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Cinquième partie : La construction de la paix

⁢A. Eviter la violence

⁢Introduction

Tout ce qui a été dit jusqu’à présent, sur les droits de l’homme, l’organisation politique ou la vie économique et sociale, doit nous amener à construire une société paisible et pacifique. Comment, en effet, vivre en paix lorsque la dignité de l’homme est bafouée, lorsque ses droits les plus élémentaires ne sont pas respectés, lorsque règnent l’oppression, la manipulation, l’exploitation, la misère physique ou morale ?

Ici et là, nous reviendrons sur ces conditions morales, politiques, économiques de la paix mais nous aurons surtout à développer, à l’instar des Pères conciliaires⁠[1], deux aspects majeurs du problème de la paix qui, jusqu’ici n’ont pas été abordés ou n’ont été qu’effleurés.

Dans cette première partie, il s’agira, et c’est l’idée qui vient à l’esprit en premier quand on cherche à construire la paix, de rappeler la nécessité d’éviter la guerre, au sens large du terme, c’est-à-dire d’écarter la violence, toutes les formes de violence et certaines pour être subtiles n’en sont pas moins destructrices.

Plusieurs questions se posent. La violence est-elle inéluctable ? Quelles en sont les causes ? Le remède est-il politique ? Les religions sont-elles sources de violence ou de paix ?

Dans la deuxième partie, nous nous attacherons à l’héritage judéo-chrétien qui éclaire de manière singulière le problème de la violence et qui offre au monde un espoir de paix authentique.

Dans la troisième partie, pour travailler à éliminer les causes de discorde entre les hommes, entre les nations, entre certaines régions du monde, il faudra, à nouveau, s’inquiéter des injustices et des inégalités scandaleuses et chercher les moyens de bâtir une véritable communauté internationale. Cette tâche suppose que l’on se soucie du développement harmonieux de tous les peuples et que s’établissent ou se renforcent des organisations internationales chargées de veiller au bien commun mondial.


1. Cf Gaudium et spes, chapitre V, 77-90.

⁢Chapitre 1 : Un monde violent

…il n’est question que de violence et de ravage, Constamment souffrances et sévices attristent mes regards.

Jr 6, 7

La première définition du mot « paix », qui vient à l’esprit et qui, d’ailleurs, est entérinée par les dictionnaires, est une définition négative : la paix est l’absence de querelle, le calme, la tranquillité⁠[1].

Lalande ignore le mot paix mais consacre une courte rubrique à violence et violent. Dans de nombreux manuels de philosophie, les auteurs traitent de la violence, de la guerre et de la non-violence, du droit de punir⁠[2].

Quand on considère l’histoire de la pensée, on constate que, la plupart du temps, les développements sur le thème de la paix s’articulent sur l’idée de violence ou au départ d’une situation de violence. Il semble, à première vue, qu’il soit difficile de penser la paix indépendamment de la guerre. Proudhon⁠[3] aurait-il raison lorsqu’il écrit que « la paix démontre et confirme la guerre » et que « la guerre à son tour est une revendication de la paix » ?

La violence est présentée comme une donnée de l’existence, universelle et, pour certains, irrépressible. Brutale, douce ou subtile, individuelle ou collective, organisée ou anarchique⁠[4], elle se manifeste d’innombrables manières : agressivité, destruction, génocide, vol, exploitation, intolérance, autoritarisme, harcèlement sexuel, cruauté mentale, sexisme, racisme, esclavage, viol, coups, blessures, réclusion, mort, injures, moquerie, diffamation, assujettissement, infantilisation, sado-masochisme, nécrophilie⁠[5], et même le bureaucratisme⁠[6] ou la malnutrition⁠[7] ou encore la vieillesse⁠[8].

A l’époque contemporaine, non seulement, les media rendent omniprésente la violence mais les bouleversements sociaux et culturels favorisent ou suscitent, dès le plus jeune âge, des comportements agressifs.

Philippe van Meerbeeck, interpellé notamment par la violence des jeunes, nous livre cette analyse fort révélatrice et inquiétante⁠[9]:

« La violence des jeunes n’augmente pas. Mais elle est fortement médiatisée. Ce qui a changé, c’est la violence dans laquelle les jeunes baignent tous les jours. Nous vivons tous dans un contexte de beaucoup plus grande violence généralisée. C’est le kamikaze au quotidien et la violence en permanence. » « Et aujourd’hui, un jeune de 14-15 ans a un accès illimité à des images tous azimuts et sans contrôle. Des images effarantes de sexe, de violence…​ Dans un monde sans image, on passait par un texte, par un conte, par un mythe pour expliquer les choses. Aujourd’hui, les images tronquées accrochent les adolescents et fascinent leur intérêt morbide pour la violence et les pulsions de mort. Il faut imaginer la toile perverse dans laquelle il est possible de baigner... »

« L’image que le monde et les médias leur renvoient d’eux-mêmes est plutôt commerciale. Majoritairement, l’image véhiculée sera également négative : la moindre connerie fait la une des actualités. A l’inverse, les médias renforcent l’idéal collectif qui veut que rester jeune est une valeur absolue... »

« Les insécurités auxquelles les adolescents doivent faire face sont nombreuses. Au niveau affectif, c’est la période des choix amoureux, des choix de vie. Et il est compliqué de choisir dans un climat où les familles ne vont pas bien, où on banalise la trahison, le non-engagement, ou encore l’adultère, et où les parents peuvent s’accorder plus facilement sur une ‘désunion irrémédiable’. Au niveau social, on banalise le non-travail : pour les jeunes, l’accès automatique aux allocations de chômage n’invite à aucune contrepartie pour qu’au moins cela se mérite. »

« Aujourd’hui, on ne prend plus en compte cette puissance violente présente chez les jeunes. Leur corps est animé par cela. Pourtant, on a toujours su qu’il fallait canaliser cette énergie. Ainsi, par exemple, lorsque le service militaire était obligatoire, cela créait un contexte d’initiation dans lequel la violence potentielle était contrôlée, autorisée. Les guerres que nous avons vécues en Europe jusqu’au milieu du siècle dernier avaient une fonction de sélection des plus violents, qui pouvaient ensuite se retrouver héros. Aujourd’hui, il faut constater une certaine carence de ces temps et lieux d’éducation qui canalisent les pulsions de mort. »

« Globalement, les filles ont plutôt tendance à retourner la violence contre elles-mêmes, parfois de manière inquiétante comme lors d’automutilation ou dans les cas de boulimie ou d’anorexie. Chez les garçons, à l’image de la puissance sexuelle qui sort de leur corps (alors que chez les filles, elle se reçoit), la violence va s’extérioriser davantage. »

« C’est ce qui explique que lorsqu’ils retournent la violence contre eux-mêmes, les garçons se ratent moins. Cette forme de violence est sans doute moins visible parce qu’elle ne touche pas directement les autres comme victimes. Malheureusement, le suicide des jeunes ne fléchit pas depuis vingt ans. »

« Il existe des formes de violences contextuelles. Le phénomène des bandes est ancien. Face au déclin de l’image paternelle, la reconnaissance par ses pairs et la recherche d’appartenance à un groupe ou à une tribu vont jouer un rôle pour exister dans l’école, dans le quartier. Pour se sentir frère, on ira même jusqu’à haïr l’autre pour appartenir à son propre groupe. Les figures d’appartenance verticales laissent place aux autorités latérales que l’on choisit. »

Il serait faux de penser que ce malaise émergent est l’apanage du quart-monde. Il touche aussi les milieux favorisés : « Là, les combats de rue ne sont pas nécessaires. L’enfant gâté-pourri qui déçoit ses parents, tellement leur attente projetée sur leur enfant est grande, et qui ne pourra jamais répondre à cette attente risque lui d’utiliser une violence contre lui-même... »

Pour sortir de cette situation, l’auteur compte sur les éducateurs au sens large du terme : « Dans son parcours de construction de lui-même, le jeune trouvera-t-il un éveilleur, un adulte qui puisse l’aider à traverser les questions qu’il se pose ? Ces éveilleurs sont devenus indispensables, mais ne sont plus iniquement liés à la fonction parentale qui diminue. »


1. Le Robert relève ces différents sens : « rapports de personne qui ne sont pas en conflit, en querelle » ; « cessation des conflits des querelles » ; « rapports calmes entre citoyens ; absence de luttes, de troubles, de violences » « état de calme, de tranquillité sociale, caractérisé à la fois par l’ordre intérieur dans chaque groupe (…​) et par l’absence de conflit armé entre groupes » ; « situation d’une nation, d’un État qui n’est pas en guerre » ; par extension : « état d’une personne que rien ne vient troubler, déranger » ; « calme intérieur d’une personne, état de l’âme qui n’est troublée par aucun conflit, aucune inquiétude » ; « état d’un lieu, d’un moment où il n’y a ni agitation ni bruit ». Il ajoute encore ces sens plus techniques : « salut traditionnel des Juifs, conservé par les premiers chrétiens en signe de fraternité ou de réconciliation » et « plaquette d’ivoire, de bois, de métal représentant ordinairement un sujet de la passion et que l’officiant donne à baiser aux fidèles ». Comme synonymes, le dictionnaire note : conciliation, réconciliation, pacification, neutralité, repos, tranquillité, calme, quiétude.
2. Cf. MOURRAL Isabelle et MILLET Louis, Traité de philosophie, Gamma, 1988, pp. 230-234. En trois lignes, les auteurs précisent simplement que « la paix n’est pas ce que nous connaissons maintenant, c’est-à-dire l’absence de guerre par équilibre de la terreur. Elle est « la tranquillité de l’ordre » (Saint Augustin) ». CLEMENT Elisabeth et DEMONQUE Chantal, Philosophie, Terminales A et B, tome 2, Hatier, 1989, consacrent un chapitre à la violence, pp.184-207.
3. La guerre et la paix, 1861, cité sur www.site-magister.com, La paix.
4. G. Bouthoul (cf. infra) propose ces définitions de la guerre : « la guerre est la lutte armée et sanglante entre groupements organisés » (Le phénomène guerre, Petite bibliothèque Payot, 1962, p. 42) ; « homicide organisé et devenu licite «  (id., p. 97).
5. La nécrophilie désigne la passion masculine d’avoir des contacts sexuels avec le cadavre d’une femme ou de regarder, manipuler, dépecer, ingérer des cadavres. On considère aussi comme tendance nécrophilique la manie de casser, salir, arracher. (Cf. TOURET Denis, Introduction à la sociologie et à la philosophie du droit, Litec, 2003, pp. 27-89. Denis Touret est professeur à l’université de Paris XII).
6. E. Fromm (cf. infra) le considère comme une forme de sadisme, construit sur un principe hiérarchique qui favorise la soumission, le contrôle, la méfiance, le mépris, la flatterie, l’esprit de vengeance, etc. (Cf. TOURET D., op. cit.).
7. En Février 2007, une mère anglaise fut menacée de se voir retirer la garde de son enfant qui, à 8 ans, pesait 99 kilos : « Composée de médecins, travailleurs sociaux, enseignants et policiers, une Commission des services de protection de l’enfance a effectivement demandé de retirer l’enfant à la garde de sa mère, arguant que la façon dont cette dernière alimentait (son fils) équivalait à des « violences sur l’enfant ». Le jeune Britannique pourrait d’ailleurs être inscrit par cette Commisssion sur le registre des enfants en danger, à l’instar des enfants subissant des violences physiques ou sexuelles. » (La Libre Belgique, 28 février 2007).
8. Cf. DADOUN R., La violence, Optiques Hatier, 1995, p. 53: « La violence du temps creuse dans l’âme des pertes irrémédiables -mémoire fissurée, croulante ; de même elle creuse dans la chair, avec une aveuglante et précise efficacité cette empreinte qui se nomme vieillissement. Permanente et inflexible violence du vieillir…​ ».
9. Cf. GRAWEZ Stephan, Pourquoi cette violence gratuite ?, interview de Ph. van Meerbeeck, in L’Appel, n° 296, avril 2007, pp. 4-6. Ph. van Meerbeeck est psychiatre, psychanalyste et professeur à la Faculté de Médecine de l’UCL.

⁢i. Vive la violence ?

Le bon-sens nous amène peut-être à considérer que si la punition parentale est justifiable en principe et que l’usage de la force est légitime quand elle est exercée par une autorité légitime, la police par exemple, il n’en reste pas moins que pour la plupart des gens, apparemment du moins, la violence, elle, dans toutes ses formes, est illégitime. Pourquoi ? Parce qu’elle inflige à l’individu ou à une communauté un tort physique, psychologique ou économique. Et une agression personnelle ou collective, avec ou sans moyens sophistiqués, contre le corps ou les biens produit aussi un tort psychologique ou spirituel ou social. On peut dire, en une formule lapidaire, que la violence est une « négation de l’homme par l’homme »[1].

Toutefois, si beaucoup d’entre nous jugent la violence destructrice, mortifère, elle n’a jamais, semble-t-il, manqué d’adeptes, il suffit d’ouvrir le journal d’aujourd’hui, ni de chantres. A tel point qu’on peut se demander même si les hommes souhaitent vraiment la paix ! Le célèbre polémologue Gaston Bouthoul⁠[2] s’interroge : « Si les hommes, les nations et les États se montrent si rétifs à encourager l’étude scientifique des guerres (il n’existe nulle part un Institut des guerres qui ne coûterait pourtant que le prix d’un tank moyen ou d’une paire d’avions de chasse), serait-ce qu’obscurément ils redoutent de voir disparaître leur fête la plus enivrante et leur ultime recours ? »[3]

Alors que les animaux, à l’exception peut-être des termites et des fourmis⁠[4], ne connaissent pas la guerre, beaucoup de sociétés primitives l’ont connue et l’ont intégrée dans les rites sociaux : les jeunes gens sont formés pour la guerre, ils n’entrent dans le cercle des adultes qu’après une dure initiation guerrière, parfois, ils ne peuvent prendre femme qu’après avoir tué un homme, etc.

Dans de nombreuses religions primitives, la guerre a sa divinité: Astarté en Phénicie et en Égypte, Tanit à Carthage, Indra en Inde, Thor, Tyr et les Walkyries dans la mythologie nordique, Arès et Mars chez les Grecs et les Romains, Huitzilopochtli chez les Aztèques, Skanda au Sri-Lanka, etc..⁠[5]

La littérature de tous les pays est parsemée de louanges pour des héros ou des faits de guerre. Les livres d’histoire ne sont pas en reste non plus.

qu’on songe à la littérature épique, aux héros de l’Iliade, à Achille particulièrement, à Roland⁠[6], au puissant guerrier Siegfried, dans la légende des Nibelungen, qui hanta les esprits du XIIIe siècle jusqu’à Richard Wagner et Fritz Lang. On pense à Bertrand de Born⁠[7] le seigneur troubadour qui chante les joies de la guerre dans des poèmes considérés comme des oeuvres majeures de la poésie occitane.⁠[8] On se rappelle le Cid⁠[9] qui hanta l’esprit de Corneille, comme Vercingétorix celui d’Honoré d’Urfé ou Cyrus qui, après avoir enchanté Hérodote, réapparaît sous la plume de Madeleine de Scudéry. Bossuet est fasciné par Condé qu’il compare à Alexandre le Grand⁠[10] et décrit avec lyrisme, dans son Oraison funèbre⁠[11], la bataille de Rocroi⁠[12]. Boileau, à l’instar de nombreux écrivains qui ont célébré les victoires des princes dont ils espéraient ou recevaient bénéfices, écrit un méchant poème pour célébrer lourdement la prise de Namur par les troupes de Louis XIV.⁠[13] Racine, de même, fera l’éloge de la guerre de Hollande.⁠[14]

Il semble que le philosophe Kant ait vu clair lorsqu’il écrivit que la guerre « paraît greffée sur la nature humaine, et même passer pour un acte noble auquel l’homme est poussé par le sentiment de l’honneur et non par des mobiles intéressés ; c’est ainsi que la valeur guerrière est estimée (aussi bien par les sauvages d’Amérique que par ceux d’Europe au temps de la chevalerie) comme ayant une haute valeur immédiate non seulement quand il y a une guerre (comme de juste), mais encore afin qu’il y ait guerre ; on l’entreprend donc souvent uniquement pour faire preuve de ce courage ; on confère ainsi à la guerre en elle-même une sorte de dignité intérieure, et des philosophes même en font l’éloge comme d’un moyen pour ennoblir l’humanité[15], sans songer à la parole du Grec : « La guerre est néfaste en ce qu’elle fait plus de mauvaises gens qu’elle n’en extirpe. ». »[16]

A l’opposé du classicisme, Diderot défendra l’idée très déterministe que le génie ne peut s’exprimer qu’à partir du désordre et de la violence⁠[17].

La littérature romantique semble lui donner raison et s’inscrit, en tout cas, dans cette esthétique où Victor Hugo s’illustrera insérant en même temps une dimension idéologique dans l’exaltation de la guerre. C’est en effet la Liberté qui mène l’armée révolutionnaire de 1794-1795 contre les « tyrans » européens ligués.⁠[18] La mémoire du conquérant Napoléon est perpétuée avec grandiloquence au Panthéon de Paris.⁠[19]

Même un hymne national comme La marseillaise peut paraître suspect à un esprit tolérant et pacifique.⁠[20]

Bien des vers de Guillaume Apollinaire⁠[21] donnent de la poésie à l’horreur de la guerre.⁠[22]

Depuis le XVIIIe siècle, la raison apporte son concours à l’éloge. Le marquis de Sade, dans La philosophie dans le boudoir, considère que la violence, comme le sexe et l’égoïsme sont non seulement des manifestations naturelles mais aussi des manifestations de la nature de l’homme. Le propos de Sade, dans son ensemble, vise à contester et détruire la religion, la morale, et finalement tout l’ordre établi. A sa suite, nombreux sont les auteurs qui verront, dans la violence, le seul moyen d’en finir avec l’oppression réelle ou dénoncée comme telle. On songe à tous ces mouvements anarchistes et révolutionnaires qui, depuis le XIXe siècle, ne cessent de se manifester dans l’actualité⁠[23], on songe au terrorisme et à ses justifications sociales, politiques et même religieuses.⁠[24]

Nombreux sont les analystes qui ont montré le lien intime entre la violence et les idéologies d’extrême-droite ou d’extrême-gauche.

Mussolini déclare que le fascisme « ne croit ni à la possibilité ni à l’utilité de la pais perpétuelle. Il repousse le pacifisme, qui cache une fuite devant la lutte et une lâcheté devant le sacrifice. La guerre seule, porte au maximum de tension toutes les énergies humaines et imprime une marque de noblesse aux peuples qui ont le courage de l’affronter. »[25]

Dans le même esprit, l’écrivain H. de Montherlant exalte « une morale de guerrier »[26]. Il souhaitait que les garçons français pratiquent le boxe : « parce qu’elle tend à développer l’agressivité » (Le Solstice de juin). Il porte aussi un jugement révélateur sur l’humanité : « On quitte le comptoir et on va à la machine à sous, où l’on reste un quart d’heure. On retourne boire au comptoir et on revient à la machine à sous. De la machine à sous on retourne boire au comptoir et on revient, etc. Comme je déjeune dans la salle d’à côté, je peux compter ce que cela dure : cela dure une heure. On a de trente à trente-cinq ans. Ne dites pas que c’est de l’humanité, c’est de l’ordure humaine.

Puis il y a un éclatement. La guerre. La révolution. Des types tombent dans une crevasse. Un type qui se jette dans la Seine. L’homme éclate hors de l’ordure humaine, jaillit comme une fleur, brillant de courage et de sacrifice, digne d’être admiré, respecté, aimé. Cela dure un instant. Puis se flétrit pour toujours, redevient de l’ordure humaine » (Va jouer avec cette poussière). Plus simplement, il dira que: « L’ennui naquit un jour de l’uniforme ôté », que « Les deux meilleures façons de sortir de ce monde sont d’être tué ou de se tuer ».

On retrouve dans ces lignes l’influence de Sénèque écrivant : « Vivre est le fait d’un guerrier ».

Ou encore celle de Nietzsche : « C’est en vain une rêverie de belles âmes que d’attendre encore beaucoup de l’humanité (à plus forte raison beaucoup) si elle a désappris à faire la guerre. (…) Une telle humanité hautement cultivée et par là nécessairement épuisée, comme l’Europe actuelle, na pas besoin seulement de la guerre mais encore de grandes et terribles guerres -c’est-à-dire par moments d’un retour à la barbarie- pour ne pas au moyen de la civilisation perdre sa civilisation et sa propre existence. » « En attendant nous ne connaissons pas d’autre moyen qui puisse rendre aux peuples fatigués cette rude énergie du champ de bataille, cette profonde haine impersonnelle, ce sang-froid dans le meurtre uni à une bonne conscience, cette ardeur commune organisatrice dans l’anéantissement de l’ennemi…​que ne fait n’importe quelle grande guerre. »[27]

Par ailleurs, comme on le sait, la lutte des classes n’est pas, selon Marx lui-même, une idée personnelle, mais « une réalité historique, dont d’ailleurs se satisfait parfaitement la bourgeoisie, lorsqu’elle possède la force et le pouvoir. »[28]

On sait aussi que Lénine emploiera volontiers des métaphores militaires. « Le prolétariat est ou devient une armée. Le Parti marxiste (bolchevik) représente un « détachement » de cette armée, son « avant-garde », qui précède le gros des troupes et que ces troupes doivent suivre. »[29] Mais, se demande le marxiste H. Lefebvre, « s’agit-il seulement de métaphores ? Non. La question centrale de la révolution politique étant celle du pouvoir, se pose en termes militaires. Il s’agit d’une guerre. Et si le prolétariat, si les révolutionnaires l’oublient, le pouvoir existant -avec sa police et son armée- se charge de leur rafraîchir la mémoire. Il s’agit d’une guerre, dont l’insurrection, la guerre civile et les complications qui s’ensuivent (à l’échelle internationale notamment) ne sont que les épisodes aigus et les plus sanglants. »[30] Ainsi, écrira Lénine, « la révolution sera une succession rapide d’explosions plus ou moins violentes, alternant avec des phases d’accalmie plus ou moins profonde. »[31] « En d’autres termes, commente H. Lefebvre, la lutte des classes se présente comme une guerre, où la violence latente et atténuée alterne avec la violence ouverte. »[32]

Influencé par Marx⁠[33] et Proudhon⁠[34], Georges Sorel⁠[35] rassemble en 1906 sous le titre Réflexions sur la violence, une série d’articles publiés dans la presse socialiste où il défend le principe du syndicalisme révolutionnaire dont l’arme sera la grève générale. En 1908, tout en ne partageant pas l’admiration qu’avait Jaurès pour la « haine créatrice », il n’hésite pas à déclarer que « le socialisme ne saurait subsister sans une apologie de la violence ». Toutefois, précise-t-il, « la guerre sociale, en faisant appel à l’honneur qui se développe si naturellement dans toute armée organisée, peut éliminer les vilains sentiments contre lesquels serait demeurée impuissante. »[36] Sa critique de la démocratie attirera les extrémistes d’Action française et influencera Mussolini qui le reconnaîtra comme un de ses maîtres penseurs.

Aujourd’hui, Ernesto Che Guevara est devenu une idole. Tee-shirts, posters, films et chansons le célèbrent encore⁠[37] comme un héros des temps modernes, libérateur des opprimés. Le halo romantique qui entoure le personnage que d’aucuns ont appelé « le Jésus de la révolution »[38], devrait se dissiper à lire cet éloge de la haine : « La haine comme facteur de lutte, la haine inflexible en face de l’ennemi pousse l’homme à dépasser les frontières naturelles et le transforme en une machine à tuer efficace, puissante, sélective et froide. Nos soldats doivent être ainsi. Un peuple sans haine ne peut venir à bout d’un ennemi brutal. »[39] « Nous ne devons pas craindre la violence, sage-femme de la nouvelle société »[40] ni « la haine efficace qui fait de l’homme une efficace, violente, sélective et froide machine à tuer »[41].

Même dans le socialisme « démocratique », on trouve l’écho de cette « philosophie ». En 1877, César de Paepe⁠[42] déclarait : « en faisant usage des droits constitutionnels et des moyens légaux mis à notre disposition, nous ne prétendons nullement répudier à jamais les moyens révolutionnaires et renier (le) droit à l’insurrection (…). Lorsqu’on persiste, malgré toutes ses réclamations et ses protestations, à refuser au peuple le redressement de ces griefs légitimes, le peuple n’a d’autre recours qu’en ce droit ; et nous savons, par l’histoire, que la révolution est souvent la raison suprême du peuple comme le canon est la raison suprême des rois. »[43]

Dans les milieux chrétiens, nous l’avons vu, l’idéologie marxiste a laissé des traces.

