une juridiction recoupant celle de l’évêque.⁠[13]

En 1929, les accords du Latran consacrent la fin des États de l’Église et créent la base juridique de l’État de la cité du Vatican, sur 0,44km et avec moins de 900 habitants. Les accords incluent également un concordat suivant lequel, dans son article 12, est reconnu le droit de représentation active et passive du Saint-Siège qui peut dès lors envoyer des représentants et accueillir les représentants accrédités des autres pays.⁠[14]

Nonciatures et concordats⁠[15] vont se multiplier. L’impartialité du pape déjà manifeste avec Benoît XV, s’affirme avec Pie XI dans les négociations avec les régimes totalitaires, l’Union soviétique ou l’Allemagne. L’Osservatore romano du 16 mai 1929 rapporte cette réflexion du Souverain Pontife: « Lorsqu’on traite pour le salut d’une âme, pour empêcher la damnation éternelle de cette âme, Nous nous sentons le courage de traiter avec le diable en personne »[16]. De même, Paul VI, vis-à-vis de l’Est, préférera « traiter plutôt que condamner ».⁠[17]

La diplomatie est ainsi de plus en plus dirigée de Rome et par l’accroissement des nonciatures, délégations apostoliques, etc.. Elle va étendre son réseau à travers le monde entier, entretenant des relations diplomatiques avec 179 pays en 2003 auxquels il faut ajouter l’Union Européenne et l’Ordre Souverain Militaire de Malte. Le Saint-Siège entretient aussi des relations spéciales avec l’Organisation de Libération de la Palestine.⁠[18] De plus, le Saint-Siège participe aux activités de 34 Organisations internationales intergouvernementales et 7 Organisations régionales intergouvernementales.

Le Saint-Siège ou Siège apostolique ne se confond pas avec l’État de la Cité du Vatican. Cet État a été constitué par le Traité du Latran⁠[19], en 1929, « pour assurer de façon visible l’indépendance du Saint-Siège »[20] auquel il est subordonné⁠[21].

Le Saint-Siège est aujourd’hui indépendant des pouvoirs politiques et le défenseur d’une certaine morale internationale. On doit le considérer comme une institution supranationale plus qu’internationale, « sujet souverain de droit international ».⁠[22]

Ce statut n’est pas un statut consenti par la communauté internationale. Comme le reconnaît le Code de droit canonique : « L’Église catholique et le Siège apostolique ont qualité de personne morale de par l’ordre divin lui-même ».⁠[23] Autrement dit, le Saint-Siège est « une réelle personne juridique créée et instituée par Jésus-Christ »[24] mais quand on parle de personne juridique ou de personne morale, on désigne en fait en langage juridique une réalité théologique qui s’est réalisée dans le temps et est liée à la conception juridique romaine puis européenne puis internationale. Si, au point de départ, il y a une ordinatio divina, la personnalité juridique postérieure, est « une création de l’organisation humaine, élaborée à travers les siècles en fonction des événements historiques » qui ne peut être considérée « comme un dogme de foi ».⁠[25]

Que désigne exactement l’expression Saint-Siège ou Siège apostolique ? Ces expressions enveloppent le pape et les institutions qui l’aident dans le gouvernement de l’Église, principalement la Curie mais elles peuvent aussi plus simplement se référer au pape, à sa primauté ⁠[26].

Le Traité du Latran, en 1929, reconnaît la souveraineté du Saint-Siège, une souveraineté spirituelle inhérente à sa nature⁠[27]. Et ce n’est pas seulement l’Italie qui reconnaît cette souveraineté car « le traité du Latran est un acte international qui concerne également les États tiers ».⁠[28] Le Saint-Siège est dès lors en « position d’égalité par rapport aux États, au sein de la communauté internationale, sans réserves particulières (exception faites pour celles qui découlent de sa nature) »[29]. Il n’empêche que le Saint-Siège, « dans la conscience des peuples et des gouvernements, occupe réellement une position de prééminence dans la communauté internationale et exerce une fonction modératrice effective parmi les États. »[30] Une prééminence morale qui tient à son impartialité et à son indépendance.

Certes, certains contestent cette personnalité du Saint-Siège mais strictement du point de vue juridique le plus répandu, la reconnaissance dans l’ordre international, n’est « pas une création ou une constitution » mais une constatation⁠[31].

Toutefois, cette personnalité internationale est spécifique puisque le Saint-Siège, comme il l’a rappelé à plusieurs reprises, ne peut agir, en fonction de sa nature propre, comme n’importe quel État⁠[32]. Cette spécificité n’entraîne aucune limitation de la souveraineté et de la personnalité du Saint-Siège que la communauté internationale accepte telles quelles puisque le Saint-Siège respecte les normes du droit international⁠[33] et n’agit pas « selon un droit « singulier » ou « spécial » »[34].

Fort de son statut international, le Saint-Siège signe donc toutes sortes d’accords bilatéraux, concordats, conventions, modus vivendi, échanges de notes, de lettres souveraines ou encore des protocoles, avec les États.⁠[35] Le but est de régler juridiquement les rapports entre l’Église et l’État, « d’obtenir des conditions, même très restreintes, de fonctionnement ou de développement pour les institutions ecclésiastiques dans des situations historiques particulièrement complexes et difficiles ».⁠[36] Ces accords concernent « l’organisation et les institutions de l’Église locale, le libre exercice de la juridiction ecclésiastique, la liberté de culte, la nomination des évêques, le service militaire du clergé, les écoles gérées par les autorités ecclésiastiques, l’enseignement de la religion dans les écoles publiques, l’assistance religieuse aux forces armées, la discipline juridique des institutions et leur traitement fiscal, les biens cultuels et culturels, la reconnaissance civile du mariage religieux ».⁠[37] Certains de ces accords ont été enregistrés auprès des Nations-Unies.⁠[38]

Au niveau international multilatéral, le Traité du Latran d’une part et d’autre part l’action politique et humanitaire de l’Église durant la seconde guerre mondiale et après, ont favorisé l’accueil du Saint-Siège dans les assemblées et conférences internationales alors que le laïcisme hérité des Lumières avaient marginalisé l’Église durant les deux siècles précédents.⁠[39]

Le Traité du Latran⁠[40] et toute l’histoire qui a suivi témoignent de la volonté d’impartialité du Saint-Siège ce qui ne signifie pas désengagement, abstention ou indifférence. Mais les interventions du Pape ne se situent pas au niveau des conflits humains qu’ils dépassent mais au niveau moral au nom du bien commun de l’humanité, comme en témoignent les discours annuels du pape au corps diplomatique.⁠[41]

Toutefois, comme le prévoit le Traité du Latran, si les parties en conflit demandent unanimement une médiation, un arbitrage, une mission de bons offices, le Saint-Siège interviendra, fort de son impartialité.

Pour préserver la paix, la communauté internationale a dès le XIXe siècle établit des procédures en vue de solutions pacifiques des conflits⁠[42]. Alors que l’Église avait été exclue des Conférences de la Haye, à cause de l’esprit du temps mais aussi parce que l’Italie craignait qu’elle n’internationalise la question romaine qui, à cette époque, n’était toujours pas réglée.⁠[43] Léon XIII favorable à ces conférences avait protesté contre son exclusion.⁠[44]

Il n’empêche c’est à partir de Léon XIII que le Saint-Siège va intervenir avec un total désintéressement pour éviter des conflits avec plus ou moins de succès.

Du 18 au 22 juillet 1870, Léon XIII offre, en vain, sa médiation pour éviter la guerre entre l’Allemagne et la France. Par contre, alors qu’entre 1875 et 1885, l’Allemagne et l’Espagne se disputent les îles Carolines (au N-E de la Nouvelle Guinée), Léon XIII va arbitrer ce conflit prévenant ainsi une guerre navale et tranchera en faveur de l’Espagne. Ses interventions vont se multiplier que les États en cause soient catholiques ou non ou parce que les protagonistes ont sollicité ses bons offices.⁠[45] Nous avons montré par ailleurs comment les successeurs se sont investis face aux guerres qui ont marqué le XXe siècle. On peut toutefois épingler l’intervention du Saint-Siège pour régler le différend qui opposait l’Argentine et le Chili à propos du canal de Beagle, intervention qui aboutit en 1984 à un traité de paix et d’amitié signé au Vatican.⁠[46] Ou encore, plus près de nous le rapprochement entre les USA et Cuba qui est le fruit d’une longue et discrète action de la diplomatie vaticane et, en particulier, du Pape François.⁠[47]

Lors d’une conférence prononcée le 11 mars 2015, le cardinal secrétaire d’État Pietro Parolin, résumait ainsi l’action diplomatique du Vatican⁠[48] : « l’action diplomatique du Saint-Siège ne se contente pas d’observer ce qui se passe ou d’en évaluer la portée et ne peut pas non plus n’être qu’une voix critique : elle est appelée à agir pour faciliter la cohabitation entre différentes nations, pour promouvoir la fraternité entre les peuples, la véritable coopération […] la solidarité structurée au profit du bien commun et de celui des individus. […] Le Saint-Siège, en substance, œuvre sur la scène internationale non pas pour garantir une sécurité générique mais pour soutenir une idée de la paix comme fruit de relations justes, du respect des normes internationales, de la protection des droits fondamentaux de l’homme, à commencer par ceux des plus petits, des plus vulnérables. […] Sans l’action des représentations diplomatiques pontificales, combien d’institutions de l’Église resteraient sans ce contact vital avec son gouvernement central qui leur apporte un soutien et même une crédibilité ? Sur le plan de la société civile, de quelles orientations éthiques l’absence du Saint-Siège priverait-elle la mise en œuvre de la coopération, le désarmement, la lutte contre la pauvreté, l’éradication de la faim, le soin des maladies, l’alphabétisation ? » Ainsi, « ad intra », l’objectif est bien le salut des âmes et « ad extra » la poursuite de « la vraie paix sur terre » à partir du droit international. La fin poursuivie est de toute façon toujours « principalement religieuse » puisque la mission du chrétien est d’être « artisan de paix ».

Et à propos de la position du Saint-Siège sur le droit international, le cardinal apporte une précision intéressante : « Il est aujourd’hui plus que jamais urgent de modifier le paradigme sur lequel se fonde le droit international. […] Il s’agit d’empêcher la guerre sous toutes ses formes, d’élaborer un « ius contra bellum », c’'est-à-dire des normes qui soient en mesure de développer et surtout d’imposer les instruments déjà prévus par l’ordre international pour résoudre pacifiquement les controverses et éviter le recours aux armes ». Ce ius contra bellum appuierait davantage « le dialogue, la négociation, les pourparlers, la médiation, la conciliation » qui, trop souvent aujourd’hui, sont considérés « comme de simples palliatifs privés de l’efficacité nécessaire ». En plus de ce ius contra bellum, le droit international devrait se doter d’un ius post-bellum, qui regrouperait des « instruments normatifs en mesure de gérer les périodes de post-conflits », c’est-à-dire qui aborderait, après la guerre, les questions « du retour des réfugiés et des personnes déplacées, du fonctionnement des institutions locales et centrales, de la reprise des activités économiques, de la sauvegarde du patrimoine artistique et culturel ».⁠[49]


1. Bruno Neveu, Préface du livre de FELDKAMP Michael F., La diplomatie pontificale de Sylvestre Ier à Jean-Paul II, Une vue d’ensemble, Cerf 2000.
2. Mt 28, 19.
3. Mt 16, 18.
4. C’est en 314 que le pape Sylvestre Ier (314-337) dépêche au synode d’Arles, le premier envoyé papal.
5. On les appelle « apocrisiaires » (« choisis », « mis à part ») ou de « thuriféraires personnels » ; [plus tard on parlera de légats « a latere » littéralement « du flanc », de l’entourage du pape]. Le pape Léon Ier (440-461) précise la mission de l’apocrisiaire : « il doit se considérer comme étant au service des intérêts du Siège apostolique. il a reçu sa formation à Rome, aussi la Curie romaine exerce-t-elle à son égard les droits d’une mère. qu’il s’engage à informer avec exactitude et présente à Constantinople les instructions du pape ; qu’il assume la représentation du pape dans tous les cas, à l’exception de ceux où, dans toutes les autres Églises, ce ne sont pas les apocrisiaires mais l’évêque local qui prend les décisions ». (cité in FELDKAMP M. F., op. cit., p. 16).
6. On les appelle « missi » (envoyés), « missi apostolicae sedis », « legati », « nuncii » ou « nuntii » (messager, nonce).
7. GRATIEN, dans sa Concordia discordantium canonum (1140), écrit dans le chapitre De officio legati : « Les légats doivent être honorés comme celui [le pape] dont ils occupent la place. Que donc le légat se fasse reconnaître comme tel à l’aide des lettres de créance qui lui ont été délivrées. Ill ne lui est pas permis de rechercher ce qui lui est utile, mais ce qui est utile à l’Église. il ne lui est pas permis non plus de mettre des limites à la juridiction de l’évêque du lieu. le légat a latere a le pouvoir, dans les limites du territoire qui relève de lui, de régler les cas pour lesquels on a recours à lui. Un concile général ne peut pas se tenir sans être autorisé par le légat du pape. même des sous-diacres peuvent être légats a latere et affectés à toutes les affaires juridiques et diplomatiques. est excommunié quiconque let obstacle à l’exercice de leur fonction ». (cité in FELDKAMP M. F., op. cit., p. 31.)
8. FELDKAMP M. F., op. cit., p. 52.
9. Id..
10. Les nonces des grandes villes (Venise, Turin, Florence, Naples, Paris, Madrid, Lisbonne, Bruxelles, Cologne, Vienne, Varsovie, Lucerne) se partagent la responsabilité des territoires d’outre-mer et de diverses régions d’Europe terres de missions. (Cf. FELDKAMP M. F., op. cit., pp. 57-59).
11. On parle de debellatio qui est un concept de droit romain, issu du latin bellum (guerre) : il s’agit de la destruction d’un État et de ses institutions à la suite d’une défaite militaire.
12. Rappelons quelques interventions de Pie IX à Benoît XV : en 1870, Pie IX propose d’effectuer une médiation afin de prévenir la guerre entre la France et l’Allemagne ; en 1885, médiation de Léon XIII entre l’Allemagne et l’Espagne afin de résoudre le différend relatif aux Carolines ; en 1890 médiation de Léon XIII entre la Grande-Bretagne et le Portugal ; en 1891, le Portugal et le Congo conviennent de recourir à l’arbitrage de Léon XIII avant de régler directement le différend frontalier qui les oppose ; en 1893, médiation du nonce à Lima sur le différend opposant le Pérou et l’Equateur ; en 1893-1894, médiation du nonce à Paris, entre l’Espagne et la France, relative au tarif douanier ; en 1894, le gouvernement du Vénézuela demande à Léon XIII sa médiation dans un différend qui l’oppose à la Grande-Bretagne ; 1898, médiation de Léon XIII afin de prévenir la guerre entre l’Espagne et les États-Unis ; en 1898-1899, la Russie invite le Saint-Siège à la première conférence de La Haye mais l’Italie s’y oppose ; en 1905, traité entre la Colombie et le Pérou au terme duquel, lorsque les différends ne pourront être résolus par des négociations directes, ils seront soumis à l’arbitrage du Saint-Siège ; en 1906-1910, Mgr Tonti, ancien nonce apostolique en Haïti et Mgr Bavona ancien pro-nonce en Espagne président les tribunaux arbitraux mixtes chargés de régler le différend relatif aux mines d’or d’Acre, opposant le Brésil et la Bolivie et le Brésil au Pérou. (Cf. TICCHI Jean-Marc, Bons offices, méditations, arbitrages dans l’activité diplomatique du Saint-Siège de Léon XIII à Benoît XV in Mélanges de l’Ecole française de Rome. Italie et Méditerranée, 1993, Volume 105, Numéro 105-2, pp. 567-612). On a vu, par ailleurs les efforts de Benoît XV pour ramener la paix entre 1914 et 1918 et la consolider après la guerre.
13. En 1983 il sera encore stipulé que les fonctions ecclésiastiques des envoyés du pape passent avant leur fonction diplomatique de représentants du Saint-Siège accrédités auprès des gouvernements. (Cf. FELDKAMP M. F., op. cit., pp. 82-84).
14. « L’Église catholique est encore aujourd’hui la seule communauté de foi religieuse au monde possédant en propre, au titre du droit des peuples, une personnalité permanente et active, dotée d’un gouvernement ; celui-ci jouit de droits souverains au regard du droit international et peut, comme tel, avoir ses propres envoyés. » (FELDKAMP M. F., op. cit., pp. 78-79).
15. Entre le 12e siècle et le XIXe siècles, on relève que quelques de concordats qui ne concernent que l’Europe. Ensuite, on en comptera par dizaines sous les différents pontificats.
16. Cité in FELDKAMP M. F., op. cit., p. 88.
17. FELDKAMP M. F., op. cit., p. 111, citant un journaliste allemand.
18. Il n’y a pas nécessairement de réciprocité. S’il y a un nonce en Suisse, l’homologue suisse auprès du Saint-Siège, « en mission spéciale » n’existe que depuis 1993. Est accrédité le directeur du bureau de représentation de l’OLP (Organisation pour la libération de la Palestine) mais ne lui correspond aucun agent diplomatique du Saint-Siège. Un représentant du Saint-Siège est accrédité auprès de l’Union européenne tandis que l’Union européenne n’a pas de légat actif auprès du Saint-Siège. (Cf. BARBERINI G., Le Saint-Siège, sujet souverain de droit international, Cerf, 2003, p. 136). G. Barberini est professeur à l’Université de Pérouse, Consultant en droit de la liberté religieuse et de la liberté institutionnelle de religion, Président du Haut Conseil de l’Agence internationale ADOP (diplomatie et opinion publique).
   Notons aussi qu’« en général, ce sont les États qui souhaitent établir des relations diplomatiques avec le Saint-Siège » parce qu’ils le considèrent « comme un observateur privilégié et digne de foi de la politique internationale ». (Id., p. 162).
19. A distinguer du Concordat signé entre l’État italien et le Saint-Siège et qui, avec le Traité, fait partie des Accords du Latran. Le Concordat est révisable, il a d’ailleurs été modifié en 1984, mais pas le Traité.
20. BARBERINI G., op. cit., p. 71. L’auteur précise un peu plus loin (p. 75) qu’il ne s’agissait « certainement pas de restaurer les États pontificaux, mais plutôt de créer un instrument capable de rendre visible l’indépendance du Saint-Siège par rapport à l’État italien [sauf en ce qui concerne certaines questions patrimoniales ou judiciaires (p. 82)] et d’assurer au pape de se présenter en toute liberté non seulement en tant que souverain temporel, mais en tant que chef de l’Église catholique. La constitution d’un petit État est donc un moyen et non une fin en soi. »
   De plus, cet État n’est pas un État comme un autre notamment parce qu’il n’est pas au service d’une société et ne développe pas d’activité économique ou commerciale. (Cf. JEAN-PAUL II, Lettre au cardinal Casaroli, 20 novembre 1982). Cet État est neutre, ne participe à aucun conflit, n’entre en aucune alliance ou entente politico-militaire. (BARBERINI G., op. cit., p. 83).
   L’État du Vatican est reconnu explicitement dans certains concordats, l’ensemble de son territoire est inscrit dans le Registre des biens culturels sous protection spéciale auprès de l’Unesco (Id. p. 84) et il participe à certaines organisations internationales, notamment en ce qui concerne la poste et les télécommunications (Id., p. 85). Cet État jouit du « ius contrahendi ». Sa neutralité et son inviolabilité doivent être respectés par les autres États. Le survol de son espace aérien est interdit et pendant la seconde guerre mondiale, Juifs et opposants politiques au fascisme et au nazisme ont profité dans ses immeubles de l’immunité diplomatique et de l’extraterritorialité : « les autorités fascistes et nazies n’ont jamais demandé l’extradition, que le Saint-Siège n’aurait pas accordée, car il aurait appliqué une norme du traité du Latran (article 22.3) qui prévoit une forme de « droit d’asile », étant donné que les délits imputés ne pouvaient pas être considérés comme tels par les lois de l’État du Vatican » (Id., ppp. 84-85).
21. BARBERINI G., op. cit., p. 84.
22. C’est bien le titre du livre du professeur Giovanni Barberini.
23. Canon 113, § 1. Et à propos de l’envoi de légats « auprès des États et des autorités publiques » dans le respect des règles du droit international, le Code déclare que le Pontife Romain en a « le droit inné et indépendant » (Canon 362).
   Notons que l’Église catholique, comme peuple de Dieu et le Siège apostolique qui est « l’office de la primauté de l’Église de Rome et du pape », sont néanmoins deux entités différentes : « si l’Église de Rome est la première de toutes les Églises, elle n’est pas toute l’Église » (BARBERINI G., op. cit., pp. 25-26).
24. Id., p. 22.
25. Id., p. 27.
26. Id., p. 33.
27. Traité du Latran, article 2: « L’Italie reconnaît la souveraineté du Saint-Siège dans le domaine international comme un attribut inhérent à sa nature, en conformité avec sa tradition et avec les exigences de sa mission dans le monde. » (http://www.axl.cefan.ulaval.ca/europe/Vatican-Latran.htm).
28. BARBERINI G., op. cit., p. 37. Cf. l’article 24 du Traité du Latran: «  Le Saint-Siège, en ce qui touche la souveraineté qui lui appartient, même dans le domaine international, déclare qu’il veut demeurer et demeurera étranger aux compétitions temporelles envers les autres États et aux réunions internationales convoquées pour cet objet, à moins que les parties en litige ne fassent un appel unanime à sa mission de paix, se réservant en chaque cas de faire valoir sa puissance morale et spirituelle. En conséquence, la Cité du Vatican sera toujours et en tous cas considérée comme un territoire neutre et inviolable. »
(http://www.axl.cefan.ulaval.ca/europe/Vatican-Latran.htm).
29. BARBERINI G., op. cit., p. 40. Cette égalité a été confirmée par l’adhésion du Saint-Siège aux différentes conventions de Vienne (1961-1978), réglant les différents aspects des relations internationales ou encore par sa signature de l’Acte final d’Helsinki (1975) proclamant le respect de l’égalité souveraine des États participants. Traditionnellement, jusqu’au concile Vatican II, on considérait l’Église comme une « société parfaite » , personne morale de son droit propre, de droit divin donc et non de droit naturel comme l’État. De ce fait, l’Église est la société la plus élevée et jouit d’une prééminence et d’une supériorité sur les autres sociétés. Encore faut-il bien entendre cette supériorité. Elle peut être comprise comme un véritable pouvoir à exercer sur le monde ou comme une « supranationalité » au sens où Pie XII prenait, lui, ce mot, ne lui donnant aucun contenu juridique mais l’utilisant dans un sens non politique mais pastoral : « L’Église catholique, dont Rome est le centre, est supranationale par son essence même. Ceci s’entend en deux sens: l’un négatif et l’autre positif. L’Église est mère, Sancta Mater Ecclesia, une vraie mère, la mère de toutes les nations et de tous les peuples, non moins que de tous les individus, et précisément parce qu’elle est mère, elle n’appartient pas et elle ne peut pas appartenir’ exclusivement à tel ou tel peuple, ni même à un peuple plus qu’à un autre, mais à tous également. Elle est mère, et par conséquent elle n’est ni ne peut être une étrangère en aucun lieu ; elle vit, ou du moins par sa nature elle doit vivre, dans tous les peuples. En outre, comme la mère, avec son époux et ses enfants, forme une famille, l’Église, en vertu d’une union incomparablement plus étroite, constitue, plus et mieux qu’une famille, le Corps mystique du Christ. L’Église est donc supranationale, en tant qu’elle est un tout indivisible et universel. » Et le Pape se réfère à saint AUGUSTIN (De civitate Dei, 1. 19, c. XVII) : « L’Église, écrivait-il, recrute ses citoyens dans toutes les nations et c’est en toutes les langues qu’elle groupe sa communauté qui pérégrine sur la terre ; elle ne se préoccupe pas des différences dans les coutumes, les lois, les institutions ; elle ne se retranche ni ne détruit rien de tout cela, mais elle conserve plutôt et elle s’y adapte. mais ce quoi est différent dans les diverses nations, s’il n’empêche pas la religion de l’unique souverain et vari Dieu, est toutefois ordonné à l’unique et même fin de la paix sur la terre. » (Discours au Sacré Collège et à la Prélature romaine, 24 décembre 1945).
30. BARBERINI G., op. cit., p. 41.
31. Id., p. 46. Ajoutons que le Saint-Siège a participé à toutes les Conventions de Vienne sur la codification du droit international et y a adhéré affirmant ainsi sa subjectivité pleno iure. (Cf. BARBERINI G., op. cit., p. 65).
32. Ainsi, le 23 février 1961, à la veille de la Conférence de Vienne, le Saint-Siège déclare : « il est un fait que, parmi les puissances qui composent la communauté internationale, le Saint-Siège, et lui seul, se distingue par sa nature spéciale et les caractéristiques très particulières de ses finalités et de son action : nature, finalités et action qui se réfèrent directement à ce qu’il y a de plus élevé et de plus respectable pour tous les hommes et tous les peuples, les valeurs spirituelles et morales ». (Cité in BARBERINI G., op. cit., p. 47). En 1990, Mgr Sodano, alors secrétaire pour les relations du Saint-Siège avec les États, lors de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE) (1er et 2 octobre), à propos de la guerre du Golfe, fit enregistrer cette déclaration : « 1. La nature religieuse conduit le Saint-Siège à toujours mettre en avant la primauté d la paix et la nécessité de rechercher des solutions pacifiques pour la résolution des conflits internationaux. 2. La mission universelle conduit le Saint-Siège à suivre avec soin toutes les situations critiques existant dans le monde entier. Par conséquent, outre la question du golfe Persique, le Saint-Siège ne peut pas se passer de remarquer l’urgence de chercher une solution au drame du Liban et de la Palestine. 3. Le devoir humanitaire conduit, enfin, le Saint-Siège à insister sur la nécessité d’adopter toute mesure convenable afin que les populations civiles, en particulier les enfants, les malades et les personnes étrangères aux conflits, telles que réfugiés et travailleurs, ne doivent pas souffrir à cause des décisions prises afin de résoudre ladite crise. » (id., p.48). A son tour, Mgr Tauran comme secrétaire pour les relations avec les États, écrivait au président de la CSCE : « Fidèle à ,sa position établie, le Saint-Siège ne peut prendre parti en des matières politico-militaires […​]. Mais il considère de son devoir de continuer à faire entendre sa voix pour la défense des droits de la personne humaine et des peuples comme pour la promotion de la paix et de la coopération. mais cela, selon un mode tenant compte de la position particulière que lui confèrent sa nature spirituelle, sa mission universelle ainsi que son devoir humanitaire. » (id., p. 49).
33. On se souvient que, dans les siècles passés, le Saint-Siège concluait des alliances avec certaines puissances et menait la guerre. Ce changement radical a été voulu par le Saint-Siège, de sa propre autorité.
34. BARBERINI G., op. cit., p. 53.
35. On parle du concordat de Worms en 1122 qui serait le premier concordat de l’histoire. Cet accord mettait fin à la querelle des investitures qui opposait l’empereur germanique enclin au césaropapisme, au pape depuis 1075. En fait la forme du concordat n’est bien définie qu’à partir du XIXe siècle et aujourd’hui, on parle plutôt d’accords et de conventions. Ces deux derniers siècles, 230 accords furent signés. (Cf. BARBERINI G., op. cit., pp. 163-169).
36. Id., p. 164.
37. Id., pp. 169-170.
38. C’est le cas, par exemple, de l’Accord fondamental conclu avec Israël en 1993 ou encore de l’accord signé en 1994 à propos de la Terre sainte.
39. Le fameux Syllabus de Pie IX nous offre un bref aperçu des erreurs qui se sont propagées à propos de l’Église et du Souverain pontife ( (cf. § V, VI, IX).
40. Cf. l’article 24.1: « Le Saint-Siège, en ce qui touche la souveraineté qui lui appartient même dans le domaine international, déclare qu’il veut demeurer et demeurera étranger aux compétitions temporelles entre les autres États et aux réunions internationales convoquées pour cet objet, à moins que les parties en litige ne fassent un appel unanime à sa mission de paix, se réservant en chaque cas de faire valoir sa puissance morale et spirituelle ».
41. On peut en donner de nombreux exemples.
   Ainsi l’article 11.2 de l'Accord fondamental entre le Saint-Siège et l’État d’Israël (30 décembre 1993) stipule : « Le Saint-Siège, tout en maintenant en toute circonstance le droit d’exercer son magistère moral et spirituel, saisit cette occasion pour rappeler qu’en raison de son caractère propre, il réaffirme solennellement qu’il s’engage à rester étranger à tous les conflits purement temporels ; étant entendu que ce principe s’applique spécifiquement aux territoires disputés et aux frontières non établies. » (Cf. DC, n° 2087, 6 février 1994, p. 118).
   C’est pour défendre l’idéal de paix ou les droits de l’homme que le Saint-Siège participe à la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe, collabore à la rédaction de l’Acte final d’Helsinki (1975), aux négociations sur le désarmement à Stockholm (1983-1986) ou à Vienne (1986, 1989), négocie contre l’installation de missiles Cruise et Pershing en Europe occidentale (1979), affirme son opposition aux armes chimiques, soutient l’interdiction globale des expérimentations nucléaires (2001), s’oppose à l’intervention armée dans le Golfe (1991) en Irak (2003) ou négocie des aides humanitaires en faveur de la Corée du Nord (à partir de 1995), etc.. Les domaines où le Saint-Siège intervient systématiquement, outre les intérêts de l’Église et des Églises particulières, sont : la liberté religieuse et les droits de l’homme, la paix, l’ingérence humanitaire, le dialogue, la solidarité, la pauvreté, la famille, la dignité de toute personne, la liberté des nations, des groupes sociaux, des personnes, l’écologie et les ressources de la terre.
42. C’est le cas dès 1899 à la première Conférence de La Haye. Aujourd’hui, la Charte des Nations Unies stipule ( Article 33.1): « Les parties à tout différend dont la prolongation est susceptible de menacer le maintien de la paix et de la sécurité internationales doivent en rechercher la solution, avant tout, par voie de négociation, d’enquête, de médiation, de conciliation, d’arbitrage, de règlement judiciaire, de recours aux organismes ou accords régionaux, ou par d’autres moyens pacifiques de leur choix. »
43. Voir DIETLER Marcel, Le pontificat de Léon XIII, in Echos de Saint-Maurice, 1967, tome 65, p. 131. (En édition numérique, 2013)
44. Pourtant le tsar Nicolas II s’efforça de faire inviter un représentant du Pape mais il se heurta à l’intransigeance de l’Italie (cf. HAJJAR Joseph, Le Vatican, la France et le catholicisme oriental (1878-1914), Diplomatie et histoire de l’Église, Beauchesne, 1979, pp. 112-113).
45. On peut citer toute une série de médiations, d’arbitrages ou d’interventions, la plupart du temps à pros de frontières contestées : entre la Grande-Bretagne et le Portugal sur la frontière du Congo (1890) ; entre le Portugal et l’État libre du Congo (1891) ; entre le Pérou et l’Equateur (1893) ; entre la Grande Bretagne et Venezuela à propos des frontières de la Guyane britannique (1894) ; entre Haïti et Saint Domingue (1895) ; entre l’Argentine et le Chili (1896) ; entre l’Espagne et les États-Unis pour leur éviter la guerre à propos de Cuba (1898) ; entre l’Argentine et le Chili, de nouveau (1900-1903). Pie X prendra le relais : entre le Chili et la Colombie (1905) ; entre l’Equateur et la Colombie (1906) ; entre le Brésil et la Bolivie (1909-1910) ; entre le Brésil et le Pérou sur la propriété de gisements d’or (1909-1910). (Cf. BARBERINI G., op. cit., p. 178).
46. Cf. Recueil de jurisprudence internationale concernant le droit de la mer, Division des affaires maritimes et du droit de la mer, Bureau des affaires juridiques, Nations-Unies, 2008, pp. 12-17.
47. Après un demi-siècle de « guerre froide » entre Les USA et Cuba, les présidents Obama et Raul Castro ont annoncé le rétablissement des relations diplomatiques, aériennes et commerciales entre les deux pays. En 1998, Jean-Paul II, à Cuba, dénonce le matérialisme communiste, le néo-libéralisme capitaliste et l’embargo dont la population de l’île est victime. En 2012, toujours à Cuba, Benoît XVI dénonce à nouveau le blocus américain. Les interventions des deux papes aboutissent à des levées partielles de l’embargo et le vendredi saint est déclaré jour férié. François poursuit l’effort de ses prédécesseurs ce qui lui vaudra les remercîments chaleureux du président Obama. De son côté, le Saint-Siège, dans un communiqué publié par la Secrétairerie d’État, après avoir exprimé la satisfaction du Saint-Père, déclare : « Au cours de ces derniers mois, le Pape François a écrit au président de la République de Cuba, Son Excellence, Monsieur Raul Castro, et au président des États-Unis d’Amérique, l’Honorable Monsieur Barack Obama, afin de les inviter à résoudre des questions humanitaires d’intérêt commun, parmi lesquelles, celle concernant la situation de quelques détenus, dans le but de lancer une nouvelle phase dans les rapports entre les deux États. Le Saint-Siège en recevant au courts du mois d’octobre, les délégations des deux pays, a offert ses bons services pour favoriser un dialogue constructif sur les thèmes délicats, parvenant à obtenir des résultats satisfaisants les deux parties. le Saint-Siège continuera à assurer de son soutien les initiatives que les deux nations entreprendront dans le but de renforcer les relations bilatérales, et promouvoir le bien-être de leurs citoyens respectifs. » (cf. infocatho.be, 16 mars 2015).
48. Le cardinal rappelle qu’en 2015, le Saint-Siège entretient des relations diplomatiques bilatérales avec 179 États, avec l’Union européenne, l’État palestinien et « une myriade d’institutions intergouvernementales ».
49. Conférence prononcée à l’Université pontificale grégorienne. (Cf. Zenit.org, 14 mars 2015).

⁢iii. Les organisations internationales

d’une manière générale, l’Église se réjouit de leur existence. Ainsi Paul VI écrit-il : « Le fort désir de tous les hommes de bonne volonté qu’il y ait une coexistence pacifique entre les nations et qu’elle donne lieu au développement des peuples, est désormais également exprimé par l’intermédiaire des organisations internationales, qui, en mettant à la disposition de tous leur science, leur expérience et leur prestige, ne ménageront pas leurs efforts pour un tel service en faveur de la paix et du progrès. Les relations entre le Saint-Siège et les organisations internationales sont nombreuses et de nature juridique variée ; avec chacune d’entre elles, nous avons établi des missions permanentes, qui témoignent de l’intérêt de l’Église pour les problèmes généraux de la vie civile et pour offrir l’aide de sa collaboration.⁠[1]


1. Lettre apostolique en forme de motu proprio, Sollicitudo omnium ecclesiarum, 24 juin 1969. Ne pas confondre cette lettre avec la bulle Sollicitudo omnium ecclesiarum du 7 août 1814 par laquelle le pape Pie VII rétablit dans le monde entier la Compagnie de Jésus que le pape Clément XIV, cédant à des pressions politiques, avait dissoute le 21 juillet 1773 par le bref Dominus ac Redemptor.

⁢iv. Une organisation mondiale

De la communauté politique mondiale chère à Vitoria à l’ethnarchie de Taparelli, lentement, très lentement, apparaît l’idée d’une organisation des peuples qui serait gardienne de la paix, une organisation super-étatique.

On se souvient qu’en 1899 fut convoquée la première Conférence de la paix, à l’initiative du Tsar Nicolas II afin de « rechercher les moyens les plus efficaces d’assurer à tous les peuples les bienfaits d’une paix réelle et durable et de mettre avant tout un terme au développement progressif des armements actuels »[1]. Le gouvernement italien qui craignait que la « question romaine » ne soit abordée, s’opposa à la présence du Saint-Siège. Il n’empêche que Léon XIII, blessé par ce refus, approuva le principe et le but de cette Conférence. Son Secrétaire d’État transmit quelques suggestions : « Il manque dans le consortium international des États un système de moyens légaux et moraux propres à déterminer, à faire prévaloir le droit de chacun. Il ne reste dès lors qu’à recourir immédiatement à la force ; de là l’émulation des États dans le développement de leur puissance militaire . A l’encontre d’un état de choses si funeste, l’institution de la médiation et de l’arbitrage apparaît comme le remède le plus opportun ; elle répond à tous égards aux aspirations du Saint-Siège. »[2]

Benoît XV, en 1920⁠[3], peu après la naissance de la Société des Nations, expose ainsi sa conception de l’organisation internationale souhaitée : « Il est très désirable que l’ensemble des États, écartant tous les soupçons réciproques, s’unissent pour ne plus former qu’une société, ou mieux qu’une famille, tant pour la défense de leurs libertés particulières que pour le maintien de l’ordre social. Cette société des nations répond -sans faire état d’une foule d’autres considérations- à la nécessité universellement reconnue de faire tous les efforts pour supprimer ou réduire les budgets militaires dont les États ne peuvent plus maintenant porter l’écrasant fardeau, pour rendre impossibles dans l’avenir des guerres aussi désastreuses, ou du moins pour écarter la menace le plus possible et assurer à chaque peuple, dans les limites de ses frontières légitimes, son indépendance en même temps que l’intégrité de son territoire. Aux nations unies dans une ligue fondée sur la foi chrétienne l’Église sera fidèle à prêter son concours actif et empressé pour toutes leurs entreprises inspirées par la justice et par la charité. Aussi bien elle est le modèle le plus achevé de la société universelle, et elle dispose, de par sa constitution même et de ses institutions, d’une merveilleuse influence pour rapprocher les hommes non seulement en vue de leur salut éternel, mais même en vue de leur bonheur en cette vie ». Certes, l’évocation des « nations unies dans une ligue fondée sur la foi chrétienne » peut paraître utopique mais peut être aussi interprétée comme l’invitation à une évangélisation universelle indispensable à l’établissement d’une véritable paix. Il est intéressant aussi de remarquer que l’Église se propose comme modèle en fonction même de la supranationalité qui la caractérise et qui est un caractère indispensable à l’organisation superétatique souhaitée.

Alors que la Société des Nations va connaître de plus en plus d’échecs⁠[4], Pie XI, pourfendeur des nationalismes et des idéologies mortifères, rappelle, en 1923, quels devraient être les fondements de la Société des Nations. Il souhaita qu’on prenne « toujours plus en considération les enseignements de Thomas d’Aquin, spécialement sur le droit des gens et les lois qui règlent les relations internationales, car on y trouve les bases de la véritable Société des Nations ».⁠[5] Outre l’organisation politique, Pie XI pense aussi à l’organisation économique. En 1931, il déclare qu’« il convient que les diverses nations, si étroitement solidaires et interdépendantes dans l’ordre économique, mettent en commun leurs réflexions et leurs efforts pour hâter, à la faveur d’engagements et d’institutions sagement conçus, l’avènement d’une bienfaisante et heureuse collaboration économique internationale ».⁠[6]

Après la guerre de 14-18, Don Sturzo, entre autres, appelle de ses vœux une telle organisation. Et Pie XII, dès le début de la seconde guerre mondiale, va se faire le champion de cette idée. Dès 1939, il estime que la création ou la reconstruction d’institutions internationales est un élément indispensable à l’établissement d’une vraie paix entre les peuples⁠[7].

Même si, avant Pie XII, Rome fut attentive à certaines institutions internationales existantes⁠[8] et souhaita une vraie organisation super-étatique, c’est incontestablement Pie XII qui milita le plus pour que se réalise ce rêve. Les accords du Latran, la triste expérience de deux guerres mondiales et sa formation de diplomate expliquent l’insistance du Souverain Pontife qui espérait que l’autorité d’une société des peuples soit « réelle et effective sur les États qui en sont membres, de manière pourtant que chacun d’entre eux conserve un droit égal à se souveraineté relative ». Il s’agirait d’« d’un organisme investi de commun accord d’une autorité suprême et qui aurait aussi dans ses attributions d’étouffer dans son germe toute menace d’agression isolée ou collective »[9]. « Une organisation politique efficace du monde », est-ce un projet révolutionnaire ? Non. Selon Pie XII, « rien n’est plus conforme à la doctrine traditionnelle de l’Église, ni plus adapté à son enseignement sur la guerre légitime ou illégitime, surtout dans les conjonctures présentes. Il faut donc en venir à une organisation de cette nature, quand ce ne serait que pour en finir avec une course aux armements où, depuis des dizaines d’années, les peuples se ruinent et s’épuisent en pure perte ».⁠[10] Rien n’est plus conforme à la nature : « L’union indissoluble des États est un postulat naturel ; c’est un fait qui s’impose à eux et auquel, quoique parfois avec hésitation, ils se soumettent comme à la voix de la nature, en s’efforçant, par ailleurs, de donner à leur union un règlement extérieur stable, une organisation. L’État et la Société des États avec son organisation -par leur nature, selon le caractère social de l’homme et malgré toutes les ombres, comme l’atteste l’histoire- sont donc des formes de l’unité et de l’ordre entre les hommes, nécessaires à la vie humaine et coopérant à son perfectionnement ».⁠[11] Et n’est-ce pas finalement la volonté de Dieu ? « Le chemin qui mène à la communauté des peuples et à sa constitution n’a pas, comme norme unique et ultime, la volonté des États, mais plutôt la nature, ou bien le Créateur. »[12]

Peut-on affirmer que l’ONU a répondu aux attentes du Souverain Pontife ?

La réponse à cette question est nuancée : « Dans l’aréopage mondial des Nations-Unies et à côté de grandes puissances, a été érigée, même pour les nations plus petites, une tribune publique d’orateurs (que les anciens romains auraient appelée « rostra »), laquelle, par sa vaste résonance, mériterait bien d 'être mise au service d’une digne et juste paix.

Il est vrai que, après les désillusions et les expériences souvent humiliantes de l’après-guerre, aucune intelligence clairvoyante et raisonnable, se sentira poussée à donner plus de valeur qu’il ne faut aux immédiates et palpables possibilités de cette tribune mondiale.

Cependant, il ne reste pas moins vrai qu’aucun de ceux qui ont pris à cœur, comme un devoir sacré, de lutter pour une paix digne, doive renoncer à se servir de cette possibilité, si limitée qu’elle soit, pour secouer la conscience du monde à partir d’un lieu si haut placé et si en évidence, même dans le cas où d’innombrables indices sembleraient démontrer que leurs raisons risquent de n’être - pour un temps plus ou moins long - qu’une simple « voix dans le désert ». »[13]

Le point positif est donc qu’à partir de la tribune offerte même aux plus petits, la conscience du monde puisse être secouée. Mais le pape doute de l’efficacité des discours tenus du haut de ce qui n’est qu’une tribune et non une organisation politique internationale gardienne du bien commun international et capable « de mettre en œuvre des moyens de contrainte »[14]

Il n’empêche que le 1er septembre 1948⁠[15], Pie XII exprime sa confiance en l’Assemblée des nations Unies qui doit tenir sa prochaine session à Paris à partir du 21 septembre 1948: « prochainement […] l’Assemblée des Nations Unies reprendra ses sessions, dûment autorisées à affronter les problèmes de la paix du monde et de la sécurité. Des hommes de science et d’expérience, de grand caractère et de noble idéal, pleinement conscients de leurs graves responsabilités envers la civilisation et la culture, mettront tout en œuvre, déploieront tous leurs efforts pour faire revenir la confiance au sein de la famille des nations, et non seulement comme Nous en avons la profonde confiance, pour en écarter un cataclysme que l’esprit se refuse à imaginer, mais pour la mettre sur la voie qui conduit au bonheur, dans la justice pour tous,, ouvriers et patrons, eut qui conduit à la moralité dans le vie nationale et individuelle, dont l’unique base possible est la foi religieuse en Dieu. » Et le pape d’inviter, de manière pressante, le monde entier à prier pour le succès de cette assemblée.⁠[16] En 1956, après l’insurrection hongroise réprimée par l’armée soviétique, dénonçant le « faux réalisme » de certains membres des Nations Unies, Pie XII estime que l’ONU aurait dû pouvoir envoyer des observateurs et, devant le refus des États, ne pas autoriser ces mêmes États à exercer leurs droits de membres de l’Organisation. Pie XII ajoutait que l’OINU « devrait aussi avoir le droit et le pouvoir de prévenir toute intervention militaire d’un État dans un autre, sous quelque prétexte qu’on entende le faire, non moins que d’assurer par des forces de police suffisantes la protection de l’ordre dans l’État menacé. » A la suite de ces remarques, il déclarait : « Si Nous faisons allusion à ces aspects défectueux, c’est parce que Nous désirons voir renforcer l’autorité de l’ONU, surtout pour l’obtention du désarmement général, qui Nous tient tant à cœur […] ».⁠[17]

Pie XII encouragea les institutions spécialisées des Nations Unies, comme l’Organisation internationale des réfugiés (OIR)⁠[18], l’Organisation mondiale de la santé (OMS), l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO), et surtout l’OIT⁠[19] et la FAO (Organisation pour l’alimentation et l’agriculture)⁠[20].

Le Saint-Siège, représentant la Cité de l’État du Vatican n’est pas, en raison de sa neutralité dans les questions politiques, membre de l’ONU mais, depuis 1957, fait partie des deux « États non membres auxquels a été adressée une invitation permanente à participer en qualité d’observateur aux sessions et aux travaux de l’Assemblée générale et ayant une mission permanente d’observation au Siège de l’ONU »[21]

Avec une telle préparation, on ne s’étonnera pas que le pape Jean XXIII consacre toute la quatrième partie de son encyclique Pacem in terris[22] au « Rapport des individus et des communautés politiques avec la communauté mondiale ». Indépendamment du fait que tous les hommes constituent une même famille, force est de constater que le monde rétrécit, que les échanges se multiplient, que les communautés deviennent de plus en plus interdépendantes et que bien des problèmes ne peuvent plus trouver de solution au niveau local. Les États ne peuvent plus vivre juxtaposés et dans de nombreux cas, les accords locaux ne suffisent pas à garantir le bien commun universel. Nous savons que « l’ordre moral, qui postule une autorité publique pour servir le bien commun dans la société civile, réclame en même temps pour cette autorité les moyens nécessaires à sa tâche ». Eh bien, « de nos jours, le bien commun universel pose des problèmes de dimensions mondiales. Ils ne peuvent être résolus que par une autorité publique dont le pouvoir, la constitution et les moyens d’action prennent eux aussi des dimensions mondiales et qui puisse exercer son action sur toute l’étendue de la terre ». Et comme ses prédécesseurs, Jean XXIII réaffirme que « c’est donc l’ordre moral lui-même qui exige la constitution d’une autorité publique de compétence universelle. » Cet organisme, « ce pouvoir supra-national ou mondial », « doit être constitué par un accord unanime et non pas imposé par la force » pour exercer son autorité de manière « impartiale », au service des « exigences objectives du bien commun universel » et « des droits de la personne humaine ». Dans cette société universelle, comme dans la société nationale, l’autorité s’exercera de manière subsidiaire pour résoudre les problèmes économiques, sociaux politiques et culturels auxquels les États ne peuvent apporter de solution.

Dans cette perspective, que pense Jean XXIII de l’ONU, des organismes internationaux qui y sont attachés, et de la Déclaration universelle des droits de l’homme ? Sa position est nuancée car il reconnaît que « certains points de cette Déclaration ont soulevé des objections et font l’objet de réserves justifiées ». Mais, il considère, comme Pie XII, que « cette déclaration est comme un pas vers l’établissement d’une organisation juridico-politique de la communauté mondiale ». C’est pourquoi il souhaite « vivement que l’Organisation des nations Unies puisse de plus en plus adapter ses structures et ses moyens d’action à l’étendue et à la haute valeur de sa mission ». « Puisse-t-il arriver bientôt, ajoute-t-il, le moment où cette Organisation garantira efficacement les droits de la personne humaine : ces droits qui ,dérivent directement de notre dignité naturelle, et qui, pour cette raison, sont universels, inviolables et inaliénables. »

Pie XII et Jean XXIII voyaient bien sûr les déficiences de l’institution⁠[23] mais estimaient qu’il valait mieux l’encourager au lieu de la dénigrer.

La concile Vatican II lui aussi, mais est-ce étonnant ?, évoquera la nécessité d’une « autorité internationale compétente et disposant de forces suffisantes » pour réduire le risque de guerre⁠[24], « une autorité publique universelle, reconnue par tous, qui jouisse d’une puissance efficace, susceptible d’assurer à tous la sécurité, le respect de la justice et la garantie des droits. »[25] En attendant, « les institutions internationales déjà existantes, tant mondiales que régionales, ont certes bien mérité du genre humain. Elles apparaissent comme les premières esquisses des bases internationales de la communauté humaine tout entière pour résoudre les questions les plus importantes de notre époque : promouvoir le progrès en tout lieu de la terre et prévenir la guerre sous toutes ses formes. »[26]

Alors que se déroule le Concile Vatican II, Paul VI, à l’invitation du Secrétaire général Thant, se rend à l’ONU à l’occasion de son vingtième anniversaire. Paul VI y fait l’éloge de l’institution qui a failli sombrer⁠[27] : « Notre message veut être tout d’abord une ratification morale et solennelle de cette haute Institution. Ce message vient de Notre expérience historique. C’est comme « expert en humanité » que Nous apportons à cette Organisation le suffrage de Nos derniers prédécesseurs, celui de tout l’Episcopat catholique et le Nôtre, convaincu comme Nous le sommes que cette Organisation représente le chemin obligé de la civilisation moderne et de la paix mondiale ». En effet, « les peuples se tournent vers les nations-Unies comme vers l’ultime espoir de la concorde et de la paix ». Et si « l’édifice […] ne doit plus jamais tomber en ruines », il doit néanmoins « être perfectionné et adapté aux exigences que l’histoire du monde présentera. » Paul VI énumère les services rendus: « bien définir et honorer les sujets nationaux de la communauté mondiale ; les établir dans une condition juridique qui leur vaut la reconnaissance et le respect de tous, et d’où peut dériver un système ordonné et sable de vie internationale ». Autres points positifs : la lutte contre l’analphabétisme, la diffusion de la culture, l’assistance sanitaire, la diffusions des ressources de la science, de la technique, de l’organisation. Mais il faut aller plus loin, comme le souhaitent ses prédécesseurs : « arriver […] progressivement à instaurer une autorité mondiale en mesure d’agir efficacement sur le plan juridique et politique ». Encore faut-il que tous ceux qui se sont éloignés de l’Institution ou qui n’y sont pas encore entrés rejoignent les États membres et que soit respecté le principe d’égalité ce qui réclame des plus grands États un acte d’humilité. Cet effort est nécessaire pour condamner la guerre et établir la paix, combattre le particularisme et le bellicisme en commençant par le désarmement, en ayant le souci de la solidarité internationale et du respect de la vie⁠[28]. Tout ce travail demande une « conversion » : « repenser à notre commune origine, à notre histoire, à notre destin commun. […] En un mot, l’édifice de la civilisation moderne doit se construire sur des principes spirituels, […] sur la foi en Dieu ».⁠[29] Comme quoi l’organisation mondiale rêvée depuis Vitoria ne peut faire l’économie de l’évangélisation.

Pour Paul VI donc, l’institution est indispensable, elle doit instaurer une autorité mondiale efficace, et pour cela réunir tous les pays sur un pied d’égalité sans négliger les fondements spirituels et en fidélité avec la Charte originelle.

Jean-Paul II se rendra deux fois au siège de l’ONU à l’invitation du Secrétaire général. Si, du temps de Paul VI, l’ONU a risqué la dislocation, durant le pontificat de Jean-Paul II, c’est la crédibilité même de l’Organisation qui sera souvent mise en cause⁠[30]. Comme ses prédécesseurs, il reconnaîtra la valeur de l’institution. Ainsi, en 1979, il déclare: « Le Siège apostolique, depuis la naissance de l’Organisation, a toujours exprimé son estime, en même temps que son accord, pour la signification historique de cette instance suprême de la vie internationale et de l’humanité contemporaine. » Il loue l’Organisation parce qu’« elle recherche les voies de l’entente et de la collaboration pacifique, elle exclut la guerre et la division, elle lutte contre les théories et les stratégies de destructions réciproques. Elle doit en premier lieu, servir l’homme en lui offrant sa protection et en lui garantissant ses droits, assurant à chacun la justice et défendant l’égalité des hommes ». Et c’est précisément cette défense et cette promotion des droits de l’homme que retiendra Jean-Paul II qui mettra en exergue la Déclaration de 1948 dont il dira qu’elle est « comme une pierre milliaire placée sur la route longue et difficile du genre humain […], sur le chemin du progrès moral de l’humanité ». « C’est une question extrêmement importante que, dans la vie sociale interne comme dans la vie internationale, tous les hommes en toute nation et en tout pays, dans tout régime et dans tout système politique puissent jouir d’une plénitude effective de leurs droits ». De plus, « là où les hommes vivent et sont aux prises avec les exigences d’une vie commune, les questions relatives à la justice et aux Droits fondamentaux de l’homme sont liées les unes aux autres. »[31]

Le5 octobre 1995, devant l’Assemblée générale des Nations-Unies, Jean-Paul II redira « l’estime » et « l’intérêt que portent le Siège apostolique et l’Église catholique à cette Institution » car on peut trouver « dans l’ONU l’espérance d’un avenir meilleur pour la société des hommes ». Il rappellera que le Saint-Siège « a soutenu avec conviction les idéaux et les objectifs de l’Organisation des Nations Unies dès sa fondation ». Il revient aussi sur la Déclaration des droits de l’homme, « l’une des expressions les plus hautes de la conscience humaine en notre temps. » Ainsi l’ONU a « allumé un flambeau dont la lumière peut dissiper les ténèbres provoquées par la tyrannie, une lumière qui peut montrer la voie de la liberté, de la paix et de la solidarité. » Le pape regrette toutefois qu’« il n’existe pas encore d’accord international analogue qui traite des droits des nations dans leur ensemble ».⁠[32] Ceci dit, quel regard Jean-Paul II porte-t-il sur l’Institution elle-même, indépendamment de sa nécessité et de ses objectifs proclamés ? L’efficacité de l’Organisation a été souvent et est encore souvent mise en cause. A ce point de vue, Jean-Paul II estime que « l’efficacité de ce plus grand des instruments de synthèse et de coordination de la vie internationale dépend de la culture et de l’éthique internationale qu’il anime et qu’il exprime. » En effet, l’Organisation ne peut se contenter d’être une administration : elle doit être un « centre moral où toutes les nations du monde se sentent chez elles » et pour qu’elles forment une « famille », « fondée sur la confiance réciproque, sur le soutien mutuel, sur le respect sincère ». L’ONU doit être non seulement un « centre efficace de médiation pour la solution des conflits » mais elle doit aussi promouvoir des « valeurs, des attitudes et des initiatives concrètes de solidarité qui soient capables d’élever les rapports entre les nations du niveau de leur « organisation » au niveau, pour ainsi dire, « organique », de la simple « coexistence » à l’existence pour les autres, dans un échange fécond de dons, d’abord à l’avantage des nations les plus faibles, mais finalement positif pour le bien-être de tous. ». Comme Paul VI, Jean-Paul II rappelle la Charte des Nations-Unies et « le principe de l’égalité souveraine de tous ses membres » (art. 2,1) et la nécessité de « développer entre les nations des relations amicales, fondées sur le respect du principe de l’égalité des droits des peuples et de leur droit à disposer d’eux-mêmes » (art. 1,2). Enfin, toujours comme son prédécesseur, Jean-Paul II insiste sur le fait que les actions politiques « impliquent toujours la dimension transcendante et spirituelle de l’expérience humaine ». Si on veut l’ignorer, on porte « préjudice à la cause de l’homme et de la liberté humaine ».

Le discours de Jean-Paul II vise donc principalement la « culture », l’ « éthique » de l’Organisation, sa conception des droits de l’homme et des droits des nations. C’est le respect des valeurs humaines fondamentales qui seul peut assurer la paix. Mais c’est clairement là qu’au niveau de l’ONU et de ses satellites, que le bât blesse. Si globalement, le Saint-Siège approuve les initiatives et les efforts des nations Unies pour promouvoir les droits de l’homme, il relève néanmoins « des lacunes et des insuffisances dans la mise en œuvre des droits de l’homme dans les différents secteurs de l’activité de l’ONU »[33]. Qui plus est, « les représentants du Saint-Siège ont pu observer et dénoncer une certaine dérive par rapport à la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 ».⁠[34] Non seulement les violations des droits de l’homme sont de plus en plus nombreuses mais des contradictions apparaissent entre les principes et leur mise en œuvre. Notamment en ce qui concerne la liberté religieuse, les violences contre les femmes, l’éducation des femmes et des jeunes filles, les droits des enfants, la famille et le mariage, la liberté d’avoir des enfants, le droit au développement intégral, le racisme, l’antisémitisme, les réfugiés, la santé. Pire encore, on déplore de la part d’organismes dépendant de l’ONU la diffusion de « programmes drastiques de réduction de l’accroissement de la population, en utilisant ou préconisant des méthodes considérées comme totalement inacceptables » comme l’avortement, la stérilisation, « parfois imposées aux populations du Tiers Monde par des organismes internationaux. » On évoque même un « droit à l’avortement ». Le catalogue n’est pas exhaustif.⁠[35]

Michel Schooyans a, à plusieurs reprises⁠[36], dénoncé la dérive des institutions internationales qui s’appuient sur de « nouveaux droits de l’homme » qui ne découlent pas de la nature même de l’homme mais du « positivisme juridique : seules valent les règles du droit positif, émanant de la volonté du législateur […]. L’ONU et certaines de ses agences se comportent en effet de plus en plus ouvertement comme si elles avaient reçu mandat pour élaborer une conception des droits de l’homme radicalement différente de celle qui s’exprimait en 1948.

La Déclaration universelle était anthropocentrique. Elle reconnaît qu’au centre du monde et au cœur du temps, il y a l’homme raisonnable, libre, responsable, capable de solidarité et d’amour. Désormais -selon l’ONU- l’homme est une parcelle éphémère dans le cosmos. […] Les hommes ne sont plus capables de reconnaître la vérité et d’y accorder leur conduite ; ils négocient, décident selon une arithmétique des intérêts et des jouissances. Triomphe éphémère de consensus toujours renégociables et dès lors perpétuellement en sursis.

Telle est la source principale des soi-disant « nouveaux droits de l’homme ». Ils ne sont plus reconnus ou déclarés ; ils sont négociés ou imposés. Marchandés. Ils sont l’expression de la volonté des plus forts. Les valeurs elles-mêmes sont le simple reflet des préférences, de la fréquence des choix. »[37]

Bref, on assiste à un envahissement du relativisme et de l’individualisme qui vont amener le cardinal Angelo Sodano, secrétaire d’État de 1990 à 2006, à indiquer le chemin de la cohérence et de l’efficacité.

En 1990, tout d’abord, en parlant des droits de l’homme, il déclare qu’« il faut affermir ceux-ci en leur donnant une solide base éthique, car autrement ils demeureront fragiles et sans fondations. A ce propos, on doit réaffirmer que les droits de l’homme ne sont créés ou octroyés par personne, mais qu’ils sont inhérents à la nature humaine. Selon le Saint-Siège, la loi naturelle, inscrite par Dieu dans le cœur de chaque être humain, est un dénominateur commun à tous les hommes et à tous les peuples. C’est un langage universel, que tous peuvent connaître et sur la base duquel ils peuvent s’entendre. » Ensuite, il rappelle à l’ONU ce qui était prévu dans la Charte des Nations Unies : « Il faut […] que l’ONU soit pleinement représentative de la communauté internationale et n’apparaisse pas comme dominée par quelques-uns. L’écoute et le respect de chacun est impératif lorsqu’il s’agit de prendre des décisions communes, mais plus particulièrement encore lorsque l’on s’attache à définir des orientations qui touchent à des valeurs morales et culturelles fondamentales. En ce domaine, il n’est pas légitime de prétendre imposer, au nom d’une conception subjective du progrès, certains modes de vie minoritaires. « Les Peuples des Nations Unies », mentionnés dans le Préambule de la Charte, ont droit au respect de leur dignité et de leurs traditions. »[38]

Cinq ans plus tard, au nom de Benoît XVI, cette fois, le cardinal interpelle les chefs d’État et de gouvernement et rappelle l’ONU à ses devoirs. Une « réforme » courageuse de l’institution est nécessaire car elle « a montré des signes d’usure ». Les peuples attendent « une institution moderne, capable de prendre des résolutions et de les faire respecter. C’est là, ajoute le cardinal, un appel qui nous est adressé par des hommes et des femmes découragés par tant de promesses faites et non tenues, par des résolutions adoptées et que l’on n’a pas fait respecter. » Or « « la responsabilité de protéger » […] renvoie […] à la prééminence de la dignité de tout homme ou de toute femme en tant que personne sur l’État et sur tout système idéologique. » Abordant des problèmes particuliers, le cardinal estime, notamment, qu’« il faut encore beaucoup travailler pour arriver à une mobilisation économique et financière solidaire » et, sur le plan de la santé, on ne peut « pas offrir une vision ambigüe, réductrice ou pire encore idéologique […]. Par exemple, ne vaudrait-il pas mieux parler clairement de la « santé des femmes et des enfants », que d’utiliser le terme de « santé de la reproduction » ? Peut-être voudrait-on reparler d’un droit à l’avortement ? ».⁠[39]

Face à cette dégradation de la « philosophie » de l’ONU, à ses dérives, à ses manquements, quelle va être la réaction de Benoît XVI invité à son tour, le 18 avril 2008, à la tribune de l’Assemblée, à l’occasion du 60e anniversaire de la déclaration des Droits de l’homme ?

Il va offrir à ses auditeurs une réflexion dense mais fondamentale

En premier lieu, Benoît XVI dit, comme ses prédécesseurs, son « estime pour les Nations Unies » et reprend certaines expressions qu’ils ont, à l’occasion, employées. Ainsi, les Nations Unies sont estimables car elles constituent un « lieu privilégié », un « centre moral » et « concrétisent l’aspiration à « un degré supérieur d’organisation à l’échelle internationale »[40] » en respectant le principe de subsidiarité.

Benoît XVI reconnaît l’importance des « objectifs universels » comme « le désir de paix, le sens de la justice, le respect de la dignité de la personne, la coopération et l’assistance humanitaires. » Le but de l’ONU est de servir la liberté, la solidarité le bien commun pour lutter contre le sous-développement, l’insécurité, les inégalités et les menaces qui planent sur l’environnement, les ressources le climat. Au niveau de la méthode, Benoît XVI voit dans l’activité de l’ONU « un exemple de la manière dont les problèmes et les conflits qui concernent la communauté mondiale peuvent bénéficier d’une régulation commune. " Par le dialogue.

Toutefois, comme ses prédécesseurs, le pape relève aussi quelques faiblesses. Les « objectifs universels » « ne coïncident pas avec la totalité du bien commun de la famille humaine » mais ils « n’en représentent pas moins une part fondamentale ». Pour ce qui est des moyens, Benoît XVI exprime « le souhait que l’Organisation puisse être toujours davantage un signe d’unité entre les États et un instrument au service de toute la famille humaine ». En effet, « un consensus multilatéral […] continue à être en crise parce qu’il est encore subordonné aux décisions d’un petit nombre ».

Il n’empêche qu’en ce « lieu privilégié », « l’Église s’efforce de partager son expérience « en humanité » », universelle et multiséculaire.

A quelles conditions, l’ONU peut-elle remplir sa mission, pourrait-elle mieux la remplir ? d’une manière globale, en étant toujours plus fidèle à sa Charte, à sa Déclaration et à un nouveau principe reconnu par l’Organisation : « la responsabilité de protéger », « fondement de toute action entreprise par l’autorité envers ceux qui sont gouvernés par elle ».

Toute la réflexion du Souverain pontife va se référer à ces trois éléments et aux « impératifs éthiques » qu’ils comportent et qui doivent être respectés d’autant plus que certains progrès scientifiques et technologiques « représentent une violation évidente de l’ordre de la création, au point non seulement d’être en contradiction avec le caractère sacré de la vie, mais d’arriver à priver la personne humaine et la famille de leur identité naturelle ».

Comme à l’origine, l’ONU doit continuer à reconnaître « l’unité de la famille humaine » et la « dignité innée » de toute personne. Elle ne doit pas oublier qu’elle a été crée parce qu’avant sa naissance, « la référence au sens de la transcendance et à la raison naturelle a été abandonnée et que, par conséquent, la liberté et la dignité humaine furent massivement violés ». une telle attitude « menace les fondements objectifs des valeurs qui inspirent et régulent l’ordre international et cela mine les principes intangibles et coercitifs formulés et consolidés par les Nations Unies ». Et donc, « c’est une erreur de se retrancher derrière une approche pragmatique, limitée à mettre en place des « bases communes », dont le contenu est minimal et dont l’efficacité est faible ».

En ce qui concerne donc les droits de l’homme, il faut être particulièrement vigilant et maintenir la « corrélation entre droits et devoirs ». En effet, les droits de l’homme sont « la mesure du bien commun, utilisée pour apprécier le rapport entre justice et injustice, développement et pauvreté, sécurité et conflits ». Ils constituent « la stratégie la plus efficace » pour le développement et la paix

Encore faut-il ne pas se tromper sur leur vraie nature. « Les droits de l’homme sont toujours plus présentés comme le langage commun et le substrat éthique des relations internationales. Tout comme leur universalité, leur indivisibilité et leur interdépendance sont autant de garanties de protection de la dignité humaine, cela en vertu de l’origine commune des personnes, qui demeure le point central du dessein créateur de Dieu pour le monde et pour l’histoire ? Ces droits trouvent leur fondement dans la loi naturelle inscrite au cœur de l’homme et présente dans les diverses cultures et civilisations. Détacher les droits humains de ce contexte signifierait restreindre leur portée et céder à une conception relativiste, pour laquelle le sens et l’interprétation des droits pourraient varier et leur universalité pourrait être niée au nom des différentes conceptions culturelles, politiques, sociales et même religieuses. la grande variété des points de vue ne peut pas être un motif pour oublier que ce ne sont pas les droits seulement qui sont universels, mais également la personne humaine, sujet de ces droits. » Il en ressort que « les droits de l’homme exigent […] d’être respectés parce qu’ils sont l’expression de la justice et non simplement en raison de la force coercitive liée à la volonté des législateurs ».

Ces droits humains sont bien innés et non concédés car « le bien commun que les droits de l’homme aident à réaliser ne peut pas être atteint en se contentant d’appliquer des procédures correctes ni même en pondérant des droits en opposition ». Il faut les soutenir « face à des instances qui cherchent à réinterpréter les fondements de la Déclaration et à compromettre son unité interne pour favoriser le passage de la protection de la dignité humaine à la satisfaction de simples intérêts, souvent particuliers. La Déclaration a été adoptée comme « un idéal commun qui est à atteindre » (Préambule) et elle ne peut pas être utilisée de manière partielle, en suivant des tendances ou en opérant des choix sélectifs qui risquent de contredire l’unité de la personne et donc l’indivisibilité de ses droits ». Or souvent on doit regretter la « prédominance de la légalité par rapport à la justice quand se manifeste une attention à la revendication des droits qui va jusqu’à les faire apparaître comme le résultat exclusif de dispositions législatives ou de décisions normatives prises par les diverses instances des autorités en charge. Quand ils sont présentés sous une forme de pure légalité, les droits risquent de devenir des propositions de faible portée, séparés de la dimension éthique et rationnelle qui constitue leur fondement et leur fin. La Déclaration universelle a en effet réaffirmé avec force la conviction que le respect des droits de l’homme s’enracine avant tout sur une justice immuable[41], sur laquelle la force contraignante des proclamations internationales est aussi fondée. » Si l’on a simplement « une perspective utilitariste étroite », on prive « les droits de leur vraie fonction ». Certes, de « nouvelles situations » peuvent suggérer de « nouveaux droits » mais il faut discerner, il faut « distinguer le bien du mal ». Si on laisse ce discernement aux États en fonction de leurs lois et de leurs institutions, le risque est de rendre « impossible un ordre social respectueux de la dignité de la personne et de ses droits. » Seule « une vision de la vie solidement ancrée dans la dimension religieuse peut permettre d’y parvenir, car la reconnaissance de la valeur transcendante de tout homme et de toute femme favorise la conversion du cœur, ce qui conduit alors à un engagement contre la violence, le terrorisme ou la guerre, et à la promotion de la justice et de la paix. »

Benoît XVI, revivifie par ces réflexions les principes et fondements des Nations-Unies bien conscient des dérives et trahisons actuelles. Il invite aussi les représentants des nations à prendre toute la mesure de « la responsabilité de protéger »[42] énoncée plus récemment et dont les trois piliers ont été définis dans le Document final du Sommet mondial de 2005[43] et que le Secrétaire général a formulés dans le rapport présenté en 2009[44]. Benoît XVI rappelle ici que ce principe, dans la pensée chrétienne, n’est pas nouveau : il « était considéré par l’antique ius gentium comme le fondement de toute action entreprise par l’autorité envers ceux qui sont gouvernés par elle ; à l’époque où le concept national souverain commençait à se développer, le religieux dominicain Francisco de Vitoria, considéré à juste titre comme un précurseur de l’idée des Nations Unies, décrivait cette responsabilité comme un aspect de la raison naturelle partagé par toutes les nations, et le fruit d’un droit international dont la tâche était de réguler les relations entre les peuples ». Le respect de ce principe est important car bien des dommages sont causés par « l’indifférence ou la non-intervention ».

