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i. Le bouddhisme et les faits

Toutefois, si le bouddhisme jouit dans le grand public d’un large préjugé favorable, il ne manque pas d’auteurs qui estiment que cette réputation est surfaite voire mensongère. Le bouddhisme tibétain, notamment, qui est sur le devant de la scène aujourd’hui et qui se pose en martyr, suscite bien des réserves et des critiques de la part de certains sinophiles⁠[1], bien sûr, mais aussi d’autres observateurs. Quant au culte qui entoure la personnalité du Dalaï Lama, il éveille bien des suspicions⁠[2].

Ajoutons, toujours en ce qui concerne le Tibet, que son histoire nous révèle que ce pays très religieux a manifesté, tout au long des siècles, un comportement très ambigu⁠[3] avec ses voisins et avec les étrangers, balançant constamment entre bienveillance plus ou moins intéressée et fermeture hostile.

Tâchons, à travers les voix discordantes, de nous en tenir à l’incontestable, c’est-à-dire aux événements qui sont attestés.

Les historiens rappellent que les bouddhistes menacés ou prétendument menacés dans leur identité par les « démons » (envahisseurs ou « infidèles »), ont eu et ont recours à la violence.⁠[4] Celle-ci s’est exercée et s’exerce parfois aussi vis-à-vis de groupes ethniques différents. Elle se manifeste aussi à certains moments entre groupes bouddhistes. ⁠[5]

On relève de telles violences non seulement au Tibet, mais aussi en Thaïlande⁠[6], en Corée, en Birmanie, au Népal, et au Japon où, à propos des moines-soldats bouddhistes, un moine zen reconnaît qu’« ils se sont mutuellement attaqués, décimés, incendiés, pour se voler les uns les autres des rizières, des champs et des bois ; ils ont assailli les palais des empereurs et des shoguns[7] [et les] ont obligés à leur octroyer des privilèges. »[8]

On évoque aussi la répression contre la minorité népalaise au Bouthan au début des années 90, et surtout la guerre prônée par certains moines contre les tamouls hindous, musulmans ou chrétiens au Sri Lanka.⁠[9] Dans ce dernier cas, Bernard Faure⁠[10] n’hésite pas à employer l’expression de « guerre sainte »[11] car, dit-il, selon certains textes, le Sri Lanka est un dépositaire sacré du « dharma » ou « dhamma », c’est-à-dire de l’ordre cosmique, moral et religieux qu’il convient de protéger.⁠[12]

Mais c’est surtout vis-à-vis du bouddhisme tibétain que les auteurs se montrent particulièrement sévères en raison peut-être de la fascination qu’il exerce sur l’Occident ou plus exactement de la fascination qu’exerce une idéalisation de l’ancien régime féodal souvent présenté comme un Shangri-La, un paradis terrestre. Une interprétation du bouddhisme a consolidé « une idéologie féodale » accusée de conservatisme et d’immobilisme⁠[13] à l’instar de ce que l’on trouve dans l’hindouisme avec ses castes. Enfin, si le Dalaï-Lama et les moines de Lhassa sont modérés, il n’en va pas de même pour les moines d’autres monastères plus combatifs et plus radicaux.⁠[14]

Sans remettre en exergue les exactions envers les chrétiens ou les musulmans, la violence au Tibet, semble une vieille histoire. Parenti relève que « du début du dix-septième siècle jusqu’au sein du dix-huitième siècle, des sectes bouddhistes rivales se sont livrées à des affrontements armés et à des exécutions sommaires. »[15]

Que ce soit dans les siècles passé ou à l’époque contemporaine, nous constatons que les Tibétains ne pratiquèrent pas systématiquement la non-violence dont le 14ème Dalaï Lama s’est fait le chantre ⁠[16].

Nombreuses ont été les manifestations violentes contre les étrangers, les non-bouddhistes et les Chinois⁠[17]. Manifestations où les moines qui représentaient jusqu’il y a peu, un quart de la population, ont joué un rôle.⁠[18]