A partir de 1950 se sont constituées des théologies de la libération, en Amérique latine principalement, dont certaines ont cédé à la tentation révolutionnaire violente. A cette époque, « certains théologiens ne voient (…) pas comment on pourrait faire l’économie d’une révolution violente pour mener à bien le projet libérateur. » Ainsi, au Salvador, Ignacio Ellacuria examine « le « caractère politique de la mission de Jésus » avant d’envisager une « rédemption de la violence ». » ⁠[44] Et même le Président de la Conférence de l’Episcopat latino-américain, Mgr Larrain, déclare que « si les masses misérables d’Amérique latine ne voient pas de solution à leurs problèmes, elles exerceront un droit légitime en recourant à la violence. »[45]

En Europe, les débats théologiques qui ont influencé les théologiens sud-américains et qui insistent « sur le fait que toute réflexion théologique est située et conditionnée »[46], en arrivent à se poser la question de la révolution et de la violence. Après avoir souligné que « la non-violence reste une violence », un théologien précise que « croyant ou non[47], tout homme a les mêmes raisons d’adopter ou de rejeter la non-violence comme technique : c’est affaire de rationalité scientifique. Comme d’autre part tout, croyant ou non, a les mêmes raisons de tenir l’exigence utopique de non-violence, du moment qu’il est révolutionnaire, privilégier la non-violence, en la liant d’une façon quelconque à la foi chrétienne, nous paraît être une mauvaise position du problème, qui ne peut qu’ajouter à la confusion. Il semble bien du reste que Jésus, dans les limites de sa mission, ait vécu l’amour (support anthropologique de la foi) aussi bien par la violence (les vendeurs du Temple, les anathèmes) que par la non-violence (tendez l’autre joue). Le vrai révolutionnaire, croyant ou pas, alors même qu’il use techniquement de la violence (lorsqu’elle lui paraît le moyen adéquat), reste en tension utopique de non-violence. (…) Le seul problème est donc de ne jamais lâcher l’utopie, de telle sorte que l’action violente (et elle l’est toujours, même quand on la dit non-violente) soit pratique réelle (et non illusoire) de l’amour. »[48]

Plus radicalement, en 1975, rappelons-nous ce fait ahurissant, la Jeunesse rurale catholique belge, à la suite du Mouvement rural de la jeunesse chrétienne de France, choisissait la ligne marxiste-léniniste et déclarait sans ambages : « Les chefs syndicaux, les dirigeants réformistes, le P.C.B. prétendent arriver à la société socialiste sans user de violence, par la voie pacifique électorale. Mais ils trompent ainsi lourdement la classe ouvrière, la petite paysannerie (…). Il n’est pas d’autre passage pour arriver (au socialisme) que celui de la révolution socialiste violente (…) ».⁠[49]

Même en dehors de toute idéologie, la violence peut fasciner et trouver des justifications. Ainsi, le grand écrivain allemand Ernst Jünger⁠[50] écrit en 1922: La guerre comme expérience intérieure. Livre ambigu où il distingue le « pacifisme idéaliste estimable » du « pacifisme peureux décadent ». Il fait l’éloge d’une « brutalité naturalisée » où la guerre apparaît comme « une loi de la nature », « le moyen de lutte pour la survie des civilisations et le maintien du lien national ». Cet anti-nazi notoire converti au catholicisme, écrira, en 1943: « Pour mériter la paix, il ne suffit pas de ne pas désirer la guerre. La véritable paix suppose un courage qui dépasse celui de la guerre : elle est activité créatrice, énergie spirituelle ».⁠[51] Dans le monde de la violence, et dès l’origine, le terrorisme, sous toutes ses formes, et à certains égards, est peut-être pire que la guerre. Comme le montre Guy Haarscher, il inverse les positions du bourreau et de la victime⁠[52]. Déjà Camus avait remarqué que « les camps d’esclaves sous la bannière de la liberté, les massacres justifiés par l’amour de l’homme ou le goût de la surhumanité, désemparent, en un sens, le jugement. Le jour où le crime se pare des dépouilles de l’innocence, par un curieux renversement qui est propre à notre temps, c’est l’innocence qui est sommée de fournir ses justifications. »⁠[53] Telle est « la logique du terroriste: quand il tue des innocents, il arrive toujours à nier cette réalité insoutenable en la déplaçant sur le plan d’un combat plus large, et bien entendu pour lui légitime, contre le Mal. »[54] Ainsi Ben Laden⁠[55] dans son action terroriste contre les États-Unis s’en prend à l’impérialisme américain responsable des misères du monde arabo-musulman. Par là, il se pose en défenseur de tous les opprimés et devient un héros. Toutes les victimes sont complices et donc coupables. Elles n’avaient pas à se trouver sur le territoire de l’Empire du Mal.⁠[56]

Ajoutons encore à ce rapide panorama que le spectacle de la violence est apprécié et, apparemment, de plus en plus apprécié. Certes, jadis, les hommes ont pris plaisir aux jeux du cirque ou ont assisté en masse à des condamnations à mort mais alors que tout l’effort de la civilisation été de bannir de tels scènes de la vie publique, les moyens de communications modernes ont pris le relais comme si l’homme avait absolument besoin de se repaître de tels « divertissements ». Une large part de la production cinématographique et des jeux video utilise le spectacle de la violence pour attirer la clientèle et se justifie par le fait qu’il ne s’agit que de fiction. Par contre, la télévision, à travers l’actualité, nous présente une violence réelle mais qu’elle censure en général. Ce qui n’est pas le cas actuellement sur Internet où de nombreux sites donnent à voir la violence réelle la plus crue dans son intégralité⁠[57]. Les principaux sites diffusant ce genre de video reçoivent en moyenne 200.000 visiteurs par jour et parfois jusqu’à 700.000 quand une « nouveauté » est proposée⁠[58]. Les téléphones portables permettent aujourd’hui à n’importe qui de filmer des agressions, des viols et de diffuser ensuite les images sur la « toile ». C’est le phénomène du « happy slapping ». Cette pratique, bien qu’elle soit considérée dans de nombreux pays comme un délit, se répand de plus en plus.


1. Thomas Breidenthal, in Lacoste.
2. 1896-1980. Juriste, économiste et sociologue de formation, il est le fondateur de la discipline qu’il appellera « polémologie », c’est-à-dire l’étude scientifique de la guerre et des formes d’agressivité organisées dans les sociétés. En effet, écrivait-il, « Si tu veux la paix, connais la guerre » (Le phénomène guerre, Petite bibliothèque Payot, 1962, p. 19.
3. In La guerre, PUF, 1953, p. 119.
4. Chez les animaux, écrit G. Bouthoul, « la guerre n’existe que là où se rencontrent trois phénomènes : la hiérarchie, le travail organisé et la propriété ». Mais les sociétés de fourmis et de termites se différencient des sociétés humaines dans la mesure où, chez ces insectes, la propriété privée est exclue, « la hiérarchie et la division du travail sont somatiques » et la durée de vie extrêmement brève. (Le phénomène guerre, op. cit., p. 53).
5. Notons que certaines de ces divinités sont associées aussi à l’amour et à la fertilité. Rappelons que Freud in Malaise dans la civilisation (1929) lie Eros et Thanatos, c’est-à-dire la pulsion de vie et la pulsion de mort. Thanatos, pulsion destructrice, est au service d’Eros puisqu’elle détruit autre chose que soi.
6. « Roland tire Durendal, sa bonne épée, toute nue. Il éperonne, et va frapper Chernuble. Il lui brise le heaume où brillent des escarboucles, tranche la coiffe avec le cuir du crâne, tranche la face entre les yeux, le haubert blanc aux mailles menues et tout le corps jusqu’à l’enfourchure. A travers la selle, qui est incrustée d’or, l’épée atteint le cheval. Il lui tranche l’échine sans chercher le joint, il abat le tout mort dans le pré, sur l’herbe drue. » (CIV). « Le comte Roland chevauche par le champ. Il tient Durendal, qui bien tranche et bien taille. Des Sarrazins il fait grand carnage. Si vous eussiez vu comme il jette le mort sur le mort, et le sang clair s’étaler par flaques ! » (CV). « La bataille est merveilleuse et pesante. Roland y frappe bien, et Olivier ; et l’archevêque y rend plus de mille coups et les douze pairs ne sont pas en reste, ni les Français, qui frappent tous ensemble. Par centaines et par milliers, les païens meurent. » (CX). (La chanson de Roland, XIIe s.).
7. 1140-1215. Il est piquant de se rappeler que Dante, dans sa Divine comédie, place Bertan de Born en enfer (Enfer, chant 28, v. 118-142):
   « Je vis réellement -il me semble encore voir-
   Un corps sans tête aller droit, tout ainsi
   Que les autres allaient en ce triste troupeau.
   Il tenait aux cheveux sa tête décollée,
   Sa main la balançait en guise de lanterne,
   Et il nous regardait, et il disait : « Oh ! Moi ! »
   De soi-même il servait à soi-même de lampe :
   Ils étaient deux en un ; il était un en deux.
   Comment cela se peut, seul le sait Qui le fit.
   Quand il fut juste au pied de notre pont,
   Il éleva d’un coup le bras avec la tête,
   Pour rapprocher de nous sa voix et ses paroles.
   « Vois, me dit-il, mon cruel châtiment,
   Toi qui, bien que vivant, viens visiter les morts :
   Vois s’il en est de plus grand que le mien.
   Mais, afin que de moi tu donnes des nouvelles,
   Sache donc que je suis Bertan de Born, celui
   Qui à son jeune Roi donna mauvais conseils.
   J’ai rendu et le père et le fils ennemis :
   Achitopel n’en fit pas plus entre Absalon
   Et son père David, par ses pointes perfides.
   Comme j’ai séparé deux êtres si unis,
   Je porte, hélas ! mon cerveau séparé
   De sa tige, qui est la moelle de ce tronc.
   Ainsi s’observe en moi la loi du talion. » »
8. Quelques extraits d’un de ses plus célèbres poèmes:
   « Bien me plaît le temps de Pâques qui fait naître feuilles et fleurs ;
   j’aime à entendre le ramage des oiseaux, quand ils font retentir leurs chants par le bocage ;
   il me plaît de voir dressés sur les prés tentes et pavillons
   et j’ai grande allégresse quand je vois rangés par la plaine chevaliers et chevaux armés.
   (…)
   Il me plaît quand les éclaireurs
   font s’enfuir les gens et leur bétail ;
   et il me plaît de voir leur courir sus force guerriers, tous ensemble.
   (…)
   Masses et épées, heaumes de couleur,
   écus fendre et se défaire
   verrons-nous au début du combat, et de nombreux vassaux frapper ensemble.
   C’est pourquoi erreront en désordre
   les chevaux des morts et des blessés.
   Et, une fois dans la mêlée,
   que chaque homme bien né
   ne pense qu’à tailler têtes et bras,
   car mieux vaut être mort que vivant et vaincu.
   (…)
   Je vous le dis : rien n’a pour moi saveur
   ni manger, ni boire ou dormir,
   autant que d’entendre crier : « A eux ! »
   Des deux côtés, et d’entendre hennir
   dans les sous-bois les chevaux démontés,
   et crier « A l’aide ! A l’aide ! »
   Et voir tomber dans les fossés
   humbles et grands sur l’herbe,
   et voir les morts qui, dans leurs flancs,
   ont des éclats de lances avec leurs fanions. »
9. « A grands cris les excite qui en bonne heure est né : « Frappez fort, chevaliers, pour l’amour du Sauveur ! Je suis le Cid Ruy Diaz dit le Campeador. » Tous frappent dans le rang où est Per Bermudez. Il y a trois cents lances, toutes ont leurs pennons ; chacune tue un maure, chacune d’un seul coup ; reviennent à la charge pour en tuer autant. Force lances auriez vues s’incliner, se lever, force hauberts percés et démaillés, force blancs pennons teintés d’un sang vermeil, force vaillants chevaux sans leurs maîtres errer. (…) Mon Cid (…) Ruy Diaz le Castillan, court à un alguazil qui montait bon cheval, de son bras droit lui donne un si beau coup d’épée, qu’il lui tranche le corps en deux par la ceinture. » (Poème du Cid, XIIe s.).
10. A l’encontre, Albert Camus écrit : « Nous avons préféré la puissance qui singe la grandeur, Alexandre d’abord et puis les conquérants romains que nos auteurs de manuels par une incomparable bassesse d’âme, nous apprennent à admirer. » (L’exil d’Hélène, 1948, in Noces suivi de L’été, Gallimard, Livre de poche, 1959, p. 141).
11. 10-3-1687.
12. 1643.
13. Poème de 1693. Le siège de Namur eut lieu du 25 mai au 5 juin 1692. Un petit extrait de cette ode pénible : « Namur, devant tes murailles, Mais qui fait enfler la Sambre ?
   Jadis la Grèce eût, vingt ans, Sous les Jumeaux effrayés,
   Sans fruit vu les funérailles Des froids torrents de décembre
   De ses plus fiers combattants. Les champs partout sont noyés.
   Quelle effroyable puissance Cérès s’enfuit éplorée
   Aujourd’hui pourtant s’avance, De voir en proie à Borée
   Prête à foudroyer tes monts ! Ses guérets d’épis chargés,
   Quel bruit, quel feu l’environne ! Et, sous les urnes fangeuses
   C’est Jupiter en personne Des Hyades orageuses,
   Ou c’est le vainqueur de Mons. Tous ses trésors submergés.
   N’en doute point, c’est lui-même ; Déployez toutes vos rages,
   Tout brille en lui, tout est roi. Princes, vents, peuples, frimas ;
   Dans Bruxelles Nassau blême Ramassez tous vos nuages ;
   Commence à trembler pour toi. Rassemblez tous vos soldats :
   En vain il voit le Batave, Malgré vous, Namur en poudre
   Désormais docile esclave, S’en va tomber sous la foudre
   Rangé sous ses étendards ; Qui dompta Lille, Courtrai,
   En vain au lion belgique Gand la superbe Espagnole,
   Il voit l’aigle germanique Saint-Omer, Besançon, Dôle,
   Uni sous les léopards…​ Ypres, Maastricht et Cambrai... »
14. Cf. SCHRÖDER Volker, Racine et l’éloge de la guerre de Hollande, in Dix-septième siècle, 50, 1, n° 198, 1998, pp. 113-136. V. Schröder est professeur à l’université de Princeton.
15. Kant songe-t-il à Spinoza ? On lit dans son Traité de l’autorité politique (V, §5)(1677): « Quelquefois, il arrive qu’une nation conserve la paix à la faveur seulement de l’apathie des sujets, menés comme du bétail et inaptes à s’assimiler quelque rôle que ce soit sinon celui d’esclave. Cependant, un pays de ce genre devrait plutôt porter le nom de désert que de nation ! »
16. KANT E., Projet de paix universelle, Vrin, 1947, p. 42.
17. « La poésie veut quelque chose d’énorme, de barbare et de sauvage. C’est lorsque la fureur de la guerre civile ou du fanatisme arme les hommes de poignards, et que le sang coule à grands flots sur la terre, que le laurier d’Apollon s’agite et verdit. Il en veut être arrosé. Il se flétrit dans les temps de la paix et du loisir. (…) Quand verra-t-on naître des poètes ? Ce sera après des temps de désastres et de grands malheurs, lorsque les peuples harassés commenceront à respirer. Alors les imaginations, ébranlées par des spectacles terribles, peindront des choses inconnues à ceux qui n’en ont pas été les témoins. » (De la poésie dramatique, 1758, ch. 18).
18. « O soldats de l’an deux ! Ô guerres ! Épopées
   Contre les rois tirant ensemble leurs épées,
   Prussiens, Autrichiens,
   Contre tous les Tyrs et toutes les Sodomes,
   Contre le czar du nord, contre ce chasseur d’homme
   Suivi de tous ses chiens,
   Contre toute l’Europe avec ses capitaines,
   Avec ses fantassins couvrant au loin les plaines,
   Avec ses cavaliers,
   Tout entière debout comme une hydre vivante,
   Ils chantaient, ils allaient, l’âme sans épouvante
   Et les pieds sans souliers ! » (Les châtiments, 1853, II, 7).
19. Jacques Bainville dans le dernier chapitre du livre consacré à Napoléon, intitulé très justement « La transfiguration », explique la gloire posthume de celui qu’il décrit en ces termes: « Eternel raisonneur, astronome militaire et politique, philosophe méprisant, despote assez oriental, mangeur d’hommes, on ne lui voit pas les dons qui transportent les cœurs. Les foules, il ne les aime pas. Il les craint. (…) Sauf pour la gloire, sauf pour l’ »art », il eût probablement mieux valu qu’il n’eût pas existé. Tout bien compté, son règne (…) se termine par un épouvantable échec. Son génie a prolongé, à grands frais, une partie perdue d’avance. Tant de victoires, de conquêtes (qu’il n’avait pas commencées), pourquoi ? Pour revenir en deçà du point d’où la République guerrière était partie, où Louis XVI avait laissé la France, pour abandonner les frontières naturelles, rangée au musée des doctrines mortes. Ce n’était pas la peine de tant s’agiter, à moins que ce ne fût pour léguer de belles peintures à l’histoire. Et l’ordre que Bonaparte a rétabli vaut-il le désordre qu’il a répandu en Europe, les forces qu’il y a soulevées et qui sont retombées sur les Français ? » (Napoléon, Livre de poche, 1969, pp. 490-491 et 496).
20. Sur le site carnetdecole.blog, on peut lire l’inquiétude de nombreux éducateurs à l’idée qu’à partir de 2005, il serait obligatoire de chanter La Marseillaise dans les écoles : « La marseillaise, par la violence et le fanatisme de ses paroles, est en parfaite opposition avec les valeurs de tolérance, de non-violence, de respect des autres, d’esprit critique (…) On ne peut accepter que, dans un monde où la guerre fait des ravages, chez nous, dans nos écoles, la guerre soit magnifiée (…). »
21. 1880-1918.
22. « O Guerre
   Multiplication de l’amour » (Oracles)
   « Feu d’artifice en acier
   qu’il est charmant cet éclairage
   Artifice d’artificier
   Mêler quelque grâce au courage » (Fête)
   « Le ciel est étoilé par les obus des Boches
   La forêt merveilleuse où je vis donne un bal
   La mitrailleuse joue un air à triple-croches » (La nuit d’avril 1915)
   « Que c’est beau ces fusées qui illuminent la nuit
   Elles montent sur leur propre cime et se penchent pour regarder
   Ce sont des dames qui dansent avec leurs regards pour yeux bras et coeurs (…)
   Que c’est beau toutes ces fusées
   Mais ce serait bien plus beau s’il y en avait plus encore » (Merveille de la guerre)
   « Ah Dieu ! Que la guerre est jolie
   Avec ses chants ses longs loisirs « ( L’adieu du cavalier)
   « O canons
   Douilles éclatantes des obus de 75
   Carillonnez pieusement » (Fusée)
23. Il n’est pas inutile de relire l’analyse d’A. Camus dans L’homme révolté. Il traque à travers l’histoire « la révolte, oublieuse de ses généreuses origines », la révolte qui doit être « amour et fécondité » et qui « préférant un homme abstrait à l’homme de chair (…) se laisse contaminer par le ressentiment, (…) nie la vie, court à la destruction et fait se lever la cohorte ricanante de ces petits rebelles, graine d’esclaves, qui finissent par s’offrir aujourd’hui, sur tous les marchés d’Europe, à n’importe quelle servitude. Elle n’est plus révolte ni révolution, mais rancune et tyrannie. » (Gallimard, Idées, 1969, p. 365).
24. A l’occasion de la guerre franco-allemande en 1870-1871, Bakounine fera l’éloge de la guerre civile et Marx verra l’occasion pour le prolétariat allemand de profiter de la centralisation opérée en Allemagne par l’État victorieux (Cf ANGAUT J.-C., Marx, Bakounine et la guerre franco-allemande, in Sens public, 25 février 2005, disponible sur www.sens-public.org). On se souvient de Frantz Fanon, ce psychiatre martiniquais qui a rejoint en 1957 le FLN et fait de la violence le remède contre le traumatisme causé par la violence coloniale : « la violence désintoxique, débarrasse le colonisé de son complexe d’infériorité, de ses attitudes contemplatives ou désespérées » (Les Damnés de la terre, Maspéro, 1961). Jean-Paul Sartre qui fit, par ailleurs la critique de la violence, soutiendra cette thèse en interpellant en ces termes les opprimés : « La violence, comme la lance d’Achille, peut cicatriser les blessures qu’elle a faites (…). C’est le dernier moment de la dialectique : vous condamnez cette guerre, mais vous n’osez pas encore vous déclarer solidaires des combattants algériens ; n’ayez crainte, comptez sur les colons et sur les mercenaires : ils vous feront sauter le pas. Peut-être, alors, le dos au mur, débriderez-vous enfin cette violence nouvelle que suscitent en vous de vieux forfaits recuits. Mais ceci, comme on dit, est une autre histoire. Celle de l’homme. Le temps s’approche, j’en suis sûr, où nous nous joindrons à ceux qui la font » (Situations V, Gallimard, 1964, pp. 192-193). (Cf. MATHIEU Anne, Jean-Paul Sartre et la guerre d’Algérie, in Le Monde diplomatique, novembre 2004, pp. 30-31). Il déclarera encore : « En ce premier temps de la révolte, il faut tuer: abattre un Européen c’est faire d’une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé : restent un homme mort et un homme libre » (Préface du livre de F. Fanon, op. cit., p. 16). Le 6 mai 1968, lors des émeutes estudiantines, Sartre lance son fameux : « La violence est la seule chose qui reste ». Il devient directeur de La cause du peuple, de tendance maoïste. A la question de savoir s’il est partisan de la peine de mort politique, il répond : « Un régime révolutionnaire doit se débarrasser d’un certain nombre d’individus qui le menacent, et je ne vois pas là d’autre moyen que la mort. On peut toujours sortir d’une prison. Les révolutionnaires de 1793 n’ont probablement pas assez tué et ainsi inconsciemment servi un retour à l’ordre, puis la Restauration » « La révolution implique la violence (…) , il y a là une nécessité historique » (Actuel, février 1973, sur www.sartre.ch) . Après la mort des 11 sportifs israéliens tués à Munich en 1972, il écrit : « Dans cette guerre, la seule arme dont disposent les palestiniens est le terrorisme. C’est une arme terrible mais les opprimés pauvres n’en ont pas d’autre (…). Le principe du terrorisme, c’est qu’il faut tuer ». Cf. WORMSTER Gérard, Sartre adversaire de la non-violence ?, in Alternatives non-violentes, n° 139, juin 2006). En 1975, la Jeunesse rurale catholique qui se déclare marxiste-léniniste affirme qu’« il n’est d’autre passage pour arriver (au socialisme) que celui de la révolution socialiste violente » ( Rassemblement de la JOC, 27-28 septembre 1975, Ed. Verlinden, p. 3).
   Comme appel au soulèvement des peuples, José Carlos Rodriguez, écrit Eloge de la violence, in Le Fou, n° 8, octobre 1978. De nos jours, rien n’a changé : lors de la première guerre du Golfe, le journal L’Humanité (9-2-1991) reproche à l’ancien président Giscard d’Estaing, de faire « l’éloge de la guerre américaine ». Sur le site letogolais.com, on peut lire un appel au devoir de violence, « violence sous toutes ses formes (…) Pour que le Togo soit libre ». La revue Le Prolétaire, n° 479, novembre 2005-Février 2006, apporte son soutien inconditionnel à la violence des jeunes banlieusards, en France, et en fit le point de départ pour le combat de toute la classe ouvrière, un modèle à suivre. En janvier 2006, l’hebdomadaire haïtien Ticket (12-1-2006) dénonce les « carnavaleux » qui chantent l’éloge de la violence contre les femmes après l’assassinat d’une présentatrice de TV.
25. La doctrine du fascisme, Vallecchi Editore Firenze, 1937, pp. 28-29.
26. LECERF Emile, Montherlant et l’homme de guerre, in H. De Montherlant, Nouvelle Ecole, n° 20, septembre-octobre 1972. Toutes les citations qui suivent sont extraites de ce numéro consacré à l’écrivain. On pourrait aussi évoquer l’écrivain japonais Yukio Mishima (1925-1970).
27. Humain, trop humain, I, § 477, (1878), Gallimard 1968, pp. 261-262. On cite aussi très souvent cet extrait d’Ainsi parlait Zarathoustra (1883) : « La guerre et le courage ont fait plus de grandes choses que l’amour du prochain. » (De la guerre et des guerriers). Mais le texte est ambigu et a été certainement mal interprété par des auteurs nazis dans la mesure où Nietzsche, au début de cet article, parle des « guerriers de la Connaissance. »
28. LECOCQ P., Marxisme et violence, in BLANQUART P., BEINAERT L., DABEZIES P., DUMAS CASAMAYOR A. , LECOCQ P., A la recherche d’une théologie de la violence, Cerf, 1968, p. 105.
29. LEFEBVRE H., Pour connaître la pensée de Lénine, Bordas, 1957, p. 293.
30. Id..
31. Œuvres choisies, Moscou, 1948, t. 1, p. 319.
32. LEFEBVRE H., op. cit., p. 295. BUI TRONG Lucienne, Violence : les racines du mal, Ed. Du Relié, 2002, accuse l’idéologie marxiste de déboucher sur un éloge de la violence.
33. Comme on le sait, pour Marx et Engels, la guerre est un phénomène inséparable de la société de classes et tout particulièrement de la société capitaliste. Dans le Manifeste du parti communiste (1847) (Le monde en 10/18, 1966), ils écrivent : « Abolissez l’exploitation de l’homme par l’homme, et vous abolirez l’exploitation d’une nation par une autre nation.
   Avec l’antagonisme des classes à l’intérieur de la nation, tombe également l’hostilité des nations entre elles » (pp. 43-44). Toutefois, cette vision n’exclut pas la violence, en l’occurrence la guerre civile pour la destruction de la société de classes : « Si le prolétariat dans sa lutte contre la bourgeoisie, se constitue nécessairement en classe, s’il s’érige par une révolution en classe dominante et, comme classe dominante, détruit par la violence, l’ancien régime de production, il détruit, en même temps que ce régime de production, les conditions de l’antagonisme des classes, il détruit les classes en général et, par là même, sa propre domination en tant que classe » (p. 47). Lénine confirmera cette analyse en 1915 en pleine « grande guerre » : « Les socialistes ont toujours condamné les guerres entre les peuples comme une entreprise barbare et bestiale. Mais notre attitude à l’égard de la guerre est foncièrement différente de celle des pacifistes (partisans et propagandistes de la paix) bourgeois et anarchistes. Nous nous distinguons des premiers en ce sens que nous comprenons le lien inévitable qui rattache les guerres à la lutte des classes à l’intérieur du pays, que nous comprenons qu’il est impossible de supprimer les guerres sans supprimer les classes et sans instaurer le socialisme ; et aussi en ce sens que nous reconnaissons parfaitement la légitimité, le caractère progressiste et la nécessité des guerres civiles, c’est-à-dire de guerres de la classe opprimée contre celle qui l’opprime, des esclaves contre les propriétaires d’esclaves, des paysans serfs contre les seigneurs terriens, des ouvriers salariés contre la bourgeoisie. Nous autres, marxistes, différons des pacifistes aussi bien que des anarchistes en ce sens que nous reconnaissons la nécessité d’analyser historiquement (du point de vue du matérialisme dialectique de Marx) chaque guerre prise à part ». Et plus nettement encore : « Quiconque désire une paix solide et démocratique doit être partisan de la guerre civile contre les gouvernements et la bourgeoisie ». (LENINE, Le socialisme et la guerre, disponible sur www.trotsky.org).
34. Cf. La guerre et la paix, Recherches sur le principe et la constitution du droit des gens, Collection Hetzel, E. Dentu, 1861. Tout en condamnant sans ambigüité les pratiques barbares, pillages, exécutions sommaires, extermination de populations non combattantes, civiles, destructions systématiques d’infrastructures civiles, Proudhon considère que, soumise à des règles rigoureuses, « la guerre est divine, c’est-à-dire primordiale, essentielle à la vie, à la production même de l’homme et de la société. (…) Par elle se révèlent et s’expriment, aux premiers jours de l’histoire, nos facultés les plus élevées : religion, justice, poésie, beaux-arts, économie sociale, politique, gouvernement, noblesse bourgeoisie, royauté, propriété. Par elle, aux époques subséquentes, les mœurs se retrempent, les nations se régénèrent, les États s’équilibrent, le progrès se poursuit, la justice établit son empire, la liberté trouve ses garanties. (…) La paix elle-même, sans la guerre, ne se comprend pas ; elle n’a rien de positif et de vrai, elle est dépourvue de valeur et de signification : c’est UN NEANT. » (Pp. 25-26). Et Proudhon de s’écrier : « Philanthrope, vous parlez d’abolir la guerre ; prenez garde de dégrader le genre humain » (p. 39).
35. 1847-1922.
36. Réflexions sur la violence, Marcel Rivière, 1950, p. 435.
37. 1928-1967. « Théoricien de la guérilla, Guevara était convaincu qu’il ne faut pas attendre que les conditions soient réalisées pour déclencher une révolution, que c’est tout au contraire l’initiative insurrectionnelle qui réalise ces condition. » (Mourre).
38. Cf. le télégramme envoyé par Peter Weiss au journal cubain Granma, lors de la mort du « Che » : « Il ressemblait à un Christ enlevé de la croix. Je déteste l’héroïsme de la souffrance. Je déteste le mysticisme de la résurrection. » (Biographie de Che Guevara, Berlin, 1968, cité in ROUVRE Claude-Robert, La cité et le royaume, P. Lethielleux, 1976, p. 245). Peter Weiss, écrivain et cinéaste suédois d’origine allemande (1916-1982).
39. Cité par ROUVRE Claude-Robert, op. cit., p. 102.
40. Id., p. 245.
41. Cité par DEBRAY Régis, Loués soient nos seigneurs, Gallimard, 1996, p. 186. Régis Debray, né en 1940, qui fut un compagnon de Che Guevara, ajoute : « c’est lui et non Fidel qui a inventé en 1960, dans la péninsule de Guanaha, le premier « camp de travaux collectifs » (nous dirons de travaux forcés) ». A l’occasion du 30e anniversaire de la mort du Che, Jacobo Machover, fils d’un collaborateur du Che, (in La face cachée du Che, Buchet-Chastel, 2007) ne craint pas de le décrire comme « un bourreau implacable », que son mythe fut créé par Castro et Sartre qui le considérait comme « l’homme le plus complet de notre temps ».
42. 1841-1890. Un des grands théoriciens du socialisme belge.
43. De PAEPE C. et STENS E., Manifeste du parti socialiste brabançon, in Du P.OB. au P.S.B., P.A.C. Edition Rose au poing, 1974, p. 154. N’oublions, en Belgique, pas la grève déclenchée en 1949 contre le retour du Roi Léopold III alors que ce retour était souhaité par 57% de la population consultée N’oublions pas non plus la grève de 1960 contre le projet de « loi unique », « loi d’expansion économique, de progrès social et de redressement financier », projet établi par le gouvernement social-chrétien démocratiquement élu.
44. SCHOOYANS Michel, Théologie de la libération, Le Préambule, 1987, p. 31. Le P. Ph. I. André-Vincent o.p. décrit ainsi l’itinéraire de Camillo Torrès : « La tragédie du prêtre Camillo Torrès est celle d’une passion de justice désespérée. L’abbé Camillo Torrès avait cherché sa voie à l’Université et dans les bidonvilles de Bogota. Ce prêtre était sociologue. Il étudiait les pauvres : il pensait leur pauvreté. Ses réflexions sur l’état socio-économique de la Colombie le convainquirent de la nécessité d’une révolution violente. Il en vint à se faire « guerrillero ». Devenu soldat de la Révolution, il fut tué les armes à la main dans la cordillère de Santander le 15 février 1966. L’abbé Torrès ne célébrait plus la messe. Mais pour combien de jeunes chrétiens militants (pour combien de prêtres) sa passion révolutionnaire demeure une espèce de martyre. » De son côté, « Vasconcellos, le penseur de la révolution mexicaine, a remarqué que si la révolution devient l’impératif suprême, elle justifie tous les excès : elle sanctifie, même pour les non-violents, la violence. » (L’Église dans les révolutions de l’Amérique latine, S.O.S, 1983, pp. 114-115).
45. Cité par LECOCQ P., Marxisme et violence, in BLANQUART P. et alii, op. cit., p. 128.
46. SCHOOYANS M., op. cit., pp. 16-17.
47. Il n’y a pas de distinction à faire à cet endroit puisqu’ils sont tous les deux immergés dans la même réalité et que la réflexion doit partir scientifiquement de cette réalité.
48. BLANQUART Paul, Foi chrétienne et révolution, in BLANQUART P. et alii, op. cit., pp. 152-153. On peut mettre en parallèle ce texte de Lénine : « Pour Marx, la tâche expresse de la science est de donner un véritable mot d’ordre de lutte, c’est-à-dire savoir présenter avec objectivité cette lutte comme le produit d’un système déterminé de rapports de production ; savoir comprendre la nécessité de cette lutte, son contenu, la marche et les conditions de son développement. On ne saurait donner un mot d’ordre de lutte sans étudier, dans tous ses détails, chacune des formes de cette lutte, sans la suivre pas à pas quand elle passe d’une forme à une autre, afin de savoir déterminer, à chaque instant précis, la situation sans perdre de vue le caractère général de la lutte ; son but d’ensemble : supprimer complètement et définitivement toute exploitation et toute oppression. » (Ce que sont les amis du peuple, in V. Lénine, Editions en langues étrangères, Moscou, 1954, p. 111, cité par LECOCQ P., op. cit., p. 106).
49. Intervention de la J.R.C. au Rassemblement de la J.O.C., 27-28 septembre 1975, p. 3, Ed. C. Verlinden, 11, rue du Séminaire, Namur.
50. 1895-1998.
51. La paix, ouvrage publié clandestinement en 1945 puis en 1949. Jünger mettait ses espoirs dans la construction d’une Europe des régions. Il est par le fait même et à son corps, défendant, un des maîtres à penser du Parti communautaire national-européen étiqueté d’extrême-droite. Certains contestent l’anti-nazisme de l’auteur comme en témoignent les discussions sur le blog de P. Assouline (passouline.blog.lemonde.fr).
52. HAARSCHER Guy, Les démocraties survivront-elles au terrorisme ? Labor, 2002, pp. 7-11.
53. L’homme révolté, Idées, Gallimard, 1951, p. 14.
54. HAARSCHER G., op. cit., p. 7.
55. Il s’est déclaré responsable des attentas du 11 septembre 2001 à New-York.
56. Ce terrorisme est radical. Il n’a pas les scrupules du terrorisme décrit par Camus dans sa pièce Les justes (Gallimard, 1950). Ivan Kaliayev ne lance pas sa bombe sur le grand-duc Serge parce que celui-ci est accompagné de ses neveux. Par contre, Guy Haarscher rapproche le terrorisme islamiste de cette description que fait Hegel du « grand homme » : « En poursuivant leurs grands intérêts, les grands hommes ont souvent traité légèrement, sans égards, d’autres intérêts vénérables en soi et même des droits sacrés. C’est là une manière de se conduire qui est assurément exposée au blâme moral. Mais leur position est tout autre. Une si grande figure écrase nécessairement mainte fleur innocente, ruine mainte chose sur son passage. » (HEGEL G. W. F., La raison dans l’Histoire, U.G.E. 10/18, 1971 chap. II, p. 129)
   Ajoutons encore que le but politique du terrorisme est évidemment de terroriser et donc de répandre l’idée que personne, à commencer par l’innocent, n’est à l’abri.
57. Le 21-2-2002, l’égorgement du journaliste juif Daniel Pearl, est diffusé sur Internet par les islamistes qui systématiquement filment les exécutions et les diffusent. Il en sera de même le 30-12-2006 avec la pendaison du président irakien Saddam Hussein. Le 12-8-2007, le Nouvel Observateur met en ligne, au nom du droit à l’information, l’exécution au couteau-scie et au revolver de deux hommes par des néo-nazis russes.
58. Cf. MARZANO Michela, La mort spectacle, Enquête sur l’« horreur-réalité », Gallimard, 2007.