Enfin, l’ONU, lieu de « dialogue » a la tâche de confronter les points de vue et de « réaliser un consensus autour de la vérité concernant des valeurs ou des fins particulières ». A ce point de vue, Benoît XVI insiste sur le fait qu’il est important que « la sphère religieuse » soit « séparée de l’action politique ». Les religions peuvent « mettre leur expérience au service du bien commun » à condition que leur vision de la foi ne s’exprime pas « en termes d’intolérance, de discrimination ou de conflit, mais en terme de respect absolu de la vérité, de la coexistence, des droits et de la réconciliation ». Les instances internationales doivent porter une attention particulière au droit à la liberté religieuse, y compris à ses manifestations publiques. Pour être des « citoyens actifs », engagés dans « la construction de l’ordre social », les croyants n’ont pas à « se priver d’une partie d’eux-mêmes - de leur foi […] » cela « reviendrait à privilégier une approche individualiste et, ce faisant, à fragmenter l’unité de la personne ». « Il est d’autant plus nécessaire de protéger les droits liés à la religion, s’ils sont considérés comme opposés à une idéologie séculière dominante ou à des positions religieuses majoritaires, de nature exclusive. »

Droit naturel et statut des religions, voilà deux axes qu’il était indispensable de rappeler face au relativisme et au laïcisme qui ont envahi progressivement l’hémicycle de Manhattan et qui menacent la paix du monde.⁠[45]


1. Note russe du 30 décembre 1898/11 janvier 1899. Vingt-six gouvernements étaient présents à la séance d’ouverture de la Conférence qui eut lieu à La Haye, le 18 mai 1899. La Conférence ne parvint pas à trouver un accord sur la limitation ou la réduction des armements, son objectif principal, mais trois Conventions et d’autres actes mentionnés dans l’Acte final furent adoptés le 29 juillet 1899. Des dispositions furent également prises pour convoquer une deuxième conférence. Celle-ci eut lieu à La Haye, du 15 juin au 18 octobre 1907. + L’acte final n’est qu’une déclaration officielle sur les résultats obtenus. Il fut signé par les délégués mais n’a pas été ratifié par les États participant. Il n’a pas force de loi. (texte disponible sur www.icrc.org).
2. Deuxième note diplomatique du cardinal Rampolla, en réponse à la seconde circulaire du Comte Mouriavev, 10 février 1899, citée in COSTE René, Morale internationale, L’humanité à la recherche de son âme, Desclée, 1964, p. 216.
3. Encyclique Pacem, Dei munus, 23 mai 1920.
4. Même s’il sont surtout dus à la « pusillanimité de la France et de la Grande-Bretagne, au manque de coordination de leur politique étrangère, à l’absence des États-Unis et au défaut d’intérêt de l’opinion publique à l’égard de ce qui se passait à Genève », René Coste estime aussi que « ces graves échecs sont sans doute directement imputables aux vices de constitution de l’institution, qui était plus un organe de coordination internationale qu’un véritable organisme super-étatique, doté de pouvoirs propres de commandement, et qui manquait des moyens de contraindre les récalcitrants à l’obéissance ». (COSTE René, Morale internationale, op. cit., pp. 222-223).
5. Encyclique Studiorim ducem, 29 juin 1923.
6. Quadragesimo anno.
7. Il souhaite « un nouvel ordre du monde » qui ne serait pas bâti sur le « sable mouvant de règles changeantes et éphémères laissées aux décisions de l’égoïsme collectif ou individuel » (Encyclique Summi pontificatus, 20 octobre 1939). Encore faut-il que les hommes reconnaissent leur Père. « Alors seulement, ils arriveront à réaliser et à parfaire une organisation internationale stable et féconde, telle que la souhaitent les hommes de bonne volonté: organisation qui, parce qu’elle respectera les droits de Dieu, puisse assurer l’indépendance mutuelle des peuples grands et petits, imposer la fidélité aux accords loyalement consentis et sauvegarder, dans l’effort de chacun vers la prospérité de tous, la saine liberté et la dignité de la personne humaine. » (Allocution à l’ambassadeur extraordinaire de la République d’Haïti, 10 novembre 1939). Pour établir une « paix juste et durable », il faudra, entre autres, « la constitution d’institutions juridiques qui servent à garantir la loyale et fidèle application des conventions et, en cas de besoin reconnu, à les revoir et corriger ». (Message de Noël, 1939).
8. Dès 1901, le Saint-Siège est représenté auprès de l’Association internationale pour la protection légale des travailleurs. En 1919, l’Organisation internationale du travail (OIT) fondée sous l’égide du Traité de Versailles retient toute l’attention du Saint-Siège et de nombreuses organisations chrétiennes collaborèrent. Mieux, en 1931, le directeur du Bureau international du travail (secrétariat de l’OIT), le socialiste Albert Thomas écrit au Pape Pie XI à propos de son encyclique Quadragesimo anno : « L’Organisation internationale du travail, quand elle a entrepris cette tâche immense avec une ardeur pleine d’assurance, était consciente de n’être point une génération spontanée, mais l’aboutissement d’initiatives anciennes. la semence était jetée dans une terre féconde soigneusement préparée depuis des années par des ouvriers tenaces, entre autres, ceux qui se réclament de l’encyclique Rerum novarum ». (Cité in MACHELON Jean-Pierre, Pie XII, l’Europe et les institutions internationales, in Pie XII et la cité, Actes du Colloque de la faculté de droit d’Aix-en-Provence, Téqui/Presses universitaires d’Aix-Marseille, 1988, p. 204 ; sur les relations entre l’OIT et le Saint-Siège, on peut consulter : Mgr BERTOLI Paul, Le Saint-Siège et les organisations internationales, Revue des Deux Mondes, 15 mai 1961 ; ARNOU André, L’Organisation internationale du travail et les catholiques, Spes, 1933 ; LE ROY Albert, Catholicisme social et Organisation internationale du travail, Spes, 1937 ; BARBIER M., L’Église catholique et l’OIT : un demi siècle de relations, Centre L.J. Lebret, Foi et développement, 1972).
   Par ailleurs, nous avons vu que Benoît XV, dès 1917, souhaitait que la « force morale du droit » remplace la « force matérielle des armes » (Message aux peuples belligérants et à leurs chefs, 1er août 1917) et qu’il estimait « très désirable que l’ensemble des États, écartant tous les soupçons réciproques, s’unissent pour ne plus former qu’une société, ou mieux, qu’une famille, tant pour la défense de leurs libertés particulières que pour le maintien de l’ordre social. […​] Aux Nations unies dans une Ligue fondée sur la foi chrétienne, l’Église sera fidèle à prêter son concours actif et empressé pour toutes leurs entreprises inspirées par la justice et la charité. » (Encyclique Pacem Dei munus pulcherrimum, 23 mai 1920). Mais, en même temps, il déplorait que la SDN soit incapable d’« imposer à toutes les nations une sorte de code international, adapté à notre époque, analogue à celui qui régissait la Chrétienté » (Encyclique Ubi arcano Dei, 23 décembre 1922).
   MACHELON Jean-Pierre, op. cit., p. 204, fait remarquer que « toute forme de collaboration entre le Saint-Siège et la SDN aurait supposé aplanis des obstacles juridiques considérables, et des obstacles psychologiques qui ne l’étaient pas moins ; les milieux catholiques manifestaient souvent de la réticence à l’endroit d’une organisation qui leur semblait d’inspiration socialiste ou maçonnique ».
9. Radiomessage de Noël 1944.
10. Allocution aux membres du Congrès du Mouvement universel pour une Confédération mondiale, 6 avril 1951.
11. Radiomessage, 24 décembre 1951.
12. Discours à des juristes catholiques italiens, 6 décembre 1953. Comment ne pas voir là l’influence de l’enseignement de VITORIA qui affirmait bien que tout ce qui est nécessaire au gouvernement et à la conservation du genre humain est de droit naturel. (Cf. Leçon sur le pouvoir politique, Vrin, 1980).
13. Discours à S. Exc. M. Antonio Alvarez Vidaurre, ministre de Salvador, 28 octobre 1947).
14. MACHELON Jean-Pierre, op. cit., p. 208.
15. Discours aux pèlerins américains.
16. « Si jamais une assemblée d’hommes réunis dans un tournant critique de l’histoire a eu besoin du secours de la prière, c’est bien l’Assemblée des nations Unies.
   Aussi, vous demandons-Nous de prier, Nous vous le demandons à vous, vénérables Frères dans l’épiscopat, à vous, Nos chers fils dans le sacerdoce, à vous, Nos bien-aimés enfants dans le Christ-Jésus. Et permettez que par vous, Notre voix suppliante parvienne à tous vos frères catholiques en Amérique, et même à tous les catholiques de tous les pays de la terre, auxquels, Nous l’espérons bien, s’uniront tous les hommes de bonne volonté. »
17. Message de Noël, 23 décembre 1956.
18. Cf. Allocution aux délégués de l’OIR, 10 janvier 1949.
19. Cf. Allocution aux membres du Bureau international du travail, 25 mars 1949.
20. Cf., par exemple, Allocution aux délégués de la FAO, 7 décembre 1953. Dès 1948, le Saint-Siège obtient de la FAO l’envoi d’un observateur permanent en situation de diplomate accrédité. De même, le Saint-Siège sera représenté à partir de 1949 auprès de l’OMS et à partir de 1952 auprès de l’UNESCO. Ce qui ne signifie nullement que le Saint-Siège adhère à toutes les décisions prises, loin de là. (cf. MACHELON Jean-Pierre, op. cit., pp. 211-212).
   Par contre, le Saint-Siège ou l’État de la Cité du Vatican collabore plus facilement avec les organisations internationales à but technique ou scientifique. Le Saint-Siège est un des membres fondateurs de l’Agence internationale pour l’Energie atomique, L’État de la Cité du Vatican est membre à part entière, par exemple, de l’Union postale universelle, de l’Union internationale des télécommunications, de l’Union internationale pour la protection de la propriété littéraire et artistique, de l’Union internationale pour la protection de la propriété industrielle, de l’Organisation météorologique mondiale, de l’Organisation de l’aviation civile internationale, etc..
21. Cf. http://www.holyseemission.org/about/history-of-diplomacy-of-the-holy-see.aspx. La Palestine est l’autre pays ayant aussi une mission permanente d’observation et a reçu le 29 novembre 2012 le statut d’État observateur.
22. Lettre encyclique, 11 avril 1963.
23. A cette époque c’est surtout la division idéologique qui est regrettable de même que la difficulté d’imposer sa volonté surtout si les États-Unis ou l’URSS sont en cause.(Cf. COSTE René, op. cit., p. 229)
24. GS, n° 79, § 4.
25. Id., n° 82, § 1.
26. Id., n° 84, § 3.
27. Durant la 19e session (du 10 novembre 1964 au 18 février 1965) a éclaté une crise financière et juridique qui mit en péril l’institution. (Cf. LAURENT Philippe, sj, L’Église et l’ONU à travers les discours de Paul VI et de Jean-Paul II, in Politique étrangère n° 1, 1980, 45e année, pp. 115-127.
28. A cet endroit, Paul VI rappelle que la tâche des Nations-Unies est « de faire en sorte que le pain soit suffisamment abondant à la table de l’humanité, et non pas de favoriser un contrôle des naissances, qui serait irrationnel, en vue de diminuer le nombre des convives au banquet de la vie ».
29. Discours à l’Organisation des Nations-Unies, New York, 4 octobre 1965.
30. Cf. LAURENT Philippe, op. cit., pp. 121-122. L’auteur évoque la crise de croissance du nombre d’États-membres, le système de groupes ou de blocs, la politisation des débats, la bureaucratisation croissante, la multiplication des rapports, la lourdeur des procédures, et surtout l’incapacité à décider et à agir.
31. Discours du 2 octobre 1979. Déjà le 2 décembre 1978, à l’occasion du 30e anniversaire de la Déclaration des droits de l’homme, Jean-Paul II écrivait au Secrétaire général : « Le Saint-Siège a toujours apprécié, loué et soutenu les efforts des Nations Unies tendant à garantir d’une façon toujours plus efficace la pleine et juste protection des droits fondamentaux et des libertés des personnes humaines ». Dans l’encyclique Redemptor hominis (4 mars 1979), on peut lire : « On ne peut s’empêcher de rappeler, avec des sentiments d’estime pour le passé et de profonde espérance pour l’avenir, le magnifique effort accompli pour donner vie à l’ONU, effort qui tend à définir les droits objectifs et inviolables de l’homme, en obligeant les États membres à une rigoureuse observance de ces droits, avec réciprocité. »
32. Jean-Paul II fait remarquer que cette question a déjà été abordée dans l’histoire de l’Église : au concile de Constance (XVe siècle), à l’université de Salamanque (XVIe siècle) et par Benoît XV qui rappelait que « les nations ne meurent pas » et qui invitait « à examiner avec une conscience sereine les droits et les justes aspirations des peuples ». (Aux peuples belligérants et à leurs dirigeants, 28 juillet 1915). Jean-Paul II rappelle qu’il n’y a pas de contradiction entre l’universalité de la Déclaration et l’attention à porter aux droits des nations. : « Cette tension entre le particulier et l’universel, en effet, peut être considérée comme immanente à l’être humain. En raison de leur communauté de nature, les hommes sont poussés à se sentir membres d’une seule grande famille, et ils le sont. Mais, à cause du caractère historique concret de cette même nature, ils sont nécessairement attachés de manière plus intense à des groupes humains particuliers, avant tout à la famille, puis aux divers groupes d’appartenance, jusqu’à l’ensemble du groupe ethnique et culturel désigné, non sans motif, par le terme de « nation » qui évoque la « naissance », tandis que, si on l’appelle « patrie » (« fatherland »), il évoque la réalité même de la famille. » Jean-Paul II ajoute encore que « le concept de « nation » ne s’identifie pas nécessairement a priori avec celui de l’État » et que « ce droit fondamental à l’existence ne suppose pas nécessairement une souveraineté étatique, car diverses formes de rattachement juridique entre différentes nations sont possibles, comme c’est le cas, par exemple, dans les États fédéraux, dans les confédérations, ou dans les États comportant de larges autonomies régionales. » Il ne faut donc pas confondre le « nationalisme, qui prône le mépris des autres nations ou des autres cultures, et le patriotisme, qui est au contraire l’amour légitime du pays dont on est originaire ».
33. NOUAILHAT Yves-Henri, Le Saint-Siège, l’ONU et la défense des droits de l’homme sous le pontificat de Jean-Paul II, in Relations internationales, 2006/3 (n°127) PUF, pp. 95-110.
34. Id..
35. Pour une approche plus pointue des problèmes qui ont été épinglés par les représentants du Saint-Siège, on peut se référer à Mgr DUPUY André, Une parole qui compte. Le Saint-Siège au coeur de la diplomatie multilatérale. Recueil de textes (1970-2000), The Path to Peace Foundation, 2003, Sources, n° 191. On y retrouve les 1.310 interventions des délégations du Saint-Siège durant cette période.
36. Cf. notamment : La dérive totalitaire du libéralisme, Editions universitaires, 1991 et Mame, 1995 ; L’Évangile face au désordre mondial, Fayard, 1997 (avec une Préface du cardinal Ratzinger) ; La face cachée de l’ONU, Le Sarment, 2000 ; en collaboration avec LIBERT Anne-Marie, Le terrorisme à visage humain, François-Xavier de Guibert, 2006 (avec une préface du cardinal Lopez-Trujillo).
37. La face cachée de l’ONU, op. cit., pp. 11-12.
38. Intervention du cardinal Angelo SODANO au Millenium Summit de l’ONU, New York, 6-8 septembre 2000.
39. Discours du Cardinal Angelo SODANO aux chefs d’État et de gouvernement, ONU, New York, 16 septembre 2005.
40. Cf. SRS, n° 43.
41. La justice consiste « à donner à l’autre ce qui est sien, c’est-à-dire ce qui lui revient en raison de son être et de son agir », ou plus concrètement: « la reconnaissance et le respect des droits légitimes des individus et des peuples » (CV, § 6 et 77). « La justice […​] n’est pas une simple convention humaine, car ce qui est juste n’est pas déterminé originairement par la loi positive, mais par l’identité profonde de l’être humain » (Benoît XVI, Message pour la journée mondiale pour la paix, 8 décembre 2011). Ajoutons que dans la conception chrétienne, « la justice est inséparable de la charité, elle lui est intrinsèque » mais « la charité dépasse la justice et la complète dans la logique du don et du pardon » (CV).
42. « L’expression « responsabilité de protéger » a été énoncée pour la première fois dans le rapport de la Commission internationale de l’intervention et de la souveraineté (ICISS), instituée par le Gouvernement canadien en décembre 2001. La Commission avait été formée en réponse à la question posée par Kofi Annan de savoir quand la communauté internationale doit intervenir à des fins humanitaires. Le rapport de la Commission, « La responsabilité de protéger », a conclu que la souveraineté non seulement donnait à un État le droit de « contrôler » ses propres affaires, mais aussi lui conférait la « responsabilité » première de protéger les personnes vivant à l’intérieur de ses frontières. Le rapport énonçait la thèse que lorsqu’un État se montre incapable de protéger sa population – qu’il ne le puisse pas ou qu’il ne le veuille pas – la responsabilité en passe à la communauté internationale au sens large.
   En 2004, le Groupe de personnalités de haut niveau sur les menaces, les défis et le changement, institué par le Secrétaire général Kofi Annan, a entériné la norme nouvelle d’une responsabilité de protéger – souvent appelée « R2P » –, affirmant qu’il existe une responsabilité internationale collective, que doit exercer le Conseil de sécurité en autorisant une intervention militaire en dernier ressort, dans l’éventualité où se produiraient un génocide ou d’autres massacres à grande échelle, un nettoyage ethnique et de graves violations du droit humanitaire que les gouvernements souverains se sont révélés impuissants ou non disposés à prévenir. Le Groupe de personnalités a proposé des critères de base qui légitimeraient l’autorisation du recours à la force par le Conseil de sécurité des Nations Unies, notamment la gravité de la menace, le fait qu’il doit s’agir d’un dernier ressort, et la proportionnalité de la réponse. »
   (http://www.un.org/fr/preventgenocide/rwanda/pdf/responsablility.pdfhttp://www.un.org/fr/preventgenocide/rwanda/pdf/responsablility.pdf).
   Cf. également : CIISE, La responsabilité de protéger, Rapport de la Commission internationale de l’intervention et de la souveraineté des États, décembre 2001. Texte disponible sur:
   http://diplomatie.belgium.be/fr/binaries/rapport%20intern%20comm%20inzake%20interv%20en%20soev%20staat%20over%20beschermingsver_fr_tcm313-70467.pdf
43. Document identifié : A/RES/60/1, par. 138 à 140.
44. Document identifié : A/63/677. Il y est dit:
   1. Il incombe au premier chef à l’État de protéger les populations contre le génocide, les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité et le nettoyage ethnique, ainsi que contre les incitations à les commettre ;
   2.Il incombe à la communauté internationale d’encourager et d’aider les États à s’acquitter de cette responsabilité ;
   3.Il incombe à la communauté internationale de mettre en œuvre les moyens diplomatiques, humanitaires et autres de protéger les populations contre ces crimes. Si un État n’assure manifestement pas la protection de ses populations, la communauté internationale doit être prête à mener une action collective destinée à protéger ces populations, conformément à la Charte des Nations Unies.
   (http://www.un.org/fr/preventgenocide/adviser/responsibility.shtml)
45. Notons qu’en 1902 déjà, LEON XIII remarquait que « les principes chrétiens répudiés - ces principes qui sont si puissamment efficaces pour sceller la fraternité des peuples et pour réunir l’humanité toute entière dans une sorte de grande famille -, peu à peu a prévalu dans l’ordre international un système d’égoïsme jaloux […​] ». Du coup, les nations « sont facilement entraînées à laisser dans l’oubli les grands principes de la moralité et de la justice, et la protection des faibles et des opprimés. » Il ne faut donc pas s’étonner, dans ces circonstances, d’assister à « cet accroissement progressif et sans mesure des préparatifs militaires », ou à « cette paix armée comparable aux plus désastreux effets de la guerre, sous bien des rapports au moins. » (Lettre apostolique aux évêques, 19 mars 1902).

⁢Chapitre 3 : L’Europe, un modèle d’organisation régionale ?

La force de l’Europe, c’est le Christ
— Karl Leisner

[1]

Nous allons constater que la même perspective se retrouve au cœur des discours adressés à d’autres niveaux de pouvoir international . « Un mouvement irrésistible, disait Pie XII, pousse aujourd’hui les nations à s’unir afin de mieux assurer leur sécurité ou leur développement économique ; aucune ne peut prétendre rester dans l’isolement sans encourir pour elle-même des risques sérieux ou sans nuire à la communauté qui attend son appui »[2]. Et ce phénomène se vit aussi à la dimension des continents.


1. Cité par Jean-Paul II lors de la rencontre avec les jeunes au stade de la Meinau (Strasbourg), le 8 octobre 1988, in DC, n° 1971, 6 novembre 1988, pp. 1012. Karl Leisner (1915-1945) est un jeune militant chrétien allemand qui fut interné en 1939 et ordonné prêtre clandestinement à Dachau en 1944. Il mourut peu après sa libération et fut béatifié en 1996. Dans le même esprit, Jean-Paul II dira : « L’union entre la liberté extérieure et intérieure doit construire l’Europe de demain, la civilisation de l’amour et de la vérité ; et cette union se fonde sur le Christ, pierre angulaire. » (Homélie de la messe dans la basilique de Velehrad, 22 avril 1990, in DC n° 2007, 3 juin 1990, pp. 550-552). Et encore : « Sans Jésus-Christ, « puissance de Dieu pour le salut » (Rm 1, 16), et son Évangile, il ne sera pas possible de bâtir une Europe unie dans une paix durable, dans la justice et dans la solidarité des individus et des peuples. L’Europe doit être plus qu’une communauté d’intérêts ; sur un plan plus profond, ses peuples ont une vocation commune à construire dans le Christ l’unique grande famille des enfants de Dieu. » (Discours lors de la célébration œcuménique à Debrecen (Hongrie), 18 août 1991, in DC n° 2035, 6 octobre 1991, pp. 835-836).
2. Discours à l’Union des villes et pouvoirs locaux, 30 septembre 1953.

⁢i. L’Europe

…​ l’idée paneuropéenne, le Conseil de l’Europe et d’autres mouvements encore sont une manifestation de la nécessité où l’on se trouve de briser ou du moins d’assouplir, en politique et en économie, la rigidité des vieux cadres de frontières géographiques, de former entre pays de grands groupes de vie de d’action communes.
— Allocution aux membres du Congrès du droit privé
15 juillet 1950.

Même si quelques auteurs ont rêvé à certaines époques d’une Europe unie⁠[1], ce n’est qu’après la seconde guerre mondiale que l’idée va commencer à prendre corps. Pie XII va apporter son soutien à cette œuvre.⁠[2] Pie XII est l’héritier d’une tradition qui est née avec Léon XIII. Le 20 juin 1894⁠[3], déjà inquiet de la situation en Europe où, « depuis nombre d’années déjà, on vit dans une paix plus apparente que réelle »[4], Léon XIII appelle de ses vœux la restauration de l’« antique concorde, au profit du bien commun ». Antique concorde basée sur l’Évangile qui avait construit la civilisation chrétienne.

Il n’est peut-être pas inutile de s’arrêter à cette idée d’« ancienne concorde » dont l’évocation va se retrouver, sous des vocables divers, dans l’enseignement de tous les papes contemporains. Une réflexion du philosophe Rémi Brague peut nous aider à mieux comprendre la référence au passé de l’Europe. L’auteur insiste d’abord sur le fait que l’Europe est d’abord « le résultat d’une division » ou mieux d’une quadruple division dont la mémoire évitera certaines confusions : la division entre le monde méditerranéen gréco-romain avec la barbarie ; la division entre le nord chrétien avec le sud musulman ; la division entre l’Orient orthodoxe et l’Occident catholique ; la division entre le nord protestant et le sud catholique.⁠[5] Face à cela, le christianisme se présente comme une « synthèse paradoxale » dans la mesure où, si d’une part il distingue temporel et spirituel, dans la personne du Christ, il ne sépare pas Dieu et l’homme. Et l’Incarnation rend sacrée l’humanité de tout homme mais non un livre, ni une langue, ni une culture. Dès lors construire l’Europe c’est bien autre chose que d’en faire « une zone de libre échange, ou un centre de force, qui ne se définirait que par sa position géographique, et par le nom qu’a reçu, de façon accidentelle, un petit cap de l’Asie » (Valéry) ». En fait, « l’Europe doit rester, ou redevenir le lieu de la séparation du temporel et du spirituel, bien plus, de la paix entre eux -chacun reconnaissant à l’autre sa légitimité. Celui où l’on reconnaît une liaison intime de l’homme avec Dieu, liaison qui va jusqu’aux dimensions les plus charnelles de l’humanité, qui doivent être l’objet d’un respect sans faille. celui où l’unité entre les hommes ne peut se faire autour d’une idéologie, mais dans les rapports entre des personnes et des groupes concrets. Si ces éléments devaient s’effacer totalement, on aurait peut-être construit quelque chose, et peut-être quelque chose de durable. mais serait-ce l’Europe ? ».⁠[6]

La nostalgie de l’« antique concorde » anime aussi Benoît XV. il évoque les « peuples barbares de la primitive Europe » et tient à souligner que « du jour où l’esprit de l’Église les pénétra, ils virent se combler peu à peu l’abîme des mille divergences qui les séparaient et leurs querelles s’apaiser ; ils se fondirent en une seule société homogène et donnèrent naissance à l’Europe chrétienne, qui, sous la conduite et les auspices de l’Église, sans détruire les caractères propres de chaque nation, devait tendre à l’unité, source de sa glorieuse prospérité. » Même si ce passé nous paraît quelque peu idéalisé, Benoît XV, conscient de la fragilité de la paix qui vient d’être signée⁠[7], conclut avec beaucoup de lucidité que « lorsque tout sera rétabli suivant l’ordre de la justice et de la charité et que les nations se seront réconciliées, il est très désirable que tous les États, écartant tous leurs soupçons réciproques, s’unissent pour ne plus former qu’une société, ou mieux qu’une famille, tout ensemble pour la défense de leurs libertés particulières et le maintien de l’ordre social. »[8] Pie XI malheureusement ne pourra que constater, comme le craignait Benoît XV, la persistance des « passions belliqueuses »[9] et la montée de l’égoïsme qui se traduit par le nationalisme.⁠[10] Comme l’écrit très justement Guy Bedouelle, Pie XI s’insurge « contre l’Europe nationaliste, expansionniste et néo-païenne proposée par les dictatures fascistes à leur profit évidemment. »[11]

La guerre va donc une nouvelle fois imposer la nécessité d’une construction pacifique durable indispensable aussi au développement économique.

Pie XII, comme ses prédécesseurs, déplore l’exclusion du Christ de la vie moderne. Alors que « l’Europe[12] fraternisait dans des idéals identiques reçus de la prédication chrétienne » et qu’elle avait « conscience du juste et de l’injuste, du licite et de l’illicite, qui facilite les ententes », aujourd’hui, « au contraire, les dissensions ne proviennent pas seulement d’élans de passions rebelles, mais d’une profonde crise spirituelle qui a bouleversé les sages principes de la morale privée et publique »[13]. Conscient des dangers graves que cette situation entraîne, dès 1939, Pie XII souhaite « une meilleure organisation de l’Europe ». Il faut se préoccuper « du futur état économique, social et spirituel de l’Europe, et non de l’Europe seulement », veiller à « un véritable équilibre entre les nations » et pour cela, examiner avec bienveillance « les vrais besoins et les justes requêtes des nations et des peuples comme aussi des minorités ethniques » et si nécessaire : « une équitable, sage et concordante révision des traités »[14] en vue de construire « une nouvelle Europe »[15], une « Europe nouvelle et meilleure »[16] . Pour le saint Père, la pacification de l’Europe dans un esprit de fraternité est « la première condition pour les autres pas en avant vers la pacification universelle ».⁠[17] Et l’exemple de saint Benoît, « Père de l’Europe » devrait lui permettre de retrouver « la voie royale » que le grand saint lui avait tracée : « Prie et travaille » qui est « la loi principale de l’humanité et de sa règle de vie, comme son immuable fondement ».⁠[18] Ce n’est pas « par l’épée, la force ou le meurtre, mais par la croix et par la charrue, par la vérité et par l’amour » que l’Europe s’est civilisée.⁠[19]

Le 7 mars 1948, éclairé peut-être par l’alliance économique signée en 1947 entre la Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg (Benelux), il déclare que si « les rapports économiques internationaux ont une fonction positive et nécessaire, certes, mais seulement subsidiaire », dans les circonstances actuelles, « il serait peut-être opportun d’examiner si une union régionale de plusieurs économies nationales ne rendrait pas possible un développement plus efficace que dans le passé des forces particulières de production. »[20]

Le 2 juin 1948, dans son Discours au Sacré Collège, Pie XII, après avoir évoqué l’« étrange malaise » qui règne depuis la fin de la guerre parce qu’on ne sait si la paix va se consolider ou se noyer dans un nouveau conflit, salue « les esprits clairvoyants et courageux [qui] cherchent incessamment de nouvelles voies vers un passage de salut. » Comment ? « Au moyen de tentatives répétées de réconciliation, de rapprochement entre nations naguère encore en lutte les unes contre les autres, ils s’appliquent à mettre sur pied une Europe ébranlée jusque dans ses fondements, et à faire de ce foyer d’agitation chronique un boulevard de paix et la promotion providentielle d’une détente générale sur toute la surface de la terre. » A qui Pie XII pensait-il sinon à ces hommes qu’on a appelés les « pères » de l’Europe : l’Allemand Konrad Adenauer, le Luxembourgeois Joseph Bech, le Néerlandais Johan Willem Beyen, l’Italien Alcide De Gasperi, les Français Jean Monnet et Robert Schuman et enfin le Belge Paul-Henri Spaak. auxquels on ajoute souvent Winston Churchill (Royaume-Uni), Walter Hallstein (Allemagne), Sicco Mansholt (Pays-Bas) et Altiero Spinelli (Italie). La moitié de ces « pères » appartiennent à la démocratie chrétienne.⁠[21]

En évitant les discussions politiques, Pie XII engage l’Église et s’engage à appuyer cette initiative. Il continue : « A cause de cela, sans vouloir faire entrer l’Église dans l’enchevêtrement d’intérêts purement terrestres, Nous avons estimé opportun de nommer un représentant personnel spécial au « Congrès de l’Europe », qui s’est tenu récemment à La Haye[22], afin de montrer la sollicitude et de porter l’encouragement du Saint-Siège pour l’union des peuples. Et Nous ne doutons pas que tous Nos fidèles auront conscience que leur place est toujours aux côtés de ces esprits généreux qui préparent les voies à l’entente mutuelle et au rétablissement d’un sincère esprit de paix entre les nations. » En effet, « le devoir des catholiques [est] de donner un lumineux exemple d’unité et de cohésion, sans distinction de langues, de peuples et d’origine. »

Plus directement, le 11 novembre de la même année, Pie XII adresse un important discours aux délégués du Congrès international de l’Union européenne des Fédéralistes. Pie XII commence par rappeler les efforts que « depuis près de dix ans », il a multipliés « sans relâche en vue de promouvoir un rapprochement, une union sincèrement cordiale entre toutes les nations » et sans « impliquer l’Église dans des intérêts purement temporels ». Certes, le Saint-Père est conscient qu’« une union européenne offre de sérieuse difficultés » mais, pour lui, « il n’y a pas de temps à perdre. et si l’on tient à ce que cette union atteigne son but, si l’on veut qu’elle serve utilement la cause de la liberté et de la concorde européenne, la cause de la paix économique et politique intercontinentale, il est grand temps qu’elle se fasse. Certains, ajoute-t-il, se demandent même s’il n’est pas déjà trop tard ». Il ne faut donc pas attendre que « le souvenir de la guerre se soit d’abord estompé « . Il faut aussi éviter que certains n’abusent « d’une supériorité politique d’après-guerre en vue d’éliminer une concurrence économique ». Il est souhaitable enfin que les grandes nations au passé glorieux « sachent faire abstraction de leur grandeur d’autrefois pour s’aligner sur une unité politique et économique supérieure » qui respecte néanmoins les « caractères culturels de chacun des peuples ». Pour réaliser cette « unité politique et économique supérieure », il faut affirmer « qu’une Europe unie, pour se maintenir en équilibre, et pour aplanir les différends sur son continent […] a besoin de reposer sur une base morale inébranlable ». Cette base ne peut se trouver que dans la religion qui jadis fut « l’âme de cette unité ». Rétablir « le lien entre la religion et la civilisation » semble donc nécessaire. Fort heureusement, « en tête de la résolution de la Commission culturelle à la suite du Congrès de la Haye » (mai 1948), on peut lire « la mention du « commun héritage de civilisation chrétienne ». » Mais ce n’est pas assez pour Pie XII. Il faudrait aller « jusqu’à la reconnaissance expresse des droits de Dieu et de sa loi, tout au moins du droit naturel sur lequel sont ancrés les droits de l’homme. » En effet, « isolés de la religion, comment ces droits et toutes les libertés pourront-ils assurer l’unité, l’ordre et la paix ? » Encore faut-il ne pas oublier parmi ces droits « ceux de la famille, parents et enfants ». Ce sont ces « hommes vivants », « qui trouvent dans la vie de famille, honnête et heureuse, le premier objet de leur pensée et de leur joie », « des hommes aimant sincèrement la paix, des hommes d’ordre et de calme », des hommes de « compréhension », qui seront les artisans de l’Europe unie.

A de multiples reprises, Pie XII va insister sur le fait que les accords économiques, politiques ne suffisent car ils peuvent être dictés par un esprit matérialiste. Or « une paix sûre et durable est surtout un problème d’unité spirituelle et de dispositions morales ».⁠[23] Certes, un équilibre matériel est important mais moins que « l’esprit européen » c’est-à-dire « la conscience de l’unité interne, fondée non point sur la satisfactions de nécessités économiques, mais sur la perception de valeurs spirituelles communes, perception assez nette pour justifier et maintenir vivace la volonté de vivre unis. » Et la peur est « dépourvue de force constructive ». Pour la collaboration entre pays, « seules des valeurs d’ordre spirituel se révéleront efficaces. » ⁠[24] La position du pape est claire : « cette culture européenne sera ou bien authentiquement chrétienne et catholique, ou alors elle sera consumée par le feu dévastateur de cette autre culture matérialiste pour qui ne comptent que la masse et la force purement physique. »[25] Le propos peut paraître raide alors que de nombreux pays européens sont majoritairement protestants. Il adoucira son propos en rappelant que l’Église catholique ne s’identifie « avec aucune culture »[26] mais qu’elle est « pour le renouveau et le renforcement de la civilisation occidentale »[27]. Mieux encore, au Président de la République fédérale d’Allemagne, après avoir rappelé la menace matérialiste, Pie XII déclare plus simplement que « le catholicisme entendu comme doctrine et comme action peut apporter une précieuse contribution quand il s’agit de conserver le fondement spirituel et moral de la civilisation européenne en ce qu’elle a de véritable et de meilleur. »[28] Le Pape craignait, en effet, que « toute civilisation qui aspire réellement à conserver les avantages terrestres - et ils sont en vérité nombreux - de l’antique civilisation chrétienne, mais qui rejette, ouvertement ou sournoisement, le sens propre de celle-ci, soit irrémédiablement destinée à tomber victime des assauts du matérialisme »[29], ce qui aboutirait à « former une culture européenne de caractère, d’esprit, d’âme non chrétiens. »[30]

Deux obstacles majeurs se dressent sur la route de « la réalisation pratique de l’unité européenne » : la structure de chaque État qui doit, pour s’engager dans une vie commune, veiller à l’équilibre de l’ensemble et l’absence d’un « esprit européen » qui n’aurait pas « conscience de l’unité interne, fondée non point sur la satisfaction de nécessités économiques, mais sur la perception assez nette de valeurs spirituelles communes ». Or, « seules des valeurs d’ordre spirituel se révèleront efficaces, seules elle permettront de triompher des vicissitudes […] ». Si Rome et Athènes ont offert « les premiers fondements juridiques et culturels », « le christianisme a modelé l’âme profonde des peuples ». Pour se sauver, L’Europe a besoin de « la foi chrétienne authentique comme base de la civilisation et de la culture qui est la sienne, mais aussi celle de toutes les autres. »[31]

Le 13 juin 1957, le pape reçoit en audience spéciale plus de 1000 parlementaires de seize nations, réunis à Rome pour participer au Congrès de l’Europe.

Pie XII dresse le bilan des succès et des revers sur le chemin d’une « communauté supranationale ». Les succès qu’il retient sont la création en 1952 de la Communauté européenne du charbon et de l’acier regroupant six pays européens⁠[32] et, en 1957, la signature des traités de l’Euratom⁠[33] et du Marché commun⁠[34]. Certes, « cette communauté nouvelle est restreinte au domaine économique », mais, selon le Souverain Pontife, « elle peut conduire, par l’étendue même de ce champ d’action, à affermir entre les États membres la conscience de leurs intérêts communs d’abord sur le seul plan matériel sans doute, mais si le succès répond à l’attente, elle pourra ensuite s’étendre aussi aux secteurs qui engagent davantage les valeurs spirituelles et morales. » Pie XII se réjouit aussi que les congressistes aient réfléchi à « l’établissement d’une autorité politique européenne possédant un pouvoir véritable qui mette en jeu sa responsabilité ». C’est là, à ses yeux, l’élément « décisif » pour constituer une vraie communauté. Pour le saint Père, il faut « chercher les moyens de pourvoir au renforcement de l’exécutif dans les communautés existantes, pour arriver à envisager la constitution d’un organisme politique unique. » La recherche d’une politique extérieure commune comme le souci d’une association avec l’Afrique vont aussi dans le bon sens, c’est-à-dire dans le sens d’une communauté qui ne se replie pas égoïstement sur elle-même dans un geste de défense.

Pour l’avenir, pour que le mouvement amorcé progresse malgré les difficultés et les découragements, pour que l’Europe croisse dans la cohésion et la stabilité, elle doit se rappeler que le message chrétien « reste aujourd’hui comme hier, la plus précieuse des valeurs dont elle est dépositaire ; il est capable de garder dans leur intégrité et leur vigueur, avec l’idée et l’exercice des libertés fondamentales de la personne humaine, la fonction des sociétés familiale et nationale, et de garantir, dans une communauté supranationale, le respect des différences culturelles, l’esprit de conciliation et de collaboration avec l’acceptation des sacrifices qu’il comporte et les dévouements qu’il appelle. » Autrement dit, le christianisme peut apprendre à marier la nécessité de l’unité et le sens de la diversité tout en disposant les esprits et les cœurs à acquérir les qualités indispensables à cette tâche. Ainsi peut se préparer « une demeure terrestre qui ressemble davantage au Royaume de Dieu » sans s’identifier à lui car le chrétien est animé de « l’immuable assurance d’une patrie, qui n’est pas de ce monde et qui seule connaîtra l’union parfaite, parce que procédant de la force et de la lumière de Dieu même. »

Pie XII reviendra encore, le 4 novembre de la même année⁠[35], sur la conjugaison inévitable de l’un et du multiple dans la construction européenne. « Il ne s’agit pas d’abolir les patries, ni de fondre arbitrairement les races. l’amour de la patrie découle directement des lois de la nature, résumées dans le texte traditionnel des commandements de Dieu « Honore ton père et ta mère, afin que tes jours se prolongent sur le sol que te donne le Seigneur, ton Dieu » (Ex 20, 12) » ; toutefois le devoir de reconnaissance pour les mérites et les travaux des aïeux engendre le plus souvent une préférence instinctive pour certaines formes de vie et de pensée, un attachement à des privilèges, qui n’ont pas toujours, ou qui n’ont plus leur raison d’être en face des obligations nouvelles créées par l’évolution rapide et profonde du monde moderne. » En effet, l’entrée dans une communauté plus vaste demande certes du « désintéressement » mais a, néanmoins, un « caractère inéluctable et finalement bienfaisant ». Déléguer « une partie de leur souveraineté à un organisme supranational » est « une voie salutaire » pour les pays d’Europe, l’entrée dans « une vie nouvelle dans tous les domaines, un enrichissement non seulement économique et culturel, mais aussi spirituel et religieux. »

La guerre a montré « l’inanité des politiques étroitement nationalistes » et le protectionnisme a entravé l’expansion économique. « Une unité plus large que celle de la nation au sens traditionnel » est riche de bienfaits. C’est même « une nécessité vitale » pour les « États modernes de moyenne puissance se s’associer étroitement, s’ils veulent poursuivre les activités scientifiques, industrielles et commerciales, qui conditionnent leur prospérité, leur véritable liberté et leur rayonnement culturel. » En effet, la volonté de paix, l’émancipation des colonies, « le marché des matières premières […] à l’échelle continentale », la prise « en charge de toute la misère de l’humanité », réclament plus d’unité. Et rien qu’au niveau de la CECA, les progrès sont déjà perceptibles : une « plus grande stabilité des prix », et un « progrès social » au niveau des conditions de travail et de vie. Il faudra encore beaucoup « d’énergie et de patience » pour surmonter les échecs mais « le mouvement créé ne peut plus s’arrêter,[36] […] il faut donc y entrer à fond et consentir les sacrifices temporaires sans lesquels il ne saurait réussir. » De plus, le Saint Père pense « aux fruits d’ordre spirituel et humain, qui peuvent résulter de la mise en commun du patrimoine si riche de l’Europe », et, en particulier aux « valeurs intellectuelles et morales » qu’il comporte.

Le soutien apporté par Pie XII à la cause européenne, le rappel de la culture chrétienne qui a marqué le continent et l’importance prise dans cette construction par la démocratie chrétienne ont nourri le fantasme d’une « Europe vaticane » mais cette idée « d’un complot ourdi par le Saint-Siège avec la complicité des partis démocrates-chrétiens européens en vue de rétablir les bases d’une Europe chrétienne sur le modèle du Saint-Empire romain germanique, n’eut de réalité que dans l’imagination de ceux (les socialistes principalement) qui la dénoncèrent. »[37] Certes, Pie XII insiste à plusieurs reprises sur l’héritage culturel, le patrimoine commun⁠[38]et même si, comme l’écrit Philippe Chenaux, Pie XII a été marqué par le romantisme allemand⁠[39] ou anglais⁠[40] de l’entre-deux-guerres qui idéalisait souvent avec nostalgie l’Europe chrétienne du Moyen-Age, son but n’est pas de reconstituer cette chrétienté, un nouveau « Saint-Empire » : « cette conception de l’Église, comme d’un empire terrestre et d’une domination mondiale, est absolument fausse »[41]. L’intention de Pie XII est de donner à l’Europe unie « une base morale inébranlable. Où la trouver cette base ? » demande Pie XII. « Laissons l’histoire répondre : il fut un temps où l’Europe formait, dans son unité, un tout compact et, au milieu des faiblesses, en dépit de toutes les défaillances humaines, c’était pour elle une force ; elle accomplissait, par cette union, des grandes choses. or l’âme de cette unité était la religion qui imprégnait à fond toute la société de foi chrétienne. » Malheureusement, « une fois la culture détachée de la religion, l’unité s’est désagrégée. A la longue, poursuivant, comme une tache d’huile, son progrès lent, mais continu, l’irréligion a pénétré de plus en plus la vie publique et c’est à elle, avant tout, que ce continent est redevable de ses déchirements, de son malaise et de son inquiétude. » Dès lors, que souhaiter pour l’avenir de l’Europe ? « Si donc l’Europe veut en sortir, ne lui faut-il pas rétablir, chez elle, le lien entre la religion et la civilisation ? » qu’est-ce à dire ? Très concrètement, que faut-il faire ? Suffit-il, comme le pape s’en réjouit, mentionner « le commun héritage de civilisation chrétienne » « en tête de la résolution de la Commission culturelle à la suite du Congrès de La Haye » de mai 1948 ? « Ce n’est pas encore assez, répond le pape, tant qu’on n’ira pas jusqu’à la reconnaissance expresse des droits de Dieu et de sa loi, tout au moins du droit naturel sur lequel sont ancrés les droits de l’homme ». Et il ajoute : « isolés de la religion, comment ces droits et toutes ces libertés pourront-ils assurer l’unité, l’ordre et la paix ? ».⁠[42] Telle est la base sur laquelle l’Europe doit se construire et nous trouvons déjà ici l’essentiel de la réflexion que fera, par la suite, l’Église sur les droits de l’homme indispensables à la véritable paix, ne serait-ce que dans leur formulation laïque mais qui ont besoin, comme nous l’avons vu, d’être bien définis et complétés. Il n’empêche que Pie XII se rend bien compte que l’Europe qu’il connaît n’est plus l’Europe du Moyen-Age, qu’elle est constituée d’un ensemble de pays marqués par le catholicisme ou le protestantisme et où l’athéisme s’est largement répandu. Il est bien conscient que les sociétés sont devenues pluralistes comme l’Europe. Comment organiser, dans ces conditions, la coexistence dans les communautés en voie de formation ? Il l’explique à des juristes catholiques italiens⁠[43] : « d’après la confession de la grande majorité des citoyens ou sur la base d’une déclaration explicite de leur Statut, les peuples et les États membres de la Communauté seront répartis en chrétiens, en indifférents au point de vue religieux ou consciemment laïcisés ou même ouvertement athées. Les intérêts religieux et moraux exigeront pour toute l’étendue de la Communauté un règlement bien défini qui vaille pour tout le territoire de chacun des États souverains, membres de cette Communauté des nations. Selon les probabilités et les circonstances, ce règlement de droit positif s’énoncera ainsi : à l’intérieur de son territoire et pour ses citoyens, chaque État déterminera les affaires religieuses et morales selon sa propre loi ; cependant, dans tout le territoire de la Confédération, on permettra aux ressortissants de chaque État-membre l’exercice de leurs propres croyances et pratiques religieuses et morales pour autant qu’elles ne contreviennent pas aux lois pénales de l’État où ils séjournent. » Plus précisément encore, à l’intérieur de chaque État comme à l’intérieur de la Communauté, l’erreur doit-elle être à tout prix éradiquée ? Certes, « aucune autorité humaine, aucun État, aucune Communauté d’États, quel que soit leur caractère religieux, ne peuvent donner un mandat positif ou une autorisation positive d’enseigner ou de faire ce qui serait contraire à la vérité religieuse et au bien moral. »[44] Mais « le devoir de réprimer les déviations morales et religieuses ne peut […] être une norme ultime d’action. Il doit être subordonné à des normes plus hautes et plus générales qui, dans certaines circonstances, permettent et même font apparaître comme le parti le meilleur celui de ne pas empêcher l’erreur, pour promouvoir un plus grand bien. »[45] Pie XII réaffirme donc, dans l’hypothèse de plus en plus aléatoire d’un État catholique⁠[46], le principe de la tolérance civile tel qu’il avait déjà été formulé par saint Thomas⁠[47] et réactualisé par Léon XIII⁠[48].

Rappelons-nous aussi que Pie XII, en 1958, à propos de la nécessaire distinction des pouvoirs n’a pas hésité à parler de « la légitime et saine laïcité de l’État ».⁠[49]

Nous sommes bien loin d’une conception visant à restaurer l’Europe chrétienne d’autrefois si tant est qu’elle puisse être considérée comme un modèle ! Une Europe théocratique n’est, comme disait Maritain, qu’une « utopie » dans la mesure où elle « demande au monde lui-même et à la cité politique la réalisation effective du royaume de Dieu - au moins dans les apparences et les pompes de la vie sociale ».⁠[50]

De même, il faut abandonner l’idée que Pie XII aurait soutenu la cause européenne par anticommunisme, se faisant le champion du monde libre, de l’Occident. Certes, le 1er juillet 1949, le Saint-Office publie un décret concernant le communisme qui affirme « 1° que le communisme est matérialiste et antichrétien ; 2° que les baptisés qui professent le communisme et qui le propagent sont apostats et par conséquent excommuniés ; 3°que les chrétiens qui apportent une aide quelconque aux organisations ou aux partis communistes sont à exclure de la pratique des sacrements, s’ils ne sont pas décidés à cesser cette collaboration ; 4° que les chrétiens qui écrivent dans la presse communiste ou qui la lisent, tombent dans la même catégorie que les précédents. »[51] Mais, dans le Radio-message au monde du 24 décembre 1951, Pie XII, prenant acte de la division du monde « en deux camps opposés », rappelle que l’Église ne peut « renoncer à une neutralité politique, pour la simple raison qu’elle ne peut se mettre au service d’intérêts purement politiques » et que si l’Église s’adresse aux sociétés, à la famille, à l’État, elle s’adresse aussi à « la Société des États, car le bien commun, fin essentielle, de chacune d’elles, ne peut ni exister ni être conçu, sans relation intrinsèque avec l’unité du genre humain. » Pour les personnes comme pour les peuples, l’Église veut la « vraie liberté ». Or si la « liberté » imposée par la collectivité dans les régimes dictatoriaux n’est évidemment pas la « vraie liberté », le monde qui s’appelle « avec emphase », dit Pie XII, « le monde libre », ne connaît pas non plus la « vraie liberté »[52]. Voilà donc renvoyés dos à dos « le monde libre » et « le camp opposé ». Ce que cherche l’Église, c’est la paix et celle-ci « ne peut être assurée si Dieu ne règne pas dans l’ordre de l’Univers par Lui établi, dans la société dûment organisée des États, dans laquelle chacun d’eux réalise, à l’intérieur, l’organisation de paix des hommes libres et de leurs familles, et à l’extérieur celle des peuples, dont l’Église dans son champ d’action et selon son office se fait garante.[…] En attendant, l’Église apporte sa contribution à la paix en suscitant et en stimulant l’intelligence pratique du nœud spirituel du problème ; fidèle à l’esprit de son divin Fondateur et à sa mission de charité, elle s’efforce, selon ses possibilités, d’offrir ses bons offices partout où elle voit surgir une menace de conflit entre les peuples. Ce Siège Apostolique surtout ne s’est jamais soustrait, ni ne se soustraira jamais à un tel devoir. »

Pour illustrer cet engagement, en 1952, et coup sur coup, Pie XII envoie des lettres apostoliques aux Églises sous régime communiste. De ces lettres⁠[53], nous retiendrons particulièrement la Lettre apostolique aux peuples de Russie du 7 juillet 1952 qui apporte un démenti radical à ceux qui accusaient l’Église de partialité. Après avoir évoqué l’époque où les Églises d’Orient et d’Occident étaient sous l’autorité du souverain pontife, Pie XII rappelle aussi toute la sollicitude que les Souverains Pontifes et lui-même ont manifesté pour les peuples de Russie particulièrement à l’époque contemporaine. S’attardant à la période de la guerre, le pape se plaît à souligner sa volonté, à l’instar de ses prédécesseurs, d’être « impartial envers tous les belligérants » : « Jamais, même à cette époque, ne sortit de Notre bouche une parole qui pût sembler injuste ou dure à l’un ou l’autre parti des belligérants. Certes Nous avons réprouvé, comme cela se devait, toute iniquité et toute violation du droit ; mais Nous avons fait cela de manière à éviter, avec le plus grand soin, tout ce qui aurait pu entraîner, quoique injustement, de plus grandes afflictions pour les peuples opprimés. » Pour preuve de sa bonne foi, Pie XII avoue : « Et lorsque de divers côtés on fit pression pour que, d’une façon ou d’une autre, de vive voix ou par écrit, Nous donnions Notre approbation à la guerre entreprise contre la Russie en 1941, Nous ne consentîmes jamais à le faire, comme Nous l’avons déclaré ouvertement le 25 février 1946, dans le discours prononcé devant le Sacré Collège et les représentants diplomatiques de toutes les nations qui sont en relation d’amitié avec le Saint-Siège ».⁠[54]

Pie XII, dans cette lettre, s’adresse non seulement aux catholiques mais à tous ceux « qui conservent encore le nom chrétien »[55], il loue leur piété et spécialement leur attachement à la Vierge Marie, Mère de Dieu dont il encourage le culte : « bien que des hommes, même puissants et cruels, s’efforcent d’arracher la sainte religion et la vertu chrétienne de l’âme de leurs concitoyens ; bien que Satan lui-même cherche par tous les moyens à exciter cette lutte sacrilège […] ; toutefois si Marie leur oppose sa protection, les portes de l’enfer ne peuvent avoir le dessus. » Et après avoir consacré le 31 octobre 1942 le monde entier à Marie, Pie XII consacre « d’une manière très spéciale » tous les peuples de la Russie au Cœur immaculé de Marie.⁠[56] Mais ce n’est pas tout. Pie XII adresse un message aux dirigeants : « Sans doute avons-Nous condamné et repoussé, - comme le devoir de Notre charge le demande -, les erreurs que les fauteurs du communisme athée enseignent ou s’efforcent de propager pour le plus grand tort et détriment des citoyens ; mais, bien loin de rejeter les égarés, Nous désirons leur retour à la vérité, dans le droit chemin. » Et il ajoute : « Que la Mère bien-aimée daigne regarder avec bonté et miséricorde, ceux-là même qui organisent les groupes des militants de l’athéisme et qui dirigent leurs activités ; qu’elle daigne illuminer leurs esprits de la lumière céleste, et que, par la divine grâce, elle oriente leurs cœurs vers le salut. » La première étape de la conversion des dirigeants « à la vérité, dans le droit chemin » est clairement indiquée à travers la mission que se donne le Pape : « Quand il s’agit de défendre la cause de la religion, de la vérité, de la justice et de la civilisation chrétienne, certainement Nous ne pouvons Nous taire ; mais ce à quoi tendent toujours Nos pensées et Nos intentions c’est que tous les peuples ne soient point gouvernés par la force des armes, mais par la majesté du droit, et que chacun d’eux, en possession des libertés civile et religieuse dans les limites de sa propre patrie, soit conduit vers la concorde, la paix et la vie laborieuse grâce auxquelles chaque citoyen peut se procurer les choses nécessaires à sa nourriture, à son logement, à l’entretien et à la direction de sa propre famille. »

A la lecture de ce texte, il est difficile de croire encore que la cause européenne était pour Pie XII simplement un moyen de faire bloc contre le communisme. Au contraire, Pie XII conscient des dangers que la « guerre froide » faisait courir à la paix du monde restait fidèle à sa conception de la supranationalité de l’Église⁠[57] et ouvrait une voie à la coexistence pacifique. Ce que souhaite Pie XII c’est « que le pont spirituel et chrétien, déjà existant en quelque mesure entre les deux rives acquière une stabilité plus grande et plus efficace […]. »⁠[58]

Durant son court mais fructueux pontificat, Jean XXIII n’a pas eu souvent l’occasion d’aborder la question européenne et ses préoccupations furent, nous l’avons vu, planétaires. Il n’empêche qu’il applaudit à « tout ce qui tend à rapprocher les hommes, à les faire collaborer pour le bien de leurs frères ». Cela « est particulièrement digne de respect et d’encouragement. Et, Dieu merci ! -c’est un des aspects les plus réconfortants du monde d’aujourd’hui - les unions nationales et internationales se sont multipliées […]. L’Église s’y intéresse tout spécialement. Elle considère, en effet, qu’un des meilleurs moyens d’assurer une paix solide et durable entre les hommes, c’est de les faire collaborer à des tâches positives intéressant leur véritable bien-être ».⁠[59] Une collaboration qui doit s’étendre, c’est une idée récurrente et fondamentale chez Jean XXIII qui doit s’étendre d’un continent à l’autre⁠[60].

Toutefois, dans une Lettre de la Secrétairerie d’État⁠[61] aux Semaines sociales de France⁠[62], on peut découvrir la pensée de Jean XXIII sur « l’Europe des personnes et des peuples » qui était le thème de ce rassemblement. Après avoir rappelé les avantages de l’union : promotion sociale, essor économique et contribution à la paix, le Secrétaire d’État précise que le rôle de l’Église en la matière est d’apporter les principes moraux qui doivent guider les hommes engagés sur le terrain temporel.

Quels sont les « buts à poursuivre », les « attitudes à prendre » et les « moyens à mettre en œuvre » ?

Le but : un bien commun propre constitué certes d’éléments économiques sociaux et politiques communs mais dont l’essence est un « vouloir-vivre collectif » exprimé « par des manières communes de penser, de sentir et de vivre ». La « force unificatrice » des « composantes économiques, sociales et politiques » est « l’esprit européen fondé sur la perception de valeurs spirituelles communes ». Le patrimoine « humaniste et universaliste » typique de l’Europe est constitué de « l’humanisme grec, avec son sens de l’équilibre, de la mesure et de la beauté » et de « l’esprit juridique romain, qui donne à chacun sa place et ses droits dans une communauté politique solidement structurée ». Mais, c’est surtout le christianisme « qui a modelé l’âme européenne », « qui a dégagé les traits de la personne humaine, sujet libre, autonome et responsable. ce personnalisme, qui respecte la vocation de chaque être et insiste sur la complémentarité du corps social, est la clé de voûte du patrimoine européen et rend intelligible tous ses éléments : richesses intellectuelles et morales, culturelles et artistiques, et jusqu’aux progrès techniques et scientifiques. »

L’Europe se construira « à partir des données nationales » mais elle sera l’œuvre non seulement des gouvernements mais aussi des peuples et en particulier des corps intermédiaires et de la famille. Les corps intermédiaires, organisations syndicales, associations économiques et culturelles, « constituent la structure fondamentale des relations entre les peuples ». Il faut donc que les corps intermédiaires de chaque nation nouent « entre eux, dans leurs domaines respectifs, des liens qui rendent effective leur solidarité. » Quant aux familles, « elles forment le centre vital de l’Europe des personnes et des peuples ». Elles doivent être respectées et soutenues par des emplois, de justes salaires, des prestations sociales spécifiques, des logements adaptés, des conditions de vie favorables à leur responsabilité et à leur stabilité.

Et pour clore, la Secrétairerie d’État renvoie ses lecteurs à l’enseignement de Jean XXIII sur le développement (Mater et Magistra) et au Discours de Pie XII au Conseil de l’Europe du 13 juin 1957.

Si, outre les gouvernements, les corps intermédiaires et les familles ont un rôle à jouer, il ne faut pas non plus négliger ce que l’école peut réaliser pour l’entente entre les peuples et dans la construction de l’Europe car là aussi, on peut travailler « à établir ou à resserrer entre les nations des liens de connaissance, d’estime et de sympathie réciproques ».⁠[63]

Sous le pontificat de Paul VI (1963-1978), les institutions européennes se consolident et les initiatives en faveur d’une union se multiplient. Les 6 pays fondateurs (Allemagne, Belgique, France, Italie, Luxembourg et Pays-Bas) sont rejoints en 1973 par l’Irlande, le Danemark et le Royaume-Uni. Paul VI suit continuellement avec attention et encouragement cette évolution.⁠[64] L’Europe, dira-t-il, est « une réalité magnifique qui mérite tout l’appui des meilleures forces ».⁠[65] Il évoquera avec reconnaissance les efforts des fondateurs⁠[66] et l’appui de ses prédécesseurs à la cause européenne.⁠[67]

Pourquoi tant d’intérêt pour la construction européenne ? Pourquoi Paul VI estime-t-il qu’il est « nécessaire et urgent »[68] de « faire » l’Europe ?

Les raisons données sont théologique, anthropologique, morale et économique.

Non seulement « Dieu a voulu que les hommes forment une seule famille et se considèrent comme des frères »[69] mais le désir d’union est aussi inscrit dans la nature de l’homme. Les divisions et les oppositions sont néfastes et « c’est à la lumière des exigences profondes de la nature humaine et de la vie en société que se manifeste le mieux la nécessité pour les hommes de se rapprocher, de s’aimer, d’unir leurs efforts pour réaliser enfin ce monde fraternel et vraiment humain auquel, consciemment ou non, tous les hommes et tous les peuples aspirent profondément. »[70] Le processus d’intégration européenne « correspond aux objectifs d’union et de paix, que nous nous sommes fixés pour nous-même ; il met en pratique les vertus de courage, de désintéressement, de confiance, d’amour, qui doivent former le fond de l’éducation civique d’un monde qui progresse à la lumière de la vocation chrétienne, la plus haute et la plus noble -des vocations humaines. »[71] L’Europe est aussi pour l’Église un patrimoine spirituel précieux : « tant de valeur de culture, de morale, de religion, sont impliquées dans l’idée d’Europe ».⁠[72] Comment L’Église pourrait-elle s’en désintéresser ?

De plus, l’idéal d’une Europe unie et pacifique est « moderne et sage » car il correspond à la réalité que vivent les peuples : « une étroite interdépendance d’intérêts ».⁠[73] « L’évolution spontanée de la vie fait de ce continent une communauté unie par un réseau de rapports techniques et économiques […] ».⁠[74] C’est une « gigantesque mutation » qui affecte tous les peuples. Dans ce cadre, une collaboration s’impose pour « faire face, de manière efficace, et donc concertée, aux graves problèmes économiques et sociaux, aux problèmes humains que posent le progrès technique, les échanges commerciaux, l’emploi, la migration, l’évolution culturelle, les conditions d’éducation. » et faire face aussi à « tout ce qui dégrade profondément les mœurs des individus et des familles »[75]

Mais un monde fraternel se construit petit à petit : « sur le chemin ardu de l’unité du monde, il y a des étapes ; et l’une de ces étapes, l’une des plus importantes, c’est l’unification de l’Europe »[76] et une « Europe pacifiée et unifiée » est « une nécessité vitale » même pour l’avenir du monde⁠[77].

Pour la paix, bien sûr : il ne faut pas oublier que les deux guerres mondiales qui ont marqué le XXe siècle, sont nées en Europe. Et d’une manière plus générale, on constate que les autres peuples « ont souvent les yeux fixés sur les pays européens »[78] si bien que les « efforts, orientés immédiatement vers la construction d’une Europe unie, contribuent également, d’une manière indirecte mais efficace, à l’avènement de la réconciliation entre tous les hommes et entre tous les peuples ».⁠[79]

L’Europe peut être un modèle. Pourquoi ? Parce que l’Europe a déjà connu des efforts d’unification dans le passé et qu’elle « est déjà une réalité »[80]. Paul VI rappelle « les tentatives d’unification politique » : l’Empire romain, les Empires carolingien et germanique qui ont été marqués par la « civilisation gréco-romaine » et plus encore par « une même culture chrétienne ». « Quelque chose de commun animait ce grand ensemble: c’était la foi. »[81]

L’Europe a un patrimoine, un héritage à défendre et à ranimer⁠[82] car elle a besoin « d’une mentalité unitaire », « d’une culture commune » sinon « l’unité européenne ne pourra pas être véritablement atteinte et lorsqu’elle sera atteinte pour certains objectifs particuliers, elle représentera une somme d’éléments étrangers les uns aux autres, peut-être en opposition les uns avec les autres. » A ce point de vue, « la foi catholique peut se montrer un coefficient d’une valeur incomparable pour faire pénétrer une vitalité spirituelle dans cette culture fondamentalement unitaire qui devrait constituer le souffle animateur d’une Europe socialement et politiquement unifiée. » ⁠[83]

Cette proposition de la part de l’Église cache-t-elle quelque ambition politique ? L’Église poursuit-elle « un dessein politique ? Nullement », répondra-t-il.⁠[84] A plusieurs reprises, Paul VI va rappeler l’indispensable distinction des pouvoirs et les rôles respectifs des autorités publiques et de l’Église: « L’Église, en ce qui la concerne, ne poursuit aucun dessein politique particulier. Elle n’a d’ailleurs pas compétence pour susciter les meilleures solutions politiques et les mettre en œuvre : cette responsabilité appartient à ceux qui ont reçu mandat à cet effet. » ⁠[85] Le rôle de l’Église est de « lancer des ponts entre les peuples », de diriger « les cœurs des hommes vers la paix entre l’homme et Dieu et vers la paix dans l’homme et parmi les hommes »[86], de « réveiller l’âme chrétienne de l’Europe où s’enracine son unité », mais les évêques ne sont pas « les artisans de l’unité au plan temporel, au plan politique ».⁠[87] Dans un message au Conseil de l’Europe⁠[88], Paul VI précisera encore que l’objectif du Saint-Siège n’est pas de « dominer le destin de ces peuples, mais [de] les aider à mieux le réaliser, conformément à leur identité profonde et pour le bien de tous. » Il ajoutera que l’Église, « dans le respect des divers courants de civilisation et des compétences propres de la société civile, […] propose son aide pour affermir et développer le patrimoine commun particulièrement riche en Europe et dont beaucoup d’éléments lui sont familiers, voire accordés. »

Sur le chemin de l’unité, les obstacles sont nombreux. Au cours de l’histoire, les nations européennes ont rompu l’unité en gestation et se sont opposées⁠[89]. Par ailleurs, « l’égoïsme » et « la volonté de puissance »[90] entraînent « le repli sur soi » et la « recherche de domination culturelle ou économique »[91].

Comment vaincre ces défauts, dépasser l’intérêt personnel, faire les sacrifices nécessaires en vue d’un bien commun et de la solidarité ?⁠[92] Comment arriver à une Europe « plus unie, plus dégagée des intérêts particuliers et des rivalités locales, et plus liée aux systèmes d’entraide mutuelle » ?⁠[93] Comment l’union peut-elle se réaliser alors qu’elle est l’objet de « conceptions différentes » ?⁠[94]

Il va sans dire que l’Europe ne peut se faire par la force c’est-à-dire qu’elle doit « éviter que l’unité ne soit imposée effectivement par des facteurs d’ordre extérieur et matériel, aux dépens des patrimoines intérieurs et spirituels pou par la force de la nécessité, à laquelle il serait difficile demain d’opposer une résistance efficace. »[95] L’Europe unie « ne doit pas être une création artificielle, imposée de l’extérieur ; elle doit au contraire surgir comme l’expression de la volonté de chacun des peuples ; elle doit se présenter comme un fruit de persuasion et d’amour et non comme un résultat technique, et peut-être même fatal, des puissances politiques et économiques ». Or, « l’opinion publique […] considère le problème de l’unification uniquement, ou avant tout, en fonction des avantages économiques qui en découleront, comme si les forces idéales de l’unification elle-même étaient un dérivé des forces économiques et devaient, par conséquent, être subordonnées à ces dernières. » Certes, « les avantages matériels réciproques peuvent favoriser les liens d’ordre spirituel, […] l’union sur le plan économique poursuivie jusqu’ici constitue certainement une base irremplaçable[96], mais elle n’absorbe qu’une partie des efforts qui doivent être faits pour arriver à une union pleine et agissante. Celle-ci suppose la diffusion d’une atmosphère sereine et cordiale dans les rapports réciproques, empreinte d’un sens aigu de la justice, de la compréhension, de la loyauté, du respect et spécialement de l’amour fraternel. C’est seulement ainsi que l’on donnera à l’idée de l’Europe unie sa richesse spirituelle et sa force morale, et que les consciences en arriveront à accepter toutes les conséquences pratiques et onéreuses que cette union comporte, en ne succombant pas à la tentation de recueillir uniquement les bénéfices sans endosser ainsi les risques de la solidarité, de céder à des sentiments égoïstes et de brimer les particularités culturelles de chaque peuple, qui doivent au contraire être respectées et mises en valeur, attendu que chaque culture apporte des valeurs originales et que toutes, par conséquent, doivent enrichir le patrimoine commun de l’Europe unie. »[97]

On ne peut « se limiter à signer des protocoles et à mettre solennellement la guerre hors la loi. L’histoire enseigne que de tels gestes se révèlent souvent, hélas ! théoriques et inefficaces ». ⁠[98] « Des structures juridiques » sont certes indispensables⁠[99] et « le salutaire rajeunissement de l’Europe passera par les chemins hardiment tracés et sans cesse révisés, de la concertation. »[100]. Mais il faut être bien conscient que l’élaboration de la communauté européenne « entraîne aussi des bouleversements économiques et sociaux fort complexes, qu’il importe de maîtriser, afin que, en définitive, cette mutation demeure […] au service de l’homme, de tout homme et de tout l’homme. » Il est indispensable d’éviter « un développement déséquilibré ». Or, les tâches sont nombreuses. Il s’agit, en effet et tout à la fois de protéger efficacement les droits de l’homme, « le plein emploi, la libre circulation de la main-d’œuvre, l’élévation du niveau de vie […], la sécurité de l’emploi et la protection de la santé […], le respect des personnes, leur intégration dans la société, leur participation responsable à la vie des communautés humaines, le soutien apporté aux valeurs morales, l’aide donnée à cette cellule fondamentale de la vie sociale qu’est une famille unie, la protection efficiente contre des fléaux qui se font de nos jours plus menaçants pour les jeunes, - telle la drogue dont il faut, à tout prix et sans retard, juguler la diffusion périlleuse-, la possibilité enfin assurée pour tous les groupes humains de satisfaire leurs exigences spirituelles les plus profondes »[101]. Or, « si l’un de ces éléments vient à manquer, c’est l’homme lui-même qui faillit à sa vocation et la civilisation qui peu à peu se désagrège, comme rongée de l’intérieur. »[102]

Pour réussir cette tâche, construire une Europe respectueuse de la personne humaine dans son intégralité⁠[103], il faut prioritairement et tout au long du processus d’intégration, que naisse ou renaisse un esprit commun, il faut former une « conscience européenne »[104] : l’évolution vers plus d’unité « ne demande pas mieux que d’être vivifiée par un même esprit, et d’être reconnue comme le fruit d’un long travail irréversible et bienfaisant. » Il faut que l’opinion publique, la plus large possible, soit persuadée de « l’excellence de la cause de l’Europe unifiée ».⁠[105] d’une certaine manière, « l’Europe sera « vécue », si l’on peut dire, avant d’être définie. La pratique précédera les textes »[106]. « Il est du devoir de tous, et spécialement du nôtre, de créer l’atmosphère morale nouvelle, qui peut faciliter la solution espérée. […] Ce doit être une mentalité d’estime réciproque, de collaboration mutuelle, de convergence progressive vers une paix active et un profit commun. C’est-à-dire une mentalité humaine plus large, plus généreuse, une mentalité spirituelle, à la formation de laquelle l’esprit chrétien, bien plus, universel et voire catholique, peut tellement aider. De l’ancienne chrétienté historique de l’Europe peut naître l’esprit de citoyenneté internationale, dont son progrès et sa paix ont besoin. pour elle et pour le monde. »⁠[107]

Comment définir cet « esprit », cette « conscience européenne », cette « mentalité humaine », cet « esprit de citoyenneté internationale » ?

Cet esprit doit manifester d’abord un attachement à des valeurs fondamentales : « les valeurs impérissables de la dignité de chaque être humain, de sa liberté et de sa responsabilité morale, de ses droits et de ses devoirs envers les autres hommes, la famille et l’État, telles que les proclame l’Église, constituent le fondement inébranlable de toute société ordonnée. Cet enseignement a formé l’Europe au cours des siècles passés et a favorisé un tel élan culturel qu’elle a pu devenir l’éducatrice d’autres peuples de la terre. Si dans la société pluraliste d’aujourd’hui, en dépit de tous les progrès techniques, la sécurité collective et la coexistence pacifique des peuples et des sociétés particulières sont tellement ébranlées, cela ne tient-il pas à ce qu’une loi morale valable pour tous a été écartée et répudiée ? »[108]

Parmi ces valeurs, Paul VI souligne la nécessité de « mettre au premier plan le respect des droits de l’homme, […] les affirmer et surtout […] les garantir pour tous les citoyens ». Or, il se fait que « la Convention européenne a voulu, pour cette région en hâter l’application de façon réaliste et efficace : les principes ont été réaffirmés avec plus de précision et de détails et surtout un mécanisme approprié a été mis en place afin d’en garantir la sauvegarde, en ménageant, pour les États et pour les individus, la possibilité d’un appel contre leur violation éventuelle. » Il faut donc « intensifier une éducation continuelle des gens, qui les forme, non seulement à revendiquer leurs droits fondamentaux et à respecter ceux des autres, mais aussi à assumer, en conscience et pour leur part, les devoirs qui correspondent à tous ces droits de l’homme. »[109] Ces devoirs et ces droits sont universels et les bons rapports entre les peuples présupposent, « malgré les diversités, même profondes, une base de civilisation humaine commune, se concrétisant en droits et en devoirs et permettant à tous de vivre tranquillement et de travailler utilement ensemble. »⁠[110]

Le pape se réjouit que constater que dans le préambule de son statut, le Conseil de l’Europe a inscrit « l’attachement aux valeurs humaines, spirituelles et morales, qui constituent le patrimoine commun des peuples de ce continent ». Ces valeurs ont surgi en Europe : « Par-delà un passé de guerres et de destructions, les valeurs communes issues de la vitalité des peuples anciens et divers, affinées par l’héritage gréco-romain, assainies, approfondies et universalisées par la foi chrétienne, ont reçu, au plan des principes juridiques, une expression renouvelée et efficace dans la Convention européenne des droits de l’homme, qui se présente comme une pierre milliaire sur le chemin de l’union des peuples : ne manifeste-t-elle pas la volonté sacrée de bâtir cette union sur le respect de la dignité de la personne, de ses libertés et de ses droits fondamentaux ? » La foi chrétienne a donc joué un rôle important qu’on ne peut nier :  »_ la tradition chrétienne, c’est un fait, est partie intégrante de l’Europe. Même chez ceux qui ne partagent pas notre foi, même là où la foi s’'est assoupie ou éteinte, les fruits humains de l’Évangile demeurent, constituent désormais un patrimoine commun qu’il nous appartient de développer ensemble pour la promotion des hommes_. »⁠[111] Paul VI réaffirmera cette réalité devant le Corps diplomatique en justifiant la présence du Saint-Siège à la Conférence d’Helsinki : « Mais au-delà, et nous pourrions dire bien au-dessus des aspects techniques et concrets des problèmes de la sécurité et de la coopération, il y avait précisément tout l’espace touchant aux principes suprêmes - éthiques et juridiques - qui doivent informer l’action et les rapports des États et des peuples. » Les « principes et normes, acceptés par tous les participants, se rattachent à un patrimoine idéal commun aux peuples de l’Europe. Cet héritage, nous pouvons l’ajouter, basé essentiellement sur le message évangélique que l’Europe a reçu et accueilli, est, en substance, également commun aux peuples des autres continents, y compris ceux qui n’appartiennent pas à ce qu’on appelle la civilisation chrétienne, du fait que le message chrétien interprète, là aussi, les exigences profondes de l’homme. »⁠[112]

L’analyse des valeurs conduit tout naturellement à rappeler l’importance de la foi chrétienne en Europe dans le passé mais aussi pour l’avenir. Les valeurs évoquées sont certes des valeurs humaines mais il ne faut pas oublier, comme le Pape le dira, qu’« il n’est […] d’humanisme vrai qu’ouvert à l’Absolu, dans la reconnaissance d’une vocation, qui donne l’idée vraie de la vie humaine ».⁠[113] L’évangélisation importe donc aussi à la construction de l’Europe. C’est ce que Paul VI va longuement développer dans un important discours aux évêques d’Europe : « Aux nations désormais politiquement distinctes et organisées en États libres et souverains, il reste à découvrir une expression communautaire et continentale de la fraternité des peuples, associés pour promouvoir une civilisation solidaire, animée naturellement d’un même esprit. […] On ressent en effet à nouveau aujourd’hui le besoin de l’union[114], mais d’abord au niveau d’une concertation indispensable sur des problèmes techniques, économiques, commerciaux, culturels, politiques. » Problèmes qui, comme on l’a déjà dit, qui constituent autant d’obstacles à vaincre. C’est pourquoi et « plus profondément, on rêve à nouveau d’une unité spirituelle, qui donne sens et dynamisme à tous ces efforts, qui restitue aux hommes la signification de leur existence personnelle et collective. Les pouvoirs politiques et techniques sont impuissants à produire cet effet, et ne pourraient l’imposer que par l’esclavage. […] Seule la civilisation chrétienne, dont est née l’Europe, peut sauver ce continent du vide qu’il éprouve, lui permettant de maîtriser humainement le progrès technique dont elle a donné le goût au monde, de retrouver son identité spirituelle et de prendre ses responsabilités morales envers les autres partenaires du globe. » Le rôle des évêques est donc de « réveiller l’âme chrétienne de l’Europe où s’enracine son unité ». Certes, « les conditions sont nouvelles par rapport à l’état de chrétienté qu’a connu l’histoire. Il y a une maturité civique…​ » que les évêques doivent respecter : ils ne sont pas « les artisans de l’unité au plan temporel, au plan politique ». Mais la foi reçue librement « donne un sens à la vie des hommes […], nourrit leur cœur d’une espérance non fallacieuse. elle leur inspire une vraie charité génératrice de justice et de paix, qui les pousse au respect de l’autre dans la complémentarité, au partage, à la collaboration, au souci des plus défavorisés. Elle affine les consciences. Dans le monde souvent clos sur sa richesse ou son pouvoir, rongé par les conflits, ivre de violence ou de défoulement sexuel, la foi procure une libération, une remise en ordre des facultés merveilleuses de l’homme.