1. C’est le cas d’Elisabeth Martens (op. cit.) mais, si nous laissons de côté certains jugements, si nous passons outre au côté pamphlétaire (avoué) de l’ouvrage, les faits sont rapportés, dans l’ensemble, avec rigueur ce qui n’est pas le cas de PARENTI Michaël in Le mythe du Tibet, disponible sur www.michaelparenti.org. M. Parenti est docteur en sciences politiques de l’Université de Yale. Ses livres sont très prisés dans les milieux marxistes ou marxisants européens eu égard à ses critiques du capitalisme et de l’impérialisme américains. Les faits rapportés par cet auteur ne sont pas précisément décrits ni datés, malgré les références à une abondante documentation.
2. L’attaque la plus rude et la plus développée émane des Autrichiens Herbert et Mariana Roettgen qui se présentent comme deux anciens collaborateurs du Dalaï Lama et qui ont publié, sous les pseudonymes de Victor et Victoria Trimondi, un livre iconoclaste L’ombre du Dalaï Lama. On peut consulter les sites www.info-sectes.org , www.iivs.de et www.trimondi.de. Leur critique repose surtout sur le Kakachakra tantra et ce qu’ils appellent le « mythe agressif de Shambhala ». Sur les sites bouddhistes (voir notamment le Lexique de l’Association cultuelle bouddhiste Nyingmapa-Laugeral sur http://nyingmapa.free.fr/lexique ), on nous explique qu’un tantra est un enseignement et une pratique « fondés sur la pureté originelle de notre nature et dont l’aboutissement est la réalisation ou l’actualisation de cette même nature (…) ». C’est un « enseignement du bouddha ne s’adressant qu’à des auditeurs capables d’atteindre une connaissance particulièrement approfondie. » Les tantras « consistent en l’application de divers symboles et rituels qui permettent la métamorphose des phénomènes impurs de la nature en nature indestructible, pure comme le diamant, celle de la conscience universelle. Tous les rituels tantriques et les méditations servent à exercer et à réaliser cette union mystique (…) » Le Kâlachakra est la « Roue du temps », à laquelle s’identifie la divinité suprême, un Adi-Bouddha d’où proviendrait toute création. Le premier bénéficiaire historique de ce tantra kâlachakra « fut le roi Shambhala qui le requit du Bouddha lui-même, en tant que pratique laïque alternative à la voie monastique, et fit de son royaume une société éveillée. » Shambhala est un « Royaume septentrional de nature mystérieuse sur lequel règne une dynastie liée à Kâlachakra. Shambhala n’est pas un champ pur, tout en se situant sur un plan légèrement du nôtre, notamment en raison d’une grande force spirituelle. Certains grands lamas du passé, comme Taranatha, ont pu se rendre dans ce royaume de Shambala et ont rédigé des « guides du voyageur » ésotériques à l’usage de leurs successeurs. » H. et M. Roettgen affirment que ce tantra qui présente des rites secrets et magiques, « prophétise et encourage de façon idéologique une guerre de religion » notamment contre les religions d’origine sémite pour l’établissement d’une « bouddhocratie » sur le monde dirigé désormais par un chakravartin (roi du monde) qui sera « comme l’incarnation ou l’émanation directe du Bouddha suprême » ou Adi-Bouddha. La guerre du Shambala sera « impitoyable » et « horrible ». Quant aux soldats du Shambala, ils seront « extrêmement brutaux, terrasseront et élimineront les hordes barbares. » Les auteurs renvoient au Shri-Kalachakra I, 154 et 163-165.
   Ils ont publié également « Hitler, Bouddha, Krishna, Une alliance funeste, du Troisième Reich à aujourd’hui » où ils dénoncent l’influence des ces doctrines sur le nazisme et le néo-nazisme.
   Ces livres n’existent pas en français.
3. Le 14e Dalaï Lama lui-même n’est pas sans ambiguïté dans son attitude vis-à-vis de la Chine dans la mesure où il s’est déclaré « à moitié marxiste et à moitié bouddhiste » (Audition de Matthieu Ricard, site du Sénat français, 23-4-2008 ; M. Ricard a publié avec Sofia Stril-Rever et alii Kalachakra : un mandala pour la paix, La Martinière, 2008 avec préface du Dalaï Lama). Michel Peissel, Les cavaliers du Kham, Guerre secrète au Tibet, Laffont, 1972, parle du « rôle trouble » du Dalaï Lama. M. Peissel, né en 1937, est ethnologue, spécialiste du Tibet. En 2007, E. Martens rappelle que le Dalaï Lama est décoré du plus prestigieux insigne du Congrès américain et déclare que « Bush est désormais un membre de sa famille ». Un temps, le Dalaï Lama manifesta sa sympathie pour Shoko Asahara de la secte Aum Shinrikyo responsable de l’attentat au gaz sarin dans le métro de Tokyo le 20 mars 1995, puis il s’en distança. Shoko Asahara fut condamné à mort.
   Remontant dans le passé, d’autres accusent la Dalaï Lama d’avoir été proche des nazis. Il aurait été formé par le SS Heinrich Harrer dépêché, en 1938, par Hitler et Himmler auprès de lui, encore enfant, pour le former. En 2006, à la mort de Harrer, le Dalaï Lama aurait fait son éloge, le considérant comme son « initiateur à l’Occident et la modernité » (Laurent Dispos, in Libération, 25-4-2008).
   Georges André Morin (auteur d’un livre sur la Chute de l’Empire romain) confirme (sur France culture, 10-9-2006) cette analyse et ajoute que le XIIIe Dalaï Lama  « a en personne procédé à la traduction de Mein Kampf en Tibétain ».
4. Contre les musulmans et contre les chrétiens. Relevons quelques persécutions contre les chrétiens : en 1848, le Père Renou (1812-1863) qui se voit refuser l’accès à Lhassa, fonde une petite mission près de la frontière du Yunnan. Les missionnaires et les nouveaux convertis furent rapidement chassés. Entre 1865 et le début du XXe siècle, une quinzaine de missions furent construites (notamment celles de Cizhong et Xiao Weixi). Les monastères virent d’un mauvais œil ces étrangers et les persécutèrent. En 1880 est publié un édit d’interdiction de la religion chrétienne. En 1881, le Père Brieux est assassiné. d’autres missionnaires français seront tués en 1905. A la fin des années 20, la Société des Missions étrangères de Paris fit appel aux chanoines du Grand-Saint-Bernard (Suisse) qui envoyèrent quelques-uns des leurs sur le plateau de Cizhong en 1931. Ces missionnaires furent également persécutés. Le plus célèbre d’entre eux, Maurice Tornay, curé de Yerkalo vit sa résidence détruite par une quarantaine de lamas le 26-1-1946. Ils l’emmenèrent de force au Yunnan. Maurice Tornay fut assassiné par quatre lamas le 11-8-1949 alors qu’il se rendait auprès du Dalaï Lama pour lui demander d’accorder la liberté religieuse aux chrétiens de Yerkalo (cf Jean-Paul II, Homélie de béatification, 16-5-1993) . En juin 1950, des missionnaires français du Qinghai furent arrêtés et expulsés en 1952.
   Sur cette question, on peut lire André Bonet, Les chrétiens oubliés du Tibet, Presses de la Renaissance, 2006 ; Laurent Deshayes, Tibet 1846-1952, Les Indes Savantes, 2006 ; F. Fauconnet-Buzelin, Les porteurs d’espérance, Cerf, 1999 ; R. E. Huc, Souvenirs d’un voyage dans la Tartarie et le Tibet, Livre de poche chrétien, 1962 ; A. Launay, Histoire de la mission du Tibet, Desclée de Brouwer, 2001 ; J. Lespinasse, Tibet mission impossible, Lettres du P. J.E. Dubernard, Fayard, 1991 ; F. Gore, Trente ans aux portes du Tibet interdit, Kimé, 1992 ; Michel Jan, Le voyage en Asie centrale et au Tibet, Laffont, 1992 ; F. Lenoir, La rencontre du bouddhisme et de l’occident, Fayard, 1999. Sur la première tentative d’évangélisation : Hugues Didier Magellane, Les Portugais au Tibet, les premières relations jésuites, Chandeigne, 1996.
5. E. Martens raconte : « Le règne des douze premiers Dalaï Lamas [15e-19e] fut marqué par des querelles entre clans familiaux et par des rivalités meurtrières entre communautés bouddhiques, résolues grâce aux interventions répétées, d’abord des Mongols, puis des Mandchous » (op. cit., p. 131). « En 1617, année de la naissance du 5ème Dalaï lama, les moines-soldats des Karamapa, secondés par l’armée du roi de U, mirent Lhassa à feu et à sang. Ils rasèrent le monastère de Drepung et exterminèrent les lamas de l’école des Gelukpa, dont de nombreux moines mongols. » « Gushri Khan, fervent du bouddhisme tibétain (…) rassembla de nouvelles troupes. A la tête d’une armée composée de Mongols, Tibétains, Chinois et Huis, il déferla dans la vallée de Lhassa et vengea les moines de Drepung exterminés par les Karmapa. Soutenu par les moines-soldats du monastère de Tashilumpo (Xigazé), Gushri Khan et ses troupes chassèrent définitivement les Karmapa des édifices du Drepung et de la région de Lhassa. » (id., p .132). En 1945, éclate une guerre civile où monastères conservateurs et monastères modernistes s’affrontent (cf. clio.fr). Plus près de nous encore, « il y a juste quelques années en Corée du Sud, des milliers de moines de l’ordre bouddhiste Chogye se sont battus entre eux à grand renfort de coups de poings, de pierres, de bombes incendiaires et de gourdins, dans des batailles rangées qui ont duré plusieurs semaines. Ils rivalisaient pour le contrôle de l’ordre, le plus grand de Corée du Sud, avec un budget annuel de 9,2 millions de dollars, auquel il faut ajouter des millions de dollars en biens immobiliers ainsi que le privilège d’appointer 1.700 moines à des devoirs divers. Les bagarres ont en partie détruit les principaux sanctuaires bouddhistes et ont fait des dizaines de blessés parmi les moines, dont certains sérieusement. » (PARENTI M., Le mythe du Tibet, op. cit.. Nouvelle confirmée par Yahoo Actualités, le 12 octobre 1999).
6. Par contre, dans le sud de la Thaïlande et dans les années 2006-2008, les musulmans radicaux ont exercé de violentes répressions contre les musulmans modérés mais aussi contre tous les non-musulmans : bouddhistes, hindous, chrétiens.(cf. www.thaïlande-fr.com). Frank Tedesco de l’Université de Sejong a fait l’historique des violences exercées par des chrétiens contre le bouddhisme, en Corée du Sud, entre 1982 et 1996. L’auteur relève comme violences aussi bien la visite du pape Jean-Paul II le jour de la naissance de Bouddha que des dégradations de temples. (cf. www.bouddhisme-universite.org)
7. Dirigeants militaires.
8. CREPON P., Les religions et la guerre, Albin Michel, 1991, p. 239. Pierre Crépon né en 1953, est historien, moine zen, président de l’Union bouddhiste de France.
9. L’écrasement de la rébellion tamoule, en mai 2009, a laissé un lourd bilan pour les catholiques : des centaines de personnes au service de l’Église, de nombreux prêtres et religieux ont été tués, gravement blessés ou portés disparus. Des prêtres sont détenus dans des camps de déplacés où croupissent plus de 300000 personnes sous le contrôle de l’armée. Les églises, les couvents, les centres d’accueil pour enfants et personnes âgées ont été détruits ou fortement endommagés. (Zenit.org, 4-6-2009 et EDA 501, 506, 507,508).
10. Professeur d’Histoire des religions d’Asie à l’Université de Columbia (New York), Bernard Faure a publié Bouddhisme et violence, Le Cavalier Bleu, 2008 ; cf. son interview par Vanessa Dougnac, Le bouddhisme est aussi empreint de violence, sur www.lesoir.be. On trouve, dans le livre de B. Faure, une intéressante bibliographie sur la violence et le bouddhisme.
11. A ce sujet, on peut lire l’étude de TIRIMANA Vimal, Sri Lanka, Le déchaînement de la violence et le rôle des religions, in Concilium, n° 272, 1997, pp. 37-45. Il montre dans cet article « le rôle conscient ou inconscient joué par le bouddhisme, ou, pour être précis, par le bouddhisme cinghalais fanatique excitant le conflit cinghalo-tamoul et le déchaînement de la violence. » (p. 45). Vimal Tirimana est professeur de théologie morale au Séminaire national de Kandy et supérieur provincial des Rédemptoristes Du Sri Lanka et représente l’Église Sri Lankaise à la Fédération des Conférences épiscopales asiatiques.
12. Dhamma est un terme polymorphe qui désigne la nature de toute chose ; ce que Bouddha a enseigné ; l’étude de la réalité ; la conscience (chaque conscience qui apparaît à l’esprit est un dhamma) ; le détachement et la délivrance du monde ; la pratique, l’entraînement. Le plus souvent, le terme dhamma désigne la réalité et l’ensemble des démarches qui permettent de parvenir à en développer une compréhension juste, et ainsi à en réaliser la nature. (lexique sur le site dhammadana.org)
13. C’est au XVe siècle, suite à la réforme de Tsong-kha-pa, un ascète venu de Chine, et à l’instauration de l’ Église jaune » qui prit le pas sur l’ancienne « Église rouge » proche du chamanisme asiatique, que fut institué le lamaïsme, autrement dit, la théocratie avec ses deux chefs suprêmes : le dalaï-lama (réincarnation du bodhisattva Chenresi) résidant à Lhassa et le panchen-lama (réincarnation du bouddha Opame) résidant au couvent de T-shi-Ihum-po
14. La position du Dalaï Lama n’est pas, semble-t-il, représentative de l’ensemble du bouddhisme tibétain. Si l’actuel Dalaï Lama est généralement extrêmement respecté par les diverses communautés bouddhistes, c’est plus pour ses connaissances et le niveau de sa pratique spirituelle, que pour son titre. Il n’est pas inutile de rappeler qu’il n’en représente qu’une minorité (l’école tibétaine Gelugpa ne rassemblant qu’environ 3 à 4% des bouddhistes dans le monde) (Wikipedia). B. Faure évoque une querelle récente et significative autour d’un rival du 5ème Dalaï Lama (XVIIe siècle) qui périt étouffé et qui revint comme esprit malfaisant. On l’apaisa en en faisant une divinité protectrice des Gelugpas nommée Dorje Shugden. La controverse a éclaté « lorsque le Dalaï Lama, sur la base d’oracles délivrés par une autre divinité protectrice, (…) interdit son culte dans les monastères Gelugpas en 1996. Cette décision a suscité une levée de boucliers parmi les fidèles de Shugden, qui ont reproché au Dalaï Lama son intolérance. A la suite de cette décision, le meurtre d’un partisan du Dalaï Lama à Dharamsala, la capitale des Tibétains en exil, vint défrayer la chronique. (…) Au-delà des querelles de symboles, l’affaire illustre les luttes intestines entre Tibétains pour le pouvoir. En s’en prenant à Shugden, le Dalaï Lama semble avoir cherché à affaiblir un symbole du sectarisme Gelugpa et à imposer un bouddhisme plus œcuménique, mais son action a paradoxalement mis le feu aux poudres sectaires. Le problème tient au double, voire triple mandat (divin) du Dalaï Lama : comme représentant d’une secte, les Gelugpas, qui s’est toujours imposée au détriment des autres ; comme représentant du peuple tibétain et des Tibétains en exil – deux communautés dont les intérêts, au-delà d’une conscience nationale partagée, ne sont pas toujours les mêmes ; enfin, comme héritier du bouddhisme tibétain traditionnel et représentant d’un néo-bouddhisme occidentalisé et universaliste. » (op. cit., p. 128). On le sait, le Dalaï Lama dénonce un « génocide culturel » au Tibet. Mais, note E. Martens le 21 mars 2008 sur www.tibetdoc.eu: « Pangdung Rinpoché du monastère de Sera, actuellement exilé à Munich, dit textuellement que « le Dalaï Lama, en commercialisant le Bouddhisme tibétain, cause plus de dégâts à la culture tibétaine que le gouvernement chinois » (Pangdung Rinpoché cité par Gerald Lehner dans « Zwischen Hitler und Himalaya, Die Gedächtnislücken des Heinrich Harrer », Czernin Verlag, 2007). L’ethnologue Michel Peissel qui a écrit l’histoire de la résistance tibétaine face à la Chine, n’hésite pas à parler, nous l’avons déjà cité, du « rôle trouble » du Dalaï Lama (Les cavaliers du Kham, R. Laffont, 1972). Rôle trouble vis-à-vis des autorités chinoises comme en témoigne son appel, en 1955, à Chamdo où il invite ses concitoyens à accepter « ce qu’il pouvait y avoir de bon dans les méthodes chinoises » (PEISSEL M., op. cit., p. 81). En témoigne aussi sa correspondance, en 1959, avec le Général et Commissaire politique Tan Kuan-san où il se plaint des Tibétains révoltés qu’il appelle « éléments mauvais et réactionnaires » (PEISSEL M., op. cit., pp. 162-167). Aujourd’hui, le Dalaï Lama, se présente, rappelons-le, comme « semi-marxiste, semi-bouddhiste » (MARTENS E., Histoire du bouddhisme tibétain, op. cit., p. 161), ou « un marxiste en robe bouddhiste » (in Le Nouvel Observateur, 17-1-2008). En 1956, il avait écrit ce poème à la gloire du Président Mao : « O Président Mao ! Ton lustre et tes exploits sont comparables à ceux de Brahama et de Mahasammata, créateurs du monde. Ce n’est que d’un nombre infini de bonnes actions qu’un tel chef peut être né, semblable qu’il est au soleil éclairant le monde. Tes écrits sont précieux comme des perles, abondants et puissants tel le grand flux de l’océan qui rejoint les limites du ciel. O très honorable Président Mao, puisses-tu vivre longtemps. Le monde voit en toi une mère protectrice, il peint ton image, le cœur plein d’émotion. Puisses-tu vivre en ce monde à jamais et nous montrer la route de la paix. Notre vaste pays était écrasé par la misère, les chaînes et les ténèbres. Tu nous as tous libérés avec éclat. Le monde est maintenant heureux, inondé de bénédictions. (…) » (in PEISSEL M., op. cit., pp. 97-98).
15. Source citée par Parenti (op. cit.) : GOLDSTEIN Melvyn C., The Snow Lion and the Dragon : China, Tibet, and the Dalaï-Lama, University of California Press, 1995, pp. 6-16.
16. « Son discours non-violent n’est pas partagé par tous » écrit Laurent Deshayes (Le Dalaï Lama, incidences politiques et références spirituelles, Clio, juillet 2002). La non-violence a elle-même des limites pour le Dalaï Lama : « C’est difficile de lutter contre le terrorisme par la non-violence » a-t-il déclaré dans une allocution au Madhavrao Scindia Memorial (Indian Express, 17 -1-2009, cf. http://pointdebascule.ca).
17. L’histoire des relations entre le Tibet et la Chine est loin d’être simple. Dès les XIe, XIIe siècles, les monastères cherchent des protections auprès des grandes familles nobles, puis auprès des Mongols. Au XIIIe siècle, l’avènement de la dynastie mongole des Yuan en Chine inaugure la mise en place de liens qui seront plus ou moins étroits ou lâches selon les époques mais constants et qui n’empêchèrent pas les monastères de chercher d’autres protections dans les régions avoisinantes comme au Népal, par exemple. Si avec la dynastie des Ming (1368-1644), les échanges furent plus symboliques, les liens se resserrèrent avec la dynastie manchoue des Qing (1644-1912). Le Dalaï Lama avait besoin d’entretenir de bonnes relations avec son puissant voisin et celui-ci devait être en bons terme avec des religieux dont l’influence s’étendait sur la haute Asie. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, les relations devinrent périodiquement plus tendues, Pékin cherchant à plusieurs reprises à s’immiscer dans les affaires tibétaines au lieu de s’en tenir à son rôle de protecteur avec comme résultats des émeutes tibétaines et des interventions militaires chinoises. Au XIXe siècle, l’empire chinois chancelant, deux autres candidats « protecteurs » se présentent : la Russie et surtout la Grande-Bretagne dont la présence en Inde n’était pas contestée par les puissances internationales. Dans sa volonté de s’introduire au Tibet, la Grande-Bretagne négocia non avec les Tibétains mais avec les Chinois. C’était évidemment reconnaître la suzeraineté de la Chine sur le Tibet (traité anglo-chinois de 1890) alors que l’empire chinois sombrait dans l’anarchie. En 1904, les Anglais entrent à Lhassa et la Dalaï Lama se rapproche de la Chine (1905). En 1906, la suzeraineté chinoise est de nouveau reconnue par les Anglais qui conservent néanmoins leurs privilèges commerciaux et mettent un frein aux ambitions russes. Les Chinois se réinstallent au Tibet. Profitant de la révolution républicaine chinoise de 1911, le XIIIe Dalaï Lama réfugié en Inde, prend la tête de l’insurrection, chasse les Chinois et procède à une épuration sanglante de leurs partisans (1913). Néanmoins, en 1914, la convention de Simla signée par les Anglais, les Chinois et les Tibétains reconnaît de nouveau indirectement la suzeraineté de la Chine. En 1917, l’attaque d’un général chinois est vaincue grâce aux fusils anglais et japonais qui ont transité par l’Inde et la Mongolie. En 1920-1921, les Anglais soutiennent le Tibet contre la Chine, ce qui n’empêche pas le soulèvement du monastère xénophobe de Drepung contre les Anglais qui briseront leur révolte. En 1923, le Panchen Lama en désaccord avec le Dalaï Lama se réfugia en Chine. En 1932, le Dalaï Lama reconnaît le principe d’une tutelle chinoise sur l’est du Tibet qui sera, en 1934, mis en coupe réglée par les communistes puis les nationalistes chinois. En 1934, les Tibétains acceptent le principe d’une tutelle chinoise. En 1938, de nombreux Chinois échappent à la guerre civile en s’installant au Tibet. Durant la seconde guerre mondiale, des contacts sont pris avec les Américains mais ceux-ci refusent de remettre en cause la suzeraineté chinoise. En 1945, le régent Réting manifeste la volonté de s’appuyer sur les monastères conservateurs et les Chinois. Une guerre civile aura raison de lui. En 1948, une délégation tibétaine n’est pas reçue par le Président Truman qui ne veut pas indisposer les Chinois. En 1949, Nehru reconnaît la suzeraineté chinoise (communiste) sur le Tibet et le septième Panchen Lama se rallie aux communistes. A partir de 1950, date de la prise de pouvoir du XIVe Dalaï Lama, et de l’invasion de l’armée communiste chinoise, l’indépendance n’est plus qu’un rêve. En 1954, l’Inde et le Népal reconnaissent l’annexion du Tibet à la Chine. S’ensuivirent, à partir de 1955, 20 années de guérilla menée par l’Armée nationale volontaire de défense soutenue par la CIA. Le Dalaï Lama s’enfuit en 1959.
   Sur cette question, on peut lire : LENOIR Frédéric et DESHAYES Laurent, L’épopée des Tibétains, entre mythes et réalité, Fayard, 2002 ; DESHAYES Laurent, Histoire du Tibet, Fayard, 1997 ; les articles de cet auteur sur www.clio.fr ainsi que la « chronologie-Tibet » sur ce site ; MARTENS E., op. cit..
18. En mars 2008, lors de nouvelles émeutes à Lhassa, on a établi que la photo montrant des moines cassant des vitrines de commerces chinois avait été prise en fait en 2001 lors du tournage d’un film. Il n’empêche que « d’après des témoins occidentaux présents sur place, e.a. James Miles, journaliste pour « The Economist » (link:www.economist.com : « Fire on the roof of the world » (14/3/08), « Lhasa under siege » (16/3/08)), les violences commises à Lhassa durant cette semaine – date de commémoration de la « Rébellion nationale de mars 59 » - ont été inaugurées par des Tibétains, dont des lamas qui encourageaient des groupes de jeunes à commettre des actes destructeurs. Les manifestations de violence étaient organisées : les Tibétains portaient des sacs à dos remplis de pierres, de couteaux et de cocktails molotov. Les 13 morts causés par ce drame étaient tous des civils, pour la plupart des Chinois, brûlés vivants ou tabassés à mort. Les dégâts matériels, destruction de commerces, incendie de véhicules, étaient clairement tournés contre les Chinois. Les manifestants tibétains s’en sont également pris à des écoles primaires, des hôpitaux et des hôtels. De sorte que les Occidentaux présents sur place se demandaient quand la police allait intervenir. Rejointe par l’armée chinoise, elle est intervenue suite à deux jours de violence. Les autorités chinoises craignaient-elles la réaction des pays occidentaux ? … L’Occident qui, en réalité, n’attendait que cette intervention pour parler de « répression sauvage par l’armée chinoise et de chasse aux manifestants » (MARTENS E. sur www.tibetdoc.eu 21 mars 2008).