⁢ii. d’où vient ce goût pour la violence ?

L’homme est-il, comme l’écrivait Plaute, un loup pour l’homme⁠[1]. Fondamentalement et irrémédiablement ? Et Alain a-t-il raison d’écrire que « ce sont les mêmes hommes qui font la guerre et qui aiment la paix » ?⁠[2]

Pour certains auteurs, ce sont des éléments physiques ou psychiques qui sont à l’origine de la violence.

Dans un premier temps, Freud établit un lien entre la violence et la frustration. Un désir contrarié et réprimé ne peut s’exprimer complètement dans le rêve. Sous pression, il se défoule en agressant celui qui est considéré comme responsable de la frustration. A ce stade, la violence qui est dans le cœur peut être délogée par la mise à jour des traumatismes qui en sont la cause. Par la suite, Freud adopta une position plus pessimiste et qui est bien connue. Il y a dans l’homme une pulsion de cruauté, une pulsion de mort⁠[3] qui ne provient pas d’un refoulement et qui ne peut être guérie mais que la société, sa culture et l’éducation peuvent et doivent contrôler : « Cette tendance à l’agression, que nous pouvons déceler en nous-mêmes et dont nous supposons à bon droit l’existence chez autrui, constitue le facteur principal de perturbation dans nos rapports avec notre prochain ; c’est elle qui impose à la civilisation tant d’efforts. Par suite de cette hostilité primaire qui dresse les hommes les uns contre les autres, la société civilisée est constamment menacée de ruine. L’intérêt du travail solidaire ne suffirait pas à la maintenir : les passions instinctives sont plus fortes que les intérêts rationnels. La civilisation doit mettre en œuvre pour limiter l’agressivité humaine et pour en réduire les manifestations à l’aide de réactions psychiques d’ordre éthique. De là, cette mobilisation de méthodes incitant les hommes à des identifications à et à des relations d’amour inhibées quant au but ; de là cette restriction de la vie sexuelle ; de là aussi cet idéal d’aimer son prochain comme soi-même, idéal dont la justification véritable est précisément que rien n’est plus contraire à la nature humaine primitive. Tous les efforts fournis en son nom par la civilisation n’ont guère abouti jusqu’à présent. Elle croit prévenir les excès les plus grossiers de la force brutale en se réservant le droit d’en user elle-même contre les criminels, mais la loi ne peut atteindre les manifestations plus prudentes de l’agressivité humaine. Il est toujours possible d’unir les uns aux autres par les liens de l’amour une plus grande masse d’hommes, à la seule condition qu’il en reste d’autres en dehors d’elle pour recevoir les coups. »[4]

En bon freudien, un psychanalyste s’arrêtant aux violences inouïes commises par des jeunes aujourd’hui rappelle l’importance de la culture définie comme « processus inconscient moteur de l’évolution humaine qui a pour tâche de faire vivre les humains ensemble en les contraignant à transformer individuellement et collectivement leurs tendances meurtrières aussi loin que faire se peut ». Puisque « la violence –la haine- nous habite tous », chacun doit « renoncer à agir sa violence pour pouvoir réaliser autre chose » que la destruction. « Cela suppose refoulement et sublimation. » Malheureusement, aujourd’hui, nous dénions cette violence qui est en nous. Dès lors, la violence qui apparaît chez l’enfant confronté à un interdit, si elle « ne rencontre pas un parent capable de supporter le choc (…) ne pourra pas évoluer, ni se refouler, ni se sublimer ; elle sera alors laissée à sa propre trajectoire de destruction, abandonnée à son seul fonctionnement. »[5]

Si les psychanalystes croient aux tendances violentes innées, d’autres chercheurs ont accusé le chromosome Y supplémentaire⁠[6], le saturnisme ou maladie du plomb⁠[7], les malformations du cerveau⁠[8], l’influence de certaines sécrétions comme l’excès de testostérone chez les délinquants sexuels⁠[9] ou de corps chimiques extérieurs comme les tranquillisants, les excitants, le tabac, l’alcool, les drogues.

Pour d’autres, la violence a des causes psycho-sociales. L’agressivité est exacerbée par la vie en société : une forte concentration urbaine est stressante, angoissante, dépersonnalisante. Elle provoque névroses, psychoses, suicide, délinquance.⁠[10] S’ajoute encore le manque de socialisation qui dissout les liens sociaux traditionnels fondés sur la famille, la religion, la vie communautaire. Cette dissolution favorise la solitude, l’individualisme, l’isolement médiatique. On peut accuser aussi la propriété⁠[11] ou la pauvreté, du moins ce que l’on considère comme un état de vie intolérable⁠[12]. Ou encore l’oppression⁠[13].

Parlant de la guerre en particulier, Machiavel qui se fait sociologue avant la lettre, distingue celle qui est due à l’ambition des princes ou des républiques et celle, bien plus redoutable et destructrice « qui a lieu quand un peuple contraint par la famine ou par la guerre, se lève entier avec ses femmes et ses enfants, et va chercher de nouvelles terres et une nouvelle demeure, non pour y dominer, comme ceux dont nous avons parlé plus haut, mais pour en posséder chacun son lopin, après avoir tué ou chassé les anciens habitants. Cette espèce de guerre est la plus affreuse, la plus cruelle, et c’est de celle-là que parle Salluste à la fin de l’histoire de Jugurtha[14], quand il dit que Jugurtha vaincu, on entendit parler de la ruée des Gaulois vers l’Italie. »⁠[15] L’exode des populations peut être entraîné par la famine et la guerre comme par la peste ou encore les inondations. Dans tous les cas, le surpeuplement semble déterminant : « Tite-Live donne deux causes de l’invasion des Gaulois. d’abord ils étaient attirés par la douceur de fruits et principalement par le vin que l’Italie produisait et qu’ils n’avaient point dans leur pays ; en second lieu, la Gaule était si peuplée qu’elle ne pouvait suffire à la nourriture de ses habitants. » Ces peuplades gauloises ou autres, « quelquefois elles sont en si grand nombre qu’elles débordent avec impétuosité sur les terres étrangères, massacrant les habitants, s’emparant de leurs biens et elles fondent un nouvel empire et changent jusqu’au nom de leur pays ; c’est ce que fit Moïse et ce que firent également les peuples qui s’emparèrent de l’Empire romain. » Ces intrusions sont particulièrement destructrices: « De pareils peuples, continue Machiavel, chassés de leur pays par la nécessité la plus cruelle peuvent être infiniment dangereux ; et si on ne leur oppose pas des armées formidables, ils l’emporteront toujours sur ceux qu’ils vont attaquer (…). Ces peuplades en masse sont presque toujours sorties de la Scythie[16], pays froid et stérile, dont les innombrables habitants, ne trouvant autour d’eux de quoi se nourrir, sont réduits à s’expatrier, ont mille raisons qui les en chassent et pas une qui les retienne. »

L’influence de la démographie sur les guerres a été surtout étudiée, à l’époque contemporaine, par G. Bouthoul. Ecartant les causes occasionnelles, celles que les historiens mettent en évidence, le célèbre polémologue accorde la primauté à l’élément démographique dans la genèse de la guerre⁠[17] : « dans un groupe donné, un large excédent de jeunes hommes disponibles, c’est-à-dire dépassant les tâches indispensables de l’économie (compte-tenu de l’état de la technique et des niveaux de vie), doit - surtout s’il n’existe pas d’autres débouchés commodes - constituer (…) une prédisposition incitatrice qui s’appliquerait cette fois à l’impulsion belliqueuse. Cette situation de la structure démo-économique peut être définie par le terme « structure explosive ». Car c’est une tendance à l’expansion brusque, de caractère à la fois spasmodique et grégaire, dont les deux types classiques sont la migration en groupe et l’expédition guerrière. Celle-ci n’étant en définitive qu’une migration armée et sophistiquée. »[18]

Bouthoul présente la guerre comme un « infanticide différé »[19] qui provoque une « relaxation démographique »[20]. L’auteur s’appuie sur l’histoire⁠[21], des schémas démographiques et nombre de témoignages d’observateurs passés⁠[22] comme Bergson, par exemple, écrivant en une formule frappante : « Laissez faire Vénus, elle vous amènera Mars »[23]. S’esquisse clairement la solution : en finir avec les « vieux tabous » qui touchent à la génération. L’auteur s’indigne (nous sommes en 1962) que « de nos jours on juge moral et légitime de prendre des mesures pour augmenter la natalité, mais révoltant et immoral de la restreindre ou de la limiter ».⁠[24] Existent et persistent des « obstacles au désarmement démographique »[25] qui, contrairement à ce qui se passe sur d’autres continents, laissent l’Europe, surtout depuis le XVIIIe siècle, lancer périodiquement ses jeunes dans des « guerres relaxatrices »[26].

Avant Bouthoul, la sociologie naissante s’était déjà penchée sur le problème de violence et de la guerre. Pour ce qui est de la méthode, Emile Durkheim⁠[27] a exercé une influence déterminante. Rappelons-nous. Pour cet auteur, si « la morale ne commence que quand commence le désintéressement, le dévouement » et si « le désintéressement n’a de sens que si le sujet auquel nous nous subordonnons a une valeur plus haute que nous, individus », il n’y a que la collectivité ou Dieu qui soient au-dessus de nous. Comme Durkheim ne voit « dans la divinité que la société transfigurée et pensée symboliquement (…), la morale commence donc là où commence la vie en groupe (…) ».⁠[28] Autrement dit, « la morale doit céder la place à une science des mœurs, à une étude scientifique de ce que les hommes font ».⁠[29] Alors que, pour Kant, ce qui doit se faire ne peut se déduire de ce qui se fait, Durkheim réduit la norme éthique au niveau d’un fait social. La société est la source de toutes les règles juridiques, morales, religieuses, intellectuelles « qui, à toute époque sont vraies parce qu’elles ont la société non seulement pour principe, mais pour objet »[30]. Et la permanence d’une règle est une épreuve de sa vérité : « C’est un postulat essentiel de la sociologie qu’une institution humaine ne saurait reposer sur l’erreur et sur le mensonge ; sans quoi elle n’aurait pu durer. Si elle n’était pas fondée dans la nature des choses, elle aurait rencontré dans les choses des résistances dont elle n’aurait pu triompher ».⁠[31]

Durkheim met en relation la violence et la notion d’anomie, c’est-à-dire l’absence de règles sociales : « Il postule que les crises économiques, morales et politiques, entraînent une dérégulation des normes de fonctionnement et des valeurs collectives. La cohésion du groupe ainsi fragilisée favorise l’émergence de comportements violents ».⁠[32]

A cela s’ajoutent des rapports sociaux qui sont susceptibles d’entraîner des abus. Pour lui, le rapport maître-élève peut être comparé au rapport entre le colonisateur et le colonisé. Il s’agit d’une forme subtile de violence : « le rapport pédagogique est le cas par excellence de la violence symbolique puisque c’est le cas où l’on cherche le moins à exercer la violence. (…) Une violence qui s’exerce avec la complicité extorquée de ceux qui la subissent. »[33] Mais cette violence inhérente à ce type de relation⁠[34] ne fait pas de Durkheim un adepte de la pédagogie libertaire⁠[35]. Il estime que cette violence structurelle doit être contrôlée par le maître : « Loin d’être découragés par quelque sentiment d’impuissance, les maîtres devraient plutôt être effrayés par l’étendue de leur pouvoir, à mesure que l’école se développe et s’organise, prend une forme « monarchique », et accroît ainsi le danger de « mégalomanie scolaire »⁠[36]. Plus le maître saura faire vivre le groupe-classe, davantage l’école s’ouvrira à la société dans son ensemble, et plus il y aura de forces qui feront échec au risque de despotisme, d’autant plus grand que les élèves sont plus jeunes ».⁠[37]

Il en va de même au niveau des relations entre nations. Analysant les responsabilités de l’Allemagne dans le déclenchement de la guerre 14-18, Durkheim constate une « hypertrophie morbide de la volonté » allemande⁠[38] qui situe la puissance de l’État au-dessus de toute morale. Nous y reviendrons.

A propos de la même guerre, son neveu et disciple Marcel Mauss⁠[39], opposé à l’idée traditionnelle de « paix armée », constatait que la guerre terminée avait consacré le principe de l’indépendance nationale mais aussi manifesté l’interdépendance croissante des sociétés : interdépendance économique et morale. Les peuples avaient révélé leur volonté de ne plus faire la guerre, d’avoir une vraie paix, dans la limitation des souverainetés nationales. Pour lui, « la solidarité organique, consciente, entre les nations, la division du travail entre elles, suivant les sols, les climats et les populations, aboutiront à créer autour d’elles une atmosphère de paix, où elles pourront donner le plein de leur vie ».⁠[40] On l’a compris, Marcel Mauss mettait tous ses espoirs dans la Société des nations, la constitution d’un droit humain à côté de la morale humaine et appelait à la rescousse les philosophes.⁠[41] La guerre, en un sens, avait donc été profitable.

En même temps, Marcel Mauss offrait une étude ethnologique qui allait avoir une grande influence sur les sociologues français. Il publie, en 1924, un Essai sur le don[42] où il décrit, à partir des pratiques de quelques sociétés archaïques, le système appelé désormais « potlatch »⁠[43]. Il s’agit d’un comportement culturel plus ou moins formel basé sur le don. Mais un don qui a lieu hors du cadre des échanges marchands⁠[44], un don luxueux, apparemment en pure perte. C’est un échange social susceptible de créer un lien social, un échange où personne n’est jamais quitte. En effet, le don appelle un contre-don, il oblige à rendre le présent ce qui peut entraîner une rivalité par la volonté de dépasser l’autre ou une querelle si le don est refusé. M. Mauss précise : « ...le motif de ces dons et de ces consommations forcenées, de ces pertes et de ces destructions folles de richesses, n’est, à aucun degré, surtout dans les sociétés à potlatch, désintéressé. Entre chefs et vassaux, entre vassaux et tenants, par ces dons, c’est la hiérarchie qui s’établit. Donner, c’est manifester sa supériorité, être plus, plus haut, magister ; accepter sans rendre ou sans rendre plus, c’est se subordonner, devenir client et serviteur, devenir petit, choir plus bas ».⁠[45] Si l’on considère maintenant la rencontre de sociétés différentes, on constate que « pendant un temps considérable et dans un nombre considérable de sociétés, les hommes se sont abordés dans un curieux état d’esprit, de crainte et d’hostilité exagérées et de générosité également exagérée, mais qui ne sont folles qu’à nos yeux. Dans toutes les sociétés qui nous ont précédés immédiatement et encore nous entourent, et même dans de nombreux usages de notre moralité populaire, il n’y a pas de milieu : se confier entièrement ou se défier entièrement, déposer ses armes et renoncer _ sa magie, ou donner tout depuis l’hospitalité fugace jusqu’aux filles et aux biens.