L’unité qu’elle cherche n’est pas l’unification réalisée par la force, c’est le concert où les bonnes volontés harmonisent leurs efforts dans le respect des conceptions politiques diverses.  » Il est patent que « le processus de sécularisation touche profondément l’Europe chrétienne […] » et que « les valeurs évangéliques sont trop souvent comme désarticulées, axées sur des objectifs purement terrestres » mais « elles demeurent enracinées dans l’âme de la plupart de ces peuples européens ; elles continuent à les marquer ; elles peuvent être purifiées, ramenées à leur source, c’est le rôle de l’évangélisation.[…] C’est par ce chemin spirituel que l’Europe doit retrouver le secret de son identité, de son dynamisme ».⁠[115]

Reste une question : l’Europe unie sera-t-elle un bastion, une forteresse ou un continent ouvert sur le monde ?

Déjà en 1970, le Pape attire l’attention sur la situation des migrants de plus en plus nombreux, situation « aussi inique que dangereuse pour la paix sociale ! Et quelle tache pour une société pétrie de christianisme et initiée depuis tant de siècles à la justice et à la charité chrétienne. » Il ajoute que l’Europe doit garder le souci du tiers-monde : « éviter le repliement égoïste sur nous-mêmes et, il faut bien le dire, sur des privilèges et des talents que Dieu nous a donnés pour les mettre au service de tous nos frères ».⁠[116] Le monde a besoin d’une « vraie Europe qui fasse honneur à sa vocation historique de maîtresse de vrai progrès ».⁠[117] L’Europe « a bénéficié, plus que d’autres continents, d’une civilisation chrétienne.[…] Une telle Europe ne devrait-elle pas donner aujourd’hui l’exemple d’une civilisation vraiment humaine, qui ne soit pas seulement axée sur le potentiel économique et technologique, mais qui mette son point d’honneur à défendre les droits de la personne humaine ? »[118] Il faut  »…​créer les institutions capables de permettre à l’Europe un service plus efficace de la famille humaine tout entière. Est-ce trop dire que l’Europe, vu les faveurs dont la Providence l’a fait bénéficier, garde une responsabilité pour témoigner, dans l’intérêt de tous, de valeurs essentielles comme la liberté, la justice, la dignité personnelle, la solidarité, l’amour universel ? »[119].

Une unité construite sur les valeurs fondamentales évoquées, marquées du sceau du christianisme, exclut donc le repli sur soi et la recherche d’une domination quelconque. Son imprégnation chrétienne « implique au contraire compréhension et accueil des valeurs dont les autres peuples sont porteurs. »[120]


1. Notons tout d’abord que pendant longtemps, ce n’est pas le mot Europe dont l’étymologie est incertaine [soit, selon une tradition assyro-phénicienne, ereb, le pays du couchant, soit selon une tradition grecque, un prénom féminin, europê désignant « celle qui a de grands yeux », deux étymologies qui ne sont pas inconciliables] qui va désigner l’ensemble géographique et culturel que l’on sait mais plutôt le mot « chrétienté » qui fait coïncider une ère géographique et une relative unité culturelle. En 1937 encore, Pie XI appelle comme guide et modèle « une chrétienté, ayant repris conscience d’elle-même dans tous ses membres, rejetant tout partage, tout compromis avec l’esprit du monde, prenant au sérieux les commandements de Dieu et de l’Église, se conservant dans l’amour de Dieu et l’efficace amour du prochain... » (Encyclique Mit Brennender Sorge, 14 mars 1937, in Marmy, 260). Pie XII renchérira : « si l’Empire romain a posé les premiers fondements juridiques et culturels de l’Europe en diffusant la civilisation gréco-latine, le christianisme a modelé l’âme profonde des peuples, il a dégagé en eux, en dépit de leurs différences las plus marquées, les traits distinctifs de la personne libre, sujet absolu de droit et responsable devant Dieu non seulement de sa destinée individuelle, mais aussi du sort de la société où elle est engagée. » (Allocution au Collège de l’Europe de Bruges, 15 mars 1953).
   Quant à l’unité politique, c’est une autre histoire. Elle a existé partiellement et un temps avec l’empire de Charlemagne. L’émiettement féodal puis l’autonomie des royaumes se superpose à l’unité spirituelle manifestée par les ordres monastiques, les pèlerinages et les croisades. mais cette unité elle-même va être mise à mal par le néo-paganisme de la Renaissance, le schisme protestant. Léon XIII le soulignait : « Les commencements et les progrès de cette belle œuvre, héritage des siècles antérieurs, marchaient à d’heureux accroissements, quand soudain, au XVIe siècle, éclata la discorde. Alors, la chrétienté se déchira elle-même dans des querelles et des dissensions ; l’Europe épuisa ses forces dans des luttes et des guerres intestines ; et de cette période tourmentée, les expéditions apostoliques subirent le fatal contrecoup. » (Lettre apostolique Praeclara gratulationis, 20 juin 1894). Au XVIIIe siècle, ce sont les Lumières qui vont prendre le relais intellectuel et artistique de la foi chrétienne avant que les révolutions ne stimulent des nationalismes. Il faudra les cruelles guerres du XXe siècle pour susciter le désir d’une union politique afin de construire un espace de paix.
   Indépendamment de Charlemagne ou de Napoléon qui ont rêvé de reconstituer un empire, l’union politique a inspiré assez tôt quelques auteurs. On peut citer Dante, De la monarchie, 1310-1313 ; Georges de Podiebrad, roi de Bohême, Traité destiné à établi la paix dans toute la chrétienté (XVe s.) ; l’humaniste espagnol Luis Vives, Des conflits européens et de la guerre turque (1526) ; le moine Emeric Crucé, Le nouveau Cynée (XVIIe s.) ; Maximilien de Sully, Le grand dessein (XVIIe s.) ; le théologien morave Johan Amos Comenius, Consultation universelle sur l’amendement des choses humaines, « Déclaration adressée aux sommités de l’Europe », (XVIIe s.) ; le quaker William Penn, Essai d’un projet pour rendre la paix de l’Europe solide et durable par l’établissement d’une diète générale composée des députés de tous les princes et Etas souverains (fin XVIIe s.). A partir du XVIIIe s. les essais se multiplient : Charles-Irénée de Saint-Pierre, Leibnitz, Lilienfeld, Bentham, Kant, Saint-Simon, Scmidt-Phiseldek, Jastrzebowski, Stefan Zweig, Coudenhove-Kalergi, Alexis Léger, etc.. (Cf. Europe, épure d’un dessein, Conseil de l’Union européenne, 2006). Nous sommes là en présence d’une Europe qui apparaît « comme une réalité « laïque » porteuse d’un idéal de civilisation et, parce que fragmentée, d’une exigence d’unité » (CHENAUX Philippe, De la chrétienté à l’Europe, Les catholiques et l’idée européenne au XXe siècle, CLD, 2007, p. 37). Comme l’écrit ce professeur d’histoire à l’université pontificale du Latran, c’est l’Europe des Lumières contre la chrétienté médiévale, une Europe libérale et « nationalitaire ». L’auteur ne précise pas le sens qu’il donne à cet adjectif et ce qui pourrait le distinguer de « nationaliste ». Les dictionnaires ne sont pas non plus très explicites. Mais comme le mot est surtout employé dans un contexte colonial, on pourrait lui donner comme synonyme « communautaire » ou « identitaire ». Peut-être pouvons-nous nous référer à cette remarque : « Le discours nationalitaire est entendu ici comme un discours de revendication nationale […​] par opposition au discours nationaliste qui relève d’un nationalisme s’exprimant dans le cadre d’un État-Nation déjà constitué » ( OUAMARA Achour, Analyse du discours nationalitaire algérien (1930-1954), in Persée, 1986, volume 13, n°13, pp. 131-158).
2. Léon XIII constate qu’à travers l’Europe, on se prépare à la guerre. Alors que l’Europe s’est vue assigner par Dieu « le rôle de répandre peu à peu sur la terre les bienfaits de la civilisation chrétienne », la « discorde » règne depuis le XVIe siècle, moment où la « chrétienté » s’est déchirée. Il souhaite que se rétablisse « l’antique concorde, au profit du bien commun ».(Lettre apostolique Praeclara gratulationis, 20 juin 1894). L’Europe, confirmait Benoît XV, a pu « tendre à l’unité » grâce à l’esprit de l’Église. (Lettre encyclique Voici la paix, 23 mai 1920). Nous nous rappelons la dénonciation de Pie XI du « nationalisme exagéré » qui gangrène l’Europe. (Lettre encyclique Caritate Christi, 3 mai 1932).
3. Lettre apostolique Praeclara gratulationis.
4. « Obsédés de mutuelles suspicions, presque tous les peuples poussent à l’envi leurs préparatifs de guerre. De là d’énormes dépenses et l’épuisement du trésor public ; de là encore, une atteinte fatale portée à la richesse des nations, comme à la fortune privée : et on en est au point que l’on ne peut porter plus longtemps les charges de cette paix armée. » (Id..)
5. Patrick de Laubier insiste, lui, sur une autre division plus fondamentale : « Plutôt que d’opposer l’Orient et l’Occident, il faudrait plutôt distinguer deux grands courants, platonicien et aristotélicien, qui traversent l’histoire de la philosophie depuis les Grecs jusqu’à nos jours, et l’es suivre aussi bien en Russie, par exemple, qu’en Occident. il en résulterait une clarification, à notre avis fort utile, pour l’étude de la philosophie d’inspiration chrétienne ». (LAUBIER, P. de, La philosophie d’inspiration chrétienne en Europe, Editions universitaires, 1990, p. 11).
6. BRAGUE Rémi, L’Europe et le défi chrétien, in Communio, XV, 3-4, mai-août 1990, pp. 6-17.
7. « …​la paix qui a été inscrite dans les écrits solennels n’a pas été accompagnée de la paix des âmes : presque toutes les nations, celles de l’Europe surtout, continuent à être déchirées par des dissentiments…​ » (Au Consistoire, 21 novembre 1921).
8. Lettre encyclique Voici la paix, 23 mai 1920. Nous avons vu précédemment toute la défiance que le Pape nourrissait vis-à-vis de la Société des Nations « perçue comme d’origine protestante et anglo-saxonne où l’influence de la franc-maçonnerie semblait prédominante » (CHENAUX Philippe, op. cit., p. 26). En 1920, Benoît XV écrivait néanmoins : « Aux nations unies dans une ligue fondée sur la loi chrétienne, l’Église sera fidèle à prêter son concours actif et empressé pour toutes les entreprises inspirées par la justice et la charité » (Encyclique Pacem Dei munus, 1920).
9. Lettre encyclique Ubi arcano, 23 décembre 1922. Dans ce même texte, il portait ce jugement sévère sur la Société des nations : « Si quelque chose a été tenté jusqu’à ce jour, le résultat fut nul ou singulièrement modeste, surtout à propos des affaires où les compétitions entre les peuples deviennent plus acerbes. Nulle institution humaine n’existe, en effet, qui soit capable d’imposer à l’ensemble des nations un code de législation commune adaptée à notre époque ». Pie XI toutefois considéra comme un « sérieux progrès dans les voies que le Saint-Siège ne cesse d’exhorter à prendre » l’entrée de l’Allemagne dans la Société des Nations suite aux accords de Locarno (Allocution consistoriale, 14 décembre 1925).
10. Lettre encyclique Caritate Christi, 3 mai 1932. Il n’empêche que Pie XI écrivait dans Quadregesimo anno (15 mai 1931) : « Il convient aussi que les diverses nations, si étroitement solidaires et interdépendantes dans l’ordre économique, mettent en commun leurs réflexions et leurs efforts pour hâter, à la faveur d’engagements et d’institutions sagement conçus, l’avènement d’une bienfaisante et heureuse collaboration économique internationale. »
11. Une certaine idée de l’Europe, in Communio, XV, 3-4, mai-août 1990, p.139.
12. On constate d’emblée que le pape parle de l’Europe alors que, comme nous l’avons vu, les chrétiens se sont longtemps montré réticents vis-à-vis des projets antérieurs d’unification, jugés libéraux, anticatholiques et anti-romains jusqu’aux accords de Latran . Après la guerre 14-18, les catholiques allemands ou français parlent plus volontiers de l’Occident (cf. MASSIS Henri, Défense de l’Occident, Plon, 1927), terme qui cache, en fait « un nationalisme déguisé » (cf. CHENAUX Ph, op. cit., p. 42). Pie XII écrira : « L’Église catholique ne s’identifie pas à la civilisation occidentale ; elle ne s’identifie d’ailleurs à aucune civilisation. Mais elle est prête à conclure une alliance avec toute civilisation : elle reconnaît volontiers ce qui en chacune ne contredit pas le travail du Créateur, ce qui est conciliable avec la dignité de l’homme et ses droits et devoirs naturels ; mais, là-dessus elle plante le royaume de la vérité et de la grâce de Jésus-Christ et parvient ainsi à ce que les différentes civilisations, si étrangères qu’elles paraissent les unes aux autres, se rapprochent et deviennent vraiment sœurs. » (Lettre à Mgr Joseph Freundorfer, évêque d’Augsbourg, 27 juillet 1955). Dans les années trente, le mot chrétienté refait surface. Le pape Pie XI l’emploie (Ubi Arcano Dei) mais pour évoqué le passé. Charles Journet parle de « chrétientés » (La juridiction de l’Église sur la cité, Desclée de Brouwer, 1931) et J. Maritain de « nouvelle chrétienté » (Humanisme intégral, Problèmes temporels et spirituels d’une nouvelle chrétienté, Aubier, 1936) qui est « non pas « sacrale » comme au Moyen Age, mais « profane », c’est-à-dire pluraliste et ouverte aux valeurs du monde moderne (liberté, laïcité) ». ( CHENAUX ph., op. cit., p. 50).
13. Lettre encyclique Summi Pontificatus, 20 octobre 1939.
14. Allocution du 24 décembre 1939.
15. Radio-message 24 décembre 1941.
16. Radio-message, 9 mai 1945.
17. Radio-message, 24 décembre 1947.
18. Homélie à Saint-Paul-Hors-les-Murs, 18 septembre 1947.
19. Lettre encyclique Fulgens radiatur, 21 mars 1947.
20. Discours aux membres du Congrès des échanges internationaux.
21. Pie XII dira : « En tout cas, si aujourd’hui des personnalités politiques conscientes de leurs responsabilités, si des hommes d’État travaillent pour l’unification de l’Europe, pour sa paix et la paix du monde, l’Église ne reste vraiment pas indifférente à leurs efforts. Elle les soutient plutôt de toute la force de ses sacrifices et de ses prières ». (Discours aux pèlerins de Pax Christi, 13 septembre 1952).
22. La désignation a eu lieu le 4 mai 1948.
23. Radio-message, 24 décembre 1953.
24. Allocution au Collège de l’Europe de Bruges, 15 mars 1953. Durant la guerre déjà, Pie XII jouant avec une expression à la mode à l’époque définissait ce qu’il entendait par « ordre nouveau » ( Radio-messages, 24 décembre 1940 et 24 décembre 1941) ou « esprit nouveau » (Radio-message, 13 avril 1941).
25. Lettre à la fédération des femmes catholiques allemandes, 17 juillet 1952.
26. « Mais, ajoute-t-il, elle est disposée à faire alliance avec chacune ; elle reconnaît volontiers ce qui, dans chacune d’elles, n’est pas en contradiction avec l’œuvre du Créateur, ce qui est conciliable avec la dignité de l’homme et avec ses droits et devoirs naturels, mais elle y implante la richesse de la vérité et de la grâce de Jésus-Christ, ,obtenant ainsi que les différentes cultures, si étrangères qu’elles paraissent les unes aux autres, se rapprochent et deviennent vraiment sœurs. »
27. Lettre à l’évêque d’Augsbourg, 27 juin 1955.
28. Discours, 27 novembre 1957.
29. Le matérialisme, dira-t-il, qui « exaspère au lieu de les résoudre, ces problèmes fondamentaux étroitement liés à la paix et à l’ordre du monde entier. » (Radio-message, 24 décembre 1953). Plus largement et pour « une Europe plus unie et plus fraternelle », il invitera à « rejeter sans hésiter les philosophies destructrices de l’homme ». (Discours à la Campagne européenne de la jeunesse, 19 novembre 1956). Pour que l’Europe ne se perde pas dans le matérialisme, seul « le catholicisme, entendu comme doctrine et comme action, peut apporter une précieuse contribution quand il s’agit de conserver le fondement spirituel et moral de la civilisation européenne en ce qu’elle a de véritable et de meilleur. » (Discours au Président de la RFA, 27 novembre 1957).
30. Discours au Congrès de l’Action catholique italienne, 23 juillet 1952.
31. Discours au Collège d’Europe, 15 mars 1953.
32. Créée pour 50 ans, elle n’existe plus depuis 2002. Elle regroupait Les trois pays du Benelux, l’Italie, la France et la RFA.
33. Traité instituant la Communauté européenne de l’énergie atomique (Euratom). Initialement créé pour coordonner les programmes de recherche des États en vue d’une utilisation pacifique de l’énergie nucléaire, le traité Euratom contribue de nos jours à la mise en commun des connaissances, des infrastructures et du financement de l’énergie nucléaire. Il assure la sécurité de l’approvisionnement en énergie atomique dans le cadre d’un contrôle centralisé.
(cf. http://europa.eu/legislation_summaries/institutional_affairs/treaties/treaties_euratom_fr.htm)
34. Il constituait la base de la Communauté économique européenne. Il reposait alors sur l’union douanière permettant la libre circulation des produits dans la CEE.
35. Discours aux parlementaires de la CECA, 4 novembre 1957.
36. Très lucidement, Pie XII précise toutefois qu’« il serait erroné de croire que l’ordre nouveau naîtra de lui-même sous la pression des seuls facteurs économiques. la nature humaine, alourdie par le péché, n’engendre que le désordre, si on la livre à ses seuls appétits. Il faut un droit reconnu, il faut un pouvoir capable de le faire observer. »
37. CHENAUX Ph., op. cit., pp. 91-92. L’historien suisse a longuement développé sa thèse dans son livre Une Europe vaticane ? Entre le plan Marshall et les traités de Rome, Ciaco, 1990. Il montre et démontre que les démocrates-chrétiens sont très divisés quant aux limites de l’Europe ou encore quant à la forme de son unité.
38. « Saint Benoît est le Père de l’Europe. Lorsque l’Empire romain s’effondra, consumé de vétusté et de vices, et que les barbares se ruèrent en foule sur ses provinces, cet homme, que l’on a appelé le dernier des grands Romains (s’il m’est permis d’user du mot de Tertullien), alliant à la fois la romanité et l’Évangile, puisa en ces deux sources pour unir puissamment les peuples de l’Europe sous l’étendard et l’autorité du Christ et créer heureusement un régime chrétien. Car c’est un fait que, de la mer Baltique à la Méditerranée, de l’Océan atlantique aux plaines de Pologne, des légions bénédictines se sont répandues, adoucissant les nations rebelles par la Croix, les livres et la charrue. » ( Homélie à Saint-Paul-hors les Murs, 18 septembre 1947).
39. L’auteur cite en particulier l’influence du livre de Friedrich Novalis, Die Christenheit oder Europa, Ein Fragment, 1799.
40. Ph. Chenaux cite Hilaire Belloc, Gilbert K. Chesterton, T.S. Eliot, Christopher Dawson.
41. Allocution aux nouveaux cardinaux, 20 février 1946.
42. Discours aux Délégués du Congrès international de l’Union européenne des fédéralistes, 11 novembre 1948.
43. Discours du 6 décembre 1953. Ce texte est une des huit références à Pie XII dans la déclaration Dignitatis humanae (note 34).
44. « Un mandat ou une autorisation de ce genre n’auraient pas force obligatoire et resteraient inefficaces. Aucune autorité ne pourrait les donner parce qu’il est contre-nature d’obliger l’esprit et la volonté de l’homme à l’erreur et au mal ou de considérer l’un et l’autre comme indifférents. » (id.).
45. Pie XII se réfère à la parabole du bon grain et de l’ivraie (Mt 13, 24-30).
46. Quels sont encore, durant le pontificat de Pie XII, les États qui peuvent être considérés comme catholiques ? En Europe : la Tchécoslovaquie (jusqu’en 1948), l’Espagne (jusqu’en 1978), l’Italie (jusqu’en 1984), le Liechtenstein (jusqu’en 2012) , Andorre, Malte et Monaco. Ailleurs, on peut citer l’Argentine, le Costa Rica et la République dominicaine.
47. Cf. Somme théologique IIa IIae, q. 10, a.11: « Le gouvernement humain est une dérivation du gouvernement divin et doit en être une imitation. Dieu justement, bien qu’il soit tout-puissant et souverainement parfait, permet néanmoins qu’il se produise des maux dans l’univers : ces maux, qu’il pourrait empêcher, il les laisse faire de peur que, s’ils étaient supprimés, de plus grands biens ne le fussent aussi, ou même que des maux pires ne s’ensuivissent. par conséquent il en est aussi de même dans le gouvernement humain: ceux qui sont en chef tolèrent à bon droit quelques maux, de peur que des maux pires ne soient encourus. […​] En ce sens-là, par conséquent, bien que les infidèles pèchent dans leurs rites, ceux-ci peuvent être tolérés soit à cause du bien qui en provient, soit à cause du mal qui est évité. »
48. Par exemple, dans Libertas Praestantissimum, (20 juin 1888) : « …​ tout en n’accordant de droits qu’à ce qui est vrai et honnête, [l’Église] ne s’oppose pas cependant à la tolérance dont le pouvoir public croit pouvoir user à l’égard de certaines choses contraires à la vérité et à la justice, en vue d’un mal plus grand à éviter ou d’un bien plus grand à obtenir pou à conserver. » (In Marmy, 91).
49. Allocution à la colonie des Marches à Rome, à Rome, 23 mars 1958.
50. Humanisme intégral, Aubier, 1937, p. 115. Lire aussi à propos de la « nouvelle chrétienté », bien différente de l’ancienne, MARITAIN J., L’homme et l’État, Desclée de Brouwer, 2009, pp. 180-188.
51. Résumé du Décret in Documents pontificaux de sa Sainteté Pie XII, 1949, Labergerie-Warny, 1951, p. 248.
52. Comment seraient libres ces hommes « qui, par exemple, dans le domaine économique ou social voudraient tout faire retomber sur la société, même la direction et la sécurité de leur existence ; ou qui attendent aujourd’hui leur unique nourriture spirituelle quotidienne, toujours moins d’eux-mêmes - c’est-à-dire de leurs propres convictions et connaissances - et toujours plus, déjà préparée, de la presse, de la radio, du cinéma, de la télévision […​]. Cela veut dire que ces hommes ne sont plus que de simples rouages dans les divers organismes sociaux ; ce ne sont plus des hommes libres, capables d’assumer ou d’accepter une part de responsabilité dans les affaires publiques. »
53. Lettre apostolique aux catholiques de Chine (18 janvier), Lettre apostolique aux catholiques de Roumanie (27 mars), Lettre apostolique aux peuples de Russie (7 juillet) auxquelles on peut ajouter la Lettre encyclique Orientales ecclesias adressée aux Églises orientales (15 décembre).
54. Voici ce que le Pape déclara alors : « En aucune occasion Nous n’avons voulu dire un seul mot qui fût injuste ni manquer à Notre devoir de réprouver toute iniquité, tout acte digne de réprobation, en évitant néanmoins, alors même que les faits l’eussent justifiée, telle ou telle expression qui fût de nature à faire plus de mal que de bien, surtout aux populations innocentes courbées sous la férule de l’oppresseur. Nous avons eu la préoccupation constante d’enrayer un conflit si funeste à la pauvre humanité. C’est pour cela, en particulier, que Nous Nous sommes gardé, malgré certaines pressions tendancieuses, de laisser échapper de Nos lèvres ou de Notre plume une seule parole, un seul indice d’approbation ou d’encouragement en faveur de la guerre entreprise contre la Russie en 1941. Assurément, nul ne saurait compter sur Notre silence dès lors que sont en jeu la foi ou les fondements de la civilisation chrétienne. Mais, d’autre part, il n’est aucun peuple à qui Nous ne souhaitions avec toute la sincérité de Notre âme de vivre dans la dignité, dans la paix, dans la prospérité à l’intérieur de ses frontières. Ce que Nous avons eu toujours en vue dans toutes les manifestations de Notre pensée et de Notre volonté, c’était de reconduire les peuples du culte de la force au respect du droit et de promouvoir entre tous la paix, paix juste et solide, paix apte à garantir à tous une vie au moins tolérable. »
55. « Nous savons que beaucoup d’entre vous conservent la Foi chrétienne dans le sanctuaire secret de leur propre conscience ; qu’en aucune manière ils ne soutiendront les ennemis de la religion. Nous savons encore qu’ils désirent ardemment non seulement croire en secret, mais aussi, comme il convient à des hommes libres, affirmer publiquement, si possible, les principes chrétiens qui sont le fondement unique et sûr de la vie de la cité. »
56. On peut lire à ce sujet LAURENTIN René, Comment la Vierge Marie leur a rendu la liberté, OEIL, 1991.
57. Déjà dans son Radio-message de Noël 1947, il déclarait : « Notre position entre les deux partis opposés est exempte de toute prévention, de toute préférence envers l’un ou l’autre peuple, envers l’une ou l’autre des nations, comme elle est étrangère à toute considération d’ordre temporel. Etre avec le Christ ou contre le Christ, voilà toute la question. » Plus largement, le Concile déclarera : « L’Église, envoyée à tous les peuples de tous les temps et de tous les lieux, n’est liée d’une manière exclusive et indissoluble à aucune race ou nation, à aucun genre de vie particulier, à aucune coutume ancienne ou récente. constamment fidèle à sa propre tradition et tout à fait consciente de l’universalité de sa mission, elle peut entrer en communion avec les diverses civilisations: d’où l’enrichissement qui en résulte pour elle-même et les différentes cultures ». (GS, 58, § 3).
58. Radio-message de Noël 1954.
59. Discours au Comité de santé de l’Union européenne, 12 avril 1960.
60. Cf. Discours à la Conférence parlementaire euro-africaine réunissant des Délégués de l’Assemblée parlementaire européenne et des Pays d’Outre-mer associés à la Communauté économique européenne, 26 janvier 1961.
61. De 1961 à 1969, ce fut le cardinal Cicognani (1883-1973) qui fut secrétaire d’État. Toutefois, vu son âge, il fut assisté de Mgr Benelli (1921-1982) créé cardinal en 1977, archevêque de Florence la même année.
62. 19 juillet 1962.
63. Discours au Comité de la Journée européenne de l’école, 11 février 1963.
64. On relève 45 discours, allocutions et messages in L’Europe unie, Dans l’enseignement des papes, Solesmes, 1981.
65. A la société Marvin Gelber, 12 mars 1969. Le 24 octobre 1964, Paul VI déclarera saint Benoît patron et protecteur de l’Europe (Bref Pacis nuntius) : « Foi et unité, que pourrions-nous souhaiter de meilleur pour le monde entier, et spécialement pour cette portion de choix qu’est l’Europe ? » (Au mont-Cassin, le même jour). Le pape invite aussi à prier pour l’Europe : « Nous savons comment en ce terme géographique se trouvent réunis les éléments d’une tradition séculaire, déterminants pour la civilisation moderne et pour celle de l’avenir ». (Angélus, 23 février 1969).
66. Il rend hommage à Robert Schuman, Alcide de Gasperi et Conrad Adenauer. (A la Commission du Conseil de l’Europe, 5 mai 1975). Outre ces trois personnalités, on peut citer aussi Joseph Bech (Luxembourg), Johan Beyen (Pays-Bas), Winston Churchill (Royaume uni), Walter Hallstein (Allemagne), Sicco Mansholt (Pays-Bas), Jean Monnet (France), Paul-Henri Spaak (Belgique), Altiero Spinelli (Italie) (cf. http://europa.eu/about-eu/eu-history/index_fr.htm).
67. Discours aux Instituts d’Etudes européennes, 29 avril 1967.
68. Au Chancelier de la RFA, 13 juillet 1970. Il faut « que le processus d’intégration européenne se poursuive sans retards inutiles ». (A de jeunes démocrates-chrétiens, 31 janvier 1964).
69. Lettre du Secrétaire d’État à la Fédération des hommes catholiques, 29 octobre 1977. « il est pleinement conforme à la conception chrétienne de la coexistence humaine qui tend à faire du monde une seule famille de peuples frères » (Au Congrès du Centre « Jeune Europe », 8 septembre 1965).
70. Discours à des journalistes de pays membres de la CEE, 17 avril 1967
71. Discours à de jeunes démocrates-chrétiens, 31 janvier 1964
72. Aux Instituts d’Etudes européennes, 29 avril 1967.
73. Au Congrès du Centre « Jeune Europe », 8 septembre 1965. La tentation peut être grande de se replier su soi ou sur des amis puissants mais il faut se rendre à l’évidence, aujourd’hui, « il ne peut plus exister d’économies nationales closes, se suffisant à elles-mêmes ». (A la Conférence parlementaire euro-africaine, 1er février 1974).
74. Au Mouvement européen, 9 novembre 1963.
75. Au Président du Parlement européen, 9 novembre 1973.
76. Discours à la Conférence européenne des télécommunications, 20 avril 1967.
77. A des membres du Parlement européen, 14 octobre 1964. « L’équilibre de tout un continent est chose tellement grave pour la bonne marche de la société tout entière et pour la paix du monde, que l’Église, soucieuse du véritable bien des hommes , ne peut s’en désintéresser. » (Aux Instituts d’Etudes européennes, 29 avril 1967).
78. Au Président du Parlement européen, 9 novembre 1973.
79. A la Commission du Conseil de l’Europe, 5 mai 1975.
80. Au Mouvement européen, 9 novembre 1963.
81. Aux évêques d’Europe, 18 octobre 1975. L’Europe est « une expression solidaire et unique de peuples, bien différenciés certes par des caractères spécifiques, mais en même temps foncièrement unis par une fraternité qui autrefois s’appelait « chrétienté », et qui maintenant peut toujours s’appeler « civilisation chrétienne ». » (Au Séminaire européen de la jeunesse, 23 juillet 1963).
82. « Cette Europe de demain, mais qui est déjà en gestation, devra reposer sur le patrimoine humain, moral et religieux inspiré en grande partie par l’Évangile, qui a assuré et continue d’assurer à ce continent un rayonnement unique dans l’histoire des civilisations. » (A des membres du Parlement européen, 14 octobre 1964).
83. Aux congressistes de la FUCI (Fédération des universitaires catholiques italiens), 2 septembre 1963.
84. A la CEE et à l’EURATOM, 29 mai 1967.
85. A la Commission du Conseil de l’Europe, 2 septembre 1968.
86. Au Chancelier de la RFA, 13 juillet 1970.
87. Aux évêques d’Europe, 18 octobre 1975.
88. 26 janvier 1977.
89. « La Réforme […​] a contribué à une dispersion ». « L’avènement de la science, de la technique, celui de la richesse productive ont donné lustre et puissance à l’Europe, ils ne lui ont pas redonné une âme. L’époque des révolutions a vu s’accentuer le morcellement, l’indépendance. Les nations se sont affermies dans leur diversité, en s’opposant bien souvent.Nous assistons toujours à des divisions très marquées entre les nations et à l’intérieur des nations. » (Aux évêques d’Europe, 18 octobre 1975). Dans une Lettre adressée à Mgr Casaroli, le 25 juillet 1975, à propos de la participation du Saint-Siège à la Conférence d’Helsinki sur la sécurité et la coopération en Europe, il relativise l’idée de « division » : l’histoire de l’Europe, écrit-il, « offre un caractère assurément singulier, aussi bien par l’étonnante abondance des richesses de l’esprit humain que par la densité d’événements significatifs ». Une très grande variété de peuples, de langues, de traditions, « composent l’Europe plutôt qu’ils ne la divisent ». Reste malgré tout un « héritage commun » : « celui-ci se base essentiellement sur le message chrétien, annoncé à toutes ses populations qui l’ont accueilli et fait leur ; il comprend, en plus des valeurs sacrées de la foi en Dieu et du caractère inviolable des consciences, les valeurs de l’égalité et de la fraternité humaines, de la dignité de la pensée consacrée à la recherche de la vérité, de la justice individuelle et sociale, du droit conçu comme critère de comportement dans les rapports entre le citoyens, les institutions, les États. » C’est là un « patrimoine unique et indestructible ».
90. Au Corps diplomatique, 12 janvier 1976.
91. Lettre du Secrétaire d’État à la Fédération des hommes catholiques, 29 octobre 1977.
92. Cf. Message au Conseil de l’Europe, 26 janvier 1977.
93. Au Mouvement européen, 9 novembre 1963.
94. Au Congrès du Centre « Jeune Europe », 8 septembre 1965.
95. Au Mouvement européen, 9 novembre 1963.
96. L’Europe des Six (à l’époque) « est en train de devenir, grâce aux institutions qu’elle s’est données, un facteur économique de première importance pour le bon équilibre de la communauté humaine. » (Discours à la CEE et à l’EURATOM, 29 mai 1967).
97. Discours au Congrès du Centre « Jeune Europe », 8 septembre 1965.
98. Discours à la CEE et à l’EURATOM, 29 mai 1967.
99. Discours au Mouvement européen, 9 novembre 1963.
100. Aux organisations hospitalières du Marché commun, 22 novembre 1972.
101. A la Commission sanitaire du Parlement européen, 16 avril 1970. Très au courant des difficultés du monde rural, le Pape insistera aussi sur la nécessité de coordonner les projets et les réalisations pour un développement authentique du monde rural. (Aux ministres de l’agriculture de la CEE, 16 septembre 1971).
102. A la Commission sanitaire du Parlement européen, 16 avril 1970.
103. « Il ne s’agit pas seulement d’avoir plus, mais surtout d’être plus. […​] Comment l’Europe pourrait-elle en effet prétendre au développement des autres peuples si, en son propre sein, ce développement ne prenait pas toutes ses dimensions, économique, politique, sociale, culturelle et spirituelle ? L’homme, même repu, ne sera jamais satisfait si son dynamisme n’est pas orienté vers des buts qui le dépassent. » (A de jeunes agriculteurs européens, 14 décembre 1973).
104. Au Congrès du Centre « Jeune Europe », 8 septembre 1965.
105. Au Mouvement européen, 9 novembre 1963.
106. A la Conférence européenne des télécommunications, 20 avril 1967.
107. Angélus, 23 février 1969.
108. Au Président du parlement européen, 25 novembre 1971.
109. Au colloque sur la Convention européenne des droits de l’homme, 7 novembre 1975
110. Au Corps diplomatique, 12 janvier 1976.
111. Message au Conseil de l’Europe, 26 janvier 1977.
112. Au Corps diplomatique, 12 janvier 1976. L’Europe « a déjà connu dans son passé une conscience commune et une unité imprégnées de valeurs chrétiennes, valeurs qu’il faut conserver et approfondir pour qu’elles inspirent encore son évolution actuelle. » (Lettre du Secrétaire d’État à la Fédération des hommes catholiques, 29 octobre 1977 ; de 1969 à 1979, c’est le cardinal Villot qui fut Secrétaire d’État).
113. Lettre encyclique Populorum progressio, n° 42, 1967, citée à de jeunes agriculteurs européens, 14 décembre 1973.
114. Devant la volonté des Européens de s’unir, le Pape ne peut s’empêcher de demander: « Qui ne voit la résonance profondément humaine de l’esprit évangélique de fraternité et du renoncement qu’elle implique ? (Message au Conseil de l’Europe, 26 janvier 1977).
115. Aux évêques d’Europe, 18 octobre 1975.
116. A la Commission sanitaire du Parlement européen, 16 avril 1970.
117. Au Président du parlement européen, 25 novembre 1971.
118. Au colloque sur la Convention européenne des droits de l’homme, 7 novembre 1975.
119. Message au Conseil de l’Europe, 26 janvier 1977.
120. Lettre du Secrétaire d’État à la Fédération des hommes catholiques, 29 octobre 1977

⁢a. Jean-Paul II

Sous le pontificat de Jean-Paul II (1978-2005), la cause européenne progresse considérablement. 18 pays vont rejoindre l’Union européenne dont des pays d’Europe de l’Est, suite à la chute du mur de Berlin⁠[1] et du Portugal en 1986. Entre temps, en 1985, le Groenland a décidé de se retirer en ratifiant le Traité sur le Groenland et a désormais le statut de pays et territoire d’outre-mer associé. Avec la fin de la Guerre froide, la partie Est de l’Allemagne rejoint de facto la Communauté économique européenne en 1990 (puisque réunifiée avec la partie ouest-allemande). Puis l’Union européenne intègre en 1995 des États neutres : l’http://fr.wikipedia.org/wiki/Autriche[Autriche], la Finlande et la Suède et en 2004 dix nouveaux États, en majorité issus du bloc de l’Est : Chypre, l’http://fr.wikipedia.org/wiki/Estonie[Estonie], la Hongrie, la Lettonie, la Lituanie, Malte, la Pologne, la République tchèque, la Slovaquie et la Slovénie.] ; le projet d’une constitution pour l’Europe se réalise petit à petit ; le parlement européen accroît son influence⁠[2] ; progressivement s’établit la libre circulation des biens, des services, des personnes et des capitaux ; la monnaie unique voit le jour ; une coopération de plus en plus étroite s’établit pour lutter contre la criminalité et la crise financière et économique.⁠[3]

Avant même que l’Europe civile s’étende à l’Est, Jean-Paul II⁠[4] va désigner saints Cyrille et Méthode co-patrons de l’Europe⁠[5], montrant par là que l’Europe est « le fruit de deux courants de traditions chrétiennes auxquelles s’ajoutent aussi deux formes de culture diverses mais en même temps complémentaires ».⁠[6] Jean-Paul II leur adjoindra trois femmes : sainte Brigitte de Suède, sainte Catherine de Sienne et sainte Thérèse-Bénédicte de la Croix[7]. Trois femmes parce que l’Église reconnaît « toujours plus clairement la dignité de la femme et ses dons propres ». Trois femmes dont la « sainteté s’est […] exprimée dans des circonstances historiques et dans une contexte « géographique » qui les rendent particulièrement significatives pour le continent européen ».⁠[8]

Comme ses prédécesseurs et durant son très long pontificat, Jean-Paul II ne cessera de s’intéresser à la cause européenne.⁠[9] Les discours sont innombrables et insistants. Ils ont été prononcés notamment lors de la visite des pays européens ou encore devant les représentants des diverses instances européennes. On en retrouvera l’essentiel dans l’Exhortation apostolique Ecclesia in Europa[10].

L’Europe, pour quoi faire ?

Tout d’abord, on peut se poser la question : « « Faire l’Europe », pour quoi faire ? »[11]. Et ensuite : pourquoi l’Église s’intéresse-t-elle tellement à l’unité de l’Europe ? Pourquoi apporte-t-elle, pour reprendre les termes de Jean-Paul II, un « appui décidé » aux projets d’union européenne ?⁠[12]

Les raisons évoquées par Jean-Paul II sont nombreuses. Si, au point de départ c’est la volonté d’en finir avec la guerre et d’établir une paix durable basée sur la solidarité et la collaboration qui a prévalu, bien d’autres motivations ont surgi. Voilà des siècles, comme nous l’avons vu, que les Européens, chrétiens ou non, rêvent d’une Europe unie.⁠[13]

Ensuite, un fait s’impose : « l’Europe occupe une place de premier plan dans la géographie culturelle du monde ».⁠[14]

Enfin, l’histoire de l’Europe est tout particulièrement liée à celle de l’Église : « On ne peut pas comprendre l’histoire et les destinées de l’Europe, son passé comme les tâches présentes et futures, sans le christianisme et son apport essentiel à la culture occidentale. »[15]

Plus précisément, l’Europe est l’endroit où le christianisme s’est développé d’une manière toute particulière jusqu’à se répandre à travers le monde : « L’Europe n’est pas le premier berceau du christianisme. Même Rome a reçu l’Évangile grâce au ministère des Apôtres Pierre et Paul, qui sont venus ici de la patrie de Jésus-Christ. Mais, de toute façon, il est vrai que l’Europe est devenue, durant deux millénaires, comme le lit d’un grand fleuve où le christianisme s’est répandu, rendant fertile la terre de la vie spirituelle des peuples et des nations de ce continent. Et sur cette lancée, l’Europe est devenue un centre de mission qui a rayonné vers les autres continents. »[16] L’Europe est « le continent qui a le plus contribué au développement du monde, aussi bien dans le domaine des idées que dans celui du travail, des sciences et des arts ».⁠[17] « L’Europe revêt une importance particulière pour l’histoire de l’Église et pour la diffusion progressive, dès les temps apostoliques, du message évangélique dans le monde.[18] Et le lien entre le christianisme et l’Europe est si fort que Jean-Paul II n’hésite pas à dire que « la crise et la tentation de l’Européen et de l’Europe sont des crises et des tentations du christianisme et de l’Église en Europe. »[19] Nous y reviendrons plus loin.

C’est à cause de ce lien que l’Europe a une grande responsabilité et une mission vis-à-vis des autres parties du monde qu’elle a évangélisées. Mais sa responsabilité est aussi engagée du fait que si elle a annoncé le Christ au-delà de ses frontières, elle a aussi malheureusement diffusé à travers le monde ses erreurs et ses crimes. Elle a apporté une « grande contribution au reste du monde, pour le bien et pour le mal. […]. Avec ses réussites et ses failles, l’Europe a laissé une marque indélébile sur le cours de l’histoire : elle a donc une responsabilité que les représentants de ses peuples ne peuvent que saisir et poursuivre. »[20]

« C’est en Europe […​ ] qu’ont éclaté deux guerres mondiales […]. C’est de l’Europe que, sur le monde entier, se sont répandues des idéologies qui, en bien des endroits, exercent une influence prépondérante, comme des maladies importées. Cette commune culpabilité signifie pour l’Europe une particulière responsabilité, ne serait-ce que pour apporter une contribution décisive à la résolution effective de l’actuelle crise mondiale. mais cela exige tout d’abord pour l’Europe elle-même un renouveau profond, sur le plan spirituel, moral et politique, à partir de la vigueur et de la foi de son origine chrétienne. »[21]

La Communauté internationale « attend de la Communauté européenne un témoignage de justice et de fraternité, une contribution originale et efficace à l’arrêt des guerres en cours, à la recherche de solutions négociées équitables, au bannissement de la violence, du terrorisme, de la torture, et je dirais, plus encore, des exécutions sommaires même perpétrées par des gouvernements légitimes, au désarmement progressif et contrôlé, à l’amélioration des termes de l’échange entre pays riches et pays pauvres, à l’entraide réelle pour faire reculer la faim et permettre le développement des peuples à partir de leurs propres ressources.

Malgré l’acuité de ses propres faiblesses, l’Europe peut apporter cette contribution. »[22]

« Plus que jamais on attend la voix de l’Europe dans son ensemble pour la solution des crises mondiales actuelles ; la déception n’en est que plus grande lorsque des problèmes économiques marginaux, le manque de collaboration, ou des préjugés nationaux, font surgir des obstacles apparemment insurmontables. Il est temps de démanteler les égoïsmes nationaux, qui peuvent avoir une importance locale, mais qui s’effondrent lorsqu’on les considère honnêtement par rapport aux vrais problèmes de l’humanité. A ceux-ci l’Europe doit donner le plus rapidement possible une réponse commune et solidaire. »[23]

Mais l’Europe connaît des problèmes internes et notamment elle subit une crise économique et sociale qui pousse les hommes à prendre « conscience de leur responsabilité pour l’Europe et son avenir. […] Le poids des problèmes que posent aujourd’hui la sécurité, la justice sociale, la paix, les échanges économiques et culturels, requiert nécessairement l’unité et des initiatives communes. […] II n’y a, en fin de compte, pas d’alternative raisonnable »[24] L’unité de l’Europe est donc aussi une nécessité pratique. d’autant plus que l’Europe n’a pas été déchirée seulement par deux guerres mondiales mais aussi d’autres dissensions politiques morales et religieuses. Il faut « recomposer les fatales déchirures et ruptures intervenues au cours de l’histoire ». Déchirures et tensions « qui compromettent son unité passent à travers le continent entre l’Est et l’Ouest, entre le Nord et le Sud ».⁠[25]

Jusqu’en 1989, Jean-Paul II n’aura de cesse de dénoncer la séparation des deux parties de l’Europe, des « deux poumons » de l’Europe dira-t-il⁠[26]. Il reprendra aussi volontiers l’expression « maison commune »[27] pour désigner l’ensemble du continent. Construire « la maison commune européenne, […] cette grande entreprise, que les Européens se sont engagés à mener à son terme, a reçu son inspiration de l’Évangile du Verbe incarné […]. L’histoire de la formation des nations européennes va de pair avec celle de leur évangélisation, au point que les frontières de l’Europe coïncident avec celles de la pénétration de l’Évangile. […] Dans cet « humus », les Européens sont appelés à construire leur maison commune. Et tout comme le foyer domestique est le lieu où chacun se sent « chez lui », accueilli, respecté et aidé tel qu’il est, de même l’Europe doit devenir une « maison » où tout peuple se verra reconnu, dans la physionomie qui est la sienne - là où il le faut - dans son développement et surtout respecté dans ses aspirations. Tout comme il n’y a pas de motif d’avoir peur dans la demeure familiale, de même il ne devrait pas y avoir en Europe quelque sorte de menace que ce soit, qui puisse porter l’un à craindre l’autre. A l’inverse, il devrait y avoir la joie de vivre ensemble, afin de répartir les richesses matérielles, culturelles et spirituelles communes. »[28]

La réunification de l’Europe fut une préoccupation majeure de Jean-Paul II. Il vit même dans son élection comme Pape, le signe d’un projet divin. En 1979, parlant de lui à la troisième personne, il médite sur sa mission en tant que premier pape slave : « C’est peut-être justement pour ça que Dieu l’a choisi, c’est peut-être pour cela que l’Esprit Saint l’a guidé, afin qu’il introduise dans la communion de l’Église la compréhension des paroles et des langues qui semblent encore étrangères aux oreilles habituées aux sons romains, germaniques, anglo-saxons, celtes. […] Le Christ ne veut-il pas, l’Esprit-Saint ne dispose-t-il pas que ce pape polonais, ce pape slave, manifeste justement maintenant l’unité spirituelle de l’Europe chrétienne qui, débitrice des deux grandes traditions de l’ouest et de l’est, professe grâce aux deux « une seule foi, un seul baptême, un seul Dieu et Père de tous » (Ep 4, 5-6), le Père de Notre Seigneur Jésus-Christ ? »[29]

La même année⁠[30], devant les membres du Parlement européen, il prit la peine d’emblée de leur rappeler que leur action se développait « dans la partie de l’Europe » qu’ils représentaient. Et il ajoutait que « les partenaires […] réunis n’oublieront évidemment pas qu’ils ne constituent pas à eux seuls toute l’Europe ; ils demeureront conscients de leur responsabilité commune pour l’avenir du continent tout entier, ce continent qui au-delà de ses divisions historiques, de ses tensions et de ses conflits, a une profonde solidarité, à laquelle une même foi chrétienne a largement contribué. C’est donc toute l’Europe qui doit être bénéficiaire des pas aujourd’hui accomplis, et aussi les autres continents vers lesquels l’Europe pourra se tourner avec son originalité spécifique. » L’Europe, en effet, doit, disait-il plus tard devant la même assemblée, « se déployer aux dimensions qui lui ont données la géographie et plus encore l’histoire ».⁠[31] Ce qui se réalisa.

Un retour en arrière ?

« Faire l’Europe » et « une Europe sans frontières qui ne renonce pas aux racines chrétiennes qui l’ont fait naître » ni « à l’authentique humanisme de l’Évangile du Christ ! »[32], n’est-ce pas vouloir revenir en arrière ?

Cet intérêt pour l’unification européenne cache-t-il une volonté de restaurer le passé, l’Europe chrétienne ? S’agit-il d’un projet politique de la part de l’Église ?

La réponse à ces questions est sans ambigüités mais elle a nourri, un temps, les soupçons de quelques-uns.⁠[33]

L’Europe peut-être une « dans le respect dû à toutes ses différences, y compris celles des divers systèmes politiques », dira Jean-Paul II à Compostelle.⁠[34]

Devant le Parlement européen⁠[35], Jean-Paul dénoncera on ne peut plus nettement ce qu’il appelle « l’intégralisme religieux » : « Notre histoire européenne montre abondamment combien souvent la frontière entre « ce qui est à César » et « ce qui est à Dieu » a été franchie dans les deux sens. la chrétienté latine médiévale - pour ne mentionner qu’elle -, qui pourtant a théoriquement élaboré, en reprenant la grande tradition d’Aristote, la conception naturelle de l’État, n’a pas toujours échappé à la tentation intégraliste d’exclure de la communauté temporelle ceux qui ne professaient pas la vraie foi. L’intégralisme religieux, sans distinction entre la sphère de la foi et de celle de la vie civile, aujourd’hui encore pratiqué sous d’autres cieux, paraît incompatible avec le génie propre de l’Europe tel que l’a façonné le message chrétien. »[36] Comment avec une telle affirmation soupçonner le Pape de vouloir restaurer une Europe chrétienne ? La Souverain Pontife est bien conscient que l’Europe est « plurielle » au point de vue religieux et philosophique. Par ailleurs, ardent défenseur des droits de l’homme, il est particulièrement attentif au respect de la liberté religieuse et donc d’une juste laïcité de l’État.⁠[37] Mais il faut à la fois respecter « une juste conception de la laïcité des institutions politiques » et « accorder aux valeurs susmentionnées l’enracinement profond de type transcendant qui s’exprime dans l’ouverture à la dimension religieuse. »⁠[38]

Le monde a donc changé et les valeurs citées étant respectées, l’homme contemporain ne peut s’empêcher aujourd’hui comme hier de s’interroger sur le sens réel de sa vie : « On a l’impression d’une priorité de l’économie sur la morale, d’une priorité du temporel sur le spirituel. […] On ne peut pas vivre pour l’avenir sans comprendre que le sens de la vie est plus grand que celui du temporel, que ce sens est au-dessus de ce temporel. Si la société et les hommes de notre continent ont perdu l’intérêt pour ce sens, ils doivent le retrouver. Peuvent-ils, dans ce but, revenir quinze siècles en arrière ? Au temps où naquit saint Benoît de Nursie ?

Non, ils ne le peuvent pas. Le sens de la vie, ils doivent le retrouver dans le contexte de notre temps. Ce n’est pas possible autrement. Ils ne doivent pas et ils ne peuvent pas retourner au temps de Benoît, mais ils doivent retrouver le sens de l’existence humaine tel qu’il était vécu par Benoît. »[39] Cette recherche de sens implique la liberté car « « Dieu ne veut pas qu’on le serve de force, mais de gré » (St Otto). Ce n’est qu’en respectant ce principe que les États et les blocs politiques surmonteront leurs antagonismes internationaux, et que pourra naître une Europe unie de l’Atlantique à l’Oural »[40] Et cette liberté religieuse implique la distinction des pouvoirs. Comme le dira Jean-Paul II à des représentants d’institutions européennes : « mon propos n’est pas d’entrer dans ce qui relève de l’autorité des organismes ici établis, ni dans les domaines propres de vos compétences ».⁠[41] Et il le répétera dans d’autres circonstances : « il n’appartient pas au Saint-Siège de déterminer les modalités politiques souhaitables de la coopération européenne qui, elle, est nécessaire. Il revient aux hommes politiques, aux experts, de trouver, de proposer démocratiquement à leurs concitoyens et de faire ratifier par les responsables, les solutions concrètes et graduelles de ce grand et complexe problème. »[42] C’est bien l’heure du laïcat.⁠[43]

L’Église « sans revendiquer certaines positions qu’elle a occupées jadis et que l’époque actuelle considère comme totalement dépassées, l’Église elle-même, en tant que Saint-Siège et communauté catholique, offre son service pour contribuer à la réalisation de ces objectifs destinés à procurer aux nations un authentique bien-être matériel, culturel et spirituel ».⁠[44]

Comment « faire l’Europe » ?

La question s’est posée aux pères fondateurs de l’Europe⁠[45] et, dans un premier temps, ils ont « eu l’intuition que le domaine économique se prêtait en premier lieu à un projet communautaire, tant en raison de la situation mondiale que pour éviter désormais les concurrences dangereuses pour la paix. »[46], des Caraïbes et du Pacifique] (https://fr.wikipedia.org/wiki/Pays_ACP[pays appelés ACP). Accord renouvelé en 1979 (Lomé II, 57 pays), 1984 (Lomé III, 66 pays) et 1990 (Lomé IV, 70 pays). En 2000, la Convention de Lomé est remplacée par l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Accord_de_Cotonou[accord de Cotonou]. Alors qu’elle ne comptait à l’origine que 18 États membres, elle en compte à présent 79, preuve de son attractivité. Cette coopération avait pour but de favoriser l’adaptation des pays ACP à l’économie de marché. Elle ne doit pas être confondue avec les accords de Lomé signés en 1999 pour mettre fin à la guerre civile de Sierra Leone.] Mais ils étaient bien conscients qu’il fallait aller plus loin. Il faut « construire l’Europe comme une communauté d’hommes […] en l’enrichissant d’un esprit, d’un idéal, d’une âme, parce qu’il ne peut exister de communauté humaine véritable sans ces valeurs culturelles et spirituelles par lesquelles l’homme devient principalement homme. »[47] Il n’est pas possible de « concevoir l’Europe privée de cette dimension transcendante ».⁠[48]

« L’Europe unie, ce n’est plus seulement un rêve ni un souvenir utopique du Moyen Age. […] Ce processus n’est pas et ne peut pas être un événement d’ordre purement politique et économique ; il a une profonde dimension culturelle, spirituelle et morale. L’unité culturelle de l’Europe vit dans et par les différentes cultures qui s’interpénètrent et s’enrichissent mutuellement. cette caractéristique définit l’originalité et l’autonomie de la vie dans notre continent. La recherche de l’identité européenne nous ramène à ses sources.

Si la mémoire historique de l’Europe ne plonge pas au-delà des idéaux des lumières, son unité nouvelle aura des fondements superficiels et instables. Le christianisme […] est à la racine même de la culture européenne. la marche vers une nouvelle unité de l’Europe ne pourra pas ne pas en tenir compte ! »[49]

L’Europe, un continent malade

Comme nous l’avons vu, il ne s’agissait pas de revenir en arrière. Il s’agissait et il s’agit toujours de considérer la construction européenne dans le contexte contemporain et tout d’abord de bien analyser la situation de l’Europe et de ne pas fermer les yeux sur les problèmes graves qu’elle connaît.⁠[50]

Comment ne pas prendre en compte notamment les innombrables et graves conflits politiques et religieux qui ont déchiré l’Europe ? ⁠[51] « L’histoire commune de l’Europe, déclare Jean-Paul II, ne présente pas seulement des traits resplendissants, mais ,présente aussi des points noirs, terribles, qui sont incompatibles avec l’esprit d’humanisme et la Bonne Nouvelle annoncée par Jésus-Christ ». Ce sont les « guerres sanglantes et haineuses », les persécutions, les exodes, les assassinats pour fait de race, de nationalité, de convictions et cela aussi de la part de chrétiens ! « Reconnaître nos fautes et implorer le pardon, car nous autres chrétiens, nous sommes devenus coupables, par pensées, paroles et par actions et parce que nous ne sommes pas intervenus pour empêcher l’injustice.

Dans l’histoire de l’Europe, ce ne sont cependant pas seulement les rapports entre les États ainsi que la vie politique qui sont caractérisés par la discorde. L’Église du Christ est également traversée par des lignes de démarcation et des fossés tracés par les divisions religieuses.[52] Les intérêts politiques et les problèmes sociaux se sont mêlés avec des luttes fanatiques, l’oppression et l’expulsion d’hommes n’ayant pas la même foi ainsi que l’oppression des consciences. Nous qui devons administrer l’héritage que nous ont légué nos pères présentons également cette Europe devenue profondément coupable sous la Croix. Car c’est dans la Croix que réside l’espoir. »[53] Les chrétiens soucieux de « faire l’Europe » doivent donc faire preuve d’humilité.⁠[54]

Nous traînons donc un lourd passé de discordes et aujourd’hui des divisions civiles et religieuses subsistent et nourrissent une crise profonde : « Dans le domaine civil, l’Europe est divisée. Des fractures artificielles privent ses peuples du droit de se rencontrer tous dans un climat d’amitié ; et du droit à unir librement leurs efforts et leur créativité au service d’une vie sociale pacifique, ou d’une contribution solidaire pour résoudre les problèmes qui touchent les autres continents. La vie civile se trouve marquée par les conséquences d’idéologies sécularisées, qui vont d la négation de Dieu ou de la limitation de la liberté religieuse à l’importance prépondérante attribuée au succès économique par rapport aux valeurs humaines du travail et de la production ; du matérialisme et de l’hédonisme[55], qui sapent les valeurs de la famille nombreuse et unie, celles de la vie dès la conception[56] et de la protection morale de la jeunesse, jusqu’à un « nihilisme » qui désarme la volonté d’affronter les problèmes cruciaux comme le sont ceux des nouveaux pauvres, des émigrés, des minorités ethniques et religieuses, du bon usage des moyens d’information, tout en armant les mains du terrorisme. »

Sur le plan religieux : l’Europe est divisée « non pas tant ni principalement à cause des divisions qui se sont produites au cours des siècles, que parce que les baptisés et les croyants ont abandonné les raisons profondes de leur foi et la vigueur doctrinale et morale de cette vision chrétienne de la vie qui garantit l’équilibre des personnes et des communautés. »⁠[57]

De plus, aujourd’hui, « nous nous trouvons dans une Europe où se fait toujours plus forte la tentation de l’athéisme et du scepticisme, où pousse une pénible incertitude morale avec la désagrégation de la famille et la dégénérescence des mœurs, où domine un conflit dangereux d’idées et de courants. »[58] Nous nous trouvons face à un « agnosticisme pratique » et à une « indifférence tranquille ».⁠[59]

Un remède pour l’Europe

Cette situation pousse l’Église à œuvrer pour la paix à l’intérieur des nations, entre les nations, à développer l’œcuménisme et, en définitive, à réévangéliser l’Europe : « La source d’espérance, pour l’Europe et pour le monde entier, est le Christ, le Verbe fait chair, le seul médiateur entre Dieu et l’homme. C’est l’Église, le chemin par lequel passe et se répand la vague de grâce surgie du Cœur transpercé du Rédempteur. » Il faut présenter le Christ à ceux « qui vivent plongés dans le relativisme et le matérialisme ».⁠[60]

L’affirmation est nette et sans complexe : malgré les divisions politiques économiques idéologiques, l’Europe qui « ne peut cesser de chercher son unité fondamentale, doit se tourner vers le christianisme. »[61]

En effet, où trouver remèdes, où trouver le socle solide de l’unité européenne sinon dans ses « racines », dans son « patrimoine », dans son « identité »[62] ou encore dans son « héritage »[63], marqués par le christianisme.⁠[64]

Les maux évoqués ci-dessous, témoignent eux-mêmes de la nécessité de retrouver ce patrimoine. On ne peut même comprendre ces maux qu’à la lumière du christianisme.

Jean-Paul II l’a longuement expliqué devant les évêques d’Europe : « les transformations de la conscience européenne, poussées jusqu’aux plus radicales négations de l’héritage chrétien, ne demeurent pleinement compréhensibles que dans une référence essentielle au christianisme. les crises de l’Européen sont les crises du chrétien. les crises de la culture européenne sont les crises de la culture chrétienne. […] L’épilogue fatal des courants philosophico-culturels et des mouvements de libération fermés à la transcendance, tout cela a fini par désenchanter l’Européen en le poussant vers le scepticisme, le relativisme et en le faisant même tomber dans le nihilisme, dans l’insignifiance et l’angoisse existentielle […]. Ces épreuves, ces tentations et cet aboutissement du drame européen interpellent non seulement le christianisme et l’Église de l’extérieur, comme une difficulté ou un obstacle extérieurs à dépasser dans l’œuvre d’évangélisation, mais, au sens vrai, ils sont intérieurs au christianisme et à l’Église. » Les « maux » ne se comprennent que « sur l’horizon d’une conscience chrétienne ». Ainsi l’athéisme est « plus une rébellion et une infidélité à Dieu qu’une simple négation de Dieu » Le sécularisme « s’est alimenté et s’alimente dans la conception biblique de la création et de la relation de l’homme et du cosmos. » « L’entreprise scientifico-technique d’assujettir le monde » est « dans la ligne biblique de la tâche que Dieu a confiée à l’homme. » La volonté de pouvoir est « la tentation de l’homme et du peuple sous le signe de l’alliance avec Dieu ». Dès lors, les remèdes sont à chercher aussi « à l’intérieur de l’Église et du christianisme. […] Si l’athéisme est une tentation de la foi, c’est par l’approfondissement et la purification de la foi qu’il sera vaincu. Si le sécularisme met en cause la conception de l’homme dans le monde et l’utilisation de l’univers, l’évangélisation devra proposer de nouveau cette théologie et cette spiritualité cosmiques […]⁠[65]. Si la révolution industrielle […] a donné naissance à un type d’économie, à des rapports sociaux et à des mouvements qui semblent s’opposer à l’Église et faire obstacle à l’évangélisation, c’est en vivant, en annonçant et en incarnant l’Évangile de la justice, de la fraternité et du travail que nous restituerons au monde du travail un monde humain et chrétien ». Il faut donc « faire appel à la foi et à la sainteté de l’Église pour répondre à ces problèmes et à ces défis n’est pas une volonté de conquête ou de restauration, mais le chemin obligé qui va jusqu’au fond des défis et des problèmes.[…] C’est en étant fidèle jusqu’au bout au Christ et en devenant toujours davantage par la sainteté de sa vie et par les vertus évangéliques transparence du Christ, que l’Église entrera dans l’âme et le cœur de l’Europe. » Pour cela, il est nécessaire de « demander pardon de nos infidélités, de nos divisions et des maladies que nous avons répandues dans le monde. » Et le pape de réaffirmer : « Nous n’avons pas de recettes économiques ni de programmes politiques à proposer. mais nous avons un message et une Bonne Nouvelle à annoncer ». Il faut que le monde choisisse : « Que l’Europe s’enferme dans ses petites ambitions terrestres, dans ses égoïsmes, et qu’elle succombe dans l’angoisse et dans l’insignifiance en renonçant à sa vocation et à son rôle historique, ou bien qu’elle retrouve son âme dans la civilisation de la vie, de l’amour et de l’espérance, dépend également de nous. »[66]

Devant le Parlement européen il n’hésitera pas à souhaiter la reconnaissance du « patrimoine religieux », des « racines chrétiennes »[67] et l’« invocation à Dieu ».⁠[68]

Le thème des « racines » est tout à fait fondamental dans la pensée de Jean-Paul II.⁠[69] Racines communes à toutes les nations européennes, racines qui seules peuvent servir à construire l’unité souhaitée.

Pour ne pas mal comprendre la pensée de Jean-Paul II, on peut l’éclairer des réflexions du philosophe Rémi Brague sur la spécificité culturelle du christianisme⁠[70]. On constatera une familiarité entre la description du philosophe et le souhait du Souverain Pontife qui ne peut être défini comme une volonté de restauration pur et simple du passé, d’un passé d’ailleurs qui n’a peut-être pas existé tel qu’on le rêve a posteriori.

Tout d’abord, il faut reconnaître que « l’influence du christianisme sur l’Europe est un fait historique incontestable »[71] qui a pris du temps, mille ans environ⁠[72]. Tout historien doit en convenir et tout homme le constate dans les arts comme dans nombre d’habitudes et institutions. Mais, nous rappelle immédiatement le philosophe, un fait ne peut jamais fonder un droit. Constater l’héritage chrétien donc n’engage à rien.⁠[73]

Ceci dit, l’auteur, pour évaluer ce que le christianisme apporte et peut apporter à l’Europe nous propose une clé d’analyse : « le christianisme est moins un contenu de la culture européenne que sa forme ». Il ne s’agit pas, dans cette optique, de « défendre » un contenu « contre » d’autres, une culture contre une autre⁠[74]. Il s’agit de reconnaître le christianisme comme « forme ». qu’est-ce à dire ? Alors que toutes les religions se définissent en interprétant ou en rejetant la religion précédente⁠[75], le christianisme, lui, fait unique dans l’histoire, « reconnaît l’authenticité d’une religion qui l’a précédé […] telle qu’elle s’atteste elle-même dans les Écritures qui sont celles du judaïsme avant d’être celles du christianisme. »[76] Cette caractéristique subsiste. Introduit dans un monde déjà marqué par une culture et des institutions, dans un monde marqué par la culture grecque et le droit romain, le christianisme les accepte comme il a accepté la culture juive, il les corrige et les épure au nom d’une morale qu’il n’a pas inventée.⁠[77] Certes, l’Europe plus ou moins christianisée s’est souvent mal conduite vis-à-vis des autres civilisations mais le christianisme en tant que religion , sans être une culture « propose un modèle de rapport à la culture : un rapport de reconnaissance, aux deux sens du terme » : une « gratitude envers ce qu’on a reçu » et le respect de l’autre en tant que tel.⁠[78]

Avec ces précisions, nous pouvons comprendre exactement ce que Jean-Paul II explique à un aréopage non confessionnel intéressé par la construction de l’Europe⁠[79] quel rôle l’Église propose⁠[80] de jouer en la matière : « Montrer les chemins concrets pour y parvenir et les aplanir progressivement peut faire l’objet de vos consultations ; la réalisation rentre dans la compétence des hommes politiques ; l’Église considère qu’elle a pour tâche d’encourager fermement les responsables, mais en même temps de leur faire observer que le processus d’unification de l’Europe, au-delà des ententes souhaitables dans les domaines technique, militaire et politique, doit trouver ses fondements et son milieu vital dans un renouveau spirituel et moral de la culture occidentale, qu’il faut rechercher avec une urgence tout aussi grande. Là l’Église elle-même se sent directement provoquée de façon toute particulière. De même que le christianisme, au cours du premier millénaire de l’Europe, a intégré l’héritage gréco-romain[81] et la culture des Germains, des Celtes et des Slaves[82], et a donné vie à un esprit européen commun, de même aujourd’hui peut-elle contribuer efficacement à ce que les peuples divers de ce continent construisent une nouvelle civilisation européenne commune à partir de leur grande multiplicité culturelle et nationale. La promotion d’un tel renouveau et d’une telle construction communautaire dépend pour une part essentielle du renforcement et de l’approfondissement des valeurs morales et spirituelles fondamentales que les peuples d’Europe ont appris à apprécier et à vivre à l’école du christianisme : la dignité de la personne humaine et ses droits fondamentaux imprescriptibles, l’inviolabilité de la vie, la liberté et la justice, le sens de la communauté humaine et de la solidarité, particulièrement envers les pauvres et envers ceux qui sont privés de leurs droits, la responsabilité morale de chacun pour la conduite de sa propre vie et pour le bien commun, l’engagement pour les peuples sous-développés, la christianisation du monde et le soin de l’héritage culturel et religieux.

L’Europe ne peut se renouveler et se retrouver elle-même que par le renouveau de ces valeurs communes, auxquelles elle doit sa propre histoire, son précieux patrimoine culturel et sa mission dans le monde. L’Église peut et veut apporter pour cela sa contribution irremplaçable. Elle désire aider l’Europe à retrouver son âme et son identité, comme à apprécier à sa juste valeur et à réaliser sa vocation dans la communauté internationale des peuples. »[83] Il ne s’agit pas de « construire une Europe parallèle à celle qui existe » mais révéler « l’Europe à elle-même » montrer « son âme et son identité à l’Europe », offrir « à l’Europe la clé d’interprétation de sa vocation ».⁠[84]

Le « renouveau spirituel et moral de la culture occidentale »[85] qui peut donner des « fondements » et un « milieu vital » à l’Europe, qui construira « une nouvelle civilisation européenne commune » doit se faire comme jadis à partir de la « grande multiplicité culturelle et nationale » présente. Cette « la construction communautaire dépend pour une part essentielle du renforcement et de l’approfondissement des valeurs morales et spirituelles fondamentales que les peuples d’Europe ont appris à apprécier et à vivre à l’école du christianisme ». Conscient que l’adjectif « spirituel » pourrait en hérisser plus d’un, Jean-Paul II se plaît à montrer qu’en l’utilisant il est dans la ligne du statut⁠[86] que les Européens se sont donné. Pour dire, en bref, le pourquoi et le comment de la construction européenne, il reprend quelques « expressions essentielles » du statut: le but est « la paix fondée sur la justice », « pour la préservation de la société humaine et de la civilisation ». Comment ? Dans un inébranlable attachement « aux valeurs spirituelles et morales qui sont le patrimoine commun de leurs peuples ».⁠[87]

Comme on l’a compris, ce n’est pas dans la substance même du christianisme de faire « table rase » du passé pas plus que du présent. Les « valeurs communes » indispensables à une vraie et solide unité⁠[88] ne sont pas à reprendre telles qu’elles ont été parfois vécues dans le passé mais doivent être renouvelées dans la mesure où le temps a passé précisément et apporté des choses neuves.