⁢a. La doctrine

Mais il faut voir le problème d’un point de vue doctrinal car les hommes étant ce qu’ils sont, leur violence peut se développer en dehors des principes de leur croyance. La vraie question « est de savoir si cette violence est contextuelle, voire parasitaire, ou au contraire intrinsèque au bouddhisme ».⁠[1]

Il est capital de se rappeler, tout d’abord, qu’il existe plusieurs bouddhismes liés à des contextes culturels et sociopolitiques différents et souvent opposés les uns aux autres⁠[2]. Les plus célèbres sont : le bouddhisme ancien du « Petit Véhicule » (Hinayâna), le bouddhisme du « Grand Véhicule » (Mahâyâna), le bouddhisme « theravâda » (forme moderne du Petit Véhicule, au Sri Lanka et en Asie du Sud-Est), le bouddhisme japonais (zen), le bouddhisme tibétain, le bouddhisme vajrayâna (tantrique). A cela s’ajoute le fait que les règles ont pu s’adapter selon les lieux et les époques.⁠[3] a un caractère intangible, parce que ce sont des règles édictées par le Bouddha lui-même. Tandis que dans le cas des règles du zen, ce sont toujours des fruits d’adaptation. d’abord l’adaptation de la vie monastique, telle qu’elle est née en Inde, à l’environnement chinois, ensuite à l’environnement Japonais. Cela explique que, même au Japon, d’un temple à un autre, les règles, même si elles s’appliquent toutes sur celles de maître Dôgen, vont varier légèrement. » A la question de savoir si cela signifie que la règle doit être systématiquement modifiée selon le lieu et l’époque, Laurent Strim répond : « Cela peut l’être si c’est nécessaire. Mais cela ne veut pas dire que ça doit l’être systématiquement. En fait la règle doit conserver une pérennité, parce que c’est important quand on suit la règle de suivre quelque chose qui n’est pas du seul domaine du contingent. » Y a-t-il une hiérarchie dans ces règles ? Sont-elles classées par ordre d’importance ? Selon Laurent Strim, « l’enseignement fondamental du bouddhisme, c’est que la voie se réalise dans la vie quotidienne. Cela veut dire que chaque action est une occasion de réaliser l’Eveil. Il n’y a pas d’action plus importante qu’une autre. Il est écrit dans l’un des textes chinois dont s’est inspiré maître Dôgen : « Vous devez protéger les règles du monastère, sans vous soucier de la légèreté, ni  de la profondeur des points prescrits. » Donc, ne pas classer les points de la règle par ordre d’importance, c’est ne pas accorder plus d’importance  à tel ou tel aspect de sa vie. C’est ne rejeter aucun aspect de sa vie. Parfois on considère qu’une chose n’a pas tellement d’importance, mais c’est méconnaître deux lois fondamentales dans le bouddhisme : d’abord, c’est la loi du karma : toute chose a une conséquence. Et ensuite, c’est la loi de l’interdépendance : toute chose, même infime, a une relation avec toute autre. » (Emission Sagesses bouddhistes, 22 juin 2008).
   Cf. aussi l’audition de Pierre Crépon, président de l’Union bouddhiste de France à l’Assemblée nationale française à qui l’on demande pourquoi les bouddhistes ne sont pas favorables au port de signes religieux : « Pourquoi ne sommes-nous pas favorables au port de signes religieux ? J’ajouterai que cette position est liée au contexte actuel car, dans l’absolu, on peut très bien imaginer des sociétés dans lesquelles les gens s’habillent différemment. » (Procès verbal de la séance du 15-10-2003) ]

Rappelons-nous aussi que le bouddhisme, dans ses textes fondateurs, se construit sur des légendes qui donnent à l’idéal un aspect si irréel qu’il apparaît irréalisable et qu’il ne peut, dans différents aspects, se vivre que symboliquement.⁠[4]

Il n’empêche qu’au fond des divers courants bouddhistes, on trouve les quatre « nobles vérités » qui ont été enseignées dans le Sermon de Bénarès par le Buddha⁠[5]:

« Voici, ô moines, la vérité sainte sur la douleur [dukkha]  : la naissance est douleur, la vieillesse est douleur, la maladie est douleur, la mort est douleur, l’union avec ce que l’on n’aime pas est douleur, la séparation d’avec ce que l’on aime est douleur, ne pas obtenir son désir est douleur, en résumé les cinq sortes d’objets de l’attachement (au corps, aux sensations, aux représentations, aux formations et à la conscience) sont douleur.

Voici, ô moines, la vérité sainte sur l’origine de la douleur : c’est la soif (de l’existence) [trishna en sanskrit ou tanhâ en pâli ⁠[6]] qui conduit de renaissance en renaissance[7], accompagnée du plaisir et de la convoitise, qui trouve çà et là son plaisir : la soif des plaisirs, la soif d’existence, la soif d’impermanence[8].

Voici, ô moines, la vérité sainte sur la suppression de la douleur : l’extinction de cette soif par l’anéantissement complet du désir, en bannissant le désir, en y renonçant, en s’en délivrant, en ne lui laissant pas sa place.

Voici, ô moines, la vérité sainte sur le chemin sacré à huit branches, qui s’appelle : foi pure, volonté pure, langage pur, action pure, moyens d’existence purs, application pure, mémoire pure, méditation pure.[9] »

Buddha recherche donc en l’homme la cause de la souffrance. C’est la soif (tanha) qui est la cause ultime de la souffrance et, partant, de la violence. En effet, nous avons tendance à rechercher notre bonheur dans les choses limitées. Cette attitude est source de frustrations et de souffrances. Et la souffrance personnelle entraîne la souffrance des autres si l’on considère que ses propres besoins sont plus importants que les besoins des autres⁠[10]. La violence naît de la souffrance et au sens strict, elle n’existe pas hors du sujet. Il faut donc éteindre les « feux » intérieurs : « Il y a, ô brahmane, trois sortes de feux qu’il faut abandonner, qu’il faut éloigner, qu’il faut éviter. Quels sont ces trois feux ? Ce sont les feux de l’avidité, de la haine et de l’illusion[11]. On abandonne les trois feux justement à cause des actions violentes qu’ils provoquent, des actions qui produisent la souffrance pour soi-même et pour autrui. »[12] Non seulement ces feux perturbent l’individu mais ils détruisent aussi la société⁠[13]. Pour s’en débarrasser il faut suivre le chemin de la non-violence : se détacher de ses propres désirs pour libérer ses paroles et ses pensées de toute violence, ne tuer ni homme, ni animal, ne pas voler et choisir un mode de vie juste en s’abstenant des professions violentes : « O moi-même, un laïc doit s’abstenir des cinq professions suivantes : commerce d’armes, commerce des êtres vivants, commerce de la viande, commerce des boissons alcooliques, commerce du poisson. »[14]

Une « violence » est tout de même nécessaire, la violence envers soi-même, envers ses sens pour atteindre l’impassibilité, la dissolution du moi et arriver à transférer la conscience du moi sur tous les êtres: « En se reconnaissant soi-même dans tous les êtres, on éprouve le grand amour pour tous. (…) Se reconnaître dans tous les êtres signifie reconnaître son propre « moi » dans chaque être, inférieur, moyen, supérieur, ennemi, ami, égal, etc., c’est-à-dire en les considérant tous semblables à soi-même, sans chercher si l’un ou l’autre est étranger à soi-même. »[15]

Au fur et à mesure que l’on progresse sur ce chemin, le « moi » propre est dissous, on découvre que « l’univers fait un seul tout, et qu’en blessant autrui on se blesse soi-même »[16]. Faire violence à l’autre c’est se faire violence à soi-même.⁠[17] Comme l’univers est un tout, nous sommes liés les uns aux autres par nos vies antérieures et par le karma, c’est-à-dire par « l’énergie vitale produite par tous les actes volontaires, bons ou mauvais, mais plus ou moins teintés d’égocentrisme, et qui entretiennent la soif (trishna) de l’existence »[18]. « La rétribution des actes, qui constitue le karma proprement dit, entraîne une succession de renaissances, la transmigration (samsâra) dont les pratiquants hindous ou bouddhiques essaient de se délivrer par le renoncement ou les actes méritoires (…) »⁠[19] Pour échapper au samsâra, au cycle des renaissances, il faut un bon karma et, pour cela, ne pas causer de mal C’est le principe fondamental de l’ahimsa, de la non-violence⁠[20]. Mais l’ahimsa ne peut être vécu que dans la certitude de l’anattâ[21], dans la certitude qu’il n’existe pas de substance permanente, qu’il n’y a pas de sujet au sens métaphysique du terme.

Comme le confirme Walpola Rahula : « Le bouddhisme se dresse, unique, dans l’histoire de la pensée humaine en niant l’existence d’une Ame, d’un Soi ou de l’âtman. Selon l’enseignement du Bouddha, l’idée du Soi est une croyance fausse et imaginaire qui ne correspond à rien dans la réalité, et elle est la cause des pensées dangereuses de « moi » et « mien », des désirs égoïstes et insatiables, de l’attachement, de la haine et de la malveillance, des concepts d’orgueil, d’égoïsme et d’autres souillures, impuretés et problèmes. Elle est la source de tous les troubles du monde, depuis les conflits personnels jusqu’aux guerres entre les nations. En bref, on peut faire remonter à cette vue fausse tout ce qui est mal dans le monde. »⁠[22]

La leçon est simple, à énoncer en tout cas : il faut refuser l’illusion de l’existence d’un Soi et se libérer par l’extinction de tout désir égoïste. Ainsi, par nos actions, nous pouvons améliorer notre karma. Cette énergie vitale, en effet, n’est pas détruite par la mort, au contraire, c’est elle qui nous fait retomber dans l’existence, qui nous fait renaître⁠[23]. Comme « la vie présente n’est que la rétribution des actes passés (de cette vie ou des innombrables vies antérieures) (…) il s’agit avant tout de se préserver de la rétribution karmique négative afférente à l’acte violent. »⁠[24] Un vieux texte canonique le dit clairement : « Les sages qui ne font de mal à aucun être, qui tiennent perpétuellement leurs corps en bride, marchent au séjour éternel : quiconque y est parvenu ne sait plus ce que c’est que la douleur. »[25]

Qui sont ces sages ?

Le « digne » (arhant ou arhat[26]) peut connaître la douleur mais non la souffrance. Il ne connaît pas la frustration et ne provoque pas de violence parce qu’il a détruit en lui tous les feux du désir et évite les excès. Il a développé en lui la bienveillance (maitri) qui doit engendrer le don (dana), l’action charitable sous toutes ses formes et vis-à-vis de tous les êtres vivants pour délivrer les êtres.

Il en va de même pour le « saint » (bodhisattva) dont l’idéal apparaît avec le bouddhisme Mahâyâna mais ce saint, au bord du nirvana[27], mû par la compassion (karuna) cherche à secourir ceux qui souffrent⁠[28].

Cette compassion est une notion importante mais qu’il faut bien comprendre. Elle est centrale comme le dit le Boddhisattva Avalokitesvara s’adressant au Buddha : « Seigneur, (…) il n’est pas besoin d’enseigner aux Bodhisattva de nombreux préceptes ; il y en a un qui les contient tous : quand un Boddhisattva a la grande Compassion, il a toutes les conditions qui caractérisent les Buddha, de même que les sens fonctionnent chez celui en qui se trouve le principe vital. »[29] Elle est centrale mais elle est bien différente de la charité chrétienne avec laquelle on l’a parfois confondue.

La karuna s’exerce vis-à-vis de tous les êtres vivants comme en témoigne l’histoire du roi des Sibi, souvent représentée dans l’art bouddhique. Ce roi, pour sauver un pigeon poursuivi par un faucon, se donne tout entier en pâture⁠[30].