(…) C’est qu’ils n’avaient pas le choix. Deux groupes d d’hommes qui se rencontrent ne peuvent que : ou s’écarter - et, s’ils se marquent une méfiance ou se lancent un défi, se battre - ou bien traiter. »[46]

Marcel Mauss conclut qu’il y a une « instabilité entre la fête et la guerre »[47].

Disciples de Marcel Mauss, Georges Bataille⁠[48] et Roger Caillois⁠[49] vont poursuivre la réflexion de leur maître

Reprenant la notion de potlatch où l’échange est une perte somptuaire, une dépense d’excédent, G. Bataille affirme que « l’organisme vivant, dans la situation que déterminent les jeux de l’énergie, à la surface du globe, reçoit en principe plus d’énergie qu’il n’est nécessaire au maintien de la vie : l’énergie (la richesse) excédante peut être utilisée à la croissance d’un système (par exemple d’un organisme) ; si le système ne peut plus croître, ou si l’excédent ne peut en entier être absorbé dans sa croissance, il faut nécessairement le perdre sans profit, le dépenser, volontiers ou non, glorieusement ou sinon de façon catastrophique »[50] Ce qui l’amène à considérer la guerre comme « une dépense catastrophique de l’énergie excédante » : « La méconnaissance ne change rien à l’issue dernière. Nous pouvons l’ignorer, l’oublier : le sol où nous vivons n’est, quoi qu’il en soit, qu’un champ de destructions multipliées. Notre ignorance a seulement cet effet incontestable : elle nous mène à subir ce que nous pourrions, si nous savions, opérer à notre guise. Elle nous prive du choix d’une exsudation qui pourrait nous agréer. Elle livre surtout les hommes et leurs œuvres à des destructions catastrophiques. Car si nous n’avons pas la force de détruire nous-mêmes l’énergie en surcroît, elle ne peut être utilisée ; et, comme un animal intact qu’on ne peut dresser, c’est elle qui nous détruit, c’est nous-mêmes qui faisons les frais de l’explosion inévitable.

Ces excès de force vive, qui congestionnent localement les économies les plus misérables, sont en effet les plus dangereux facteurs de ruine. Aussi la décongestion fut-elle en tous temps, mais au plus obscur de la conscience, l’objet d’une recherche fiévreuse. Les sociétés anciennes le trouvèrent dans les fêtes ; certaines édifièrent d’admirables monuments, qui n’avaient pas d’utilité ; nous employons l’excédent à multiplier des « services »[51], qui aplanissent la vie, et nous sommes portés à en résorber une partie dans l’augmentation des heures de loisir. Mais ces dérivatifs ont toujours été insuffisants : leur existence en excédent malgré cela (en de certains points) a voué en tous temps des multitudes d’êtres humains et de grandes quantités de biens utiles aux destructions des guerres. De nos jours, l’importance relative des conflits armés s’est même accrue : elle a pris les proportions désastreuses qu’on sait.

L’évolution récente est la suite d’une croissance en bond de l’activité industrielle. Tout d’abord ce mouvement prolifique freina l’activité guerrière en absorbant l’essentiel de l’excédent : le développement de l’industrie moderne donna la période de paix relative de 1815 à 1914. Les forces productives se développant, accroissant les ressources, rendaient possible dans le même temps la multiplication démographique rapide des pays avancés (c’est l’aspect charnel de la prolifération osseuse des usines). Mais la croissance, que les changements techniques rendirent possible, à la longue devint malaisée. Elle devenait elle-même génératrice d’un excédent accru. » Ainsi les deux guerres mondiales du XXe siècle « exsudèrent » ce « trop-plein » d’énergie : « c’est son importance qui leur donna leur extraordinaire intensité ». Dans cette conception fort matérialiste⁠[52], où l’énergie croissante détermine une « exsudation », le seul espoir « d’échapper à une guerre déjà menaçante » est de « dériver la production excédante, soit dans l’extension rationnelle d’une croissance industrielle malaisée, soit dans des œuvres improductives, dissipatrices d’une énergie qui ne peut être accumulée d’aucune façon ». Et l’auteur reconnaît que « ceci pose des problèmes nombreux d’une complexité épuisante. »[53]

Si la pensée de G. Bataille s’articule autour de l’idée de don et de dépense, celle de Roger Caillois⁠[54] tributaire des recherches de Durkheim, de Mauss, de Bataille et de G. Dumézil⁠[55] va s’attacher aussi à l’idée de dépense et insister sur l’importance du sacré et de la fête. Mauss avait souligné la proximité de la fête et de la guerre. Caillois va présenter la guerre comme un substitut à la fête sacrée dans le monde moderne.

La fête primitive « est un temps d’excès. On y gaspille des réserves quelquefois accumulées durant plusieurs années. On viole les lois les plus saintes, celles sur qui paraît fondée la vie sociale elle-même ». Elle suspend ou diminue les pouvoirs traditionnels. C’est « aussi le temps des sacrifices, le temps même du sacré, un temps hors du temps, qui recrée la société, la purifie et lui rend la jeunesse. (…) Tous les excès sont permis, car des excès mêmes, des gaspillages, des orgies et des violences, la société attend sa régénération ».⁠[56] Le sacré dans la vie ordinaire se manifeste surtout par des interdits, il apparaît comme négatif. Par contre, la fête instaure le règne du sacré par la suspension des règles. Un exemple anodin de fête sacrée, « le simple dimanche est d’abord un temps consacré au divin, où le travail est interdit, où l’on doit se reposer, se réjouir, et louer Dieu »[57].

Cette analyse s’appuie sur des sociétés primitives ou traditionnelles. qu’en est-il aujourd’hui ? L’auteur répond : « Il semble (…) que, dès l’apparition des États fortement constitués et de plus en plus nettement à mesure que leur structure s’affirme, l’antique alternance de la frairie et du labeur, de l’extase et de la maîtrise de soi, qui faisait renaître périodiquement l’ordre du chaos, la richesse de la prodigalité, la stabilité du déchaînement, s’est trouvée remplacée par une alternance d’un tout autre ordre, amis qui seule présente dans le monde moderne un volume et des caractères correspondants : celle de la paix et de la guerre, celle de la prospérité et de la destruction des résultats de la prospérité, celle de la tranquillité réglée et de la violence obligatoire ».⁠[58]

Certes, la fête ancienne est joie et débordement de vie et la guerre horrible et catastrophique mais elles occupent toutes deux la même place dans la vie des sociétés. La guerre est « le pendant moderne et sombre de la fête »[59] Ni nos jours de fête, ni nos vacances ne peuvent soutenir la comparaison avec la fête primitive : « la guerre représente bien le paroxysme de l’existence des sociétés modernes. Elle constitue le phénomène total qui les soulève et les transforme entièrement, tranchant par un terrible contraste sur l’écoulement calme du temps de paix. C’est la phase de l’extrême tension de la vie collective, celle du grand rassemblement des multitudes et de leur effort. » Chacun est enlevé à son travail, à sa famille, à ses occupations, à ses préoccupations : « ainsi succède à cette sorte de cloisonnement où chacun compose son existence à sa guise, sans participer beaucoup aux affaires de la cité, un temps où la société convie tous ses membres à un sursaut collectif qui les place soudain côte à côte, les rassemble, les dresse, les aligne, les rapproche de corps et d’âme. (…) Elle s’empare maintenant des biens, exige le temps, la fatigue, le sang même des citoyens ».⁠[60] La guerre est le temps de l’excès, de la violence, de l’outrage : meurtre, ruse, mensonge, vol sont admis. Sourd même la joie de la destruction avec une résonance religieuse : on se sacrifie et on sacrifie l’ennemi. Elle est le temps du sacrilège et du gaspillage non plus de victuailles ou de boissons mais de projectiles coûteux.

Comme la fête sert de repère dans le temps (Noël, Pâques), la guerre est aussi un « jalon de la durée »[61]. Elle achève un temps et inaugure ensuite un autre temps. Elle apparaît vite comme inévitable et même nécessaire pour punir le méchant, comme une loi de la nature, source de civilisation, expérience régénératrice, puisqu’ »elle traduit la loi de la naissance des nations et correspond aux mouvements viscéraux de nature nécessairement horrible, qui président aux naissances physiques ».⁠[62] Dès lors, « elle constitue pour les peuples le plus haut commandement de la morale. La guerre ne doit pas servir à fonder la paix, mais la paix à préparer la guerre. (…) Tout effort valable est orienté vers la guerre et trouve en elle sa consécration. Le reste est méprisable, qui n’a pas d’utilité pour elle ».⁠[63]

Pour Caillois, « cet état d’esprit est authentiquement religieux »[64] surtout quand il s’exprime par la guerre totale. Cette guerre, destin des nations, « est inhumaine, c’est assez pour qu’on puisse l’estimer divine. On n’y manque pas. Et voici qu’on attend de ce sacre le plus puissant l’extase, la jeunesse et l’immortalité ».⁠[65]

Comparant ensuite la guerre moderne et la fête ancienne, Caillois se demande comment il se fait « que les grands sursauts des sociétés mettent ici en branle des forces généreuses et là des forces avides, aboutissent d’une part à renforcer la communion, de l’autre à creuser la division, apparaissent tantôt le fait d’une surabondance créatrice, tantôt celui d’une fureur meurtrière ? » Sans souligner une cause précise, l’auteur note que « l’enflure démesurée de la guerre et la mystique dont elle fut aussitôt l’objet, sont contemporaines de (…) trois ordres de phénomènes, liés à leur tour entre eux et qui tous d’ailleurs abondent en heureuses contreparties ».⁠[66] Ces « trois ordres de phénomènes » sont : « la civilisation industrielle et la mécanisation de la vie collective », « la disparition graduelle du domaine du sacré sous la poussée de la mentalité profane » et « la formation d’états fortement centralisés ».

En 1949, regardant l’avenir et devant les deux blocs armés par l’énergie atomique, Caillois, on ne s’en étonnera pas, est très pessimiste : « On ne saurait éviter que le prodigieux surcroît de puissance qui vient d’échoir à l’homme, ne se solde, comme les précédents, par un péril d’égale ampleur. Celui-ci paraît menacer l’existence même de l’espèce. Aussi semble-t-il susceptible d’une plus grande sacralisation. La perspective d’une sorte de fête totale, qui risque d’entraîner dans ses horribles remous la population du globe presque entière et d’annihiler la majorité de ses participants, annonce cette fois l’avènement d’une fatalité effective : épouvantable, paralysante et d’autant plus prestigieuse ».⁠[67]

Pour ces sociologues fort contestés parfois aujourd’hui, et qui, tous, ont été marqués par les horreurs vécues, la guerre apparaît comme une fatalité qu’il faut s’efforcer de combattre ou qu’il est presque impossible de détourner.

Les psychologues sont-ils moins déterministes ? Parmi les causes purement psychologiques, on cite habituellement le viol ou le refoulement de la conscience morale (selon le psychiatre Henri Baruk), l’hétérophobie (selon le polémologue Gaston Bouthoul), la néophobie (selon Pierre Karli), la frustration (selon John Dollard), la mère froide ou permissive (selon le psychologue suédois Don Olwens), l’angoisse (selon le biologiste psychosociologue Henri Laborit).⁠[68] Ou, plus simplement, ou plus traditionnellement, sont mis en cause des sentiments primaires.⁠[69]

Certains philosophes, plus radicalement, diront, avec Héraclite, que le conflit est le « père de toute chose » que « l’harmonie du monde résulte de la tension perpétuelle des contraires » : « Le combat est le père et le roi de tout. Les uns, il les produit comme des dieux, et les autres comme des hommes. Il rend les uns esclaves, les autres libres. (…) Il faut savoir que la guerre est commune, la justice une lutte et que tout devient dans la lutte et la nécessité. »[70] Quant à Hegel, il «  fait de la contradiction le moteur même de l’histoire. (…) Les révolutions, les guerres, les massacres ne seraient que l’expression du « travail négatif » grâce auquel les contraires peuvent finalement se réconcilier et s’unir ».⁠[71]

Bref, non seulement la violence est partout, mais elle semble difficilement explicable tant elle a de facettes, irrépressible, inévitable puisque si nous affirmons que « la violence suppose la volonté d’infliger un dommage physique ou moral à la personne d’autrui », nous devons admettre qu’« il y a violence chaque fois que des personnes ne reçoivent pas le respect qui leur est dû ».⁠[72] Dans la même perspective, mais plus précisément, E. Herr cite cette définition : « Il y a violence quand, dans une situation d’interaction, un ou plusieurs acteurs agissent de manière directe ou indirecte, massée ou distribuée, en portant atteinte à un ou plusieurs autres à des degrés variables, soit dans leur intégrité physique, soit dans leur intégrité morale, soit dans leurs possessions, soit dans leurs participations symboliques et culturelles. » ⁠[73] Elle est donc quotidienne et universelle. Nous en sommes tous victimes ou auteurs. Elle est en nous, elle est même peut-être dans la nature des choses, dans notre nature. Et plus en nous qu’en l’animal.⁠[74]

Gandhi, l’apôtre de la non-violence, le confirme puisqu’il reconnaît que « la non-violence a pour condition préalable le pouvoir de frapper. C’est un refrènement conscient et délibéré du désir de vengeance que l’on ressent ». Cette vengeance elle-même, dit-il, « est toujours supérieure à la soumission passive, efféminée, impuissante, mais la vengeance aussi est faiblesse. Le désir de vengeance naît de la crainte d’un mal imaginaire ou réel. » En ce qui concerne la non-violence, elle « ne se réalise pas mécaniquement. Elle est la plus haute qualité du cœur et elle s’acquiert par la pratique. »[75]

La vengeance est une faiblesse, écrit Gandhi, elle apparaît comme l’aveu d’une défaite puisqu’aucun autre moyen n’a été trouvé : « La véritable force est celle qui, sans violence, par le seul rayonnement de ses convictions, ferait triompher, partout et avec l’assentiment de tous, le règne du droit »[76].

Vladimir Jankelevitch (1903-1985), dans Le pur et l’impur (1960) renchérit : « Il ne serait pas exagéré de définir la violence : une force faible. C’est la force qui s’oppose à la faiblesse : la violence, elle, s’oppose à la douceur ; la violence s’oppose si peu à la faiblesse que la faiblesse n’a souvent pas d’autre symptôme que la violence ; faible et brutale, et brutale, parce que faible précisément ». Mais, cherche-t-on toujours d’autres moyens ? La violence n’est-elle pas la voie la plus immédiate, la plus simple, la plus efficace finalement ?