Quelles sont les valeurs qui doivent être renouvelées et en quoi consiste ce renouvellement.

Le dictionnaire nous aide à comprendre que renouveler c’est « rétablir dans un état nouveau en remplaçant par une chose nouvelle et semblable (ce qui a servi, subi une altération, une déperdition) » ; ou encore « changer en donnant une forme nouvelle » ; « faire renaître, donner une vigueur nouvelle » ; « remettre en vigueur, faire revivre », etc..⁠[89]

Les « valeurs » à faire revivre sont : « la dignité de la personne humaine et ses droits fondamentaux imprescriptibles, l’inviolabilité de la vie, la liberté et la justice, le sens de la communauté humaine et de la solidarité, particulièrement envers les pauvres et envers ceux qui sont privés de leurs droits, la responsabilité morale de chacun pour la conduite de sa propre vie et pour le bien commun, l’engagement pour les peuples sous-développés, la christianisation du monde et le soin de l’héritage culturel et religieux. »[90]

Répondant à la question de savoir quel a été l’apport du christianisme aux différents peuples d’Europe, Jean-Paul II dira : « En près de vingt siècles, le christianisme a contribué à forger une conception du monde et de l’homme qui demeure aujourd’hui un apport fondamental, au-delà des divisions, des faiblesses, voire des abandons des chrétiens eux-mêmes ». Comment caractériser cette « conception du monde et de l’homme » ? « Le message chrétien traduit une relation si étroite de l’homme avec son Créateur qu’il valorise tous les aspects de la vie, à commencer par la vie physique : le corps et le cosmos sont l’œuvre et le don de Dieu. la foi au Dieu créateur a démythifié le cosmos pour l’offrir à l’investigation rationnelle de l’homme. Maîtrisant son corps et dominant la terre, la personne déploie des capacités à leur tour « créatrices » : dans la vision chrétienne, l’homme, loin de mépriser l’univers physique, en dispose librement et sans crainte. Cette vison positive a largement contribué au développement par les Européens des sciences et des techniques.

En paix avec le cosmos, l’homme chrétien a aussi appris à respecter la valeur inestimable de chaque personne, créée à l’image de Dieu et rachetée par le Christ. Rassemblés dans les familles, les cités, les peuples, les êtres humains ne vivent pas et ne peinent pas en vain : le christianisme leur apprend que l’histoire n’est pas un cycle indifférent en perpétuel recommencement, mais qu’elle trouve un sens dans l’alliance que Dieu propose aux hommes afin de les convier à accepter librement son Règne. » S’ajoute à cela « une haute notion de la dignité de la personne », l’affirmation d’une « conscience irréductible aux conditionnements qui pèsent sur elle, une conscience capable de connaître sa dignité propre et de s’ouvrir à l’absolu, une conscience qui est source des choix fondamentaux guidés par la recherche du bien pour les autres comme pour soi, une conscience qui est le lieu d’une liberté responsable. »[91]

Ailleurs, il ajoutera que même sur le plan de la démocratie, l’apport du christianisme peut être vivifiant et original. En effet, « la démocratie, ne vise pas un égalitarisme qui nivelle tout, mais le respect des personnes, de leurs droits fondamentaux, de leur liberté, en restant attentif au rôle primordial des familles et des corps intermédiaires, et en gardant également le souci de dépasser les intérêts particuliers lorsque le bien commun est en cause. On peut parler à ce point de vue d’une éthique parlementaire. »[92] Plus largement, il faut vivifier « le sens du droit, l’unité dans la multiplicité des nations , la volonté de participation responsable, la créativité dans l’art et dans la pensée. Il faudra en outre chercher les voies d’un dialogue renouvelé entre foi et culture » pour « refonder la culture européenne ».⁠[93]

Si tout le monde, en principe, reconnaît et défend ces valeurs, peut-être certains seront-ils choqués d’entendre le pape glisser dans son énumération « la christianisation du monde »[94]. En fonction du simple droit à la liberté religieuse, refuser ce principe serait tout d’abord oublier que « le christianisme a vocation de profession publique et de présence active dans tous les domaines de la vie ». Et immédiatement, Jean-¨Paul II en déduit que son devoir est « de souligner avec force que si le substrat religieux et chrétien de ce continent devait en venir à être marginalisé dans son rôle d’inspirateur de l’éthique et dans son efficacité sociale, c’est non seulement tout l’héritage du passé européen qui serait nié, mais c’est encore un avenir digne de l’homme européen - je dis de tout homme européen, croyant ou incroyant - qui serait gravement compromis. »[95] Refuser le principe de christianisation serait ensuite oublier « que la conscience de la dignité humaine et des droits correspondants -même si on n’employait pas ce mot - est née en Europe sous l’influence du christianisme ».⁠[96]

L’héritage est donc bien présent et identifié. Le récuser, le relativiser, serait suicidaire⁠[97] : Il faut s’atteler à « la construction d’une culture et d’une éthique de l’unité, sans lesquelles n’importe quelle politique de l’unité est destinée tôt ou tard à s’effondrer. » Et, une fois encore, « pour édifier la nouvelle Europe sur des bases solides, il ne suffit pas de lancer un appel aux seuls intérêts économiques qui, s’ils rassemblent parfois, d’autre fois divisent, mais il est nécessaire de s’appuyer plutôt sur les valeurs authentiques, qui ont leur fondement dans la loi morale universelle, inscrite dans le cœur de tout homme. Une Europe qui remplacerait ces valeurs de tolérance et de respect universel par l’indifférentisme éthique et le scepticisme en matière de valeurs inaliénables, s’ouvrirait aux aventures les plus risquées et verrait tôt ou tard réapparaître sous de nouvelles formes les spectres les plus effroyables de son histoire. »[98] Et si l’on parle de La crise de la civilisation[99] ou du Déclin de l’Occident[100], ces formules empruntées à des œuvres célèbres, « ne veulent signifier que l’extrême actualité et nécessité du Christ et de l’Évangile. Le sens chrétien de l’homme, image de Dieu[101], selon la théologie grecque si appréciée par Cyrille et Méthode et approfondie par saint Augustin, est la racine des peuples de l’Europe et il faut s’y rapporter avec amour et bonne volonté pour donner la paix et la sérénité à notre époque. C’est seulement ainsi que se découvre le sens humain de l’histoire qui est en réalité « l’histoire du salut ». »[102]

« Pour conjurer cette menace, le rôle du christianisme s’avère encore une fois vital » mais il est sous-entendu qu’à ce travail de redécouverte et de rajeunissement, les catholiques ne sont pas seuls conviés : « A la lumière des nombreux points de rencontre avec les autres religions que le Concile Vatican II a reconnues (cf. décret Nostra aetate), on doit souligner avec force que l’ouverture au Transcendant est une dimension vitale de l’existence. Il est donc essentiel que tous les chrétiens présents dans les différents pays du continent s’engagent à un témoignage renouvelé. »[103] Et nous allons voir que non seulement les diverses confessions chrétiennes sont invitées mais aussi les non chrétiennes et même les incroyants.

Au sujet des diverses confessions chrétiennes, Jean-Paul II souligne que l’unité politique de l’Europe interpelle aussi l’unité des chrétiens et doit renforcer le dialogue œcuménique : « Aujourd’hui se réveille parmi les chrétiens d’Europe une conscience nouvelle de leur responsabilité spécifique dans la construction d’une Europe unie, qui puisse tirer son inspiration et son énergie de cette tradition chrétienne qui unit tous les peuples. On ne doit pas oublier -et moins encore le renier - que la vie de ces peuples, au Nord comme au Sud, à l’Est comme à l’Ouest, est objectivement enracinée dans les valeurs chrétiennes ; et ces valeurs chrétiennes communes peuvent leur rendre la conscience d’appartenir à une unique famille de peuples. Parmi les chrétiens divisés grandit l’exigence profonde de retrouver leur unité historique pour construire ensemble la maison de famille des peuples européens. l’unité des chrétiens est profondément liée à l’unification du continent : c’est notre vocation et notre devoir historique à l’heure présente. »[104] Il intègre l’apport du judaïsme dans la constitution des « racines » de l’Europe : « La civilisation européenne garde […] ses racines profondes près de cette source d’eau vive que sont les Saintes Écritures : Dieu unique s’y révèle comme notre Père et nous engage, par ses commandements, à lui répondre par l’amour, dans le liberté. A l’aube d’un nouveau millénaire, l’Église en annonçant à l’Europe l’Évangile de Jésus-Christ, découvre chaque fois mieux, avec joie, les valeurs communes, soit chrétiennes, soit juives, par lesquelles nous nous reconnaissons comme frères et auxquelles se réfèrent l’histoire, la langue, l’art, la culture des peuples et des nations de ce continent. »[105]

Jean-Paul II insiste aussi sur le devoir de respecter les « croyants des autres religions » et de dialoguer avec eux.⁠[106]

Et c’est très logiquement qu’en de nombreuses occasions, Jean-Paul II va demander une « nouvelle évangélisation » de l’Europe, une « seconde évangélisation » pour « reconstruire les consciences à la lumière de l’Évangile du Christ, cœur de la civilisation européenne »[107]. Une réévangélisation est nécessaire⁠[108] pour revivifier les racines, leur offrir un socle et une justification fondamentaux : « l’évangélisation du continent européen » est certes un « thème complexe, extrêmement complexe » qui doit être abordé « dans un esprit de collaboration fraternelle avec les représentants des Églises et communautés avec lesquelles nous ne sommes pas en pleine unité ». On ne peut éluder la question : « pour l’Europe se pose […] le problème de l’« autoévangélisation » […]. L’Église doit toujours s’évangéliser. L’Europe catholique et chrétienne a besoin de cette évangélisation. Elle doit s’évangéliser elle-même. »[109] La raison a été évoquée plus haut : « Peut-être nulle part ailleurs n’apparaissent aussi clairement que dans notre continent les courants de la négation de la religion, de la « mort de Dieu », de la sécularisation programmée, de l’athéisme militant organisé. »[110] Nous vivons une « crise de la culture dans la mort ou l’affaiblissement des valeurs idéales communes et des principes éthiques et religieux obligatoires pour tous ».⁠[111] Hier, comme aujourd’hui, l’évangélisation est donc nécessaire et sans doute suivant les mêmes vecteurs : « De l’œuvre des saints est née une civilisation européenne fondée sur l’Évangile du Christ et a surgi un ferment pour un authentique humanisme imprégné de valeurs éternelles, tandis que s’enracinait par ailleurs une œuvre de promotion civile sous le signe et dans le respect du primat du spirituel. La perspective ouverte alors par la fermeté de ces témoins de la foi est toujours actuelle et constitue la route idéale pour continuer à construire une Europe pacifique, solidaire, vraiment humaine, et pour dépasser les oppositions et contradictions qui risquent de bouleverser la sérénité des individus et des nations ».⁠[112]

L’action à entreprendre peut se développer à deux niveaux. d’une manière générale, il faut : « faire naître de nouvelles impulsions et de nouvelles forces pour un renouveau global de l’Europe, au plan spirituel, moral et politique, sur un terrain idéal où elle pourrait remplir de manière responsable et efficace la mission spirituelle qui lui revient aujourd’hui au sein de la communauté des peuples ». Et le Pape de préciser : « la mission spirituelle de l’Europe est la mission des Européens et […] sa mission chrétienne est celle des chrétiens d’Europe ».⁠[113] Ce distinguo confirme ce que nous avions pensé précédemment : l’adjectif « spirituel » peut être considéré comme un synonyme de « moral » et, dans ce cas, tous les hommes de bonne volonté, tous les « Européens » doivent se mobiliser. Les chrétiens qui doivent collaborer sans crainte avec tous les « Européens » conscients de l’enjeu, ont une mission identique avec, en plus, une spécificité qui est, dans la mesure du possible, d’ouvrir à la foi c’est-à-dire au seul vrai fondement et à la justification ultime de cette quête « spirituelle » : « les chrétiens peuvent en définitive - personnellement ou, mieux encore, associés à ceux qui ont les mêmes idées qu’eux - apporter les valeurs et les convictions dont ils vivent, en collaboration avec des hommes ayant d’autres visions du monde, en vue de créer un État et une société dignes de l’homme et contribuer ainsi de manière décisive au renouvellement intérieur de l’Europe tout entière. »[114] Tous ont une mission et plus particulièrement « les penseurs, les scientifiques, les artistes, les explorateurs, les inventeurs, les chefs d’État, les apôtres et les saints ».⁠[115]

La nouvelle évangélisation implique un renouveau culturel : « A la veille du troisième millénaire, la mission apostolique de l’Église l’engage à une nouvelle évangélisation où la culture revêt une importance primordiale. […] le nombre de chrétiens augmente mais, dans le même temps, s’accentue la pression d’une culture sans ancrage spirituel. La déchristianisation a engendré des sociétés sans référence à Dieu. Le reflux du marxisme-léninisme athée comme système politique totalitaire en Europe est loin de résoudre les drames qu’il a provoqués en trois quarts de siècle. Tous ceux que ce système totalitaire a touchés d’une manière ou d’une autre, ses responsables et ses partisans comme ses opposants les plus irréductibles, sont devenus ses victimes. Ceux qui ont sacrifié à l’utopie communiste leur famille, leurs énergies et leur dignité prennent conscience d’avoir été entraînés dans un mensonge qui a très profondément blessé la nature humaine. les autres retrouvent une liberté à laquelle ils n’ont pas été préparés et dont l’usage reste hypothétique, car ils vivent dans des conditions politiques, sociales et économiques précaires, et connaissent une situation culturelle confuse, avec le réveil sanglant des antagonismes nationalistes. […] Le vide spirituel qui mine la société est d’abord un vide culturel, et c’est la conscience morale, renouvelée par l’Évangile du Christ, qui peut vraiment le combler. »⁠[116]

L’unité dans la diversité

« Faire l’Europe », ce sont des « racines » communes, redécouvertes et revivifiées mais c’est aussi une manière de faire l’unité dans la diversité, « sans nivellement appauvrissant »[117],

de construire un ensemble où les nations gardent aussi leur âme, leurs racines particulières, « une vaste communauté diverse mais unie ».⁠[118]

Il s’agit de respecter « le caractère original de chaque région, mais en retrouvant dans ses racines un esprit commun »[119] .

Fils de la Pologne qui a résisté à l’uniformité communiste, il sait le prix et la force d’une personnalité culturelle, de la « nation » comme il l’a montré dans son Discours à l’Unesco⁠[120]. Il ne s’agit en aucun cas d’une réhabilitation du nationalisme : Jean-Paul II, comme ses prédécesseurs, a dénoncé « les nationalismes exagérés au lieu de l’authentique amour de la patrie »[121]. Mais il a constaté que « la violation des droits de l’homme va de pair avec la violation des droits de la nation, avec laquelle l’homme est uni par des liens organiques, comme une famille agrandie ».⁠[122] « On ne peut comprendre l’homme en dehors de cette communauté qu’est la nation, il est naturel qu’elle ne soit pas l’unique communauté, toutefois elle est une communauté particulière, peut-être la plus intimement liée à la famille, la plus importante pour l’histoire spirituelle de l’homme. »[123].

Vu l’importance de cette nation, dans la construction européenne, s’imposent « les questions essentielles : comment accéder à une fraternité élargie, sans rien perdre des traditions valables propres à chaque pays ou région ? Comment développer les structures de coordination sans diminuer la responsabilité à la base ou dans les corps intermédiaires ? Comment permettre aux individus, aux familles, aux communautés locales, aux peuples d’exercer leurs droits et leurs devoirs, en s’ouvrant, à l’intérieur de cette Communauté européenne et face au reste du monde, en particulier au reste de l’Europe et aux pays les plus démunis, à un bien commun plus large et à une plus grande harmonie ? »[124]

Appliquant le vieux et sacré principe de subsidiarité⁠[125], il faut  »…​accéder à une fraternité élargie, sans rien perdre des traditions valables propres à chaque pays ou région […] développer les structures de coordination sans diminuer la responsabilité à la base ou dans les corps intermédiaires […] permettre aux individus, aux familles, aux communautés locales, aux peuples d’exercer leurs droits et leurs devoirs »[126] . La diversité est précieuse et légitime et, dans le cas de l’Europe, elle renvoie à un substrat identique, au fond chrétien.⁠[127] Certes, et « plus que jamais l’Europe a besoin de retrouver son identité spirituelle, incompréhensible sans le christianisme. » Mais, « le christianisme n’est pas quelque chose qui vient en supplément, quelque chose d’étranger à la conscience européenne : à cette conscience qui constitue le tissu conjonctif profond et véritable du Vieux Continent, sous-jacent à la légitime diversité des peuples, des cultures et des histoires. le christianisme, l’annonce de l’Évangile, est à l’origine de cette conscience, de cette unité spirituelle. »[128]

La preuve est faite, en Europe, qu’« une multiplicité d’ethnies peut coexister sur un territoire limité, […] les tensions ainsi créées stimulent la créativité, donnant lieu à une unité dans la multiplicité ». Une fois encore, « ce qui a permis au continent européen de trouver cette unité dans la multiplicité, c’est avant tout la propagation d’une seule et même foi chrétienne » grâce aux missionnaires et aux pèlerins. « La Communauté culturelle du continent européen, qui continue à exister en dépit de toutes les crises et scissions, ne s’explique pas, si on fait abstraction de la teneur du message chrétien. Amalgamé à la spiritualité antique, celui-ci forme un patrimoine commun auquel l’Europe doit sa richesse et sa vigueur, l’épanouissement des arts et des sciences, de la formation et de la recherche, de la philosophie et de la spiritualité. Dans le contexte des croyances chrétiennes, la vision chrétienne de l’homme a marqué d’une façon toute particulière la civilisation européenne. La conviction de ce que l’homme a été créé à l’image de Dieu et qu’il a été racheté par Jésus-Christ, fils de Dieu, a solidement enraciné dans l’histoire du salut la considération et la dignité de la personne humaine, le respect du droit de la personne humaine au libre épanouissement dans la solidarité avec les autres hommes. Il était donc logique que les droits généraux de l’homme aient été formulés et proclamés d’abord en Occident. »[129]

En bref, « le christianisme a été pour notre Continent un facteur primordial d’unité entre les peuples et les cultures et de promotion intégrale de l’homme et de ses droits. »[130] Cette capacité manifestée par le christianisme de créer l’unité dans la diversité reste indispensable et urgente à une époque « caractérisée par une nouvelle phase du processus d’intégration européenne et par sa forte évolution dans un sens multi-ethnique et multi-culturel ».⁠[131]

Malgré les conflits sanglants et les crises spirituelles, « on doit affirmer que l’identité européenne est incompréhensible sans le christianisme et que c’est précisément en lui que se trouvent ces racines communes qui ont permis la maturation de la civilisation d’un continent, de sa culture, de son dynamisme, de son esprit d’entreprise, de sa capacité d’expansion constructive, y compris dans les autres continents ; en un mot, tout ce qui constitue sa gloire.[…] Et de nos jours encore, l’âme de l’Europe reste unie car, en plus de son origine commune, elle possède des valeurs chrétiennes et humaines identiques, comme la dignité de la personne humaine, le sens profond de la justice et de la liberté, l’application au travail, l’esprit d’initiative, l’amour de la famille, le respect de la vie, la tolérance et le désir de coopération et de paix, toutes valeurs qui la caractérisent ».⁠[132] La diversité des opinions n’'est pas un obstacle à la recherche d’une unité : « Nous chrétiens, proclamons ouvertement l’Évangile de Jésus-Christ, mais nous n’imposons notre foi ou nos convictions à personne. Nous reconnaissons qu’il n’y a pas d’unanimité sur la façon dont les droits de l’homme se fondent philosophiquement. Néanmoins nous sommes tous appelés à défendre tout être humain, sujet de droits inaliénables et à travailler parmi nos contemporains, pour obtenir un consentement unanime sur l’existence et la substance de ces droits humains. »⁠[133] Et l’Église a un rôle capital à jouer : « l’Église ne peut renoncer à proclamer la vérité sur le caractère intégral des valeurs humaines fondamentales, car si l’on ne retient que certaines d’entre elles, cela peut miner les fondements de l’ordre social. Même les Etas pluralistes ne peuvent pas renoncer aux normes éthiques dans leur législation et dans la vie publique, spécialement lorsque le bien essentiel qu’est la vie de l’homme depuis le moment de sa conception jusqu’à sa mort naturelle exige une protection ».⁠[134]

Jean-Paul II va même plus loin. En parlant de l’Europe devant le Corps diplomatique, il rappelle ce qu’il était écrit dans Gaudium et spes[135] « Comme, de par sa mission et sa nature, l’Église n’est liée à aucune forme particulière de culture, ni à aucun système politique, économique ou social, par cette universalité même, elle peut être un lien très étroit entre les différentes communautés humaines et entre les différentes nations, pourvu que celles-ci lui fassent confiance et lui reconnaissent en fait une authentique liberté pour l’accomplissement de sa mission. »[136] On peut en conclut que même si le christianisme n’avait pas été le substrat historique de l’Europe, il aurait par nature été l’instrument idéal de l’unification. Dès lors, il aurait un rôle semblable à jouer sur les autres continents ou régions du monde en quête de regroupement, comme dans l’ensemble de la planète.

L’Europe ouverte sur le monde

Revenons à la question initiale : « pourquoi faire l’Europe ? ». Pour en faire une citadelle ? Un univers protégé et clos ?⁠[137]

Tel n’était pas l’esprit des fondateurs. Konrad Adenauer déclarait en avril 1951: « le pool charbon-acier n’est constitué ni pour séparer l’Europe du reste du monde, ni pour étendre l’égoïsme national à des limites continentales ».

Jean-Paul II rappelle un grand principe :  »…​il y a un bien commun de la communauté internationale que les pays d’Europe doivent aussi rechercher, avec courage, sens de l’équité et désintéressement…​ »⁠[138]. La vocation de l’Europe, conformément à son passé, est claire : l’Europe doit continuer à se montrer ouverte et exemplaire. »[139] En effet, elle « a un rôle à jouer dans les événements humains du troisième millénaire : elle qui a tant contribué au progrès humain au cours des siècles passés pourra être demain encore un phare lumineux de civilisation pour le monde, si elle sait puiser à nouveau, dans la concorde et l’harmonie, à ses sources originaires : le meilleur humanisme classique, élevé et enrichi par la Révélation chrétienne. »[140] Il invite donc l’Europe, par exemple, à s’ouvrir « aux pays les plus démunis, à un bien commun plus large et à une plus grande harmonie […] »⁠[141] d’ailleurs, « l’Europe a le sentiment vague, presque inconscient, qu’elle a des obligations envers les peuples qui la composent et le reste de la famille humaine. Pour relever le défi de remplir ses obligations, l’Europe a besoin de redécouvrir son identité la plus profonde. Elle a besoin de surmonter toute répugnance ; quelle qu’elle soit, pour reconnaître le patrimoine commun et la civilisation de ses peuples, divisés comme ils le sont par des frontières physiques, politiques et idéologiques, mais unis par les liens d’une culture qui, véritablement, les embrasse tous. »[142]

Cet appel à l’ouverture et à l’attention au reste du monde n’oblitère pas le mal que l’Europe a pu commettre à travers l’histoire dans certaines parties du monde mais il n’empêche qu’elle a joué aussi un rôle positif qu’elle peut poursuivre : « Pendant des siècles, l’Europe a joué un rôle considérable dans les autres parties du monde. On doit admettre qu’elle n’a pas toujours mis le meilleur d’elle-même dans sa rencontre avec les autres civilisations, mais personne ne peut contester qu’elle a fait partager heureusement beaucoup des valeurs qu’elle avait longuement mûries. » Sa mission est d’« animer et favoriser les rapports Nord-Sud. Il y a, en effet, dans le cadre de la solidarité universelle, une responsabilité de l’Europe à l’égard de cette partie du monde. » Ne serait-ce que dans l’accueil des immigrés et des réfugiés.⁠[143]

Dans trois domaines, l’Europe « devrait reprendre un rôle de phare dans la civilisation mondiale » : « d’abord, réconcilier l’homme avec la création » c’est-à-dire « préserver l’intégrité de la nature ». « Ensuite, réconcilier l’homme avec son semblable », c’est-à-dire s’accepter les uns les autres dans la diversité et être accueillant à l’étranger, au réfugié, comme on vient de le rappeler. « Enfin, réconcilier l’homme avec lui-même », c’est-à-dire « travailler à reconstituer une vision intégrée et complète de l’homme et du monde » contre les « cultures du soupçon et de la déshumanisation », en faveur d’une vision de la science, de la technique, de l’art qui « n’excluent pas, mais appellent la foi en Dieu ».⁠[144] Il n’y a là nulle arrogance de la part des chrétiens. Lorsqu’ils défendent et proposent les richesses de leur passé qui sont les richesses de leur présent, leur volonté est de servir pour le mieux-être de leurs contemporains.⁠[145]

Les dossiers urgents

A l’intérieur, l’Europe devrait, dans le cadre général de la protection des droits de l’homme, se consacrer prioritairement à la santé de la famille. Le devoir de l’Église étant évidemment de veiller sur le mariage⁠[146] et la famille : « Ce devoir premier de l’Église doit s’exprimer clairement dans une culture européenne encore marquée par des valeurs humaines et chrétiennes authentiques, mais trop souvent obscurcies par des déviations dues soit à des conceptions erronées, soit à un laisser-aller moral. »[147] Il faut « redonner à la famille sa valeur », déstabilisée qu’elle est par des facteurs économiques, des « conceptions qui dévalorisent l’amour ». Il faut rendre à la famille « sa valeur d’élément premier dans la vie sociale » , veiller à sa stabilité, y assurer l’accueil de la vie, le respect de la vie de la conception « jusqu’aux stades ultimes de la maladie ou aux états les plus graves d’obscurcissement des facultés mentales », le respect aussi de la filiation naturelle. « La famille comme telle, rappellera la pape, est un sujet de droits » et il est souhaitable que l’Institution place « des bornes d’ordre éthique à l’action de l’homme sur l’homme ».⁠[148]

d’autres chantiers importants attendent les Européens : ils ont à « promouvoir la dignité de tous les travailleurs » et la solidarité, réagir à la crise de l’emploi, lutter contre les zones de pauvreté.⁠[149]

L’éducation est un autre chantier à ne pas négliger : il faut favoriser le progrès de l’éducation « dans le cadre de la vérité intégrale de l’homme », préserver, « transmettre, confier, les témoins d’une culture vivante, les œuvres, les découvertes et les expériences qui ont progressivement contribué à façonner l’homme en Europe. »[150]

La tristesse du Pape

Jean-Paul II ne s’est-il pas fait quelques illusions et n’a-t-il pas été déçu par l’évolution de l’Europe ? Illusion lorsqu’il affirme que « l’Europe, par nécessité, cherche à redéfinir son identité par-delà les systèmes politiques et les alliances militaires. Et elle redécouvre un continent de culture, une terre irriguée par la foi chrétienne millénaire et, en même temps, nourrie d’un humanisme séculier, traversé par des courants contradictoires. »[151]

S’il a pu se réjouir du déclin « de la division de l’Europe et du monde en deux camps idéologiques opposés », de la course aux armements, de « l’enferment du monde communiste en une société close », force est, pour le Saint-Père, de constater que des maux dénoncés au début de son pontificat, persistent parfois sous une autre forme⁠[152] et gangrènent encore le continent après la chute du communisme.⁠[153] Certes, « un demi-siècle de séparation a pris fin », les deux parties de l’Europe sont réunies mais, lucide, il dira : « on a vu, et parfois d’une manière très douloureuse, que la récupération du droit à l’autodétermination et l’élargissement des libertés politiques et économiques ne sont pas suffisants pour la reconstruction de l’unité européenne ». Le pape évoque non seulement l’ancienne Yougoslavie mais aussi l’Albanie et « l’énorme poids » qui pèse sur les sociétés qui se sont libérées du communisme. « Il ne doit pas advenir qu’après la chute d’un mur, visible, un autre le remplace, celui-là invisible, pour continuer à diviser notre continent : le mur qui passe à travers le cœur des hommes. C’est un mur fait de peur et d’agressivité, de manque de compréhension pour les hommes d’origine différente, de couleur de peau différente, de convictions religieuses différentes. C’est le mur de l’égoïsme politique et économique, de l’affaiblissement de la sensibilité en ce qui concerne la valeur de la vie humaine et la dignité de tout homme. Même les succès indiscutables de la période récente dans les domaines économique, politique et social ne cachent pas l’existence de ce mur. Son ombre s’étend sur toute l’Europe. Le but ultime qu’est l’unité authentique du continent européen est encore lointain. »[154]

Il se rend compte que « rien n’est jamais définitivement acquis. […] Des rivalités séculaires peuvent toujours resurgir, des conflits entre minorités ethniques s’enflammer de nouveau, des nationalismes s’exacerber. Voilà pourquoi, il est nécessaire qu’une Europe, conçue comme une « communauté de nations », s’affermisse sur la base des principes si opportunément adoptés à Helsinki, en 1975, par la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE) ». Malheureusement : « les démocraties occidentales n’ont pas su user de la liberté conquise naguère au prix de durs sacrifices. On ne peut que regretter l’absence délibérée de toute référence morale transcendante dans la gestion des sociétés dites « développées ». A côté d’élans généreux de solidarité, d’un souci réel de la promotion de la justice et d’une préoccupation constante du respect effectif des droits de l’homme, force est de constater la présence et la diffusion de contre-valeurs telles que l’égoïsme, l’hédonisme, le racisme et le matérialisme pratique. »⁠[155]

Dans l’ensemble de l’Europe, en 1992, il déplore la persistance de « divisions exaspérées », la « résurgence de certains nationalismes », la « tentation du repli sur soi » et « un processus de développement qui fait de la concurrence la loi suprême ». Alors que l’on croyait que la construction européenne était un gage de paix, une nouvelle guerre a éclaté en ex-Yougoslavie !⁠[156] Quelques semaines plus tard, devant le Corps diplomatique, il brosse un bien triste portrait du continent alors que fait encore rage la guerre en Bosnie-Herzégovine : « Toute l’Europe en est humiliée. Ses institutions déconsidérées. Tous les efforts de paix des années récentes sont comme anéantis. Après le désastre des deux dernières guerres mondiales qui avaient germé en Europe, il avait été convenu que plus jamais les États ne prendraient les armes et n’en favoriseraient l’usage pour résoudre leurs différends internes ou mutuels. la Conférence sur la Sécurité et la Coopération en Europe (CSCE) a même élaboré des principes et un code de conduite, adoptés par consensus par tous les États participants. Or, sous nos yeux, ces principes et les engagements qui en découlent sont systématiquement transgressés. le droit humanitaire, conquête laborieuse de ce siècle, n’est plus respecté. les principes les plus élémentaires régissant la vie en société sont bafoués par de véritables hordes qui sèment la terreur et la mort. Comment ne pas songer […] à ces enfants à tout jamais marqués par le spectacle de tant d’horreur ? A ces familles séparées et jetées sur les routes, dépossédées et sans ressources ? A ces femmes déshonorées ? A ces personnes enfermées et maltraitées dans des camps que l’on croyait à jamais disparus ? […] La communauté internationale devrait montrer davantage sa volonté politique de ne pas accepter l’agression et la conquête territoriale par la force, ni l’aberration de la « purification ethnique ». Et ce n’est pas tout ! Il constate que « l’Europe [est] tiraillée entre l’intégration communautaire et la tentation de la désintégration nationaliste et ethnique…​ »⁠[157]. Un an plus tard, rien n’a changé en ex-Yougoslavie et le Pape dénonce avec force les guerres fratricides, « le racisme et le nationalisme les plus primitifs », les « tortionnaires sans morale ». Revenant encore sur les « nationalismes exacerbés », il rappellera l’encyclique Mit brennender Sorge en disant : « nous nous trouvons face à un nouveau paganisme ».⁠[158]

Le Pape avouera même sa « détresse » devant la guerre en ex-Yougoslavie, les exactions et les déportations qu’elle entraîne toujours alimentées par le nationalisme et le racisme.⁠[159]

Il n’y a pas que la guerre qui met à mal le rêve européen : « le développement économique et le processus d’intégration européenne, qui semblaient devoir s’étendre progressivement, ont subi de douloureux temps d’arrêt, alors que se faisait toujours plus pesante, dans toute l’Europe, la plaie du chômage. »⁠[160]

Et, d’une manière générale, Jean-Paul II relèvera encore que l’Europe « est traversée, en notre siècle, par de forts courants de « contre-évangélisation ». Même si ces courants ont aujourd’hui diminué dans leur forme la plus radicale, ils n’ont pas complètement cessé d’agir, surtout dans le domaine des principes, y compris d’une façon systématique. »⁠[161] L’homme européen, [est] largement tenté par le relativisme et une permissivité qui finissent par supprimer toute frontière objective entre le bien et le mal, étouffant la voix même de la conscience ».⁠[162]

Il déplore « la tendance à séparer les droits humains de leur fondement anthropologique - c’est-à-dire de la vision de la personne humaine originaire de la culture européenne - est fondamentale. » Et que dire de la « tendance à interpréter les droits uniquement dans une perspective individualiste, en faisant peu de cas du rôle de la famille comme « noyau fondamental de la société » (Déclaration universelle des Droits de l’Homme, art. 16). » A ce point de vue, « il est également paradoxal que, d’un côté, le besoin de respecter les droits humains soit fortement affirmé alors que, d’autre part, le plus fondamental d’entre eux - le droit à la vie - est nié. » Le Conseil de l’Europe a éliminé « la peine de mort de la législation de la grande majorité de ses États-membres ». Le pape, « tout en se réjouissant de cette noble conquête et dans l’attente qu’elle s’étende au reste du monde, […] forme des vœux fervents afin que l’on parvienne au plus tôt à comprendre également qu’une grave injustice est commise lorsqu’une vie innocente n’est pas sauvegardée dans le sein de la mère. » ⁠[163]

Le pape dira⁠[164] sa « tristesse » devant « la résolution approuvée par le Parlement européen » : « Elle n’a pas simplement pris la défense des personnes à tendances homosexuelles, refusant d’injustes discriminations à leur égard. Sur ce point, l’Église elle aussi est d’accord, et même elle l’approuve, elle le fait sien, car toute personne est digne de respect. Ce qui n’est pas admissible moralement, c’est l’approbation juridique de la pratique homosexuelle ».⁠[165]

Autre sujet de déception pour le pape : l’absence de référence officielle à Dieu. « L’Union européenne a entrepris de formuler une « Charte des droits fondamentaux » et cet effort est une tentative de synthétiser d’une manière nouvelle, au début du nouveau millénaire, les valeurs fondamentales dont doit s’inspirer le « vivre-ensemble » des peuples européens. L’Église a suivi avec une vive attention les diverses phases de l’élaboration de ce document. A ce propos, je ne peux pas cacher ma déception de ce qu’aucune référence à Dieu n’ait été insérée dans le texte de la Charte, à Dieu en qui se trouve la source suprême de la dignité de la personne humaine et de ses droits fondamentaux. On ne peut oublier que ce fuit la négation de Dieu et de ses commandements qui créa, au siècle passé, la tyrannie des idoles, qui s’est exprimée par la glorification d’une race, d’une classe, de l’État, de la nation, d’un parti, à la place de la glorification du Dieu vivant et vari. C’est bien à la lumière des malheurs qui se sont déversés sur le XXe siècle que l’on comprend combien les droits de Dieu et de l’homme s’affirment ou tombent ensemble. »[166]

L’espoir, malgré tout

Mais il ne perdra jamais courage ni espoir devant les malheurs et les trahisons de l’Europe qui, malgré tout, qu’elle le veuille ou non, reste marquée par le christianisme.⁠[167] Inlassablement, jusqu’à sa mort, il réaffirmera la nécessité vitale des valeurs qui ont fait l’Europe et qui doivent la « faire ».⁠[168]

Devant le déchirement de l’ex-Yougoslavie, il indiquera le chemin de la paix : « Certes il convient de reconnaître les aspirations légitimes des personnes et des peuples à la liberté ; mais il est urgent que, aujourd’hui comme hier, tous prennent conscience de leurs devoirs autant que de leurs droits, et qu’ils donnent la priorité à la solidarité pour la construction d’une véritable société de nations. » La « réconciliation » est toujours possible à partir de « valeurs morales et religieuses »[169] Il rappellera que « C’est la force de l’Europe de pouvoir unir des peuples, dans le respect légitime des souverainetés nationales et des cultures spécifiques, par la coopération dans les multiples domaines de la vie commune, ainsi que dans le développement de la solidarité et de la charité. En s’engageant résolument dans cette voie, l’Europe ouvrira la voie à une ère de paix sur l’ensemble du continent. »[170]

Devant la déliquescence morale de l’Europe, la mission sera de « mettre courageusement en évidence les normes morales qui expriment dans les situations concrètes de la vie la vérité sur l’homme, créé à l’image de Dieu : ce n’est que par leur respect intégral qu’il est possible de parvenir à une authentique liberté et à une solidarité effective. » Il est important de « donner un espace adéquat, dans la nouvelle évangélisation, à l’enseignement social de l’Église ». C’est « une exigence toujours plus urgente. »⁠[171] Alors que l’avortement et l’euthanasie se banalisent en Europe, le Pape affirmera: « un des objectifs de mon pontificat est de construire une « culture de la vie » destinée à s’opposer à la « culture de la mort » « .⁠[172]

Plus précisément encore, Jean-Paul II expliquera la nécessité de réfléchir aux principes fondamentaux car « la recherche de la liberté, de la vérité et de la communion […] constitue, comme l’a dit la Déclaration finale du Synode (n° 4), « l’aspiration la plus profonde, la plus ancienne et durable de l’humanisme européen […]. «  Les rapports entre liberté et vérité, et entre liberté et solidarité, ne doivent pas être conçus en termes d’antithèses réciproques, comme cela s’est trop souvent passé et se passe encore dans la culture européenne, mais d’intime connexion et de nécessaire corrélation. On ne peut jamais perdre de vue le principe et le centre vivant de la vérité, de la liberté et de la communion, qui est la personne de Jésus-Christ. »[173] C’est à ce niveau-là que l’évangélisation doit porter son effort : « C’est l’heure de la vérité pour l’Europe. les murs se sont écroulés, les rideaux de fer n’existent plus, mais le défi sur le sens de la vie et la valeur de la liberté demeure plus fort que jamais dans l’intimité des intelligences et des consciences. » A ce niveau-là, les consciences comme les cultures peuvent s’éveiller et révéler les richesses qu’elles contiennent. le christianisme jouant ici le rôle de révélateur : « Toute rencontre authentique de l’Évangile avec une culture déterminée comprend un processus de purification et de développement qui en révèle, au fur et à mesure que le temps s’écoule, les potentialités cachées. »[174]

Jean-Paul II s’inscrit aussi en faux contre la tendance du « monde » à vouloir confiner le message chrétien ou, plus largement, religieux, dans la sphère privée⁠[175]. Il faut, au contraire, redécouvrir « la dimension communautaire et publique de la foi. Puisse ne pas se renouveler l’erreur de ceux qui, voulant construire un monde sans Dieu, n’ont réalisé qu’une société contre l’homme. Dans ce but, l’apport de tous les croyants est nécessaire, pour que, par un effort commun, ils soient les témoins de la primauté de Dieu dans leur vie et qu’ils proclament par tous les moyens que « si le Seigneur ne construit pas la maison, c’est en vain que peinent les maçons » (Ps 126, 1). »[176]

A des hommes politiques chrétiens, il rappellera l’exemple des fondateurs. La foi chrétienne a été « la source du courage de ceux qu’on appelle les pères de l’Europe, dont quelques-uns ont appartenu à votre famille politique ». Il leur fallait « une vison profonde de l’homme et de la société, et un courage hors du commun pour proposer à leurs peuples -qu’ils soient sortis de la guerre vainqueurs ou vaincus - d’établir des relations nouvelles placées sous le signe d’une compréhension mutuelle et d’adopter un idéal européen, tout en soulignant l’importance pour chaque homme d’appartenir à une nation ». Pour poursuivre leur œuvre, « le dialogue et l’estime réciproque sont essentiels à la construction de la paix du continent et au dynamisme de chaque nation. » Ce qui « exige beaucoup d’efforts et de sacrifices de la part des différentes nations de l’Union. » En effet, « l’édification de l’Union européenne suppose avant tout le respect de toute personne et des différentes communautés humaines, faisant droit à leurs dimensions spirituelle, culturelle et sociale. » Il ne faut pas oublier que « les chrétiens ont largement contribué à former la conscience et la culture européennes ». Et « si l’Europe se construit en écartant la dimension transcendante de la personne, en particulier si elle refuse de reconnaître à la foi au Christ et au message évangélique leur force d’inspiration, elle perd une grande partie de son fondement. lorsque la symbolique chrétienne est bafouée et lorsque Dieu est écarté de la construction humaine, cette dernière est fragilisée, ca elle manque de bases anthropologiques et spirituelles. En outre, sans référence à la dimension transcendante, la démarche politique se réduit souvent à une idéologie. A l’inverse, ceux qui ont une vision chrétienne de la politique sont attentifs à l’expérience personnelle de la foi en Dieu chez leurs contemporains ; ils inscrivent leur démarche dans un projet qui place l’homme au centre de la société et ils ont conscience que leur engagement est un service de leurs frères, dont ils sont responsables devant le Maître de l’histoire.[…] L’amour d’autrui suscite des attitudes fraternelles et des relations solides entre les personnes et les peuples, pour que les principes du bien commun, de la solidarité et de la justice conduisent à un partage équitable du travail et des richesses, à l’intérieur de l’Union comme avec les pays qui ont besoin d’aide ; il faut une motivation spirituelle généreuse pour que l’Europe reste un continent ouvert et accueillant, et pour que la dignité de nos frères ne soit pas bafouée, car la raison d’être de la société est de permettre à chacun de mener « une vie véritablement humaine » (Jacques Maritain, L’homme et l’État, p.11). »⁠[177]

Il ne faut pas compter seulement sur les moyens humains : « Il est donc urgent qu’un grand mouvement de prière traverse les communautés ecclésiales du continent européen, en s’opposant au vent du sécularisme qui promeut et privilégie les moyens humains, l’efficacité à tout prix et une vision pragmatique de la vie. »⁠[178]

On ne fera jamais l’Europe sans la nouvelle évangélisation souhaitée depuis le début du pontificat, une réévangélisation profonde et respectueuse qui touche les consciences et les sociétés : Il n’y aura pas d’unité de l’Europe tant qu’elle ne sera pas fondée sur l’unité de l’esprit. Ce fondement très profond de l’unité fut apporté à l’Europe et renforcé tout au long des siècles par le christianisme avec son Évangile, sa compréhension de l’homme et sa contribution au développement de l’histoire des peuples et des nations. cela ne signifie nullement que le christianisme veuille s’approprier l’histoire. L’histoire de l’Europe est en effet un grand fleuve dans lequel se versent de nombreux affluents, et la diversité des traditions et des cultures qui la forment est sa grande richesse. les fondements de l’identité de l’Europe sont construits sur le christianisme. Et le manque actuel d’unité spirituelle de l’Europe vient principalement de la crise de cette autoconscience chrétienne. » C’est le Christ qui « a révélé à l’homme sa dignité » Il en est aussi le « garant ». Les saints patrons de l’Europe, les missionnaires⁠[179] ont introduit cette révélation dans la culture européenne : « Cette Bonne Nouvelle, les murs des églises, des abbayes, des hôpitaux et des universités la redisent. les livres, les sculptures et les peintures la proclamaient, les poésies et les œuvres des compositeurs l’annonçaient. C’est sur l’Évangile que reposaient les fondements de l’unité spirituelle de l’Europe.[…] Sans le Christ, il est impossible de comprendre l’homme. Aussi le mur qui se dresse aujourd’hui dans les cœurs, le mur qui divise l’Europe, ne sera-t-il pas abattu sans un retour à l’Évangile. Sans le Christ, en effet, il n’est pas possible de construire une unité durable. On ne peut la faire en se séparant des racines à partir desquelles les pays de l’Europe ont grandi, en se séparant de la grande richesse culturelle des siècles passés. Comment peut-on construire une « maison commune » pour toute l’Europe si elle n’est pas construite avec les briques que sont les consciences des hommes, cuites au feu de l’Évangile, unies par le lien d’un amour social solidaire, fruit de l’amour de Dieu ? »[180]

Le travail qui reste à accomplir est immense : ce qui reste à accomplir: « ne laisser aucune nation, pas même la moins puissante, en dehors de l’ensemble » ; « le renforcement des institutions démocratiques, le développement de l’économie, les coopérations internationales n’atteignent leur vrai but que s’ils garantissent une prospérité suffisante pour que l’homme puisse développer toutes les dimensions de sa personnalité […] créer les conditions d’une généreuse solidarité qui n’abandonne aucun citoyen au bord de la route, de permettre à chacun d’accéder à la culture, de reconnaître et de mettre en pratique les plus hautes valeurs humaines et spirituelles, de professer et de partager ses propres convictions religieuses. En avançant le long de ces voies, le continent européen renforcera sa cohésion, se montrera fidèle à ceux qui ont jeté les bases de sa culture et répondra à sa vocation séculaire dans le monde. »[181] Et encore : faire « obstacle aux réseaux occultes qui veulent profiter du grand marché européen pour blanchir l’argent de toute sorte de trafics qui sont indignes de l’homme, en particulier dans le domaine de la drogue, du commerce des armes et de l’exploitation des personnes, spécialement des femmes et des enfants. Les ressources, les richesses et les fruits de la croissance sur le continent, doivent pouvoir être affectés avant tout aux plus pauvres dans les différents pays, aux nations qui ont besoin de se développer davantage et qui sont actuellement encore marquées par les conséquences de la régression économique et des fluctuations des marchés financiers. » Les défis ne manquent pas : « la lutte contre le chômage, la protection de l’environnement », etc. Surtout « que la construction européenne ne soit pas d’abord une communauté d’intérêt, mais une communauté fondée sur des valeurs et sur la confiance mutuelle, plaçant l’homme au centre de tous les combats. » Pour cela, « développer toujours davantage chez nos contemporains une conscience européenne qui, prenant en compte les racines des peuples, les mobilisent pour qu’ils constituent une communauté de destin, grâce à une volonté politique qui s’attache à unir les peuples.. Une telle perspective ne pourra advenir que si l’on privilégie une vison globale de l’homme et de la société […​.] ».⁠[182]

Plus radicalement, il est indispensable de « réaffirmer le caractère non absolu des institutions politiques et des pouvoirs publics, précisément en raison de l’' « appartenance » prioritaire et innée de la personne humaine à Dieu. » Sans cela, « on risquerait de légitimer les orientations du laïcisme et de la sécularisation agnostique et athée qui conduisent à l’exclusion de Dieu et de la loi morale naturelle dans les divers domaines de l’existence humaine. » « La coexistence civile » en serait menacée « Doivent également être reconnus et sauvegardés l’identité spécifique et le rôle social de l’Église et des confessions religieuses. » Il faut donc « réagir à la tentation d’édifier la coexistence européenne en excluant la contribution des communautés religieuses, la richesse de leur message, de leur action et de leur témoignage : cela ôterait, entre autres, au processus de construction européenne des énergies importantes pour la fondation éthique et culturelle de la coexistence civile. »[183]

L’Europe demain

Dans un de ses derniers discours, Jean-Paul II nous livre son rêve d’Europe : « « Quelle est l’Europe dont on devrait rêver aujourd’hui ? […] une Europe sans nationalismes égoïstes, dans laquelle les nations sont considérées come les centres vivants d’une richesse culturelle qui mérite d’être protégée et promue au bénéfice de tous. […] une Europe dans laquelle les conquêtes de la science, de l’économie et du bien-être social ne sont pas orientées vers un consumérisme privé de sens, mais sont aux service de chaque homme dans le besoin et de l’aide solidaire pour les pays qui cherchent à atteindre l’objectif de la sécurité sociale. […] une Europe dont l’unité se fonde sur la véritable liberté. la liberté de religion et les libertés sociales murissent comme des fruits précieux sur l’humus du christianisme. Il n’ya pas de responsabilité sans liberté : ni devant Dieu, ni devant les hommes. […] une Europe unie grâce à l’engagement des jeunes » à condition que la famille se présente « comme une institution ouverte à la vie et à l’amour désintéressé […]. Une famille dont les personnes âgées font également partie intégrante en vue de ce qui est le plus important : la transmission active des valeurs et du sens de la vie. […] une entité politique, mais plus encore spirituelle, dans laquelle les hommes politiques chrétiens de tous les pays agissent dans la conscience des richesses humaines que la foi porte en elle […]. » ⁠[184]