Par ailleurs, cette karuna est éprouvée par « celui qui sait devant celui qui ne sait pas », par celui qui, loin d’être affecté par la souffrance d’autrui, reste détaché et serein⁠[31]. Elle ne s’adresse pas à l’être même mais à sa misère. Puisque le « moi » est illusoire et qu’on doit s’attacher à le détruire, il est impossible d’aimer l’autre comme soi-même. L’individu est insignifiant, avons-nous vu. C’est donc à la souffrance en général que la karuna s’applique et la souffrance à combattre c’est le mal qu’est l’existence en soi. Santideva le confirme : « Je dois combattre la douleur d’autrui comme la mienne (…). Il n’y a pas de sujet de la douleur : qui donc pourrait avoir sa douleur ? Toutes les douleurs sans distinction sont impersonnelles : il faut les combattre en tant que douleurs. Pourquoi ces restrictions ? »[32] L’être souffrant n’existe donc pas, pas plus que le malfaisant. N’oublions pas que cette compassion est le fait d’un être qui a atteint la sérénité de la contemplation, l’« absorption » (dhyana). Il ne peut y avoir d’incompatibilité entre cet état et la compassion. Kumarajiva le confirme : « Non, il n’y a pas incompatibilité. Car celui qui désire le bien des autres, les envisage non en eux-mêmes, dans le concret, mais dans l’abstrait. Il les considère en effet comme un mirage, comme un rêve, comme le reflet de la lune dans l’eau, comme l’écume des flots, comme l’écho d’un son, comme le sillage de l’oiseau qui a passé dans l’air (….) »⁠[33]

Cette « karuna » est une sorte de pitié générale et abstraite qui se développe en trois stade. Elle s’exprime d’abord en sattvalambana karuna, pitié pour les êtres qui souffrent, « pitié vulgaire, inférieure, entachée de l’erreur grossière qui croit à la réalité des êtres vivants » ; puis, en dharmalambana karuna, pitié pour les sensations douloureuses, pitié plus relevée de celui qui « sait que l’être n’existe pas, que seuls existent ses dharma » ; vient enfin l’analambana karuna, pitié pure, parfaite, pitié sans objet et sans sujet. C’est une « vertu provisoire », un moyen pour se débarrasser du désir, une des techniques du détachement, de l’extinction du « moi ».⁠[34] L’ordre des Paramita (perfections) le confirme : « Le Boddhisattva s’emploie d’abord au sens d’autrui par les trois premières Paramita : de don, en faisant des libéralités ; de morale, en ne faisant pas de mal ; de patience, en tolérant. Puis il accomplit son sens propre au moyen des trois Paramita suivantes : se basant sur l’Energie, il conduit sa pensée en Extase et la délivre par la Sapience (…). Les six Paramita sont énoncées dans cet ordre, parce que c’est dans cet ordre qu’elles se produisent l’une l’autre, qu’elles sont de plus en plus hautes et de plus en plus subtiles. »[35] En définitive, cette « charité » provisoire qui n’est qu’un moyen finit par s’évanouir⁠[36] : « On prêche la libéralité aux humbles, les vœux aux esprits moyens, le vide aux meilleurs. »[37] La « charité » appartient au monde des apparences. Au bout de son parcours, « le bodhisattva, écrit H. de Lubac, s’accoutume au seul monde « réel », celui de l’universelle Vacuité  »[38] : « De même que la tige du bananier, décomposée en ses parties, n’existe pas, de même le Moi, poursuivi avec critique, est reconnu comme un pur néant. -Si l’individu n’existe pas, sur quoi s’exercera la compassion ? -Il est imaginé par une illusion qu’on adopte en vue du but à atteindre. –Le but de qui, puisque l’individu n’existe pas ? –Il est vrai que l’effort procède de l’illusion ; mais, comme elle a pour but l’apaisement de la douleur, l’illusion du but n’est pas interdite. (…) Les destinées des êtres sont pareilles à un rêve (…). Comprenons, mes frères, que tout est vide, comme l’espace. »[39]


1. FAURE B., op. cit., p. 50.
2. Cette diversité s’explique par le fait que « les dogmes bouddhiques doivent s’adapter aux capacités individuelles, et que, par conséquent, dans de nombreux cas, ils n’ont que valeur d’ « expédients salvifiques » (upâya) ». FAURE B., id., p. 125.
3. Dans une interview, Laurent Strim, moine zen, déclare : « Aux yeux de ceux qui le suivent, le Vinaya [ensemble des règles monastiques
4. Santideva, le grand mystique indien (VIIe s.) écrit : « La pensée de sacrifier à tous les êtres tout ce qu’on possède, et le fruit même de son sacrifice, voilà ce qu’on appelle la perfection de la charité ; celle-ci est donc esprit et rien d’autre » Nous sommes donc ici dans le cadre d’une morale de l’intention où la perfection se réalisera par le parinamana (effet en retour) : « Toutes les bonnes actions diverses qu’on a accomplies, dans les trois manières d’agir (corps, parole, pensée) et même toutes sortes de mérites, tels que ceux de se repentir, exhorter ou demander, se réjouir en compagnie, on en fait revenir le bienfait sur toute la foule des êtres du Dharmadatu [espace absolu, réalité absolue], pour que, tous ensemble, ils aient l’intuition de la Bodhi [illumination, éveil, qui fait qu’on devient un Buddha] ». (dans le Bodhicaryavatara (V, 10) ou « Guide du candidat à l’Eveil », qui décrit le cheminement et la progression spirituelle du fidèle mahayaniste convaincu, ou bodhisattva).
5. Siddharta Gautama le Bouddha, Sermon de Bénarès, (v. -527) in RAHULA Wapola, L’enseignement du Bouddha, d’après les textes les plus anciens, Seuil, 1961, 1977, 2004. W. Rahula (1907-1997) est un moine théravadin dont le livre cité est considéré comme LA référence en matière de bouddhisme (ancien).
6. Langues indo-européennes parlées autrefois en Inde. Les premiers textes bouddhiques, tiptaka, sont conservés en pâli, qui est utilisé encore aujourd’hui comme langue liturgique dans le bouddhisme theravada Le sanskrit est une langue de culture utilisée par une élite sociale. C’est la langue des textes religieux hindous. (Wikipedia).
7. d’autres traduisent : « la ré-existence et le re-devenir » (cf http://christianisme.homily-service.net/bouddhisme.html).
8. Autre traduction : « la soif du plaisir des sens, la soif de l’existence et du devenir et la soif de la non-existence (auto-annihilation) » (id.).
9. Ou : « la compréhension juste, la pensée juste, la parole juste, l’action juste, le moyen d’existence juste, l’effort juste, l’attention juste et la concentration juste » (id.). Dans le bouddhisme de Nichiren (cf. infra), la pensée du Buddha est exprimée sous formes de quatre erreurs à combattre : « Croire à la permanence alors que tout est impermanent ; prendre la souffrance pour le bonheur ; croire à un moi alors que tous les phénomènes sont non-substantiels ; prendre ce qui est impur pour ce qui est pur » (www.nichiren-etudes.net).
10. « Celui qui cherche son propre bonheur aux dépens des autres s’est empêtré dans la haine et ne peut pas éviter l’hostilité. » (Mahavagga, I, 6, pp. 19 et svtes, cité in NAYAK A., La violence dans le bouddhisme, in Religions et violences, Sources et interactions, Editions universitaires, Fribourg (Suisse), 2000, p. 167). Anand Nayak est né en Inde en 1942, professeur de missiologie et de science des religions à l’Université de Fribourg (Suisse) et disciple du jésuite indien le P. Anthony de Mello (1931-1987).
11. On parle aussi de 3 poisons : le désir, la bêtise (l’ignorance) et la colère.
12. Cité in NAYAK A., op. cit., p. 168. On retrouve cette idée dans le symbolisme des trois animaux qui actionnent la roue de la vie : « la première forme d’ignorance est l’avidité, illustrée par le crocodile, qui produit la haine, représentée par le serpent et dont le résultat est l’illusion, symbolisée par le coq. » (id.) Un autre texte exprime d’une manière plus saisissante encore le lien entre désir et souffrance et la nécessité d’un détachement radical : « Qui a cent sortes d’amours a cent sortes de douleurs. Qui a nonante sortes d’amours a nonante sortes de douleurs, qui a quatre-vingts sortes d’amours (etc….). Qui a un amour a une douleur. Qui n’a pas d’amour n’a pas de douleur. » (Cité in LUBAC H. de, Aspects du bouddhisme, Seuil, 1951, p. 11).
13. Si l’on n’entreprend rien contre la pauvreté, un pays peut se détruire : « Bhikkus, une chose suivait l’autre : parce que les pauvres ne recevaient plus d’argent, la pauvreté a gagné, puisque la pauvreté a gagné, il est devenu à la mode de voler, puisque voiler devenait une habitude, on s’est habitué à utiliser des armes et le meurtre s’est développé. » (Dïgha-Nikâya 26, cité in NAYAK A., op. cit., pp. 167-168).
14. Anguttara-Nikâya, PTS-Ausgabe, cité in NAYAK A., op. cit., p. 170.
15. Buddhagosa, Visuddhi-Magga, cité in NAYAK A., op. cit., p. 180.
16. B. Faure, op. cit., p. 19. « d’abord qu’on réfléchisse mûrement à la similitude d’autrui et de soi-même : « Tous ayant les mêmes peines et les mêmes joies que moi, je dois les protéger comme moi-même. » (…). » (Bodhicaryavatara, chap. VIII, cité in LUBAC H. de , op. cit., p. 27).
17. Buddha déclare : « Si un enfant de Buddha tue lui-même, ou pousse quelqu’un d’autre à tuer, ou procure ou suggère les moyens de tuer, ou vante l’acte de tuer, ou, voyant celui qui commettra l’acte, exprime son approbation de ce qu’il propose, ou aussi tue au moyen d’incantations, ou est cause, occasion, moyen ou instrument de l’acte de donner la mort, il sera exclu de la communauté. » (Sûtra du filet de Brahmâ, cité in FAURE B., op. cit., p. 20).
18. Rel.
19. FAURE B., op. cit., p. 165.
20. C’est dans le jaïnisme, religion fondée au VIe siècle avant Jésus-Christ par Mahâvira, que le respect de la vie est poussé à l’extrême étant donné  l’égalité fondamentale de toutes les formes de vie.  Ce respect pousse l’adepte « à balayer les insectes de son chemin, inspecter la nourriture avant de la prendre, se protéger la bouche par un linge afin d’en écarter toute poussière animale et secouer soigneusement ses vêtements matin et soir. » (Rel)) Dans cette optique radicale et dans la mesure où vivre est en soi violent, la logique voudrait qu’on se laisse mourir à l’instar de certains ascètes jaïns. (FAURE B., op. cit., pp. 13-14).
21. Anattâ signifie exactement : absence d’âtman. L’âtman désignant « la réalité intérieure qui fait qu’un être subsiste » (Rel). En Inde, l’âtman signifie « ce par quoi nous sommes identiques les uns aux autres et identiques aux puissances du cosmos » (Rel).
22. RAHULA W., op. cit. chap. VI, cité in Rel. Du même : « Ce que l’on appelle je ou être est seulement une combinaison d’agrégats physiques et mentaux qui agissent ensemble d’une façon interdépendante dans un flux de changements momentanés, soumis à la loi de cause et d’effet. Il n’y a rien de permanent, d’éternel et sans changement dans la totalité de l’existence universelle. » (cf. http://christianisme.homily-service.net/bouddhisme.html).
23. Les spécialistes nous disent que cette renaissance est une « transmigration » plutôt qu’une « réincarnation » considérée comme le passage d’une âme dans un corps. En effet, « à strictement parler rien de permanent, d’immuable, ne se transmet d’une vie à l’autre » (Rel). d’autres parlent de re-existence, de redevenir.
24. FAURE B., op. cit., p. 14.
25. Dhammapada, 225. C’est l’un des textes du Canon pāli, le Tipitaka ; plus précisément, le Dhammapada fait partie du Khuddaka Nikāya. Il s’agirait d’un des plus anciens textes bouddhiques qui soient conservés de nos jours.
26. « Adepte ayant atteint le stade ultime de la pratique bouddhique ; le terme désigne en particulier les proches disciples du Buddha. » (FAURE B., op. cit., p. 163).
27. Nirvana : extinction, libération, éveil, vacuité absolue, cessation du devenir, bonheur suprême.
28. « Je porte le poids de la souffrance sur moi-même, je me suis décidé, je vais les porter… et pourquoi dois-je absolument délivrer les êtres de leur souffrance ? Je ne suis pas motivé par le désir. J’ai entendu les supplications de tous les êtres qui aspirent à la délivrance. Je dois guider tous les êtres vers la délivrance, je dois sauver le monde entier… J’ai décidé de rester dans toutes les situations de misère, pendant les innombrables millions d’années… En effet, il vaut mieux que je souffre seul, plutôt que les autres êtres tombent dans les mondes de misère. » (Siksasamuccaya des Sanditeva), cité in NAYAK A., op. cit., p. 176).
29. Commentaire du Bodhicaryavatara-panjika cité in LUBAC H. de, op. cit., pp. 22-23.
30. Cf. LUBAC H. de, op. cit., pp. 18-19.
31. Id., p. 23.
32. In Bodhicaryavatara, VIII, 94. Cité in LUBAC H. de, op. cit., pp. 37-38. Santideva est un philosophe mystique du VIIe siècle.
33. Cité in LUBAC H. de, op. cit., p. 38. Cet auteur du IVe siècle a traduit les textes bouddhiques sanscrits en chinois.
34. Cf. LUBAC H. de, op. cit., pp. 39-41. Max Scheler l’a bien compris : « Si le Buddha attache à l’amour une valeur positive, c’est uniquement parce qu’il est une « rédemption du cœur », et non une source d’inspiration positive, et parce que, tout en ayant pour effet « accidentel » des actes secourables et charitables, il représente une technique qui permet à l’homme de surmonter son moi individuel enfermé en lui-même, et, au degré d’absorption le plus élevé, de s’affranchir de son individualité et de sa personne en général. Ce que le Buddha apprécie dans l’amour et dans les techniques qui s’y attachent, c’est le point de départ qu’il fournit, non le but auquel il conduit. Autrement dit, il n’apprécie dans l’amour que le détachement de soi-même : autant de manifestations auxquelles les autres modes d’être fournissent seulement des « prétextes » exemplaires. » (Nature et forme de la sympathie, Payot, 1929, p. 121).
35. Asanga, Mahayanasutralamkara, XVI, cité in LUBAC H. de, op. cit ., p. 43. Ce moine serait né entre le milieu du IIIe s. et le Ve s.
36. « Lorsque Yasa fut assis près de lui, le Bienheureux lui donna l’enseignement graduel : c’est-à-dire qu’il l’instruisit d’abord sur la charité (dana), sur la morale (sita) et sur les récompenses célestes (svarga) ; puis sur la misère, la vanité et la souillure des désirs, et sur le bonheur que procure le renoncement aux désirs. » Aryadeva (philosophe indien des IIIe-Ive s.), Mahavagga, cité in LUBAC H. de, op. cit., p. 47.
37. Id.
38. LUBAC H. de, op. cit., p. 49.
39. Santideva, op. cit., IX, 1-3, 75-77, 150 et 155, cité in LUBAC H. de, op. cit., p. 49.