1. Asinaria, II, 4, 88.
2. Propos sur la politique, PUF, 1952, p. 178.
3. In Trois essais sur la théorie sexuelle, Folio Essais, 1989. Deux pulsions animent l’homme: Eros qui pousse à aller vers l’autre et Thanatos dont le but « est de briser tous les rapports donc détruire toute chose. Il nous est permis de penser de l’instinct de destruction que son but final est de ramener ce qui vit à l’état inorganique, et c’est pourquoi nous l’appelons instinct de mort. » (Abrégé de psychanalyse, PUF, 1992, p. 7). Il s’agit d’ »un dynamisme primitif, sans amour, ni haine, mais hostile, qui ne manifeste aucune pitié » (Dominique Cupa sur www.cairn.info). « Pour Freud comme pour Nietzsche, la cruauté constitue une pulsion première pour tout l’être humain, et aucun d’entre nous ne peut jamais s’en défaire parfaitement » (RIQUET Fr., Nietzsche et Freud : le rapport cruauté, culpabilité et civilisation, sur wikisource.org/ wiki/ Nietzsche et_Freud).
4. Malaise dans la civilisation, PUF, 1971, pp. 65-66. Rappelons qu’avant Freud, chacun à sa manière, Hobbes et Nietzsche étaient convaincus que l’agressivité était bien inscrite dans la nature de l’homme. Pour Hobbes, « les hommes ne retirent pas d’agrément, mais au contraire un grand déplaisir de la vie en compagnie, là où il n’existe pas de pouvoir capable de les tenir en respect. Car chacun attend que son compagnon l’estime aussi haut qu’il s’apprécie lui-même, et à chaque signe de dédain, ou de mésestime il s’efforce naturellement, dans toute la mesure où il l’ose, d’arracher la reconnaissance d’une valeur plus haute : à ceux qui le dédaignent, en leur nuisant ; aux autres, par de tels exemples.
   De la sorte, nous pouvons trouver dans la nature humaine trois causes principales de querelles : premièrement la rivalité, deuxièmement la méfiance, troisièmement la fierté.
   La première de ces choses fait prendre l’offensive aux hommes en vue de leur profit. La seconde, en vue de leur sécurité. La troisième, en vue de leur réputation. Dans le premier cas, ils usent de violence pour se rendre maître de la personne d’autres hommes, de leurs femmes, de leurs enfants, de leurs biens. Dans le second cas, pour défendre ces choses, dans le troisième cas, pour des bagatelles, par exemple pour un mot, sourire, une opinion qui diffère de la leur, ou quelque autre signe de mésestime, que celle-ci porte directement sur eux-mêmes ou qu’elle rejaillisse sur eux. » (Le Léviathan, Sirey, 1971, pp. 123-124). Quant à Nietzsche, il est plus proche de Freud en parlant plus crûment de la volonté de puissance qui nous anime  mais qu’il ne faut pas penser contrarier : « Il faut aller ici jusqu’au tréfonds des choses et s’interdire toute faiblesse sentimentale : vivre, c’est essentiellement dépouiller, blesser, violenter le faible et l’étranger, l’opprimer, lui imposer durement ses formes propres, l’assimiler ou tout au moins (c’est la solution la plus douce) l’exploiter ; mais pourquoi employer toujours ces mots auxquels depuis longtemps s’attache un sens calomnieux ? Le corps à l’intérieur duquel, comme il a été posé plus haut, les individus se traitent en égaux –c’est le cas dans toute aristocratie saine- est lui-même obligé, s’il est vivant et non moribond, de faire contre d’autres corps ce que les individus dont il est composé s’abstiennent de se faire entre eux. Il sera nécessairement volonté de puissance incarnée, il voudra croître et s’étendre, accaparer, conquérir la prépondérance, non pour je ne sais quelles raisons morales ou immorales, mais parce qu’il vit, et que la vie, précisément est volonté de puissance. Mais sur aucun point la conscience collective des Européens ne répugne plus à se laisser convaincre. La mode est de s’adonner à toutes sortes de rêveries, quelques-unes parées de couleurs scientifiques, qui nous peignent l’état futur de la société, lorsqu’elle aura dépouillé tout caractère d’ « exploitation ». Cela résonne à mes oreilles comme si on promettait d’inventer une forme de vie qui s’abstiendrait de toute fonction organique. L’ « exploitation » n’est pas le fait d’une société corrompue, imparfaite ou primitive ; elle est inhérente à la nature même de la vie, c’est la fonction organique primordiale, une conséquence de la volonté de puissance proprement dite, qui est la volonté même de la vie, à supposer que ce soit là une théorie neuve, c’est en réalité le fait primordial de toute l’histoire, ayons l’honnêteté de le reconnaître ». (Par-delà le bien et le mal, UGE, 10/18, 1979, § 259).
5. LEBRUN Jean-Pierre, La violence a cent visages, 12/06/2006, sur www.freud-lacan.com. Psychiatre et psychanalyste, J.-P. Lebrun fut président de l’Association freudienne internationale.
6. L’être humain a 46 chromosomes : 22 paires de chromosomes identiques et deux chromosomes sexuels (gonosomes) X et Y chez l’homme, XX chez la femme.) Il y aurait chez certains délinquants un chromosome Y qui s’ajouterait à la paire sexuelle normale : au lieu d’XY, on a XYY et 47 chromosomes. Cette thèse a été défendue, en 1965, par la biologiste britannique Patricia Jacobs, confirmée par d’autres chercheurs, contestée dans les années 1970 et reprise en 1989 par un chercheur français, Jean-Claude Job.
7. Selon le chimiste britannique Derek Bryce Smith (1974).
8. On préconise alors la micro-chirurgie ou la chimiothérapie pour traiter certains délinquants.
9. Dans ce cas sera recommandée la castration chimique.
10. Cf. K. Lorenz, in L’Express, 1-6-1970: « …la réaction agressive provoquée par la proximité de trop nombreux voisins n’a rien à voir avec la culture…​ Le besoin d’espace, de territorialité est un facteur inné : l’observation prouve que la charité humaine disparaît lorsque les hommes vivent trop serrés. »
11. Cf. BERGSON H., Les deux sources de la morale et de la religion, IV, La société naturelle et la guerre, in Œuvres, PUF, 1963, p. 1217: « L’origine de la guerre est la propriété, individuelle ou collective, et comme l’humanité est prédestinée à la propriété par sa structure, la guerre est naturelle. L’instinct guerrier est si fort qu’il est le premier à apparaître quand on gratte la civilisation pour retrouver la nature. »
12. A propos de ce qu’il appelle les « guerres d’aujourd’hui », Bergson écrit en 1932: « On cherche de moins en moins à conquérir pour conquérir. On ne se bat plus par amour-propre blessé, pour le prestige, pour la gloire. On se bat pour n’être pas affamé, dit-on, - en réalité pour se maintenir à un certain niveau de vie au-dessous duquel on croit qu’il ne vaudrait plus la peine de vivre » (Id., p. 1219).
13. Cf. J.-J. Rousseau, in Œuvres complètes, Tome 3, Pléiade, 1964, p. 608: « Je vois des peuples infortunés gémissants sous un joug de fer, le genre humain écrasé par une poignée d’oppresseurs, une foule affamée, accablée de peine et de faim, dont le riche boit en paix le sang et les larmes, et partout le fort armé contre le faible du redoutable pouvoir des lois. »
14. Vers 160-vers 104. Général numide que les Romains parfois corrompus par ses richesses finirent par combattre et vaincre. La Guerre de Jugurtha a été écrite par Salluste (86-35) homme politique, militaire et historien romain. Notons qu’il y eut de nombreux raids gaulois sur les territoires occupés par Rome. Le plus célèbre, avant notre ère, est, bien sûr, celui de 390 qui vit Rome mise à sac. Mais d’autres incursions moins spectaculaires eurent lieu aux IIIe, IIe et Ier siècles av. J.-C.
15. Cette citation comme celles qui suivent sont extraites de MACHIAVEL N., Discours sur la Première Décade de Tite-Live (1531), Livre II, Chapitre VII. Tite-Live (-59 à +17), historien, auteur de l’Histoire romaine (Ab urbe condita). Cf. PHILONENKO Alexis, Essai sur la philosophie de la guerre, Vrin, 2003, pp.17-18.
16. La Scythie est une région qui s’étendait de l’Ukraine à l’Iran et où vivaient des populations nomades.
17. La structure explosive (due à la croissance démographique) n’est pas, loin de là, la seule cause de l’impulsion belliqueuse. Mais elle est aussi primordiale à notre avis, car elle constitue une prédisposition latente. Lorsqu’elle est présente, elle se surajoute aux autres causes de conflit, les renforce et les rend plus virulentes. Dans le cas contraire, elle les freine et les amenuise. La structure démographique détermine de façon inconsciente la réponse aux excitations belliqueuses du dedans et aux provocations du dehors. Elle incline à la conciliation ou à la susceptibilité violente. Elle provoque la reviviscence des griefs, les envenime ou, au contraire, les tient assoupis. » (Le phénomène guerre, op. cit., p. 131).
18. Le phénomène guerre, op. cit., p. 122.
19. Cf. BOUTHOUL G., L’infanticide différé, Hachette, 1970.
20. Le phénomène guerre, op. cit., pp. 134 et svtes. « La relaxation démographique qui consiste (…) dans le simple arrêt de l’impulsion belliqueuse et dans la chute de la combativité (avec ou sans euphorie) n’est pas liée à une proportion déterminée de pertes. » (Id., p. 137).
21. Par exemple, « à Rome, l’accroissement démographique incessant des plébéiens, petits propriétaires ruraux, les transforme, par suite de l’émiettement successoral excessif de leurs fonds, en prolétaires qui refluent vers la ville et y provoquent des désordres. Le seul remède est dans la guerre qui les éloigne et fait miroiter à leurs yeux le fameux espoir des concessions de terre, revendication éternelle des petits propriétaires ruinés. C’est sous leur pression que la guerre devient pour des siècles l’industrie nationale de Rome. » (Id., p. 127).
22. L’auteur évoque, sans références, les analyses de Platon et d’Aristote puis s’attarde à des auteurs du XVIe et XVIIe siècles dont les plus célèbres sont Montaigne (Essais, II, chap. XXIII, La Pléiade, 1950, pp. 767-768) et Montchrestien (1575-1621) (De la République, I, V, chap. V) qui fut sans doute influencé par Machiavel.
23. Les deux sources de la morale et de la religion, in Œuvres, PUF, 1963, p. 1222.
24. Le phénomène guerre, op. cit., p. 153. Parlant de la mortalité provoquée, l’auteur passe en revue diverses pratiques à travers l’histoire : l’avortement, l’infanticide, l’infanticide indirect par brutalités, mauvais traitements, castration et autres mutilations, esclavagisme, emprisonnement, monachisme, répressions, expatriation, exécution capitale, etc..
25. Id., p. 188.
26. Id., p. 180. La guerre terminée, les pertes numériques sont plus ou moins rapidement réparées. Et Bouthoul, fort de ces constatations, prévoyait en 1962 qu’on pouvait « attendre avec inquiétude la nouvelle échéance, c’est-à-dire celle de 1965-1970, date à laquelle la structure explosive des combattants de 1945 sera pleinement reconstituée » (id., p. 184).
27. 1858-1917.
28. In Bulletin de la société française de philosophie, avril 1906, A. Colin.
29. BRUN Jean, L’Europe philosophe, Stock, 1988, p. 328.
30. BREHIER Emile, Histoire de la philosophie, tome III, PUF, 1964, p. 988.
31. Durkheim cité in BREHIER Emile, id..
32. Cf. Soin, étude et recherche en psychiatrie, sur www.serpsy.org.
33. Cf. CARDI Fr. et alii, Durkheim sociologue de l’éducation, Journée d’étude 15-16 octobre 1992, L’Harmattan, 1993.
34. « Entre maîtres et élèves il y a le même écart qu’entre deux populations de culture inégale. Même, il est difficile qu’il puisse jamais y avoir, entre deux groupes de conscience, une distance plus considérable, puisque les uns sont étrangers à la civilisation, tandis que les autres en sont tout imprégnés. Cependant, par sa nature même, l’école les rapproche étroitement, les met en contact d’une manière constante…​ Quand on est perpétuellement en rapport avec des sujets auxquels on est moralement et intellectuellement supérieur, comment ne pas prendre de soi un sentiment exagéré qui se traduit par le geste, par l’attitude, par le langage…​ Il y a donc dans les conditions mêmes de la vie scolaire quelque chose qui incline à la discipline violente ». (DURKHEIM, L’éducation morale, PUF, 1992, pp. 162-163).
35. Les pédagogues libertaires comme Tolstoï qui, entre 1858 et 1862, mena une expérience à Iasnaïa-Poliana, estiment qu’il n’existe pas de droit d’éduquer et qu’au contraire, les élèves ont le droit d’apprendre en pleine liberté et de s’arranger entre eux comme ils l’entendent.
36. Id., p. 164.
37. FILLOUX J.-Cl., Durkheim, in Perspectives, vol. XXIII, n° 1-2, Unesco, 1993, pp. 305-322.
38. Cf. infra l’analyse du livre de DURKHEIM Emile, L’Allemagne au-dessus de tout, Armand Colin, 1915 (version numérique disponible sur www.uqac.uquebec.ca, p.42) Durkheim a aussi écrit en collaboration avec DENIS Ernest, Qui a voulu la guerre ? (1915), Kimé, 1998, à partir de documents diplomatiques.
39. 1872-1950.
40. Cf. La nation et l’internationalisme (1920), www.uqac.uquebec.ca, pp. 10-12.
41. Id., pp. 12-13.
42. Essai sur le don. Forme et échange dans les sociétés archaïques (disponible sur www.uqac.uquebec.ca).
43. Ce mot chinook, du nom d’une peuplade de la côte ouest du Canada, évoque un don alimentaire.
44. C’est une dépense pure, une « prestation totale de type agonistique », écrit MAUSS M., op. cit., p. 13.
45. Id., p. 114.
46. Id., pp. 120-121.
47. Fort de ces observations, Marcel Mauss pose les conditions de la paix, conditions morales comme nous allons le voir : « C’est en opposant la raison et le sentiment, c’est en posant la volonté de paix contre de brusques folies de ce genre que les peuples réussissent à substituer l’alliance, le don et le commerce à la guerre et à l’isolement et à la stagnation.
   (…) Les sociétés ont progressé dans la mesure où elles-mêmes, leurs sous-groupes et enfin leurs individus, ont su stabiliser leurs rapports, donner, recevoir, et enfin, rendre. Pour commercer, il ; fallut d’abord savoir poser les lances. C’est alors qu’on a réussi à échanger les biens et les personnes, non plus seulement de clans à clans, mais de tribus à tribus et de nations à nations et - surtout - d’individus à individus. C’est seulement ensuite que les gens ont su se créer, se satisfaire mutuellement des intérêts, et enfin, les défendre sans avoir à recourir aux armes. C’est ainsi que le clan, la tribu, les peuples ont su - et c’est ainsi que demain, dans notre monde dit civilisé, les classes et les nations et aussi les individus, doivent savoir - s’opposer sans se massacrer et se donner sans se sacrifier les uns aux autres. C’est l’un des aspects permanents de leur sagesse et de leur moralité.
   Il n’y a pas d’autre morale, ni d’autre économie, ni d’autres pratiques sociales que celles-là. (…) Les peuples, les classes, les familles, les individus, pourront s’enrichir, ils ne seront heureux que quand ils sauront s’asseoir, tels des chevaliers, autour de la richesse commune. Il est inutile d’aller chercher bien loin quel est le bien et le bonheur. Il est là, dans la paix imposée, dans le travail bien rythmé, en commun et solitaire alternativement, dans la richesse amassée puis redistribuée dans le respect mutuel et la générosité réciproque que l’éducation enseigne. » (Id., pp. 121-122).
48. 1897-1962.
49. 1913-1978.
50. La part maudite (1933), Editions de Minuit, Points, 1967, p. 60.
51. Note de l’auteur : « On admet que si l’industrie ne peut avoir un développement indéfini, il n’en est pas de même des « services » constituant ce qu’on nomme le secteur tertiaire de l’économie (le primaire est l’agriculture, le second l’industrie), qui comprennent aussi bien des organisations perfectionnées d’assurances ou de vente que le travail des artistes ».
52. Né dans une famille athée, Bataille se convertit au catholicisme en 1917 puis adhère au Cercle communiste démocratique de Boris Souvarine (1895-1984) tout en prenant ses distances vis-à-vis d’un certain nombre de dogmes marxistes.
53. La part maudite, op. cit., pp. 62-65. L’auteur insiste sur la difficulté de la « dérivation » : « Désormais, sans parler de dissipation pure et simple, analogue à la construction des Pyramides, la possibilité de poursuivre la croissance est elle-même subordonnée au don : le développement industriel de l’ensemble du monde demande aux Américains de saisir lucidement la nécessité, pour une économie comme la leur, d’avoir une marge d’opérations sans profit. Un immense réseau industriel ne peut être géré comme on change une roue…​ Il exprime un parcours d’énergie cosmique dont il dépend, qu’il ne peut limiter, et dont il ne pourrait davantage ignorer les lois sans conséquences. Malheur à qui jusqu’au bout voudrait ordonner le mouvement qui l’excède avec l’esprit borné du mécanicien qui change une roue. » (Id., p. 65)
54. In L’homme et le sacré (1939), Gallimard, 1950. Caillois est considéré aussi comme matérialiste, sympathisant communiste à une époque.
55. 1898-1986. Dumézil, spécialiste des cultures indo-européennes a mis à jour la tripartition fonctionnelle dont nous avons déjà parlé.
56. Op. cit., pp. 226-227.
57. Id., p. 130.
58. Id., p. 168.
59. Id., p. 235.
60. Id., pp. 228-229.
61. Id., p. 235.
62. Caillois (id., pp. 237-238) cite Goebbels : Michel, la destinée d’un Allemand, in SCHEID O., L’esprit du IIIe Reich, Perrin, 1936, p. 219.
63. L’homme et le sacré, op. cit., pp. 238-239. Caillois cite à cet endroit Erich Ludendorff (1865-1937), général en chef des armées allemandes pendant la première guerre mondiale : « Toute destinée humaine et sociale n’est justifiée que si elle prépare la guerre ». (Der Total Krieg, München, 1937, cité in RAUSCHNING H., La révolution du Nihilisme, Gallimard, 1939, p. 114.)
64. Id., p. 239: « La guerre, non moins que la fête, apparaît comme le temps du sacré, la période de l’épiphanie du divin. Elle introduit l’homme dans un monde enivrant où la présence de la mort le fait frissonner et confère une valeur supérieure à ses diverses actions. Il croit y acquérir, comme par la descente aux enfers des anciennes initiations, une force disproportionnée aux épreuves de la terre. Il se sent invincible et comme marqué du signe qui protégea Caïn après le meurtre d’Abel : «  Nous avons plongé jusqu’au fond de la vie pour en ressortir complètement transformés » (JÜNGER E., La guerre, notre mère, Paris, 1934, p. 30). Il semble que la guerre fasse boire aux combattants à longs traits et jusqu’à la lie une sorte de philtre fatal qu’elle est seule à dispenser et qui transforme leur conception de l’existence : « Nous pouvons affirmer aujourd’hui que nous avons vécu, nous soldats du front, l’essentiel de la vie et découvert l’essence même de notre être » (JÜNGER E., op. cit., p. 15).
   La guerre, divinité nouvelle, efface alors les péchés et dispense la grâce. On attribue au baptême du feu de souveraines vertus. On imagine qu’il fait de l’individu le desservant impavide d’un culte tragique et l’élu d’un dieu jaloux. Entre ceux qui reçoivent ensemble cette consécration ou qui partagent côte à côte les dangers des batailles naît la fraternité des armes. Des liens durables unissent désormais ces guerriers. Ils leur donnent un sentiment de supériorité et de complicité à la fois, envers ceux qui sont restés hors du péril ou qui n’ont joué du moins aucun rôle actif dans le combat. Car il ne suffit pas d’avoir été exposé, il faut avoir frappé. Ce sacre est double. Il implique qu’on ose non seulement mourir, mais encore tuer ».
65. Id., p. 245.
66. Id., pp. 246-247.
67. Id., p. 249.
68. A causes psychologiques, remèdes psychologiques : par le conditionnement pour élever le niveau d’insupportabilité (John Broadus Watson, Burrhus Frederic Skinner), par le transfert, la sublimation.
69. Rappelons-nous HOBBES Th., Leviathan, Sirey, 1971, p. 122: « …​nous pouvons trouver dans la nature humaine trois causes principales de querelles : premièrement, la rivalité ; deuxièmement, la méfiance ; troisièmement, la fierté. » Ou encore B. Spinoza, Traité politique, II, § 14: « En tant que les hommes sont en proie à la colère, à l’envie, ou quelque sentiment, ils sont entraînés à l’opposé les uns des autres et contraires les uns aux autres, et d’autant plus redoutables qu’ils ont plus de pouvoir et sont plus habiles et rusés que les autres animaux. »
70. HERACLITE, Fragments, n° 60.
71. PRESTON Marc, qu’est-ce que la violence ? (Sur http://aidodiscours.design-evasion.com).
72. Id..
73. MICHAUD Y., La violence, PUF, 1986, p. 8, cité par HERR E. sj, La violence, Nécessité ou liberté ?, Culture et vérité, 1990, p. 14.
74. Cf. MORIN E., Le paradigme perdu, Seuil, 1973, p. 124.
75. Lettres à l’Ashram, Albin Michel, 1971, pp. 88, 139 et 140.
76. Cf. note 74.

⁢iii. La grande question

Toutes les analyses que nous venons de présenter tentent d’expliquer le surgissement de la violence dans notre vie. Une violence omniprésente, multiforme, souvent redoutée, parfois admise voire recherchée, exaltée. Les causes sont innombrables, physiques, psychologiques, sociales, politiques, économiques, culturelles. Si certaines sont conjoncturelles, beaucoup paraissent inéluctables enracinées dans la vie, au fond de nous-mêmes. Dès lors, tout au plus peut-on espérer, avec les auteurs évoqués endiguer, canaliser, maîtriser, baliser, détourner, diminuer la violence par des mesures médicales, pédagogiques, politiques, judiciaires.⁠[1].

Reste toutefois une question fondamentale. Est-elle volontaire, est-elle un acte libre, délibéré ou est-elle, d’une manière ou d’une autre, comme ce qui précède le laisserait entendre, une force physique ou psychique qui, en nous ou hors de nous, malgré nous, nous détermine et nous entraîne ?

Etant donné, écrit E. Herr, « la multiplicité innombrable des ses diverses manifestations, mais aussi des aspects affectifs, irrationnels et chaotiques, ainsi que ses perversions de la raison (…), la violence échapperait aux prises du discours (de la raison) et du même coup à la liberté de l’homme, qu’elle précéderait et qu’elle serait capable de subvertir et de submerger comme un raz de marée. Mais touche-t-on là vraiment un rapport ultime ? La violence , le chaos et le mal sont-ils originaires dans l’être ? »[2]

Sans revenir aux auteurs « classiques » que nous avons cités précédemment, E. Herr va, pour répondre à cette question, examiner quelques-unes des grandes théories émises récemment sur ce problème et systématiquement en mesurer la pertinence.


1. On peut citer Denis Touret qui énumère toutes les théories émises sur l’agressivité humaine, ses différentes formes et son caractère constructif ou destructeur. Cf. Introduction à la sociologie et à la philosophie du droit, Litec, 2003, pp. 27-89. D. Touret est professeur à l’Université de Paris XII.
2. HERR E., op. cit., p. 11.

⁢a. Lorenz

Tout d’abord , il interroge le biologiste et zoologiste autrichien Konrad Lorenz⁠[1].

Pour Lorenz, l’agressivité est un instinct, chez l’animal comme chez l’homme, un caractère spontané. Mais alors que chez l’animal on découvre des rituels de pacification qui expliquent des liens d’amitié, chez l’homme, l’évolution rapide de l’espèce humaine, les « armes » dont elle s’est pourvue, n’ont pas été accompagnées d’inhibitions proportionnelles. Dès lors, l’agressivité humaine est particulièrement désordonnée et dangereuse.

S’appuyant sur les travaux de nombreux chercheurs, Herr conteste cette théorie. Il n’y a pas d’instinct d’agression ni de pulsion à l’agression chez l’animal mais des réponses agressives instinctives⁠[2]. Et a fortiori chez l’homme où il n’y a quasiment pas de réactions instinctives, ni de « verrous » instinctifs.

Par ailleurs, on constate aussi chez Lorenz un « darwinisme social » qui n’a rien de scientifique. On ne peut, en effet, établir de lien entre la sélection naturelle biologique et la sélection sociale.⁠[3] « La lutte sociale n’est nullement le prolongement humain de la lutte darwinienne ». « d’après la plupart des scientifiques, l’agressivité humaine (…) n’est pas contrôlée en première instance par l’appareil physiologique et n’appartient pas à l’ordre de l’instinct ». « On ne peut pas mettre la réussite socio-historique d’un groupe, d’une race ou d’un individu en rapport avec la « valeur sélective » de ses gènes (…) ».⁠[4] La condition de l’homme est radicalement autre que celle de l’animal car « la nature subit une mutation radicale au sein de la culture »[5]. Par le fait même, la composante biologique de l’agressivité humaine n’agit pas comme chez l’animal. En réduisant la culture à la nature, Lorenz évacue la liberté. Cette erreur se retrouve dans la sociobiologie popularisée par Edward Wilson⁠[6] qui considère que le biologique n’est pas seulement nécessaire mais déterminant. Si tout l’homme obéit à des lois biologiques, seuls les scientifiques, eux qui « savent », devraient exercer le pouvoir comme l’insinue Lorenz : « L’enseignement qualifié de la biologie constitue le seul fondement sur lequel on puisse établir de saines opinions sur l’humanité et sur ses rapports avec l’univers » ; « Une connaissance suffisante de l’homme et de sa position dans l’univers déterminerait automatiquement les idéaux pour lesquels nous devons lutter ».⁠[7] N’est-ce pas là un avatar du scientisme ?⁠[8]


1. 1903-1989. Il est connu pour ses travaux en éthologie, prix Nobel en 1973, a écrit, notamment, L’agression, une histoire naturelle du mal, Flammarion, 1977.
2. Cf. Van RILLAER J., L’agressivité humaine, Charles Dessart, 1975 et Pierre Mardaga, 1995. J. Van Rillaer est psychologue, professeur à l’université de Louvain-la-Neuve.
3. Le « darwinisme social » de Lorenz se traduit chez Irenäus Eibl-Eibesfeldt, son disciple, par l’affirmation que « la guerre doit remplir des fonctions très importantes dans l’évolution humaine, puisqu’elle accompagne l’espèce humaine depuis toujours (elle possède une haute valeur sélective) ». Cette idée, poursuit Herr, « induit certainement aussi des convictions comme celle-ci : la guerre résout finalement les problèmes, elle tranche les différends, débloque les situations inextricables ». Eibl-Eisenfeldt écrit, par exemple, que « L’histoire de l’humanité est jusqu’aujourd’hui l’histoire de conquérants qui ont réussi ». (Cf. HERR E., op. cit., p. 37). Eibl Eisenfeldt est né à Vienne en 1928. Il a écrit notamment Guerre ou paix dans l’homme, Stock, 1976.
4. HERR E., op. cit., p. 28.
5. Id., p. 30.
6. Entomologiste et biologiste américain, auteur de Sociobiology : the new Synthesis, 1975. Les thèses de la sociobiologie ont été critiquées, entre autres, par Marshall Sahlins, professeur d’anthropologie à l’université de Chicago, in Critiques de la sociobiologie, Gallimard, 1980 et par le biologiste P.-P. Grassé, in L’homme en accusation, De la biologie à la politique, Albin-Michel, 1980.
7. Textes extraits respectivement des Essais sur le comportement animal et humain, Seuil, 1970, et de L’agression, Une histoire naturelle, du mal, 1969, cités par HERR E., op. cit., p. 37.
8. C’est du moins l’opinion de P. Thuillier in Darwin et C°, Complexe, 1981. L’auteur (1927-1998) fut professeur d’épistémologie et d’histoire des sciences à l’université de Paris VII.

⁢b. Fromm

Après le biologiste, c’est un psychanalyste américain d’origine allemande, Erich Fromm⁠[1], qu’E.Herr va étudier.

Fromm distingue l’« agressivité bénigne », animale et humaine, liée à la survie, et l’« agressivité maligne » ou « destructivité », c’est-à-dire la cruauté et la passion de détruire. Cette « destructivité » est propre à l’homme et n’est pas « phylogénétiquement programmée »[2]. Elle est pathologique. Il ne s’agit pas d’un instinct (c’est-à-dire une réponse biologiquement conditionnée qui répond à un besoin physiologique) mais d’une passion : la passion est une impulsion non instinctive mais psychique. Les passions organisées chez l’homme en caractère, répondent « aux besoins existentiels qui sont de nature psychique »[3]. Ces besoins existentiels sont : « le besoin d’un cadre d’orientation et de dévotion (besoin religieux), le besoin de liens et de racines, le besoin d’unité vécue avec soi et avec le monde, le besoin d’être stimulé, mis à l’épreuve (pro-voqué), mis au défi, le besoin de mettre en œuvre sa propre capacité d’action et d’intervention ». Pour satisfaire ces besoins, nous suivons tous des passions souvent inconscientes (amour, tendresse avidité, désir de puissance, vengeance, plaisir de détruire, sadisme, masochisme, connaissance profonde dévouement).⁠[4] Il y a donc des passions « biophiles » et des passions « nécrophiles » destructrices et sadiques que l’auteur appelle donc agressivité maligne ou destructivité. Tout dépendra du caractère qui est un système de passions, une organisation passionnelle psychique non transmissible, non héréditaire. Pour Fromm, l’environnement joue un rôle primordial dans la formation du caractère et pour combattre l’agressivité maligne il faut donc agir sur l’environnement social, sur les structures socio-économiques.

On peut contester chez Fromm le fait qu’il sépare agressivité bénigne qui serait bonne et agressivité maligne mauvaise comme si la première n’était pas marquée aussi par la dimension psychique, comme si une agressivité ne pouvait pas être mauvaise sans être le produit d’un psychisme malade⁠[5], comme si une agressivité « biologiquement adaptée » et « psychologiquement normale » ne pouvait être mauvaise. Notons aussi que des violences échappent aux deux catégories : où ranger la violence entre États ?

En définitive, on constate que Fromm néglige l’aspect éthique du problème ou le résout sommairement : l’agressivité biologique est bonne, la mauvaise agressivité naît d’une pathologie psychique.⁠[6] Mais il oublie qu’il y a des agressivités biologiquement adaptées et psychologiquement normales que l’on rejette pour des raisons morales. Pensons à la manière dont les passions d’aimer ou de tuer peuvent être évaluées.

Fromm ne rend pas compte de tout l’homme, il le réduit au psychique ; ici aussi, l’homme est plus objet que sujet⁠[7]. Le psychisme n’est pas nécessairement le facteur déterminant premier. Même s’il affirme que « l’homme se crée soi-même dans le déroulement de l’histoire »[8] . Le « caractère individuel » ne semble pas très différent de ce qu’il appelle le « caractère social ». En tout cas le caractère individuel semble jouer  »un rôle mineur et passif » : « Au départ de cette réflexion, écrit Fromm, il y a le fait de constater que la structure du caractère de l’individu moyen et la structure socio-économique de la société à laquelle il appartient sont en relation réciproque. Le résultat de l’interaction entre la structure psychique individuelle et la structure socio-économique, c’est ce que je désigne comme caractère social.

La structure socio-économique d’une société forme le caractère social de ses membres de telle façon qu’ils veulent ce qu’ils doivent. En même temps le caractère social influence la structure socio-économique de la société ; d’ordinaire il opère comme un ciment qui assure à l’ordre de la société un surcroît de stabilité ; dans des circonstances particulières il fournit le détonateur qui provoque son effondrement. Le rapport entre le caractère social et la structure de la société n’est jamais statique ; vu que les deux éléments comportent un processus sans fin. Un changement affectant un des deux facteurs entraîne un changement des deux. »[9]

A la lecture de ces textes, certains pensent que Fromm est freudo-marxiste. E. Herr nuance cette appellation dans la mesure où Fromm a analysé les limites du freudisme et du marxisme dans plusieurs ouvrages.⁠[10]


1. 1900-1980. Le livre mis en question ici Anatomie de la destructivité humaine, Laffont, 1975.
2. HERR E., op. cit., p. 45.
3. Id., p. 46.
4. Id., p. 47.
5. Pensons au hold-up, par exemple.
6. Cf. HERR E., op. cit., p. 50.
7. Id., p. 54.
8. Fromm cité par HERR E., op. cit., p. 53.
9. FROMM E., Haben oder Sein, p. 131, cité in HERR, op. cit., p. 51. Ce livre existe en français, Avoir ou être ? : un choix dans l’avenir de l’homme, Laffont, 1976.
10. Cf. Grandeur et limites de la pensée freudienne, Laffont, 1980 ; Revoir Freud, Armand Colin, 2000 ; La conception de l’homme chez Marx, Payot, 1977.

⁢c. Galtung

Après Fromm, E. Herr examine la pensée d’un sociologue norvégien : Johan Galtung⁠[1]. Ce penseur a étudié la « violence structurelle ». Pour expliquer l’apparition de ce concept, E. Herr rappelle que les observateurs et les chercheurs qui, dans les années 1960-1970, se sont inscrits dans le mouvement appelé « Peace Research »[2], ont constaté que derrière la violence patente, la violence directe et les acteurs violents identifiables, il y a des structures, des processus latents, anonymes qui les conditionnent et les provoquent. « Pour moi, écrit Galtung, il est impossible d’accepter l’idée que la mort causée par un fusil soit d’une autre nature que la mort causée par une famine par exemple. Le concept de « violence structurelle » est donc un concept-pont ; c’est un pont entre le domaine de la paix (violence) et celui de la justice (exploitation). »[3]

Cette violence structurelle est présente dans certaines formes d’organisation sociale qui portent atteinte à l’homme et jusque dans son corps. La violence structurelle est à l’œuvre, par exemple, dans les différentes formes ou phases de l’impérialisme⁠[4]. Le colonialisme a exercé un contrôle physique sur les dominés, le néo-colonialisme les a contrôlés, malgré l’indépendance politique, par des organisations privées et publiques comme le FMI. Enfin, ce que Galtung appelle le néo-néo-colonialisme exercera son contrôle par les « communications (information et informatique), qui permettront par les moyens les plus sophistiqués, les plus efficaces et surtout les moins visibles, de garder et d’exercer le pouvoir chez les dominés (…). »⁠[5] Dès lors, on ne peut définir la paix simplement comme absence de violence directe, c’est là une « paix négative » qui « relève de l’idéologie et camoufle la vérité »[6] : « C’est là, écrit Galtung, un concept élitiste typique ; les élites en effet ne souffrent pas en général de la pauvreté, de la répression ou de l’aliénation au même degré que les autres (tandis que la guerre touche tout le monde). Or, qualifier de paix une situation dans laquelle subsistent la pauvreté, la répression et l’aliénation, c’est travestir le concept même de paix. La paix comme négation de la violence se définit comme suit : Paix= absence de violence « classique » et de pauvreté et de répression et d’aliénation, c’est-à-dire une situation plutôt utopique. La « paix » en tant qu’objectif devrait avoir ce caractère d’état qu’il n’est pas facile d’atteindre (par exemple au moyen d’accords dûment signés). »[7]

La violence structurelle désigne « tout ce qui est cause d’une différence entre la vie réalisée et la potentielle. Mais seul le premier terme, la vie réalisée, est bien connu, le deuxième, la vie potentielle (c’est-à-dire celle qu’on pourrait avoir s’il n’y avait pas de violence structurelle) est par définition mal connu : la différence n’est donc pas mesurable. »[8]

La violence directe ( assassinats, terrorisme, guerre) n’est souvent que la conséquence de structures violentes sociales, économiques, culturelles qui, à la base, sont toutes fondées sur l’inégalité, « surtout l’inégalité dans la répartition du pouvoir »[9]. Une société égalitaire serait une société juste qui connaîtrait donc une paix positive. Elle doit être mise en œuvre, au départ, par les scientifiques qui eux sont capables de « définir les besoins et intérêts véritables des hommes »[10]

Quelles remarques peut-on faire sur ce système ?