1. L’Union s’élargit vers le sud avec l’adhésion de la Grèce en 1981, puis de l’http://fr.wikipedia.org/wiki/Espagne[Espagne
2. Devant le Conseil de l’Europe, Jean-Paul II saluera « la première Assemblée parlementaire internationale constituée dans le monde ». (Discours du 8 octobre 1988, in DC n° 1971, 6 novembre 1988, pp. 1000-1005). Il saluera aussi d’autres institutions européennes comme autant de modèles : « la Cour et la Commission forment une réalité judiciaire unique en droit international et soient devenues un modèle que d’autres organisations régionales dans le mode s’efforcent d’imiter. Ces deux institutions témoignent que les nations membres du Conseil de l’Europe reconnaissent non seulement que les droits de l’homme et les libertés fondamentales prennent le pas sur les États qui ont pour tâche de veiller à ce qu’ils soient respectés mais que ces droits transcendent les frontières nationales elles-mêmes ». Ces doits impliquent « un ensemble de valeurs sous-jacentes que le Conseil appelle à juste titre le « patrimoine commun » d’idéaux et de principes des nations de l’Europe. » (Allocution devant la Cour européenne des droits de l’homme, 8 octobre 1988, in DC n° 1971, 6 novembre 1988, pp. 1004-1005).
3. Le Pape prend acte de toute cette évolution et s’en réjouit mais jamais il n’oublie que l’essentiel est au-delà ou en-deçà de ces réformes et structures: « Le passage à la monnaie unique et l’élargissement vers l’Est vont sans doute offrir à l’Europe - c’est en tout cas notre désir le plus cher - la possibilité de devenir de plus en plus une communauté de destin, une véritable « communauté européenne ». Cela suppose évidemment que les nations qui, la composent sachent concilier leur histoire avec un même projet, pour permettre à tous de se considérer comme des partenaires égaux, soucieux uniquement du bien commun. les familles spirituelles qui ont tant apporté à la civilisation de ce continent -je pense bien sûr au christianisme - ont un rôle qui me paraît de plus en plus décisif. Face aux problèmes sociaux qui maintiennent de larges franges des populations dans la pauvreté, face aux inégalités sociales qui sont un ferment d’instabilité chroniques ou face aux jeunes générations à la recherche de références dans un monde souvent incohérent, il est important que les Églises puissent proclamer la tendresse de Dieu et l’appel à la fraternité […​]. » (Discours au Corps diplomatique, 11 janvier 1999, in DC, n° 2197, 7 février 1999, 101-104).
4. Il estime que sa mission est de travailler au rapprochement des deux parties de l’Europe : « Le Christ ne veut-il pas, l’Esprit Saint ne dispose-t-il pas que ce pape polonais, ce pape slave, manifeste justement maintenant l’unité spirituelle de l’Europe chrétienne qui, débitrice des deux grandes traditions de l’ouest et de 'est, professe grâce aux deux « une seule foi, un seul baptême, un seul Dieu et Père de tous » (Ep 4, 5-6), le Père de Notre Seigneur Jésus-Christ ? » (Homélie à Gniezno, 3 juin 1979, DC n° 1767, 1er juillet 1979, p. 612).
5. A côté de saint Benoît. Jean-Paul II insistera sur l’apport de st Benoît et de ses fils à la civilisation européenne dans son Homélie lors de la célébration des vêpres à l’abbaye de Pannonhalma (Hongrie), 6 septembre 1996, in DC, n° 2145, 6 octobre 1996, pp. 818-820.
6. Lettre apostolique Egregiae virtutis, 31 décembre 1980. Cf. également l’homélie prononcée le 14 février 1985 à l’Ouverture du « Jubilé » des apôtres des Salves, in DC n° 1893, 7 avril 1985, pp. 367-369 ; la lettre encyclique Slavorum Apostoli, 2 juin 1985, in DC n°1900, 21 juillet 1985, pp.717-728 ; l’homélie prononcée pour la clôture du jubilé des saints Cyrille et Méthode, 14 février 1985, in DC n° 1908, 15 décembre 1985, pp. 1153-1155 ; la Lettre apostolique Euntes in mundum, à l’occasion du millénaire du baptême de la Rus’ de Kiev, 25 janvier 1988, in DC n° 1960, 17 avril 1988, pp. 383-390. Sts Cyrille et Méthode représentent les « deux immenses traditions » qui forment ensemble l’Europe chrétienne. (Homélie de la messe dans la basilique de Velehrad (Tchéquie), 22 avril 1990, in DC n° 2007, 3 juin 1990, pp. 550-552).
   Déjà le 7 juillet 1952, en la fête précisément de Saints Cyrille et Méthode, Pie XII adressait à tous les peuples de Russie une lettre apostolique déjà citée. Il y évoque le temps où « la chrétienté orientale et l’occidentale étaient unies sous l’autorité du Pontife romain, comme Chef Suprême de toute l’Église ». Dans son Radio-message de Noël 1950, il affirmait déjà : « Orient et Occident ne représentent pas des principes opposés, mais participent à un commun héritage ».
7. Lettre apostolique Spes aedificandi, 1er octobre 1999. (Voir aussi l’homélie prononcée le même jour, in DC n° 2213, 7 novembre 1999, pp. 931-933).
8. Jean-Paul II précise à propos de sainte Brigitte: « En la désignant comme co-patronne de l’Europe, j’entends faire en sorte que la sentent proche d’eux non seulement ceux qui ont reçu la vocation à une vie de consécration spéciale, mais aussi ceux qui sont appelés aux occupations ordinaires de la vie laïque dans le monde et surtout à la haute et exigeante vocation de former une famille ». Catherine Sienne qui connut « un parcours rapide de perfection entre prière, austérité et œuvres de charité », elle déploya une extraordinaire activité apostolique, résolvant, en Italie et à travers l’Europe, des conflits temporels et religieux, invitant hommes princes et ecclésiastiques de quelque niveau qu’ils soient à la réforme des mœurs. Quant à Edith Stein, sainte Thérèse-Bénédicte de la Croix, « non seulement elle passa sa vie dans divers pays d’Europe, mais par toute sa vie d’intellectuelle, de mystique, de martyre, jeta comme un pont entre ses racines juives et l’adhésion au Christ, s’adonnant avec une intuition sûre au dialogue avec la pensée philosophique contemporaine et, en fin de compte, proclamant par son martyre les raisons de Dieu et de l’homme face à cette honte épouvantable qu’est la « Shoah ». Elle est devenue ainsi l’expression d’un pèlerinage humain, culturel et religieux qui incarne le cœur insondable de la tragédie et des espoirs du continent européen. » (Id.)
9. « nous n’avons pas manqué, mes prédécesseurs et moi-même, de donner notre appui à la réalisation du grand projet de rapprochement et de coopération des États et des peuples de l’Europe. » (Discours aux présidents des Parlements de l’Union européenne, 23 septembre 2000, in DC, 2234, 15 octobre 2000, pp. 861-862).
10. Exhortation apostolique post-synodale, 28 juin 2003.
11. Question posée par BERT Thierry in Communio, n° XV, 3-4, mai-août 1990, pp18-56.
12. Discours à une Commission parlementaire du Conseil de l’Europe, 17 mars 1988, in DC n° 1961, 1er mai 1988, pp. 440-441. Jean-Paul II met en évidence le « grand intérêt avec lequel l’Église, et particulièrement le Saint-Siège, suit les efforts pour donner à l’Europe une nouvelle conscience et une nouvelle forme à partir de son riche héritage historique et face aux défis décisifs de notre temps. » (Allocution aux membres du Cercle Bergedorf, 17 décembre 1984, in DC n°1890 17 février 1985, pp. 226-227). Ce cercle de discussion allemand (Bergedorfer Gesprächskreis) a été fondé par l’industriel K.A. Körber (1909-1992) et réunit régulièrement des politiciens de haut rang et des experts internationaux dans diverses grandes villes d’Allemagne, d’Europe et d’ailleurs. Ce cercle s’intéresse non seulement à la politique allemande mais aussi internationale et a consacré certains de ses travaux à l’Europe. On y a vu Willy Brandt, Jacques Delors ou encore Angela Merkel. Actuellement, les discussions portent sur la politique étrangère allemande et européenne dans trois régions : l’Asie, l’Europe et le Moyen-Orient. Plus de 3000 dirigeants politiques, des responsables gouvernementaux et des experts d’Europe, d’Asie, du Moyen-Orient et les États-Unis ont participé à plus de 150 cercles Bergedorf.
(cf. http://www.koerber-stiftung.de/internationale-politik/bergedorfer-gespraechskreis/portraet.html).
13. Et tout particulièrement les hommes d’Église aujourd’hui comme l’atteste le rassemblement régulier de tous les évêques d’Europe pour réfléchir à l’avenir du continent. Lors d’une de ces réunions, Jean-Paul II souligne le symbole fort offert par ce symposium qui, lui-même « fait apparaître un visage original de l’Europe et allume une espérance pour toute l’Europe ». Il « atteste, en effet, la vocation de l’Europe à la fraternité et à la solidarité de tous les peuples qui la composent depuis l’Atlantique jusqu’à l’Oural. » (Allocution au Symposium des évêques, le 5 octobre 1982, in DC n° 1842, 19 décembre 1982, pp. 1152-1154.
14. Discours à un Congrès culturel européen, 21 avril 1986, in DC n° 1919, 1er juin 1986, pp. 533-534.
15. Allocution aux membres du Cercle Bergedorf, 17 décembre 1984, DC n°1890 17 février 1985, pp. 226-227.
16. Discours au Conseil des Conférences épiscopales d’Europe (CCEE), 19 décembre 1978.
17. L’« Acte européen » à Saint-Jacques-de-Compostelle, 9 novembre 1982, in DC n° 1841, 5 décembre 1982, pp1128-1130.
18. Lettre aux présidents des Conférences épiscopales d’Europe, 2 janvier 1986, in DC, n° 1912, 16 février 1986, pp. 183-184.
19. Allocution au Symposium des évêques 5 octobre 1982, in DC n° 1842, 19 décembre 1982, pp. 1152-1154.
20. Discours à une Commission parlementaire du Conseil de l’Europe, 17 mars 1988, in DC n° 1961, 1er mai 1988, pp. 440-441.
21. Discours sur la crise de l’Occident et la mission spirituelle de l’Europe, 12 novembre 1981, in DC 6 décembre 1981, n° 1819, pp. 1056-1057.
22. Allocution aux présidents des Parlements de la Communauté européenne, 26 novembre 1983, in DC n° 1865, 1er janvier 1984, pp. 7-8. « La puissance économique dont dispose l’Europe en fait une des régions favorisées dans le monde, malgré les problèmes réels qu’elle connaît. Cette situation crée une responsabilité dans les relations Nord-Sud où la justice humaine s’impose également. » (Discours aux représentants des institutions européennes à Luxembourg, 15 mai 1985, in DC n° 1898, 16 juin 1985, pp. 653-658).
23. Allocution aux membres du Cercle Bergedorf, 17 décembre 1984, DC n°1890 17 février 1985, pp. 226-227. « Le monde a besoin d’une Europe qui devienne à nouveau consciente de ses fondements chrétiens et de son identité, et en même temps soit prête à modeler, à partir de là, son propre présent et son propre avenir. L’Europe a été le premier continent auquel le christianisme a été confié en profondeur et qui a ainsi fait l’expérience d’un essor spirituel et culturel irremplaçable. » Discours sur la crise de l’Occident et la mission spirituelle de l’Europe, 12 novembre 1981, DC 6 décembre 1981, n° 1819, pp. 1056-1057.
24. Allocution aux membres du Cercle Bergedorf, 17 décembre 1984, DC n°1890 17 février 1985, pp. 226-227.
25. Id..
26. Lettre apostolique Egregiae virtutis, 31 décembre 1980, DC n° 1801, 1er février 1981, p. 110: « L’Europe, dans son ensemble géographique, est, pour ainsi dire, le fruit de l’union de deux courants de tradition chrétienne auxquels s’ajoutent aussi deux formes de cultures diverses, mais en même temps profondément complémentaires ». L’une « plus logique et plus rationnelle », l’autre « plus mystique et plus intuitive ». L’Europe a « « deux poumons » - l’Orient et l’Occident - sans lesquels l’Europe ne pourrait respirer. » (Discours aux cardinaux et à la Curie romaine, 22 décembre 1989, in DC n° 1999, 4 février 1990, pp. 103-107).
27. Beaucoup se sont interrogés sur l’origine de cette expression. Plusieurs l’ont attribuée à Mikhaïl Gorbatchev qui l’a employée dans un discours, le 6 juillet 1989, devant le Conseil de l’Europe. Mais le journal Le Monde, le 9 octobre 2003, s’est livré à une enquête qui relève que « les plus érudits au Vatican assurent que le premier à avoir jamais employé l’expression de « maison commune européenne » est l’ancien maire de Florence, M. Giorgio La Pira, haute figure du catholicisme italien canonisé de son vivant, qui, devant Krouchtchev en 1960, avait eu cette formule : « Il n’y aura pas de vraie maison commune pour l’homme en Europe, s’il n’y a pas aussi, dans votre cité, de maison pour Dieu. » » (http://www.lemonde.fr/europe/article/2003/10/09/jean-paul-ii-et-mikhail-gorbatchev_337444_3214.html). Pourtant, dans La Libre Belgique du 14 mars 1991, le journaliste français Paul Collowald qui fut directeur général de l’information à la Commission européenne et au parlement européen de même que directeur de cabinet du président du Parlement européen Pierre Pfimlin (1984-1987), révélait que, lors d’un discours prononcé le 12 juin 1961, à Hanovre, le chancelier Konrad Adenauer avait déclaré : « Notre objectif est que l’Europe devienne une grande maison pour tous les Européens, une maison de la liberté. » poussant plus loin ses investigations, le journaliste découvrit que, déjà en avril 1951, Konrad Adenauer, venu à Paris pour la signature du traité CECA (Communauté européenne du charbon et de l’acier) avait parlé du « jour pas si éloigné où les peuples pourront s’unir dans une maison commune qui porte le nom très vénéré d’Europe. »
   Il semble sûr évidemment que Gorbatchev et Adenauer ne donnaient le même sens à l’expression « maison commune ». Ainsi l’ambassadeur d’URSS à Bruxelles, Félix Petrovitch Bogdanov dans une conférence intitulée « La maison commune européenne » (dans le cadre des « Conférences de Bruxelles », le lundi 19 mars 1990), précisa que la vraie dimension de la maison commune allait de Vladivostock à San Francisco ! De son côté, Mme Natalia Doubinina, de l’Institut de l’Europe et de l’Académie des sciences, interrogée sur la « maison commune », dans le cadre d’un colloque (« Réalités européennes du présent », 5 et 6 octobre 1990) expliqua avec beaucoup de loyauté intellectuelle que le concept de M. Gorbatchev restait un « cadre », volontairement encore très vague, et que cette nouvelle approche constituait essentiellement, à ce stade, un « appel aux Européens ». (link:http://www.cvce.eu/obj/"la_maison_commune_recherche_de_paternite"_dans_la_libre_belgique_14_mars_1991- fr-c8fbc2d3-a88c-46c4-8507-88138ddbf926.html).
28. Discours aux cardinaux et à la Curie romaine, 22 décembre 1989, in DC n° 1999, 4 février 1990, pp. 103-107.
29. Homélie prononcée pendant la messe à Gniezo (Pologne), le 3 juin 1979, in DC, n° 1767, 1er juillet 1979, pp. 610-612. le 3 juin 1997, à Gniezo, de nouveau, Jean-Paul II présentera cette homélie comme le programme de son pontificat : « Aujourd’hui, dix-huit ans plus tard, il nous faudrait revenir à cette homélie de Gniezo qui, en un certain sens, est devenue le programme de mon pontificat. Mais elle fut avant tout une humble lecture des desseins de Dieu concernant les vingt-cinq dernières années de notre millénaire. » Enfin, « un demi-siècle de séparation a pris fin » (Homélie à Gniezno lors de la célébration du millénaire de saint Adalbert, 2 juin 1997, in DC n° 2164, 20 juillet 1997, pp. 664-667).
30. Le 5 avril 1979.
31. Discours devant le parlement européen, 11 octobre 1988.
32. Homélie au sanctuaire marial de Covadonga (Espagne), 20 août 1989, in DC n° 1991, 1er octobre 1989, pp. 843-845.
33. C’est l’« Acte européen » à Saint-Jacques-de-Compostelle, 9 novembre 1982 (in DC n° 1841, 5 décembre 1982, pp. 1128-1130) qui a été la cible de critiques. Pourquoi cette importance accordée à Compostelle ? Parce que Compostelle « a été dans le passé un centre d’attraction et de convergence pour l’Europe et toute la chrétienté. C’est pourquoi j’ai voulu rencontrer ici les éminents représentants des organismes européens, des évêques et des organisations du continent. » (L’« Acte européen » à Saint-Jacques-de-Compostelle, le 9 novembre 1982, in DC n° 1841, 5 décembre 1982, pp1128-1130). Et voici le cœur de cet « appel » : « je lance vers toi, vieille Europe, un cri plein d’amour : Retrouve-toi toi-même. Sois toi-même. Découvre tes origines. Avive tes racines. Revis ces valeurs authentiques qui ont rendu ton histoire glorieuse, et bienfaisante ta présence sur les autres continents. Reconstruis ton unité spirituelle, dans un climat de plein respect des autres religions et des libertés authentiques. Rends à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. Ne t’enorgueillis pas de tes conquêtes au point d’en oublier leurs éventuelles conséquences négatives. Ne te laisse pas abattre par la perte quantitative de ta grandeur dans le monde, ou par les crises sociales et culturelles qui te touchent aujourd’hui. Tu peux être encore un phare de civilisation et de progrès pour le monde. les autres continents te regardent et attendent aussi de toi la réponse que saint Jacques a donnée au Christ : « Je le peux ».(Id.) Cet appel très mal perçu par certains : sous la direction de LUNEAU René avec la collaboration de LADRIERE Paul, a été publié un livre intitulé Le rêve de Compostelle, Vers la restauration d’une Europe chrétienne ? (Centurion, 1999). Né en 1932, le Père dominicain René Luneau a vécu longtemps en Afrique et a professé à l’Institut catholique de Paris. Paul Ladrière est un sociologue, né en 1927. Dans ce livre, les auteurs s’inquiètent du projet de « nouvelle évangélisation de l’Europe » telle que la conçoit du moins Jean-Paul II. Ils émettent des « réserves » « à la fois sur la conception que le pape se fait de l’identité européenne et de son histoire […​] et sur le pessimisme radical de son jugement sur la « modernité » du monde […​]. » (p. 17). Ils soulignent l’ « autoritarisme » manifesté dans la mise en œuvre de cette évangélisation (p. 20), « la situation conflictuelle » dans laquelle se trouve l’Église (p. 21) dont une partie est mal à l’aise face à « cette mobilisation générale » (p. 36) et le fait que le projet de réévangélisation ne prend pas « suffisamment en compte la réalité présente du monde et plus encore les bouleversements démographiques, éthiques, économiques, culturels » à venir (p. 22). Pour R. Luneau, la vision que le pape a de l’Europe heurte certains chrétiens non-européens dont les peuples ont eu à souffrir l’emprise européenne. de plus, l’Europe moderne « n’est pas née de la chrétienté elle-même mais de son éclatement » ( p. 39). La sécularisation dénoncée par la Pape, historiquement n’est pas nécessairement un mal ; qui plus est, pour beaucoup de chrétiens, la sécularisation « marque un temps bénéfique de la maturité de l’homme » (p 47). d’une manière générale, l’Europe occidentale n’est pas aussi pervertie qu’on le dit. En bref, Jean-Paul II est fort proche de Pie XII, marqué lui-même par Vladimir Soloviev et le messianisme polonais (cf. MICHEL Patrick, Messianisme polonais et histoire contemporaine, in Le rêve de Compostelle, op. cit., pp. 52-67. P. Michel est sociologue et politologue).
   V. Soloviev est un philosophe et un poète russe (1853-1900) qui donnait à la Pologne la mission de servir le catholicisme. Jean-Paul II cite son nom parmi d’autres auteurs in Discours aux membres d’un Colloque international, 6 novembre 1981, ( DC n° 1819, 6 décembre 1981, p. 1055).
34. L’« Acte européen » à Saint-Jacques-de-Compostelle, le 9 novembre 1982, in DC n° 1841, 5 décembre 1982, pp. 1128-1130.
35. A Strasbourg, le 11 octobre 1988, in DC n° 1971, pp. 1043-1046. Dans ce discours, Jean-Paul II explique les principes d’une saine laïcité qui s’exprime dans la distinction des pouvoirs, distinction qui offre un espace de liberté à la conscience éclairée comme à la religion. Constatant qu’il existe une « tension constante » entre croyants et agnostiques ou athées, il montre que « devant cette diversité des points de vue, la fonction la plus élevée de la foi est de garantir également à tous les citoyens le droit de vivre en accord avec leur conscience et de ne pas contredire les normes de l’ordre moral naturel reconnues par la raison. » Principe bien établi dans la déclaration Dignitatis humanae: « c’est dans l’humus du christianisme que l’Europe moderne a puisé le principe - souvent perdu de vue pendant les siècles de « chrétienté » - qui gouverne le plus fondamentalement sa vie publique […​] « . Dans la relative autonomie de la conscience et de la religion, il n’est « plus possible d’idolâtrer la société […​] La société, l’État, le pouvoir politique appartiennent au cadre changeant et toujours perfectible de ce monde […​]. La vie publique, le bon ordre de l’État reposent sur la vertu des citoyens, qui invite à subordonner les intérêts individuels au bien commun, à ne se donner et à ne reconnaître pour loi que ce qui est objectivement juste et bon. Déjà les anciens Grecs avaient découvert qu’il n’y a pas de démocratie sans assujettissement de tous à la loi, et pas de loi qui ne soit fondée sur une norme transcendante du vrai et du juste. Dire qu’il revient à la communauté religieuse, et non à l’État, de gérer « ce qui est à Dieu », revient à poser une limite salutaire au pouvoir des hommes, et cette limite est celle du domaine de la conscience, des fins dernières, du sens ultime de l’existence, de l’ouverture sur l’absolu, de la tension vers un achèvement jamais atteint, qui stimule les efforts et inspire les choix justes. » Est donc dangereuse « l’exclusion de Dieu de la vie publique, de Dieu comme ultime instance de l’éthique et garantie suprême contre tous les abus du pouvoir de l’homme sur l’homme. » Ainsi, depuis près de deux mille ans, « l’Europe offre un exemple très significatif de la fécondité culturelle du christianisme qui, de par sa nature, ne peut être relégué dans la sphère privée. » Dès lors,
   « si le substrat religieux et chrétien de ce continent devait en venir à être marginalisé dans son rôle d’inspirateur de l’éthique et dans son efficacité sociale, c’est non seulement tout l’héritage du passé européen qui serait nié, mais c’est encore un avenir digne de l’homme européen -[…​] de tout homme européen, croyant ou incroyant - qui serait compromis. »
36. « Sans céder à aucune tentation de nostalgie, et en ne se contentant pas non plus d’une reproduction mécanique des modèles du passé, mais en s’ouvrant aux nouveaux défis présents, il faudra donc s’inspirer, avec une fidélité créative, des racines chrétiennes qui ont marqué l’histoire européenne. » (Message aux participants au Congrès européen « Vers une constitution européenne ? », 20 juin 2002, in DC n° 2283, 5 janvier 2003, pp. 22-24).
37. « La marginalisation des religions, qui ont contribué et contribuent encore à la culture et à l’humanisme dont l’Europe est légitimement fière, me paraît être à la fois une injustice et une erreur de perspective ? reconnaître un fait historique indéniable ne signifie pas du tout méconnaître l’exigence moderne d’une juste laïcité des États, et donc de l’Europe. » (Discours au corps diplomatique, janvier 2002). La principale opposition à la reconnaissance des « racines chrétiennes de l’Europe » vient de « la prédominance , au sein de l’Union, « d’une certaine conception de la laïcité d’inspiration française » (La Convenzione europea, in La Cività cattolica, 20 avril 2001, p. 110, citée in CHENAUX, op. cit., p. 202.)
   « Face aux différentes solutions possibles de ce « processus » européen complexe et important, l’Église » n’a pas « qualité pour exprimer une préférence de l’une ou l’autre solution institutionnelle ou constitutionnelle » et respecte « l’autonomie légitime de l’ordre démocratique (CA 47).[…​] Dans le même temps, […​] elle ne peut rester indifférente face aux valeurs qui inspirent les divers choix institutionnels. » (Message aux participants au Congrès européen « Vers une constitution européenne ? », 20 juin 2002, in DC n° 2283, 5 janvier 2003, pp. 22-24).
38. Id..
39. Homélie à l’occasion du XVe centenaire de la naissance de saint Benoît, 23 mars 1980, in DC n° 1784, 20 avril 1980, p.354.
40. Homélie cathédrale de Spire (Allemagne), 4 mai 1987.
41. Discours aux représentants des institutions européennes à Luxembourg, 15 mai 1985, in DC n° 1898, 16 juin 1985, pp. 653-658.
42. Discours au Conseil fédéral du « Mouvement européen », 28 mars 1987, in DC n° 1941, 7 juin 1987, pp. 596-598.
43. « les aspects politiques et économiques sont au premier plan de l’actualité, mais il serait vraiment réducteur d’en rester là. Les laïcs chrétiens qui prennent part à la construction européenne peuvent y apporter la dimension morale et spirituelle sans laquelle beaucoup d’espoirs seraient rendus vains. » (Discours aux évêques français de la région « Ouest », 14 février 1992, in DC n° 2047, 5 avril 1992, pp. 303-305).
44. L’« Acte européen » à Saint-Jacques-de-Compostelle, le 9 novembre 1982, in DC n° 1841, 5 décembre 1982, pp1128-1130. A plusieurs reprises, Jean-Paul II renverra ses auditeurs à cet « acte européen » (Cf. Discours aux représentants du monde de la culture à Florence, 18-19 octobre 1987, in DC n° 1931, pp. 19-23).
45. Jean-Paul II cite parmi eux : Jean Monnet, Robert Schuman, Alcide de Gasperi, Konrad Adenauer, Winston Churchill, Paul-Henri Spaak.
46. Discours au siège de la Communauté économique européenne à Bruxelles, 20 mai 1985, in DC n° 1899, 7 juillet 1985, pp. 694-697. Le Pape se réjouira de l’entrée en vigueur du « Marché unique » qui « va hâter le processus de l’intégration européenne ». L’Europe « sera celle de la libre association de tous ses peuples et de la mise en commun des multiples richesses de sa diversité.[…​] Une Europe unie […​] sera en mesure, plus encore que par le passé, de consacrer ressources et énergies nouvelles à la grande tâche du développement des pays du tiers-monde, spécialement ceux qui entretiennent déjà avec elle des liens traditionnels. » A ce point de vue, Jean-Paul II considérera la « Convention de Lomé » « à bien des égards exemplaire ». (Discours au Parlement européen à Strasbourg, 11 octobre 1988, in DC n° 1971, pp. 1043-1046). La convention de Lomé est un accord de coopération commerciale signé le 28février 1975 entre la CEE et 46 pays d’https://fr.wikipedia.org/wiki/Afrique[Afrique
47. Allocution lors du « Regina Coeli » à Ravenne, 11 mai 1986, in DC n° 1924, pp. 636-637. « L’Europe n’est pas une entité abstraite, ni seulement un marché ou un espace de libre circulation, c’est avant tout une communauté d’hommes. Il n’y a pas de communautés sans le sentiment d’une communauté de destin. C’est à la poursuite du destin de l’Europe, qui est aussi celui de l’homme et de la civilisation humaine, que l’Église désire apporter sa contribution spécifique. » (Discours à l’aéroport de Bâle-Mulhouse, 11 octobre 1988, in DC, n° 1971, 6 novembre 1988, p1049-1050).
48. Discours au parlement européen à Strasbourg, 11 octobre 1988, in DC n° 1971, pp. 1043-1046.
49. Discours aux représentants du monde de la culture, aux étudiants et aux représentants des Églises non catholiques, 21 avril 1990, in DC n° 2007, 3 juin 1990, pp. 545-549.
50. JP II a fait longuement l’histoire de ce continent avec ses lumières et ses ombres relevées époque par époque : c’est une « histoire terrible et belle »,dira-t-il. Il l’a décrite que l’Europe « prenne une conscience plus claire de ce qu’elle est, de ce que porte sa mémoire collective d’un passé log et tumultueux, pour ne pas subir son destin comme le produit du hasard, mais construire librement son avenir comme un projet. Et ce projet ne peut que se fonder sur les héritages de l’histoire. En les considérant, il faut se garder d’en exalter les lumières sans y voir les pans d’ombre, et, si l’on explore les zones obscures, de renier ce qu’ont apporté de solide et de bon les siècles précédents. » (Discours au siège de la Communauté économique européenne à Bruxelles, 20 mai 1985, in DC n° 1899, 7 juillet 1985, pp. 694-697).
51. Monseigneur Lustiger qui fut créé cardinal par Jean-Paul II en 1983,évoque « un fantôme » qui « plane sur l’Europe et son passé, la mauvaise conscience d’une réussite éclatante qui contredit les principes mêmes grâce auxquels elle a pu s’accomplir : l’affirmation de la liberté qui se change en volonté de domination, la recherche de l’égalité qui engendre l’asservissement, la proclamation de la fraternité, source de tant de luttes sanglantes et de divisions sans espoir. » Il rappelle que la domination été le destin de l’Europe : « la domination des maîtres et la violence faite aux esclaves » qui aboutit à une « idéologie de race ». La révolte des esclaves devenue « idéologie de classe ». Deux guerres mondiales. Le combat de l’Est et de l’Ouest. L’enrichissement des uns qui appauvrit les autres. « Voici qu’à présent, comme épuisée de violence, elle ne donne plus que parcimonieusement la vie. L’Europe meurtrie tarit les sources de la vie. la fécondité de l’amour se trouve attaquée et les fruits de l’amour avortent. […​] La violence des maîtres et des esclaves, l’enrichissement des riches et l’appauvrissement des pauvres se redoublent dans la détresse du couple humain dont l’amour est sans la vie et la vie sans amour. Domination et séduction se disputent l’homme et la femme dans une Europe plus inquiète de survivre que de payer le prix de la vie. » (Les conditions spirituelles d’un avenir pour l’Europe, Allocution à Bonn, 8 octobre 1981, in DC, n° 1817, 1er novembre 1981, pp. 981-982).
52. Au XVIe siècle, « l’Europe commença à subir un changement qui entraîna une modification profonde de sa physionomie. Son unité, déjà fragile et instable, commença à connaître un irrésistible déclin. » (Allocution aux promoteurs d’un Congrès pour le Ve centenaire de Luther, 24 mars 1984, in DC n° 1874, 20 mai 1984, pp. 506-507).
53. Allocution aux « Vêpres européennes », Vienne, 10 septembre 1983, in DC, n° 1860, 16 octobre 1983, pp. 917-918.
54. Jean-Paul II dénonce les dérives où les chrétiens « ont eu leur part » : individualisme, égoïsme, nationalisme, racisme, totalitarismes, matérialisme pratique. (Discours devant le Conseil de l’Europe, 8 octobre 1988, in DC n° 1971, 6 novembre 1988, pp. 1000-1005). Le lecteur qui souhaiterait davantage de précisions sur l’histoire de l’évangélisation de l’Europe, ses ombres et ses lumières, peut lire le Discours à la réunion de préparation au Synode des évêques d’Europe, 5 juin 1990, in DC n° 2010, 15 juillet 1990, pp. 684-688. On y trouve une histoire de l’évangélisation de l’Europe avec ses ombres et ses lumières, puis le passage du théocentrisme à l’athéisme et enfin les tragédies du XXe siècle.
55. « l’hédonisme d’une société de consommation permissive » (Discours au VIIe Symposium des évêques d’Europe, 17 octobre 1989, in DC n° 1994, 19 novembre 1989, pp. 1020-1022).
56. Jean-Paul II dénoncera la « technicisation croissante des moments fondamentaux de la vie », la légalisation de l’avortement qui mène à estimer que le légal est licite. (Discours au VIIe Symposium des évêques d’Europe, 17 octobre 1989, in DC n° 1994, 19 novembre 1989, pp. 1020-1022).
57. L’« Acte européen » à Saint-Jacques-de-Compostelle, le 9 novembre 1982, in DC n° 1841, 5 décembre 1982, pp1128-1130. Jean-Paul II rappellera que « des lignes de division traversent le continent entre l’Est et l’Ouest, le Nord et le Sud ». (Allocution au Symposium des évêques, le 5 octobre 1982, in DC n° 1842, 19 décembre 1982, pp. 1152-1154.
58. Discours aux membres d’un Colloque international sur « Les racines chrétiennes communes des nations européennes », 6 novembre 1981, in DC n° 1819, 6 décembre 1981, pp. 1054-1056.
59. Discours à un Congrès culturel européen, 21 avril 1986, in DC n° 1919, 1er juin 1986, pp. 533-534. Jean-Paul II reviendra à de multiples reprises sur les maux dont souffre l’Europe actuelle : la surabondance des biens, la consommation, le modèle familial mis à mal, le mariage dénaturé par le subjectivisme et l’individualisme, la dénatalité, le vieillissement démographique, l’avortement. L’homme européen est « sécularisé », « tellement engagé dans la tâche d’édifier la cité terrestre qu’il a perdu de vue ou même qu’il exclut volontairement la « cité de Dieu. […​] L’individu veut recevoir seulement de sa propre raison autonome ses fins, ses valeurs, la signification de sa vie et de son activité », il devient conformiste et solitaire, oublieux de son histoire. Or, « l’amnésie de son propre acte de naissance et de son propre développement organique est toujours un risque et peut même conduire à l’aliénation ». ( Discours du Pape aux participants au Symposium, 11 octobre 1985, in DC n° 1906, 17 novembre 1985, pp. 1083-1087.) Il dira encore : « En Europe, continent « chrétien », le sens moral s’affaiblit, le mot même de « commandement » est souvent récusé. Au nom de la liberté, les normes sont récusées, l’enseignement moral de l’Église est ignoré. » (JEAN-PAUL II, Homélie au stade de la Meinau, 8 octobre 1988, in DC n° 1971, 6 novembre 1988, pp. 1016-1019).
60. Homélie pour la clôture du Synode pour l’Europe, 23 octobre 1999.
61. Allocution aux évêques polonais, 5 juin 1979.
62. « Les hommes et les femmes de ce vieux continent à l’histoire si tourmentée ont besoin de reprendre conscience de ce qui fonde leur identité commune, de ce qui demeure comme leur vaste mémoire partagée. […​]
   « L’identité européenne n’est pas une réalité facile à cerner. Les sources lointaines de cette civilisation sont multiples, venant de la Grèce et de Rome, des fonds celtes, germaniques et slaves, du christianisme qui l’a profondément pétrie ». Il y a, en effet, en Europe, une grande diversité de langues, de cultures, de traditions juridiques. (Discours devant le Conseil de l’Europe, 8 octobre 1988, in DC n° 1971, 6 novembre 1988, pp. 1000-1005).
63. « Quel est cet héritage ? Pensons un moment aux valeurs fondamentales de notre civilisation : la dignité de la personne, le caractère sacré de la vie, le rôle central de la famille, l’importance de l’instruction, la liberté de pensée, de parole et de profession de ses propres convictions ou de sa propre religion, la protection légale des individus et des groupes, la collaboration de tous pour le bien commun, le travail compris comme participation à l’œuvre même du Créateur, l’autorité de l’État gouverné à la foi par les lois et la raison. Ces valeurs appartiennent au trésor culturel de l’Europe, un trésor qui est le résultat de longues réflexions, de débats et de souffrances. Elles représentent une conquête spirituelle de raison et de justice qui fait honneur aux peuples d’Europe qui cherchent à mettre en pratique, dans le domaine temporel, l’esprit chrétien de fraternité enseigné par l’Évangile.
   Les universités devraient être le lieu spécial pour donner lumière et chaleur à ces convictions qui sont enracinées dans le monde gréco-romain, et qui ont été enrichies et élevées par la tradition judéo-chrétienne. C’est une telle tradition qui a développé une idée plus haute de la personne humaine vue comme image de Dieu, rachetée par le Christ et appelée à un destin éternel, dotée de droits inaliénables et responsable du bien commun de la société. les débats théologiques relatifs à la double nature du Christ ont permis l’élaboration d’un concept de la personne humaine qui est la pierre d’angle de la civilisation occidentale.
   L’individu a été de cette façon placé dans un ordre naturel de la création avec des conditions et des exigences objectives. la position de l’homme n’est plus confiée au caprice des gouvernants et des idéologies, mais s’appuie sur une loi naturelle universelle objective. »
   ( Discours à l’université d’Uppsala (Suède), 9 juin 1989, in DC n° 1988, 16 juillet 1989, pp. 700-703).
64. Jean-Paul II - est-ce une surprise ? - inscrit son action en continuité avec ses prédécesseurs et Paul VI notamment : « J’ai eu la chance de participer au Symposium de 1975 et d’y prononcer une conférence. Je désire rappeler au moins quelques-unes des pensées qu’avait alors exprimées Paul VI en nous recevant. Il s’agissait de pensées regardant l’Europe, son héritage chrétien et son avenir chrétien. Il nous invitait à « réveiller l’âme chrétienne de l’Europe où s’enracine son unité » ; à purifier et à ramener à leur source les valeurs évangéliques encore présentes mais comme désarticulées, axées sur des objectifs purement terrestres ; à réveiller et fortifier les consciences à la lumière de la foi prêchée à temps et à contre temps ; à faire converger leur flamme par dessus toutes les barrières ». (Discours au Conseil des Conférences épiscopales d’Europe (CCEE), 19 décembre 1978.
65. Le pape renvoie à GS 37.
66. Allocution au Symposium des évêques, 5 octobre 1982, in DC n° 1842, 19 décembre 1982, pp. 1152-1154.
67. Selon Ysabel de Andia, « l’image des « racines », préférée à celle de « source », indique bien cette pénétration ou cette fondation du christianisme dans la « terre » dont il emprunte le suc. d’autre part le pluriel marque la multiplicité des « points de pénétration » du christianisme dans cette terre. » (Les racines chrétiennes de l’Europe, in Communio, XV, 3-4, mai-août 1990, p. 99, note 17).
68. Le 11 octobre 1988.
69. Il y reviendra très souvent. Quelques exemples: « Quand on regarde les 2000 ans écoulés, on ne peut pas ne pas voir un dessein de Dieu dans le fait que l’Europe, bien qu’elle n’ait pas été le lieu du premier Avènement du Christ, est cependant le continent où le christianisme s’est le plus profondément enraciné.[…​] « Depuis lors, le christianisme s’est situé aux racines mêmes de l’Europe, qui est devenue ainsi le continent « missionnaire » par excellence. » (Lettre au président du CCEE, 1er septembre 1993, in DC n° 2080, 17 octobre 1993, pp. 879-880). « Depuis 2000 ans, le christianisme a enfoncé ses racines dans les nations de notre continent et il est devenu le germe salvifique de la vie, de la culture et de la civilisation européennes. Cela ne vaut pas seulement pour le passé. S’il est vrai que la civilisation européenne, spécialement la civilisation moderne, a eu de multiples racines, il n’en est pas moins vrai qu’elle a grandi avant tout à partir de racines chrétiennes ». En témoignent « les œuvres de la culture et de l’art, présentes partout, mais aussi par le témoignage de nombreux saints et bienheureux […​]. » (Homélie lors de la messe au sanctuaire marial de Lorette, 10 septembre 1995, in DC n° 2124, 15 octobre 1995, pp. 870-873).
70. Cf. Europe, la voie romaine, Criterion/Idées, 1992 ou l’article Le christianisme comme forme de la culture européenne, in Communio, n° XXX, 3, mai-juin 2005, qui reprend brièvement les idées développées dans l’ouvrage cité.
71. Le christianisme comme forme de la culture européenne, op. cit., p. 41.
72. La Lituanie n’a été touchée par le christianisme qu’à la fin du XIVe siècle.
73. R. Brague s’indigne du refus de mentionner dans le Préambule du Traité constitutionnel, l’héritage chrétien. Il appelle à la rescousse un spécialiste américain du droit européen, qui, « juif observant », s’est plaint de cette négligence : WEILER J. H., Une Europe chrétienne. Une excursion, Cerf, 2004. Pour l’auteur, ce refus est clairement idéologique. d’une part, les Européens croient connaître le christianisme mais en fait ne le connaissent pas et d’autre part « l’idéologie du progrès héritée des Lumières » considérant que ce qui est passé est mal cherche à « punir » ce passé subsistant qu’est le christianisme. (op. cit., pp. 42-43).
74. L’auteur fait allusion au célèbre ouvrage de HUNTINGTON Samuel, Le choc des civilisations et la refondation de l’ordre mondial, O. Jacob, 1997.
75. C’est le cas du bouddhisme par rapport au védisme, de l’hindouisme par rapport au bouddhisme, du judaïsme par rapport au paganisme, de l’islam par rapport au judaïsme et au christianisme.
76. Op. cit., p. 46.
77. Même le paganisme est assumé, non seulement les langues, latin et grec, mais aussi l’art comme on le voit, par exemple, lors de la Renaissance. Jean-Paul II dira que le christianisme a intégré « l’héritage gréco-romain, la culture des peuples germaniques et celle des peuples slaves, en donnant vie à un esprit commun européen à partir de la variété ethnique et culturelle ». (Allocution au Symposium des évêques, 5 octobre 1982, in DC n° 1842, 19 décembre 1982, pp. 1152-1154).
78. Op. cit., p. 48.
79. Aux membres du Cercle Bergedorf.
80. L’Église doit faire cette proposition « car non seulement elle dispose encore de beaucoup de moyens, mais ses fils ont eu tant de possibilités de connaître ce qui est juste et bon, de se former l’esprit et le cœur, de savoir le prix de la vie et de la liberté, de puiser aux sources de l’amour que le christianisme leur a révélé ! Oui les nations du monde sont en droit d’en attendre une aide particulière. » (Allocution aux présidents des Parlements de la Communauté européenne, 26 novembre 1983, in DC n° 1865, 1er janvier 1984, pp. 7-8). L’Église a toujours eu la prétention de former de bons citoyens or, « les institutions, à elles seules, ne feront jamais l’Europe, ce sont les hommes qui la feront ». (Discours aux membres du Parlement européen, 5 avril 1979). « Sans sortir de la compétence qui est la sienne », l’Église considère « comme son devoir d’éclairer et d’accompagner les initiatives développées par les peuples qui vont dans le sens des valeurs et des principes qu’elle se doit de proclamer, attentive aux signes des temps qui invitent à traduire dans les réalités changeantes de l('existence les requêtes permanentes de l’Évangile. « L’Église ne peut se désintéresser « de la construction de l’Europe, elle qui est implantée depuis des siècles dans les peuples qui la composent et les a un jour portés sur les fonts baptismaux, peuples pour qui la foi chrétienne est et demeure l’un des éléments de leur identité culturelle ». (Discours au parlement européen à Strasbourg, 11 octobre 1988, in DC n° 1971, pp. 1043-1046).
81. Le Pape aura l’occasion de développer longuement la rencontre entre la culture grecque (littérature, philosophie, art) et le christianisme : « L’inculturation de l’Évangile dans le monde grec demeure un exemple pour toute inculturation », dira-t-il. Il ajoutera (en rappelant l’inscription au fronton du Temple de Delphes : « connais-toi toi-même ») que l’Europe doit se connaître elle-même : « Cette connaissance d’elle-même se réalisera seulement si elle explore de nouveau les racines de son identité, racines qui plongent profondément dans l’héritage hellénique classique et dans l’héritage chrétien, qui conduisirent à la naissance d’un humanisme fondé sur la ; perception que toute personne humaine est créée dès son origine à l’image et à la ressemblance de Dieu. » ( Discours au Président de la république hellénique, 4 mai 2001, in DC, n° 2248, 20 mai 2001, pp. 455-457).
82. Plus tard, il élargira encore les racines culturelles qui vont « de l’esprit de la Grèce à celui du monde romain ; des apports des peuples latins, celtes, germaniques, slaves et hongro-finnois, à ceux de la culture juive et du monde islamique. Ces divers facteurs ont trouvé dans la tradition judéo-chrétienne une force capable de les harmoniser, de les consolider et de les promouvoir » (Message aux participants au Congrès européen « Vers une constitution européenne ? », 20 juin 2002, in DC n° 2283, 5 janvier 2003, pp. 22-24).
83. Allocution aux membres du Cercle Bergedorf, 17 décembre 1984, DC n°1890 17 février 1985, pp. 226-227.
84. Allocution au Symposium des évêques, 5 octobre 1982, in DC n° 1842, 19 décembre 1982, pp. 1152-1154.
85. Dans quel sens faut-il prendre le mot « spirituel » souvent utilisé par Jean-Paul II ? Dans son Allocution à l’abbaye du Mont Cassin, le 18 mai 1979, Jean-Paul II après avoir déclaré que la « foi chrétienne […​] est l’âme et l’esprit de l’Europe » et souhaité « que le programme de vie de l’Europe et de tous soit les béatitudes ! » ajoute : « …​si nous considérons toute la recherche actuelle d’une plus grande unité entre les pays d’Europe, nous espérons que cela conduira aussi à prendre plus profondément conscience des racines - qui sont spirituelles, chrétiennes - parce que, si l’on veut construire une maison commune, il faut aussi creuser des fondations plus profondes. il ne suffit pas de fondations superficielles. Et ces fondations plus profondes […​] sont toujours « spirituelles ». Prions pour que la recherche d’une Europe plus unie soit basée sur le fondement spirituel de la tradition bénédictine, chrétienne, catholique, c’est-à-dire universelle. » S’il est certain que ce sont des hommes de foi qui ont planté les « racines », s’il est certain qu’une foi commune est garante, en principe, d’une profonde unité, le mot « spirituel » comme le mot « spiritualité » n’impliquent pas nécessairement la foi. Le dictionnaire en témoigne. Si « spirituel » peut désigner ce « qui concerne l’âme en tant qu’émanation et reflet d’un principe supérieur (divin) », il peut aussi être pris dans un sens moral et, dans ce cas, s’opposer à ce qui est concret, matériel, et désigner même ce qui relève de la raison. De même, « spiritualité » peut évoquer un « ensemble des croyances, des exigences qui concernent la vie de l’âme, le mysticisme religieux » mais aussi, plus simplement, renvoyer à une « aspiration aux valeurs morales ». (Robert) Ainsi parle-t-on de « spiritualité laïque », de « médiation laïque » (Cf. par exemple, COMTE-SPONVILLE André, Introduction à une spiritualité sans Dieu. L’esprit de l’athéisme, Albin Michel, 2006 ; ou encore : RIFFLET Jacques, Peut-il exister une spiritualité laïque ?, Cahiers d’éducation permanente, Dossier n° 2010-029-005 ; FERRY Luc, La révolution de l’amour. Pour une spiritualité laïque, J’ai lu, 2011 ; etc.).
86. Tel est le début du Statut du Conseil de l’Europe adopté à Londres le 5 mai 1949: « Les Gouvernements du Royaume de Belgique, du Royaume de Danemark, de la République française, de la République irlandaise, de la République italienne, du Grand-Duché de Luxembourg, du Royaume des Pays-Bas, du Royaume de Norvège, du Royaume de Suède et du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord.
   Persuadés que la consolidation de la paix fondée sur la justice et la coopération internationale est d’un intérêt vital pour la préservation de la société humaine et de la civilisation ;
   Inébranlablement attachés aux valeurs spirituelles et morales qui sont le patrimoine commun de leurs peuples et qui sont à l’origine des principes de liberté individuelle, de liberté politique et de prééminence du droit, sur lesquels se fonde toute démocratie véritable ;
   Convaincus qu’afin de sauvegarder et de faire triompher progressivement cet idéal et de favoriser le progrès social et économique, une union plus étroite s’impose entre les pays européens qu’animent les mêmes sentiments ;
   Considérant qu’il importe dès maintenant, en vue de répondre à cette nécessité et aux aspirations manifestes de leurs peuples, de créer une organisation groupant les États européens dans une association plus étroite,
   Ont en conséquence décidé de constituer un Conseil de l’Europe comprenant un Comité de représentants des gouvernements et une Assemblée Consultative, et, à cette fin, ont adopté le présent Statut: […​] »
   (http://conventions.coe.int/Treaty/fr/Treaties/Html/001.htm). JPII rappelle à plusieurs reprises l’engagement des pères fondateurs affirmant que les valeurs spirituelles et morales sont « la source véritable de la liberté individuelle, de l’indépendance politique et de l’autorité de la loi » (Message pour les 50 ans du Conseil de l’Europe, 5 mars 1999, in DC n° 2206, 20 juin 1999, pp. 553-554).
87. Discours devant le Conseil de l’Europe, 8 octobre 1988, in DC n° 1971, 6 novembre 1988, pp. 1000-1005.
88. « Dans les libres débats, les discussions ou les votes sur ces importantes questions , il ne s’agit pas seulement de refléter les mœurs ou les opinions communes de vos électeurs, et pas davantage d’en décider arbitrairement, ni même de suivre nécessairement et toujours la ligne d’un parti, mais de se référer, j’ose dire, de se soumettre à des valeurs qui fondent la vie en société et son authentique progrès, de chercher en conscience le véritable bien, selon des convictions éthiques bien établies et un sens aigu des responsabilités, je veux dire de toutes les suites de vos décisions. Il s’agit en définitive de savoir quelle qualité de société on va promouvoir.
   L’Europe que vous représentez correspond à des pays de longue tradition chrétienne. On pourrait même dire que, pour la plupart, leur histoire nationale s’est presque confondue jusqu’ici avec l’histoire chrétienne. (Allocution aux présidents des Parlements de la Communauté européenne, 26 novembre 1983, in DC n° 1865, 1er janvier 1984, pp. 7-8).
89. R.
90. Devant une autre assemblée, tout aussi pluraliste, Jean-Paul II citera: « le respect des droits fondamentaux de la personne » ; des institutions « au service de l’homme, […​] l’homme dans son intégralité » sans « nivellement ». (Discours aux membres du parlement européen, 5 avril 1979). Les valeurs sont marquées du sceau du christianisme: « L’histoire de l’Europe et de chacun de ses peuples est imprégnée de l’action de la foi chrétienne et du respect de la dignité de l’homme, qui a été créé à l’image de Dieu et a été racheté par le sang du Christ. La responsabilité personnelle, l’attention à la liberté, le respect de la vie, l’estime du mariage et de la famille ont été des modèles vitaux. » (Discours sur la crise de l’Occident et la mission spirituelle de l’Europe, 12 novembre 1981, in DC 6 décembre 1981, n° 1819, pp. 1056-1057).
   d’une manière générale, il affirmera la primauté du droit « Devant les tentations de la puissance, face à des conflits d’intérêts malheureusement inévitables, il revient au doit d’exprimer et de défendre l’égale dignité des peuples et des personnes. » Et plus particulièrement, l’Église défend et défendra « les valeurs primordiales du respect de la vie à toutes les étapes, les biens inaliénables de l’institution familiale, l’exercice des droits humains fondamentaux, la liberté de conscience et de pratique religieuse, l’épanouissement de la personne dans une libre communion avec ses frères. » (Discours aux représentants des institutions européennes à Luxembourg, 15 mai 1985, in DC n° 1898, 16 juin 1985, pp. 653-658.)
91. Discours devant le Conseil de l’Europe, 8 octobre 1988, in DC n° 1971, 6 novembre 1988, pp. 1000-1005.
92. Allocution aux présidents des Parlements de la Communauté européenne, 26 novembre 1983, in DC n° 1865, 1er janvier 1984, pp. 7-8. « La sauvegarde des droits de l’homme » : « ne pas oublier qu’elle [l’Union européenne] est le berceau des idées de personne et de liberté, et que ces idées lui sont venues de sa longue imprégnation par le christianisme. » « Les droits de l’homme ne peuvent être des revendications contre la nature même de l’homme. Ils ne peuvent qu’en découler. » Pourquoi ? « Selon la pensée de l’Église, la personne est inséparable de la société humaine dans laquelle elle se développe. En créant l’homme, Dieu l’a inséré dans un ordre de relations qui lui permettent de réaliser son être. Cet ordre, nous l’appelons l’ordre naturel, qu’il appartient à ; la raison d’explorer de manière toujours plus explicite. » (Discours aux présidents des Parlements de l’Union européenne, 23 septembre 2000, in DC, 2234, 15 octobre 2000, pp. 861-862).
93. Allocution lors du « Regina Coeli » à Ravenne, 11 mai 1986, in DC n° 1924, pp. 636-637.
94. Le « soin de l’héritage culturel et religieux » peut relever du « devoir de mémoire » dont on fait, à raison, grand cas aujourd’hui.
95. Discours au Parlement européen, 11 octobre 1988.
96. Allocution aux membres de la Commission de la Cour européenne, 12 décembre 1984, in DC n°1867, 5 février 1984, pp. 147-148.
97. Il est clair que Jean-Paul II a été marqué par l’horreur de la guerre et la menace d’une troisième guerre mondiale. Pour y échapper, une seule issue : le « chemin de Compostelle ». Relisons son acte de foi. « Si l’Europe est une, et elle peut l’être dans le respect dû à toutes ses différences, y compris celles des divers systèmes politiques ; si l’Europe se remet à penser dans la vie sociale, avec la vigueur contenue dans certaines affirmations de principes comme celles de la déclaration universelle des droits de l’homme, de la Déclaration européenne des droits de l’homme, de l’Acte final de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe ; si l’Europe recommence à agir, dans la vie plus spécifiquement religieuse, avec la connaissance et le respect dus à Dieu, fondement de tout droit et de toute justice ; si l’Europe ouvre de nouveau les portes du Christ et n’a pas peur d’ouvrir à sa puissance de salut les frontières des États, les systèmes économiques et politiques, les vastes domaines de la culture, de la civilisation et du développement […​] son avenir ne sera pas dominé par l’incertitude et la crainte, mais s’ouvrira au contraire à une nouvelle période de vie, aussi bien intérieure qu’extérieure, bénéfique et décisive pour le monde constamment menacé par les nuages de la guerre et par la possibilité d’un holocauste nucléaire. » (L’« Acte européen » à Saint-Jacques-de-Compostelle, 9 novembre 1982, in DC n° 1841, 5 décembre 1982, pp1128-1130).
98. Lettre apostolique Spes aedificandi, 1er octobre 1999.
99. Johan Huizinga (1872-1945) ;, historien néerlandais auteur, entre autres de La crise de la civilisation, 1935.
100. Oswald Spengler (1880-1936), philosophe allemand, son œuvre majeure est Le déclin de l’Occident (1918-1922).
101. « Si l’homme n’est pas à l’image de Dieu et ne renvoie à personne d’autre qu’à lui-même, quelle valeur a-t-il, pourquoi travaille-t-il et vit-il ? » (Discours du Pape aux participants au Symposium, 11 octobre 1985, in DC n° 1906, 17 novembre 1985, pp. 1083-1087).
102. Discours aux membres d’un Colloque international sur « Les racines chrétiennes communes des nations européennes », 6 novembre 1981, in DC n° 1819, 6 décembre 1981, pp. 1054-1056.
   On peut associer à la réflexion de Jean-Paul II celle du cardinal DANNEELS sur les « valeurs ». Dans une conférence, l’archevêque de Malines-Bruxelles présente MOULIN Léo comme le « coauteur » de cette conférence où il a utilisé les articles Croyance et non-croyance, (Secrétariat pour les non-croyants (Cité du Vatican, XIX, 2, 1984), Image de notre temps : la personnalité narcissique, (Revue générale, août-septembre 1982) ; Forces et faiblesses de la société européenne, in Colloque Des dieux et des hommes. Le resurgissement du religieux dans le monde contemporain, Centre d’étude sur l’actuel et le quotidien, 12-13 mars 1985). Avec l’aide donc de son ami agnostique, G. Danneels analyse les athéismes et leurs faiblesses puis les valeurs humaines et leurs « toxines » : « Cet humanisme européen, désormais, n’est que rarement fondé dans une vision chrétienne du monde, où Dieu est le Créateur et le garant suprême des valeurs. Le point de référence qu’est l’Absolu fait défaut. Or, sans ce point de référence, sans ce lien avec l’Absolu transcendant, les valeurs et les idées humanistiques européennes laissées à elles-mêmes, sécrètent tout naturellement des « toxines » qui empoisonnent lentement le tissu vivant et dont certaines peuvent être mortelles. » Et de cardinal de dénoncer la reconnaissance de droits qui peut dériver en individualisme, licence, anarchie et narcissisme. Il déplore que l’égalité débouche sur une « utopie niveleuse » ; que l’amour de la patrie devienne nationalisme ou régionalisme dans l’oubli des autres nations ; que l’État devient État-providence ; que le progrès aboutisse à refuser toute limite ; que l’amour de la paix puisse aboutir à la « tolérance de l’intolérable » et au nihilisme ; etc.. Et paraphrasant peut-être Gilbert Keith Chesterton qui écrivait que le monde moderne est plein d’anciennes vertus chrétiennes devenues folles (Orthodoxie,III, 1908), le cardinal affirme que « toutes les valeurs européennes, longtemps portées par la foi en Dieu, mais désormais désaliénées et redevenus la propriété de l’homme, ont produit et produisent de plus en plus de toxines qui les rendent folles, faute d’un point de vue de référence situé au-dehors et au-dessus de l’homme. […​] Les crises que nous connaissons sont les enfants légitimes de ses valeurs motrices, mais surchauffées et débranchées de leur source ; les « toxines » qui nous empoisonnent sont dans la logique même - de notre génie - devenu déréglé et même fou. […​] Nous ne pouvons guère espérer guérir grâce à quelque doctrine extérieure étrangère à nos valeurs : le résultat serait son rejet ou notre dénaturation. Mais nous ne pouvons pas non plus guérir par une sorte d’Homéopathie - par l’évolution même de notre maladie : car le cancer ne peut s’autoguérir ! Alors, y a-t-il un autre espoir pour les valeurs européennes en crise que celui de retrouver la source : l’Absolu transcendant ? Mais l’homme peut-il le faire de ses propres forces ? » (L. Moulin) » (Conférence du cardinal Godfried Danneels, archevêque de Malines-Bruxelles lors du VIe Symposium des évêques d’Europe (7-11 octobre 1985) ; in DC n° 1906, 17 novembre 1985, pp. 1068-1078.)
103. Lettre apostolique Spes aedificandi, 1er octobre 1999.
104. Allocution aux promoteurs d’un Congrès pour le Ve centenaire de Luther, 24 mars 1984, in DC n° 1874, 20 mai 1984, pp. 506-507. « Pour contribuer à l’unification de l’Europe et pour lui annoncer de façon renouvelée l’Évangile de Jésus-Christ, les chrétiens doivent être de plus en plus unis afin que « le Règne de Dieu vienne ». (Rencontre avec les protestants d’Alsace, 9 octobre 1988, in DC n° 1971, 6 novembre 1988, pp 1024-1025). « L’avenir de l’Europe, dira-t-il encore, sera pénétré d’une prodigieuse vitalité spirituelle, si l’hédonisme et le matérialisme pratique sont surmontés et si sont aussi brisées les barrières qui séparent les disciples du Rédempteur. Unité dans l’Église, et entre tous ceux qui croient au Christ : c’est là le devoir qui s’impose aux chrétiens pour construire l’Europe nouvelle du troisième millénaire. » (Message de Noël 1990, in DC n° 2020, 20 janvier 1991, p. 52).  »…​mon désir fervent et mon espoir permanent que les divisions religieuses dans la famille européenne pourront être surmontées, particulièrement au moment où l’Église est engagée dans un dialogue fructueux avec les autres communautés religieuses, qui ont également apporté leur contribution au riche héritage culturel et spirituel de l’Europe ». ( Message pour les 50 ans du Conseil de l’Europe, 5 mars 1999, in DC n° 2206, 20 juin 1999, pp. 553-554).
105. Rencontre avec la communauté israélite, 9 octobre 1988, in DC n° 1971, 6 novembre 1988, pp. 1027-1028. « La réconciliation avec les juifs fait donc partie des devoirs fondamentaux des chrétiens en Europe. » (Discours lors de la rencontre avec les autorités et le Corps diplomatique, 20 juin, 1998, in DC, n° 2186, 19 juillet 1998, pp. 688-690).
106. Discours devant le Conseil de l’Europe, 8 octobre 1988, in DC n° 1971, 6 novembre 1988, pp. 1000-1005.
107. Audience générale du 12 octobre 1988, in DC, n° 1971, 6 novembre 1988, p. 1051.
108. Jean-Paul II parle de « l’urgente nécessité d’une œuvre de profonde réévangélisation ». En effet, « le christianisme qui, un temps, a offert à l’Europe en formation les valeurs idéales sur lesquelles bâtir sa propre unité, a aujourd’hui la responsabilité de revitaliser de l’intérieur une civilisation qui montre des symptômes d’une préoccupante décrépitude. » Pourquoi réévangéliser ? Le pape cite Pascal : « Non seulement nous connaissons Dieu à travers Jésus-Christ, mais nous ne nous connaissons nous-même que par Jésus-Christ, et ce n’est que par lui que nous connaissons la vie et la mort. En dehors de Jésus-Christ, nous ne savons pas ce que sont la vie et la mort, Dieu, nous-même. » (Pensées, n° 548) et GS 22: « En réalité,, le mystère de l’homme ne s’éclaire vraiment que dans le mystère du Verbe incarné…​ Nouvel Adam, le Christ, dans la révélation même du mystère du Père et de son amour, manifeste pleinement l’homme à lui-même et lui découvre la sublimité de sa vocation. » (Discours au VIIe Symposium des évêques d’Europe, 17 octobre 1989, in DC n° 1994, 19 novembre 1989, pp. 1020-1022).
109. « l’Église, dira le pape, est appelée à donner une âme à la société moderne […​]. Et cette âme, l’Église doit l’infuser, non pas d’en haut et d’en dehors, mais de l’intérieur, se faisant proche de l’homme d’aujourd’hui ». Elle doit « proposer une nouvelle synthèse créatrice entre Évangile et vie. […​] Il faut être conscient de l’importance de greffer l’évangélisation renouvelée sur ces traces communes de l’Europe. » Dans ce travail de réévangélisation adaptée à la vie contemporaine et respectueuse des racines, le concile Vatican II prend tout son sens. Il « représente le fondement et la mise en route d’une œuvre gigantesque d’évangélisation du monde moderne ». (Discours du Pape aux participants au Symposium, 11 octobre 1985, in DC n° 1906, 17 novembre 1985, pp. 1083-1087).
110. Allocution au IVe Symposium des évêques d’Europe, 20 juin 1979.
111. Discours sur la crise de l’Occident et la mission spirituelle de l’Europe, 12 novembre 1981, in DC 6 décembre 1981, n° 1819, pp. 1056-1057.
112. Homélie à l’inauguration de la Chapelle épiscopale hongroise, 8 octobre 1980.
113. Discours sur la crise de l’Occident et la mission spirituelle de l’Europe, 12 novembre 1981, in DC 6 décembre 1981, n° 1819, pp. 1056-1057. « L’Europe est en train de se constituer comme « union ». L’Église a une contribution spécifique à y apporter ; non seulement les chrétiens peuvent s’unir à tous les hommes de bonne volonté pour travailler à la construction de ce grand projet, mais plus encore ils sont invités à en être en quelque sorte l’âme, en montrant le véritable sens de l’organisation de la cité terrestre. On ne peut donc envisager l’Europe seulement comme un marché d’échanges économiques ou un espace de libre circulation d’idées, mais d’abord et avant tout comme une communauté véritable de nations qui veulent lier leurs destinées, pour vivre ne frères, dans le respect des cultures et des démarches spirituelles qui ne peuvent cependant se situer en dehors du projet commun ou en opposition avec lui. En même temps, le renforcement de l’union au sein du Continent rappelle aux Églises et Communautés ecclésiales qu’elles ont elles-mêmes à faire un pas supplémentaire sur la voire de l’unité. » (Message à l’Assemblée plénière du Conseil des Conférences épiscopales d’Europe à Bruxelles, 16 octobre 2000, in DC, n° 2236, pp. 959-960).
114. Id..
115. L’« Acte européen » à Saint-Jacques-de-Compostelle, le 9 novembre 1982, in DC n° 1841, 5 décembre 1982, pp1128-1130. « Les difficultés auxquelles fait face aujourd’hui le vieux Continent doivent inciter les chrétiens à rassembler leurs forces, à redécouvrir leurs origines et à raviver les valeurs authentiques qui en ont cimenté l’unité spirituelle et qui ont alimenté la flamme brillante d’une civilisation où tant d’autres nations de la terre ont puisé. » (Lettre aux présidents des Conférences épiscopales d’Europe, 2 janvier 1986, in DC, n° 1912, 16 février 1986, pp. 183-184). Les universités ont un rôle important à jouer : « la vocation spécifique des universités européennes […​] est de maintenir vivants l’idéal d’une instruction libérale et les valeurs universelles qu’une tradition culturelle, marquée par le christianisme, enrichit avec un savoir supérieur […​]. Nos sociétés doivent vivre dans un contexte pluraliste qui requiert le dialogue entre tant de traditions spirituelles dans une nouvelle recherche d’harmonie et de collaboration. mais il est néanmoins essentiel pour l’université, comme institution, de faire constamment référence à l’héritage intellectuel et spirituel qui a façonné notre identité européenne au cours des siècles. » (Discours à l’université d’Uppsala (Suède), 9 juin 1989, in DC n° 1988, 16 juillet 1989, pp. 700-703). Dès les XIIIe et XIVe siècles les universités ont acquis une grande importance. C’est l’époque « où prend forme l’« humanisme » comme synthèse très heureuse entre le savoir théologique, le savoir philosophique et les autres sciences. Synthèse impensable sans le christianisme et donc sans l’œuvre séculaire d’évangélisation accomplie par l’Église dans la rencontre avec les multiples réalités ethnique et culturelles du continent.[…​] Cette mémoire historique est indispensable pour fonder la perspective culturelle de l’Europe d’aujourd’hui et de demain, […​] la nouvelle Europe na peut se projeter dans l’avenir sans puiser à ses racines […​]. » (Discours aux participants au Symposium « Université et Église en Europe », 19 juillet 2003, in DC n° 2298, 7-21 septembre 2003,n pp. 784-785). « La construction d’une nouvelle Europe, a besoin d’hommes et de femmes doués d’une sagesse humaine, d’un sens aigu de discernement, ancré dans une anthropologie allant de pair avec l’expérience personnelle de la transcendance divine. » (Discours à la Commission des épiscopats de la Communauté européenne (COMECE), 30 mars 2001, in DC n° 2247, 6 mai 2001, pp. 403-404).
116. (Discours à l’Assemblée plénière du Conseil pontifical pour la Culture, 10 janvier 1992, in DC n° 2044, 16 février 1992, pp. 157-159). Tous ces thèmes sont repris dans son Discours au Conseil des Conférences épiscopales d’Europe, 16 avril 1993, in DC n° 2073, 6 juin 1993, pp. 501-503.
117. Discours au Conseil fédéral du « Mouvement européen », 28 mars 1987, in DC n° 1941, 7 juin 1987, pp. 596-598.
118. Discours aux évêques français de la région « Ouest », 14 février 1992, in DC n° 2047, 5 avril 1992, pp. 303-305.
119. Discours devant le Conseil de l’Europe, 8 octobre 1988, in DC n° 1971, 6 novembre 1988, pp. 1000-1005. « L’Union européenne […​] s’engage à préserver la diversité culturelle, et en même temps à garantir les valeurs et les principes auxquels les pères fondateurs étaient attachés et qui constituent leur patrimoine commun. » Le pape rappelle que s’il y a un bien commun nationale, il y a aussi « un bien commun continental et même universel ». (Discours aux présidents des Parlements de l’Union européenne, 23 septembre 2000, in DC, 2234, 15 octobre 2000, pp. 861-862).
120. 12 juin 1980. « Cette insistance sur les droits de la nation, commente Philippe Chenaux, n’avait d’autre but que de libérer l’autre Europe de la tutelle du communisme et de mettre fin à l’absurde division de l’Europe issue de la guerre » (op. cit., p. 182).
121. RH, n° 15.
122. RH, n° 17.
123. Homélie à Varsovie, 2 juin 1979.
124. Aux membres du Parlement européen, le 5 avril 1979.
125. « Le fécond principe de subsidiarité », dira le Pape, principe de plus en plus invoqué par l’Europe « Il est une invitation à répartir les compétences entre les différents niveaux d’organisation politique d’une communauté donnée, par exemple régional, national, européen, en ne transférant aux niveaux supérieurs que celles auxquelles les niveaux inférieurs ne sont pas en mesure d faire face pour le service du bien commun. » (Discours aux présidents des Parlements de l’Union européenne, 23 septembre 2000, in DC, 2234, 15 octobre 2000, pp. 861-862).
126. Discours aux membres du Parlement européen, 5 avril 1979. Respecter les cultures nationales est impératif « mais il y a une urgence, non moins grande, à favoriser un consensus constructif sur les valeurs éthiques qui orientent la société […​] l’Europe ne peut renier ses racines chrétiennes ; elle est invitée à les redécouvrir, à en vivre, à en témoigner. C’est le meilleur service qu’elle puisse rendre à l’humanité. Elle y trouvera ce qui a forgé son identité, marqué la plus grande part de son histoire, ce qui caractérise encore sa culture au-delà des contestations. car il importe de bien fonder, et de promouvoir dans les comportements et dans les institutions, le sens de la vie humaine, le respect de la vie à toutes les étapes de l’existence, l’importance des relations familiales dans une union stable et généreuse, le respect des droits fondamentaux y compris de la liberté de conscience et de pratique religieuse, l’accueil des travailleurs et des immigrés, la possibilité de dépasser les repliements sur soi égoïstes, l’esprit de conciliation et de collaboration, la recherche d’une justice authentique, inséparable de la charité, les bases d’une civilisation de l’amour, l’acceptation d’une fin transcendante qui donne un sens à la vie et à la mort. » (Discours au Conseil fédéral du « Mouvement européen », 28 mars 1987, in DC n° 1941, 7 juin 1987, pp. 596-598).
127. « L’histoire de la formation des nations européennes va de pair avec celle de leur évangélisation » (L’« Acte européen » à Saint-Jacques-de-Compostelle, le 9 novembre 1982, in DC n° 1841, 5 décembre 1982, pp1128-1130.
128. Discours aux participants d’un Symposium sur la pastorale du mariage et de la famille en Europe, 26 novembre 1983, in DC n° 1844, 16 janvier 1983, pp. 92-93. « Notre continent européen dans son ensemble a besoin d’un processus créatif de renouveau pour une Europe unie. L’Église peut fournir une contribution importante à cette œuvre de médiation et de compréhension. la foi chrétienne est une force vive qui dépasse les frontières de par ses origines dans tous les pays d’Europe. […​] l’Église et l’Europe […​] ont fait route en commun pendant des siècles et gardent l’empreinte d’une même histoire. L’Europe a été tenue sur les fonts baptismaux par le christianisme, et les nations européennes dans leur diversité ont incarné l’existence chrétienne. Dans leur rencontre elles se sont enrichies mutuellement et se sont conféré des valeurs qui sont devenues non seulement l’âme de la culture européenne, mais le patrimoine de l’humanité tout entière. C’est cette identité chrétienne et cette unité intérieure qu’il s’agit de redécouvrir en commun et de faire fructifier à nouveau pour l’'avenir du continent et du monde. L’Église s’efforce de fournir sa contribution pour atteindre ce but par les efforts renouvelés de nouvelle évangélisation des peuples européens. » (Discours aux responsables politiques à la Hofburg (Autriche), le 23 juin 1988, in DC n° 1967, 7-21 août 1988).
129. Allocution aux « Vêpres européennes », Vienne, 10 septembre 1983,in DC, n° 1860, 16 octobre 1983, pp. 917-918
130. Homélie pour la clôture du Synode pour l’Europe, 23 octobre 1999). Dans l’encyclique Redemptor hominis (4 mars 1979) n° 17, Jean-Paul II souligne le lien entre le bien commun et les droits, (notamment le droit à la liberté religieuse) et montre, à ce point de vue, le rôle de l’autorité publique : « L’Église a toujours enseigné le devoir d’agir pour le bien commun et, ce faisant, elle a éduqué aussi de bons citoyens pour chaque État. Elle a en outre toujours enseigné que le devoir fondamental du pouvoir est la sollicitude pour le bien commun de la société ; de là dérivent ses droits fondamentaux. Au nom de ces prémisses relatives à l’ordre éthique objectif, les droits du pouvoir ne peuvent être entendus que sur la base du respect des droits objectifs et inviolables de l’homme. ce bien commun, au service duquel est l’autorité dans l’État, ne trouve sa pleine réalisation que lorsque tous les citoyens sont assurés de leurs droits. […​] Parmi ces droits, on compte à juste titre le droit à la liberté religieuse à côté du droit à la liberté de conscience. […​] Cependant, en vertu de ma charge, je désire, au nom de tous les croyants du monde entier, m’adresser à ceux dont dépend de quelque manière l’organisation de la vie sociale et publique, en leur demandant instamment de respecter les droits de la religion et de l’activité de l’Église. On ne demande aucun privilège, mais le respect d’un droit élémentaire. la réalisation de ce droit est l’un des tests fondamentaux pour vérifier le progrès authentique de l’homme en tout régime, dans toute société, système ou milieu. »
131. Id.. « Les Européens ne peuvent se résigner à la division de leur continent. […​] Pour bâtir leur unité, les Européens ont besoin de retrouver une meilleure cohésion. Un grand projet ne peut aboutir qu’appuyé par l’apport original de chacun au service de la communauté. » (Discours au siège de la Communauté économique européenne à Bruxelles, 20 mai 1985, in DC n° 1899, 7 juillet 1985, pp. 694-697.)
132. L’« Acte européen » à Saint-Jacques-de-Compostelle, le 9 novembre 1982 in DC n° 1841, 5 décembre 1982, pp1128-1130. « L’anomalie des divisions qui se sont implantées à l’intérieur de l’Europe s’accroît encore quand on oublie que l’unité européenne est de caractère spirituel beaucoup plus que politique. pour sa plus grande part, elle s’enracine dans les valeurs chrétiennes et dans l’humanisme qui en découle. […​] si l’Europe veut retrouver son unité fondamentale, elle doit revenir aux valeurs que le christianisme a fait surgir dans la société et la culture européenne dès ses débuts. » (Discours à une Commission parlementaire du Conseil de l’Europe, 17 mars 1988, in DC n° 1961, 1er mai 1988, pp. 440-441)
133. Discours à l’université d’Uppsala (Suède), 9 juin 1989, in DC n° 1988, 16 juillet 1989, pp. 700-703.
134. Discours au Corps diplomatique (Varsovie), 8 juin 1991, in DC n° 2032, 21 juillet 1991, pp. 693-695. « En pèlerinage sur les routes du temps, l’Église a étroitement lié sa mission à notre Continent, plus qu’à aucun autre. Le visage spirituel de l’Europe s’est formé grâce aux efforts des grands missionnaires et au témoignage des martyrs. Il s’est formé dans les églises au prix d’une grande abnégation et dans les centres de vie contemplative, dans le message humaniste des universités. Appelée à la sollicitude envers la croissance spirituelle de l’homme en tant qu’être social, l’Église a apporté à la culture européenne un ensemble unique de valeurs. Elle a été toujours convaincue qu’' « une authentique politique culturelle doit viser l’homme dans sa totalité, c’est-à-dire dans toutes ses dimensions personnels, sans oublier les aspects éthiques et religieux » (Message au Directeur général de l’UNESCO, à l’occasion de la Conférence sur les politiques culturelles, 24 juillet 1982). Comme la culture européennes serait restée pauvre, sui l’inspiration chrétienne lui avait fait défaut !
   C’est pour cela que l’Église met en garde contre une réduction de la vision de l’Europe qui la considère uniquement sous des aspects économiques et politiques, comme elle met en garde contre un regard acritique prônant un modèle de vie consumériste.
   Si nous voulons que la nouvelle unité de l’Europe soit durable, nous devons construire sur les valeurs spirituelles qui furent jadis à sa base, en prenant en considération la richesse et la diversité des cultures et des traditions de chaque nation. Telle, en effet, doit être la grande Communauté Européenne de l’Esprit. Ici aussi, je renouvelle l’appel que j’ai adressé au vieux Continent : « Europe, ouvre tes portes au Christ ! ». » (Discours aux deux Chambres du Parlement de la république de Pologne, 11 juin 1999, in DC n° 2208, 18 juillet 1999, pp. 670-674).
135. GS 42.
136. Discours au Corps diplomatique accrédité près le Saint-Siège, 13 janvier 1990, in DC n° 2000, 18 février 1990, pp. 155-159.
137. Surtout qu’ « en ce moment de crise, l’Europe pourrait être tentée de se replier sur elle-même en négligeant momentanément les liens qui l’unissent au vaste monde ». Au contraire, elle est invitée « à se hausser à la dimension de sa vocation historique ». (Discours au Conseil pontifical de la Culture, 12 janvier 1990, in DC n° 2000, 178 février 1990, pp. 153-155).
138. Discours à des parlementaires catholiques européens, 10 novembre 1983, in DC n° 1865, 1er janvier 1984, pp. 5-7.
139. Discours à M. Georges Santer, nouvel ambassadeur du Luxembourg, 16 décembre 2004, in DC n° 2328, 16 janvier 2015, pp. 56-58. « Ce n’est que si nous reconnaissons la grandeur de notre histoire chrétienne et en appliquons les valeurs durables dans nos activités modernes que nous réussirons, Européens spirituellement unis, à offrir au monde un message de libération qui rende l’avenir attirant pour les hommes et les peuples, tout en les aidant à se construire un avenir digne de l’homme et à surmonter leurs épreuves. » (Homélie devant la cathédrale de Spire, 4 mai 1987, in DC n° 1941, 7 juin 1987, pp. 588-591).
140. Allocution de l’Angélus sur le Mont Chétif, 7 septembre 1986, in DC n° 1926, 19 octobre 1986, pp. 890-891. L’Europe a le « devoir de s’intéresser aux autres régions du monde » (Discours au Conseil fédéral du « Mouvement européen », 28 mars 1987, in DC n° 1941, 7 juin 1987, pp. 596-598). « L’Europe a encore une grande responsabilité dans le monde. A cause de son histoire chrétienne, la vocation de l’Europe est celle de l’ouverture et du service pour la famille humaine tout entière. Un défi majeur de notre temps est précisément le développement de tous les peuples dans le respect total de leurs cultures et de leur identité spirituelle ? Notre génération a encore beaucoup à faire si elle veut éviter le reproche historique de ne pas avoir lutté de tout son cœur et de toute son intelligence pour détruire la misère de tant de millions de nos frères et sœurs. » (Discours à l’université d’Uppsala (Suède), 9 juin 1989, in DC n° 1988, 16 juillet 1989, pp. 700-703).
141. Discours aux membres du parlement européen, 5 avril 1979. « Chacun a conscience désormais que la vie d’un continent, aussi féconde que soit sa culture, ne saurait aujourd’hui se fermer à l’apport des autres : on pense aux civilisations développées en dehors de l’influence chrétienne ; on pense également aux autres régions du monde où s’est épanouie la culture d’inspiration chrétienne, souvent enrichie au contact d’autres groupes ethniques. l’ouverture aux autres fait partie des composantes essentielles d’un esprit formé par la tradition chrétienne ; les Européens ont le devoir de la vivre dans le respect fraternel de tous les hommes ; il entre dans leur vocation de développer le sens de l’universel. » Comme « les ressources sont inégalement partagées entre les hommes fondamentalement égaux, […​] la solidarité s’impose ». Le Pape rappelle « les responsabilités des peuples qui ont reçu beaucoup, pour qu’ils s’unissent et parlent d’une seule voix en faveur de la paix. » (Discours au siège de la Communauté économique européenne à Bruxelles, 20 mai 1985, in DC n° 1899, 7 juillet 1985, pp. 694-697). le pape souhaite que les Églises d’Europe apportent une « contribution concrète à la construction de la « nouvelle Europe », ouverte à la solidarité universelle ». (Discours au Conseil des Conférences épiscopales d’Europe, 16 avril 1993, in DC n° 2073, 6 juin 1993, pp. 501-503).
142. Discours à une Commission parlementaire du Conseil de l’Europe, 17 mars 1988, in DC n° 1961, 1er mai 1988, pp. 440-441. « L’Europe ne peut pas penser qu’à elle-même et se refermer à l’intérieur de ses frontières et dans son bien-être. L’Europe est appelée à servir le monde, en particulier ses régions les plus pauvres et oubliées […​]. Il n’est pas possible de construire une maison européenne commune sans se soucier du bien général de l’humanité.[…​] La nouvelle évangélisation confère une âme à l’Europe et aide le continent à ne plus vivre pour lui-même dans les limites de ses frontières, amis à construire une humanité plus humaine, respectueuse de la vie, et à manifester une présence généreuse sur la scène mondiale. » (Message aux participants à la rencontre œcuménique (catholiques, évangéliques, orthodoxes et anglicans) « Miteinander für Euopa » à Stuttgart, 6 mai 2004, in DC n° 2317, 4 juillet 2004, pp. 603-604). Et il le répétera : « il ne sera possible d’édifier une Europe nouvelle, une maison commune européenne, sans se préoccuper de toute la planète, bien commun de l’humanité. On pourrait dire que la condition pour que l’Europe puisse bâtir son avenir, c’est d’être capable de regarder au-delà de ses frontières, surtout vers l’immense hémisphère sud, devenu depuis des décennies le terrain où naissent les conflits les plus nombreux et où pèse l’injustice d’une manière qui n’est plus supportable. » (Lettre au cardinal Edward I. Cassidy (président du Conseil pontifical pour l’unité des chrétiens), 10 septembre 1992, in DC n° 2062, 20 décembre 1992, pp. 867-868).
143. Discours devant le Conseil de l’Europe, 8 octobre 1988, in DC n° 1971, 6 novembre 1988, pp. 1000-1005. L’Europe a des « devoirs inéluctables à l’égard des peuples les plus pauvres du monde. » (Lettre au président du CCEE, 1er septembre 1993, in DC n° 2080, 17 octobre 1993, pp. 879-880). « L’histoire du continent européen se confond, depuis des siècles, avec l’histoire de l’évangélisation. L’Europe n’est pas vraiment un territoire clos ou isolé ; elle s’est construite en allant, au-delà des mers, à la rencontre d’autres peuples, d’autres cultures, d’autres civilisations. Cette histoire indique une exigence : l’Europe ne saurait se replier sur elle-même. Elle ne peut ni ne doit se désintéresser du reste du monde, elle doit au contraire garder pleine conscience que d’autres pays, d’autres continents, attendent d’elle des initiatives audacieuses, pour offrir aux peuples les plus pauvres les moyens de leur développement et de leur organisation sociale, et pout édifier un monde plus juste et plus fraternel. » (Message à l’Assemblée plénière du Conseil des Conférences épiscopales d’Europe à Bruxelles, 16 octobre 2000, in DC, n° 2236, pp. 959-960).
144. Discours au parlement européen à Strasbourg, 11 octobre 1988, in DC n° 1971, pp. 1043-1046.
145. « Personne ne veut considérer l’universalisation de ce patrimoine [le christianisme] comme une victoire ou bien comme une confirmation de sa propre supériorité. Professer certaines valeurs, cela signifie seulement s’engager à coopérer à la construction d’une véritable communauté humaine universelle : une communauté qui ne connaît plus de lignes de séparation entre des mondes différents.
   Il dépendra aussi de nous, chrétiens, que l’Europe, avec ses aspirations terrestres, se referme sur elle-même, dans ses égoïsmes, renonçant à sa vocation et à son rôle historique, ou bien qu’elle retrouve son âme dans la culture de la vie, de l’amour et de l’espérance. » (Discours lors de la rencontre avec les autorités et le Corps diplomatique, 20 juin 1998, in DC, n° 2186, 19 juillet 1998, pp. 688-690).
146. A ce point de vue, sa position est claire: « l’institution matrimoniale […​] ne peut être mise sur le même plan que de simples associations ou unions, et celles-ci ne peuvent bénéficier des droits particuliers liés exclusivement à la protection de l’engagement conjugal et de la famille, fondée sur le mariage, comme communauté de vie et d’amour stable, fruit du don total et fidèle des conjoints, ouverte à la vie. » (Discours au Congrès des responsables politiques et législateurs d’Europe, 23 octobre 1998, in DC n° 2193, 6 décembre 1998, pp. 1001-1003).
147. Discours aux participants d’un Symposium sur la pastorale du mariage et de la famille en Europe, 26 novembre 1983, in DC n° 1844, 16 janvier 1983, pp. 92-93. « L’Europe peut et doit travailler à défendre partout la dignité de l’homme, dès sa conception, à améliorer encore davantage ses conditions d’existence en œuvrant en faveur d’un juste partage des richesses, en donnant à tous les hommes une éducation, qui les aidera à devenir des acteurs de la vie sociale, et un travail, qui leur permettra de vivre et de subvenir aux besoins de leurs proches. A ce propos, il importe aussi de rappeler à temps et à contretemps la place et la valeur inestimable du lien conjugal et de la famille, qui ne peuvent être mis sur un pied d’égalité avec d’autres types de relation, sous peine de déstructurer fortement le tissu social et de rendre de plus en plus fragiles les enfants et les jeunes. » (Message à l’Assemblée plénière du Conseil des Conférences épiscopales d’Europe à Bruxelles, 16 octobre 2000, in DC, n° 2236, pp. 959-960).
148. Discours devant le Conseil de l’Europe, 8 octobre 1988, in DC n° 1971, 6 novembre 1988, pp. 1000-1005.
149. Id.. « Inévitablement , les pays les plus riches devront consentir des sacrifices concrets pour réduire peu à peu le déséquilibre inhumain qui existe actuellement en Europe au niveau de la prospérité. IL y faut une aide spirituelle pour mener de l’avant la construction des structures démocratiques et leur renforcement, et pour promouvoir une culture de la politique et les justes conditions d’un État de droit. Pour cet effort, l’Église propose comme orientation sa Doctrine sociale…​ » (Discours lors de la rencontre avec les autorités et le Corps diplomatique, 20 juin 1998, in DC, n° 2186, 19 juillet 1998, pp. 688-690).
150. s devant le Conseil de l’Europe, 8 octobre 1988, in DC n° 1971, 6 novembre 1988, pp. 1000-1005.
151. Discours au Conseil pontifical de la Culture, 12 janvier 1990, in DC n° 2000, 178 février 1990, pp. 153-155.
152. L’Europe a retrouvé ses deux poumons mais « contrairement à la communauté d’esprit que l’on attendait, on peut noter de nouvelles divisions et de nouveaux conflits. » (Discours aux deux Chambres du Parlement de la république de Pologne, 11 juin 1999, in DC n° 2208, 18 juillet 1999, pp. 670-674).
153. Discours au Corps diplomatique accrédité près le Saint-Siège, 13 janvier 1990, in DC n° 2000, 18 février 1990, pp. 155-159. La chute du mur n’a pas tout réglé, loin s’en faut : « Depuis lors, bien des euphories se sont volatilisées, et bien des espérances ont été déçues. Se remplir les mains uniquement de biens matériels, alors que le cœur de l’homme demeure vide parce qu’il n’a pas découvert le sens de la vie, cela ne suffit pas. l’homme n’en a pas toujours conscience et, souvent, préfère les distractions superficielles à la véritable joie intérieure. mais il doit finalement constater que l’on ne peut pas vivre seulement de pain et de jeux. » (Discours lors de la rencontre avec les autorités et le Corps diplomatique, 20 juin 1998, in DC, n° 2186, 19 juillet 1998, pp. 688-690).
154. Homélie à Gniezno (Pologne) lors de la célébration du millénaire de saint Adalbert, 2 juin 1997, in DC n° 2164, 20 juillet 1997, pp. 664-667.
155. Discours au Corps diplomatique accrédité près le Saint-Siège, 13 janvier 1990, in DC n° 2000, 18 février 1990, pp. 155-159.
156. Lettre au cardinal Edward I. Cassidy (président du Conseil pontifical pour l’unité des chrétiens), 10 septembre 1992, in DC n° 2062, 20 décembre 1992, pp. 867-868.
157. Discours au Corps diplomatique accrédité près le Saint-Siège, 16 janvier 1993, in DC n° 2066, 21 février 1993, pp. 152-157.
158. Discours au Corps diplomatique accrédité près le Saint-Siège, 15 janvier 1994, in DC, n° 2088, 20 février 1994, pp.153-158.
159. Discours au Conseil des Ministres de la Conférence sur la sécurité et la Coopération en Europe, 30 novembre 1993, in DC n° 2086, 16 janvier 1994.
160. Lettre au président du CCEE, 1er septembre 1993, in DC n° 2080, 17 octobre 1993, pp. 879-880.
161. Allocution aux présidents des Conférences épiscopales européennes, 1er décembre 1992, in DC n° 2064, 17 janvier 1993. « Il existe aujourd’hui de forts courants de « contre-évangélisation », qui cherchent à saper les racines chrétiennes de notre civilisation et menacent ainsi d’assécher la source principale de l’humanisme européen. » (Lettre au président du CCEE, 1er septembre 1993, in DC n° 2080, 17 octobre 1993, pp. 879-880). (CCEE: Conseil des Conférence épiscopales d’Europe).
162. Lettre au président du CCEE, 1er septembre 1993, id.. « Il semble que dans l’Europe d’aujourd’hui se fasse encore plus forte la tentation du scepticisme et de l’indifférence devant l’effondrement des repères moraux fondamentaux de la vie personnelle et sociale. » (Discours aux représentants du monde de la culture, des sciences et des arts à Sofia (Bulgarie), 24 mai 2002, in DC n° 2272, 16 juin 2002, pp. 574-576).
163. Discours aux participants à la Conférence interministérielle pour le 50e anniversaire de la Convention européenne des Droits de l’homme, 3 novembre 2000, in DC n° 2237, 3 décembre 2000, pp. 1013-1014. » Malgré de nombreux et nobles efforts, le texte élaboré pour la « Charte européenne » n’a pas satisfait les justes attentes de beaucoup. Plus particulièrement, la défense des droits de la personne et de la famille aurait pu être affirmée avec plus de courage. En effet, la préoccupation que l’on nourrit pour que ces droits, qui ne sont pas toujours compris et respectés de lanière adéquate, soient défendus, est plus que justifiée. En de nombreux États européens, ils sont menacés, par exemple, par une politique favorable à l’avortement, presque partout légalisé, par une attitude toujours plus « possibiliste » en ce qui concerne l’euthanasie et, tout dernièrement, par certains projets de lois en matière de technologie génétique, qui ne sont pas suffisamment respectueux de la qualité humaine de l’embryon. Il ne suffit pas d’employer de grands mots pour exalter la dignité d la personne, si celle-ci est ensuite gravement violée par les normes mêmes du dispositif juridique. » (Message à l’occasion du 1200e anniversaire du couronnement de Charlemagne, 14 décembre 2000, in DC, n°2241, 4 février 2001, pp. 108-109).
164. Allocution lors de l’Angélus du 20 février 1994, in DC, n° 2091, 3 avril 1994, pp. 307-308.
165. Résolution sur l’égalité des droits des homosexuels et des lesbiennes dans la Communauté Européenne, Parlement Européen - 8 février 1994. Le Parlement européen fait des recommandations qui doivent assurer le respect des personnes homosexuelles et leur protection contre les discriminations mais - et c’est ici que le pape s’insurge : « considère que cette recommandation devrait, tout au moins, chercher à mettre un terme à […​]
   -l’interdiction faite aux couples homosexuels de se marier ou de bénéficier de dispositions juridiques équivalentes ; la recommandation devrait garantir l’ensemble des droits et des avantages du mariage, ainsi qu’autoriser l’enregistrement des partenariats
   - toute restriction au droit des lesbiennes et des homosexuels d’être parents ou bien d’adopter ou d’élever des enfants. » (n°14). »
166. Message à l’occasion du 1200e anniversaire du couronnement de Charlemagne, 14 décembre 2000, in DC, n°2241, 4 février 2001, pp. 108-109. « L’union du monde européen en une seule entité civile, sans qu’il y ait pour les peuples perte de leur propre conscience, de leurs traditions et de leur identité nationale, telle a été l’intuition des pionniers. Cependant, la tendance naissante à transformer certains pays d’Europe en des États sécularisés sans aucune référence à la religion constitue une régression et une négation de leur héritage spirituel. Nous sommes appelés à intensifier nos efforts pour que l’unification de l’Europe puisse réaliser. Nous devons faire tout ce qui est en notre pouvoir pour que les racines de l’Europe et que son âme chrétienne puissent être gardées intactes. » (Déclaration commune du Pape Jean-Paul II et de S.B. Christodoulos, 4 mai, 2001, in DC, n° 2248, 20 mai 2001, pp. 463-464). « […​] vers le milieu du dernier millénaire a commencé un processus de sécularisation, qui s’est particulièrement développé à partir du XVIIIe siècle, qui a prétendu exclure Dieu et le christianisme de toutes les expressions de la vie humaine.
   Le point d’arrivée de ce processus a souvent été le laïcisme et le sécularisme agnostique et athée, c’est-à-dire l’exclusion absolue et totale de Dieu et de la loi morale naturelle de tous les milieux de la vie humaine. On a ainsi relégué la religion chrétienne dans les limites de la vie privée de chacun. N’est-il pas significatif de ce point de vue, que l’on ait ôté de la Charte de l’Europe toute référence explicite aux religions et, donc, également au christianisme ? J’ai exprimé mon regret devant ce fait, que j’estime anti-historique et offensant pour les Pères de l’Europe nouvelle […​]. » (Allocution à la Fondation Alcide de Gasperi, 23 février 2002, in DC, n° 2267, 7 avril 2002, pp. 301-302).
167. « La culture, l’art, l’histoire et l’époque actuelle de l’Europe ont été et sont encore modelés par le christianisme d’une manière telle qu’il n’existe pas, pas même aujourd’hui, d’Europe complètement sécularisée ou foncièrement athée. En témoignent non seulement les églises et les monastères en de nombreux pays européens, les chapelles et les calvaires érigés le long des routes européennes, les prières et les chants chrétiens dans toutes les langues de l’Europe. » (Discours lors de la rencontre avec les autorités et le Corps diplomatique, 20 juin 1998, in DC, n° 2186, 19 juillet 1998, pp. 688-690). « Il est donc nécessaire de se garder d’une vision du Continent qui ne prenne en compte que les aspects économiques et politiques, ou qui se laisse aller sans réflexion critique à des modes de vie inspirés par un consumérisme indifférent aux valeurs de l’esprit. Si l’on veut donner une stabilité durable à la nouvelle unité européenne, il est nécessaire de veiller à ce qu’elle s’appuie sur les fondements éthiques qui en furent autrefois la base, laissant en même temps un espace aux richesses et aux diversités des cultures et des traditions qui caractérisent les différentes nations. » (Discours devant le Parlement européen, 14 novembre 2002, in DC n° 2281, 1er décembre 2002, pp. 1003-1006).
168. Le « vieux » continent a besoin de Jésus-Christ pour ne pas perdre son âme, et ce qui l’a rendu grand dans le passé et qui ; le propose aujourd’hui encore à l’admiration des autres peuples. En effet, c’est ne vertu du message chrétien que se sont affirmées dans les consciences les grandes valeurs humaines de la dignité et de l’inviolabilité de la personne, cde la liberté de conscience, de la dignité du travail et du travailleur, du droit de chacun à une vie digne et sûre, et donc de la participation aux biens de la terre, destinés par Dieu à la ,jouissance de tous les hommes.
   Sans doute, d’autres forces en dehors de l’Église ont également contribué à l’affirmation de ces valeurs et parfois, les catholiques eux-mêmes, freinés par des situations historiques négatives, ont été lents à reconnaître des valeurs qui étaient chrétiennes, même sui elles étaient malheureusement coupées de leurs racines religieuses. Ces valeurs, l’Église les propose à nouveau aujourd’hui à l’Europe avec une vigueur renouvelée, car l’Europe risque de tomber dans le relativisme idéologique et de céder au nihilisme moral, en déclarant parfois bien ce qui est mal, et mal ce qui est bien. » (Allocution à la Fondation Alcide de Gasperi, 23 février 2002, in DC, n° 2267, 7 avril 2002, pp. 301-302).
   « Celui qui veut travailler activement à l’édification d’une authentique unité européenne ne peut pas faire abstraction de ces données historiques dont l’éloquence est incontestable. […​] Pour retrouver son identité profonde, l’Europe ne peut pas ne pas revenir à ses racines chrétiennes […​]. » (Discours aux représentants du monde de la culture, des sciences et des arts à Sofia (Bulgarie), 24 mai 2002, in DC n° 2272, 16 juin 2002, pp. 574-576).
   « Il est important que l’Europe, enrichie au cours des siècles grâce au trésor de la foi chrétienne, confirme ses origines et ravive ces racines. » (Discours aux cardinaux et à la Curie romaine, 22 décembre 2003, in DC n° 2306, 17 janvier 2004, pp. 71-74).
169. Discours au Conseil des Ministres de la Conférence sur la sécurité et la Coopération en Europe, 30 novembre 1993, in DC n° 2086, 16 janvier 1994. Devant « la fragilité de la paix » et « le danger des nationalismes exacerbés », il y a « la nécessité d’ouvrir de nouvelles perspectives d’accueil et d’échanges, mais aussi de réconciliation, entre les personne, les peuples et les nations européennes. » (Message à l’Assemblée plénière du Conseil des Conférences épiscopales d’Europe à Bruxelles, 16 octobre 2000, in DC, n° 2236, pp. 959-960).
170. Allocution lors de la réception du nouvel ambassadeur de France, 13 novembre 1995, in DC n° 2128, 17 décembre 1995, pp. 1072-1077.
171. Lettre au président du CCEE, 1er septembre 1993, in DC n° 2080, 17 octobre 1993, pp. 879-880. « L’histoire de l’Europe est liée au christianisme depuis deux millénaires On peut même dire que le renouveau culturel est venu de la contemplation du mystère chrétien, qui permet de porter un regard plus profond sur la nature et la destinée de l’homme, ainsi que sur l’ensemble de la création. Même si tous les Européens ne se reconnaissent pas chrétiens, les peuples du Continent sont cependant profondément marqués par l’empreinte évangélique, sans laquelle il serait bien difficile de parler d’Europe. C’est dans cette culture chrétienne, qui constituent nos racines communes, que nous trouvons les valeurs capables de guider notre pensée, nos projets et notre action. […​] Les frontières entre les États se sont ouvertes ; il ne faudrait pas que de nouvelles barrières s’érigent entre les hommes et que de nouvelles inimitiés surgissent entre les peuples, à cause d’idéologies. la recherche de la vérité doit être le moteur de toute démarche culturelle et de relations de fraternité au sein du Continent. Cela suppose le respect plénier de la personne humaine et de ses droits, à commencer par la liberté de parole et la liberté religieuse. Pour cela, il importe de donner à nos contemporains une véritable éducation fondée sur les valeurs essentielles, spirituelles, morales, civiques. » (Discours aux participants du IIe Symposium présynodal européen, 14 janvier 1999, in DC, n° 2199, 7 mars 1999, pp. 206-207).
172. Discours lors de la rencontre avec les autorités et le Corps diplomatique, 20 juin 1998, in DC, n° 2186, 19 juillet 1998, pp. 688-690. Il s’agit là d’une mission fondamentale y compris sur le plan social et politique car, d’une manière générale, « on juge le degré de civilisation d’une nation à la sensibilité qu’elle montre pour ses membres les plus faibles et les plus malheureux, et par son effort pour promouvoir leur réhabilitation et leur pleine insertion dans la vie sociale. » (Discours à la population de Zagreb (Croatie), le 2 octobre 1998, in DC, n° 2192, 15 novembre 1998, pp. 972-973).
   Jean-Paul II mettra en garde les peuples de l’Est récemment entrés dans l’Union européenne contre les faux espoirs et les invitera à participer à la construction européenne en restant fidèles à leurs racines propres. En entrant dans les structures européennes, les Roumains doivent bien distinguer « les valeurs positives et négatives de la société occidentale » : attention à la consommation et à l’individualisme « le peuple roumain fera bien de se rappeler qu’il n’a pas seulement quelque chose à recevoir, mais qu’il possède également un riche héritage spirituel, culturel et historique à offrir au bénéfice de l’humanité et de la vitalité du continent tout entier. » « savoir conserver une ferme adhésion aux valeurs chrétiennes. » (Discours aux évêques de Roumanie en visite ad limina, 1er mars 2003, in DC n° 2292, 18 mai 2003, pp. 467-469). A propos des pays de l’ancien « bloc de l’Est » qui vont entrer dans les structures européennes, il dira qu’ils « ont une grande mission à accomplir sur le Vieux Continent ». Le pape conscient que les opposants sont nombreux , salue leur « sollicitude à l’égard de la défense de l’identité culturelle et religieuse » de leur pays et partage « leurs inquiétudes sur la répartition économiques des forces » mais « la Pologne toujours constitué une part importante de l’Europe […​], elle ne peut pas aujourd’hui abandonné cette communauté » malgré les difficultés car elle « constitue une famille de nations fondée sur une tradition chrétienne commune. L’entrée dans les structures de l’Union européenne, avec des droits égaux à ceux des autres pays, est pour notre nation et pour les autres nations slaves voisines, l’expression d’une justice historique et peut, d’autre part, constituer un enrichissement pour l’Europe. » Les croyants ont « le devoir d’une construction active de la communauté de l’esprit sur la base des valeurs qui ont permis de survivre à des décennies d’efforts visant à introduire de manière programmée l’athéisme. » (Discours aux pèlerins venus pour deux canonisations, 19 mai 2003, in DC n° 2295, 6 juillet 2003, pp. 622-624). Aux Slovaques, il dira : « …​apportez à la construction de l’identité de la nouvelle Europe, la contribution de votre riche tradition chrétienne. Ne vous contentez pas seulement de la recherche d’avantages économiques. En effet, une grande richesse peut également engendrer une grande pauvreté. Ce n’est qu’en édifiant même avec des sacrifices et de difficultés, une société qui respecte la vie humaine sous toutes ses formes, qui promeuve la famille comme lieu d’amour réciproque et de croissance de la personne, qui recherche le bien commun et soit attentive aux exigences des plus faibles, que l’on aura la garantie d’un avenir fondé sur des bases solides et riche de biens pour tous. » (Discours à l’arrivée à Bratislava (Slovaquie), 11 septembre 2003, in DC n° 2299, 5 octobre 2003, pp. 852-853).
173. Lettre au président du CCEE, 1er septembre 1993, in DC n° 2080, 17 octobre 1993, pp. 879-880.
174. Discours à Maribor (Slovénie) au monde de la science et de la culture, 19 mai 1996, in DC n° 2140, 16 juin 1996, pp. 560-563.
175. « La marginalisation des religions, qui ont contribué et contribuent encore à la culture et à l’humanisme dont l’Europe est légitimement fière, me paraît être à la fois une injustice et une erreur de perspective. » (Discours au Corps diplomatique accrédité près le Saint-Siège, 10 janvier 2002, in DC n° 2263, 3 février 2002, pp. 104-106).
176. Message au Symposium des évêques d’Europe, 22 octobre 1996, in DC, n° 2150, 15 décembre 1996, pp. 1053-1054.
177. Discours à des députés du Parti populaire européen (démocrate-chrétien) du Parlement européen, 6 mars 1997, in DC, n° 2157, 6 avril 1997, pp. 302-304. « Ceux qui ont le devoir de prendre des décisions politiques et sociales dans leurs nations sont appelés à fonder leur démarche essentiellement sur les valeurs anthropologiques et morales, et non sur le progrès technique qui, en lui-même, n’est ni un critère de moralité ni un critère de légalité. » (Discours au Congrès des responsables politiques et législateurs d’Europe, 23 octobre 1998, in DC n° 2193, 6 décembre 1998, pp. 1001-1003).
178. Discours aux participants au Congrès sur les vocations en Europe, 9 mai 1997, in DC, n° 2163, 6 juillet 1997, pp. 605-606.
179. Ainsi, saint Adalbert (vers 956-997) un des patrons de la Pologne est aussi, dit Jean-Paul II, « un grand Patron de notre continent » (id.). « Né en Bohême, à une époque qui suivit de peu celle où Cyrille et méthode commencèrent l’évangélisation des slaves, Adalbert sut, à l’exemple de ces illustres prédécesseurs, unir les traditions spirituelles de l’Orient et de l’Occident. Après s’être formé à Magdebourg, prêtre puis évêque à Prague, il connut aussi la Rome des Papes et pavie ; il fut pèlerin en France, il alla à Mayence et devint l’ami de l’empereur Otton III, avant d’accomplir sur ultime mission sur les rives de la Baltique. » (Message aux sept chefs d’État présents à Gniezno, 3 juin 1997, in DC, n° 2164, 20 juillet 1997, p. 668).
180. Homélie à Gniezno (Pologne) lors de la célébration du millénaire de saint Adalbert, 2 juin 1997, in DC n° 2164, 20 juillet 1997, pp. 664-667. Toutes les confessions chrétiennes sont invitées à collaborer. Jean-Paul II invite les orthodoxes à collaborer à la fois pour défendre ensemble les « valeurs évangéliques » mais aussi en vue d’un resserrement des « relations ecclésiales entre orthodoxes et catholiques » (Discours à une délégation du Saint-Synode de l’Église orthodoxe serbe 6 février 2003, in DC n° 2290, 20 avril 2003, pp. 399-400). Lors d’une rencontre œcuménique (entre catholiques, évangéliques, orthodoxes et anglicans), il rappellera que « dès le début, le Saint-Siège a soutenu l’intégration européenne » et insistera sur le fait que « l’affirmation valable et durable d’une telle union exige de se référer au christianisme comme facteur d’identité et d’unité » (Discours à l’occasion de la remise du prix international Charlemagne de la Ville d’Aix-la-Chapelle, 24 mars 2004) ». Il invitera les participants à « dépasser le nationalisme égoïste » et à « voir dans l’Europe une famille de peuples, riche d’une multiplicité de cultures et d’expériences historiques, mais, dans le même temps, unie dans une sorte de destin commun. » (Message aux participants à la rencontre œcuménique (catholiques, évangéliques, orthodoxes et anglicans) « Miteinander für Euopa » à Stuttgart, 6 mai 2004, in DC n° 2317, 4 juillet 2004, pp. 603-604).
181. Message aux sept chefs d’État présents à Gniezno, 3 juin 1997, in DC, n° 2164, 20 juillet 1997, p. 668-669. Ailleurs, il précisera comment réaliser l’unité de l’Europe dans la diversité, « …​de l’Atlantique à l’Oural, de la Mer du Nord à la Méditerranée » : « Pour édifier la nouvelle Europe, il faut beaucoup de mains, mais surtout beaucoup de cœurs qui ne battent pas seulement pour la carrière et pour l’argent, mais au contraire pour Dieu au nom de l’homme ; […​] la ferme volonté de respecter la dignité de tout homme et d’accepter la vie sans réserve dans toutes ses formes et à toutes ses phases. En effet, parmi les richesses du patrimoine chrétien, c’est avant tout le concept de l’homme qui a exercé une influence profonde sur la culture européenne.
   Pour projeter de construire de manière adéquate une maison, il faut un instrument de mesure adéquat. Celui qui ne connaît pas la mesure, manque aussi son objectif. Les architectes de la Maison européenne disposent de l’image de l’homme que le christianisme a inculquée dans l’antique culture du Continent, jetant les bases de la créativité et de la performance dont le niveau est tant admiré par tous. Le concept de l’homme créé à l’image et à la ressemblance de Dieu n’est donc pas une antique pièce de musée, mais représente la base d’une Europe moderne sur laquelle les multiples pierres de construction des diverses cultures, peuples et religions peuvent être tenues unies pour l’édification du nouvel édifice. Sans ce critère de mesure, la Maison européenne actuellement en construction risque de s’affaisser et de ne pas durer. » (Discours d’arrivée à Salzbourg, 19 juin 1998, in DC, n° 2186, 19 juillet 1998, p. 684).
182. Discours à l’ambassadeur de France près le Saint-Siège, 10 juin 2000, in DC, n° 2230, 16 juillet 2000, pp. 663-665. En bref, la tâche des hommes politiques est de « dégager le consensus nécessaire pour inscrire parmi ses plus hauts idéaux la protection de la vie, le respect de l’autre, le service mutuel et une fraternité sans exclusion. » (Discours aux présidents des Parlements de l’Union européenne, 23 septembre 2000, in DC, 2234, 15 octobre 2000, pp. 861-862).
183. La pape insistera (id): « il est urgent et nécessaire » que les croyants argumentent et montrent que l’apport de ces valeurs est « bénéfique pour tous », qu’elles constituent « un fondement solide ». Durant l’année 2003, il reviendra à de nombreuses reprises sur ces valeurs, dans ses discours aux ambassadeurs de Suède (17 mai), de Roumanie (1er juin), de France (27 juin) de Grèce,(2 septembre), de Slovénie (5 septembre), de Grande-Bretagne (7 septembre) d’Allemagne (12 septembre), de Hongrie (24 octobre), de Belgique (31 octobre) (Cf. DC n° 2283, 5 janvier 20013, pp. 24-28) ; de même à l’ambassadeur de la république tchèque, 28 avril 2003, ( DC n° 2297, 3 et 17 août 2003, pp. 734-735). Il n’abandonnera même pas l’espoir de voir la référence à Dieu un jour inscrite dans les textes fondateurs : « …​l’Église catholique est convaincue que l’Évangile du Christ, qui a constitué un élément unificateur des peuples européens au cours de nombreux siècles, continue à demeurer aujourd’hui encore une source inépuisable de spiritualité et de fraternité. En prendre acte tourne à l’avantage de tous et reconnaître explicitement dans le Traité [il s’agit du Traité constitutionnel de l’Union européenne] les racines chrétiennes de l’Europe devient pour le Continent la garantie principale de l’avenir. » (Allocution lors de l’Angélus du 24 août 2003, in DC n° 2299, 9 octobre 2003, pp. 845-846). « …​que l’Europe, dans les instances compétentes, reconnaisse ses propres racines chrétiennes, qui sont en mesure d’assurer aux citoyens du Continent une identité qui ne soit pas éphémère ou purement fondée sur des intérêts politiques et économiques, mais bien sur des valeurs profondes et impérissables. Les fondements éthiques et les idéaux qui furent à la base des efforts pour l’unité européenne sont encore plus nécessaires aujourd’hui, si l’on désire offrir une stabilité au profil institutionnel de l’Union européenne. » (Discours à M. G. Balboni Acqua, nouvel ambassadeur d’Italie près le Saint-Siège, 9 janvier 2004, in DC n° 2311, 4 avril 2004, pp. 301-302).
184. Discours aux membres du Directoire du prix Charlemagne, 25 mars 2004, in DC n° 2313, 2 mai 2004, pp. 413-414.