⁢b. La violence

Cette brève présentation de l’essentiel du bouddhisme était nécessaire pour comprendre comment, dans les différents courants de cette doctrine, peut trouver, malgré tout, ici et là, des explications voire des justifications des moyens violents auxquels l’arhant ou le bodhisattva peuvent recourir.

Dans une interview, le 14e Dalaï Lama déclare que « d’un point de vue bouddhiste, c’est la motivation de votre violence qui compte. »[1]

Quelles motivations peuvent justifier la violence ?

Dans le Mahâyâna, s’esquisse la notion de meurtre compassionnel « pour faire sortir l’être de son enchaînement aux désirs ».⁠[2] Ce n’est pas le désir, la passion, l’accaparement qui poussent à l’action violente mais uniquement le souci de détruire les illusions, les causes de la souffrance, le souci de délivrer les êtres.⁠[3] Le meurtre compassionnel a un double effet : il délivre « la personne tuée qui va pouvoir renaître sur un plan d’existence plus élevé » et il aura « pour effet secondaire de faire progresser le meurtrier vers l’Eveil. »[4] On peut même affirmer que la violence est le résultat du karma de la victime. Un maître zen contemporain explique : « Le sabre est généralement associé au meurtre, et la plupart d’entre nous se demandent comment il peut être associé au Zen, qui est une école bouddhique enseignant l’évangile de l’amour et de la pitié. Le fait est que l’art du sabre distingue entre le sabre qui tue et le sabre qui donne vie. Le premier est utilisé par un technicien qui ne peut dépasser le meurtre, car il ne recourt au sabre que dans l’intention de tuer. Il en va tout autrement de celui qui est contraint à lever son sabre. Car ce n’est en réalité pas lui, mais le sabre lui-même qui tue. Bien qu’il n’ait nul désir de nuire à quiconque, l’ennemi apparaît et s’offre comme victime. C’est comme si le sabre accomplissait automatiquement sa fonction justicière, qui est une fonction de miséricorde. »[5] On peut dire que « le bouddhisme contribue à naturaliser la violence lorsqu’il y voit un effet du karma de l’individu qui la subit, plutôt que la responsabilité morale de l’individu ou de la collectivité qui en sont la source. »[6]

Par ailleurs, la vacuité qu’il faut atteindre, nous place au-delà du bien et du mal.  Toutes les morales traditionnelles relèvent de la culture mondaine, de l’illusion et il convient donc de s’en détacher. C’est le sens de ce conseil célèbre : « Adeptes, voulez-vous voir les choses conformément à la Loi ? Gardez-vous seulement de vous laisser égarer par les gens. Tout ce que ce que vous rencontrez au-dehors et [même] au-dedans de vous-mêmes, tuez-le. Si vous rencontrez le Buddha, tuez le Buddha ! Si vous rencontrez un patriarche, tuez le patriarche ! Si vous rencontrez un arhat, tuez l’arhat ! Si vous rencontrez vos père et mère, tuez vos père et mère ! Si vous rencontrez vos proches, tuez vos proches ! C’est là le moyen de vous délivrer et d’échapper à l’esclavage des choses ; c’est là l’évasion, c’est là l’indépendance ! »[7]. Ce texte, bien sûr, doit être lu symboliquement⁠[8] comme une invitation à ne pas nous appuyer sur une tradition, une écriture, une habitude mais à chercher par nous-mêmes et en nous-mêmes la voie de la libération. ⁠[9] Autrement dit, c’est nous qui décidons de ce qui est bien ou mal. Le mal n’existe pas en soi : « L’être vivant n’existant pas, le péché de meurtre n’existe pas non plus ; et puisqu’il n’y a pas de péché de meurtre, il n’y a pas non plus de défense pour l’interdire (…). En tuant les cinq agrégats qui ont pour caractère le vide[10], pareils aux visions du rêve ou aux reflets sur le miroir, on ne commet nulle faute »[11] Dans le bouddhisme du Grand Véhicule, toute existence est tenue « pour nulle et non avenue. Du même coup, mettre fin à une telle existence, que ce soit la sienne ou celle d’autrui, perd une grande partie de sa gravité.  En effet, « Pourquoi combattre la souffrance s’il n’existe pas d’être souffrant ? »[12] »⁠[13] Si tout est vain, illusoire, « tuer peut alors être ‘insignifiant’, ‘inexistant’ ».⁠[14] Un maître zen déclare à un disciple qui l’interroge sur le meurtre : « Un feu de prairie brûle la montagne, un vent violent brise les arbres, une avalanche ensevelit des animaux, une inondation emporte les insectes. Si votre esprit est ainsi, vous pouvez tuer un homme [sans conséquences karmiques]. Mais si votre esprit est indécis et se perd en conjectures, s’il voit des êtres vivants et s’imagine qu’il les tue, le meurtre d’une seule fourmi vous enchaînera à votre destin. »[15] Ajoutons à cela que « …dans le bouddhisme, on ne meurt jamais tout à fait, puisque la mort n’est que le prélude à une renaissance. Du coup, ni la mort ni le meurtre n’ont ici le caractère irréversible qu’ils ont en Occident. » ⁠[16]

Enfin, la violence est justifiée dans la mesure où elle peut sauver le dharma. Ce mot peut se traduire par : code moral, loi de salut, ordre cosmique, doctrine de buddha. La défense du dharma est un impératif majeur. Ainsi, il est dit dans le sûtra Daijuku[17] : « Même si le souverain d’un État a pratiqué le don d’offrandes pendant d’innombrables existences passées, en observant les préceptes et en obéissant aux principes de la sagesse, s’il voit ma Loi, le Dharma du Bouddha, menacée de périr et reste passif, sans rien faire pour la protéger, l’accumulation inestimable de toutes les bonnes causes créées par ses pratiques passées sera entièrement effacée. […] Peu après, le souverain tombera gravement malade, perdra la vie et renaîtra dans l’un des enfers majeurs…​ Le même destin frappera l’épouse du souverain, son héritier, les hauts dignitaires de l’État, les seigneurs des villes, les chefs des villages et les généraux, les administrateurs des provinces, ainsi que les officiels du gouvernement. »[18] Le sutra du Nirvana confirme : à qui la défense de la « Loi correcte » revient-elle ? Le Bouddha répond : « Je confie maintenant la loi correct, d’une excellence sans pareille, aux souverains, aux ministres, aux hauts dignitaires et aux Quatre Sortes de croyants.[19] Si quelqu’un s’oppose à la Loi correcte, les hauts dignitaires et les Quatre Sortes de croyants doivent le réprimander et lui montrer ses fautes. (…) c’est pour avoir été un défenseur de la Loi correcte que j’ai maintenant pu obtenir ce corps semblable au diamant (…) Hommes de foi sincère, les défenseurs de la Loi correcte n’ont pas besoin d’observer les Cinq préceptes[20] ni de suivre les règles de la conduite convenable. Ils devraient plutôt porter couteaux et sabres, arcs et flèches, piques et lances. (…) Certains peuvent observer les Cinq Préceptes sans mériter pour autant le nom de pratiquant du Mahayana. A l’inverse, même une personne qui n’observe pas les Cinq Préceptes, si elle défend la Loi correcte, on peut la considérer comme un pratiquant du Mahayana. Les défenseurs de la Loi correcte doivent s’armer de couteaux et de sabres, d’épées et de gourdins. Même s’ils portent épées et gourdins, je les considère comme des hommes qui suivent les préceptes.⁠[21] (…) Par conséquent, les croyants laïcs qui souhaitent défendre la Loi doivent s’armer d’épées et de gourdins, et la protéger de cette façon. »[22]

Que faire face à ceux qui menacent le dharma ? Les convertir certes, si possible, mais il y a parmi ces ennemis des icchantika, c’est-à-dire des « personnes d’une croyance incorrigible »[23]. Voici comment le Bouddha présente les icchantika à son disciple Chunda : « Imagine qu’il y ait des moines ou des nonnes, des laïcs, hommes ou femmes, qui prononcent des paroles irréfléchies et mauvaises et s’opposent à la Loi correcte et que ces personnes continuent à commettre ces fautes graves sans jamais montrer le moindre désir de s’amender ni aucun signe de repentir sincère. Je dirai que de telles personnes suivent la voie des icchanka. Il y a aussi ceux qui commettent les quatre délits graves ou coupables[24] des cinq fautes capitales[25], et qui, tout en ayant conscience d’avoir commis de graves fautes, ne ressentent jamais ni frayeur ni repentir dans leur cœur ou qui, du moins, n’en font rien voir ; qui ne montrent aucun désir de protéger la Loi correcte ni d’en assurer la transmission pour l’éternité, mais la décrient et la rabaissent par des paroles mensongères. Je dirais aussi que des personnes de ce genre suivent la voie des icchanka. »[26]

Si le mot icchanka désigne, à l’origine, une personne hédoniste, une personne qui ne s’attache qu’à la recherche des valeurs séculières ou de son plaisir, dans le bouddhisme, le terme en vint à désigner celui qui n’a aucune croyance dans les principes bouddhiques, qui n’a aucune aspiration à l’Eveil et, par conséquent, aucune chance d’atteindre l’état de bouddha. Certains sutras affirment que les icchantika sont par nature et à tout jamais incapables d’atteindre l’http://www.nichiren-etudes.net/dico/e.htm#eveil[Eveil], qu’ils sont des « êtres dénués de nature du buddha »[27]a.]. Dès lors, « leur meurtre est moralement neutre »[28]. A la question : que faire avec les icchanka ? Bouddha répond : « Par le passé je fus le roi d’un grand État sur ce continent de Jambudvipa [le continent du sud]⁠[29] Je m’appelais Sen’yo et j’aimais et vénérais les écrits du Mahayana. Mon cœur était pur et bon et ne montrait aucune trace de méchanceté, ni de jalousie ou d’avarice. Hommes de foi sincère, à cette époque-là, je révérais les enseignements du Mahayana dans mon cœur. Un jour où j’entendis des brahmanes calomnier ces enseignements, je les mis à mort sur-le-champ. Hommes de foi sincère, il résulta de cette action que plus jamais je ne suis retombé en enfer. » Ces « divers brahmanes (…) étaient tous des icchantika)[30].

On nous explique qu’il y a trois degrés dans le meurtre : le degré mineur qui correspond au meurtre d’un animal et qui mérite l’enfer de l’avidité ou de l’animalité avec les souffrances propres à ce degré ; le degré moyen qui correspond au meurtre d’une personne et qui mérite aussi l’enfer de l’avidité ou de l’animalité avec les souffrances-rétributions propres au degré moyen ; le degré majeur qui correspond au meurtre d’un parent, d’un arhat, d’une personne ayant atteint l’état de pratyekabuddha (éveil personnel), ou bien encore d’un boddhisattva parvenu, au terme de ses efforts à un état d’où il ne régresse plus, ce meurtre mérite l’enfer des souffrances incessantes. Mais « si quelqu’un venait à tuer un icchantika, un tel meurtre ne tomberait (…) dans aucune de ces trois catégories. »[31]

Après sa disparition, Bouddha prévoit un « âge impur et mauvais » : « le pays sombrera dans la décadence et le désordre, les êtres humains se pilleront et se voleront mutuellement, et ils en seront réduits à mourir de faim. Pour échapper à la faim, beaucoup alors décideront de quitter leur famille pour se faire moines. On les appellera crânes rasés. Quand ces crânes rasés verront une personne s’efforcer de protéger la Loi correcte, ils la pourchasseront et l’expulseront, voire la tueront ou la blesseront. C’est pourquoi j’autorise maintenant les moines qui observent les préceptes à vivre et à s’associer avec des laïcs portant sabres et bâtons. Car même s’ils portent des sabres et des bâtons, je les considérerai comme des hommes observant les préceptes. Pourtant, même autorisés à porter sabres et bâtons, ils ne devront jamais les utiliser pour ôter la vie. »[32]