Il est construit sur un certain déterminisme qui peut faire penser à l’analyse marxiste-léniniste de l’impérialisme capitaliste. Pour Lénine comme pour Galtung, les rapports sociaux sont des rapports d’intérêts et chez Galtung, les scientifiques jouent un peu le rôle du parti, « avant-garde du prolétariat ». Il faut toutefois remarquer que, pour Galtung, le système capitaliste n’est pas seul en cause dans sa définition de l’impérialisme et qu’il ne réduit pas les rapports dominants-dominés au seul domaine économique. Mais Galtung semble confondre politique et éthique et le danger est d’ouvrir la porte à la violence pour combattre la violence structurelle : « chez Galtung, écrit E. Herr, la notion de violence structurelle et le concept de paix sont si vagues qu’à suivre cet auteur on pourrait considérer comme légitime le recours à la contrainte armée (…). L’indétermination éthique et conceptuelle qui subsiste dans la théorie de Galtung et la dramatisation attachée à l’idée de violence risquent de faire abaisser le seuil du recours à la violence, et donc de favoriser celle-ci. »[11]

On ne peut considérer comme injuste toute inégalité économique en faisant fi du mérite, de la responsabilité, des risques, des besoins, etc. Le critère d’égalité est fragile. Si l’on pense égalité économique et égalité politique et culturelle, des problèmes surgissent : l’égalité politique exprimée par la participation démocratique peut nuire à l’efficacité économique de même que le respect de telle culture.

Galtung rêve d’égalité dans les conditions de vie (structures) économiques, politiques culturelles. Mais cette égalité obtenue ne va pas éliminer ipso facto la violence structurelle car la violence n’est pas purement et simplement liée aux seules conditions de vie. L’égalité réalisée n’entraîne-t-elle pas à son tour des violences ? L’égalité doit être liée à la liberté : « l’égalité des conditions de vie n’acquiert son sens qu’à partir de l’égale dignité des libertés »[12]. La violence n’est pas liée à l’inégalité « tout court » mais à l’inégalité des droits. Injustice et violence ne s’identifient pas. L’injustice se mesure par rapport au droit et la violence est liée à un rapport de forces. C’est le droit qui désarme et arbitre par le pouvoir judiciaire. Le droit est absent chez Galtung

En insistant sur la violence structurelle (indirecte) (la mort par famine, par exemple) plutôt que sur la violence directe (la mort par fusillade, par exemple), Galtung estompe les responsabilités des agents qui restent anonymes. Il s’intéresse plus aux conséquences, aux victimes aux effets qu’aux intentions, aux motivations et finalement à la culpabilité de l’auteur de cette violence. Finalement, nous sommes d’accord de prendre conscience des responsabilités individuelles et collectives à l’égard des structures, nous reconnaissons que l’environnement social peut être mortifère et que les réalités économiques sont importantes. Toutefois, Galtung accorde une importance trop exclusive au critère d’égalité ; il a tort aussi d’identifier, comme il le fait, relations sociales et violence. Enfin : l’auteur néglige le rapport intrinsèque liberté-égalité par la fraternité ainsi que l’indispensable référence au droit.


1. Né en 1930. En français, on peut lire : Des mondes pour la paix, Mémorial de Caen, 2003.
2. Dans ce mouvement de Peace research, s’inscrivent le SIPRI à Stockolm, fondé en 1966 pour commémorer cent cinquante ans de paix ininterrompue en Suède et le GIPRI à Genève en 1979. Le GRIP (Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité), à Bruxelles, entre autres organismes, a travaillé pour le SIPRI. Il s’intéresse particulièrement aux conflits (prévention, gestion, résolution), à l’armement ( prolifération et contrôle des transferts, économie de l’armement ) et à la sécurité internationale (au niveau de l’Union européenne principalement).
3. Violence directe et violence indirecte, in Alternatives non-violentes, 34, 1980, p. 66, cité par HERR, op. cit., p. 67.
4. Pour définir l’impérialisme selon Galtung, Herr cite ce passage d’une étude consacrée au sociologue norvégien : « L’impérialisme est caractérisé par une tête de pont que la nation dominante (Centre) a établie dans la nation dominée (Périphérie) de telle sorte que chacune des deux nations, la centrale et la périphérique, se trouve elle-même scindée en deux (un centre dominant ou élite et une périphérie dominée ou masses) et que les relations entre tous ces fragments créent des conflits et des harmonies d’intérêts extrêmement subtils. » (BOSC R., La théorie structurelle de l’impérialisme de J. Galtung, in Projet, n° 68, 1972, pp. 974-987).
5. HERR E., op. cit., p. 70.
6. Id., p. 71.
7. Typologie de la violence, in La violence et ses causes, Unesco, 1980, p. 93.
8. Violence directe et violence indirecte, in Alternatives non violentes, n° 34, 1980, p. 66, cité in HERR, op. cit., p. 71.
9. J. Galtung cité in HERR, op. cit., p. 79.
10. HERR, op. cit., p. 76.
11. Id., p. 85.
12. Id., p. 82.

⁢d. Girard

Le dernier auteur qui retient l’attention d’E. Herr, dans cette étude, est le célèbre René Girard.⁠[1]

Au fond de l’homme gît un mécanisme que Girard appelle le désir mimétique : le désir humain imite le désir d’un autre qu’il appelle médiateur ou modèle. Le sujet désirant ne choisit pas l’objet de son désir en fonction de ses goûts ou en fonction des qualités inhérentes à l’objet. Le sujet désire un objet parce qu’il est désiré par un autre (le médiateur). Le désir ne doit donc pas être confondu avec l’appétit ou le besoin dont les objets sont déterminés par l’instinct. Il est indéterminé et varie en fonction du médiateur dont le désir nous fascine. En désirant, nous croyons être autosuffisants alors que nous sommes mus par notre insuffisance puisque nous envions l’autre. Une insuffisance que nous récusons, bien sûr, mais qui est réelle : c’est « le mensonge romantique ». Je désire telle voiture non parce qu’elle me convient ou possède des qualités remarquables mais parce qu’en la possédant je ressemblerai à cet homme d’affaires, à ce sportif ou à ce séducteur. Mais je n’avouerai pas ce tiers admiré. Celui-ci par ailleurs ne tient tant à sa voiture que dans la mesure où elle suscite le désir d’autres. Le désir mimétique provoque une circularité, une concurrence incessante. Désirant le même objet, médiateur et sujet deviennent des doubles, des jumeaux (des frères ennemis comme Abel et Caïn, Romulus et Remus, Polynice et Etéocle, Joseph et ses frères,…​). Mais, plus les désirs sont proches, plus la rivalité grandit, le médiateur est modèle mais aussi obstacle. Surgit la jalousie, l’envie, la haine, ce que Girard appelle la « médiation interne »[2]. La haine parce que le médiateur peut interdire l’objet au sujet. Et donc, « les rapports humains sont sujets au conflit (…), toujours menacés par l’identité des désirs »[3].

Toute l’histoire humaine est marquée par cette contagion mimétique qui fait sans cesse obstacle à la bonne entente entre les hommes. Les libéraux se trompent donc lorsqu’ils disent que c’est la rareté qui engendre les conflits, c’est, pour Girard, même dans l’abondance, le fait de désirer le même objet qui est à l’origine des conflits.

Le mécanisme décrit entre deux personnage se reproduit au niveau des sociétés. Tous les membres d’un groupe deviennent concurrents, adversaires, oubliant même l’objet de leur dispute. Cette situation dangereuse, destructrice ne peut se résoudre que par le sacrifice d’un bouc émissaire[4], le pharmakos grec, empoisonneur et remède. La guerre de tous contre tous devient la guerre de tous contre un seul⁠[5]. Cette victime propitiatoire est une victime innocente désignée comme responsable du conflit (l’âne dans Les animaux malades de la peste[6]). On le choisit en fonction d’une marginalité physique, intellectuelle, sociale (roi ou esclave), raciale (les signes victimaires), à l’extérieur du groupe et on l’accuse de crimes très graves. Son exécution ramène la paix et confirme l’idée de sa culpabilité mais, comme sa mort a mis fin au désordre, il devient sacré et le souvenir du sacrifice salutaire sera ritualisé. Tel est le fondement de la culture et de toute société : le sacrifice d’une victime dont on (les prêtres) cache l’innocence.

La ritualisation a pour but de rappeler et exorciser le danger de rivalité. De même, pour se protéger de la contamination mimétique, la société édicte des interdits, des tabous. Ainsi la condamnation de l’inceste vise à écarter les femmes proches du désir, les interdits alimentaires ont la même fonction, ils ne portent pas sur des choses rares mais sur des aliments proches qu’on pourrait se disputer. Dans son examen du décalogue, Girard constate que le législateur après avoir interdit, comme pour parer au plus pressé, les actions violentes (tuer, commettre l’adultère, voler, porter un faux témoignage) condamne la convoitise, c’est-à-dire le désir non de posséder l’objet mais d’être comme le prochain, modèle de nos désirs. Lever les interdits, chasser la religion qui s’est fondée sur la violence est donc éminemment dangereux.

Pour Girard enfin seul le christianisme « démonte le mécanisme sacrificiel et dévoile l’illégitimité de la violence »[7]. Seul le Nouveau Testament rompt de manière radicale avec l’enchaînement décrit, avec la violence et la logique sacrificielle. Certes, les hommes exercent contre le Christ leur violence propitiatoire : n’est-ce pas Caïphe, le Grand Prêtre « qui avait suggéré aux Juifs : il est avantageux qu’un seul homme meure pour le peuple »[8], avantageux pour réunifier le peuple ? Mais, du côté du Christ, la rupture est totale avec les récits qui ont inspiré à Girard la description qui précède. La parabole des vignerons homicides en témoigne, avant le récit de la Passion⁠[9]. Si le sacrifice victimaire est fondateur des religions et des cultures « et si ce fondement reste fondateur dans la mesure où il n’apparaît pas, il est clair que seuls les textes où ce fondement apparaît ne seront plus fondés par lui et seront vraiment révélateurs ».⁠[10] Le Christ n’est pas une victime innocente comme les autres : son innocence est notoire (Pilate le sait), il est bouc émissaire volontaire. Il est une victime « incomparable en ceci qu’elle ne succombe jamais, sur aucun point, à la perspective persécutrice, ni positivement en se mettant franchement d’accord avec ses bourreaux, ni négativement en adoptant sur eux le point de vue de la vengeance qui n’est jamais que la reproduction inversée de la première représentation persécutrice, sa répétition mimétique. »[11] Le christianisme n’est pas une religion sacrificielle, le sacrifice du Christ rend absurde tout sacrifice. Jésus révèle un Dieu qui refuse la violence. Lui seul, car il est Dieu : « Il faudrait un homme qui ne doive rien à la violence, qui ne pense pas selon ses normes, et qui soit capable de lui dire son fait tout en restant complètement étranger à elle. Le surgissement d’un tel être, dans un monde entièrement régi par la violence et par les mythes de la violence, est impossible. Pour comprendre qu’on ne peut voir et faire voir la vérité que si on prend la place de la victime, il faudrait déjà occuper soi-même cette place, et pour assumer cette place dans les conditions requises, il faudrait déjà posséder la vérité. On ne peut appréhender la vérité que si on se conduit contrairement aux lois de la violence et on ne peut se conduire contrairement à ces lois que si on appréhende, déjà, cette vérité. L’humanité entière est enfermée dans ce cercle. C’est pourquoi les Évangiles, le Nouveau Testament dans son ensemble et la théologie des premiers conciles affirment que le Christ est Dieu non pas parce qu’il est crucifié mais parce qu’il est Dieu né de Dieu de toute éternité. »[12] Suivre le Christ, c’est renoncer à la violence mimétique et s’inquiéter de toutes les victimes.⁠[13]

Pour E. Herr, la logique décrite par Girard est réelle mais ne rend pas compte de tout désir ni de toute violence qui peut n’être que domination d’autrui. Non seulement le désir mimétique apparaît à certains psychologues⁠[14] comme pathologique, narcissique mais il y a aussi des expériences qui, dit Herr, « bien intériorisées (…) pourraient constituer des freins prémimétiques à la crise du même nom ».⁠[15] Il s’agit du rapport parents-enfants lorsqu’il est bien vécu avant même que le mimétisme qui est présent dans toute éducation, n’entre en fonction. d’une part, le désir des parents ne peut être mimétique puisque l’enfant n’est pas encore là. d’autre part, l’éducation, dès le départ peut canaliser, limiter le mimétisme : « Quels éléments feraient partie de cette expérience ? Certainement un début d’éducation (réussie ou non) à la distance, à la mesure et à l’attente. Par rapport à une tendance fusionnelle qui veut « tout-être-avoir-tout-de-suite », les rythmes de séparation et d’union, par exemple, avec la mère (naissance, nourriture, etc.) amènent l’enfant à sortir de l’état fusionnel, à accepter une distance-différence entre lui et la m ère (et donc à s’ouvrir à tout le reste), à faire l’apprentissage d’un rythme (d’une norme, loi) et donc du temps et finalement de la mesure (« non pas tout », ni immédiatement) ».⁠[16]

S’appuyant sur l’étude d’un spécialiste de Girard⁠[17], Herr se demande si « le sens de la quête du désir mimétique ne serait-ce pas « d’entrer en possession » de sa propre origine - seule possibilité, apparemment, de coïncider avec soi-même et d’atteindre sa plénitude ? »[18] L’Autre ne serait dès lors pas seulement le médiateur, modèle et rival, mais également « géniteur ». La violence se trouverait alors plus radicalement « dans cette volonté de récupérer chez l’autre-médiateur-géniteur l’origine de soi, donc dans une volonté d’autocréation. »[19] « La violence, précise encore Herr, est liée à la condition humaine en tant que celle-ci doit « conjuguer » une transcendance et une finitude ; c’est le refus de cette condition de notre liberté humaine paradoxale qui conduit à la violence. A travers l’imitation, le désir est à la recherche de sa propre origine ; elle devient violente parce que l’autre « détient » cette origine-là. Ainsi, par le biais du mimétisme, Girard a mis en évidence une des notions fondamentales de notre culture occidentale : le projet prométhéen d’autocréation. »[20] Pour confirmer cet approfondissement, Herr ajoute que le Christ qui rompt avec le cercle infernal de la violence mimétique et sacrificielle, se dit Fils du Père et nous propose de devenir ses fils adoptifs.

Pour Girard, c’est « la violence dissimulée dans le sacrifice de la victime émissaire » qui crée le lien social et qui engendre toute culture⁠[21].Mais il n’a pas estimé correctement la différence entre le système judiciaire et le processus victimaire qu’il tend à trop confondre. Le système judiciaire se fonde sur une unanimité, une « unité sociale » qui précède la « violence émissaire » et « confère à une autorité indépendante des parties directement intéressées le soin d’apprécier la responsabilité de la violence ».⁠[22] Le système judiciaire lutte contre la violence et cherche à démasquer, non à dissimuler, les responsabilités. Il y a nécessairement d’ailleurs un « avant » la violence mimétique. Pour qu’il y ait « mimésis », il faut qu’il y ait des objets à désirer et des médiateurs : « le désir mimétique s’appuie sur du culturel déjà là ».⁠[23] Quant à l’interdit, ce n’est pas un mécanisme essentiellement négatif mais positif. Il a pour fonction notamment dans le cas de l’inceste d’élargir l’échange et d’ouvrir à la vie.


1. Né en 1923, fut professeur de littérature comparée à Stanford et Duke (USA). Pour un bon résumé de sa pensée on peut se référer à LIBERT A.-M., Notes sur la pensée de René Girard, cours dactylographié, Initiation à la philosophie, décembre 2003. Quelques œuvres caractéristiques de R. Girard : Mensonge romantique et vérité romanesque, Grasset, 1961 ; La violence et le sacré, Grasset, 1972 ; Des choses cachées depuis la fondation du monde, Grasset, 1978 ; Le bouc émissaire, 1982 ; Je vois Satan tomber comme l’éclair, Grasset, 1999 ; Celui par qui le scandale arrive, Desclée de Brouwer, 2001.
2. Dans la « médiation externe », le sujet ne peut désirer ce que désire le médiateur. Je ne peux matériellement, vu l’état de mes finances, acquérir la Rolls Royce qui me donnerait le prestige du milliardaire.
3. LIBERT A.-M., op. cit., p. 7.
4. Le jour du Grand Pardon, des Expiations, Yom Kippour, deux boucs sont donnés par la communauté. Aaron (le frère de Moïse) « égorge le bouc du sacrifice pour le péché du peuple (…). quand il a fini de faire le rite d’absolution pour le sanctuaire, pour la tente de la rencontre et pour l’autel, il présente le bouc vivant. Aaron impose les deux mains sur la tête du bouc vivant : il confesse sur lui toutes les fautes des fils d’Israël et toutes leurs révoltes, c’est-à-dire tous leurs péchés, et il les met sur la tête du bouc ; puis il l’envoie au désert sous la conduite d’un homme tout prêt. Le bouc emporte sur lui toutes leurs fautes vers une terre stérile » (Lv 16, 15 et 20-22).
5. On se souvient de cette formule extraite du Leviathan (1, 13, § 62) de Thomas Hobbes (1651) : « bellum omnium contra omnes ». Tel est « l’état de nature » des hommes incapables de vivre en amitié.
6. Dans cette fable de La Fontaine (1621-1695), les animaux, pour apaiser le Ciel et arrêter l’épidémie, décident de sacrifier le plus coupable d’entre eux. Finalement, c’est l’âne coupable d’avoir tondu un pré de la largeur de sa langue qui est désigné comme le pelé, le galeux d’où vient tout le mal.
7. LIBERT A.-M., op. cit., p. 19.
8. Jn 18, 14.
9. « Ecoutez une autre parabole ; Il y avait un propriétaire qui planta une vigne, l’entoura d’une clôture, y creusa un pressoir et bâti une tour (cf. Is 5, 1-2) ; puis il la donna en fermage à des vignerons et partit en voyage. Quand le temps des fruits approcha, il envoya ses serviteurs aux vignerons pour recevoir les fruits qui lui revenaient. Mais les vignerons saisirent ces serviteurs ; l’un, ils le rouèrent de coups ; un autre, ils le tuèrent ; un autre, ils le lapidèrent. Il envoya encore d’autres serviteurs, plus nombreux que les premiers ; ils les traitèrent de même. Finalement, il leur envoya son fils, en se disant : « Ils respecteront mon fils. » Mais les vignerons, voyant le fils, se dirent entre eux : « C’est l’héritier. Venez ! Tuons-le et emparons-nous de l’héritage. » Ils se saisirent de lui, le jetèrent hors de la vigne et le tuèrent. « Eh bien lorsque viendra le maître de la vigne, que fera-t-il à ces vignerons-là ? » Ils lui répondirent : « Il fera périr misérablement ces misérables, et il donnera la vigne en fermage à d’autres vignerons, qui lui remettront les fruits en temps voulu » Jésus leur dit : « N’avez-vous jamais lu dans les Écritures : La pierre qu’ont rejetée les bâtisseurs, c’est elle qui est devenue la pierre angulaire ; c’est là l’œuvre du Seigneur : quelle merveille à nos yeux (Ps 118, 22-23). Aussi je vous le déclare : le Royaume de Dieu vous sera enlevé, et il sera donné à un peuple qui en produira les fruits. Celui qui tombera sur cette pierre sera brisé et celui sur qui elle tombera, elle l’écrasera. » En entendant ses paraboles, les grands prêtres et les Pharisiens comprirent que c’était d’eux qu’il parlait ». (Mt 21, 33-45).
10. Des choses cachées depuis la fondation du monde, op. cit., p. 201.
11. Le bouc émissaire, op. cit., p. 182.
12. Des choses cachées depuis la fondation du monde, op. cit., p. 242. En fait, pour Girard, ce qui distingue la Bible des récits mythiques, c’est que les Écritures initient les hommes à sortir de la violence religieuse en insistant sur l’innocence des victimes (Joseph, Job) alors que, dans les mythes, les victimes sacrifiées sont toujours coupables ou considérées comme telles et on ne s’interroge pas sur la culpabilité des bourreaux.
13. Girard note, avant le Christ, l’attitude digne de Socrate qui choisit la mort et la rébellion d’Antigone qui refuse de s’associer à la communauté qui cherche à se restructurer en faisant de Polynice la victime émissaire.
14. Herr cite J. Van Rillaer.
15. Op. cit., p. 108.
16. Id.
17. CHIRPAZ François, Enjeux de la violence, Essai sur René Girard, Cerf, 1980, pp. 36-40.
18. HERR E., op. cit., p. 110.
19. Id., p. 111.
20. Id., p. 112.
21. On peut associer, comme le fait E. Herr, cette violence fondatrice à l’ »état de nature » de Hobbes et d’autres philosophes du XVIIe siècle.
22. HERR E., op. cit., p. 119.
23. Id., p. 123.

⁢e. La conclusion d’E. Herr

Au terme de son parcours à travers les œuvres de quatre auteurs représentatifs, comment E. Herr répond-il à la question posée au début: la violence est-elle une nécessité qui s’impose à nous ou met-elle en jeu notre liberté ?

Il semble acquis que l’agressivité humaine n’est pas génétiquement programmée sauf peut-être dans certains cas pathologiques. L’homme ne se réduit pas à sa dimension biologique et même si la lutte est adéquate à la défense de la vie humaine, elle n’est pas le simple produit de la vie instinctive mais elle est ouverte au psychique et à l’éthique.

De même, si l’on prétend, comme Fromm, privilégier les passions pour expliquer la destructivité (c’est-à-dire l’agressivité pathologique, celle qui n’est pas liée à la défense de la vie), il ne faut pas oublier que l’homme n’est pas seulement passion (pulsion psychique) qui aime ou détruit : il y aussi, et de nouveau, une dimension éthique qu’il faut prendre en compte : notre vie s’inscrit dans une culture où on nous demande d’aimer et où on nous interdit de tuer.

Certes, tout acte s’enracine dans le biologique et le psychique mais il mobilise aussi notre capacité d’autodétermination, notre réflexion et notre volonté insérées dans un contexte social et culturel où elle s’engage de manière responsable.

Dans cette optique, la violence peut s’exprimer de deux manières.

Soit on renonce à sa capacité d’autodétermination ou on l’empêche de s’exercer chez autrui. A ce moment, la liberté reste prisonnière, la violence se traduit ici par l’impuissance subie ou imposée, par la privation des droits humains que l’on s’impose (auto-violence) ou que l’on impose. E. Herr donne comme exemples : l’avortement, le suicide, la torture, les manipulations biologiques et psychiques.

Soit on utilise la capacité d’autodétermination non selon une alliance symbolique et responsable avec le monde, autrui, Dieu, mais pour dominer, séparer, détruire. Sont victimes les corps, les psychismes, les sociétés, les cultures, les religions, etc. Ici, il ne s’agit plus d’un manque de pouvoir mais d’un abus de pouvoir.

Dans les deux cas, qui peuvent se représenter l’un par la figure de l’esclave, l’autre par celle du maître, les droits sont bafoués : « Le manque comme l’abus de pouvoir qui constituent la violence ne s’enracinent-ils pas dans une même peur de la mort, oscillant entre le repli dans l’impuissance (narcissisme originaire) et le fantasme de la toute-puissance (illusion et utopie de la fin). »[1] Plus simplement, à cette peur de la mort, «  l’un s’y résigne, l’autre la nie »[2].

Dans le domaine social, la liberté entendue comme capacité d’autodétermination est indissociable de la notion d’égalité mais plutôt que de parler comme Galtung d’égalité des conditions de vie est-il plus opportun de parler d’égalité des droits

Quant à Girard, il réduit l’histoire et donc les libertés à une logique d’exclusion meurtrière et de dissimulation. Il confond « une trajectoire possible de la liberté et du désir et la liberté elle-même ».⁠[3]

En somme, au terme de son enquête, E. Herr répond ainsi à la question qu’il posait au départ : la violence est « une manière d’être de la liberté elle-même, non pas comme une nécessité qui s’imposerait du dehors à celle-ci », étant bien entendu que la liberté s’inscrit toujours dans des conditions corporelles, psychiques, sociales et culturelles qui sont ouvertes, en principe, à la liberté humaine mais qui peuvent, par le fait même, être marquées par la violence et affecter les libertés jusqu’à la contrainte.⁠[4]


1. Id., p. 130. Cf. cette réflexion d’E. Levinas citée par Herr, (id) : « La violence ne se trouve pas seulement dans une bille de billard qui heurte l’autre bille, dans l’orage qui détruit une récolte, chez le maître qui maltraite l’esclave, dans un État totalitaire qui avilit ses citoyens, dans la conquête guerrière qui asservit des hommes. Est violente toute action où l’on agit comme si on était seul à agir, comme si le reste de l’univers n’était là que pour recevoir l’action ; est violente, par conséquent, toute action que nous subissons sans en être en tous points les collaborateurs. » (Difficile liberté).
2. Id., p. 64.
3. Id., p. 132.
4. Id., pp. 132-133.