⁢b. Faisons le point

L’Église encourage tous les efforts consentis pour réaliser une union européenne. Cette union ne peut se réaliser que dans le respect et la réanimation de ses racines profondément marquées par le christianisme qui a joué le rôle de catalyseur des diversités culturelles du continent. Comme le dit justement Rémi Brague, le christianisme a été la forme de la culture européenne et le reste, de par sa nature. Il ne s’agit pas d’une restauration du passé d’autant moins qu’il n’est pas sans ombres. Pour que le christianisme puisse jouer son rôle dans le respect des différentes composantes nationales et philosophiques, il est cependant indispensable que soient reconnues un ensemble de valeurs éthiques fondamentales. Et c’est sur ce point que l’Europe aujourd’hui dérape. La seule solution pour que le rêve européen garde sa consistance, est de ré-évangéliser le continent, c’est-à-dire de procéder à l’inculturation de l’évangile, gardant tout ce qu’il peut y avoir de positif dans les visions du monde en présence mais en préservant jalousement le minimum humain, les droits objectifs et irrépressibles de la personne.

⁢c. Benoît XVI (2005-2013)

Durant le pontificat de Jean-Paul II, le cardinal Joseph Ratzinger a développé toute une réflexion fort intéressante sur l’Europe, son état et les conditions de son unité. Une réflexion qui complète et approfondit certaines prises de position du Souverain Pontife.

qu’est-ce que l’Europe ?

[1]

Pour le cardinal, l’idée d’Europe surgit « de manière plus accentuée aux moments où les peuples que l’on unissait sous ce vocable commun étaient menacés. »⁠[2] Ce qui est vrai pour le XXe siècle marqué par deux guerres mais aussi, dans le passé, par la menace turque. Pour l’auteur, « ce n’est que dans le cas où le concept d’ « Europe » représente une synthèse de réalité politique et d’idéalisme éthique qu’il peut devenir une force déterminante pour l’avenir. »[3] Comment définir l’Europe ?

On peut dans un premier temps la définir négativement en disant ce qu’elle n’est pas, quelles sont les conceptions qui lui sont contraires. Tout d’abord, les conceptions qui prônent un retour en arrière, à un état qu’on pourrait appeler pré-européen et principalement l’Islam⁠[4] ou encore une certaine nostalgie du « monde sauvage » d’avant la christianisation comme en témoigne aussi le national-socialisme préférant la « belle sauvagerie germanique » à « l’aliénation judéo-chrétienne ».⁠[5] A l’opposé, des conceptions se présentent comme post-européennes : il s’agit surtout du rationalisme qui rejette Dieu dans le privé et qui l’a remplacé par la nation, puis par le prolétariat et aujourd’hui par le « ventre ». Cette voie conduit à la disparition de la « société de droit » et finalement à la tyrannie⁠[6]. C’est contre cette Europe-là que l’Islam réagit. Enfin, le marxisme est la « troisième forme de refus (et la plus imposante) de la figure historique de l’Europe. » Le marxisme unit la raison moderne et le dynamisme d’Israël laïcisé et prétend mener l’Histoire à son accomplissement.⁠[7].

Ceci dit, quelles sont alors les « composantes positives de la notion d’Europe » ? Le cardinal Ratzinger en cite quatre : les héritages grec, chrétien, latin et moderne, indissociables et nécessaires. De la Grèce, l’Europe a hérité de « la différence entre le bien et les biens, qui implique un droit de la conscience ainsi qu’un rapport mutuel entre ratio et religio. » A quoi s’ajoute la démocratie « liée à l’ « eunomie »[8], à la validité du droit juste » et qui « ne peut demeurer démocratie qu’au sein d’une telle relation. La démocratie n’est donc jamais uniquement une domination de la majorité. le mécanisme d’établissement des majorités doit se soumettre à la mesure du règne commun du nomos, de ce qui est intrinsèquement droit, c’est-à-dire des valeurs qui obligent la majorité elle-même. » S’appuyant ensuite sur l’évangile de Jean⁠[9] et les Actes des apôtres⁠[10], le cardinal met en exergue le cheminement des apôtres de Jérusalem à Rome et affirme que « le christianisme est […] la synthèse œuvrée en Jésus-Christ entre la foi d’Israël et l’esprit grec. » Rome va devenir le cœur d’une Europe qui coïncide « avec l’Occident, c’est-à-dire avec le domaine de la culture et de l’Église latine »[11].

A cela s’ajoute « l’esprit de l’époque moderne ». Même s’il comporte plus d’ambigüités que les héritages précédents, celui-ci ne peut « en aucun cas nous conduire à un refus de la modernité »[12]. Est à mettre en évidence « la séparation entre la foi et la loi ». « Dans ce fécond dualisme État-Église, les valeurs humaines fondamentales, selon la vision chrétienne du monde, rendent possible une société humaniste libre dans laquelle sont garantis le droit de la conscience aussi bien que les droits fondamentaux de l’homme », de même que « l’autonomie responsable de la raison. » Encore faut-il ne pas oublier « les racines et le fondement vital de l’idée de liberté » et « continuer à fonder la raison sur le respect de Dieu et des valeurs morales fondamentales qui proviennent de la foi chrétienne. »

En fonction de ces quatre héritages, l’Europe ne peut être réduite, sous peine de décadence, à « une simple centralisation des compétences économiques ou législatives », « à une technocratie dont l’unique règle serait l’accroissement de la consommation. » Tout d’abord, si l’on veut que l’Europe, en vue de la paix, non seulement dépasse le « culte de la nation », ait le sens du partage des biens et s’ouvre au monde, elle doit veiller au « contrôle du pouvoir par le droit », inviolable, régulé « d’après la morale ». Toutefois, et c’est le deuxième point, « il ne demeurera à la longue aucune possibilité de survie pour l’État fondé sur le droit, si le dogme athée évolue vers sa forme radicale » c’est-à-dire si « la foi est tolérée comme une opinion privée » car, « dans ce sens précisément, on ne la tolère pas dans ses éléments constitutifs. » En effet, « la démocratie ne peut fonctionner que si la conscience joue son rôle. Or, cette dernière devient absolument muette quand elle n’est pas orientée vers la mise en œuvre des valeurs morales fondamentales du christianisme, actualisables même sans confessionnalisme chrétien, et même dans le contexte d’une religion non chrétienne. » Il ne peut, , en effet, être question d’« une contrainte de foi. » Troisièmement, « la reconnaissance publique du respect de Dieu comme le fondement de l’ethos et du droit, impliquent que l’on se refuse à considérer la nation ou la révolution mondiale comme summum bonum. » Si des institutions supranationales sont nécessaires, il ne s’agit pas d’ériger une « super-nation » Doivent être exclus et le centralisme et le particularisme au profit d’une « unité dans la pluralité ». Cet objectif peut être atteint par « des institutions et des forces culturelles et religieuses qui ne soient pas des émanations de l’État. »[13] Quant au marxisme dur et pur, la leçon est claire, il instaure une tyrannie où « le droit et l’éthique sont manipulables et la liberté transformée en son contraire. »

Enfin, l’Europe se construira sur « la reconnaissance et la protection de la liberté de conscience, des droits de l’homme, de la liberté de la science » tels qu’ils ont été définis et fondés.

De quoi souffre l’Europe aujourd’hui ?

Le cardinal souligne « Les deux péchés de l’Europe à l’époque moderne ».⁠[14]

d’une part, le nationalisme[15] et, d’autre part, le totalitarisme de la raison technique et la destruction de la conscience morale. Ce péché-ci, « déjà sous-jacent dans les formes extrêmes du nationalisme », lie « la foi dans le progrès, la domination absolue de la civilisation économique et technique et la promesse d’une humanité nouvelle, du royaume messianique » issu d’un messianisme politique s’entend.⁠[16] Le marxisme a bien illustré cela mais « cette combinaison est réelle dans le monde occidental sous des formes moins rigoureuses. »[17] . L’Europe, « depuis le siècle de la Renaissance et de manière plus poussée depuis le siècle des Lumières, a développé cette rationalité scientifique qui, non seulement à l’époque des découvertes aboutit à l’unité géographique du monde, à la rencontre des continents et des cultures, mais qui, maintenant et plus profondément, grâce à la culture technique rendue possible par la science, imprime sa marque sur le monde entier, et même, en un certain sens, l’uniformise. Et dans le sillage de cette forme de rationalité, l’Europe a développé une culture qui, d’une manière jusque là inconnue de l’humanité, exclut Dieu de la conscience publique, soit en le niant purement et simplement, soit en jugeant son existence indémontrable, incertaine, et donc relevant du domaine des choix subjectifs, une donnée de toute façon sans pertinence pour la vie publique. »[18] Dieu absent ou exclu, disparaît avec lui la prééminence de l’éthique. Ainsi, « la prépondérance du progrès technique va de pair avec la destruction des grandes traditions morales sur lesquelles reposaient les sociétés anciennes ».⁠[19]

En effet, « la morale appartient à une sphère tout à fait différente, elle disparaît en tant que catégorie en soi, et elle doit être retrouvée d’une autre façon, dans la mesure où, malgré tout, elle s’avère nécessaire sous une forme ou sous une autre. dans un monde fondé sur le calcul, c’est le calcul des conséquences qui détermine ce qu’il convient de considérer comme moral ou pas. Et ainsi disparaît la catégorie du bien, telle qu’elle a été clairement mise en évidence par Kant. Rien en soi n’est bien ou mal, tout dépend des conséquences que l’action peut laisser prévoir. » Cette conception est « la contradiction sans conteste la plus radicale non seulement du christianisme mais également des traditions religieuses et morales de l’humanité ». Cet affrontement entre deux cultures opposées donne « son caractère à l’Europe » et explique « la radicalité des tensions auxquelles notre continent doit faire face »[20] car, bousculant une culture inspirée par le christianisme, se lève « une civilisation de la mort » où règnent drogue et terrorisme. ⁠[21]

Quels remèdes ?

Face à cette idéologie, tout d’abord, « nous devons apprendre à nous séparer du mythe des eschatologies à l’intérieur de l’histoire », « le mythe du progrès […] gaspille les forces d’aujourd’hui pour un lendemain imaginaire et ne sert ainsi ni l’un ni l’autre. » Toute civilisation est mortelle, « personne ne peut construire la forme éternelle, parfaite de l’humanité. L’avenir reste toujours ouvert parce que la vie en commun des hommes est toujours placée sous le signe de la liberté humaine, toujours sujette aux défaillances. » Le rôle du politique n’est pas d’organiser « un monde meilleur qui adviendra un jour ou l’autre, il a la responsabilité de veiller à ce que le monde soit bon aujourd’hui, afin de pouvoir l’être aussi demain. » En somme, L’espoir d’une sorte de « paradis terrestre » « consiste à vouloir libérer l’homme de sa liberté et non pas pour la liberté ». « L’État n’est pas le Royaume de Dieu. »

Deuxièmement, il faut affirmer « la suprématie de l’éthique sur la politique ». « L’action politique, placée sous le signe du mythe du progrès méconnaît […] la liberté de l’homme » remplacée « par les lois de l’histoire » et « révèle en même temps son caractère amoral. » Le fondement d’une politique humaine ne peut être que la justice non pas définie par une majorité mais « par des critères moraux universels » qui ne sont pas engendrés par l’État mais qui nourrissent des convictions qui montrent « à l’État le chemin à suivre ». Autrement dit encore, la justice, fondement de l’État, « est plus que la régulation des intérêts particuliers », elle « doit se soumettre à un critère universel. » Concrètement, l’intérêt national doit être subordonné à l’intérêt de l’humanité : « une universalité européenne vraie ne peut se réaliser que si chaque État se dépasse lui-même », s’ouvre « à l’ensemble de l’humanité. »

Enfin, reste à définir ce qui est bon pour tous, le bien « derrière et au-dessus des biens. » L’idée d’un tel bien , l’Europe ne se l’est pas donnée mais elle l’a reçue « d’une plus ancienne tradition : les Dix Commandements » : « ils fondent la quintessence de ce qui, au début des temps modernes, a été formulé sous le concept des droits de l’homme, lesquels fondent la distinction entre un État qui accepte ses propres limites et un État totalitaire. » A cet endroit⁠[22], le cardinal Ratzinger cite Robert Spaemann : « Si l’Europe n’exporte pas sa foi, la croyance que - pour citer Nietzsche - « Dieu est la vérité et que la vérité est divine », alors elle exporte inévitablement son incroyance, c’est-à-dire la conviction que la vérité, le droit et le bien n’existent pas…​ Sans l’idée de l’absolu, l’Europe n’est plus qu’un concept géographique. Un nom, du reste, pour désigner le lieu d’origine de l’abolition de l’homme. »[23] Et donc l’Europe doit continuer à « exporter sa technique et sa rationalité. mais si elle ne fait que cela, elle détruit les grandes traditions morales et religieuses de l’humanité, elle détruit les fondements de l’existence et soumet les autres à une légalité qui la détruira à son tour. […] Avec la rationalité elle doit également en transmettre l’origine intime, le fondement vrai - la reconnaissance du logos comme fondement de toutes choses, le regard sur la vérité qui est aussi critère du bien. » ⁠[24]

En somme, « la grandeur de l’Europe repose sur une sagesse dans laquelle la raison n’oublie pas, au-delà de toute quête et de toute science, son bien le plus haut : être la faculté du divin. »⁠[25]

qu’a pensé le cardinal Ratzinger du débat sur le Préambule de la Constitution européenne⁠[26] où finalement furent évoqués les « héritages culturels, religieux et humanistes de l’Europe ».

La formule noie l’héritage chrétien parmi un ensemble de traditions non identifiées alors que c’est historiquement et incontestablement le christianisme qui a formé l’essentiel de la culture européenne.⁠[27]

Les rédacteurs du Préambule ont peut-être craint d’identifier l’Europe avec la religion chrétienne. A quoi le cardinal Ratzinger répond que « le christianisme n’est pas né en Europe, et par conséquent on ne peut pas qualifier de religion européenne la religion du milieu culturel européen. Mais c’est tout de même bien de l’Europe qu’il a, historiquement parlant, reçu sa marque culturelle et intellectuelle la plus féconde, et pour cette raison, il reste intimement lié à l’Europe de façon toute spéciale. »[28] Pour le cardinal, l’exclusion tout d’abord de toute référence à Dieu puis de toute reconnaissance des racines chrétiennes de l’Europe est le fait d’une idéologie laïciste.

Les partisans de l’exclusion ont estimé que, dans la mesure où l’article 52 de la Constitution garantissait les droits institutionnels des Églises, celles-ci pouvaient être rassurées. Position incohérente aux yeux du cardinal car, « …​cela signifie que, dans la vie de l’Europe, celles-ci [les Églises] trouvent leur place dans un contexte de compromis politique, tandis que, dans le contexte des fondements de l’Europe, l’empreinte de leur contenu ne trouve aucunement place. »

Que répondre aussi à l’argument qui prétend que si les références évoquées n’avaient pas été effacées, elles auraient blesseraient la sensibilité des non-chrétiens. Le cardinal réaffirme que ces références renvoient avant tout à « un fait historique que personne ne peut sérieusement nier. » Mais « ce rappel historique fait également référence au présent, du fait que, par la mention des racines, sont indiquées les sources de l’orientation morale qui en dérive, et est donc mis en évidence un facteur d’identité de cette réalité qu’est l’Europe. » Ce facteur d’identité menacerait-il d’autres identités ? Non, ce ne sont pas les bases morales du christianisme qui menacent les Musulmans mais bien « le cynisme d’une culture sécularisée qui nie leurs propres bases religieuses. » Et les Juifs n’auraient-ils pas été blessés ? Non puisque « ces racines elles-mêmes proviennent du mont Sinaï ». Quant à la mention de Dieu, ce n’est pas elle « qui offenserait les fidèles d’autres religions, mais plutôt la tentative de construire la communauté humaine absolument sans Dieu. »

En définitive, « les raisons de ce double refus sont plus profondes que ne le laissent supposer les motifs avancés. Elles présupposent l’idée selon laquelle seule la culture des Lumières radicale, qui a atteint son plein développement dans notre temps, pourrait être constitutive de l’identité européenne. A côté d’elle différentes cultures religieuses avec leurs propres droits respectifs peuvent coexister, mais à condition et dans la mesure où elles respectent les critères de la culture des Lumières et lui soient subordonnées, et seulement dans la mesure où elles le font. »

Ce qui ne signifie pas que cette culture des Lumières ne comporte pas « des valeurs importantes. »[29]

Attardons-nous donc un peu à cette philosophie des Lumières à la fois donc négative et positive.

Jean-Paul II avait aussi évoqué ce qu’il appelle « le drame des Lumières européennes. » « Dans leurs diverses expressions [françaises, puis anglaises et allemandes], les Lumières s’opposèrent à ce que l’Europe était devenue sous l’effet de l’évangélisation. » Elles s’efforcèrent d’exclure le « Dieu-homme, mort et ressuscité […] de l’histoire du continent. Il s’agit d’un effort auquel de nombreux penseurs et hommes politiques actuels continuent de rester obstinément fidèles. » A ce moment, « s’est ouverte la voie vers les expériences dévastatrices du mal qui devaient venir plus tard. »[30]. Il n’empêche que les Lumières européennes « ont eu des fruits positifs comme les idées de liberté, d’égalité et de fraternité, qui sont aussi des valeurs enracinées dans l’Évangile. Même si elles ont été proclamées indépendamment de lui, ces idées révélaient à elle seules leur origine. » Dès lors, « les chrétiens peuvent aller à la rencontre du monde contemporain et engager avec lui un dialogue constructif " d’autant plus nécessaire pour le monde, contrairement à ce que l’on croit aujourd’hui, que « seul le Crist par son humanité révèle totalement le mystère de l’homme. » En effet, comme le concile l’a montré (cf. GS), « la dignité propre de l’homme ne se fonde pas seulement sur le fait d’être homme, mais plus encore sur le fait que, en Jésus-Christ, Dieu s’est fait vrai homme. »⁠[31]

Le cardinal Ratzinger renchérit⁠[32] : « Cette culture des Lumières est définie en substance par les droits de la liberté ; elle part de la liberté comme de la valeur fondamentale à l’aune de quoi tout se mesure. » Dès lors, « ce canon de la culture des Lumières, bien que loin d’être complet, comporte des valeurs dont, en tant que chrétiens, nous ne pouvons pas et ne devons pas nous désolidariser : la liberté du choix religieux, ce qui inclut la neutralité religieuse de la part de l’État ; la liberté d’expression de ses opinions, à condition de ne pas mettre en doute ce principe même ; l’organisation démocratique de l’État, et donc le contrôle parlementaire sur les organismes d’État ; la liberté de formation des partis ; l’indépendance de la magistrature ; et enfin la tutelle des droits de l’homme et l’interdiction des discriminations. »

Où est le problème ? Le problème naît du fait que « la conception mal définie, voire non définie, de la liberté, qui est à la base de cette culture » entraîne des contradictions et limitations de la liberté⁠[33]. « Une idéologie confuse de la liberté conduit à un dogmatisme que l’on découvre comme étant toujours plus hostile à la liberté. » Cette idéologie « affiche une prétention à l’universel, et une conception de soi comme étant complète par elle-même et ne nécessitant pas quelque complément apporté par d’autres facteurs culturels. » On peut citer en exemple le problème de l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne. Voilà un milieu culturel sans racines chrétiennes, influencé par la culture islamique, et un État qui s’est voulu laïc (concept qui a mûri dans l’Europe chrétienne). Selon la culture des Lumières : « seules les normes et le contenu de ladite culture des Lumières peuvent déterminer l’identité de l’Europe, et, par conséquent, tout État qui fait siens de tels critères pourra appartenir à l’Europe. »

Cette attitude pose deux questions : peut-on considérer que « cette culture laïque des Lumières est vraiment la culture, finalement déclarée universelle, d’une raison commune à tous les hommes » ? Est-elle « complète par elle-même, au point de n’avoir besoin d’aucune racine en dehors de soi. » ?

Est-elle « universellement valide » ?

Il est acquis que « la religion ne peut pas être imposée par l’État mais ne peut être accueillie que dans la liberté ; le respect des droits fondamentaux de l’homme, qui sont les mêmes pour tous ; la séparation des pouvoirs et le contrôle du pouvoir. » Toutefois, il n’est pas pensable que « ces valeurs fondamentales, que nous considérons comme généralement valides puissent être réalisées de la même façon quel que soit le contexte historique ». Ainsi, « une totale neutralité religieuse de l’État est à considérer comme une illusion en ce qui concerne la plus grande partie des contextes historiques. »

Par ailleurs, les philosophies modernes des Lumières sont « positivistes, et par là anti-métaphysiques ». Elles ont donc exclu Dieu. Elles sont « basées sur une auto-limitation de la raison positive, qui est adaptée au milieu technique mais qui, au contraire, lorsqu’elle est généralisée, constitue une mutilation de l’homme. » Il ne peut plus y avoir de morale et « le concept même de liberté, qui, de prime abord, pourrait sembler indéfiniment extensible, mène finalement à l’auto-destruction de la liberté. »

N’empêche que « d’importants éléments de vérité » se trouvent dans ces philosophies mais « fondés sur une auto-limitation de la raison » typique de la situation culturelle occidentale moderne, « ils ne sont pas l’expression de cette philosophie qui un jour devrait être valide pour le monde entier. »

De plus, cette philosophie des Lumières « se coupe consciemment de ses propres racines historiques », elle n’a retenu que ce principe : « ce que l’on est capable de faire, on peut aussi le faire » au nom de la liberté « valeur suprême et absolue ». Or, sans norme morale, le « savoir-faire » devient « un pouvoir de destruction », une « oblitération de l’homme ». En témoignent les « magasins » d’organes, les bombes atomiques, le terrorisme.

Cette philosophie se suffit-elle à elle-même ?

Est-elle complète ? Doit-elle rejeter ses racines ? Non ! Elle n’exprime qu’une partie de la raison et donc elle « ne peut être considérée comme entièrement rationnelle. » Elle est donc incomplète et doit être perfectionnée.

Refuser les racines chrétiennes : ce n’est pas « l’expression d’une tolérance qui respecterait de la même façon toutes les cultures » Au contraire, c’est « absolutiser un mode de penser et un mode de vivre qui, entre autres choses, s’opposent radicalement aux différentes cultures historiques de l’humanité. » Quand on parle de « choc des cultures », ce n’est pas « un choc des grandes religions » mais un choc entre « l’émancipation radicale de l’homme vis-à-vis de Dieu, des racines de la vie, et, d’autre part, les grandes cultures religieuses », « les grandes cultures historiques »

Refuser la référence à Dieu : ce n’est pas non plus « l’expression d’une tolérance qui veut protéger les religions non théistes et la dignité des athées et des agnostiques » mais la volonté d’effacer « définitivement Dieu de la vie publique de l’humanité », de le cantonner « au milieu subjectif des cultures résiduelles du passé. » A la source nous trouvons le relativisme qui « devient ainsi un dogmatisme qui croit être en possession de la connaissance définitive de la raison, et en droit de considérer tout le reste comme seulement un stade de l’humanité dépassé et, en conséquence, pouvant être relativisé. »

Le christianisme refuse-t-il en définitive les Lumières et la modernité ? Non. Le christianisme est une « religion selon la raison »[34] et lorsque, trahissant sa nature, elle est devenue « tradition et religion d’État », ce fut « le mérite des Lumières d’avoir proposé à nouveau ces valeurs du christianisme[35] et d’avoir redonné toute sa voix à la raison ».

Il est nécessaire que religion et modernité soient être « prêtes à se corriger » : « Le christianisme doit toujours se souvenir qu’il est la religion du logos », religion de « l’Esprit créateur, de qui provient tout le réel. » « le monde provient de la raison, et […] celle-ci est son critère et son but. » Le monde ne provient pas de l’irrationnel et la religion n’est pas un « sous-produit » comme beaucoup le pensent aujourd’hui. « une raison découlant de l’irrationnel, et qui donc, à la fin des fins, est-elle-même irrationnelle, ne constitue pas une solution à nos problèmes. » Il faut « vivre une foi qui provienne du logos, de la raison créatrice, et qui pour cela est ouverte aussi à tout ce qui est vraiment rationnel. »

« A l’époque des Lumières, on a essayé de comprendre et définir les normes morales essentielles, disant qu’elle seraient valides […] même dans le cas où Dieu n’'existerait pas. » Indépendamment donc des divisions philosophiques ou confessionnelles. C’était possible dans la mesure où subsistaient, résistaient quelques grandes certitudes chrétiennes, ce qui n’est plus le cas. La recherche d’une certitude incontestable « au-delà de toutes les différences, a échoué. » Même Kant n’a pu apporter cette certitude partagée. Au niveau de la raison pure, il nie que Dieu « puisse être connu » mais, en même temps, il présente « Dieu, la liberté et l’immortalité, comme autant de postulats de la raison pratique, sans laquelle, disait-il en toute cohérence avec lui-même, aucun acte moral n’est possible. » N’avait-il pas raison ? ne devrions-nous pas dire : « même qui ne réussit pas à trouver la voie de l’acceptation de Dieu devrait chercher à vivre et à diriger sa vie […] comme si Dieu existait. »[36]

Il est certain que la question européenne a hanté le cardinal Ratzinger. A preuve encore, la publication un peu remaniée, en 2004, en Italie, de deux conférences données l’une à Berlin en 2000 et l’autre à Côme en 2001: L’Europe, ses fondements spirituels, aujourd’hui et demain et Réflexions sur l’Europe[37] où il reprend une question à laquelle il avait déjà répondu précédemment : qu’est-ce que l’Europe ?

L’auteur répond de nouveau : « L’Europe n’est pas un continent que l’on peut nettement saisir en termes de géographie : il s’agit, en réalité, d’un concept culturel et historique. »[38]

Cette culture européenne dont il a déjà analysé précédemment les quatre composantes classiques (grecque, romaine, chrétienne) et moderne (« technico-séculière ») s’est universalisée et a atteint l’Amérique, l’Afrique et l’Asie mais elle semble, en même temps, avoir perdu son âme : « on a l’impression que l’ensemble des valeurs de l’Europe, sa culture, sa foi, tout ce sur quoi repose son identité, que tout cela arrive au bout, et soit mêle déjà sorti de scène. Nous sommes arrivés à l’heure des systèmes de valeurs d’autres mondes : Amérique précolombienne, Islam, mystique d’Asie. A l’heure de sa suprême réussite, l’Europe semble devenue intérieurement vide […]. » De plus, « à cette diminution de ses forces spirituelles fondamentales correspond le fait que, sur le plan ethnique, l’Europe semble en voie de disparition. »[39]

A cet endroit, le cardinal Ratzinger évoque deux diagnostics classiques: celui d’Oswald Spengler⁠[40] et celui d’Arnold Toynbee⁠[41]. Pour le premier, « l’Occident atteint sa période finale et court, inexorablement, vers la mort de ce continent culturel […]. » Pour le second,« l’Occident […] passe par une crise ». Cette crise est la sécularisation, le passage « de la religion au culte de la technique ».⁠[42]

Rejoignant l’analyse de Toynbee, sans pour autant préjuger de l’avenir, le futur Benoît XVI affirme que « le destin d’une société dépend toujours d’une minorité capable de créer. » Quel serait, vis-à-vis de l’Europe, le rôle de cette minorité ? Inscrire dans la future Constitution européenne⁠[43] trois « éléments fondamentaux » : la reconnaissance des droits humains et de la dignité de l’homme comme « valeurs précédant toute juridiction d’État » ; la reconnaissance de la famille basée sur le mariage monogame comme « cellule de formation pour la communauté sociale » ; et enfin, « le respect à l’égard de ce qui, pour l’autre, est sacré, et en particulier le respect pour le sacré au sens le plus élevé, pour Dieu »[44].

La multiculturalité que l’on encourage « passionnément » aujourd’hui, est parfois « abandon et rejet de ce qui est propre, fuite des réalités particulières à l’Europe. » Or, « la multiculturalité ne peut subsister si font défaut, à partir des valeurs propres, certaines constantes communes, certaines données permettant de s’orienter. Elle ne peut certainement pas subsister sans le respect de ce qui est sacré. »[45] Et « ce n’est possible que dans la mesure où le sacré, Dieu, ne nous est pas étranger à nous-mêmes. »[46]

Après la guerre, deux motivations paraissent essentielles à la construction de l’Europe : la recherche d’une identité commune pour établir la paix⁠[47] et l’affirmation d’intérêts communs pour soutenir la concurrence économique des États-Unis, du Japon et de l’Union soviétique entourée de ses satellites et de nombre pays du tiers monde.

Mais, « dans l’essor de la puissance économique de l’Europe - après des orientations originelles, plus éthiques et religieuses - l’intérêt économique devint déterminant, de façon toujours plus exclusive. » Cette accentuation entraîne « une sorte de nouveau système de valeurs » qui ne sont plus absolues mais souvent ambigües qui entraînent de « nouvelles oppressions » de la part des décideurs : « les détenteurs du pouvoir scientifique, et ceux qui administrent les moyens. » Se trouvent menacés : la dignité de la personne humaine, la dignité particulière de l’union de l’homme et de la femme et le respect du sacré.⁠[48]

Devenu pape, sous le nom de Benoît XVI, l’ancien cardinal va continuer de militer en faveur d’un renouveau européen.

Il n’hésitera pas à rappeler l’« Acte européen » de Compostelle⁠[49] s’inscrivant ainsi d’emblée dans la ligne tracée par son prédécesseur.

Pour le Saint Père, la santé de l’Europe dépend de la revitalisation de son fond chrétien⁠[50] qui exclut toutes les tentations laïcistes qui affectent les lois et les mœurs sur tout le vieux continent.

Lors d’un Congrès du Parti populaire européen⁠[51], il déclarera que c’est « en tenant compte de ses racines chrétiennes, [que] l’Europe sera capable de donner une orientation sûre aux choix de ses citoyens et de ses peuples, elle renforcera sa conscience d’appartenir à une civilisation commune et elle consolidera l’engagement de tous dans le but de faire face aux défis du présent en vue d’un avenir meilleur.[…] L’héritage chrétien peut contribuer de manière significative à tenir en échec une culture aujourd’hui amplement diffusée en Europe qui relègue dans la sphère privée et subjective la manifestation des convictions religieuses de chacun. » Cette culture menace « la démocratie elle-même, dont la force dépend des valeurs qu’elle défend (cf. Evangelium vitae, 70). » Le pape n’hésite pas à dénoncer qu’« une certaine intransigeance séculière se révèle ennemie de la tolérance et d’une saine vision séculière de l’État et de la société. C’est pourquoi je me réjouis », ajoute-t-il, « que le Traité constitutionnel de l’Union européenne prévoie une relation organisée et permanente avec les communautés religieuses, en reconnaissant leur identité et leur contribution spécifique. »[52]

Dans ce cadre, quelle est la mission des Églises ? « les Églises et les communautés ecclésiales interviennent dans le débat public, en exprimant des réserves ou en rappelant certains principes, cela ne constitue pas une forme d’intolérance ou une interférence, car ces interventions ne visant qu’à éclairer les consciences, en les rendant capables d’agir de manière libre et responsable, conformément aux exigences véritables de la justice même si cela peut entrer en conflit avec des situations de pouvoir et d’intérêt personnel. »

Pour l’Église catholique, en particulier, « certains principes qui ne sont pas négociables. parmi ceux-ci, les principes suivants apparaissent aujourd’hui de manière claire :

-la protection de la vie à toutes ses étapes, du premier moment de sa conception jusqu’à sa mort naturelle ;

-la reconnaissance et la promotion de la structure naturelle de la famille - comme union entre un homme et une femme fondée sur le mariage - et sa défense contre les tentatives de la rendre juridiquement équivalente à des formes d’union radicalement différentes qui, en réalité, lui portent préjudice et contribuent à sa déstabilisation, en obscurcissant son caractère spécifique et son rôle social irremplaçable ;

-la protection du droit des parents d’éduquer leurs enfants.

Ces principes ne sont pas des vérités de foi, même s’ils reçoivent !un éclairage et une confirmation de la foi : ils sont inscrits dans la nature humaine elle-même et sont donc commun à toute l’humanité. L’action de l’Église en vue de leur promotion n’est donc pas à caractère confessionnel, mais elle vise toutes les personnes, sans distinction religieuse. Inversement, une telle action est d’autant plus nécessaire que ces principes sont niés ou mal compris, parce que cela constitue une offense contre la vérité de la personne humaine, une blessure grave infligée à la justice elle-même. »[53]

Cette attention portée à l’évolution de l’Europe n’'est-elle pas à relativiser aujourd’hui qu’elle n’est plus qu’une partie d’un monde et non plus le centre du monde ?

Benoît XVI répond : « L’Europe est certainement devenue le cœur du christianisme et de son engagement missionnaire. Aujourd’hui, les autres continents, les autres cultures, entrent avec un poids égal dans le concert de l’histoire du monde. Ainsi s’accroît le nombre de voix de l’Église, et c’est une bonne chose. […] même si l’Europe n’est maintenant qu’une partie d’un tout plus grand, Nous avons encore une responsabilité à cet égard. Nos expériences, la science théologique qui a été développée ici, nos traditions, même les expériences œcuméniques que nous avons accumulées : tout cela est très important même pour les autres continents. »[54]

Et un peu plus tard, il rappellera que « l’Union européenne est devenue, dans le monde, une force économique de premier plan, ainsi qu’un signe d’espérance pour beaucoup. »[55]

Comme Jean-Paul II, Benoît XVI est bien conscient que l’Europe s’éloigne de ce qu’elle devrait être. Pour lui aussi, c’est une cause de grande tristesse. Ainsi, à propos de la dénatalité en Europe, il constate, amer, que « cette Europe semble lasse, elle semble même vouloir se congédier de l’histoire. » Et au fond, comme il le répétera, « le grand problème de l’Occident est l’oubli de Dieu…​ »⁠[56]

Mais le chrétien ne désespère jamais. Même si, sur un plan purement temporel « l’unité reste encore en grande partie à réaliser dans l’esprit et dans le cœur des personnes » ; même si après la chute prometteuse du Rideau de fer, on connut une vive « déception » ; même s’il est « possible de formuler des critiques justifiées vis-à-vis de quelques institutions européennes », il ne faut pas oublier que « le processus d’unification est de toute façon une œuvre d’une grande portée » et « pour les pays d’Europe centrale et orientale un stimulant ultérieur pour consolider chez eux la liberté, l’état de droit et la démocratie.[…] On parle souvent aujourd’hui du modèle de vie européen. On entend par là un ordre social qui conjugue efficacité économique avec justice sociale, pluralité politique avec tolérance, libéralité et ouverture, mais qui signifie aussi maintien des valeurs qui donnent à ce continent sa position particulière. » L’Europe reste une valeur et une promesse mais il ne faut pas se leurrer : « la « maison Europe » […] sera pour tous un lieu agréable à habiter seulement si elle est construite sur une solide base culturelle et morale de valeurs communes que nous tirons de notre histoire et de nos traditions. L’Europe ne peut pas et ne doit pas renier ses racines chrétiennes. Elles sont une composante dynamique de notre civilisation pour avancer dans le troisième millénaire. »

A travers les erreurs et les errements voire les apostasies, quelques signes sont encourageants. « L’Europe, nous le savons, a certainement vécu et souffert aussi de terribles erreurs. Que l’on pense aux rétrécissements idéologiques de la philosophie, de la science et aussi de la foi, à l’abus de religion et de raison à des fond impérialistes, à la dégradation de l’homme par un matérialisme théorique et pratique, et enfin à la dégénérescence de la tolérance en une indifférence privée de références à des valeurs permanentes. Cependant, l’une des caractéristiques de l’Europe est la capacité d’autocritique qui, dans le vaste panorama des cultures mondiales, la distingue et la qualifie. »

Par ailleurs, des leçons de cohérence sont à tirer. Ainsi,« c’est en Europe qu’a été formulé, pour la première fois, le concept des droits humains. » Or, « le droit humain fondamental, le présupposé pour tous les autres droits, est le droit à la vie elle-même. »[57]

Ainsi aussi « fait partie enfin de l’héritage européen une tradition de pensée, pour laquelle un lien substantiel entre foi, vérité et raison est essentiel. »

A cet endroit, le pape cite Jürgen Habermas⁠[58] « un philosophe qui n’adhère pas à la foi chrétienne : « Par l’autoconscience normative du temps moderne, le christianisme n’a pas été seulement un catalyseur. L’universalisme égalitaire, dont sont nées les idées de liberté et de solidarité, est un héritage immédiat de la justice juive et de l’éthique chrétienne de l’amour. Inchangé dans sa substance, cet héritage a toujours été de nouveau approprié de façon critique et de nouveau interprété. Jusqu’à aujourd’hui, il n’existe pas d’alternative à cela. »

L’Europe a donc « une responsabilité unique dans le monde.[…] L’Europe acquerra une meilleure conscience d’elle-même, si elle assume une responsabilité dans le monde qui corresponde à sa tradition spirituelle particulière, à ses capacités extraordinaires et à sa grande force économique. L’Union européenne devrait par conséquent jouer un rôle de meneur dans la lutte contre la pauvreté dans le monde, et dans l’engagement en faveur de la paix. »[59]

En conclusion de ce pontificat, retenons l’idée fondamentale : « L’Europe doit s’ouvrir à Dieu, aller sans peur à sa rencontre, travailler avec sa grâce pour la dignité de l’homme que les meilleures traditions ont découverte : la tradition biblique, fondement d’où sont nées les traditions, classique, médiévale et moderne, les grandes œuvres philosophiques et littéraires, culturelles et sociales de l’Europe.[…] L’Europe de la science et des technologies, l’Europe de la civilisation et de la culture, doit être en même temps l’Europe ouverte à la transcendance et à la fraternité avec les autres continents, ouverte au Dieu vivant et vrai à partir de l’homme vivant et vrai. »[60]


1. Nous suivrons ici un chapitre du livre Église, œcuménisme et politique, Fayard, 1987, pp. 291-310.
2. Op. cit., p. 291.
3. Id., p. 292.
4. L’auteur met surtout en exergue l’absence, en Islam, de distinction entre l’ordre spirituel et l’ordre temporel, qui est une spécificité chrétienne. Le cardinal cite la lettre adressée par le pape Gélase Ier (492-496) à l’empereur Anastase ou mieux encore « son quatrième traité où, face à la typologie byzantine de Melchisédech, il souligne le fait que seul le Christ détient la totalité des pouvoirs: « Celui-ci, en raison de la faiblesse humaine (orgueil !), a séparé, pour la succession des temps, les deux ministères, afin que personne ne s’enorgueillisse » (c. 11). » (Cité in RATZINGER Joseph, L’Europe, ses fondements, aujourd’hui et demain, Editions Saint-Augustin, 2005, p. 16).
5. Église, œcuménisme et politique , op. cit., pp. 295-296.
6. J. Ratzinger cite le théologien protestant Rudolf Bultmann (1884-1976): « Un État non chrétien est possible en principe, mais non un État athée ». (id., p. 298).
7. Id., pp. 298-299.
8. En grec, « eunomia » signifie : « ordre bien réglé, d’où bonne législation, justice, équité, bonne observation des lois, ordre régulier » (BAILLY A., Dictionnaire grec-français, Hachette, 1933).
9. Jn 4, 22: « …​ le salut vient des Juifs » ; et 12, 20-21: « Il y avait quelques Grecs qui étaient montés pour adorer à l’occasion de la fête. Ils s’adressèrent à Philippe qui était de Bethsaïda de Galilée et ils lui firent cette demande : « Seigneur, nous voudrions voir Jésus. » »
10. Ac 2, 10 énumère les peuples présents à Jérusalem lors de la venue du Saint-Esprit, de l’Orient à l’Occident, de l’Asie à Rome, le chemin est tracé : « Parthes, Mèdes et Elamites, habitants de la Mésopotamie, de la Judée et de la Cappadoce, du Pont et de l’Asie, de la Phygie et de la Pamphylie, de l’Égypte et de la Lybie cyrénaïque, ceux de Rome en résidence ici…​ » ; et 16, 6-10: « Paul et Sylas parcoururent la Phrygie et la région galate, car le Saint-Esprit les avait empêchés d’annoncer la Parole en Asie. Arrivés aux limites de la Mysie, ils tentèrent de gagner la Bithynie, mais l’Esprit de jésus les en empêcha. ils traversèrent alors la Mysie et descendirent à Troas. Une nuit, Paul eut une vision : un Macédonien lui apparut, debout, qui lui faisait cette prière : « Passe en Macédoine, viens à notre secours ! » A la suite de cette vison de Paul, nous avons immédiatement cherché à partir pour la Macédoine, car nous étions convaincus que Dieu venait de nous appeler à y annoncer la Bonne Nouvelle. »
11. « Cet espace latin incluait non seulement les peuples romains mais aussi les peuples germaniques, anglo-saxons et une partie des peuples slaves, en particulier la Pologne. Cette Res publica christiana, que l’Occident chrétien avait conscience de former, n’était pas une construction politique mais un ensemble réel vivant dans l’unité de la culture, dans un « système de droit qui transcende les ethnies et§ les nations, dans les conciles, dans l’établissement des universités, dans la fondation et l’expansion des ordres religieux, et dans la circulation de la vie spirituelle et ecclésiale à partir de Rome, son cœur » (H. Gollwitzer, Europa, Abendland, in J. Ritter, Historisches Wortenbuch der Philosophie, II, Bâle-Stuttgart, 1972, p. 825). » (Op. cit., p. 303).
12. « …​ tentation que l’on peut rencontrer au XIXe siècle dans le médiévisme romantique, et entre les deux guerres mondiales, dans certains milieux catholiques. » (Op. cit., p. 304).
13. J. Ratzinger rappelle qu’au moyen-âge, « saint Anselme de Cantorbury provenait d’Aoste, en Italie, et était abbé en Bretagne et archevêque en Angleterre, que saint Albert le Grand originaire d’Allemagne, pouvait enseigner tout aussi bien à paris qu’à Cologne, et était évêque de Ratisbonne, que saint Thomas d’Aquin a enseigné à Naples, à Paris et à ,Cologne, et Duns Scot en Angleterre, à Paris et à Cologne ». Il ajoute encore que « dans une telle perspective, l’œcuménisme chrétien a aussi une signification européenne. » (Op. cit., p. 309).
14. RATZINGER Cardinal Joseph, Un tournant pour l’Europe ? Diagnostics et pronostics sur la situation de l’Église et du Monde, Flammarion/ Saint-Augustin, 1996, p. 109.
15. Le nationalisme, écrit-il, « n’est que la radicalisation moderne du tribalisme », « une surestimation mythique » de sa propre nation qui a « la prétention de faire valoir dans le reste du monde son propre mode de vie, sa propre puissance » et qui ne craint pas de s’approprier le sacré (Gott mit uns !). Ainsi se trouvent liés d’une certaine manière nationalisme et universalisme. (Id , pp. 109-112).
16. Id., pp. 113-114.
17. Id., p. 114.
18. Discours à Subiaco, à l’occasion de la remise du prix saint Benoît « pour la promotion de la vie et de la famille en Europe », 1er avril 2005, in RATZINGER Cardinal Joseph, Discours et conférences, de Vatican II à 2005, in DC hors-série, 2005, pp. 119-125.
19. Id., p. 116.
20. Discours à Subiaco, à l’occasion de la remise du prix saint Benoît « pour la promotion de la vie et de la famille en Europe », 1er avril 2005 in RATZINGER, Discours et conférences, id..
21. Id., p. 117. Dans une conférence à Berlin, le 28 novembre 2000, le cardinal Ratzinger dénoncera aussi cette « attitude pathologique » de l’Occident qui « ne s’aime plus lui-même » : « si elle veut survivre, l’Europe a besoin de s’accepter à nouveau elle-même, non sans humilité ni critique » (RATZINGER, L’Europe, ses fondements, aujourd’hui et demain, op. cit., p. 36).
22. Id., p. 130.
23. SPAEMANN R., Universalismus oder Eurozentrismus ? in K. Michalski, Europa und die Folgen, 1988, pp. 313-322.
24. RATZINGER, Un tournant pour l’Europe ?, op. cit., pp. 124-130.
25. Id., p. 132.
26. Le texte du préambule de la Constitution européenne adoptée le 18 juin au sommet de Bruxelles et signée officiellement à Rome vendredi 29 octobre par les dirigeants de l’UE dit ceci : Les chefs d’État et de gouvernement des 25 (mentionnés un à un dans le texte),
   « S’inspirant des héritages culturels, religieux et humanistes de l’Europe, à partir desquels se sont développées les valeurs universelles que constituent les droits inviolables et inaliénables de la personne humaine, ainsi que la démocratie, l’égalité, la liberté et l’État de droit,
   Convaincus que l’Europe, désormais réunie au terme d’expériences amères, entend poursuivre cette trajectoire de civilisation, de progrès et de prospérité, pour le bien de tous ses habitants, y compris les plus fragiles et les plus démunis ; qu’elle veut demeurer un continent ouvert sur la culture, sur le savoir, et sur le progrès social ; et qu’elle souhaite approfondir le caractère démocratique et transparent de sa vie publique, et œuvrer pour la paix, la justice et la solidarité dans le monde,
   Persuadés que les peuples de l’Europe, tout en restant fiers de leur identité et de leur histoire nationale, sont résolus à dépasser leurs anciennes divisions, et, unis d’une manière sans cesse plus étroite, à forger leur destin commun,
   Assurés que, 'Unie dans sa diversité' l’Europe leur offre les meilleures chances de poursuivre, dans le respect des droits de chacun, et dans la conscience de leurs responsabilités à l’égard des générations futures et de la Terre, la grande aventure qui en fait un espace privilégié de l’espérance humaine,
   Résolus à poursuivre l’œuvre accomplie dans le cadre des traités instituant les Communautés européennes et du traité sur l’Union européenne, en assurant la continuité de l’acquis communautaire.
   Reconnaissants aux membres de la Convention européenne d’avoir élaboré le projet de cette Constitution au nom des citoyennes et des citoyens et des États d’Europe, Lesquels, après avoir échangé leurs pleins pouvoirs reconnus en bonne et due forme, sont convenus des dispositions qui suivent : « etc..
27. Léo Moulin, tout agnostique qu’il fût, rappelons-nous (tome I), a souligné le caractère résolument révolutionnaire du Livre de la Genèse. « Les valeurs judéo-chrétiennes, écrit-il, sont à n’en pas douter, la source la plus abondante et la plus féconde du passé européen.
   L’homme, créé à part des autres animaux, 'fait à l’image et à la ressemblance de Dieu’ (Gn 1, 26), est supposé jouir des dotes ingeneratae que lui vaut cette ressemblance, à savoir : l’intelligence, la volonté, la puissance, l’autonomie, la responsabilité, la liberté. En d’autres termes, il est considéré comme un être adulte ou, à tout le moins, comme en pouvoir et espérance de le devenir. Il est une personne. A ce titre il a droit au respect de sa dignité et jouit de la possibilité de connaître la vérité et de la dire. C’est là en germe, la doctrine des Droits de l’homme, et l’on comprend pourquoi elle ne pouvait naître et se développer qu’en Europe.
   L’égalité est une autre valeur fondamentale du message judéo-chrétien. Combinée avec les notions de dignité et de liberté, elle mène (encore qu’à long terme) à l’apparition de l’idéal démocratique. » Léo Moulin considère aussi, par exemple, comme un « apport, décisif, du christianisme à la formation de l’Europe : la distinction entre Dieu et César ». Même si « elle n’a pas toujours été observée, tant s’en faut ; mais elle a mis l’Occident, tant bien que mal, à l’abri des systèmes théocratiques et des césaro-papismes, ancêtre des totalitarismes modernes. » (L’Occident n’est pas un accident, in Géopolitique, Hiver 1987-1988, n° 20, pp. 59- 60). Mieux encore, dans son ouvrage Le monde vivant des religieux, Dominicains, Jésuites, Bénédictins…​ Calmann-Lévy, 1964, Léo Moulin montre que les ordres religieux et leurs pratiques constitutionnelles sont à la base de la démocratie moderne, qu’ils ont influencé la rédaction de la Magna Carta (1215) du Bill of Rights (1689) ou encore du Code électoral de 1789.
28. Discours à Subiaco, op. cit..
29. Discours à Subiaco, op. cit.
30. JEAN-PAUL II, Mémoire et identité, Flammarion, 2005, pp. 117-122.
31. Id., pp. 131-139.
32. RATZINGER, L’Europe dans la crise des cultures, in Discours et conférences, op. cit., pp. 119-125.
33. On peut relever l’« opposition entre la volonté de liberté de la femme et le droit à la vie de l’embryon. » ; « l’interdiction de la discrimination peut se transformer peu à peu en une limitation imposée à la liberté d’opinion et à la liberté religieuse. Bientôt il ne sera plus possible d’affirmer que l’homosexualité, selon ce qu’enseigne l’Église catholique, est un désordre objectif dans la structuration de l’existence humaine. Et le fait que l’Église soit convaincue de ne pas avoir le droit de donner l’ordination sacerdotale aux femmes est d’ores et déjà considéré par certains comme contraire à la Constitution européenne. »
34. « Bien que la philosophie, entant que recherche de rationalité - y compris celle de notre foi - ait toujours été l’apanage du christianisme, la voix de la religion avait été exagérément domestiquée. Elle l’était, et c’est le mérite des Lumières d’avoir proposé à nouveau ces valeurs du christianisme et d’avoir redonné toute sa voix à la raison. » (Le cardinal Ratzinger renvoie ici à GS).
35. Religion du logos, religion des persécutés, religion à la recherche de la vérité, du bien, du vrai Dieu, religion universelle, religion de la dignité de tout homme, religion de la liberté de la foi face à l’État.
36. Le cardinal Ratzinger évoque Pascal (le pari). L’approche historique du problème nous renvoie à Sartre (L’existentialisme est un humanisme) et à Guy Haarscher (Philosophie des droits de l’homme).
37. j In L’Europe, ses fondements aujourd’hui et demain, Editions Saint-Augustin, 2005, pp. 11-50.
38. Id., p. 12. A preuve l’espace mouvant qui, à travers le temps, a porté le nom d’Europe. Depuis le pourtour de la Méditerranée jusqu’à la forme d’aujourd’hui en passant par l’empire de Charlemagne, des divisions et subdivisions. Le cardinal Ratzinger met même en question la présentation classique qui définit l’Europe comme allant de l’Atlantique à l’Oural : « fixer l’Oural comme frontière est tout à fait arbitraire », écrit-il. Au-delà de cette chaîne, précise-t-il, nous trouvons « une sorte de substructure de l’Europe ». (id., p. 18).
39. Id., pp. 23-24.
40. 1880-1936. Philosophe allemand, auteur connu surtout par « Le déclin de l’Occident » (1918-1922).
41. 1889-1975. Historien britannique, auteur de « Etude l’histoire » (1934-1961).
42. Op. cit., pp.25-26.
43. Le cardinal Ratzinger nous offre ici le texte d’une conférence prononcée à Berlin le 28 novembre 2000.
44. Le cardinal précise que « la liberté d’opinion rencontre une limite en ce qu’elle ne peut porter atteinte à l’honneur et à la dignité de l’autre ; elle n’est pas liberté de mentir et de détruire les droits humains. »
45. « Pour les cultures du monde, la dimension absolument profane, qui est apparue en Occident, est quelque chose de profondément étranger. Elles en sont persuadées : un monde sans Dieu n’a pas d’avenir. »
46. Op. cit., pp. 32-37.
47. « L’héritage commun - culturel, moral et religieux de l’Europe - devait façonner la conscience des nations et, par cette identité commune de tous les peuples européens, dégager, ouvrir une voie commune vers l’avenir. On était à la recherche d’une identité européenne, qui ne devait pas dissoudre ou nier les identités nationales, mais les unir, sur un plan identitaire supérieur, en une communauté unique de peuples. Il fallait donner toute sa valeur à l’histoire commune comme à une puissance créatrice de paix. Il ne fait aucun doute que, par les pères fondateurs de l’unification européenne, l’héritage chrétien était considéré comme le noyau de cette identité historique avec, évidemment, les différentes formes confessionnelles ; ce qui était commun à tous les chrétiens semblait, de toute façon, reconnaissable, par-delà les frontières confessionnelles, comme force unifiante de l’action dans le monde ; et ne paraissait même pas incompatible avec les grands idéaux moraux du Siècle des Lumières, qui avaient, pour ainsi dire, mis en relief la dimension rationnelle de la donnée chrétienne et qui, au-delà de toutes les antinomies historiques, semblaient directement compatibles avec les idéaux fondamentaux de l’histoire chrétienne d’Europe. » (pp. 40-41).
48. Op. cit., pp. 39-50.
49. Allocution lors de l’Angélus du 24 juillet 2005, in DC n° 2342, 4-18 septembre 2005, pp. 810-811.
50. Benoît XVI rappelle le rôle des universités qui « se développèrent rapidement et jouèrent un rôle important dans le renforcement de l’identité de l’Europe et dans la formation de son patrimoine culturel. » Elles ont encore une mission dans ce sens : « on ne peut oublier la dimension religieuse de l’existence humaine au moment où l’on construit l’Europe du troisième millénaire. le rôle particulier des Universités apparaît alors : dans la situation actuelle, il leur est demandé de ne pas se contenter d’instruire, mais de s’efforcer de jouer aussi un rôle éducatif véritable au service des nouvelles générations, en faisant appel au patrimoine d’idéaux et de valeurs qui ont marqué les millénaires passés. L’Université pourra ainsi aider l’Europe à garder son « âme », en revitalisant ces racines chrétiennes qui l’ont engendrée. » (Discours à un séminaire sur l’héritage culturel des Universités européennes, 1er avril 2006, in DC, n° 2359, 4 juin 2006, pp. 528-529).
51. Ce parti fondé en 1976, regroupe entre autres des partis de tendance démocrate-chrétienne. Il se présente comme « une famille se situant au centre-droit de l’échiquier politique, dont les racines puisent dans l’histoire et la civilisation du continent européen et qui a, dès l’origine, œuvré pour le projet européen ». (Cf. le site EPP)
52. Cf. Traité établissant une constitution pour l’Europe (2004) Article I-52 Statut des églises et des organisations non confessionnelles
   1. L’Union respecte et ne préjuge pas du statut dont bénéficient, en vertu du droit national, les églises et les associations ou communautés religieuses dans les États membres.
   2. L’Union respecte également le statut dont bénéficient, en vertu du droit national, les organisations philosophiques et non confessionnelles.
   3. Reconnaissant leur identité et leur contribution spécifique, l’Union maintient un dialogue ouvert, transparent et régulier avec ces églises et organisations.
   Ce traité aurait dû entrer en vigueur le 1er novembre 2006, à condition d’avoir été ratifié par chacun des vingt-cinq États signataires, ce qui n’a pas été le cas. En raison de cet échec, il a été remplacé par un traité modificatif dont le texte a été approuvé par le Conseil européen de Lisbonne le 19 octobre 2007, d’où son nom de traité de Lisbonne.
53. Discours au Congrès du parti populaire européen, 30 mars 2006, in DC n° 2399, 4 juin 2006, pp. 526-528.
54. Entretien avec des journalistes avant son pèlerinage en Bavière, 5 août 2006, in DC, n°2366, 15 octobre 2066, pp. 889-897.
55. Discours au nouvel ambassadeur de Belgique, 26 octobre 2006, in DC, n° 2374, 18 février 2007, pp. 160-161.
56. Discours aux Cardinaux et à la Curie romaine, 22 décembre 2006, in DC, n° 2373, 4 février 2007, pp. 102-109.
57. Et le pape de préciser clairement : « l’avortement ne peut être un droit humain » pas plus que « ce qu’on appelle « l’aide active à mourir » . »
58. Philosophe allemand né en 1929. Parmi ses dernières œuvres, on notera : Entre naturalisme et religion, Les Défis de la démocratie, Gallimard, 2008 ; La constitution de l’Europe, Gallimard, coll. « NRF Essais », 2012 ; HABERMAS Jürgen et RATZINGER Joseph, Raison et Religion, La dialectique de la sécularisation, , Salvator, 2010.
59. Discours au Corps diplomatique, Vienne, 7 septembre 2007, in DC, n° 2387, 7 octobre 2007, pp. 828-831.
60. Homélie de la messe pour l’Année sainte compostellane, 6 novembre 2010, in DC, n° 2457, 5 décembre 2010, pp. 1044-1046.