1. In « Le Point », 22 janvier 2007. » « Selon la version rigoriste du karma, c’est avant tout l’intention qui compte, et des actes apparemment non-violents peuvent entraîner un karma négatif s’ils sont produits avec une intention négative. L’inverse est parfois également vrai. » (FAURE B., op. cit., p. 14)
2. NAYAK A., op. cit., p. 172.
3. Deux exemples de cette compassion. Dans le Saddharmapundarîka-sûtra, le bodhisattva s’offre comme torche pour éclairer les êtres qui restent dans les ténèbres. C’est pourquoi des moines s’immolent parfois par le feu. Dans le Siksasamuccaya, on lit que volontairement, les bodhisattvas « se font courtisanes pour attirer les hommes ; mais les ayant séduits par le croc du désir, ils les établissent dans le savoir des Buddhas. » (Cités in NAYAK A., op. cit., pp. 177-178). Par ailleurs, dans le tantrisme « délivrer les démons » signifie les tuer.
4. FAURE B., op. cit., p. 33.
5. SUZUKI D.T., Zen and Japanese Culture, Princeton University Press, 1970, p. 145 (cité in FAURE B., op. cit., p. 33). De D. T. Suzuki (1870-1966) a été publié en français : Essai sur le bouddhisme zen, Albin-Michel, 1954. B. Faure, se réfère également à un autre grand maître du zen : Sawaki Kôdô (1889-1965).
6. FAURE B., op. cit., p. 16.
7. DEMIEVILLE Paul, Entretiens de Lin-tsi, Fayard, 1972, p. 117, cité in FAURE B., op. cit., p. 32. Lin-tsi (Linji Yixuan), vécut au IXe siècle, en Chine, il est un des fondateurs de la secte Linji (Rinzai)
8. Il n’empêche que d’après B. Faure qui ne donne malheureusement pas de références précises, un tel texte a pu et peut avoir des effets pervers. (Op. cit., p. 32).
9. Le maître zen Dae Kwang l’explique très bien : « A un moment, les citoyens de Kesaputta demandent au Bouddha ce qu’ils doivent croire. They were very confused by the many religions in vogue at that time. The Buddha said, « Do not accept anything by mere tradition. Do not accept anything just because it accords with your scriptures. Do not accept anything because it agrees with your opinions or because it is socially acceptable. Do not accept anything because it comes from the mouth of a respected person. Rather, observe closely and if it is to the benefit of all, accept and abide by it. » Ils étaient très perturbés par les nombreuses religions en vogue à cette époque. Le Bouddha a dit: « N’acceptez quoi que ce soit par simple tradition. N’acceptez pas n’importe quoi simplement parce que c’est est conforme à vos écritures. N’acceptez pas rien parce que c’est conforme à vos opinions ou parce que c’est socialement acceptable. N’acceptez pas n’importe quoi parce que cela vient de la bouche d’une personne respectée. En revanche, observez soigneusement si accepter et respecter une chose est bénéfique pour tous. » This Sutta - the Kalama Sutta - is the root of Zen-style inquiry into the true self. Cette Sutta - Kalama Sutta - est à l’origine de la recherche zen de la véritable autonomie.The Buddha says in the Diamond Sutra that in his whole teaching career he never spoke a single word.
   Le Bouddha dit, dans le Sutra du diamant, que, dans toute sa carrière d’enseignant, il ne disait pas un seul mot. In Zen, we are admonished that understanding cannot help us. Dans le zen, nous sommes mis en garde que la compréhension ne peut pas nous aider. The wind does not read. Le vent ne lit pas. So, what are we left with ? Alors, que nous reste-t-il ? just before he died the Buddha said, « Life is very short, please investigate it closely. » Juste avant sa mort, le Buddha a dit : « La vie est très courte, s’il vous plaît étudiez soigneusement » We are left with the great question : What am I ? Nous sommes mal à l’aise avec la grande question : Qui suis-je ? What is a human being ? qu’est-ce qu’un être humain ? In his great compassion the Buddha leaves us only with footprints pointing the way…​ Bouddha dans sa grande compassion nous laisse seuls avec des traces indiquant la voie …​ in the end he cannot help us ; we must find the answer ourselves. A la fin, il ne peut pas nous aider, nous devons trouver la réponse nous-mêmes. Zen, too, asks the question but does not have the answer. Le bouddhisme Zen aussi pose la question mais n’a pas la réponse. But you do, if you look inside. Mais vous oui, si vous regardez à l’intérieur. » (sur www.kwanumzen.org). 
10. Ces cinq agrégats qui constituent notre corps et notre esprit sont : les sensations, la conscience, la matière, la volition et la perception. Ces agrégats sont « un lourd fardeau » mais « s’il n’y a vraiment rien en dehors de ces cinq agrégats, il n’y a absolument rien non plus à l’intérieur de ces cinq agrégats. Ils sont parfaitement vides et insubstantiels. En fait, ils n’existent pas, disons qu’ils n’existent pas par eux-mêmes. Ils apparaissent et aussitôt qu’ils sont apparus, ils disparaissent. » (cf www.dhammadana.org)
11. NAGARJUNA, Traité de la grande vertu de sagesse, Institut orientaliste, Louvain, 1944-1980, vol. 2, p.864, cité in FAURE B., op. cit., p. 29.
12. Bodhicaryâvatâra 8, 103.
13. FAURE B., op. cit., p. 19.
14. FAURE B., article cité.
15. Cité in FAURE B., op. cit., pp. 30-31.
16. Id., p. 137.
17. Un Sutra ou sûtra est une mise par écrit des enseignements du bouddha. Vinaya, « discipline » en pali et sanscrit, désigne le corpus de textes bouddhiques ayant trait aux pratiques de la communauté monastique ou sangha noble. Il constitue, avec le dharma, corpus plus centré sur la théorie et essentiellement constitué de sutras, l’essentiel de l’enseignement que le Bouddha déclare laisser à ses disciples dans son « testament », le Mahâparinibbana Sutta.
19. Cette expression désigne les moines, les nonnes, les laïcs hommes et femmes. Dans le contexte de l’assemblée où prêche Bouddha, elle peut désigner quatre sortes d’auditeurs : ceux qui demandent au Bouddha d’exposer l’enseignement ; ceux qui font son éloge ; ceux qui ayant atteint suffisamment de maturité écoutent l’enseignement et le mettent immédiatement à profit ; ceux qui n’en tirent aucun bienfait immédiat mais progressent dans l’enseignement et peuvent en bénéficier ultérieurement ( www.nichiren-etudes.net)
20. Ne pas tuer, ne pas voler, ne pas commettre d’acte sexuel illicite, ne pas mentir, ne pas consommer de produits intoxicants (www.nichiren-etudes.net)
21. A cet endroit, Bouddha raconte une histoire du temps passé : « En ce temps-là, vivait un moine du nom de Katutoku qui observait les préceptes. Il y avait alors de nombreux moines qui les transgressaient et lorsqu’ils entendirent prêcher Katutoku, tous conçurent de mauvais desseins dans leur cœur, et, s’armant de sabres et de gourdins, ils attaquèrent ce maître de la Loi. A cette époque, le souverain du royaume avait pour nom Utoku. Dès qu’il apprit ce qui se passait, désireux de défendre la Loi, il se rendit sur le lieu où le moine prêchait l’enseignement correct et combattit de toutes ses forces contre les mauvais moines qui n’observaient pas les préceptes. Grâce à cela, le moine qui prêchait la Loi put échapper au danger. Mais le roi reçut tant de coups de couteaux, de sabres, de piques et de lances, qu’il n’y eut pas une seule partie de son corps, même de la taille d’une graine de pavot, qui ne fut blessée. Le moine Katutoku rendit alors hommage au roi en ces termes : ‘C’est merveilleux. Vous êtes, ô roi, un authentique défenseur de la Loi correcte. Dans les âges à venir, ce corps qui est le vôtre deviendra à coup sûr un réceptacle illimité de la Loi. A ce moment-là, le roi qui avait déjà entendu les enseignements de la Loi, ressentit une grande joie en son cœur. Sa vie parvint alors à son terme, et il renaquit sur la terre du bouddha Ashuku où il devint le premier disciple de ce bouddha. De plus, tous les généraux, sujets et alliés du roi, qui avaient combattu à ses côtés ou l’avaient rejoint dans la bataille furent emplis d’une détermination inébranlable d’atteindre l’illumination et, après leur mort, ils renaquirent tous sur la terre du bouddha Ashuku. Par la suite, le moine Katutoku mourut à son tour, renaquit également sur la terre du bouddha Ashuku et devint le second disciple à recevoir directement les enseignements du Bouddha. Par conséquent si la Loi correcte est sur le point de disparaître, voici comment il faut la soutenir et la défendre. Kashô, le roi qui vivait en ce temps-là, n’était autre que moi-même, et le moine qui prêchait la Loi était le bouddha Kashô. Kashô, ceux qui défendent la Loi correcte obtiennent des bienfaits de cette sorte. C’est pourquoi j’ai pu obtenir les traits qui sont mes caractéristiques aujourd’hui, m’en parer, et revêtir le corps du Dharma indestructible. » [ kashô, dans le bouddhisme de Nichiren signifie précepteur]
22. Sutra du Nirvana, (cf. www.soleil-lotus.net). Le Sutra du Nirvana (ou Mahaparinirvana Sutra dont le texte occupe 12 volumes dans l’édition anglaise, Kosho Yamamoto et Tony Page, Nirvana Publications, 1999-2000) est considéré comme l’enseignement ultime du Bouddha. Il est important dans le bouddhisme chinois et dans une moindre mesure dans le bouddhisme de Nichiren (moine japonais du XIIIe siècle) fort attaché, lui, au Sutra du lotus.
23. Cf. ww.soleil-lotus.net
24. Les quatre transgressions majeures ou offenses impardonnables sont le meurtre, le vol, les actes sexuels illicites et le mensonge « en particulier celui qui consiste à prétendre être parvenu à un certain degré de compréhension du bouddhisme sans que cela soit vrai » (cf. www.nichiren-etudes.net).
25. Les cinq forfaits sont : « tuer son père, tuer sa mère, tuer un arhat, verser le sang d’un bouddha et rompre l’unité de la communauté bouddhique » (cf. www.nichiren-etudes.net).
26. Sutra du Nirvana, (cf. www.soleil-lotus.net).
27. Le Sutra du Lotus corrige cette vision et le Sutra du Nirvana affirme clairement que même les icchantika ont en eux l’http://www.nichiren-etudes.net/dico/d.htm#dixmondes[état de bouddh
28. FAURE B., op. cit., p. 34.
29. Le mot a désigné sans doute le sous-continent indien avant de signifier ensuite la Terre où enseigne Bouddha (cf. www.nichiren-etudes.net).
30. Sutra du Nirvana, (www.soleil-lotus.net)
31. Id..
32. Id..

⁢c. La gestion du pouvoir

Dans cette perspective sombre qui nous introduit à la question politique, au problème de la gestion de la cité, est-il possible de régner sans violence ? L’idéal non-violent peut-il être vécu par le « prince » ?

Si l’idéal est d’agir sans violence, d’agir, en tout cas, avec compassion et sans excès pour réformer le coupable, à y regarder de plus près, on constate que les textes anciens sont ambigus. Ils présentent à la fois l’image du roi qui punit le malfaiteur, qui défend le pays ou exerce une violence pour échapper à un mal plus grave et l’image du roi qui oppose douceur, bonté, générosité et vérité aux méchancetés, égoïsmes et mensonges. La juste violence du roi n’est ni condamnée ni approuvée mais un commentateur résout le problème posé par ce double enseignement du bouddha en nous rappelant que « l’usage de la violence contre un malfaiteur n’est pas recommandée par le Buddha, mais que le malfaiteur lui-même, par son comportement mauvais, attire vers lui la punition violente »[1]. Le prince est amené à juger et punir les coupables. Avec réalisme, le Sûtra de la lumière dorée[2] « déclare par exemple qu’un roi qui néglige son devoir en laissant les crimes impunis cause la ruine rapide de son royaume. »[3] Lang Darma, dernier empereur du Tibet, attaché à l’ancienne religion bön, persécuta les bouddhistes, « détruisit le dharma pur au Tibet et abolit le sangha »[4]. Il fut tué, dit-on, en 842 par un moine bouddhiste Lhalung Palgye Dorje⁠[5]

De plus, « si le bouddhisme ne provoque pas de violence, il n’agit peut être pas toujours assez ardemment pour empêcher la propagation de la violence, notamment celle qui est pratiquée en sa faveur.[6] En cela, le bouddhisme suit l’attitude fondamentale du Buddha lui-même qui ne se considérait jamais comme un réformateur ayant le droit de prêcher leur conduite aux rois, ni pour la critiquer, ni pour la justifier. » ⁠[7] Cette indifférence purement théorique n’a pas empêché que des moines fussent les conseillers de princes violents, comme nous le verrons plus loin. Elle n’a pas empêché non plus, et ceci est particulièrement lourd de conséquences, que, dans les faits et doctrinalement même, le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel ne soient pas distingués. En effet, le « prince » bouddhiste est assimilé au chakravartin, c’est-à-dire au monarque universel, le « souverain à la roue ». Ce titre est donné à un personnage « de rang sublime qui exerce son empire sur une région plus ou moins importante du milliard de mondes correspondant à l’activité d’un bouddha »[8]. Ce souverain universel est le souverain idéal guidé par la Loi qu’il fait observer. Le même titre s’applique au Bouddha lui-même et à sa doctrine universelle. C’est ainsi que « le Bouddhisme tantrique joua un rôle important comme idéologie royale ou impériale du Tibet au Japon »[9]. Le « prince » reçoit une consécration tantrique si bien que la loi royale finit par s’identifier au dharma bouddhique et qu’inversement les institutions bouddhiques deviennent des puissances féodales. Cette confusion politique et religieuse met à mal l’idéal non-violent, la gestion politique ayant ses exigences. Elle explique sans doute que la peine de mort, interdite théoriquement, fut et est appliquée dans les pays bouddhistes. Elle n’a pu empêcher que des conflits sanglants éclatent entre de grands monastères au Sri Lanka, au Tibet, au Japon pour des raisons doctrinales mais aussi pour défendre des intérêts fonciers.

Comment expliquer, cette fois encore, la contradiction qui apparaît entre l’attitude du Bouddha et la pratique ? On peut, bien sûr, rappeler le relativisme éthique déjà évoqué mais il faut surtout, à cet endroit, présenter la théorie classique des Deux vérités : « la vérité conventionnelle, selon laquelle les choses existent ; et la vérité ultime selon laquelle tout est vide. La perception de ces deux vérités comme complémentaires constitue la Voie du Milieu. »[10] La vérité ultime est ce qui amène à la libération et la vérité conventionnelle est ce qui aide à comprendre la vérité ultime. Cette théorie « permet d’expliquer la contradiction (apparente) entre le respect de la vie humaine et le devoir patriotique »[11] et, en même temps, la séparation et la fusion du religieux et du politique.

Précisons encore que l’idéal non-violent peut se vivre si l’on jouit de puissants protecteurs extérieurs sur qui reposent l’ordre et la sécurité. Mais il n’empêche que les monastères tibétains qui furent très peuplés à certaines époques (10.000 moines à Drepung en 1951), durent organiser un service d’ordre : les dob-dob. Les réalités terrestres ont leurs exigences.

Un dernier point qu’il ne faut pas négliger est l’incidence du patriotisme sur les communautés. A l’époque du colonialisme, elles ont réagi et sont devenues des symboles de résistance à l’Occident. Régulièrement, les communautés bouddhistes ont été et sont encore des foyers de revendications identitaires ou ethniques. En 2003, en Birmanie, des moines attaquèrent des musulmans et l’on sait quelle fut l’attitude des bouddhistes au Sri Lanka contre les minorités ethniques et religieuses.