⁢iv. qu’ajouter encore ?

On peut, tout en appuyant la conclusion d’E. Herr, aller plus loin. Non seulement la violence est une « manière d’être de la liberté » mais il n’est même pas sûr qu’elle soit la « manière d’être de la liberté » la plus fondamentale. Au lieu de voir, comme Héraclite⁠[1], dans le conflit « le père de toutes choses », ou comme Marx, à la suite de Hegel, dans la dialectique du maître et de l’esclave, le moteur même de l’histoire⁠[2], ne pourrait-on, au contraire, considérer que l’amour est le « père de toutes choses », l’origine et la fin de l’être ?

Gaston Fessard, en 1944, reprend l’analyse de Hegel et fait remarquer que si rien n’est « plus opposé à première vue que la lutte à mort d’où sortent le maître et l’esclave, et l’union amoureuse par laquelle l’homme et la femme fondent la communauté familiale (néanmoins) sous cette opposition apparente une profonde analogie demeure. Cette union d’amour en effet a pour prélude une lutte, excitée elle aussi par le besoin d’immortalité et l’appétit de l’existence, où les deux individus humains se prennent et se conquièrent. Et l’issue en est également une « connaissance », une « reconnaissance » qui ne s’arrête pas seulement au fait comme celle du maître par l’esclave, qui dépasse même la reconnaissance de droit, fondement de l’État, pour atteindre immédiatement son terme : la reconnaissance de l’amour.[3](…) d’autre part, c’est dans ce même acte que l’homme et la femme s’échangent et se donnent mutuellement en jouissance toute leur nature pour la satisfaction de leur besoin le plus radical, le besoin sexuel n’étant en son fond que l’expression du besoin humain par excellence, celui de l’homme en tant qu’homme ; et de cet échange le fruit n’est pas seulement un produit qui ne donne lieu qu’à une communauté inégale et limitée comme dans le cas de l’esclave et du maître, mais au contraire la création d’un bien commun qui suppose une communauté égale et lui promet un accroissement illimité : l’enfant. »[4] Voilà une des raisons pourquoi, sans doute, « depuis toujours, la réflexion a aperçu dans la famille la communauté par excellence, celle dont sortaient toutes les autres et qui leur fournissait le modèle d’une structure parfaite (…) non seulement parce que les catégories du Bien commun s’incarnent dans les relations de l’homme, de la femme et de l’enfant, mais aussi et plus profondément parce qu’elle contient le principe même de l’interaction du politique et de l’économique que la dialectique du maître et de l’esclave montre désunis. »[5] Dès lors, la dialectique du maître et de l’esclave peut être « reprise, inversée et refermée sur elle-même par une dialectique de la famille, elle-même dilatée, étendue et ouverte à la mesure de l’humanité,(en) d’autres termes, s’il est possible que le maître devienne père dans la puissance de la domination, si loin qu’elle s’étende, que l’esclave devienne fils dans le service de son obéissance, si cher qu’elle lui coûte, que l’un et l’autre deviennent frères dans le concours de leur collaboration, quel qu’en soit l’objet et l’occasion, alors il ne faudra point désespérer non plus que s’instaure entre les hommes une communion universelle, où règne un amour qui ait la chaleur et la fécondité de celui qui dans la famille unit l’époux et l’épouse. »[6]

Allons plus loin encore. En 1957, Gustave Siewerth⁠[7] nourri de saint Thomas et M. Heidegger, les dépasse, les prolonge et les unifie. Alors que, pour M. Heidegger, la mort est le sens ultime de l’existence, Siewerth se demande pourquoi il faudrait voir l’existence par rapport à sa fin et non par rapport à la naissance. Pour lui, c’est dans l’enfance que s’éclaire le sens le plus profond de l’existence humaine. L’homme ne peut mourir que parce qu’il est né. Et donc le sens authentique de la vie se trouve dans la naissance. La mort n’est que seconde. Siewerth n’idéalise pas l’enfance, ce n’est pas le paradis perdu de certains et il est bien conscient que l’enfant n’est pas un être moral qu’il peut être le « pervers polymorphe » de Freud mais l’enfant né de l’amour est destiné à l’amour même si dans la réalité cette dimension ne se retrouve pas forcément.

Tout d’abord, la conception n’est pas simplement l’union de deux pulsions mais dépassement de la nature, une forme d’oblation. Il y a plus que la nature : une alliance, la réception de l’autre, de l’hérédité, d’une famille, d’une histoire. « L’ »engendrement » est une œuvre de l’homme tout entier. Cette réalité est dans son extension non restreinte la possibilité naturelle la plus haute, la plus substantielle de l’homme, aussi longtemps qu’on ne la limite pas de manière contre nature à l’acte sexuel de la procréation. Dans celui-ci ne règne qu’une petite part de l’amour humain chargé de pouvoir en vue de l’engendrement, même si l’amour de cœur, à partir de son enracinement, selon l’unité métaphysique de la nature humaine et de sa force d’amour substantielle, se manifeste et entre en travail dans cet acte. »[8] Il y a dans la conception donation et réception, un consentement à ce qu’on ne maîtrise pas. Engendrer n’est pas créer de rien mais c’est éveiller une dot. Engendrer est une forme d’abandon.

La mère et l’enfant forment une communion de vie et d’amour et pas seulement un processus de croissance physiologique. L’enfant respire la paix et la quiétude dans la mère. Au premier contact avec le monde, il connaît la quiétude et la nutrition, la chaleur qui est douceur et tendresse. Ses sens perçoivent l’amour d’abord.

C’est pourquoi la naissance est comme une mort. L’enfant existe dans la pauvreté, dans sa mort et sollicite l’existence. « Bien qu’il soit une personne accomplie, l’enfant entre d’une manière si indigente dans la vie, comme créature humainement reçue, qu’il doit se recevoir d’abord à travers l’amour qui règne en étant procréateur »[9]. Le sujet n’est rien si on ne répond pas, si une sollicitude ne répond pas. Alors, il meurt vraiment. L’enfant est une pauvreté qui appelle, qui appelle l’amour, la sollicitude des parents et il est constitué par la réponse favorable. Si nous ne nous construisons pas à partir de l’amour, nous sommes dans ce que Heidegger appelle le « souci », dans l’angoisse, nous sommes un « être pour la mort ». L’enfant prend conscience de lui par la réponse favorable à sa sollicitation. Cette réponse à sa demande construit son être par l’intégration de l’amour qui est sollicitude, réponse à une sollicitation. L’enfant doit s’accueillir en faisant mémoire de ce qui est donné. Il ne construit pas la mémoire de la sollicitude. Ainsi, l’enfant marche par l’appel, alors il ose parce que la sollicitude l’attend. Ainsi il construit son autonomie. Dans son langage souvent lyrique, Siewerth, logiquement, dira que, pour l’enfant, « plus le cercle de vie est limpide et riche d’amour, plus profondément la vie qui repose lui devient intérieure et s’incline encore vers lui dans un sommeil suave, et plus aussi elle se met à respirer dans la ferveur intime vers un espace qui s’élargit ».⁠[10]

L’enfance est le temps de la fondation de l’adulte. Celui-ci, toutefois, risque de perdre ce qui est primordial au commencement : la perception du cœur et non de l’intelligence. Chez l’enfant, toutes les facultés sont unifiées par le cœur et non par l’intelligence comme chez l’adulte. L’intelligence doit certes se développer mais sans perdre le lien entre le cœur qui perçoit et l’intelligence qui doit croître. Autrement dit, l’expérience philosophique de l’enfance c’est l’expérience de l’amour. Nous sommes structurés par le cœur, lieu d’unité du corps et de l’esprit.⁠[11] Dès lors, l’homme peut se définir ainsi : il est  »« un dialogue et un accord de l’amour » et ce dans une plus profonde et libre disposition de soi. »[12]


1. Vers 540-480 av. J.-C.
2. Rappelons comment Alexandre Kojève, en commentateur autorisé de Hegel, présente cette dialectique du maître et de l’esclave. On sait que, dans un premier temps, il y a une lutte à mort au cours de laquelle l’un des deux combattants cède, devient esclave de l’autre. Ensuite, « Le Maître force l’esclave à travailler. Et en travaillant, l’Esclave devient maître de la nature. Or, il n’est devenu esclave du maître que parce que -au prime abord- il était esclave de la Nature, en se solidarisant avec elle et en se subordonnant à ses lois par l’acceptation de l’instinct de conservation. En devenant par le travail maître de la Nature, l’Esclave se libère donc de sa propre nature, de son propre instinct qui le liait à la Nature et qui faisait de lui l’Esclave du Maître. En libérant l’Esclave de la Nature, le travail le libère donc aussi de lui-même, de sa nature d’Esclave : il se libère du Maître. Dans le Monde naturel, donné, brut, l’Esclave est esclave du Maître. Dans le monde technique, transformé par son travail, il règne -ou, du moins, régnera un jour- en Maître absolu. Et cette Maîtrise qui naît du travail, de la transformation progressive du Monde donné et de l’homme donné dans ce Monde, sera tout autre chose que la maîtrise « immédiate » du Maître. L’avenir et l’Histoire appartiennent donc non pas au maître guerrier, qui ou bien meurt ou bien se maintient indéfiniment dans l’identité avec soi-même, mais à l’Esclave travailleur. Celui-ci, en transformant le Monde donné par son travail, transcende le donné et ce qui est déterminé en lui-même par ce donné ; il se dépasse donc, en dépassant aussi le maître qui est lié au donné qu’il laisse -en ne travaillant pas- intact. Si l’angoisse de la mort incarnée pour l’Esclave dans la personne du Maître guerrier est la condition sine qua non du progrès historique, c’est uniquement le travail de l’Esclave qui le réalise et le parfait. » (Introduction à la lecture de Hegel, Gallimard, 1947, p. 29).
3. G. Fessard note que dans ses Theologische Jugendschriften, Hegel avait pressenti « le rôle fondamental de l’amour comme unité du fait et du droit, et la fonction de la reconnaissance à l’intérieur de l’union amoureuse ». Mais son intellectualisme absolu a, par la suite, étouffé « ces germes qu’une philosophie existentielle eût pu développer ». (Autorité et bien commun, Aubier, 1944, p. 84, note 1).
4. Autorité et bien commun, Aubier, 1944, pp. 84-85.
5. Id., pp. 83 et 86.
6. Id., p. 88.
7. 1903-1963. Cf. Aux sources de l’amour, La métaphysique de l’enfance, Parole et silence, 2001.
8. Aux sources de l’amour, op. cit., p. 34.
9. Id., op. cit., p. 43.
10. Id., p. 147.
11. d’après la présentation faite par E. Tourpe aux Cours d’initiation à la philosophie de Namur en 2004. E. Tourpe est l’auteur de divers travaux sur G. Siewerth et notamment : Siewerth « après » Siewerth. Le lien idéal de l’amour dans le thomisme spéculatif de Gustav Siewerth, Peeters-Vrin, 1998. Il est l’auteur également de Donation et consentement, Une introduction méthodologique à la métaphysique, Lessius, 2000.
12. Aux sources de l’amour, op. cit., p. 149.

⁢v. Comment alors définir la violence ?

Comment la définir chez un être libre, fruit et désir d’amour, chez un être dont la liberté ne s’acquiert que dans l’amour ?

Habituellement, on définit la violence comme une « force qui perturbe ou détruit un ordre, une organisation, des règles ».⁠[1] E. Herr tient à préciser que la violence est « une manière destructrice de mettre en œuvre les forces à l’égard de divers « ordres », situations ou systèmes », ordres physique, psychique, social, culturel, spirituel. Mais il convient encore de distinguer la « violence légitime » et la « violence mauvaise » car tous les « ordres » ne se valent pas. Dès lors, la violence illégitime serait « l’atteinte à l’ordre dynamique de la réalisation de la liberté elle-même à partir et au travers de ses conditions ». Une atteinte à « la structure interne de croissance de notre liberté inséparablement unie à ses conditions d’existence et de déploiement » ou encore « une atteinte à l’unité complexe de nos libertés avec leurs conditions d’existence ».⁠[2] Etant entendu, si nous suivons l’analyse de Siewerth, que la condition d’existence essentielle est dans la sollicitation et l’accueil de la sollicitude.

Ces précisions sont indispensables car les mots peuvent être aussi ambigus que la violence. Ainsi, parler de violence comme « transgression » demande une mise au point. L’homme ne peut être ni croître que dans la liberté, c’est-à-dire dans une certaine rupture avec le biologique, le cosmique, tout ce qui s’impose à lui de l’extérieur sous peine d’auto-violence avons-nous dit. Mais il ne s’agit que d’une transgression par rapport à tout ce qui mettrait en péril l’ordre de la liberté. De même pour l’ordre de l’amour mêlé à celui de la liberté.

Quand on parle de la paix à la manière de saint Augustin, comme la « tranquillité de l’ordre »[3], s’agit-il du conformisme, de la soumission ? Certes non si l’on tient à respecter « la même dynamique d’une liberté personnelle articulée à ses conditions d’existence ».⁠[4]

Et cet ordre ne peut-il être défini comme l’ordre de l’amour qui, lorsqu’il manque, lorsqu’il est trahi ou blessé, risque de produire des actes violents⁠[5] ? C’est dire si la menace de la violence et de la guerre existera tant qu’il y aura des hommes…​

En attendant qu’ils soient saints.

Ou simplement sages ?

La raison peut-elle sauver de la violence ?


1. HERR E., op. cit., p. 133.
2. Id., p. 134.
3. « La paix du corps, c’est l’agencement harmonieux de ses parties (…) La paix de la cité, c’est la concorde bien ordonnée des citoyens dans le commandement et l’obéissance ; la paix de la cité céleste, c’est la communauté parfaitement ordonnée et parfaitement harmonieuse dans la jouissance de Dieu ; la paix de toutes choses, c’est la tranquillité de l’ordre. L’ordre, c’est la disposition des êtres égaux et inégaux, désignant à chacun la place qui lui convient ».(La Cité de Dieu, XIX, 13, 1).
4. HERR E., op. cit., p. 135. Toute cette analyse nous montre l’importance, dans ce problème de la violence comme dans les autres problèmes, d’une juste anthropologie.
5. On pourrait aussi de pencher sur l’œuvre d’Alfred Adler (1870-1937), ce psychothérapeute autrichien d’origine juive converti au protestantisme. Il fréquenta Freud avant de rompre avec lui. En effet, pour Adler, les pulsions sont moindres que la capacité naturelle à la liberté. Dans son livre L’enfant difficile (1930) traduit en français en 1949 (Payot) (disponible sur http://classiques.uqac/classiques), l’auteur étudie, entre autres, l’enfant gâté, le menteur, le voleur, l’enfant détesté, l’ambitieux, l’énurétique (incontinent). Si chaque cas est différent, « tous présentent les visibles défauts d’une invisible structure de leur personnalité dont le trait essentiel est l’insuffisant développement du sentiment social » (Préface du Dr Herbert Schaffer, traducteur, p. 8) « Et c’est dans la personne de sa mère que l’enfant réalise sa première expérience d’une relation sociale. L’enfant s’intéresse d‘abord à sa mère, c’est son premier pas vers l’intérêt qu’il portera plus tard aux autres. Cette première expérience est très significative pour l’enfant. La façon dont il fait l’expérience de sa mère est capitale pour l’enfant. » De même, par la suite, les éducatrices guideront les enfants « afin de leur donner la possibilité de trouver des relations avec autrui. Ce rapport « Toi à moi » joue un rôle capital dans toutes les facultés importantes de l’individu. » Dans l’apprentissage du langage, par exemple. La mère « durant les premières années de l’éducation de son enfant (…) doit aiguiller l’intérêt naissant du petit vers autrui et elle ne doit pas l’arrêter et le fixer à elle. » (pp. 198-199).

⁢Chapitre 2 : Violence et politique

« Josué fit la paix avec eux et conclut avec eux une alliance qui leur laissait la vie ; les responsables de la communauté leur en firent le serment. »[1]

La violence en nous et autour de nous interpelle notre liberté. Il est donc logique que les hommes aient pensé à s’organiser de telle manière que la liberté soit préservée et la violence maîtrisée à défaut d’être bannie.

Car comment vivre en société si, d’une manière ou d’une autre, les comportements humains, en dehors de tout contrôle moral personnel, en dehors de tout auto-contrôle, sont abandonnés aux pulsions ou aux conditionnements générateurs de violence ? Bien sûr, on peut penser que « si la raison gouvernait les hommes, si elle avait sur les chefs des nations l’empire qui lui est dû, on ne les verrait point se livrer inconsidérément aux fureurs de la guerre. »[2] Mais nous avons vu que la raison peut justifier la guerre, la déclarer naturelle et même divine⁠[3]. Nous savons aussi que « de même que les dieux, les idées se livrent bataille à travers les hommes, et (que) les idées les plus virulentes ont des aptitudes exterminatrices qui dépassent celles des dieux les plus cruels. (…) Les faits sont têtus disait Lénine. Les idées sont encore plus têtues et les faits se brisent sur elles plus souvent qu’elles ne se brisent sur eux. »[4] Pour éviter cette guerre des idées, il faudrait que tous les hommes soient persuadés que la paix est le souverain bien, qu’elle est préférable à la guerre, ce qui est loin d’être le cas. Ce souverain bien identifié à la paix et reconnu de tous, il serait aussi nécessaire de déterminer les moyens pacifiques de l’établir. Or, nous l’avons vu et nous allons encore le voir, la fin justifiant les moyens, la violence peut-être instrumentalisée au service de la paix, perpétuant d’une manière ou d’une autre, l’état de guerre.


1. 222 Jos 9, 15.
2. Dictionnaire raisonné des sciences et des métiers, 1751-1765, article « Paix » disponible sur https://www.lexilogos.com/encyclopedie_diderot_alembert.htm
3. Cf. MAISTRE J. de, Les soirées de Saint-Petersbourg, Entretien 7: « La guerre est donc divine en elle-même, puisque c’est une loi du monde. » (Hachette, 2015).
4. MORIN E., La méthode, IV, Seuil, 1991, p. 121.

⁢i. Une violence légitime ?

A la limite, certains diront que le droit lui-même est violence. Max Weber⁠[1], sans en tirer les mêmes conclusions, estime avec Trotsky que « Tout État est fondé sur la force ». Il explique : « S’il n’existait que des structures sociales d’où toute violence serait absente, le concept d’État aurait alors disparu et il ne subsisterait que ce qu’on appelle, au sens propre du terme, l’« anarchie ». La violence n’est évidemment pas l’unique moyen normal de l’État, -cela ne fait aucun doute- mais elle est son moyen spécifique. »[2] Weber s’empresse de préciser que « l’État consiste en un rapport de domination de l’homme sur l’homme fondé sur le moyen de la violence légitime (c’est-à-dire de la violence qui est considérée comme légitime) »[3]. En effet, « l’État moderne est un groupement de domination de caractère institutionnel qui a cherché (avec succès) à monopoliser, dans les limites d’un territoire, la violence physique légitime comme moyen de domination et qui, dans ce but, a réuni dans les mains des dirigeants les moyens matériels de gestion ».⁠[4] Comme « le moyen décisif en politique est la violence (…) celui qui veut le salut de son âme ou sauver celle des autres doit donc éviter les chemins de la politique qui, par vocation, cherche à accomplir d’autres tâches très différentes, dont on ne peut venir à bout que par la violence. »[5]

A la même époque, l’essayiste allemand Walter Benjamin⁠[6], affirme qu’« une fondation de droit est une fondation de puissance et, dans une certaine mesure, un acte de manifestation immédiate de la violence ».⁠[7] Aujourd’hui encore, des auteurs s’inscrivent dans cette perspective et reprennent les thèses de Weber et surtout de Benjamin. On peut citer le philosophe italien Giorgio Agamben⁠[8], le canadien Jean-Michel Landry⁠[9] ou encore le philosophe argentin Francisco Naishtat⁠[10] professeur à l’Université de Buenos Aires.

En marge de cette famille mais dans un ordre d’idées semblable, on peut citer les essais du physicien Jean Bricmont qui s’insurge contre la justification contemporaine des guerres par les droits de l’homme.⁠[11]

Ce courant souvent proche de l’anarchisme ou de l’extrême-gauche nous invite à réfléchir sur l’étendue sémantique du mot violence. Nous avons déjà parlé précédemment de l’importance de la loi et du droit. Dans la perspective chrétienne, il est difficile, sous peine d’ambigüité, de les considérer comme une manifestation de violence dans la mesure où ils sont bien, conforme à la nature de l’homme et au plan de Dieu. On parlera plus volontiers de la force de la loi et du droit, force nécessaire précisément pour juguler, encadrer, empêcher la violence. Nous reviendrons encore sur ces notions en étudiant plus loin le problème de la punition. Pour le moment, arrêtons-nous à la violence physique intolérable et illégitime, à l’intérieur d’un État comme entre les États.


1. 1864-1920. Sociologue et économiste allemand.
2. Le savant et le politique (1919), texte disponible sur http://classiques.uqac.ca, p. 32.
3. Id., p. 33.
4. Id., p. 36.
5. Id., pp. 70 et 74.
6. 1892-1940. Philosophe, critique littéraire, traducteur et critique d’art. Un des membres de la première génération de l’Ecole de francfort.
7. Pour une critique de la violence (1921) in L’homme, le langage et la culture, Denoël-Gonthier, 1974. p. 48. L’auteur distingue, dans le droit, la violence constituante (qui constitue le droit) et la violence conservatrice (qui conserve le droit). d’autre part, intervient aussi la violence qui interrompt le droit par l’ouverture de la justice.
8. Cf. État d’exception, Homo sacer, Seuil, 2003. Pour ce philosophe, professeur à l’Université de Venise, l’état d’exception est devenu un état permanent notamment en raison de l’obsession sécuritaire après les attentats du 11 septembre 2001. Plus radicalement, il estime que l « État de droit » est évidemment un État, terme qui renvoie toujours à une autorité politique. Et toute autorité est potentiellement autoritaire. Pour éviter la violence, il faut suivre la voie anarchiste : pour éviter que la fin ne justifie les moyens, la solution est de refuser toute finalité. Le droit est fasciste dans la mesure où il détruit les possibles.
9. Cf. Les violences de l’ordre, in Aspects sociologiques, avril 2005, publication du département de sociologie de l’Université Laval, consacrée à Ordre et violence.
10. La accion y la politica, Gedisa Editorial, 2002.
11. Professeur à l’UCL, il a publié notamment Impérialisme humanitaire. Droits de l’homme, droit d’ingérence, droit du plus fort, Aden, 2005.

⁢ii. Violence politique illégitime

L’organisation politique peut elle-même, comme nous l’avons vu, être source de violence ou utiliser la violence.

Machiavel⁠[1] considère que l’important en politique est l’efficacité. Il raconte que César Borgia eut l’habileté de confier l’administration de la Romagne à « Messire Remy d’Orque, homme cruel et expéditif » qui, par une tyrannie inflexible, « remit le pays en tranquillité et union », mais se fit partout détester. Aussi Borgia n’hésita-t-il pas à le faire « un beau matin, à Cesena, mettre en deux morceaux au milieu de la place, avec un billot de bois et un couteau sanglant près de lui. La férocité de ce spectacle fit tout le peuple demeurer en même temps satisfait et stupide ». L’État est contraint d’agir ainsi car les hommes sont cupides et méchants : « Quiconque veut fonder un État et lui donner des lois doit supposer d’avance les hommes méchants »[2]

Cette philosophie cynique n’a pas été universellement réprouvée. On a pu noter⁠[3], par exemple, la similitude entre certaines réflexions de Spinoza et quelques passages de Machiavel que le philosophe hollandais appelle « le très pénétrant florentin »[4]. On peut mettre en rapport ces deux extraits de Spinoza : « Il ne faut faire la guerre qu’en vue de la paix, et une fois la guerre finie les armes doivent être déposées. Quand les villes ont été conquises et que l’ennemi est vaincu, il faut poser des conditions de paix telles que les villes prises demeurent sans garnison, ou bien il faut accorder à l’ennemi par traité la possibilité de les racheter, ou bien (si de cette façon la force de leur situation devait toujours inspirer de la crainte) il faut les détruire entièrement et transporter les habitants vers d’autres lieux. »⁠[5] « Mais les villes conquises par la guerre et ajoutées comme des alliées de l’État et attachées par des bienfaits ; ou bien des colonies ayant droit de cité doivent y être envoyées et la population qui l’habitait doit être transportée ailleurs ou exterminée »[6] et ce passage de Machiavel : « Il faut fuir tout parti moyen comme étant très dangereux. Gardez-vous d’imiter les Samnites qui ayant enfermé les Romains aux Fourches Caudines, méprisèrent l’avis de ce vieillard qui leur conseillait de les massacrer tous ou de les renvoyer avec honneur. »[7]

Moins cynique, Hobbes envisage une autre manière de maintenir la paix à l’intérieur d’un pays. Il va proposer une solution rationnelle⁠[8] dans l’organisation de l’État pour y maintenir la paix.