⁢d. François

d’emblée le nouveau pape va avoir l’occasion de s’exprimer devant les responsables politiques de cette Europe⁠[1] qui oublie de plus en plus d’où elle vient. Vu le public, ces messages sont particulièrement intéressants et consacrent officiellement la position de l’Église en la matière.

Comme ses prédécesseurs et sans complaisance, François va dresser un portrait sans concession de l’Europe réelle et de ses tares et proposer les remèdes adéquats.

Quelles maladies rongent l’Europe, au sein, ne l’oublions pas, d’« un monde plus complexe, et en fort mouvement. Un monde toujours plus interconnecté et globalisé, et donc de moins en moins « eurocentrique » (PE) ?

Certes, l’Union européenne n’a pas cessé de grandir mais, à cette « Union plus étendue, plus influente, semble cependant s’adjoindre l’image d’une Europe un peu vieillie et comprimée, qui tend à se sentir moins protagoniste dans un contexte qui la regarde souvent avec distance, méfiance, et parfois avec suspicion. » (PE) « une impression générale de fatigue et de vieillissement, d’une Europe grand-mère et non plus féconde et vivante. » (PE) Une « Europe blessée, à cause des nombreuses épreuves du passé, mais aussi à cause des crises actuelles, qu’elle ne semble plus capable d’affronter avec la vitalité et l’énergie d’autrefois. Une Europe un peu fatiguée et pessimiste, qui se sent assiégée par les nouveautés provenant des autres continents. » (CE)

Une Europe où règnent individualisme, indifférence, égoïsme. L’individualisme inspire une « revendication toujours plus grande des droits individuels, qui cache une conception de la personne humaine détachée de tout contexte social et anthropologique, presque comme une « monade », toujours plus insensible aux autres « monades » présentes autour de soi » (PE). L’homme se regarde « comme un absolu » et connaît la solitude, « une des maladies que je vois la plus répandue en Europe », dit le Pape. Solitude des personnes âgées, solitude des jeunes « privés de points de référence et d’opportunités pour l’avenir », solitude des pauvres. (PE) De cet « individualisme indifférent naît le culte de l’opulence, auquel correspond la culture de déchet dans laquelle nous sommes immergés. » (CE), naissent « des styles de vie un peu égoïstes, caractérisés par une opulence désormais insoutenable et souvent indifférente au monde environnant, surtout aux plus pauvres. » (PE) La « prévalence des questions techniques et économiques au centre du débat politique, au détriment d’une authentique orientation anthropologique » nourrit cette « culture du déchet » qui se caractérise par une « mentalité de consommation exagérée » et aussi par l’acceptation de l’avortement et de l’euthanasie. (PE)

A cela s’ajoute la « méfiance des citoyens vis-à-vis des institutions considérées comme distantes, occupées à établir des règles perçues comme éloignées de la sensibilité des peuples particuliers, sinon complètement nuisibles. […] les grands idéaux qui ont inspiré l’Europe semblent avoir perdu leur force attractive, en faveur de la technique bureaucratique de ses institutions. » (PE)

L’Europe souffre aussi, comme le reste du monde d’une paix « trop souvent blessée » car elle est agitée de « tensions ne cessent pas. »[2](CE) Comme le reste du monde, elle connaît le « terrorisme religieux et international » et le « trafic d’armes » (CE).

En fonction de ces maux, quels remèdes proposer devant le Parlement européen ?

Pour retrouver vigueur, l’Europe vieillie, fatiguée, déprimée, « a fortement besoin de redécouvrir son visage pour grandir, selon l’esprit de ses Pères fondateurs. » (PE)

Quel est ce « visage », ou, si l’on préfère, cette identité⁠[3] sur laquelle s’appuyaient les « Pères fondateurs » « qui ont souhaité un avenir fondé sur la capacité de travailler ensemble afin de dépasser les divisions, et favoriser la paix et la communion entre tous les peuples du continent. » (PE) Nous connaissons la réponse : le vrai « visage » de l’Europe est celui d’un profond et authentique humanisme. « Au centre de cet ambitieux projet politique, rappelle François, il y avait la confiance en l’homme, non pas tant comme citoyen, ni comme sujet économique, mais en l’homme comme personne d’une dignité transcendante. » (PE) Ce n’est pas « autour de l’économie, mais autour de la sacralité de la personne humaine, des valeurs inaliénables » (PE) que l’Europe doit se construire.

La « centralité » et la « sacralité » de la personne, de sa dignité, de ses droits inaliénables, trouvent leur « fondement, non seulement dans les événements de l’histoire, mais surtout dans la pensée européenne, caractérisée par une riche rencontre, dont les nombreuses sources lointaines proviennent « de la Grèce et de Rome, de fonds celtes, germaniques et slaves, et du christianisme qui l’a profondément pétrie »[4], donnant lieu justement au concept de « personne ». » (PE)

Le christianisme a précisément révélé que la transcendance de la personne s’articulait sur la relation qu’elle entretenait avec « la terre et le ciel ». Dès lors, « l’avenir de l’Europe dépend de la redécouverte du lien vital et inséparable entre ces deux éléments. Une Europe qui n’a plus la capacité de s’ouvrir à la dimension transcendante de la vie est une Europe qui lentement risque de perdre son âme, ainsi que cet « esprit humaniste » qu’elle aime et défend cependant. » (PE)

Toutefois, face à l’individualisme et à l’exacerbation des droits individuels, il convient de rappeler la nécessité d’associer droit et devoir qui est un concept « aussi essentiel et complémentaire », de « regarder l’homme non pas comme un absolu, mais comme un être relationnel. » La « dimension individuelle, ou mieux, personnelle » doit être reliée « à celle de bien commun » sinon le droit « finit par se concevoir comme sans limites et, par conséquent, devenir source de conflits et de violences. » (PE) Au contraire, en associant droit et devoir, en considérant que nous sommes des êtres relationnels nourris du même bien commun, nous pouvons alors « prendre soin de la fragilité de la personne et des peuples signifie garder la mémoire et l’espérance ; signifie prendre en charge la personne présente dans sa situation la plus marginale et angoissante et être capable de l’oindre de dignité. » (PE)

Ainsi, s’il faut être attentif à « la centralité de la personne humaine », il est impératif de prendre soin aussi de « la famille unie, féconde et indissoluble », de se soucier des institutions éducatives, de l’écologie, de l’emploi, et de l’immigration (PE).

Ce centre humaniste retrouvé, renforcé, « l’Europe peut grandir » selon « les principes de solidarité et de subsidiarité. » (PE) puisqu’« une unité authentique vit de la richesse des diversités qui la composent ». Pour vaincre les tensions, il faut se rappeler que « l’Europe est une famille des peuples » et pour « maintenir vivante la démocratie en Europe » convient « d’éviter les « manières globalisantes » de diluer la réalité : les purismes angéliques, les totalitarismes du relativisme, les fondamentalismes anhistoriques, les éthiques sans bonté, les intellectualismes sans sagesse. » (PE)⁠[5]

Dans ce travail de mémoire et d’espérance, les chrétiens ont évidemment un rôle important à jouer car est « fondamental, non seulement le patrimoine que le christianisme a laissé dans le passé pour la formation socioculturelle du continent, mais surtout la contribution qu’il veut donner, aujourd’hui et dans l’avenir, à sa croissance. Cette contribution n’est pas un danger pour la laïcité des États ni pour l’indépendance des institutions de l’Union, mais au contraire un enrichissement. » (PE)

Pour cela, l’Église doit « entretenir un dialogue profitable, ouvert et transparent avec les institutions de l’Union européenne » car elle peut expliquer qu’« une Europe capable de mettre à profit ses propres racines religieuses, sachant en recueillir la richesse et les potentialités, peut être plus facilement immunisée contre les nombreux extrémismes qui déferlent dans le monde d’aujourd’hui, et aussi contre le grand vide d’idées auquel nous assistons en Occident […]. » (PE)

En somme, il faut « travailler pour que l’Europe redécouvre son âme bonne » et « le rôle de l’âme est de soutenir le corps, d’en être la conscience et la mémoire historique. Et une histoire bimillénaire lie l’Europe et le christianisme. Une histoire non exempte de conflits et d’erreurs, aussi de péchés, mais toujours animée par le désir de construire pour le bien. » (PE)

Devant le Conseil de l’Europe, François va insister longuement de nouveau sur les racines qui constituent son identité et doivent nourrir sa situation « multipolaire » et sa mission « transversale » en vue d’une union forte et d’un rayonnement international.

Pour souligner l’importance fondamentale des « racines », il va se référer à l’image classique de l’arbre⁠[6]]^ : ^ L’Europe « a toujours tendu vers le haut, vers des objectifs nouveaux et ambitieux, animée par un désir insatiable de connaissance, de développement, de progrès, de paix et d’unité. mais l’élévation de la pensée, de la culture, des découvertes scientifiques est possible seulement à cause de la solidité du tronc et de la profondeur des racines qui l’alimentent. Si les racines se perdent, lentement le tronc se vide et meurt et les branches - autrefois vigoureuses et droites - se plient vers la terre et tombent.[…] Pour marcher vers l’avenir, il faut le passé, de profondes racines sont nécessaires et il faut aussi le courage de ne pas se cacher face au présent et à ses défis. »

De quoi se nourrissent donc les racines ? « Les racines s’alimentent de la vérité , qui constitue la nourriture, la sève vitale de n’importe quelle société qui désire être vraiment libre, humaine et solidaire. En outre, la vérité fait appel à la conscience , qui est irréductible aux conditionnements, et pour cela est capable de connaître sa propre dignité et de s’ouvrir à l’absolu, en devenant source des choix fondamentaux guidés part la recherche du bien pour les autres et pour soi et lieu d’une liberté responsable. […] Sans cette recherche de la vérité , chacun devient la mesure de soi-même et de son propre agir, ouvrant la voie à l’affirmation subjective des droits…​ ». C’est la porte ouverte à l’individualisme, à l’indifférence et à l’égoïsme.

« L’Europe doit réfléchir pour savoir si son immense patrimoine humain, artistique, technique, social, politique, économique et religieux est un simple héritage de musée du passé, ou bien si elle est encore capable d’inspirer la culture et d’ouvrir ses trésors à l’humanité entière. » L’Europe, en effet a une responsabilité particulière « dans le développement culturel de l’humanité » à laquelle elle peut apporter beaucoup.

Cette Europe « enracinée » est une Europe « multipolaire ». en effet, elle est constituée « de multiples pôles culturels, religieux et politiques ». Il lui revient de « « globaliser » de manière originale cette multipolarité. » Tel est le « défi » qu’elle doit relever, celui « d’une harmonie constructive, libérée d’hégémonies qui, bien qu’elles semblent pragmatiquement faciliter le chemin, finissent par détruire l’originalité culturelle et religieuse des peuples. »

Comment « globaliser » cette « multipolarité » sinon en pratiquant « la transversalité »[7] de sous-espaces ou de sous-variétés. Elle est en quelque sorte l’opposé de la notion de tangence. Elle intervient aussi dans le monde de l’entreprise. Ici, elle consiste à réunir des compétences bien différentes afin d’imaginer une solution ou résoudre un problème particulier. d’après le contexte, il semble que le pape utilise le mot un peu dans ce sens : la transversalité permet de confronter des approches bien différentes, des domaines, des compétences, des âges différents pour rompre avec un certain conformisme.]. Autrement dit, l’Europe doit être « une Europe en dialogue », même sur le plan « intergénérationnel ». Il est nécessaire que « la transversalité d’opinions et de réflexions soit au service des peuples unis dans l’harmonie. » Car, aujourd’hui, « le dialogue uniquement interne aux organismes (politiques, religieux, culturels) de sa propre appartenance se révèle stérile. » Il vaut mieux risquer « la confrontation fraternelle de la transversalité » pour « conjuguer avec sagesse l’identité européenne formée à travers les siècles avec les instances provenant des autres peuples qui se manifestent à présent sur le continent. »

Dans cette tâche de dialogue, le christianisme a un rôle à jouer: « C’est dans cette logique qu’il faut comprendre l’apport que le christianisme peut fournir aujourd’hui au développement culturel et social européen dans le cadre d’une relation correcte entre religion et société. Dans la vision chrétienne, raison et foi, religion et société sont appelés à s’éclairer réciproquement, en se soutenant mutuellement et, si nécessaire, en se purifiant les unes les autres des extrémismes idéologiques dans lesquelles elles peuvent tomber. la société européenne tout entière ne peut que tirer profit d’un lien renouvelé entre les deux domaines, soit pour faire face à un fondamentalisme religieux qui est surtout ennemi de Dieu, soit pour remédier à une raison « réduite », qui ne fait pas honneur à l’homme. »

Cette collaboration des chrétiens est précieuse dans « le domaine d’une réflexion éthique sur les droits humains » notamment pour tout ce qui touche « à la protection de la vie humaine », car il faut tenir « compte de la vérité de tout l’être humain, sans se limiter à des domaines spécifiques, médicaux, scientifiques ou juridiques. » C’est ensemble que doit s’effectuer « une réflexion dans tous les domaines, afin que s’instaure une sorte de « nouvelle agora », dans laquelle chaque instance civile et religieuse puisse librement se confronter avec les autres, même dans la séparation des domaines et dans la diversité des positions, animée exclusivement par le désir de vérité et par celui d’édifier le bien commun. »

Ainsi, on peut souhaiter « que l’Europe, en redécouvrant son patrimoine historique et la profondeur de ses racines, en assumant sa vivante multipolarité et le phénomène de la transversalité en dialogue, retrouve cette jeunesse d 'esprit qui l’a rendue féconde et grande. »

Ceci dit et redit, on doit se poser cette question : concrètement, que faut-il faire ?

La position de l’Église se confirme de pontificat en pontificat aussi bien sur le plan du diagnostic qu’au point de vue des remèdes. Mais, dans le même temps, l’Europe semble évoluer dans un sens contraire. Elle se déchristianise et de plus en plus de manifestations laïcistes apparaissent dans le champ des autorités civiles⁠[8]. Certes, ici et là, on constate des éléments positifs. Ainsi, des manifestations ou des pétitions montrent que la conscience chrétienne n’est pas éteinte. En contrepoids de l’inquiétante montée de l’Islam, on a eu la satisfaction de voir plus de 400 associations musulmanes provenant de 28 pays du continent, signer la Charte des musulmans d’Europe[9] en faveur d’une intégration positive, de l’égalité entre l’homme et la femme et le rejet du fondamentalisme terroriste. Mais cela suffit-il pour dissiper l’impression de décadence du continent européen ? En 2008, Mario Mauro, vice-président du Parlement européen de 2004 à 2009, estimait que « le vieux continent est en train de perdre son horizon, sa dimension propre. […] La décadence de notre continent est avant tout le résultat d’une crise de notre identité de peuple européen. » Pour lui, le mal vient « du fait que le rapport entre raison et politique est d’une certaine manière détourné de la notion même de vérité. Le compromis qui, à juste titre, est présenté comme le sens de la vie politique même, est aujourd’hui conçu comme une fin en soi. » Or, « sans une idée précise de son identité, l’Europe ne pourra faire aucun pas en avant par rapport aux à […] cinq défis » : la crise démographique, l’immigration, l’élargissement de l’Europe, le développement économique et la politique étrangère commune.⁠[10]

Le discours papal a-t-il un avenir sur le terrain ?

La question vaut pour tous les domaines temporels et nous aurons l’occasion de réfléchir longuement au problème de l’action et de son efficacité dans le dernier volume. Toutefois on peut déjà esquisser une réponse en reprenant la réflexion du cardinal Henri Schwery⁠[11]. A la question « faut-il ré-évangéliser la société, l’Europe ? », il répond qu’il faut d’abord « faire notre deuil du terrain perdu » et qu’il est « inutile de rêver dans l’utopie d’un retour en arrière vers « l’Occident chrétien ». " Ensuite, « nous avons à marcher » non « sans bagages » mais avec « deux trésors, dons de Dieu et preuves de son amour pour les hommes : le Décalogue et l’option préférentielle pour les pauvres. »[12]


1. Il s’agit de deux discours prononcés le 25 novembre 2014, l’un devant le Parlement européen (PE) (in DC, n° 2517, janvier 2015, pp. 89-95) et l’autre devant le Conseil de l’Europe (CE) (in DC n° 2517, janvier 2015, pp. 96-101).
2. A quoi le pape fait-il allusion ? Tensions ethniques: Serbes, Croates et Musulmans en Bosnie-Herzegovine ; au Kosovo et en Macédoine, Moldavie, en Ossétie entre la Russie et la Géorgie, et au Nagorny-Karabakh entre l’Arménie et l’Azerbaïjan. La Transnistrie moldave (soutenue par la Russie) ; l’Ukraine…​
3. L’Europe doit avoir « conscience de sa propre identité », elle a « le devoir de protéger et de faire grandir l’identité européenne » (PE).
4. JEAN-PAUL II, Discours à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, 8 octobre 1988, in DC 1988, n° 1971, pp. 100-1003.
5. A cet endroit, François renvoie à Evangelii gaudium, 231.
6. Il s’agit précisément du peuplier décrit par le poète et prêtre italien Clemente Rebora (1885-https://it.wikipedia.org/wiki/1957[1957).
7. La transversalité est une notion qui n’est pas simple à définir. Elle intervient en mathématique où la propriété de transversalité est un qualificatif pour l’http://fr.wikipedia.org/wiki/Intersection_(math%C3%A9matiques)[intersection
8. François relève le « défi soulevé par les législations qui, au nom d’un principe de tolérance mal interprété, finissent par empêcher les citoyens d’exprimer librement et de pratiquer de manière pacifique et légitime leurs convictions religieuses. » (Discours devant le Comité conjoint des Églises européennes (CEC) et du Conseil des conférences épiscopales d’Europe (CCEE), 7-5-2015, in O.R. 8 mai 2015). Sur le site de La Croix (mailto : [email protected][[email protected]]), on peut lire ce commentaire : « En Europe, et en particulier en France, mais aussi en Belgique, aux Pays-Bas ou en Allemagne, les débats autour du principe de « laïcité provoquent régulièrement des tensions, ces dernières années, autour de la présence de signes religieux dans l’espace public ou encore de la place de l’enseignement religieux à l’école. »
9. Bruxelles, 10 janvier 2008.
10. Cf. Le christianisme et l’avenir de l’Europe, Zenit, 1er et 3 février 2008. Benoît XVI citait aussi cinq défis : la défense de la vie de l’homme à chacune des ses phases, la protection de tous les droits de la personne et de la famille, la construction d’un monde juste et solidaire, le (respect de la création et le dialogue interculturel et interreligieux. Ce dialogue revêt une importance toute particulière dans un monde pluraliste à condition qu’il soit « authentique » c’est-à-dire qu’il évite de « céder au relativisme et au syncrétisme » et qu’il soit animé « d’un respect sincère pour les autres et d’un esprit de réconciliation et de fraternité. » (Zenit, 9-12-2008)
11. Il fut évêque de Sion (Suisse) de 1977 à 1995.
12. SCHWERY Cardinal Henri, Faut-il restaurer l’Europe ?, Saint-Augustin, 2007, pp. 314-318.

⁢ii. En dehors de l’Europe, existe-t-il des organisations régionales semblables ?

Il existe certes d’autres organisations régionales à travers le monde⁠[1] (OIF), le Commonwealth of Nations (CON), la Communauté des pays de langue portugaise (CPLP) ou encore l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Union_latine[Union latine] (UL).
   Les organisations sur bases géographiques, sont nombreuses.
   En Afrique, on peut citer la Banque africaine de développement (BAD), la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Union_africaine[Union africaine] (UA anciennement Organisation de l’unité africaine OUA), la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (CEMAC), l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Union_%C3%A9conomique_et_mon%C3%A9taire_ouest-africaine[Union économique et monétaire ouest-africaine] (UEMOA), la Communauté des États sahélo-sahariens (CEN-SAD), la Commission économique pour l’Afrique (CEA), la Commission de l’océan Indien et l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Organisation_pour_l%27harmonisation_en_Afrique_du_droit_des_affaires[Organisation pour l’harmonisation en Afrique du droit des affaires] (OHADA).
   Sur le continent américain: l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Association_des_%C3%89tats_de_la_Cara%C3%AFbe[Association des États de la Caraïbe] (AEC), l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Accord_de_libre-%C3%A9change_nord-am%C3%A9ricain[Accord de libre-échange nord-américain] (ALENA), la Communauté caribéenne (CARICOM), la Communauté sud-américaine de nations, le Marché commun du Sud (MERCOSUR), l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Organisation_des_%C3%89tats_am%C3%A9ricains[Organisation des États américains], l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Organisation_du_trait%C3%A9_de_coop%C3%A9ration_amazonienne[Organisation du traité de coopération amazonienne], le Pacte andin.
   En Asie : l’ Association des nations du Sud-Est asiatique (ASEAN), la Banque asiatique de développement (BAD).
   Au Moyen-Orient et en Afrique du Nord : la Ligue arabe, la Banque islamique de développement (BID), le Fonds monétaire arabe (FMA).
   Il y a aussi des organisations à vocation militaire : outre l’ Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), on relève l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Organisation_du_trait%C3%A9_de_s%C3%A9curit%C3%A9_collective[Organisation du traité de sécurité collective] (OTSC), le Traité de coopération mutuelle et de sécurité entre les États-Unis et le Japon, l’https://fr.wikipedia.org/wiki/ANZUS[ANZUS] qui regroupait l’Australie, la Nouvelle-Zélande et les États-Unis mais alliance entre les États-Unis et la Nouvelle-Zélande est suspendue depuis 1985, l’ Union africaine (UA), essentiellement pour des opérations de maintien de la paix, l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Organisation_de_coop%C3%A9ration_de_Shanghai[Organisation de coopération de Shanghai] (OCS).
   d’autres organisations s’occupent de la santé, de l’économie, de la science à travers le monde: l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Organisation_mondiale_de_la_sant%C3%A9[Organisation mondiale de la santé] (OMS), l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Organisation_mondiale_du_commerce[Organisation mondiale du commerce] (OMC), la Banque mondiale (BM), la Banque des règlements internationaux (BRI), le Fonds monétaire international (FMI), l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Organisation_des_pays_exportateurs_de_p%C3%A9trole[Organisation des pays exportateurs de pétrole] (OPEP), Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), l’ Agence internationale de l’énergie (AIE), l’ Observatoire européen austral, l’ Institut international des Sciences administratives, l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Institut_international_du_froid[Institut international du froid] (IIF).
   Pour mémoire, on note en Europe, toute une série d’organisations spécialisées: l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Identit%C3%A9_europ%C3%A9enne_de_s%C3%A9curit%C3%A9_et_de_d%C3%A9fense[Identité européenne de sécurité et de défense] (IESD), l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Agence_spatiale_europ%C3%A9enne[Agence spatiale européenne] (ESA), l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Office_europ%C3%A9en_des_brevets[Office européen des brevets] (OEB), l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Association_europ%C3%A9enne_de_libre-%C3%A9change[Association européenne de libre-échange] (AELE), la Banque européenne d’investissement (BEI), la Banque européenne, l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Union_pour_la_M%C3%A9diterran%C3%A9e[Union pour la Méditerranée], le Conseil de l’Europe Office européen des brevets. ] mais leurs objectifs sont moins ambitieux et parfois très différents. Examinons-en quelques-unes.

L’Union africaine (UA) créée en 2002 a remplacé l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Organisation_de_l%27unit%C3%A9_africaine[Organisation de l’unité africaine] (OUA). Son but est d’œuvrer à la promotion de la démocratie, des droits de l’homme et du développement à travers l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Afrique[Afrique], surtout par l’augmentation des investissements extérieurs par l’intermédiaire du programme du Nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique (NEPAD). Ce programme considère que la paix et la démocratie sont des préalables indispensables au développement durable.

L’Organisation des États américains rassemble depuis 1948, 21 nations qui se sont engagées pour la réalisation de buts communs dans le respect de la souveraineté de chaque nation. Au début, elle s’est appliquée principalement à combattre la pénétration communiste. Son but est de défendre la démocratie et les Droits de l’homme, de renforcer la sécurité du territoire, de lutter contre les trafics de drogue et la corruption, ainsi que d’aider aux échanges entre les différents pays de l’Amérique.

La Communauté économique centre-asiatique (CECA) est une organisation internationale (nommée ainsi depuis 2002), fondée en 1994 pour regrouper certains États de la CEI[2] et d’éventuels États voisins en Asie centrale afin de « renforcer le développement de l’intégration économique dans la région, la perfection des formes et mécanismes d’expansion des relations politiques, sociales, scientifico-techniques, culturelles et éducatives. »

L’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ANASE ou ASEANhttps://fr.wikipedia.org/wiki/Association_des_nations_de_l%27Asie_du_Sud-Est#cite_note-1[]) est une organisation politique, économique et culturelle regroupant dix pays d’https://fr.wikipedia.org/wiki/Asie_du_Sud-Est[Asie du Sud-Est]. Elle a été fondée en 1967  dans le contexte de la guerre froide pour faire barrage aux mouvements communistes, développer la croissance et le développement et assurer la stabilité dans la région. Aujourd’hui, l’association a pour but de renforcer la coopération et l’assistance mutuelle entre ses membres, d’offrir un espace pour régler les problèmes régionaux et peser en commun dans les négociations internationales.

L’Organisation de coopération de Shanghai (OCS)  est une organisation intergouvernementale régionale asiatique qui regroupe la Russie, la Chine, le Kazakhstan, le Kirghizistan, le Tadjikistan et l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Ouzb%C3%A9kistan[Ouzbékistan]. Elle a été créée en 2001. En 2015, l’OCS a décidé d’admettre l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Inde[Inde] et le Pakistan comme membres à part entière, qui devraient se joindre en 2016.

La Communauté du Pacifique (CPS) contribue au développement des compétences techniques, professionnelles, scientifiques et des capacités de recherche, de planification et de gestion de 22 États et territoires insulaires du Pacifique. Avec les quatre membres fondateurs restés membres de l’organisation que sont l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Australie[Australie], la France, la Nouvelle-Zélande et les États-Unis, la Communauté du Pacifique est composée de 26 États membres.

L’Organisation de la coopération islamique (OCI-OIC), appelée Organisation de la conférence islamique jusqu’en 2011, a été créée en septembre 1969. Elle possède une délégation permanente aux Nations unies et regroupe 57 États membres. Sa vocation est de promouvoir la coopération dans les domaines économiques, sociaux, culturels et scientifiques (grâce notamment à la Banque islamique de développement), mais aussi la sauvegarde des lieux saints de l’islam ou encore le soutien au peuple palestinien. À l’échelle mondiale, il n’existe pas d’autre organisation confessionnelle dont les membres signataires sont des États.

Il n’empêche que toutes ces organisations même si certaines ont une influence limitée et ne rêvent pas d’intégration, révèlent la nécessité aujourd’hui dans le cadre d’une mondialisation de plus en plus accentuée de dépasser les frontières des États pour pouvoir faire face à de nombreux problèmes qui se moquent de toutes les lignes de démarcation.

Ces organisations ont donc des vocations plus limitées mais elles témoignent de la nécessité ressentie voire urgente aujourd’hui de dépasser le cadre de l’État-nation. On peut gager qu’à l’avenir la tendance s’accentuera dans la mesure où bien des problèmes se manifestent non seulement au niveau d’une région mais encore et de plus en plus au niveau du monde comme en témoignent les tentatives d’accord planétaire sur la question du climat.

*


1. Selon Wikipedia, ces organisations peuvent d’abord représenter des aires linguistiques pluricontinentales, comme l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Organisation_internationale_de_la_francophonie[Organisation internationale de la francophonie
2. Communauté des États indépendants parfois appelée Confédération des États indépendants, est une entité intergouvernementale composée de 9 des 15 anciennes républiques soviétiques. La CEI est dépourvue de personnalité juridique internationale.

⁢Chapitre 4 : La mondialisation

La mondialisation place l’Église dans un contexte nouveau pour exercer sa mission d’universalisation à l’égard du monde.
— Joseph Joblin sj
Actualité du christianisme dans le processus de mondialisation, in Communio, XXV,1-n°147 janvier-février 2000, p. 69.

Le dictionnaire Robert ne mentionne le mot « mondialisation » que dans son supplément de 1970 en notant qu’il n’apparaît qu’en 1953 ⁠[1], constitué à partir de l’adjectif mondial. Mondialisation signifie simplement « le fait de devenir mondial, de se répandre dans le monde entier. »

Pourtant, l’homme, dès son apparition, a cherché à étendre ses activités au-delà du territoire qu’il occupait, à la limite, jusqu’aux confins du monde tel qu’il était connu à telle époque. Dès la préhistoire, des populations migrent, des populations se rapprochent pour échanger marchandises et expériences⁠[2], puis des empires se créent⁠[3], des colonies s’établissent et des expéditions de découverte s’en vont de plus en plus loin. Des progrès techniques comme la roue, les routes, les ponts et surtout le perfectionnement de la navigation⁠[4] et, plus tard, des moyens de communication favorisent le commerce et les contacts, encouragés, organisés par des accords politiques.⁠[5]

Au IIe s. avant J.-C., Polybe écrit : « Autrefois, les événements qui se déroulaient dans le monde n’étaient pas liés entre eux. Aujourd’hui, ils sont tous dépendants des uns des autres. »[6]

Certes, il y eut ici ou là des périodes de repli suite à des crises, à des guerres comme après les deux guerres mondiales au XXe siècle.⁠[7] Mais, nous le constatons, le mouvement d’expansion né avec l’homme semble-t-il n’a fait que s’amplifier, favorisé par le sacre du libre-échange.

L’OCDE distingue trois phases dans la « mondialisation » : une première phase d’interdépendance de peuples distincts, puis, à partir des XVe et XVIe siècles, une phase d’intégration au sens de regroupement d’activités sous une autorité commune et enfin la phase actuelle toute récente qui se caractérise par la « participation de la majorité des États de la planète à l’économie de marché et au libre-échange ».⁠[8] Plus précisément encore, selon le Fonds monétaire international, la mondialisation au sens actuel du terme désigne « l’interdépendance économique croissante de l’ensemble des pays du monde, provoquée par l’augmentation du volume et de la variété des transactions transfrontalières de biens et de services, ainsi que des flux internationaux de capitaux, en même temps que la diffusion accélérée et généralisée de la technologie. »[9] Cette mondialisation n’a été possible que par « le progrès phénoménal qui a touché tous les domaines de la vie économique au cours des dernières années, particulièrement dans l’informatique, les communications et les transports ».⁠[10]

Un autre mot est souvent utilisé parfois comme synonyme de mondialisation et surtout dans les pays anglo-saxons, c’est le mot globalisation utilisé en 1983 par Ted Levitt, professeur à la Harvard Business School afin de désigner la convergence des marchés financiers ⁠[11]. Toutefois, En français, globalisation, souligne J.-Y. Calvez, dit presque le contraire, à la limite, de ce qu’implique la mondialisation. Celle-ci appelle « à mettre en œuvre des politiques interventionnistes, jusqu’à l’échelle mondiale » tandis que globalisation évoque « davantage laisser-faire, laisser-passer ».⁠[12]

A lire tout ce qui précède, on serait tenté de penser que nous sommes face à un phénomène purement économique mais il n’en est rien.

L’économiste Hugues Puel, reconnaît, bien sûr, que « l’économie est un moteur de la mondialisation » : l’extension des échanges joue un rôle mais aussi les migrations de populations ainsi que, et c’est l’intérêt de son analyse, les structures politiques⁠[13]-https://fr.wikipedia.org/wiki/1964[1964) dans son livre La grande transformation (1944) publié en français chez Gallimard en 1983: « Réduire la sphère de l’économie à des phénomènes exclusivement marchands revient à éliminer de la scène la plus grande part de l’histoire humaine ; par contre étendre la définition du concept de marché jusqu’à lui faire englober tous les phénomènes économiques a pour conséquence d’attribuer artificiellement à tout ce qui relève de l’économique les caractéristiques particulières des phénomènes de marché. inévitablement, la pensée y perd de sa clarté. »]. Pour se rendre compte de l’importance du politique il suffit d’examiner le fonctionnement d’une multinationale étant donné que « près de la moitié des échanges mondiaux se fait entre les cent plus grandes multinationales ». La multinationale « joue en réalité des différences existant entre les États ». Alors qu’elle a bien une nationalité, son universalisme découle en fait de la faiblesse ou de l’inadéquation du politique, de l’« insuffisance d’une gouvernance mondiale pour harmoniser des règles du jeu qui chercheraient à prendre en compte le bien commun de l’ensemble des habitants de la planète ». Comme le montre l’histoire lors des périodes de repli protectionniste, « le facteur politique rend la mondialisation réversible » : « la causalité économique est un moteur puissant, mais ne résiste pas à l’intervention du facteur politique avec toute sa force contingente et irrationnelle. » Le problème de la mondialisation « est d’abord de nature politique » et c’est à ce niveau que se situent les enjeux éthiques. ⁠[14]

Car il y a bien évidemment des enjeux éthiques. La signification de la mondialisation « est plus large et plus profonde que le simple aspect économique, car une époque nouvelle s’est ouverte dans l’histoire et concerne le destin de l’humanité. »[15] Il suffit pour s’en rendre compte de voir comment tout un chacun perçoit la mondialisation. Il la perçoit à travers ce qu’Hugues Puel appelle « la mondialisation des signes » : facilité et rapidité des déplacements, des communications, échanges physiques, matériels, intellectuels, religieux mais uniquement pour ceux qui en ont les moyens intellectuels et financiers évidemment. A cela s’ajoute mondialisation des problèmes démographiques, urbanistiques, climatiques.

Certains profitent de la mondialisation, d’autres en pâtissent.

On a constaté à partir, grosso modo, de 1980, « une croissance impressionnante du commerce mondial ». Deuxièmement « un essor remarquable de l’investissement direct à l’étranger » et, en même temps, « le développement explosif des marchés financiers. » ⁠[16] Dit ainsi, tout cela paraît prometteur mais à y regarder de plus près on constate que le commerce croît plus vite que l’économie, que nombre d’entreprises passent sous contrôle étranger ou sont délocalisées et, en ce qui concerne les marchés financiers, « 90% de ces échanges de monnaie n’ont pratiquement pas de rapport avec le commerce des biens et des services. On assiste ainsi à une mondialisation financière marquée par une forte instabilité, ponctuée de crises impressionnantes, ainsi qu’à l’explosion de produits sophistiqués nouveaux ».⁠[17]

Ces nouveautés permettent à certaines régions peu développées mais jouissant d’une main-d’œuvre compétente et bon marché de rattraper plus ou moins leur retard que les pays dits avancés. Les travailleurs spécialisés y gagnent une meilleure rémunération et les consommateurs peuvent profiter de biens et services à prix concurrentiels.

Mais, les personnes peu compétentes, les sociétés peu concurrentielles souffrent dans ce vaste mouvement où le profit des actionnaires dope l’entreprise et l’emporte souvent au détriment des réalités sociales nationales. Des inégalités se créent ou s’accentuent. Et le risque majeur est peut-être « de passer d’une économie de marché à une société de marché ».⁠[18] En effet, la mondialisation s’appuie sur l’idéologie néo-libérale qui conduit à l’élargissement des privatisations, à l’abaissement des barrières douanières et à la libéralisation des marchés monétaires et financiers. Cette idéologie a des répercussions sur les mentalités et accentue la tendance déjà constatée à l’individualisme et au matérialisme pratique. En même temps, on se rend compte de la responsabilité du politique sur le plan local mais plus encore sur le plan mondial. L’enjeu est de taille car les sociétés sont confrontées à des tensions internes et, dans la mesure où elles paraissent s’enrichir, doivent aussi faire face à des migrations considérables. Ajoutons à cela que le « modèle » occidental peut être une menace pour d’autres cultures qui voudraient se moderniser sans perdre leur âme. Ainsi s’expliquent, selon E. Herr, « de profondes crises de replis identitaires conduisant inéluctablement à des radicalisations nationalistes et/ou religieuses malheureuses et meurtrières ».⁠[19]

Les mises en garde contre la mondialisation ne manquent pas ⁠[20] avec parfois des prises de position radicales⁠[21].

Souvent, la critique est très ciblée. Ainsi, Mgr Michel Schooyans dénonce, avec force exemples et documents, Le prix humain de la globalisation : l’ONU et à sa suite les grandes organisations mondiales s’écartent de la déclaration des droits de l’homme de 1948 pour soutenir une « globalisation holistique » ce qui « signifie que l’homme doit se soumettre au Tout d’où il émane et dans lequel il retournera se fondre »[22]. Cette nouvelle idéologie s’attaque tout particulièrement à la famille et donc à une structure essentielle de la société.

Des auteurs dénoncent eux le lien qui existe entre la mondialisation financière et le terrorisme⁠[23] ; les effets désastreux de la mondialisation pour l’Afrique⁠[24], sur la vie et le travail des femmes⁠[25], sur les cultures bousculées par des produits culturels standardisés⁠[26] et les réactions particularistes⁠[27], sur l’accès à l’eau⁠[28] et plus largement sur l’environnement⁠[29], sur les travailleurs, les États⁠[30], les systèmes de protection sociale⁠[31], comment elle favorise l’économie parallèle⁠[32], comment la pauvreté favorise un nouvel ordre financier⁠[33], comment la mondialisation attise les extrémismes de droite et les fondamentalismes⁠[34] et mobilise à son service la force armée.⁠[35], 1999, p. 61, cité in HOUTART François, _La mondialisation, Que penser de…​ ?, Fidélité, sd, p. 10). Le chanoine Houtart, né en 1925, Docteur en sociologie de l’UCL, diplômé de l’Institut international d’urbanisme appliqué, professeur émérite à l’UCL et ancien directeur de recherches socio-religieuses. Il fut le fondateur et le directeur du Centre tricontinental et de la revue Alternatives Sud, à Louvain-la-Neuve jusqu’en 2010. À l’occasion des élections fédérales de 2010 en Belgique, il soutient l’alternative unitaire de la gauche francophone à travers le Front des Gauches. Ce front est constitué du Parti Communiste, de la Ligue Communiste Révolutionnaire, de Vélorution, du Comité pour une Autre Politique (CAP), du Parti Humaniste et du Parti socialiste de lutte.]

d’autres réfléchissent à la manière d’humaniser la mondialisation⁠[36] ou de la réorienter⁠[37], ou encore s’interrogent sur son avenir : elle va disparaître⁠[38] ou engendrer un monde nouveau⁠[39].

Plus connus sont les partisans de l’« altermondialisme » : sous ce vocable se réunissent des mouvements très divers d’inspiration⁠[40] mais unis contre le mondialisme néolibéral au nom souvent d’un autre mondialisme⁠[41]. François Houtart à la recherche Des alternatives crédibles au capitalisme mondialisé[42] distingue deux courants d’alternatives : « le néo-keynésianisme et le post-capitalisme. » Le néo-keynésianisme⁠[43], dans lequel il range la doctrine sociale de l’Église⁠[44], ne renonce pas à la logique du marché mais veut le réguler mondialement, « limiter ses effets pervers et […] empêcher qu’il ne débouche sur des abus […], rétablir les conditions de la concurrence, tout en essayant parallèlement de réduire la destruction de l’environnement et les injustices sociales « . Par quels moyens ? en faisant « appel à la conscience des acteurs en présence » et en établissant  »_ un cadre normatif pour le fonctionnement de l’économie ». Quant au post-capitalisme, il _« envisage l’organisation de l’économie sur d’autres bases que celle du capitalisme » ou de l’économie de marché. Dans cette voie que l’auteur apprécie particulièrement, il se réfère à Lucien Sève⁠[45] ou encore Karl Polanyi⁠[46] et prône la construction d’une « autre mondialisation, celle des résistances ou des luttes ».

Pour Fr. Houtart, si les deux courants prônent de semblables régulations économiques, écologiques, sociales, politiques et culturelles, ils s’appuient sur des philosophies et des éthiques différentes et leurs alternatives sont aussi différentes. L’un cherchant des alternatives « à l’intérieur de l’économie capitaliste », l’autre, une alternative « au système capitaliste ». Dans cette alternative, les mesures communes aux deux tendances⁠[47] sont considérées « comme autant de jalons sur la voie du dépassement » pour inscrire l’activité économique dans une autre « logique ». Il s’agit, en effet, de remplacer « la notion de profit par celle de besoin », de prendre en compte « la manière sociale de produire dans le processus de production et dans le développement des technologies », de contrôler démocratiquement non seulement le « champ politique mais également [les] activités économiques », de faire de la consommation un moyen et non un objectif, de considérer l’État comme un « organe technique et non comme instrument d’oppression, etc. ».

Pour avancer dans cette autre logique, il faut une « convergence des résistances au capitalisme et des luttes sociales »[48] ; des convergences aussi au niveau des États⁠[49], qui leur permettent de ne pas être liés aux États-Unis ; des initiatives au niveau du droit des droits humains, du droit des peuples vis-à-vis du droit des affaires⁠[50]

On peut, à l’encontre, évoquer les antimondialistes adeptes du protectionnisme⁠[51] au nom de la souveraineté nationale, voire du nationalisme⁠[52] ou au nom d’une identité politique à retrouver⁠[53].

d’autres, par contre, se réjouissent de la mondialisation néolibérale⁠[54]

Comment se retrouver dans ce foisonnement de positions ? Comment chrétien doit-il juger le mondialisme actuel ? Doit-il souhaiter l’avènement d’un mondialisme et sous quelle forme ?

Nous savons combien l’Église attache d’importance à l’idée d’unité du genre humain et combien elle milite surtout depuis le XXe siècle pour la rencontre et l’entente des hommes à travers le monde.

d’ailleurs, il semble que la marche vers l’unité soit inscrite dans l’histoire des hommes peut-être parce qu’elle est inscrite dans leurs gènes. Comme le souligne Chantal Delsol, « le désir d’unité est […] un espoir concret que réalise l’histoire des hommes. Le passage de la tribu à la nation extrait les groupes humains de leur particularisme pour les faire accéder à la reconnaissance de l’autre. le polythéisme des dieux locaux, des dieux des ancêtres, cède la place au monothéisme qui unifie l’humanité sous la houlette d’une divinité unique, et accrédite l’idée d’une espèce humaine unique. Nous ne cessons de quêter des lois universelles, une morale commune inscrite en tout homme. Et chaque retombée dans la séparation, dans la haine, dans la ségrégation, nous laisse tremblants et honteux. »[55] L’Église a condamné le nationalisme, se réjouit de la construction de l’Europe et a souhaité des organisations internationales.

Mais qu’en est-il de la mondialisation actuelle ?

On se rend compte que cette mondialisation si l’on veut conserver ses meilleures promesses et éviter les catastrophes, doit être maîtrisée et orientée. En fonction de quoi et comment ?

Tout d’abord, en fonction du bien commun, défini ici comme bien commun universel et par le biais d’une autorité universelle.

A propos du bien commun universel, déjà en 1963, le pape Jean XXIII déclarait : « Pas plus que le bien commun d’une nation en particulier, le bien commun universel ne peut être défini sans référence à la personne humaine. C’est pourquoi les pouvoirs publics de la communauté mondiale doivent se proposer comme objectif fondamental la reconnaissance, le respect, la défense et le développement des droits de la personne humaine. Ce qui peut être obtenu soit par son intervention directe, s’il y a lieu, soit en créant sur le plan mondial les conditions qui permettront aux gouvernements nationaux de mieux remplir leur mission ».⁠[56] En effet, « le bien commun réside surtout dans la sauvegarde des droits et des devoirs de la personne humaine »[57] et la famille humaine « rassemble des êtres qui sont tous égaux en dignité naturelle. C’est donc une nécessité de nature qui exigera toujours qu’on travaille de façon suffisante au bien commun universel, celui qui intéresse l’ensemble de la famille humaine ».⁠[58] Et s’il est, bien sûr, un bien commun national, celui-ci est « assurément inséparable du bien de toute la communauté humaine ».⁠[59] Il y a une « égalité naturelle de toute les communautés politiques en dignité humaine » et toutes ont « droit à l’existence, au développement, à la possession des moyens nécessaires pour le réaliser, à la responsabilité première de leur mise en œuvre ».⁠[60] Non seulement « les communautés politiques, dans la poursuite de leurs intérêts, se garderont de se causer du tort les unes aux autres » mais elles devront « mettre en commun leurs projets et leurs ressources pour atteindre les objectifs qui leur seraient autrement inaccessibles », sans favoritisme ou parti-pris mais dans un esprit d’harmonie.⁠[61]

Mais ce n’est pas suffisant. Vu l’ampleur, la diversité et l’urgence des problèmes, la bonne volonté des États ne suffit pas. Ces problèmes mondiaux, « ne peuvent être résolus que par une autorité publique dont le pouvoir, la constitution et les moyens d’action prennent eux aussi des dimensions mondiales et qui puisse exercer son action sur toute l’étendue de la terre ».⁠[62] Cette « autorité publique de compétence universelle », efficace et impartiale, au service du bien commun universel, doit être constituée « par un accord unanime et non pas imposé par la force ».⁠[63] L’objectif fondamental est « la reconnaissance, le respect, la défense et le développement des droits de la personne humaine » et dans cette action universelle, le principe de subsidiarité sera respecté comme il doit l’être à l’intérieur de chaque État.⁠[64]

Pour cette tâche, nous avons vu que le pape Jean-XXIII comptait beaucoup sur une évolution positive de L’ONU.⁠[65]

Le Concile Vatican II va intégrer dans la Constitution pastorale Gaudium et spes (1965) la notion de bien commun universel : « Parce que les liens s’intensifient et s’étendent peu à peu à l’univers entier, le bien commun, c’est-à-dire cet ensemble de conditions sociales qui permettent, tant aux groupes qu’à chacun de leurs membres, d’atteindre leur perfection d’une façon plus totale et plus aisée, prend aujourd’hui une extension de plus en plus universelle. Tout groupe doit tenir compte des besoins et des légitimes aspirations des autres groupes, et plus encore du bien commun de l’ensemble de la famille humaine. »[66] Et le bien commun universel fondamental est bien sûr la personne humaine considérée dans son intégralité. Ce respect de la personne nous impose « de nous faire le prochain de n’importe quel homme ».⁠[67] Attitude qui implique une conversion radicale : « Que tous prennent très à cœur de compter les solidarités sociales parmi les principaux devoirs de l’homme d’aujourd’hui, et de les respecter. En effet, plus le monde s’unifie et plus il est manifeste que les obligations de l’homme dépassent les groupes particuliers pour s’étendre peu à peu à l’univers entier. Alors avec le nécessaire secours de la grâce divine, surgiront des hommes vraiment nouveaux, artisans de l’humanité nouvelle. »[68] On a bien compris que cette conversion radicale doit être une conversion spirituelle.

L’encyclique Populorum progressio (1967) sera entièrement consacrée à cet élargissement indispensable de la solidarité dans un monde où « la question sociale est devenue mondiale ».⁠[69]

En 1987, dans l’encyclique Sollicitudo rei socialis, Jean-Paul II, bien conscient des difficultés qu’il peut y avoir à reconnaître l’interdépendance des hommes et surtout à en tirer concrètement toutes les conséquences, va revenir sur la nécessité d’une conversion en définissant d’abord la solidarité comme une vertu et en relevant ensuite son implication religieuse : « Quand l’interdépendance est ainsi reconnue, la réponse correspondante, comme attitude morale et sociale et comme « vertu », est la solidarité. » Et d’expliquer : « Celle-ci n’est donc pas un sentiment de compassion vague ou d’attendrissement superficiel pour les maux subis par tant de personnes proches ou lointaines. Au contraire, c’est la détermination ferme et persévérante de travailler pour le bien commun, c’est-à-dire pour le bien de tous et de chacun parce que tous nous sommes vraiment responsables de tous. Une telle détermination est fondée sur la ferme conviction que le développement intégral est entravé par le désir de profit et la soif de pouvoir dont on a parlé. Ces attitudes et ces « structures de péché » ne peuvent être vaincues - bien entendu avec la grâce divine - que par une attitude diamétralement opposée : se dépenser pour le bien du prochain en étant prêt, au sens évangélique du terme, à « se perdre » pour l’autre au lieu de l’exploiter, et à « le servir » au lieu de l’opprimer à son propre profit[70] ».⁠[71]

Au passage, nous constatons qu’il y a dans l’opposition relevée deux visions de la mondialisation : celle qui recherche profit et pouvoir et celle qui se construit sur le service et le souci de l’autre. Nous y reviendrons.

Lors du 50e anniversaire de cette encyclique Pacem in terris, le pape Jean-Paul II⁠[72] rappelait tout cela et relevait quelques progrès notables dans le sens que souhaitait Jean XXIII⁠[73]. Mais, après avoir salué cette « vision de précurseur », Jean-Paul II devait bien constater que « la perspective d’une autorité publique internationale au service des droits humains, de la liberté et de la paix, ne s’est pas encore entièrement réalisée » et qu’« il faut malheureusement constater les fréquentes hésitations de la communauté internationale concernant le devoir de respecter et d’appliquer les droits humains. Ce devoir concerne tous les droits fondamentaux et ne laisse pas de place pour des choix arbitraires qui conduiraient à des formes de discrimination et d’injustice. En même temps, nous sommes témoins de l’accroissement d’un écart préoccupant entre une série de nouveaux « droits » promus dans les sociétés technologiquement avancées et des droits humains élémentaires qui ne sont pas encore respectés, surtout dans des situations de sous-développement : je pense, par exemple, au droit à la nourriture, à l’eau potable, au logement, à l’auto-détermination et à l’indépendance. » Il concluait cette critique en réaffirmant que « La paix exige que cet écart soit réduit de manière urgente et en définitive supprimé. »

Jean-Paul II ajoutait un autre reproche : « la communauté internationale, qui possède depuis 1948 une charte des droits de la personne humaine, a pour le moins négligé d’insister comme il le faut sur les devoirs qui en découlent. En réalité, c’est le devoir qui établit le cadre dans lequel les droits doivent être contenus, pour ne pas s’exercer sous forme de simple arbitraire. Une plus grande conscience des devoirs humains universels serait d’un grand avantage pour la cause de la paix, car elle lui fournirait la base morale de la reconnaissance, partagée entre tous, d’un ordre des choses qui ne dépend pas de la volonté d’un individu ou d’un groupe. »[74]

Jean-Paul II posait enfin deux questions fondamentales à propos de la défense et de la recherche du bien commun universel. Constatant avec beaucoup d’autres que le monde est en grand désordre, il se demandait d’abord « quel type d’ordre peut remplacer ce désordre, pour donner aux hommes et aux femmes la possibilité de vivre dans la liberté, la justice et la sécurité ? » Et ensuite, « puisque le monde, malgré son désordre, est en train de s’organiser dans plusieurs domaines (économique, culturel et même politique), surgit une autre question, également pressante : selon quels principes doivent se développer ces nouvelles formes d’ordre mondial ? » Dans sa réponse, Jean-Paul II revient à ce que Jean XXIII mettait en exergue 50 ans plus tôt. Premièrement, on ne peut pas faire abstraction des problèmes liés aux principes moraux. Autrement dit, la question de la paix qui est essentielle dans la mise en ordre des affaires mondiales, « ne peut pas être séparée de celle de la dignité humaine et des droits humains. » Deuxièmement, il est nécessaire que tout le monde collabore « à la constitution d’une nouvelle organisation de toute la famille humaine, pour assurer la paix et l’harmonie entre les peuples, et en même temps promouvoir leur progrès intégral ». Non pas en constituant « un super-État mondial » mais en accélérant « les progrès déjà en cours pour répondre à la demande presque universelle de modes démocratiques dans l’exercice de l’autorité politique, tant nationale qu’internationale, et pour répondre aussi à l’exigence de transparence et de crédibilité à tous les niveaux de la vie publique. »[75]

Méditant sur le bien commun, Benoît XVI n’hésite pas à en souligner l’importance théologique et même téléologique pourrait-on dire. En effet, « quand elle est inspirée et animée par la charité, l’action de l’homme contribue à l’édification de cette cité de Dieu universelle vers laquelle avance l’histoire de la famille humaine. Dans une société en voie de mondialisation, le bien commun et l’engagement en sa faveur ne peuvent pas ne pas assumer les dimensions de la famille humaine tout entière, c’est-à-dire de la communauté des peuples et des nations, au point de donner forme d’unité et de paix à la cité des hommes, et d’en faire, en quelque sorte, la préfiguration de la cité sans frontières de Dieu. »⁠[76] Il s’agit de travailler au « développement humain intégral »[77] de toute l’humanité en étant bien conscient que « l’annonce du Christ est le premier et le principal facteur de développement ».⁠[78]

Quand donc l’Église parle de la mondialisation, elle ne la réduit pas simplement à « un processus socio-économique » car « ce n’est pas là son unique dimension. Derrière le processus le plus visible se trouve la réalité d’une humanité qui devient de plus en plus interconnectée. Celle-ci est constituée de personnes et de peuples auxquels ce processus doit être utile et dont il doit servir le développement, en vertu des responsabilités respectives prises aussi bien par des individus que par la collectivité. Le dépassement des frontières n’est pas seulement un fait matériel, mais il est aussi culturel dans ses causes et dans ses effets. Si on regarde la mondialisation de façon déterministe, les critères pour l’évaluer et l’orienter se perdent. c’est une réalité humaine et elle peut avoir en amont diverses orientations culturelles sur lesquelles il faut exercer un discernement. La vérité de la mondialisation comme processus et sa nature éthique fondamentale dérivent de l’unité de la famille humaine et de son développement dans le bien. Il faut donc travailler sans cesse afin de favoriser une orientation culturelle, personnaliste et communautaire, ouverte à la transcendance, du processus d’intégration planétaire. »[79]

Benoît XVI reprend à son compte le jugement lapidaire de son prédécesseur : « la mondialisation, a priori, n’est ni bonne ni mauvaise. Elle sera ce que les personnes en feront. »⁠[80]

En bref, les chrétiens ne peuvent être indifférents au sort des personnes sur la terre entière ; ils doivent travailler, par charité, à l’unité du genre humain⁠[81] puisque tous sont enfants d’un même Père ; leurs efforts doivent viser à l’instauration toujours plus parfaite d’un bien commun universel tel qu’il a été défini, ouvert à la transcendance ; leurs efforts doivent être coordonnés, soutenus par une autorité politique. « La mondialisation réclame certainement une autorité, puisque est en jeu le problème du bien commun qu’il faut poursuivre ensemble ; cependant cette autorité devra être exercée de manière subsidiaire et polyarchique pour, d’une part, ne pas porter atteinte à la liberté et, d’autre part, pour être concrètement efficace. » Le pape insiste : « pour ne pas engendrer un dangereux pouvoir universel de type monocratique, la gouvernance de la mondialisation doit être de nature subsidiaire, articulée à de multiples niveaux et sur divers plans qui collaborent entre eux. »[82]

Ceci dit, il n’en reste pas moins « urgent que soit mise en place une véritable Autorité politique mondiale » comme le souhaitait Jean XIII. Une véritable autorité c’est-à-dire une Autorité qui « devra être reconnue par tous, jouir d’un pouvoir effectif pour assurer à chacun la sécurité, le respect de la justice et des droits. Elle devra évidemment posséder la faculté de faire respecter ses décisions par les différentes parties, ainsi que les mesures coordonnées adoptées par les différents forums internationaux. » Cette autorité est nécessaire « pour le gouvernement de l’économie mondiale, pour assainir les économies frappées par la crise, pour prévenir son aggravation et de plus grands déséquilibres, pour procéder à un souhaitable désarmement intégral, pour arriver à la sécurité alimentaire et à la paix, pour assurer la protection de l’environnement et pour réguler les flux migratoires ».⁠[83]

Le pape François confirmera, à sa manière, les interventions de ses prédécesseurs lors de sa rencontre avec les membres de l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations Unies⁠[84] . Bien conscient que « le monde contemporain, apparemment connecté, expérimente une fragmentation sociale, croissante et soutenue, qui met en danger « tout fondement de la vie sociale » et par conséquent « finit par nous opposer les uns aux autres, chacun cherchant à préserver ses propres intérêts » (Laudato si’, 229) », le pape indique dans quel sens « la louable construction juridique internationale de l’organisation des Nations Unies et de toutes ses réalisations » doit se poursuivre. Car elle est certes « perfectible comme toute œuvre humaine et, en même temps, nécessaire ». Comment perfectionner l’instrument de sorte qu’il soit « le gage d’un avenir sûr et heureux pour les futures générations » ?

A travers tout son discours, François indique deux chemins à suivre : la recherche du bien commun dans l’« accomplissement de l’idéal de fraternité humaine » et conjointement le perfectionnement du moyen qu’est l’ONU.

Il faut que les représentants des États sachent « laisser de côté des intérêts sectoriels et idéologiques, et chercher sincèrement le service du bien commun » en renforçant « le meilleur de chaque peuple » et donc en respectant leur « diversité ». Il faut en effet « accorder à tous les peuples, sans exception, une participation et une incidence réelle et équitable dans les décisions »[85]. Le pape donne-t-il quelques précisions sur le bien commun ? Il cite le Préambule de la Charte des nations Unies, charte qu’il appelle « vraie norme juridique fondamentale » : « le développement et la promotion de la primauté du droit », la justice donc, « est une condition indispensable pour atteindre l’idéal de fraternité ». « L’action politique et économique est efficace seulement lorsqu’on l’entend comme une activité prudentielle, guidée par un concept immuable de justice, et qui ne perd de vue, à aucun moment, qu’avant et au-delà des plans comme des programmes il y a des femmes et des hommes concrets, égaux aux gouvernants », femmes et hommes qui doivent être « de dignes acteurs de leur propre destin » qui est de développer intégralement leur humanité et d’exercer pleinement leur dignité. Ainsi, une gestion responsable de l’économie mondiale ne peut se passer d’« une sérieuse réflexion sur l’homme » qui reconnaîtra qu’il y a « une loi morale inscrite dans la nature humaine elle-même, qui comprend la distinction naturelle entre homme et femme et le respect absolu de la vie à toutes les étapes et dans toutes ses dimensions. »[86] Il s’agit là d’« un niveau supérieur de sagesse, qui accepte la transcendance - la transcendance de soi-même ».⁠[87]

La mondialisation qu’espèrent les Souverains Pontifes, dont parle l’Église, n’a donc rien à voir avec la mondialisation néo-libérale utilitariste et relativiste car l’Autorité qui doit la réguler et l’orienter « devra être réglée par le droit, se conformer de manière cohérente aux principes de subsidiarité et de solidarité, être ordonnée à la réalisation du bien commun, s’engager pour la promotion d’un authentique développement humain intégral qui s’inspire des valeurs de l’amour et de la vérité ».⁠[88]

Pour comprendre la différence fondamentale entre les deux mondialisations, il n’est pas inintéressant de considérer l’explication apportée par William Cavanaugh, dans son livre Eucharistie-mondialisation[89], et comment la Bible peut aussi nous conforter dans notre choix.

L’auteur américain a choisi un titre pour le moins surprenant qu’il précise, d’une manière malgré tout encore énigmatique, en écrivant qu’ « à la géopolitique de la mondialisation s’oppose la géopolitique de l’Eucharistie »[90]. qu’est-ce à dire ? En fait, la mondialisation telle qu’elle se vit actuellement « prend en compte le monde entier, mais d’un point de vue qui est détaché de toute localisation précise »[91]. Un bon exemple, façon de parler, nous est donné par l’entreprise multinationale. Par contre, « l’Eucharistie engendre un espace authentiquement universel non pas en oblitérant la dimension locale, mais en l’intégrant dans la catholica universelle lors de chaque célébration locale. »[92]

Au fil du temps, l’État-nation a consacré l’universel sur le local en étendant son contrôle sur toutes les composantes de la société les consacrant comme corps intermédiaires. Eh bien, « la mondialisation, loin d’annoncer le dépérissement de l’État-nation, signifie au contraire une hyperextension à la fois de l’État et de sa souveraineté sur les individus, qui constitue la phase finale de l’absorption du local par l’universel. »[93] L’État moderne a subordonné le local à l’universel, liant les institutions de la société civile. Aujourd’hui, « l’universel non seulement peut se passer de tout relais local, mais lui-même n’a plus de lieu particulier ». « Les gouvernements ont soit cédé soit perdu tout contrôle sur l’économie internationale ; par la dérégulation du commerce international et le développement des moyens électroniques de transfert, l’argent a virtuellement échappé à l’emprise des États. »⁠[94]

Comme l’écrivait un chroniqueur du New York Times « le nouvel ordre n’est lié par rien, ni par les ouvriers, ni par les produits, ni par les structures sociales, ni par les entreprises, ni par les usines, ni par les communautés ni même par la nation. »[95] Donc, « l’État-nation semble perdre de son emprise » face au « nomadisme » des firmes multinationales et c’est l’OMC qui remplace l’État-nation⁠[96]. Autrement dit, c’est le marché mondial qui s’affranchit de l’État-nation comme jadis l’État-nation s’était affranchi des coutumes locales. le monde est aujourd’hui « macdonaldisé »[97]

Cette unité, et ceci est important, est une utopie car « pour la nouvelle économie n’importe quel espace, réel ou virtuel, est une source de profit potentiel »[98]. Au lieu de faire du monde un « village planétaire », la nouvelle économie « a exacerbé l’insécurité et les conflits d’intérêts, quand elle ne les a pas suscités, en provoquant à la compétition des régions du ,monde géographiquement séparées les unes des autres. le libre-échange, par exemple, que l’on présente comme une stratégie bénigne, censée assurer le développement des nations au moyen de la compétition économique, respire la violence et pourrait bien ouvrir la voie à une guerre économique de tous contre tous. »[99] La nouvelle économie « exacerbe l’attachement au « local » -nations, régions, etc. -, qui, pour attirer les investisseurs, se doivent de mettre en avant le caractère « unique » de leur environnement social ou géographique (bas salaires, syndicats peu virulents, ressources et infrastructures de qualité, réglementation accommodante, environnement séduisant pour les cadres, etc.). Puis, ou plutôt en même temps qu’elle les exacerbe, la compétition gomme les particularités locales, dont le caractère prétendument unique n’est le plus souvent que la répétition, ici, d’un « modèle gagnant », là-bas. »[100] De plus, la nouvelle économie obsédée par la croissance continue promeut sans cesse la nouveauté, des nouveautés dont l’obsolescence est programmée. Dans cette perspective, « le consommateur idéal n’est donc plus celui ou celle qui désire un bien plutôt qu’un autre, mais qui désire consommer indéfiniment. ». Comme dit Cavanaugh, « la logique économique de la valeur d’échange a presque entièrement éteint la mémoire de la valeur d’usage. »[101] Nous sommes bien dans cette « culture du déchet » que dénonçait le pape François⁠[102].

La perspective catholique ne peut être que fondamentalement opposée à cette conception si l’on considère que son « âme » se révèle essentiellement dans l’eucharistie. L’eucharistie nous permet de comprendre que la catholicité l’eucharistie « transcende la dichotomie de l’universel et du local »[103]. Chaque eucharistie, où que ce soit dans le monde, rend présente la totalité du Corps du Christ. L’Église constituée par l’eucharistie est catholique, universelle⁠[104] certes, mais, comme l’explique H. de Lubac, si « « universel » suggère un mouvement d’expansion », « catholique » « relève plutôt d’un mouvement de concentration » : « « catholique » dit davantage, et autre chose : il suggère l’idée d’un tout organique, d’une cohésion, d’une synthèse ferme, d’une réalité non pas dispersée, mais au contraire, quelle qu’en soit l’étendue dans l’espace ou la différenciation interne, tournée vers un centre qui en assure l’unité ».⁠[105] Pour reprendre l’idée d’un « village planétaire », ce n’est pas une vue de l’esprit mais c’est « cette assemblée, ici et maintenant ». La « mondialisation eucharistique » n’est pas abstraite, elle réunit « les hommes autour du Corps du Christ, sans acception d’âge, de race, de sexe, de langue ou de classe sociale, renverse les barrières spatiales et temporelles élevées par la modernité. En Jésus-Christ, il n’y a ni Grec, ni Juif, ni homme, ni femme écrit saint Paul aux Galates (Ga 3, 28) ».⁠[106]

Et l’eucharistie est moins un lieu qu’un récit qui nous met en route vers notre patrie céleste . Comment dès lors résister à la nouvelle économie, « économie de l’hypermobilité » ? En demeurant « dans la fidélité à l’Alliance scellée par le Christ sur la Croix »[107]. La Croix réunit le passé, le présent et le monde à venir alors que « le capitalisme planétaire et la société de consommation entretiennent en nous [un déchirement intérieur] en nous livrant à un océan de purs présents ».⁠[108] Et le désir de consommer sans cesse exacerbé et inassouvi dans la mondialisation néolibérale trouve dans l’eucharistie son véritable « objet » indépassable : le Corps du Christ qui absorbe le communiant⁠[109] qui retrouve son unité, sa plénitude. Il est ensuite « renvoyé non pas dans le monde « ordinaire », mais dans l’univers du Corps christique » tout en restant dans son environnement familier qui est lui-même « métamorphosé: le Corps universel du Christ fait soudainement intrusion dans les interstices de l’espace local : vous tournez le coin d’une rue et le Christ est là, dans la personne du sans -logis qui ; mendie une pièce pour une tasse de café. » C’est « le Christ lui-même qui se présente à nous sous les traits des plus faibles, de ceux qui ont faim et soif, des étrangers, de ceux qui sont nus, malades, emprisonnés »[110]. Dans la pseudo-communion générée par l’hypercapitalisme mondialisé nous sommes juxtaposés et en compétition tandis que l’eucharistie nous rend « participants les uns des autres dans une mutuelle communion au Corps du Christ où, écrit saint Paul, « si un membre souffre, tous les membres partagent sa souffrance ; si un membre est glorifié, tous les membres partagent sa joie » (1 Co 12, 26) « .⁠[111] Cet « espace christique » « abolit radicalement les barrières économiques et politiques, que l’ « autre », concurrent potentiel ou source de profits dans le monde de la compétition, retrouve enfin son visage humain. Car cet autre, nous apprend encore saint Paul, même le plus faible et le plus démuni, y est honoré non parce qu’il est « simplement différent », mais parce qu’il est entièrement autre - parce qu’il est le Christ lui-même (Col 1, 24) ». Autrement dit encore, le communiant fidèle ne peut plus « se nourrir de la faim des autres ».

Cette méditation sur l’eucharistie, cœur de notre foi et de notre vie, nous rappelle que nous sommes tous invités à la même table que nous devons dresser la table pour que tous soient accueillis et cette méditation sur le « local » et « l’universel » enracine au plus profond de la foi chrétienne la nécessité de ne jamais dissocier la solidarité et la subsidiarité souci de l’unité et respect de chaque personne.

Beaucoup d’auteurs⁠[112] ont pour éclairer notre temps confronté la « mondialisation » telle qu’elle est présentée dans Gn 11, 1-9 dans le récit de la construction de la tour de Babel⁠[113] et celle qui est vécue lors de la Pentecôte (Ac 2, 1-36).

Le pape Benoît XVI s’est emparé du sujet⁠[114] et a montré combien il était d’actualité. Nous vivons dans un monde pétri d’incompréhensions, d’inégalités, d’agressivité et d’individualisme et il se pose la question de savoir nous pouvons « vraiment trouver et vivre l’unité dont nous avons tellement besoin ? »[115]

Deux manières opposées de construire l’unité se proposent à nous.

Il y a tout d’abord le modèle de Babel. Babel, c’est « un royaume dans lequel les hommes ont concentré tellement de pouvoir qu’ils pensent ne plus devoir faire de référence à un Dieu lointain, et être si forts qu’ils peuvent se construire une route qui mène au ciel pour en ouvrir les portes et se mettre à la place de Dieu. »[116] Notre monde ne ressemble-t-il pas par certains côtés à Babel ? » Benoît XVI répond : « Avec le progrès de la science et de la technologie, nous en sommes arrivés à pouvoir dominer les forces de la nature, à manipuler les éléments, à fabriquer les êtres vivants, presque jusqu’à l’être humain lui-même. Dans cette situation, prier Dieu semble quelque chose de dépassé, d’inutile, parce que nous-mêmes pouvons construire et créer tout ce que nous voulons. Mais nous ne réalisons pas que nous revivons l’expérience même de Babel. C’est vrai, nous avons multiplié les possibilités de communiquer, d’obtenir des informations, de transmettre des nouvelles, mais pouvons-nous dire que la capacité de nous comprendre a augmenté, ou que peut-être paradoxalement, nous nous comprenons de moins en moins ? » Peut-on espérer tout de même l’unité ? Oui mais comme nous le montre le récit de la Pentecôte⁠[117], « l’unité ne peut être que par le don de l’Esprit de Dieu, lequel nous donnera un cœur nouveau et un nouveau langage, une nouvelle capacité de communiquer. »

On peut ajouter et préciser encore⁠[118] qu’à Babel, les hommes « se rassemblent tous au même endroit, délaissant le reste de la terre ». C’est « un projet total, voir totalitaire : une seule langue, un seul peuple, une seule ville »« les différences sont niées » et, comme nous l’avons vu, « cette volonté d’uniformité se retourne vite contre Dieu ». Lors de la Pentecôte, les hommes « se rassemblent tous à Jérusalem venant de toute la terre mais pour en repartir » et « tous comprennent les paroles des disciples » mais « dans leur propre langue ». Et donc, « le projet de pentecôte est aussi un projet d’unité, un projet universel, mais qui passe par la diversité : un diversel. »

Le pape Benoît XVI n’évoque pas explicitement l’enjeu de la mondialisation sauf au point de vue culturel qui est essentiel bien sûr. Il n’empêche, comme l’écrit le P. Jean Daniélou, qu’avec le récit de Babel, « nous sommes en pleine théologie de la société internationale, de la communauté des peuples, de l’histoire politique. cette histoire politique peut être -et en fait est toujours- corrompue par le péché. les réalités qui la constituent sont ainsi perverties. la cité terrestre devient le royaume de ce monde. Elle rentre elle aussi dans le drame du péché. essentiellement ambigüe, elle peut rentrer dans le dessein de Dieu ou se constituer contre lui. »[119]

Babel ou Pentecôte ? c’est le sous-titre d’un ouvrage entièrement consacré à la mondialisation dans tous ses aspects, économiques, politiques, stratégiques, sociaux, culturels.⁠[120]

Philippe van Parijs⁠[121] se demande si l’éthique est « en mesure de résister à l’épreuve de l’immersion dans un marché de plus en plus mondialisé » dont l’instauration « constitue peu à peu l’humanité en un seul peuple », tendance renforcée encore par « l’émergence de pressions migratoires et d’interdépendances écologiques d’une ampleur inédite - et du reste en interaction étroite avec elles ». Pour lui, « la tâche sera rude et longue, à la fois intellectuellement et politiquement. » En effet, les deux seules voies qui s’offrent, dans ce cadre, au respect des « exigences les plus fondamentales de l’éthique sociale » sont d’une part ce qu’il appelle « la globalisation démocratique » et, d’autre part, « le patriotisme solidariste ». d’une part, qui dit globalisation dit centralisation c’est-à-dire éloignement du pouvoir de décision, difficulté accrue pour contrôler les décideurs et difficulté de se sentir solidaire des « globalisés » lointains.⁠[122] d’autre part, il faudrait un projet collectif mobilisateur et respectueux du pluralisme des opinions, « un projet qui ne soit pas axé sur la rentabilité, la compétitivité, la performance économiques » mais « sur une conception de la justice sociale qui combine un égal respect pour une grande diversité de conceptions de la vie et une égale sollicitude pour tous les membres de la société, avec ce que cela implique comme divergence systématique par rapport à la distribution des ressources qu’instaurerait spontanément le libre jeu du marché. »

Il faut donc « hisser la citoyenneté à un niveau davantage soustrait aux contraintes engendrées par la mobilité des facteurs précieux », c’est la « globalisation démocratique » et « muscler » cette citoyenneté « par la mise en place d’une allégeance à un projet mobilisateur qui neutralise la menace de cette mobilité » , c’est le rôle du « patriotisme solidariste » .