1. NAYAK A., op. cit., p. 174 : l’auteur s’appuie sur le Milinda –Pañha IV, 3.
2. Suvarnaprabhasa-sûtra.
3. FAURE B., op. cit ., p. 53.
4. KELSANG GYATSO Guéshé, La voie joyeuse, La voie bouddhiste qui mène à l’illumination, Tharpa, 2001, p. 11. Sangha désigne la communauté bouddhique.
5. PRANEUF Michel, Bhoutan : le dragon sur le toit, L’Harmattan, 1991, p. 39 ; BOULNOIS Luce, La route de la soie, Dieux, guerriers et marchands, Olizane, 2001, p. 287.
6. Il y eut des guerres en faveur du bouddhisme : au VIe siècle, en Chine ; au XIe siècle, en Birmanie, le roi Anuruddha proclame le bouddhisme religion officielle et attaque ses voisins pour récupérer des reliques du Buddha. (NAYAK A., op. cit., pp. 181-182).
7. NAYAK A., op. cit., p.182.C’est aussi l’opinion de B. Faure : un voleur, par exemple, « le Buddha préférerait le corriger par un sermon, mais comme cela n’est plus possible, il s’en lave les mains, et laisse le roi salir les siennes comme son devoir le lui demande. » (op. cit., p. 52 ; il s’appuie sur les Entretiens de Milinda et Nâgasena).
8. Cf. le glossaire sur http://nyingmapa.free.fr/lexique.
9. FAURE B., op. cit ., p. 59. Au Tibet, l’autorité religieuse exerce le pouvoir temporel, l’empereur de Chine se dit « fils du Ciel » et l’empereur du Japon, roi du ciel. On cite l’exemple de la sanglante impératrice chinoise Wu Zetian (683-705) qui se présentait comme chakravartin (qui tourne la roue de la Loi) et comme avatar du buddha Maitreya (buddha du futur).
10. FAURE B., op. cit., p. 164.
11. Id., p. 74.

⁢d. La guerre

S’étonnera-t-on dès lors de l’attitude des bouddhistes face à la guerre ?

Certes, le Sutra du filet de Brahmâ rejette toute participation à la guerre⁠[1] et Buddha, dans le Samyuttanikâya[2] dit que le soldat mort au combat va dans un enfer spécial. Mais, on peut rappeler que les moines ont été conseillers des princes et de princes qui ne vivaient pas nécessairement l’idéal non-violent.⁠[3] Le bouddhisme a soutenu les efforts de guerre dans les pays où il était religion officielle et « comme toutes les doctrines religieuses, le bouddhisme a pu, à l’occasion, servir d’instrument de propagande dans une politique de conquête »[4]

Rappelons-nous les conquêtes mongoles ou les conquêtes tibétaines en Asie centrale au VIIIe siècle, les deux tentatives tibétaines, au XVIIe siècle, d’envahissement du Bouthan⁠[5]. En plus des luttes intestines entre monastères, le Tibet connut aussi la guerre contre le royaume du Ladakh, les Mongols Dzungar, le Népal et, plus près de nous, contre les Anglais puis contre les Chinois. Des faits qui font dire à B. Faure qu’à d’autres époques, le Tibet fut « contraint au pacifisme n’ayant pas la force de s’opposer à ses puissants voisins »[6].

Par ailleurs, quand les communautés dépendent des gouvernements, elles peuvent être amenées à justifier les violences commises au nom de la nation ou à soutenir l’état-nation. Ce fut le cas, au Japon qui avait connu les « sôhei » moines-soldats⁠[7]. Lors des guerres modernes, les bouddhistes japonais soutinrent, avec des arguments religieux, le bellicisme ambiant ⁠[8]. Durant la guerre russo-japonaise (1904), Inoue Enryô  déclare : « Les Russes ne sont pas seulement notre ennemi, ils sont l’ennemi du Buddha. Tuer les Russes n’est pas seulement notre devoir en tant que citoyens, c’est notre devoir en tant que bouddhistes »[9]. Au cours de la guerre sino-japonaise (1937), Rinzai Hitane Jôzan parle d’une « guerre sacrée incorporant la grande pratique du bodhisattva ».⁠[10] d’autres la qualifièrent de « guerre de compassion »[11]. Notons que, de son côté, le clergé chinois, en majorité tenta, de se concilier l’occupant bouddhiste. Enfin, la guerre de 1940-1945 trouva des justifications dans les écrits de Nishida Kitarô (1870-1945) et de D.T. Suzuki (1870-1966) tous deux profondément influencés par le bouddhisme zen.

En Chine, les moines du monastère de Shaolin luttèrent contre les pirates et envahisseurs japonais. Les monastères furent aussi au centre de révoltes ou servirent de caches d’armes comme celui de Chang’an en 445. L’empereur Taiwu fit passer les moines au fil de l’épée.


1. « Ce texte enseigné par le Bouddha est essentiel dans le bouddhisme sino japonais : il énonce et explique les règles de la discipline des bodhisattvas, les adeptes de l’esprit d’Eveil, cette vision du monde qui unit la compassion et la connaissance de la vacuité universelle. + Dans le premier livre, le Bouddha revêt un aspect « absolu » pour enseigner l’irréalité de toutes choses, y compris des « valeurs morales « , qui sont toujours relatives, de même que la nécessité de l’apparence du bien. Dans le livre II, ses enseignements prennent la forme de règles de discipline qui constituent en fait la pratique de l’union de la compassion et de la vacuité. Dix fautes extrêmement graves (tuer, voler, forniquer, etc.) peuvent détruire l’esprit d’Eveil du bodhisattva jusqu’à sa vie suivante. Quarante-huit fautes « moins graves » (manger de la viande, etc.) forment autant de souillures dont il est possible de se purifier sans attendre. Le Soûtra du Filet de Brahmâ est un manuel de théorie et de pratique de l’esprit d’Eveil en même temps qu’un « disciplinaire » pour la confession bimensuelle des adeptes du Grand Véhicule du bouddhisme. » (cf. CARRE Patrick, Soûtra du filet de Brahmâ, Fayard, Trésors du bouddhisme, 2005.
2. Recueil des discours commentés. 
3. FAURE B., article cité.
4. FAURE B., op. cit., p. 77.
5. Id., p. 17.
6. Id., p. 18.
7. Au moyen-âge, au Japon, « la religion se féodalise en même temps que la société ; les conflits armés entre les sectes et la cour impériale, entre sectes et seigneurs, entre sectes et sectes, vont de pair avec les luttes féodales » ( in DEMIEVILLE Paul,  Le bouddhisme et la guerre, PUF, 1957, cité in RENONDEAU G., L’histoire des moines-guerriers du Japon,in Mélanges publiés par l’Institut des hautes études chinoises, t.1, Collège de France, 1957,p. 371).
8. Le shintô d’État a une plus grande part de responsabilité dans cet état d’esprit. Le Shintô fut déclaré religion officielle en 1868.
9. FAURE B., op. cit., p. 34.
10. FAURE B., op. cit., p. 34, renvoie à ZIMMERMAN M. (dir.), Buddhism and Violence, Lumbini Research Institute, 2006.
11. DAIZEN VICTORIA Brian, Le zen en guerre, Seuil, 2001, p . 87. Josh Baran, pratiquant du zen et du dzogchen (ensemble d’enseignements et de techniques d’éveil spirituel du bouddhisme tibétain) a écrit, en 1998, un compte-rendu de ce livre de Brian Victoria ainsi que du livre de CHANG Iris, The Rape of Nanking : the forgotten Holocaust of World War II, Basic Books, 1997. Cet article paru dans le magazine Tricycle de mai 1998 a été publié, révisé, sur http://www.zen-occidental.net, le 1er décembre 2007.

⁢e. Le terrorisme

[1]

Le moine japonais Zennichi-maro, surnommé Nichiren (Lotus du soleil)(1222-1282), fondateur de l’Ecole qui porte ce nom, estimait que le Soûtra du Lotus de la Loi merveilleuse était la vérité ultime et suffisait comme texte sacré. Il est l’auteur du Traité sur la pacification de l’État par l’établissement de l’orthodoxie. Pour éviter les calamités naturelles et autres, la solution  qu’il propose est d’« établir officiellement la seule vraie religion et interdire les hérésies »[2]. Ce bouddhisme est nationaliste. A l’époque contemporaine, s’est réclamé du nichérisme  Inoue Nisshô (1886-1967) forme, en 1932, maître de la Conjuration du Sang qui réunit un petit groupe d’adeptes dont le but était d’assassiner une vingtaine de hauts dirigeants politiques et économiques. Trois assassinats furent perpétrés. En 1934, Inoue et ses complices furent condamnés à diverses peines de prison mais leurs actions et leurs publications nourrirent l’ultranationalisme (dictature impériale, moralité publique et privée, unité spirituelle de tous les Japonais). En 1940, ils furent libérés et Inoue amnistié. Ils s’engagèrent dans diverses associations nationalistes et publièrent des ouvrages aux titres significatifs : Un homme, un meurtre ; Un meurtre, de multiples renaissances.

Comment s’opère le mariage entre ultranationalisme, violence et bouddhisme ? Dans une union parfaite de la politique et de la religion, ces nichériens estiment que ce qui fait le caractère propre du Japon, la manière d’être de son État, sa culture si l’on veut (tout cela est résumé dans le mot « kokutai ») est d’être parfaitement conformes aux lois de l’Univers. Le Japon est donc le « pays absolu », « et comme les lois du Kokutai sont celles de l’Univers, sacrifier le « petit moi » au Tout et à l’État japonais constitue une seule et même opération de retour à sa propre essence ». Dans cette vision, l’assassinat a un rôle important Inoue Nisshô écrit : « L’obstacle sur le chemin du développement créatif de l’État, c’est l’absence de prise de conscience (…) des classes dirigeantes ; le principe fondamental (…) est de leur faire prendre conscience, et par là de vivre dans un japon qui soit [véritablement] le Pays du Tennô[3]. Dans ces conditions, ce moyen extrême qu’est l’assassinat est un expédient (…) inévitable. (…) En effet, ils s’entourent de murailles si inexpugnables que ni les écrits, ni la bonne foi des patriotes aux plus hautes aspirations (…), rien ni personne ne peut quoi que ce soit contre eux. J’ai vite compris que, pour leur faire prendre conscience, il ne restait qu’une chose, les faire craindre pour ce à quoi ils tiennent par-dessus tout : leur vie. J’avais la conviction que c’était pour moi un exercice spirituel bouddhiste. A la réflexion, je pense qu’il n’y avait là ni Bien ni Mal. Je pense seulement que tout cela était nécessaire pour le développement de ce pays. »[4] Nous retrouvons, dans ce texte, le thème du dépassement du Bien et du Mal mais aussi le terme « expédient » qui désigne, explique P. Lavelle, « un moyen utilisé pour le développement spirituel des êtres, judicieusement adapté à leur caractère et à leurs capacités, et cela pour le bénéfice de chacune des deux parties ». Enfin, « l’acte bouddhique, l’assassinat politique s’accomplit sans la moindre rancœur ni haine personnelles ».⁠[5] L’auteur se réfère à un spécialiste japonais de l’idéologie d’extrême-droite (Matsumoto Ken’ichi) qui souligne un autre élément typiquement bouddhiste : « la philosophie de l’assassinat repose sur une conception de la vie et de la mort selon laquelle la réalisation des plus hautes aspirations doit être celui de la mort, et que, de plus, le meurtre a des rapports étroits avec la profusion de vies. En ce cas, il va de soi que ce qui est tué n’est pas l’ennemi mais le moi. Tuer le moi, tel est le fondement de la philosophie de l’assassinat. (…) C’est ce qu’on appelle l’ « identité de la vie et de la mort ». »[6] On pense, pour l’assassiné, au cycle des renaissances dans le samsâra et l’on pense aussi que l’assassin, prêt lui-même à mourir, réalise par son acte son propre salut. L’inspiration de ces nichériens est profondément bouddhiste comme en témoigna un compagnon d’Inoue Nisshô, Onuma Shô (1919-1978)⁠[7] qui assassina Inoue Junnosuke⁠[8] : « La relation de maître à disciple qu’il y a entre Inoue Nisshô et moi est de causalité conforme [acte bon, fruit bon], celle d’assassin à victime que j’ai avec Inoue Junnosuke de causalité inverse [acte mauvais, fruit bon]. Car à bien regarder l’essence de la Réalité absolue (…), Junnosuke est le junnosuke du fond de mon cœur. Et mon cœur, c’est le grand cœur du Bouddha suprême (…).Le Soûtra du Lotus enseigne que la voie bouddhique est faite des deux type de causalité. C’est je crois, en tuant Inoue Junnosuke que j’ai à peu près saisi ce qu’est le bouddhisme. (…) C’est à Junnosuke que je le dois ; je pense que pour moi l’assassinat fut un expédient du Bouddha. Pour moi, Junnosuke est le Bouddha, la bonne œuvre suprême et le Maître en sapience ; il est mon maître par causalité inverse. (…) Inoue Junnosuke, qui a quitté ce monde par ma main, est vivant au fond de mon cœur. Il y sourit du matin au soir. »[9]

Voilà comment la religion qui, selon Lavelle, « est la moins à même de justifier la violence » sert à la justifier. Mais ces faits invitent à « se réinterroger », notamment, « sur sa situation parmi les religions du monde. »[10]


1. Nous suivrons ici LAVELLE Pierre, Bouddhisme et terrorisme dans le Japon ultranationaliste. La Conjuration du Sang, in Mots. Les langages du politique, n° 79, 2005, en ligne : http://mots.revues.org/index1371.html. P. Lavelle, de l’université de la ville d’Osaka, est spécialiste de la pensée japonaise.
2. LAVELLE Pierre, op. cit., p. 61.
3. Tennô désigne l’empereur mais aussi l’axe du monde, l’étoile polaire, la divinité du ciel.
4. Vivons dans l’esprit japonais ! cité in LAVELLE Pierre, op. cit., p. 69.
5. LAVELLE Pierre, op. cit., pp. 69-70.
6. Id., p. 70.
7. P. Lavelle précise qu’il se prépara à la mort « par une semaine de méditation et d’austérité » (Op. cit., p. 64).
8. Banquier, chef du Parti constitutionnel-démocrate, pair, ancien gouverneur de la Banque du japon et ancien Ministre des Finances.
9. Extrait de la Déposition écrite, citée par LAVELLE Pierre, op. cit., p. 71.
10. Id. p. 71.