Le rassemblement progressif de toute l’humanité en un seul peuple est « sans doute une chance inouïe à saisir », c’est-à-dire « la possibilité de réaliser l’exigence éthique exaltante de non-discrimination, de solidarité mondiale apparue dans nos cultures avec les grandes religions universelles ». Mais dans ce mouvement, surgit « un péril sans précédent » : « celui d’un ratatinement sur des solidarités toujours plus exigües et plus ténues, sous la contrainte toujours plus pressante de l’impératif de compétitivité. » L’enjeu est de taille : on ne peut pas « laisser se construire un monde où ne puisse plus subsister que ce qui passe le filtre de la compétitivité ». Ce serait un « cauchemar ».⁠[123]

Ce serait « l’Apocalypse » renchérissent Philippe de Woot⁠[124] et Jacques Delcourt. Les auteurs, défendant l’universalisme de la Pentecôte ou encore celui suggéré par Paul dans sa théologie du Corps du Christ, rappellent les grandes valeurs chrétiennes à travers les Écritures et l’enseignement social de l’Église mais pour répondre au souhait d’une globalisation démocratique et d’un patriotisme solidariste chers à Philippe van Parijs, ils montrent que « les églises peuvent tout à la fois favoriser une montée de conscience universelle, des mobilisations citoyennes et encourager des actions visant à la pacification du monde, au développement durable, à la conservation de la nature, au respect des droits de l’homme, à l’amélioration de l’environnement, à plus d’égalité et de solidarité et donc au bien commun de l’humanité. » Ils notent que « par rapport à des organisations et des mouvements souvent spécialisés, les Églises apparaissent comme des institutions faîtières, comme des instances capables de promouvoir des mobilisations et des solidarités plus larges. » Et ils ajoutent que les Églises chrétiennes peuvent au nom d’une vision de l’homme partagée collaborer à cette œuvre avec les autres Églises et religions du monde.⁠[125]


1. L’adjectif mondialiste ( « qui s’adresse au monde entier » par opposition à « nationaliste ») est apparu un peu avant, semble-t-il. Par contre, mondialiser (« rendre mondial, donner un caractère mondial -universel- à quelque chose » et mondialisme (« universalisme qui vise à constituer l’unité politique de la communauté humaine ») seraient déjà d’usage vers 1950.
2. Cf. notamment CHANDA Nayan, Au commencement était la mondialisation : La grande saga des aventuriers, missionnaires, soldats et marchands, CNRS, 2007.  Il s’appuie sur l’analyse de la structure de l’ADN pour reconstituer peut-être la première grande migration qui, il y a 60.000 ans, amena des hommes venus d’Afrique orientale à gagner le Croissant fertile, l’Asie, l’Australie et l’Europe, pour atteindre l’Amérique par le détroit de Béring. Ensuite, pendant des siècles, des aventuriers, des missionnaires, des soldats et des marchands ont créé des liens, d’argent, de sujétion ou d 'entente.
   Né en 1946, cet historien indien, spécialisé en relations internationales, est l’auteur de plusieurs ouvrages consacrés à la politique de l’Asie.
3. L’historien américain Lionel Casson décrit ainsi l’intégration économique des provinces de l’empire romain: « Le citoyen romain mangeait du pain à base de blé nord-africain ou égyptien et du poisson pêché près de Gibraltar. Il cuisait avec de l’huile d’olive d’Afrique du nord, dans des chaudrons faits de cuivre extrait des mines d’Espagne, utilisait des plats cuits dans des fours gaulois, buvait du vin hispanique ou gaulois […​]. Le riche Romain s’habillait de laine de Milet ou de lin d’Égypte ; sa femme portait de la soie de Chine et se parait d perles et de diamants indiens, ainsi que de cosmétiques du sud de l’Arabie […​]. Sa maison était faite de marbre coloré issu des carrières d’Asie mineure ; quant à ses meubles, ils étaient en ébène indien ou en teck orné d’ivoire africain. » (cité in HUWART J.-Y., VERDIER L., La mondialisation économique, Origines et conséquences, OCDE, 2012, p. 24). Et à l’intérieur des empires perse, macédonien, byzantin, mongol, ou suivant l’expansion de l’Islam, le commerce fut intense comme plus tard dans les empires portugais, espagnol, anglais ou français.
4. Cf. CASSON Lionel, Les marins de l’Antiquité, Hachette, 1961.
5. Par exemple, en 1481, par la bulle Aeterni Regis, le pape Sixte IV confirme le traité d’Alcàçovas, signé en 1479 entre le Portugal et l’Espagne qui se partagent les territoires de l’Atlantique : le sud des îles Canaries reviendra au Portugal. En 1493, suite à la découverte de Christophe Colomb, le pape Alexandre VI accorde à l’Espagne par la bulle Inter caetera, tous les territoires situés à l’ouest d’un ligne qui de pôle à pôle passe à 100 lieues des Açores. Comme la guerre menace, les Portugais s’estimant floués, les souverains des 2 puissances s’entendent, le 7 juin 1494, par le traité de Tordesillas pour déplacer cette ligne à 370 lieues (1770 km) à l’ouest des îles du Cap Vert. C’est ainsi que les terres de ce qui sera le Brésil reviendront aux Portugais, tout le reste du continent étant réservé aux Espagnols.
6. Cité in HUWART J.-Y., VERDIER L., op. cit., p. 22.
7. En 1930, les États-Unis adoptent la loi Smoot-Hawkley qui augmente les droits de douane. Ce fut un modèle de loi protectionniste.
8. HUWART J.-Y., VERDIER L. Verdier, op. cit., p. 22.
9. FMI, Les perspectives de l’économie mondiale, Washington, mai 1997.
10. HERR E., La mondialisation : pour une évaluation éthique ?, in Nouvelle revue théologique, 122, 2000, p. 54.
11. BONIFACE Pascal, Comprendre le monde, Les relations internationales pour tous, Armand Colin, 2015, p. 21. Cf. également CALVEZ J.-Y., 80 mots pour la mondialisation, Desclée de Brouwer, 2008, pp. 125-126
12. CALVEZ J.-Y., op. cit., p. 126. Certains auteurs considèrent globalisation et mondialisation comme des termes plus ou moins synonymes, d’autres les distinguent mais en leur donnant souvent, chacun, des sens particuliers. pour en savoir plus, on peut lire DELCOURT Jacques, Mondialisation ou globalisation : quelle différence ? in Les défis de la globalisation, Babel ou pentecôte ? Sous la direction de DELCOURT Jacques et WOOT Philippe de, Presses universitaires de Louvain, 2001, pp. 15-34. J. Delcourt, professeur émérite de l’UCL, a enseigné la sociologie de l’éducation, du travail et des organisations, ainsi que des problèmes sociaux et des politiques sociales. Il a été professeur invité aux Universités des sciences sociales à Toulouse, de Genève et de Beira interior, de même qu’à l’Université de Liège et à la faculté universitaire catholique de Mons.
13. L’auteur cite l’économiste et historien de l’économie hongrois POLANYI Karl (1886
14. PUEL Hugues, article Mondialisation in Dictionnaire encyclopédique d’éthique chrétienne, Cerf,
   \2013. Hugues Puel est né en 1932 à Bordeaux. Il fut maître de conférences à la faculté des sciences économiques et de gestion à l’université Lumière (Lyon-II) de 1968 à 1993. Spécialiste en économie du travail, il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur le chômage et le système de l’emploi, sur l’économie et l’éthique économique. Dominicain, il s’engage dans le mouvement Économie et humanisme, fondé par Louis-Joseph Lebret. Il fut directeur général d’Économie et humanisme de 1969 à 1973 et directeur de la revue Économie et humanisme de 1968 à 1979. L’association Economie et humanisme disparaît en 2007.
15. CDSE 16.
16. HERR E., op. cit., p. 52.
17. HERR E., id..
18. GAUCHET M., La religion dans la démocratie, Gallimard, 1988, p. 85, cité in HERR E., op. cit., p. 60.
19. Id., p. 61.
20. Cf. COHEN Daniel, La mondialisation et ses ennemis, Hachette Littératures, 2005 ; ZIEGLER Jean, Les nouveaux maîtres du monde et ceux qui leur résistent, Fayard, 2002.
21. Cf. LEECH Gary, Le capitalisme : un génocide structurel, Les mécanismes meurtriers de la mondialisation libérale, Le retour aux sources, 2012 ; GUENOLE Thomas, La mondialisation malheureuse, First, 2016 ; FORRESTER Viviane, La dictature du profit, Livre de Poche, 2002 ; BAUMAN Zygmunt, Les riches font-ils le bonheur de tous ?, Armand Colin, 2014.
22. Le prix humain de la mondialisation, Editions de L’Homme Nouveau, 2015, p.109.
23. Cf. PASSET René, LIBERMAN Jean, Mondialisation financière et terrorisme, La donne a-t-elle changé depuis le 11 septembre ?, Enjeux Planète, 2002 ; BARBER Benjamin, Djihad versus McWorld, Desclée de Brouwer, 1996.
24. Cf. DRAMANE TRAORE Animata, L’Afrique humiliée, Fayard, 2008 ; BOLYA Baenga, Afrique, le maillon faible, La serpent à plumes, 2002.
25. Cf. MAYER Stéphanie, Les effets de la libéralisation des marchés sur les conditions de travail et de vie des femmes, IEIM, 2013 ; FALQUET Jules, KERGOAT Danièle, HIRATA Héléna, Le sexe de la mondialisation : genre, classe, race et nouvelle division du travail, Les Presses de Science Po, 2010 ; ENLOE Cynthia, Faire marcher les femmes au pas ?, Solanhets, 2016.
26. Cf. WARNIER Jean-Pierre, La mondialisation de la culture, La découverte, 2004 ; WOLTON Dominique, L’autre mondialisation, Flammarion, 2004.
27. Cf. CHAVALIER Nicolas, L’identité face à la mondialisation, Francisco Nizar, 2012.
28. Cf. ORSENNA Erik, L’avenir de l’eau, Fayard, 2008.
29. Cf. BERNIER Aurélien, Comment la mondialisation a tué l’écologie : Les politiques gouvernementales piégées par le libre-échange, 1001 Nuits, 2012.
30. Cf. STRANGE Susan, Le retrait de l’État : La dispersion du pouvoir dans l’économie mondiale, Temps présent, 2011.
31. Cf. MARTIN Hans-Peter, SCHUMANN Harald, Le piège de la mondialisation, Actes Sud, 1999.
32. Cf. TARRIUS Alain, Etrangers de passage : la mondialisation des pauvres, L’Aube, 2015.
33. Cf. CHOSSUDOVSKY Michel, Mondialisation de la pauvreté et nouvel ordre mondial, Editions Ecosociété, 2005. Intéressante aussi est l’étude de MESTRUM Francine, Mondialisation et pauvreté, De l’utilité de la pauvreté dans le nouvel ordre mondial, L’Harmattan, 2002. L’auteur, au terme d’une analyse très fouillée qui fait ressortir la complexité du problème de la pauvreté, demande que l’on repense conjointement la pauvreté et la richesse. Elle constate: « Richesse et pauvreté se conditionnent mutuellement. Il est clair que le néo-libéralisme ne peut répondre aux besoins matériels des pauvres ni aux besoins moraux des riches. Le système crée des richesses et des frustrations. il a besoin de la pauvreté et de la violence. Les valeurs dont a besoin la communauté mondiale et qui sont actuellement représentées par l’idéalisation de la femme pauvre, seront sans doute plus faciles à réaliser par une reconceptualisation de la richesse. La représentation que se font les riches du monde n’est pas correcte. En réalité, ce sont eux qui constituent une classe consciente et solidaire. Les pauvres, eux, dans leur lutte quotidienne pour survivre, ne peuvent se permettre ce luxe. Le désintéressement que les riches leur attribuent n’est qu’un mirage pour éviter que leurs privilèges soient mis en cause. Ce sont donc aussi bien la richesse et la pauvreté qui doivent être repensées. La pauvreté est un déficit matériel, la richesse est un déficit de moralité. Un monde qui transforme tout en marchandise est auto-destructeur. Une richesse qui ne serait plus exprimée en termes purement matériels mais aussi en valeurs sociales, permettrait de résoudre la pauvreté matérielle ». (Op. cit., pp. 243-244).
34. Cf. MARTIN Hans-Peter, SCHUMANN Harald, op. cit..
35. Le journaliste FRIEDMAN Thomas (né en 1953), considéré comme « le grand-prêtre du libre-échange » publie dans le Times magazine du 28 mars 1999 un article intitulé : « Pour que la mondialisation fonctionne, l’Amérique ne doit pas craindre d’agir comme la superpuissance invincible qu’elle est en réalité ». Il déclare : « La main invisible du marché ne fonctionnera jamais sans un poing invisible. McDonald’s ne peut s’étendre sans McDonnel Douglas, le fabricant du F-15. Et le poing invisible qui assure la sécurité mondiale des technologies de la Silicon Valley, s’appelle l’armée, la force aérienne, la force navale et le corps des marines des États-Unis. » (The Lexus and the Olive Tree, https://en.wikipedia.org/wiki/Farrar,Straus_and_Giroux[Farrar, Straus and Giroux
36. Cf. VALETTE René, Plaidoyer pour une mondialisation solidaire, Editions de l’Atelier, 2014 ; THEVENIN Bernard, MORNET Joël, Comment rendre la mondialisation plus humaine ? Librinova, 2014.
37. Cf. STIGLITZ Joseph, La grande désillusion, Livre de Poche, 2003.
38. Cf. GUENAIRE Michel, Le retour des États, Grasset, 2013 ; BAUDRILLARD Jean, Carnaval et cannibale, L’Herne, 2008 ; BERGER Suzanne, Notre première mondialisation : leçons d’un échec oublié, Seuil, 2003 ; LENGLET François, La fin de la mondialisation, Fayard, 2013.
39. Cf. MOREAU DEFARGES Philippe, La mondialisation, Presses universitaires de France, 2005 ; VEDRINE Hubert, Le monde au défi, Fayard, 2016 ; RIFKIN Jeremy, Une nouvelle conscience pour un monde en crise, Actes Sud, 2012 ; HEISBOURG François, L’épaisseur du monde, Stock, 2007.
40. Cf. AGUITON Christophe, Le monde nous appartient : Porto Alegre, Florence, Evian : les acteurs d’une autre mondialisation, 10-18, 2003.
41. A l’occasion, certains ressuscitent Marx comme PEÑA-RUIZ Henri, Marx quand même, Plon, 2012. DELSOL Chantal explique (in La grande méprise, La Table ronde, 2004, p. 24) : « La mondialisation est au départ une idée communiste. C’est finalement à travers le libéralisme qu’elle semble s’instaurer. Ainsi, les groupes occidentaux qui se révoltent, à Gênes ou ailleurs, contre la mondialisation, ne livrent au public que la moitié de leur pensée : ils ne s’opposent pas à la mondialisation, mais à la mondialisation libérale. Et ce qu’ils défendent en réalité, ce n’est pas la diversité ou le pluralisme face à une seule pensée imposée universellement. Ils voudraient diriger eux-mêmes le processus d’homogénéisation, sous leur propre drapeau. […​] La nouvelle idéologie défendue par les altermondialistes est bien une nouvelle idéologie mondialiste, née sur les ruines du socialisme réel et dans la haine du libéralisme triomphant. » Il en est qui, plus simplement, sont attachés à l’idée de réaliser l’unité de la communauté humaine mais refusent une mondialisation purement financière et prédatrice comme PASSET René qui fut conseiller scientifique du groupe ATTAC (Association pour la taxation des transactions financières et pour l’action citoyenne, fondée en 1998 et présente actuellement dans 38 pays). Cf. son livre : Eloge du mondialisme par un « anti » présumé, Fayard, 2001. Attac a publié un livre au titre significatif : Agir local, penser global, 1001 Nuits, 2001.
   On peut citer aussi CAVANAGH Mander John, Alternatives à la globalisation économique. Un autre monde est possible, Editions Ecosociété, 2005. Le slogan « un autre monde est possible » va faire florès dans les milieux de « gauche » : VAROUFAKIS Yanis  (ancien ministre des Finances du gouvernement Tsipras en Grèce) intitule un de ses livres, Un autre monde est possible, Flammarion 2015. Le 22 mai 2016, le cinéaste britannique Ken Loach reprenait ce slogan dans son discours aux accents politiques prononcé lors de la réception de sa deuxième palme d’or au festival de Cannes.
   Prudemment, des auteurs souhaitent « une éthique et une politique » pour une autre mondialisation sans se risquer à les définir. La critique est nourrie de nombreux arguments mais la construction d’un autre monde se cherche. Cf. HOUTART François, La mondialisation, op. cit..
42. In Les défis de la mondialisation, Babel ou Pentecôte ?, Sous la direction de DELCOURT Jacques et WOOT Philippe de, Presses universitaires de Louvain, 2001, pp.667-683.
43. Du nom de John Keynes, (1883-1946), économiste britannique. Sa pensée influencera la mise en place des États-providence après la seconde guerre mondiale. L’État-providence entend réglementer la vie sociale et économique au bénéfice des citoyens. Cette conception s’oppose à la conception libérale de l’État qui, à l’extrême, n’aurait que des fonctions de sécurité et d’ordre public.
44. Il range aussi dans cette catégorie : « certains porte-parole du Forum international de l’Economie (Davos) » ; SOROS George (né en 1930) C’est un financier milliardaire américain d’origine hongroise. C’est lui qui déclarait 13 avril 1994 devant la Commission des affaires bancaires et financières de la Chambre des représentants des États-Unis : « La croissance explosive du marché des dérivés porte en elle-même d’autres dangers. Il y en a tant, et certains d’entre eux sont tellement ésotériques, que les risques peuvent ne pas être bien évalués, y compris par les investisseurs les plus sophistiqués. Certains de ces instruments semblent spécialement conçus pour permettre aux investisseurs institutionnels de prendre des positions spéculatives qui leur seraient autrement interdites. (…) Les investisseurs de bon nombre de ces produits dérivés sont des banques d’affaires et commerciales. En cas de faillite en chaîne, les autorités réglementaires peuvent se trouver dans l’obligation d’intervenir pour protéger l’intégrité du système. Dans ce contexte, les autorités ont le droit et l’obligation de surveiller et de réglementer le marché des produits dérivés. » (cité in SOROS George, Le défi de l’argent, Plon, 1966, pp. 195-2006 ; il y joint « certains dirigeants de la banque mondiale et du FMI » ; Tony Blair (né en 1953) qui fut Premier ministre travailliste du Royaume-Uni de 1997 à 2007 ; Bill Clinton (né en 1946) qui fut le 42e président des États-Unis de 1993 à 2001 ; la social- démocratie et la démocratie chrétienne, partisans de l’« économie sociale de marché ». L’auteur épingle aussi le philosophe catholique américain Michael Novak (né en 1933) parce qu’il prétend « que le capitalisme est la forme d’organisation de l’économie la plus proche de l’Évangile, car elle allie respect de la personne et bien commun » et l’économiste français Michel Camdessus (né en 1933) , ancien directeur du FMI pour avoir déclaré que « le FMI formait un des éléments de la construction du Royaume de Dieu ».
   L’auteur semble ne pas avoir bien saisi la position de l’Église face au capitalisme, telle qu’elle est décrite, par exemple, dans les encycliques Laborem exercens et Centesimus annus.
45. Né en 1926, ce philosophe, dans toutes ses œuvres, se révèle un disciple de Marx. Jeune, il enseigna au Lycée français de Bruxelles d’où il fut exclu pour propagande marxiste-léniniste. membre du parti communiste français, il en démissionne rêvant de le transformer et de lui inspirer une stratégie vraiment conforme aux thèses de Marx. On retiendra de son œuvre les trois volumes de Penser avec Marx aujourd’hui, La Dispute, 2004, 2008, 2014. Il a reçu en 2008 le prix de l’Union rationaliste pour l’ensemble de son œuvre.
46. Historien de l’économie et économiste d’origine hongroise ( 1886-1964). Ses œuvres principales sont La grande transformation (1946), Gallimard, 1983 et La Subsistance de l’homme. La place de l’économie dans l’histoire et la société (oeuvre posthume 1977), Flammarion, 2011. La thèse essentielle de Polanyi que reprend Fr. Houtart est que l’économie libérale et son marché autorégulateur conduisent au « désencastrement » ou « déclavement » de l’économie et de la technique par rapport à la société. Il faut, au contraire, « réenclaver l’économie dans la société ».
47. Empêcher la logique marchande de s’étendre à la culture, à l’éducation, aux moyens de communication ; ouvrir le marché aux économies faibles ; permettre la libre circulation des personnes ; favoriser les regroupements économiques régionaux ; lever les obstacles au développement des économies dépendantes en orientant vers elles les flux financiers ; réduire et contrôler le commerce des armes ; développer l’économie sociale ; réorganiser le processus de production et de distribution par la revalorisation du capital productif par rapport au capital financier, par l’utilisation critique des technologies en vue du bien-être dans le respect des personnes et de la nature, par l’organisation du travail soucieux d’abord des personnes et de leurs droits et par un grand souci de l’écologie qui, selon Fr. Houtart, est peut-être l’élément « le mieux à même de forcer l’adoption d’alternatives à la logique capitaliste ». Bref, il s’agit « de réenclaver l’économie dans la société, en la soumettant aux impératifs sociaux et écologiques ». Tels sont les moyens qui paraîtront familiers aux chrétiens sociaux mais qui, pour l’auteur, peuvent être mis en œuvre à moyen terme dans une perspective « post-capitaliste ».
   Sur le plan politique, des mesures doivent être prises conjointement : la démocratisation des organisations internationales, et le renforcement de leur rôle régulateur à partir « d’autres critères que la simple rentabilité du capital » ; la restauration de l’État comme garant efficace et démocratique « des objectifs sociaux et des préoccupations écologiques. »
48. L’auteur cite le Forum mondial des alternatives dont le président est SAMIR Amin, économiste d’origine égyptienne né en 1931. Il est aussi directeur du Forum du Tiers-monde et l’auteur de nombreux ouvrages dont, notamment, Fin du néolibéralisme ?,in Actuel Marx, N° 40, 2e Semestre 2 : 2006 ; L’Implosion du capitalisme  contemporain, Automne du capitalisme, printemps des peuples ?, Editions Delga, 2012 ; Au-delà du capitalisme sénile, pour un XXIe siècle non américain ; Du Capitalisme à la civilisation, Editions Syllepse, 2008  ; Sur la crise, sortir de la crise du capitalisme ou sortir du capitalisme en crise, Le temps des cerises, 2009 ; Pour la Ve internationale, Le temps des cerises, 2006. Samir Amin a été marxiste (il fut membre du Parti communiste français) puis maoïste.
49. L’auteur cite le Merco-Sur, marché commun du sud qui regroupe quelques pays d’Amérique du Sud. Il fut créé 26 mars1991 par le traité d’Asunción qui établit : « La libre circulation des biens, services et des facteurs productifs entre les pays dans l’établissement d’un arsenal externe commun et l’adoption d’une politique commerciale commune, la coordination de politiques macroéconomiques et sectorielles entre les États et l’harmonisation des législations pour atteindre un renforcement du processus d’intégration ».
50. L’auteur cite, par exemple, le Tribunal permanent des peuples, tribunal d’opinion fondé en 1979 par Lelio Basso, un des fondateurs du Parti socialiste italien d’unité prolétarienne. Auteur d’ouvrages théoriques, il a également traduit en italien plusieurs textes de Rosa Luxemburg (militante socialiste et théoricienne marxiste d’origine russe, naturalisée allemande (1871-1919).
51. C’est une tentation récurrente des États-Unis mais elle existe aussi en Europe. Ainsi, en 2016, la Commission européenne a donné son feu vert à la France pour tester pendant deux ans la mention obligatoire de l’origine du lait et de la viande utilisés comme ingrédients dans les denrées alimentaires. « Cette initiative du gouvernement français est clairement une forme de protectionnisme qui touche surtout les producteurs issus de plus petits pays ayant une économie ouverte, comme la Belgique », regrette la Fevia (Federatie Voedingsindustrie-Fédération de l’Industrie Alimentaire) qui appelle les autorités belges « à prendre les mesures nécessaires pour stopper la prolifération du protectionnisme en Europe ». Selon la Fédération de l’industrie alimentaire belge, cette décision de la Commission européenne « enterre en effet le principe du marché unique européen ». (Trends Tendances, 6 juillet 2016).
52. De nombreux partis populistes ont cette position comme, par exemple, le Front National en France ou encore la Ligue du Nord en Italie.
53. C’est la position de l’homme politique français BELLON André, Pourquoi je ne suis pas altermondialiste : Eloge de l’antimondialisme, 1001 Nuits, 2004.
54. Cf. NORBERG Johan, Plaidoyer pour la mondialisation capitaliste, Plon, 2004 ; MINC Alain, La mondialisation heureuse, Pocket, 1999.
55. La grande méprise, op. cit., pp. 87-88.
56. PT, n° 136.
57. Id., n° 61.
58. Id., n° 129.
59. Id., n° 96.
60. Id., n° 84
61. Id., n° 97.
62. Id. n° 134.
63. Id., n° 134-135.
64. Id., n° 136-138.
65. Id., n° 139-142.
66. GS 26, 1.
67. GS 274, 2.
68. GS 30, 2.
69. PP 3.
70. Le pape se réfère à Mt 10, 40-42 ; 20, 25 ; Mc 10, 42-45 ; Lc 22, 25-27.
71. SRS 38.
72. Message pour la célébration de la Journée mondiale de la paix, 1er janvier 2003.
73. Id., n° 6.
74. Id., n° 5.
75. Id., n° 6.
76. CV, 7.
77. Cf. PP 14: « Le développement ne se réduit pas à la simple croissance économique. Pour être authentique, il doit être intégral, c’est-à-dire promouvoir tout homme et tout l’homme. »
78. Id., 8. Benoît XVI se réfère ici ce qu’écrivait Paul VI (PP 16-17): « Comme la création tout entière est ordonnée à son créateur, la créature spirituelle est tenue d’orienter spontanément sa vie vers Dieu, vérité première et souverain bien. Aussi la croissance humaine constitue-t-elle comme un résumé de nos devoirs. Bien plus, cette harmonie de nature enrichie par l’effort personnel et responsable est appelée à un dépassement. Par son insertion dans le Christ vivifiant, l’homme accède à un épanouissement nouveau, à un humanisme transcendant, qui lui donne sa plus grande plénitude : telle est la finalité suprême du développement personnel.
   Mais chaque homme est membre de la société : il appartient à l’humanité tout entière. Ce n’est pas seulement tel ou tel homme, mais tous les hommes qui sont appelés à ce développement plénier. Les civilisations naissent, croissent et meurent. mais, comme les vagues à marée montante pénètrent chacune un peu plus avant sur la grève, ainsi l’humanité avance sur le chemin de l’histoire. Héritiers des générations passées et bénéficiaires du travail de nos contemporains, nous avons des obligations envers tous et ne pouvons nous désintéresser de ceux qui viendront agrandir après nous le cercle de la famille humaine. la solidarité universelle qui est un fait, et un bénéfice pour nous, est aussi un devoir. »
79. CV, 42.
80. Discours à l’Académie des Sciences sociales, 27 avril 2001.
81. Voir CV, 53-55.
82. CV, 57. Il s’agit, répète encore Benoît XVI, d’« un degré supérieur d’organisation à l’échelle internationale de type subsidiaire pour la gouvernance de la mondialisation […​]. » CV 67.
83. CV, 67.
84. Discours du 25 septembre 2015.
85. Selon la justice qui limite le pouvoir, « aucun individu ou groupe humain ne peut se considérer tout-puissant, autorisé à passer par-dessus la dignité et les droits des autres personnes physiques ou de leurs groupements sociaux. la distribution de fait du pouvoir (politique, économique, de défense, technologique, ou autre) entre une pluralité de sujets ainsi que la création d’un système juridique de régulation des prétentions et des intérêts, concrétise la limitation du pouvoir. »
86. Le pape évoque ici son encyclique Laudato si’, 155, 123 et 136.
87. François cite à plusieurs reprises des extraits du discours prononcé par Paul VI devant l’Assemblée des nations Unies, le 4 octobre 1965: « Voici arrivée l’heure où s’impose une halte, un moment de recueillement, de réflexion, quasi de prière : repenser à notre commune origine, à notre histoire, à notre destin commun. Jamais comme aujourd’hui, […​] n’a été aussi nécessaire l’appel à la conscience morale de l’homme. Car le péril ne vient, ni du progrès, ni de la science, qui, bien utilisés, pourront […​] résoudre un grand nombre de graves problèmes qui assaillent l’humanité. […​] L’édifice de la civilisation moderne doit se construire sur des principes spirituels, les seuls capables non seulement de la soutenir, mais aussi de l’éclairer. »
88. CV, 67. Se soucier du bien commun de l’humanité entière, c’est lutter contre ce que François a appelé, à plusieurs reprises « la mondialisation de l’indifférence » (8 juillet 2013 à Lampedusa ; message pour le carême 2015, 4 octobre 2014)
89. Ad Solem, 2008.
90. Op. cit., p. 95.
91. Id., p. 94.
92. Id..
93. Id., p. 95.
94. Id., p. 99.
95. Cité in CAVANAUGH W., op. cit., p. 100.
96. Id., p. 101.
97. L’expression a été créée par le sociologue américain RITZER George in The MacDonaldisation of Society, Pine Forge Press, 1993 cité in CAVANAUGH W., op. cit., p. 103. Celui-ci, en illustration, cite le président de Nabisco Corporation, entreprise spécialisée dans la fabrication de biscuits, chocolats et friandises : « C’est un seul monde uni dans des pratiques de consommation […​]. J’attends le jour où Arabes et Américains, Latins et Scandinaves, croqueront des biscuits Ritz avec l’enthousiasme qui les porte aujourd’hui à boire du Coca-Cola ou à se brosser les dents avec du dentifrice Colgate ».
98. CAVANAUGH W., op. cit., p. 104.
99. Id., p. 106.
100. Id., p. 107. Et « le produit, y compris le produit culinaire, doit convenir au goût de n’importe qui n’importe où, et en même temps, afin de s’imposer sur le marché, il doit jouer la carte de l’exotisme, du « produit local », du terroir, afin de compenser le phénomène d’uniformisation de la société. » (id.) La publicité va entretenir l’illusion ; « l’image prime désormais sur la réalité » (id., p. 108). Nous entrons dans une « culture du simulacre, pendant que les véritables cultures locales cèdent la place à la culture universelle de Coca-Cola et de Colgate. » (Id., p. 109)
101. Id., p. 110.
102. LS’ 22.
103. CAVANAUGH W., op. cit., p. 111.
104. Saint Thomas montre que l’Église est universelle de trois manières:
   « L’Église est universelle premièrement quant au lieu ; car, contrairement à la croyance des Doinatistes, elle est répandue dans le monde entier. L’Apôtre écrit en effet aux Romains (1, 8) : Votre foi est célébrée dans le monde entier. Et Jésus, avant de monter au ciel, dit aux onze apôtres (Mc 16, 15) : Allez dans le monde entier, prêchez l’Évangile à toutes les créatures. C’est pourquoi Dieu, qui, dans l’Antiquité, était connu seulement en Judée, l’est maintenant dans le monde entier
   Or cette Église comprend trois paries. L’une sur la terre, une autre au ciel, et la troisième au purgatoire.
   Deuxièmement, elle est universelle quant à la condition des hommes qui la composent, parce que personne n’en est rejeté, ni le maître, ni l’esclave, ni l’homme, ni la femme. Saint Paul écrit en effet aux galates (3, 28) : il n’y a plus maintenant ni de juif ni de Gentil, ni d’esclave ni d’homme libre, ni d’homme ni de femme ; mais vous n’êtes tous qu’un en Jésus-Christ.
   Troisièmement, l’Église est universelle quant au temps. Il y eut des hommes qui affirmèrent le contraire : l’Église ne doit durer qu’un temps. Ce en quoi ils sont dans l’erreur ; car cette Église a commencé du temps d’Abel, et elle durera jusqu’à la fin du monde. Jésus en effet, avant de remonter au ciel, dit à ses disciples (Mt 28, 20) : Voici que moi, je vais être avec vous toujours jusqu’à la fin du monde. Et après la consommation des siècles, son Église demeurera dans le ciel éternellement. » (Collationem in Symbolum Apostolorum : Commentaire du Je crois en Dieu, Sermons du Carême 1273, Nouvelles éditions latines, 1969, n° 137-139).
105. LUBAC H. de, Les Églises particulières dans l’Église universelle, Aubier-Montaigne, 1971, p. 30 sq., cité par CAVANAUGH W., op. cit., p. 113. L’auteur cite aussi URS von BALTHASAR Hans : « La catholica est en réalité une région dont le centre est partout (où l’eucharistie est célébrée) ; (structurellement elle peut en théorie se trouver partout ; géographiquement, sa périphérie touche « aux confins de la terre » (Ap 1, 8), mais si loin qu’elle s’étendez, elle ne peut jamais être très éloignée du centre ». (Théologique IV : l’Esprit de Vérité, Culture et Vérité, 1998, p. 65 sq.)
106. CAVANAUGH W., op. cit., pp. 115-116.
107. Id., p. 118.
108. Id., p. 119.
109. Cf. ce que dit Dieu à saint Augustin : « Je suis l’aliment des forts ; grandis, et tu me mangeras. Tu ne me transmueras pas en toi, comme la nourriture de ton corps, mais c’est toi qui seras transmué en moi. » (Confessions VII, 10, Garnier, 1960, p. 289).
110. Cf. Mt 25, 31-46.
111. CAVANAUGH W., op. cit., p. 121.
112. Le lecteur trouvera sur internet un très grand nombre d’articles qui montrent que le Pentecôte est un anti-Babel et que cette opposition peut éclairer les enjeux de notre temps.
113. Sans confronter Babel à la Pentecôte, Chantal Delsol a bien saisi l’enjeu anthropologique du vieux récit. Alors que la recherche de l’unité est non seulement profondément enracinée dans le cœur de l’homme mais aussi tout à fait louable puisque le mal est défini comme séparation, comme diabolique (diaballo : jeter entre, en travers, détourner), pourquoi Dieu disperse-t-il les hommes si ce n’est pour un bien ? Elle répond en philosophe : « L’homme est considéré comme un être en devenir, jamais achevé mais toujours en voie d’accomplissement. Autrement dit, l’être d’un commencement et d’une finalité : et parce que l’on ne peut tendre que vers le bien ou ce que l’on croit tel (c’est la définition même du bien), il est l’être imparfait se dirigeant à tâtons vers une perfection. Pourtant, cette perfection n’est pas du monde, elle s’impose comme une attente et un espoir après lesquels soupire cette créature appelée homme. Celui-ci est voué à l’espérance parce que incapable de s’installer ici-bas dans ses pénates : son rêve n’est pas d’ici.
   Une unité parfaite instaurée sur cette terre ne saurait être qu’une fausse unité. ce qui caractérise l’homme, ce n’est pas l’unité enfin achevée, mais le travail en vue de l’unité, l’action évolutive par laquelle il progresse vers la communion sans y parvenir jamais tout à fait. Ce travail en vue de l’unité s’exprime en un mot : la relation. L’œuvre de l’homme sur cette terre consiste à tisser des relations entre les diversités, c’est ainsi qu’il évolue et grandit. individuellement, la vie morale consiste à développer des relations humaines entre des personnalités respectées dans leur différence. Collectivement, la recherche de l’unité passe, non pas par l’abolition des diversités de cultures, mais par l’entretien de leurs relations. Se civiliser n’est rien d’autre qu’apprendre à reconnaître l’autre. Dans l’histoire de Babel, l’autre a été supprimé en tant qu’autre, puisque chacun a perdu sa différenciation.
   La différenciation exprime la spécificité. la dignité de l’être s’efface s’il perd sa spécificité […​]. Une unité qui voudrait dissoudre ces singularités en abolirait en même temps la valeur propre. C’est pourquoi le créateur préfère à l’unité une harmonie […​] ». La recherche de l’uniformité est l’obsession de toutes les formes de totalitarisme. (La grande méprise, op. cit., pp. 85-86).
114. Homélie, 27 mai 2012.
115. « Même si nous sommes toujours plus proches les uns des autres avec le développement des moyens de communication, et si les distances géographiques semblent disparaître, toutefois la compréhension et la communion entre les personnes sont souvent superficielles et difficiles. Il y a encore des déséquilibres qui conduisent souvent à des conflits, le dialogue entre les générations devient pénible et parfois la confrontation prévaut ; nous assistons à des événements quotidiens où il semble que les hommes sont de plus en plus agressifs et plus hargneux ; se comprendre semble trop difficile et on préfère rester dans son propre ego, dans ses propres intérêts. »
116. CHEREAU Georgette, dans son analyse de cet épisode fait remarquer que dans leur rêve de rencontre, les hommes considèrent souvent que la diversité des langues est « vécue comme un obstacle à la rencontre et à l’œuvre commune ». Ici, la langue commune qui abolit distance et contestation semble instaurer une parfaite entente alors qu’il est peu vraisemblable que tous les hommes utilisant la même langue utilisent « les mêmes mots » (Gn 11, 1), comme précise le texte, et dans un sens unique. Bref le récit introduit d’emblée un leurre. L’exégète s’arrête aussi au fait que les hommes commencent par fabriquer des briques avant de savoir à quoi elles serviront. C’est pour elle , dans ce façonnement de la glaise, la volonté d’imiter Dieu. Ensuite et ensuite seulement naît le projet initié sans doute par Nemrod , le « chasseur héroïque devant le Seigneur » (Gn 10, 9) - certains disent « contre » le Seigneur -, Nemrod, le « rebelle » selon l’étymologie de son nom, qui fera de Babel une de ses capitales. Il s’agit d’un projet politique, la tour devant affirmer précisément la puissance politique. Cette tour est « un défi à la transcendance divine, l’homme cherchant à gagner le ciel par ses seules forces ». De plus, « faisons-nous un nom », disent les hommes qui, par là « cherchent à se construire eux-mêmes », dans la mesure où « se faire un nom peut s’entendre comme la prétention à se donner à soi-même son rôle et sa fin dans l’univers » et cette « prétention » est aussi « manière de refuser de se reconnaître comme fils ». G. Chéreau commente : alors que « le nomadisme rappelle que la vie, la nourriture sont dons de Dieu », « s’installer, faire état de sa force, c’est conjurer la ; mortalité, la finitude, et nourrir l’illusion d’un « sans fin » à sa portée. »
   Le Seigneur va mettre fin à cette aventure. certains commentateurs ont dit parfois que c’était par jalousie que Dieu contrecarrait le désir des hommes de se rassembler et de s’entendre, de réaliser leur unité. Or Dieu ne condamne pas d’emblée le projet, il descend « pour voir » et constate ; Cette « descente » de Dieu souligne non seulement une « distance cosmologique » mais aussi « la distance ontologique ». Le désir d’unité est au cœur de tout homme et ce désir a été placé par Dieu dans l’homme. Ce désir est bon mais c’est la manière de lui donner corps qui est contestable. Cette manière est « une impasse » car, d’une part « une langue unique équivaudrait à la stérilisation de la pensée » et d’autre part, selon l’exégète, l’espace clos de cette ville dont les habitants ne veulent pas « être disséminés sur toute la surface de la terre » (Gn 11, 4) est un « terrain propice à la tyrannie d’un pouvoir politique sourd aux contestations et ignorant les médiations ». Dieu donc disperse les hommes car « la dispersion réalise la distance préalable au dialogue. Même vécue d’abord dans le désarroi, elle ouvre la voie à une naissance dans la reconnaissance d’une paternité. Le « Je » se reçoit d’un autre. » L’intervention de Dieu ne condamne pas le projet humain mais « met tout simplement engarde contre son dévoiement ». Elle « ouvre à la rencontre vivifiante » et « constitue un avertissement quand ne cessent de renaître la prétention à se suffire et la séduction des empires. » (De Babel à la pentecôte, Histoire d’une bénédiction, in Nouvelle Revue Théologique, n° 122, 2000, pp. 19-28).
117. La Pentecôte est la « réplique à Babel » (CHEREAU G., op. cit.), le Pentecôte nous montre comment vivre l’unité et la diversité. Ici, « le désir d’unité, d’initiative et de reconnaissance qui habitait les hommes de Babel trouve dans l’histoire son chemin grâce à l’effusion de l’Esprit de Jésus, avant de trouver son accomplissement à la fin des temps. » Dieu a éduqué, purifié le désir de l’homme : « désir d’universelle communication, désir d’être sauvé de la mort, désir enfin d’être reconnu comme personne unique », désir aussi d’« être arraché aux abris précaires ». Et ce désir est « réordonné ». par le Dieu de miséricorde.
   Une langue unique est inutile, elle n’est pas nécessaire à l’universalité. Cela signifie qu’« aucune langue, aucune culture ne peut s’arroger le monopole de la construction du sens ». Le jour de la Pentecôte et dorénavant, « l’Esprit saint opère dans la langue de vie des hommes, fruit de leurs histoires particulières, y compris en leur expression religieuse en ce que celle-ci a de divinisable au prix des nécessaires discernements et purifications. Cela implique l’attention au rôle des traditions religieuses non-chrétiennes en tant qu’elles véhiculent des aspects de la révélation non encore déployés et participent à l’histoire du salut. »,
   Ce n’est pas sur des briques que le peuple se construit mais sur Jésus. Les hommes cherchaient à « se faire un nom », désormais c’est le nom du Christ qui est exalté.
   Alors que « l’expérience de Babel est vécue dans la détresse », celle de la Pentecôte est vécue dans la joie.
   Le récit de la Pentecôte se termine aussi par une dispersion mais celle-ci est la « condition pour la réalisation de la mission : faire de tous les hommes des fils de Dieu en Jésus. » (CHEREAU G., De Babel à la Pentecôte, op. cit., pp. 28-35).
118. Cf. LAVIGNOTTE Stéphane, Pentecôte ou Babel ?, 17 mai 2013, sur temoignagechretien.fr
119. Au commencement Gn 1-11, Seuil, 1963, pp. 116-117 , cité par LE GAL Mgr Patrick, évêque aux Armées françaises, in De Babel à la Pentecôte, Chronique d’une crise surmontée, mai 2008, disponible sur dioceseauxarmees.fr
   L’auteur note, à propos de la Pentecôte : « Le rassemblement ne supprime pas la diversité des nations, non plus que celle des langues, richesse de la création voulue par Dieu et magnifiée par la Genèse (Gn 10, 31-32). Ce que n’avait su faire le zèle orgueilleux de Babel, l’Esprit-Saint l’accomplit : l’unité par-delà la diversité des peuples, la communion et la compréhension mutuelle au-delà des cultures et des langues variées. »
120. DELCOURT Jacques et de WOOT Philippe (sous la direction de), Les défis de la globalisation, Babel ou Pentecôte ?, ouvrage collectif publié aux Presses universitaires de Louvain, 2001.
121. Docteur en philosophie (Oxford) et en sociologie (UCL). responsable de la Chaire Hoover d’éthique économique et sociale à la faculté des sciences économiques, sociales et politiques de l’UCL. Il fut professeur invité dans les universités d’Amsterdam, Rio de Janeiro, Florence, Beijing, Yale, Oxford. Auteur de nombreux ouvrages notamment de qu’est-ce qu’une société juste ? Seuil, 1991.
122. Le pape François oppose la « mondialisation de la rencontre » (Zenit, 3 novembre 2016) à « la mondialisation de l’indifférence » (Message de carême, 27 janvier 2015).
123. PARIJS Ph. van, L’éthique à l’épreuve du marché mondial, in DELCOURT Jacques et de WOOT Philippe (sous la direction de), Les défis de la globalisation, Babel ou Pentecôte ?, Presses universitaires de Louvain, 2001, pp. 597-611.
124. Docteur en droit et docteur en économie de l’UCL, professeur émérite de l’UCL. Il a enseigné la stratégie des entreprises, le management et l’éthique des affaires. Membre fondateur du Groupe de Lisbonne. Auteur de nombreux livres dont notamment Pour une doctrine de l’entreprise, Seuil, 1968 ; Limits to Competition, MIT Press, 1994, traduit en plusieurs langues ; ou encore, Lettre ouverte aux décideurs chrétiens en temps d’urgence, Lethielleux/ DDB, 2009.
125. WOOT Ph. de et DELCOURT Jacques, Finalités du développement. Valeurs chrétiennes, in DELCOURT Jacques et de WOOT Philippe (sous la direction de), Les défis de la globalisation, Babel ou Pentecôte ?, op. cit., pp. 613-639.

⁢i. Pour être pratique

Il est nécessaire tout d’abord d’éviter toute position manichéenne lorsque l’on veut réfléchir aux avantages⁠[1] et inconvénients de la mondialisation et agir en fonction de cette analyse pour le bien commun de l’humanité.

Christian Arnsperger⁠[2] a montré combien il est difficile d’adopter une position radicale face au problème. Juger la mondialisation, c’est d’abord, explique-t-il, juger le capitalisme marchand classique et ensuite le capitalisme marchand mondialisé qui amplifie les mécanismes du capitalisme « classique ». A quelle aune les juger ? A l’aune de la libération qu’ils peuvent apporter. Eclairé par la pensée de l’économiste indien Amartya Sen⁠[3] aux universités de Calcutta, de Delhi, d’Oxford, à la London School of Economics, à l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Universit%C3%A9_de_Caen_Basse-Normandie[université de Caen], à l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Universit%C3%A9_Harvard[université Harvard] et a dirigé le Trinity College de l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Universit%C3%A9_de_Cambridge[université de Cambridge]. Parmi ses nombreux livres, notons L’Idée de justice, Flammarion, 2012 ; Rationalité et liberté en économie, Odile Jacob, 2005 ; L’économie est une science morale, La Découverte, 2004 ; Un nouveau modèle économique. Développement, justice, liberté, Odile Jacob, 2003 ; Development as freedom, Oxford, Oxford University Press, 2001 ; Repenser l’inégalité, Points, 2012 ; Éthique et économie, PUF, 2012 ; On ethics and Economics, Oxford, Wiley-Blackwell, 1989.], et sa définition du « développement comme liberté », comme « faculté d’agir », comme accès à l’ensemble des « manières de fonctionner (d’être et de faire) »[4] : « développer l’humain dans son intégralité, selon Sen, c’est assurer à chacun(e) les conditions de liberté les plus larges possibles, sans préjuger des options culturelles, sociales et économiques qui permettent de réaliser cette liberté suivant les contextes - mais en écartant évidemment autant que faire se peut les pratiques et les principes contraires à l’extension de la liberté individuelle. »

Comment veiller, dans le contexte de la mondialisation, au respect de la liberté ainsi définie ? Il faut compter, répond Arnsperger, sur des « institutions économico-politiques nouvelles et des mouvements sociaux nouveaux » : « le renouvellement profond des structures institutionnelles mondiales doit, à mon sens, passer par la mise en place simultanée de structures redistributives mondiales pilotées par des institutions dotées d’un pouvoir législatif et de structures de concertation sociale mondiales. Ces dernières devraient associer les acteurs traditionnels (entreprises, syndicats) ainsi que de multiples composantes de la « société civile » (ONG, associations de consommateurs, etc.), et être insérées dans les grandes organisations telles que l’OMC[5] ou le BIT[6]. »⁠[7]. Le 17 octobre 2016, cette même assemblée s’est de nouveau opposée à l’AECG. Le Parlement fédéral belge a finalement approuvé le traité le 28 octobre 2016, après que le Parlement wallon ait obtenu des clarifications à propos de dispositions relatives à la clause de sauvegarde pour les produits agricoles et au mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États. Cette opposition unique en Europe montre la nécessité de ne pas laisser de tels accords se négocier entre les autorités politiques au plus haut niveau, plus ou moins influencées par des lobbys économiques, mais d’associer démocratiquement les acteurs économiques et sociaux et leurs représentants comme le souhaite Arnsperger. L’accord sera signé le 30 octobre à Bruxelles en présence du Premier ministre du Canada Justin Trudeau et du président du Conseil européen Donald Tusk.] Voilà une proposition qui affine le souhait des souverains pontifes de voir des institutions internationales réguler l’économie mondiale et stimuler un vrai développement intégral à travers le monde. A condition, ajoute Arnsperger, que « l’on combine judicieusement la conscientisation non manichéenne et la militance auprès des organismes supranationaux et internationaux qui doivent porter la refonte institutionnelle que l’on désire promouvoir au nom de la libération. » Et il ajoute cette mise en garde contre une vision trop simpliste de l’action à entreprendre : « Vouloir tout baser sur les soi-disant compétences grass-roots des « communautés de base » est illusoire car aucune communauté n’a plus de prise, aujourd’hui, sur les mécanismes globaux qui sont à l’œuvre : vouloir tout baser sur les réformes politiques top down sans remettre en question certains jeux de pouvoir et certains mécanismes d’oppression inhérente au capitalisme est tout aussi illusoire, car on n’exploitera alors pas tous les ressorts de la libération possible. »[8]

Dans cet esprit, le CDSE détaille les problèmes suscités par la mondialisation actuelle⁠[9] et indique comment remédier aux inconvénients et aux menaces en reprenant certains thèmes majeurs de l’enseignement de l’Église sur les questions économiques et sociales. On jugera si l’enseignement de l’Église peut être rangé, comme l’écrivait Fr. Houtart, dans le camp du néo-keynésianisme.

L’Église rappelle l’universalité de la famille humaine et la nécessité de toujours prendre en compte prioritairement la personne dans son aspect subjectif jusque dans son travail⁠[10].

La personne humaine, où qu’elle se trouve, fin de toute activité, doit être défendue dans ses droits fondamentaux à l’échelon international.⁠[11]

Il est donc nécessaire non seulement d’adapter l’action syndicale au contexte nouveau⁠[12] mais aussi d’agir aux plans social et politique pour orienter, maîtriser le dynamisme économique⁠[13] et, en toute circonstance, défendre les droits personnels⁠[14].

Dans la vie économique, on ne doit pas perdre de vue la lutte contre les inégalités puisque les biens sont destinés à tous les hommes⁠[15]. La solidarité ne doit toutefois pas s’organiser au détriment de la subsidiarité ou en nivelant toutes les spécificités culturelles⁠[16]. La solidarité doit se vivre à tous niveaux, à l’intérieur d’un même État, entre les générations mais aussi, bien sûr, au niveau international ⁠[17].

C’est dire, par le fait même, la responsabilité des instances internationales qui doivent veiller, à l’échelle mondiale, à la transmission et au respect effectif des valeurs définies⁠[18]. Leur responsabilité dans le domaine de la justice sociale, dans la recherche de la paix et du développement de tous les peuples, est d’autant plus grande que les États-nations ont perdu, dans la mondialisation, une bonne part de leur influence et de leur efficacité.⁠[19]

Bref, à la lumière de ce qui précède, il est urgent de repenser en profondeur l’activité économique et ses finalités.⁠[20]

C’est la seule révolution possible et souhaitable et il est inutile de chercher une solution « post-capitaliste » si l’on prend la peine de se rappeler les grands principes de l’enseignement social de l’Église⁠[21]: les biens de la terre sont destinés à tous, le droit à la propriété privée est donc limité ; dans l’économie de marché qui ne s’applique qu’aux biens solvables, le profit a un rôle limité, la consommation n’est pas un but en soi, le milieu naturel n’est pas « taillable à merci » pas plus que le milieu humain où la famille doit être un sanctuaire de vie. Enfin, il est primordial, pour ne pas extravaguer, de bien distinguer les deux faces du capitalisme. Le problème de la mondialisation doit être abordé dans cet esprit.



1. Un exemple : l’Église est consciente que le travail agricole rencontre de « nombreux problèmes qu’il doit affronter dans le contexte d’une économie toujours plus mondialisée…​ » (CDSE 299). Mais, en même temps, dans certains pays, « la réforme agraire devient […​] non seulement une nécessité politique, mais une obligation morale car sa non-application dans ces pays entrave les effets bénéfiques dérivant de l’ouverture des marchés et, en général, des occasions profitables de croissance que la mondialisation actuelle peut offrir. » (CDSE 300)
2. Docteur en économie de l’UCL, chercheur qualifié du FNRS, rattaché à la chaire Hoover d’éthique économique et sociale. Il enseigne l’épistémologie, l’analyse critique des économies de marché et les théories de l’ordre social au département des sciences économiques. Auteur notamment de Critique de l’existence capitaliste, Pour une éthique existentielle de l’économie, Cerf, 2005 ; Ethique de l’existence post-capitaliste, Pour un militantisme existentiel, Cerf, 2009.
3. Né en 1933, prix Nobel d’économie en 1998. Il a enseigné l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Sciences_%C3%A9conomiques[économie
4. Ces « manières de fonctionner », ce sont, par exemple, le fait d’être correctement nourri, d’avoir un logement convenable, d’être mobile, d’être lettré, de parler des langues, d’avoir un esprit critique, etc. : « être libre, c’est donc avoir accès à un ensemble de capacités aussi vaste que possible. »
5. Organisation mondiale du commerce (WTO). L’OMC se définit ainsi : « au cœur de l’Organisation se trouvent les Accords de l’OMC, négociés et signés par la majeure partie des puissances commerciales du monde et ratifiés par leurs parlements. Le but est d’aider les producteurs de marchandises et de services, les exportateurs et les importateurs à mener leurs activités. […​] C’est une organisation qui s’emploie à libéraliser le commerce. C’est un cadre dans lequel les gouvernements négocient des accords commerciaux. C’est un lieu où ils règlent leurs différends commerciaux. L’OMC administre un système de règles commerciales. » (https://www.wto.org/french)
6. Bureau international du travail (ILO). Le bureau international du Travail est le secrétariat permanent de l’Organisation internationale du Travail qui se définit ainsi : « L’OIT a pour vocation de promouvoir la justice sociale, les droits de l’homme et les droits au travail reconnus internationalement, poursuivant sa mission fondatrice : œuvrer pour la justice sociale qui est indispensable à une paix durable et universelle. » (http://www.ilo.org/global)
7. Le 27 avril 2016, le Parlement de Wallonie annonce, par un vote de défiance, son refus de signer l’Accord économique et commercial global (AECG), ou Comprehensive Economic and Trade Agreement (CETA) qui est un traité de libre échange établi entre le Canada d’une part, et l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Union_europ%C3%A9enne[Union européenne
8. ARNSPERGER Ch., Oppression, injustice, liberté : enjeux éthiques fondamentaux de la mondialisation économique, in DELCOURT Jacques et WOOT Philippe de (sous la direction de), Les défis de la globalisation, Babel ou pentecôte ?, Les défis de la globalisation, Babel ou Pentecôte ?, op. cit., pp. 641-666.
9. « Notre époque est marquée par le phénomène complexe de la mondialisation économique et financière, à savoir un processus d’intégration croissante des économies nationales, sur le plan du commerce des biens et services et des transactions financières, dans lequel toujours plus d’opérateurs adoptent une perspective globale pour les choix qu’ils doivent opérer en fonction des opportunités de croissance et de profit. Le nouvel horizon de la société globale n’est pas simplement défini par la présence de liens économiques et financiers entre acteurs nationaux agissant dans différents pays, qui ont d’ailleurs toujours existé, mais plutôt par la capacité d’expansion et par la nature absolument inédite du système de relations qui est en train de se développer. le rôle des marchés financiers est toujours plus décisifs et central ; ses dimensions, à la suite de la libéralisation des échanges et de la circulation des capitaux, ont énormément augmenté, à une vitesse impressionnante, au point de permettre aux opérateurs de déplacer « en temps réel » des capitaux en grande quantité d’un endroit à l’autre de la planète. Il s’agit d’une réalité multiforme qui n’est pas facile à déchiffrer, dans la mesure où elle se déploie sur différents niveaux et évolue continuellement, suivant des trajectoires difficilement prévisibles. » ( CDSE 361 ).
   « La mondialisation alimente de nouvelles espérances, mais engendre aussi d’inquiétantes interrogations. Elle peut produire des effets potentiellement bénéfiques pour l’humanité entière, s’entrecroisant avec le développement impétueux des télécommunications, le parcours de croissance du système de relations économiques et financières a permis simultanément une importante réduction des coûts des communications et des nouvelles technologies, ainsi qu’une accélération dans le processus d’extension à l’échelle planétaire des échanges commerciaux et des transactions financières. En d’autres termes, il est advenu que les deux phénomènes, mondialisation économique et financière et progrès technologique, se sont réciproquement renforcés, rendant extrêmement rapide la dynamique globale de la phase économique actuelle.
   En analysant le contexte actuel, outre à identifier les opportunités qui se manifestent à l’ère de l’économie globale, on aperçoit aussi les risques liés aux nouvelles dimensions des relations commerciales et financières. De fait, il existe des indices révélateurs d’une tendance à l’augmentation des inégalités, aussi bien entre pays avancés et pays en voie de développement, qu’au sein même des pays industrialisés. La richesse économique croissante rendue possible par les processus décrits s’accompagne d’une croissance de la pauvreté relative. » (CDSE 362).
10. « Une considération attentive de la nouvelle situation du travail apparaît toujours plus nécessaire dans le contexte actuel de la mondialisation dans une perspective qui mette en valeur la propension naturelle des hommes à établir des relations. A ce propos il faut affirmer que l’universalité est une dimension de l’homme , non des choses. la technique pourra être la cause instrumentale de la mondialisation, mais sa cause dernière est l’universalité de la famille humaine. le travail possède donc aussi une dimension universelle, dans la mesure où il est fondé sur le caractère relationnel de l’homme. les techniques, en particulier électroniques, ont permis de dilater cet aspect relationnel du travail à l’ensemble de la planète, en imprimant à la mondialisation un rythme particulièrement accéléré. le fondement ultime de ce dynamisme est l’homme qui travaille, à savoir toujours l’élément subjectif et non pas objectif. le travail mondialisé dérive donc lui aussi du fondement anthropologique de la dimension relationnelle intrinsèque au travail. les aspects négatifs de la mondialisation du travail ne doivent pas mortifier les possibilités qui se sont ouvertes pour tous de donner forme à un humanisme du travail au niveau planétaire, à une solidarité du monde du travail à ce même niveau, afin que, en travaillant dans un tel contexte dilaté et interconnecté, l’homme comprenne toujours plus sa vocation unitaire et solidaire. » (CDSE 322).
11. « Une des impulsions les plus significatives apportées à l’actuel changement de l’organisation du travail provient du phénomène de la mondialisation, qui permet d’expérimenter de nouvelles formes de production, avec le transfert des installations dans des aires géographiques différentes de celles où sont prises les décisions stratégiques et éloignées du marché de la consommation. Deux facteurs donnent une impulsion à ce phénomène : la vitesse de communication extraordinaire, sans limites d’espace ni de temps, et la relative facilité de transporter des marchandises et des personnes d’une partie à l’autre de la planète ? Ceci comporte une conséquence fondamentale sur les processus de production : la propriété est toujours plus éloignée, souvent indifférente aux effets sociaux des choix effectués. Par ailleurs, s’il est vrai que la mondialisation, a priori, n’est ni bonne ni mauvaise en soi, mais qu’elle dépend de l’usage que l’homme en fait (cf. JEAN-PAUL II, Discours à l’Académie Pontificale des Sciences Sociales, 27 avril 2001), on doit affirmer qu’une mondialisation des tutelles, des droits minimums essentiels et de l’équité est nécessaire. » (CDSE 310).
12. « Le contexte socio-économique contemporain, caractérisé par des processus de mondialisation économique et financière toujours plus rapides, pousse les syndicats à se rénover. Aujourd’hui les syndicats sont appelés à agir sous de nouvelles formes, en amplifiant leur rayon d’action de solidarité de façon à ce que soient protégés, non seulement les catégories traditionnelles de travailleurs, mais aussi les travailleurs aux contrats atypiques ou à duré&e déterminée ; les travailleurs dont l’emploi est mis en danger par les fusions d’entreprises qui surviennent toujours plus fréquemment, notamment au niveau international ; ceux qui n’ont pas d’emploi, les immigrés, les travailleurs saisonniers, ceux qui, par manque de recyclage professionnel, ont été expulsés du marché du travail et ne peuvent plus y rentrer sans des cours appropriés de requalification.
   Face aux changements intervenus dans le monde du travail, la solidarité pourra être retrouvée et peut-être même avoir de meilleurs fondements que par le passé si l’on œuvre pour une redécouverte de la valeur subjective du travail : « Aussi faut-il continuer à s’interroger sur le sujet du travail et sur les conditions dans lesquelles il vit ». Voilà pourquoi « il faut toujours qu’il y ait de nouveaux mouvements de solidarité des travailleurs et de solidarité avec les travailleurs ».(Le 8) (CDSE 308).
13. « La mondialisation de l’économie, avec la libéralisation des marchés, l’accentuation de la concurrence et l’augmentation d’entreprises spécialisées dans la fourniture de produits et de services, requiert une plus grande flexibilité sur le marché du travail et dans l’organisation et la gestion des processus de production. dans l’évaluation de cette matière délicate, il semble opportun d’accorder une plus grande attention - au plan moral, culturel et de la programmation - à l’orientation de l’action sociale et politique sur les thèmes liés à l’identité et aux contenus du nouveau travail, sur un marché et dans une économie eux-mêmes nouveaux. De fait, les mutations du marché du travail sont souvent un effet du changement du travail lui-même et non pas sa cause. » (CDSE 312).
14. « La transition actuelle marque le passage du travail salarié à durée indéterminée, conçu comme une place fixe, à un pare cours de travail caractérisé par une pluralité d’activités ; d’un monde du travail compact, défini et reconnu, à un univers de travaux, diversifié, fluide, riche de promesses, mais aussi chargé d’interrogations préoccupantes, spécialement face à l’incertitude croissante quant aux perspectives d’emplois, aux phénomènes persistants de chômage structurel, à l’inadaptation des systèmes actuels de sécurité sociale. les exigences de la concurrence, de l’innovation technologique et de la complexité des flux financiers doivent être harmonisées avec la défense du travailleur et de ses droits.
   L’insécurité et la ; précarité ne concernent pas seulement la condition de travail des personnes vivant dans les pays les plus développés, mais aussi et surtout les réalités économiquement moins avancées de la planète, les pays en voie de développement et les pays aux économies en transition. ces derniers, en plus des problèmes liés au changement des modèles économiques et productifs, doivent affronter quotidiennement les difficiles exigences dérivant de la mondialisation actuelle ? la situation apparaît particulièrement dramatique pour le monde du travail, touché par des changements culturels et structurels vastes et radicaux, dans des contextes souvent privés de supports législatifs, formatifs et d’assistance sociale. » (CDSE 314).
15. « Le souci du bien commun impose de saisir les nouvelles occasions de redistribution de richesses entre les diverses régions de la ; planète, au profit des plus défavorisées, qui sont demeurées jusqu’à présent exclues ou en marge du progrès sociale et économique. « En somme, le défi est d’assurer une mondialisation dans la solidarité, une mondialisation sans marginalisation ». (JEAN-PAUL II Message pour la Journée mondiale de la Paix, 1998) Le progrès technologique lui-même risque de répartir injustement entre les pays ses effets positifs. De fait, les innovations peuvent pénétrer et se répandre à l’intérieur d’une collectivité déterminée si leurs bénéficiaires potentiels atteignent un seuil minimal de savoir et de ressources financières : il est évident qu’en présence de fortes disparités entre les pays pour ce qui est de l’accès aux connaissances techniques et scientifiques et aux produits technologiques les plus récents, le processus de mondialisation finit par creuser, au lieu de les réduire, les inégalités entre les pays en termes de développement économique et social. Etant donné la nature des dynamiques en cours, la libre circulation de capitaux n’est pas suffisante en soi pour favoriser le rapprochement des pays en voie de développement de ceux plus avancés. » ( CDSE 363).
16. « L’extension de la mondialisation doit être accompagnée d’une prise de conscience plus mûre, de la part des organisations de la société civile, des nouveaux devoirs auxquels elles sont appelées au niveau mondial. Grâce aussi à une action déterminée de ces organisations, il sera possible de situer l’actuel processus de croissance de l’économie et de la finance à l’échelle planétaire dans un horizon garantissant un respect effectif des droits de l’homme et des peuples, ainsi qu’une répartition équitable des ressources, à l’intérieur de chaque pays et entre les différents pays : « La liberté des échanges n’est équitable que soumise aux exigences de la justice sociale ». (Paul VI, PP, 59) Une attention particulière doit être accordée aux spécificités locales et aux diversités culturelles, qui risquent d’être compromises par les processus économiques et financiers en cours : « La mondialisation ne doit pas être un nouveau type de colonialisme. elle doit respecter la diversité des cultures qui, au sein de l’harmonie universelle des peuples, constituent une clé d’interprétation de la vie. En particulier, elle ne doit pas priver les pauvres de ce qui leur reste de plus précieux, y compris leurs croyances et leurs pratiques religieuses, étant donné que les convictions religieuses authentiques expriment la manifestation la plus vraie de la liberté humaine ». (JEAN-PAUL II, Discours à l’Académie pontificale des Sciences sociales, 27 avril 2001) » (CDSE 366).
17. « A l’époque de la mondialisation, il faut souligner avec force la solidarité entre les générations : « Auparavant, la solidarité entre les générations était dans de nombreux pays une attitude naturelle de la part de la famille ; elle est aussi devenue un devoir de la communauté ». (JEAN-PAUL II Discours à l’Académie pontificale des Sciences sociales, 11 avril 2002) Il est bon que cette solidarité continue d’être poursuivie dans les communautés politiques nationales, mais aujourd’hui le problème se pose aussi pour la communauté politique globale, afin que la mondialisation ne se réalise pas au détriment des plus nécessiteux et des plus faibles. La solidarité entre les générations exige que, dans la planification globale, on agisse selon le principe de destination universelle des biens, qui rend moralement illicite et économiquement contre-productif de décharger les coûts actuels sur les générations futures ; moralement illicite signifie ne pas assumer les responsabilités nécessaires, et économiquement contre-productif parce que la réparation des dommages coûte davantage que la prévention. Ce principe doit être appliqué surtout - bien que pas seulement - dans le domaine des ressources de la terre et de la sauvegarde de la création, lequel est rendu particulièrement délicat par la mondialisation, qui concerne toute la planète, conçue comme un unique écosystème. » (CDSE 367).
18. « Une solidarité adaptée à l’ère de la mondialisation requiert la défense des droits de l’homme. A cet égard, le magistère souligne « La perspective d’une autorité publique internationale au service des droits humains, de la liberté et de la paix, ne s’est pas encore entièrement réalisée, mais il faut malheureusement constater les fréquentes hésitations de la communauté internationale concernant le devoir de respecter et d’appliquer les doits humains. Ce devoir concerne tous les droits fondamentaux et ne laisse pas de place pour des choix arbitraires qui conduiraient à des formes de discrimination et d’injustice. En même temps, nous sommes témoins de l’accroissement d’un écart préoccupant entre une série de nouveaux « droits » promus dans les sociétés technologiquement avancées et des droits humains élémentaires qui ne sont pas encore respectés, surtout dans des situations de sous-développement : je pense, par exemple, au droit à la nourriture, à l’eau potable, au logement, à l’autodétermination et à l’indépendance ». (JEAN-PAUL II Message pour la Journée mondiale de la paix, 2003) » (CDSE 365).
19. « La perte par les acteurs étatiques de leur rôle central doit coïncider avec un plus grand engagement de la communauté internationale dans l’exercice d’un rôle décisif sur le plan économique et financier. En effet, une conséquence importante du processus de mondialisation consiste dans la perte progressive d’efficacité de l’État-nation dans la conduite des dynamiques économiques et financières nationales. les gouvernements des différents pays voient leur action dans le domaine économique et social toujours plus fortement conditionnée par les attentes des marchés internationaux des capitaux et par les requêtes toujours plus pressantes de crédibilité provenant du monde financier. A cause des nouveaux liens entre les opérateurs globaux, les mesures traditionnelles de défense des États apparaissent condamnées à l’échec et, face aux nouvelles aires de la compétition, la notion même de marché national passe au second plan. » (CDSE 370).
   « Une politique internationale tournée vers l’objectif de la paix et du développement grâce à l’adoption de mesures coordonnées est rendue plus que jamais nécessaire par la mondialisation des problèmes. Le Magistère relève que l’interdépendance entre les hommes et entre les nations acquiert une dimension morale et qu’elle détermine les relations dans le monde actuel sous les aspects économique, culturel, politique et religieux. Dans ce contexte, une révision des Organisations internationales est souhaitée - processus qui « suppose que l’on dépasse les rivalités politiques et que l’on renonce à la volonté de se servir de ces Organisations à des fins particulières, alors qu’elles ont pour unique raison d’être le bien commun » (SRS 43)
   En particulier, les structures intergouvernementales doivent exercer efficacement leurs fonctions de contrôle et de guide dans le domaine de l’économie, car la réalisation du bien commun devient un objectif désormais hors de portée des États considérés individuellement, même s’il s’agit d’États dominants en puissance, richesse et force politique. Les Organismes internationaux doivent en outre garantir l’égalité qui constitue le fondement du droit de tous à participer au processus de développement intégral, dans le respect des diversités légitimes. » (CDSE 442).
20. « Les spécialistes de la science économique, les agents de ce secteur et les responsables politiques doivent ressentir l’urgence de repenser l’économie, en considérant, d’une part, la pauvreté matérielle dramatique de milliards de personnes et, d’autre part, le fait que « les structures économiques, sociales et culturelles d’aujourd’hui ont du mal à prendre en compte les exigences d’un développement authentique ». (JPII Message pour la Journée mondiale de la paix, 2000) Les exigences légitimes de l’efficacité économique devront être mieux harmonisées avec celles de la participation politique et de la justice sociale. Concrètement, cela signifie imprégner de solidarité les réseaux des interdépendances économiques, politiques et sociales, que tendent à accroître les processus de mondialisation en cours. Dans cet effort de renouveau, qui se présente de façon articulée et est destiné à influencer les conceptions de la réalité économique, les associations d’inspiration chrétienne qui agissent dans le domaine économique se révèlent précieuses : associations de travailleurs, d’entrepreneurs et d’économistes. » (CDSE 564).
21. Il faut relire CA et notamment les numéros 30-43.