⁢f. d’autres formes de violence

Le Buddha dénonce les sacrifices d’animaux qui ont été instaurés par le brahmanisme⁠[1]. d’une part, les animaux « sont au fond des êtres humains qui souffrent d’un mauvais karma »[2]. d’autre part, les animaux ont quelque chose de sacré car ils servent souvent d’émissaires aux dieux ou aux bodhisattvas. Tuer les animaux est une impureté qui entraîne un mauvais karma en vertu de la parenté universelle. La chasse, la pêche et même l’agriculture qui exploite le travail animal et détruit des formes de vie animale sont perçues de manière négative mais on trouve, ici et là, des compromis ou des rituels d’apaisement, face à certaines situations économiques et sociales. On trouve également des « rites de délivrance » d’animaux pour hâter leur chemin vers l’Eveil.⁠[3] Dans le même ordre d’esprit, le végétarisme a subi des fluctuations suivant les circonstances. De l’abstinence radicale de viande et de poisson à l’abandon du végétarisme en passant par l’interdiction de certaines viandes

Il existe aussi une violence moins apparente mais discriminatoire vis-à-vis des femmes. En théorie, femmes et hommes sont égaux mais on constate que les nonnes (bikhunis) ont un statut subalterne, soumises aux moines et à une règle plus stricte. Par ailleurs, la hiérarchie sociale se retrouve à l’intérieur du monastère où les filles de familles aisées ont une existence plus confortable que les filles de petite naissance. Certes ce sexisme dépasse le cadre du bouddhisme et lui est antérieur mais le bouddhisme a considéré la femme comme un danger pour les moines et l’a considérée comme impure ne fût-ce que par son rapport au sang comme dans les cultures prébouddhiques.

On peut ajouter à ce tableau les enfants sont assujettis sexuellement ou socialement comme les chigo dans les monastères japonais⁠[4]. Les enfants sont victimes d’une violence sociale dans la mesure où ils sont retirés de la société et ils ne peuvent guère grandir, vu l’importance l’éducation bouddhique reçue, que dans le cadre du monastère.

En contrepartie, on dira que les femmes, au monastère, évitaient la mendicité, la prostitution ou pouvaient échapper à un mariage pénible, l’entrée au couvent étant la seule manière d’obtenir le divorce. Quant aux enfants, ils obtenaient protection et possibilité de s’élever dans la hiérarchie monastique.

Il faut encore parler de la violence exercée envers soi-même. Si un certain nombre de textes condamnent le suicide causé par le désir de non-existence, par le désespoir, suicide qui crée au même titre que le désir de vivre, un karma négatif, il ne faut toutefois pas oublier que « le bouddhisme n’a pas fait de la vie une valeur suprême, à la différence des traditions occidentales »[5]. Par ailleurs, si le « moi » est inexistant, pourquoi ne pourrait-on se sacrifier ?

Ainsi, d’autres textes, plus nuancés, exceptent de cette règle d’interdiction réservée aux gens ordinaires, certains arhats qui, ayant épuisé leur karma, peuvent ainsi entrer dans le Nirvana et les bodhisattvas qui se sacrifient pour autrui. Ici aussi, comme dans le cas de la violence générale, tout dépend de l’état d’esprit de la personne qui se suicide. Il y a, dans l’histoire du bouddhisme, bien des cas d’immolations par le feu⁠[6] qui se justifient par la compassion, le don de soi, l’altruisme. Ces « auto-immolations »⁠[7] ont un caractère religieux et s’inscrivent dans une longue tradition. Elles sont tantôt dignes d’éloges, tantôt réprouvées mais elles peuvent se réclamer de nombreuses légendes où des boddhisattvas se sacrifient pour sauver des hommes ou des animaux. En témoignent, entre autres, le Sûtra du lotus ou le Traité de la grande vertu de sagesse. On cite aussi l’immolation ou la noyade volontaire de certains croyants impatients d’atteindre le paradis (Terre pure) du buddha Amithâbâ.⁠[8] Une autre forme de « sacrifice de soi » dont on trouve de nombreux témoignages est la momification volontaire : des ascètes s’abstiennent de nourriture jusqu’à l’inanition pour « transmuer leur corps mortel en un « corps de gloire » imputrescible ». ⁠[9] Sans aller jusque là, les pratiques ascétiques extrêmes ne sont pas rares malgré le choix du Buddha d’une Voie du Milieu.

Enfin, à côté des textes doctrinaux, il faut aussi tenir compte de l’iconographie, de la mythologie et des pratiques rituelles⁠[10] où se développe une violence symbolique et visuelle. Le bouddhisme tantrique surtout est peuplé de divinités terribles et ambigües car « la distinction entre dieux et démons n’est pas toujours claire – elle ne recouvre en tout cas pas toujours celle du bien et du mal » dans la mesure où, in fine, théologiquement, bien et mal sont identiques⁠[11] ou se transforment l’un en l’autre : « dans la mesure où les dieux ne sont que des « manifestations » des buddhas, la violence des premiers et la compassion des seconds ne sont que les deux faces d’un même pouvoir monastique. »[12]. Ces divinités peuvent être des bodhisattvas qui protègent et guident en usant de violence⁠[13]. Les démons, divinités pré-bouddhiques, par exemple, doivent être convertis ou « délivrés », c’est-à-dire tués. Même converti, un démon garde son apparence terrible pour écarter leurs anciens congénères. N’oublions pas non plus l’assimilation des rivaux et des étrangers, bouddhistes ou non bouddhistes, à des démons, à des icchantika (des êtres dénués de nature de Buddha et donc incapables d’atteindre le salut), à des hinin (« non-humains » dans le bouddhisme japonais). N’oublions pas non plus que le Kâlachakra-tantra cher au Dalaï Lama évoque la confrontation finale entre bouddhistes et hérétiques (les musulmans) qui menacent le Shambhala.


1. « Les sacrifices où l’on immole des vaches, des chèvres, des moutons, des volailles, des pourceaux, où des êtres vivants sont tués, tous ces sacrifices qui entraînent un massacre, je les désapprouve. » (Samyutta-Nikâya a, PTS-Ausgabe 3, I, p. 76, cité in NAYAK A., op. cit., p. 166). Pourquoi ? On trouve deux raisons. Un acte pervers fait renaître comme animal. Un animal peut donc être un humain victime d’un mauvais karma. Par ailleurs, les animaux sont souvent les émissaires des dieux (FAURE, op. cit., pp. 79-80). A ces règles générales on trouve nombre de corrections. Dans le bouddhisme tantrique, les animaux nuisibles (les serpents par exemple) sont identifiés à des puissances démoniaques ; par ailleurs, la vie économique, imposa des compromis vu l’importance de l’élevage, de la pêche ou de la chasse, mais aussi de l’agriculture, suivant les régions. Ainsi, certains défendent l’idée que l’offrande d’un animal ou sa consommation est un moyen de délivrer l’animal du mauvais karma, de le faire progresser sur l’échelle des êtres et de leur permettre de devenir bouddhas. Cet acte salvateur est méritoire. (cf. Sûtra du filet de Brahmâ et FAURE, op. cit.,  pp. 79-87)
2. FAURE B., op. cit., p. 79. Il cite ce texte extrait de La Lumière sur les Six Voies : « L’acte pervers, de voix, de corps ou d’esprit, dont [chacun] se rend coupable, fait renaître [les coupables] comme animaux : évite-le donc absolument. » (Cf. MUS Paul, La lumière sur les Six Voies : Tableau de la transmigration bouddhique, Institut d’ethnologie, 1939, pp. 246-247).
3. C’est le Sûtra du filet de Brahmâ qui semble être à l’origine de ce « relâchement des animaux » pratiqué dans les bouddhismes chinois et japonais. Tous les êtres ne furent-ils pas nos pères et mères dans les vies passées ?
4. Cf. cette réflexion de St François-Xavier : « Ces bonzes ont de nombreux garçons dans leurs monastères, et ils commettent leurs corruptions avec eux ; et ce péché est si commun que, bien qu’il leur paraisse un mal à tous, ils n’en sont pas troublés. » (in SCHURHAMMER P. Georg sj, Francis-Xavier, his Life, his Time, vol. 4: Japan and China, 1549-1552, Jesuit Historical Intitute, 1982).
5. FAURE B., op. cit., p. 103.
6. Au Vietnam, par exemple, dans les années soixante, pour protester contre « la guerre américaine » et la politique religieuse pro-occidentale du Président Ngô Din Diem.
7. Elles sont parfois partielles et ne touchent qu’une partie du corps.
8. FAURE B., op. cit., pp. 108-111.
9. Id., p. 109.
10. Par exemple, les rites de subjugation, d’asservissement, rites maléfiques et magiques.
11. FAURE B., op. cit., p. 135.
12. Id., p. 146.
13. Pensons à Vajrapâni, le garde du corps de Buddha.

⁢g. Conclusion

Avec B. Faure, on peut déduire de tout ce qui précède que « la violence bouddhique a des origines complexes – à la fois théologiques, sociologiques, politiques, ethniques et culturelles. (…)  Le bouddhisme –singulier ou pluriel- est une entité élusive, qui n’existe peut-être pas en dehors des représentations qu’on s’en fait. Il existe des doctrines bouddhiques –parfois contradictoires-, des rites et des institutions bouddhiques, des collectivités et des individus qui se disent bouddhistes – et qui donc le sont, à des degrés divers. Aucun de ces éléments ne saurait à lui seul prétendre représenter le bouddhisme. L’existence de bouddhistes violents ne signifie pas que le bouddhisme soit violent, ni celle des bouddhistes pacifiques que le bouddhisme soit non-violent. (…) Le bouddhisme, tel du moins qu’on se le représente, est avant tout une sotériologie, une doctrine de salut, et selon les cas, la violence comme la non-violence peuvent constituer des « moyens » d’avancer sur cette voie – même si, dans l’ensemble, la première constitue plutôt un obstacle. (…) Le bouddhisme n’est pas aussi dénué de violence qu’il le prétend. Son idéal de paix et de tolérance, tel qu’il s’exprime dans certaines sources canoniques, est battu en brèche par d’autres sources tout aussi canoniques, selon lesquelles la violence et la guerre sont permises lorsque le Dharma bouddhique est menacé par des infidèles. En outre, l’imagerie bouddhique révèle une violence plus profonde, peut-être essentielle. (…) …même dans les cas avérés de violence, le bouddhisme est surtout coupable de n’avoir pas su garder suffisamment ses distances vis-à-vis des enjeux politiques ou des idéologies nationalistes propres au milieu dont il était issu. »⁠[1]

Cette ambigüité tient aussi à certains points de doctrine : l’absence de « moi » qui justifie le sacrifice, le relativisme éthique qui découle de l’importance donnée à l’intention, la théorie des deux vérités qui juxtapose le prêtre et le guerrier et celle de la compassion. Enfin, suprême excuse, le Buddha a prévu qu’après lui, le bouddhisme entrerait en déclin et que les violences seraient un « signe des temps », la preuve que la fin est proche.

Il n’est pas inutile de terminer par une note optimiste. Le 29 mai 2009, Benoît XVI recevait le nouvel ambassadeur de Mongolie⁠[2], un pays qui compte trois millions d’habitants, en majorité bouddhistes tibétains. Cette ancienne république communiste s’est dotée en 1990 d’une constitution qui garantit la liberté religieuse. De ce fait, en 1992, des relations diplomatiques ont été établies avec le Saint-Siège et les premiers missionnaires⁠[3] sont arrivés sur une terre où pratiquement personne n’avait entendu parler de Jésus.⁠[4] Le Saint Père a salué « l’ouverture du peuple mongol qui conserve précieusement les traditions religieuses transmises de générations en générations, et qui fait preuve d’un profond respect pour les traditions qui ne sont pas les siennes ». Il a ensuite exprimé sa reconnaissance au gouvernement et aux autorités civiles qui ont tout fait « pour que cela puisse se réaliser ».⁠[5] Deux éléments importants apparaissent donc dans cette allocution : d’une part, une culture ouverte et d’autre part, comme garant suprême de cette ouverture un État qui tient au droit fondamental de la liberté religieuse et qui ne se confond pas avec le pouvoir religieux fût-il majoritaire.⁠[6]


1. FAURE B., op. cit., pp. 150-155.
2. Danzannorov Boldbaatar.
3. Un Belge et deux Philippins.
4. En 2009, la Mongolie comptait plusieurs centaines de catholiques et un évêque. Une centaine de personnes sont baptisées chaque année.
5. Cf. Zenit.org, 29-5-2009.
6. La notion de liberté religieuse est loin d’être acquise en pays officiellement bouddhiste. Au Laos, par exemple, les autorités surveillent de très près et souvent entravent les activités religieuses des catholiques qui n’étaient pourtant que 43.000 en 2011, sur une population de six millions d’habitants. Les chrétiens ne sont pas les seuls à être souvent discriminés voire persécutés: Depuis plusieurs années, les musulmans sont la cible des bouddhistes en Birmanie et au Sri Lanka à tel point que le Dalaï Lama a dû, en 2014, demander aux bouddhistes d’arrêter leurs violences. (Cf. La-Croix.com, 7 juillet 2014). Encore aujourd’hui, (2020), les rohinghyas, minorité musulmane, ont fui au Bangadesh la répression exercée contre eux par le gouvernement du Myanmar (Birmanie). (Cf. amnesty.fr).