Hobbes⁠[9] fait confiance à la raison humaine. Même si l’histoire de l’homme commence par « la guerre de tous contre tous », il est possible d’instaurer politiquement la paix.

On sait que Hobbes développe une physiologie matérialiste ⁠[10]en définissant l’homme comme un être matériel, un corps déterminé par ses mouvements internes, c’est-à-dire ses passions. Le bien et le mal sont des notions relatives car le bien est ce qui perçu comme utile, agréable, tandis que le mal est ce qui est perçu comme nuisible ou nocif.

De plus, l’homme n’est pas, au contraire de ce que toute la tradition aristotélicienne a affirmé, un être naturellement social. Et dans l’état de nature -état fictif dans lequel serait l’homme en dehors de toute construction politique-, les hommes sont égaux animés du désir de faire leur « bien » et d’utiliser les moyens qu’ils jugent nécessaires pour l’acquérir. Ils se défient les uns des autres et cette défiance engendre la guerre. Dans cet état, « la vie humaine est solitaire, misérable, dangereuse, animale et brève »[11],  »il n’y a pas de loi, rien n’est injuste »[12]. Cette anarchie violente risque de faire disparaître l’humanité et, en tout cas, ne permet aucun progrès : il n’y a ni société (seulement des alliances momentanées pour combattre tel individu) , ni prospérité, ni commerce, ni sciences, ni arts.

Fort heureusement, il y a en l’homme deux choses qui vont le sauver de la destruction : les passions et la raison. Quelles passions ? « La peur de la mort, le désir des choses nécessaires à une existence confortable, et l’espoir de les obtenir par leur activité » poussent les hommes à la paix. Ces passions suscitent la raison, c’est-à-dire le calcul de ce qui est nécessaire pour l’obtention d’un bien à venir : « les articles de paix adéquats, sur lesquels ils se mettront d’accord. Ces articles sont ceux qu’on appelle encore lois de nature. »[13]

La première de ces lois⁠[14] est de « chercher la paix et la maintenir »[15]. Comment ? En échangeant par contrat (contracter est la 2e loi) un droit contre un droit « en effet, aussi longtemps que tout un chacun a ce droit de faire tout ce qui lui plaît, tous les hommes sont dans l’état de guerre » qui est l’état de nature⁠[16]. Ces deux lois et les 17 autres qui suivront⁠[17] sont « immuables et éternelles »[18].

Par contrat, les hommes passent à l’état de société. Désormais, le rôle de l’État sera d’assurer la sécurité des particuliers : sans la puissance de l’État, c’est la « guerre de chacun contre chacun ».⁠[19]

qu’est-ce que l’État ? « Une personne une dont les actions ont pour auteur, à la suite de conventions mutuelles passées entre eux-mêmes[20], chacun des membres d’une grande multitude, afin que celui qui est cette personne puisse utiliser la force et les moyens de tous comme il l’estimera convenir à leur paix et à leur défense commune. » « La multitude ainsi unie en une personne une, est appelée un État, en latin civitas. Telle est la génération de ce grand léviathan, ou plutôt (pour parler avec plus de déférence) de ce dieu mortel, auquel nous devons, sous le dieu immortel, notre paix et notre défense. En effet, en vertu du pouvoir conféré par chaque individu dans l’État, il dispose de tant de puissance et de force assemblées en lui que, par la terreur qu’elles inspirent, il peut conformer la volonté de tous en vue de la paix à l’intérieur et de l’entraide face aux ennemis de l’étranger. »[21]

« On dit qu’un État est institué[22] quand les hommes en multitude s’accordent et conviennent, chacun avec chacun, que, quels que soient l’homme ou l’assemblée d’hommes, auxquels la majorité a donné le droit de représenter la personne de tous (c’est-à-dire d’être leur représentant), chacun, aussi bien celui qui a voté pour que celui qui a voté contre, autorisera toutes les actions et jugements de cet homme ou de cette assemblée d’hommes comme s’ils étaient les siens propres, dans le but de vivre en paix et d’être protégés contre les autres. »[23]

Dans cet État, quelle que soit sa forme, l’autorité est absolue, permanente, incontestable, inaliénable, indivisible, toujours juste: « il me paraît manifeste, tant par la raison que par l’Écriture, que la puissance souveraine, qu’elle se trouve en un seul, comme dans une monarchie, ou en une assemblée d’hommes, comme dans les Etas populaire et aristocratique, est aussi grande que la puissance imaginable qu’il est possible aux humains de construire. » Hobbes ajoute à l’attention de ceux qui pensent qu’une telle puissance ne va pas sans inconvénients: « Et, bien qu’une pareille puissance illimitée puisse susciter l’illusion de quantité de conséquences néfastes, néanmoins, les conséquences de son absence, qui sont la guerre perpétuelle de chacun contre tous, sont pires encore. »[24]

Peut-on encore parler de liberté ? « La liberté des sujets réside (…) uniquement en ces choses, que dans le règlement de leurs actions, le souverain s’est abstenu de prendre en compte. (…) Toutefois, on ne doit pas comprendre que la souveraine puissance de vie et de mort est soit abolie, soit limitée par une telle liberté. Car on a déjà vu qu’il n’est rien que le représentant souverain ne puisse faire à un sujet, quel qu’en soit le prétexte, qui puisse au sens propre être appelé injustice ou préjudice, puisque chaque sujet est l’auteur de chacun des actes accomplis par le souverain, en sorte que celui-ci n’est jamais privé d’aucun droit à quoi que ce soit, si ce n’est qu’étant lui-même le sujet de Dieu, il est, par cela même, tenu d’observer les lois de nature.[25] Il peut donc se faire, et il arrive souvent en effet, que dans les États un sujet soit mis à mort sur ordre de la puissance souveraine, sans que, pour autant, aucun des deux n’ait fait de tort à l’autre (…). »⁠[26]

Comme dit Gérard Mairet, cette doctrine « contribue à la paix civile donnant tout pouvoir au souverain de définir le juste et l’injuste. Dieu et nature disparaissent comme fondements. »[27]

L’autorité est absolue, elle s’étend à tout domaine.

Comme dans la « guerre perpétuelle de chacun contre ses voisins, (…) toute chose est à celui qui l’obtient et la conserve par la force », désormais, pour éviter ce malheur, la propriété « revient en tout type d’État à la puissance souveraine. » Sa distribution revient au souverain et « toute distribution faite par un autre au préjudice de la paix et de la sécurité est contraire à la volonté de chaque sujet qui a remis sa paix et sa sécurité à la discrétion du souverain et à sa conscience (…). »⁠[28] De même, toujours pour éviter débats et combats, le souverain aura aussi comme tâche de définir les mots avant de canaliser les passions.⁠[29]

La guerre sera-t-elle ainsi définitivement bannie ?

Non car les rois garantissent leur puissance « à l’intérieur par les lois et à l’extérieur par les guerres »[30]. Et même, si la punition des sujets innocents est contraire à l’intérêt de l’État et à la loi de nature, « faire subir n’importe quel mal à un innocent qui n’est pas un sujet, si c’est pour le profit de l’État, et sans violation d’une convention antérieure, ce n’est pas une infraction à la loi de nature. En effet, tous ceux qui ne sont pas sujets ou bien sont des ennemis ou bien ils ont cessé de l’être à la suite de conventions antérieures. Or, contre les ennemis que l’État juge capables de lui nuire, il est licite, selon le droit originaire de nature, de leur faire la guerre, et dans la guerre, l’épée ne juge pas, et le vainqueur ne fait pas non plus la distinction entre coupable et innocent au regard du passé ; or, la pitié du vainqueur ne s’exerce qu’avec le souci de son propre bien et de rien d’autre. Sur cette base, c’est un fait que pour les sujets qui, délibérément, nient l’autorité de l’État établi, il est licite d’étendre la guerre également jusqu’à eux, non seulement jusqu’aux pères, mais encore jusqu’aux troisième et quatrième générations qui n’existent pas encore et sont, par conséquent, innocentes des actions pour lesquelles elles subissent les peines. Il en est ainsi parce que la nature du délit consiste à avoir renoncé à la sujétion, ce qui est un retour à la guerre, couramment appelé rébellion. Or ceux qui commettent ce délit ont à souffrir non comme sujets, mais comme ennemis, car la rébellion n’est que le recommencement de l’état de guerre. »[31]

Pour éviter cela, il est nécessaire que l’État ait une puissance absolue et ne laisse rien ni personne affaiblir son pouvoir.

Il faut, tout particulièrement se méfier de ceux qui « installent une éminence en face de la souveraineté, les canons en face des lois, et l’autorité des esprits en face de l’autorité civile. Ils triturent le cerveau des gens avec des mots et des distinctions qui en eux-mêmes ne veulent rien dire, mais révèlent (par leur obscurité) un autre royaume (invisible selon certains), un royaume de fées marchant pour ainsi dire dans l’ombre. »[32] On l’a compris, Hobbes vise les autorités spirituelles. S’il estime que la religion est nécessaire à la paix civile, « c’est le souverain qui décide de ce qui est canonique et de ce qui ne l’est pas, en tout ce qui concerne les manifestations extérieures de la croyance »[33] sinon ce sera la guerre civile. Hobbes s’oppose donc à la « distinction entre temporel et spirituel », distinction qui, dit-il, « ne veut rien dire ».⁠[34] C’est pourquoi, Hobbes n’hésitera pas à dire que « Le royaume de Dieu est un royaume civil »[35], à définir, selon sa propre conception, ce que sont les lois divines, ce que sont l’honneur et le culte⁠[36].

Toute la 3e partie du Léviathan[37] est une critique historique et sémantique de la Bible, qui a pour but « de fixer les significations et de les accorder avec la philosophie »[38].

Quelques extraits donneront, sans équivoque, une image assez précise de cette religion civile définie et établie par le « prince » ;

« Gouvernement temporel et spirituel ne sont rien que deux mots importés dans le monde pour faire que les humains voient double et se trompent sur leur souverain licite. Dans cette vie, il n’y a (…) pas d’autre gouvernement que temporel, que ce soit de l’État ou de la religion ; il n’y a pas non plus de doctrine, que le gouvernement, à la fois de l’État et de la religion, interdise d’enseigner, et qu’il soit licite aux sujets de pratiquer. Et ce gouvernement doit être un, ou alors il est nécessaire qu’il s’ensuivra des factions et la guerre civile entre l’Église et l’État (…). Les docteurs de l’église sont appelés pasteurs, c’est aussi le cas des souverains civils. Or, si les pasteurs ne sont pas subordonnés l’un à l’autre, de sorte qu’il y ait un unique pasteur en chef, des doctrines opposées seront enseignées aux humains, dont l’une sera fausse, et peut-être les deux. Quant à savoir qui est ce pasteur en chef, conformément à la loi de la nature (…), c’est le souverain civil (…).⁠[39]

« ...dans chaque État, ceux qui n’ont pas eu la révélation surnaturelle du contraire doivent obéir à la loi de leur propre souverain, dans les actes et pratiques extérieurs de la religion. Quant à la pensée et à la croyance intimes des humains, dont les gouvernants humains ne peuvent avoir connaissance (puisque Dieu seulement connaît les cœurs), elles ne relèvent pas de la volonté et ne sont pas l’effet des lois, mais de la volonté et de la puissance de Dieu, et donc elles ne dépendent pas de l’obligation »[40]

« Les apôtres et autres ministres de l’évangile sont nos instituteurs, mais pas nos gouvernants, et (…) leurs préceptes ne sont pas des lois, mais de bons conseils (…). »⁠[41]

A la question : « au cas où notre prince légitime nous ordonne de dire à haute voix ce que nous ne croyons pas, devons-nous obéir à un ordre pareil ? » La réponse est oui : « l’action d’un sujet (…) n’est pas son action, mais celle de son souverain. »[42]

« (…) l’église ne peut juger les mœurs que par les actions extérieures, des actions qui ne peuvent jamais être illicites, sauf quand elles vont contre la loi de l’État. »[43]

« Le droit politique et ecclésiastique des souverains chrétiens est indivisible »[44]. Le souverain civil « a la puissance suprême en toutes les causes, qu’elles soient ecclésiastiques ou civiles, et pour autant qu’elles relèvent des actions et des paroles car il n’y a qu’elles qui soient connues et qui peuvent donner lieu à des accusations. Et pour celles qui ne peuvent donner lieu à des accusations, il n’y a pas du tout de juge, si ce n’est Dieu qui connaît les cœurs. »[45]

« Dans les États chrétiens, le motif le plus fréquent de sédition et de guerre civile a été pendant très longtemps la difficulté, qui n’est pas encore suffisamment résolue, d’obéir en même temps à Dieu et à l’homme, quand leurs commandements se contredisent. »[46]

G. Mairet conclut : « Il s’agit donc en fait d’une sorte de religion du comme si : le sujet, pour être reçu au royaume des cieux doit se soumettre au souverain du royaume terrestre et faire comme si Jésus était le Christ, car c’est là ce qu’il doit montrer - sans être tenu d’y croire. »[47]

L’Église catholique apparaît dès lors comme le « royaume des ténèbres » rassemblant des « associations de falsificateurs »[48]. Car cette Église a falsifié les Écritures, à propos du royaume de Dieu, du pape, du clergé, des sacrements, de l’immortalité de l’âme, etc.

La hiérarchie catholique « ou royaume des ténèbres, il n’est pas inadéquat de la comparer au royaume des fées, autrement dit aux fables des vieilles femmes en Angleterre, où il est question des fantômes et des esprits, et des fêtes qu’ils font pendant la nuit. »[49]

Le système de Hobbes établit-il finalement la paix ?

Hannah Arendt en a fait une critique pénétrante⁠[50] montrant que si « la raison d’être de l’État est le besoin de sécurité éprouvé par l’individu, qui se sent menacé par tous ses semblables » force est de constater qu’« il n’y a ni solidarité ni responsabilité entre l’homme et son prochain. Ce qui les lie est un intérêt commun (…) ». Comme « la sécurité est assurée par la loi, qui est une émanation directe du monopole du pouvoir dont jouit l’État (et n’est plus établie par l’homme en vertu des valeurs humaines du bien et du mal) (…) Et comme cette loi découle directement du Pouvoir absolu, elle représente une nécessité absolue aux yeux de l’individu qu’elle régit. En ce qui concerne la loi de l’État, à savoir le Pouvoir accumulé par la société et monopolisé par l’État, il n’est plus question de bien ou de mal, mais uniquement d’obéissance absolue, du conformisme aveugle de la société bourgeoise.«  ⁠[51] Y a-t-il paix pour autant à l’intérieur et à l’extérieur de l’État, du « Commonwealth »⁠[52] ? A l’intérieur, Hobbes fait appel « à certains instincts de sécurité fondamentaux dont il savait bien qu’ils ne pourraient survivre, chez les sujets du Léviathan, que sous la forme d’une soumission absolue au pouvoir « qui en impose à tous », autrement dit à une peur omniprésente, irrépressible - ce qui n’est pas exactement le sentiment caractéristique d’un homme en sécurité. » Quant aux relations extérieures, l’« état permanent de guerre potentielle garantit au Commonwealth une espérance de permanence parce qu’il donne à l’État la possibilité d’accroître son pouvoir aux dépens des autres États. » Pour Hannah Arendt, « l’ultime objectif destructeur de ce Commonwealth est au moins indiqué par l’interprétation philosophique de l’égalité humaine comme « égalité dans l’aptitude » à tuer. Vivant avec toutes les autres nations « dans une situation de conflit perpétuel et, aux confins de l’affrontement, ses frontières en armes et ses canons de toutes parts pointés sur ses voisins », ce Commonwealth n’a d’autre règle de conduite que celle qui « concourt le plus à son profit » et il dévorera peu à peu les plus faibles jusqu’à ce qu’il en arrive à une ultime guerre  »qui fixera le sort de chaque homme dans la Victoire ou dans la Mort ».

« Victoire ou Mort » : fort de cela, le Léviathan peut certes balayer toutes les protections politiques qui accompagnent l’existence des autres peuples et peut englober la terre entière dans sa tyrannie. Mais quand est venue la dernière guerre et qu’à chaque homme est échu son destin, il ne s’en instaure pas pour autant une paix ultime : la machine à accumuler le pouvoir, sans qui l’expansion continue n’aurait pu être menée à bien, a encore besoin d’une proie à dévorer dans son fonctionnement perpétuel. Si le dernier Commonwealth victorieux n’est pas en mesure de se mettre à « annexer les planètes », il n’a plus qu’à se détruire lui-même afin de reprendre à son origine le processus perpétuel de génération du pouvoir. »

A la figure du Léviathan doit se substituer celle du vrai démocrate au sens où l’Église l’entend depuis les sages distinguos de Pie XII, témoin privilégié de la brutalité de l’État tout-puissant.


1. 1469-1527.
2. Discours sur la première décade de Tite-Live, 1531. Cité par PRESTON Marc, qu’est-ce que la violence ? (www.aidocours.fr).
3. CRISTOFOLINI Paolo, Spinoza et le « très pénétrant florentin » (sur http://perso.orange.fr).
4. Traité politique, 1677, in Œuvres IV, X, § 1, Garnier-Flammarion. La Pléiade traduit : « Le très perspicace auteur florentin » (Œuvres complètes, NRF, Bibliothèque de La Pléiade, 1962).
5. Traité politique, VI, 35.
6. Traité politique, IX, 13. La traduction choisie dans les Œuvres complètes, NRF, Bibliothèque de La Pléiade, 1962: « Quant aux villes conquises en vertu du droit de la guerre et qui sont venues s’ajouter à l’État, elles devront être traitées en alliées, gagnées et attachées par des bienfaits, ou bien on y enverra des colons qui jouissent du droit de citoyenneté nationale, tandis que la population d’origine sera déportée ailleurs. Si l’on n’adopte aucune de ces deux solutions, la ville devra être rasée. » La traductrice note (p. 1509) : « Le latin, un peu informe, donne lieu à quelques interprétations divergentes. Nous avons choisi celle, à notre avis, la plus vraisemblable, inspirée de la traduction -pour une fois, heureuse- des Nagelate Schriften. Le texte littéral des Opera posthuma : gens alio ducenda, vel omnino delenda est, évoquerait une pratique assez cruelle, à laquelle le TP substituait, antérieurement en tout cas, la destruction de la ville seulement et le déplacement de ses habitants (cf. Ch. VI, § 35). »
7. Discours II, 23.
8. Les solutions raisonnables apparaissent, remarque Lacoste, à partir du moment où la théologie augustinienne relativement pessimiste vis-à-vis de la nature humaine et de la raison perdra un peu de son influence.
9. HOBBES Thomas, Léviathan, ou La matière, la forme et la puissance d’un État ecclésiastique et civil, Gallimard, Folio-Essais, 2000, notes et notices par Gérard Mairet.
10. Id., p. 123 note 1.
11. Id., p. 225.
12. Id., p. 228.
13. Id., p. 228.
14. Ces lois sont des obligations par opposition au droit qui s’entend comme  »liberté de faire ou de ne pas faire » (Id., p. 231).
15. Id., p. 232.
16. Id..
17. Il y en a donc 19 en tout. Les 17 autres sont: justice, gratitude, bienveillance, pardon, respect du bien futur dans les vengeances, refus de l’insulte, refus de l’orgueil, refus de l’arrogance, équité, égalité dans l’usage des choses communes, le sort pour fixer la première possession, primogéniture et première occupation, sauf-conduit pour les médiateurs de paix, soumission à l’arbitrage, nul n’est son propre juge, nul n’est juge s’il a en lui une cause naturelle de partialité, nécessité de témoins.
18. Léviathan, op. cit., p. 267.
19. Id., p. 224.
20. « C’est comme si chaque individu devait dire à tout individu: j’autorise cet homme ou cette assemblée d’hommes, et je lui abandonne mon droit de me gouverner moi-même, à cette condition que tu lui abandonnes ton droit et autorises toutes ses actions de la même manière. » (Id., p. 288)
21. Id., p. 288-289.
22. Hobbes envisage aussi le cas de l’« État d’acquisition » qui diffère de l’« État d’institution » seulement par le fait que « les hommes qui choisissent leur souverain le font par peur les uns des autres, non de celui qu’ils instituent. Alors que dans ce cas, ils s’assujettissent eux-mêmes à celui dont ils ont peur. Dans les deux cas, ils le font par peur (…). » (Id., p. 322).
23. Id., p. 290.
24. Id., p. 334.
25. G. Mairet précise que cette limitation est « de pure forme : car c’est le souverain qui, seul, interprète cette loi, de sorte que ce qui va contre elle ne va pas du même coup contre son propre droit de souveraineté. » n. 1, p. 341.
26. Id., pp. 340-341.
27. Id., pp. 267-268, note 1.
28. Id., pp. 383-385.
29. Id., p. 95, note 1.
30. Id., p. 188.
31. Id., p. 472.
32. Id., pp. 485-486.
33. Id., p. 199, note 1.
34. Id., p. 486. Hobbes réclamera aussi de soumettre à la censure les livres des Grecs et Romains qui risquent de saper l’autorité du souverain (p. 485). Tout le chapitre 46 sera consacré à dénoncer la nocivité et l’inconsistance de « la vaine philosophie » et des « traditions fabuleuses » sources de querelles. Sont visées, entre autres, les philosophies grecques et Aristote tout particulièrement, les « écoles des juifs », les théologiens scolastiques, la tradition (« fables de vieilles femmes »).
35. Id., p. 592.
36. Id., chapitre 31. G. Mairet montre (note 1, p. 524) que « ce n’est pas le dieu immortel et infini qui est la réponse (mystérieuse) à la finitude humaine, c’est l’État, une réponse toute provisoire, puisque ce dieu-là, justement, est mortel. »
37. Chapitres 32-43.
38. Id., note 1, p. 565.
39. Id., p. 663-664.
40. Id., pp. 666-667.
41. Id., pp. 700-701.
42. Id., pp. 704-705.
43. Id., p. 721.
44. Id., p. 764.
45. Id., pp. 765-766.
46. Id., p. 809.
47. Id., note 1, p. 806.
48. Id., p. 835.
49. Id., p. 948.
50. L’impérialisme, II, Origines du totalitarisme, Seuil-Points, 1982, pp. 28-50.
51. Pour H. Arendt, Hobbes est le porte-parole de la nouvelle société bourgeoise qui apparaît au XVIIe siècle et qui aspire à se livrer à la compétition des intérêts privés en laissant ses droits politiques à l’État de même que ses responsabilités sociales. En contrepartie, elle demande seulement à l’État de la protéger contre les pauvres et les criminels désormais confondus.
52. Littéralement : « richesse commune ». Au XVIIe siècle, le mot désigne un état dirigé dans l’intérêt du peuple, une république, au sens ancien du terme.

⁢iii. Les solutions rationnelles et légitimes pour la paix entre les états

Le souci de la paix est aussi ancien que la guerre et il lui est lié si bien que la construction de la paix a pu être comparée au travail de Sisyphe⁠[1].

A toutes les époques, les hommes de paix ont placé leurs espoirs dans la morale, le droit ou une forme ou l’autre d’alliance politique.

En même temps, est né, ici ou là, le rêve d’unir le monde entier ou la partie la plus large de ce monde sous une même autorité pacificatrice.⁠[2]


1. Cf. GOYARD-FABRE Simone, La construction de la paix ou le travail de Sisyphe, Vrin, 1994. S. Goyard-Fabre fut professeur de philosophie à l’Université de Caen.²
2. Raymond Aron distingue trois types de paix : paix d’équilibre, dont nous parlerons plus loin, paix d’empire et paix d’hégémonie. « En un espace historique donné, écrit-il, ou bien les forces des unités politiques sont en balance, ou bien elles sont dominées par celles de l’une d’entre elles, ou encore surclassées par celles de l’une d’entre elles. » (Paix et guerre entre les nations, Calmann-Lévy, 1969, p. 158). R. Aron (1905-1983) est un philosophe, sociologue, politologue et journaliste français.

⁢a. La violence impériale

Si un État est assez puissant pour s’imposer à ses ennemis, on peut penser logiquement que le territoire pacifié peut s’étendre à la mesure de sa puissance. C’est ainsi que l’histoire parfois embellie des peuples nous a présenté souvent le fruit des empires constitués.

Dans les meilleurs cas, la guerre contre l’ennemi extérieur sera justifiée par le désir de paix. Aristote a ainsi distingué deux sortes de guerres. Celle qui se justifie, écrira-t-il « ne se fait qu’en vue de la paix ».⁠[1] La guerre n’est pas un mal en soi, elle « donne forcément justice et sagesse à des hommes qu’enivrent et pervertissent le succès et les jouissances du loisir et de la paix. » ⁠[2]De plus et surtout, elle garantit le salut de l’État : « L’État, pour jouir de la paix, doit être prudent, courageux et ferme ; car le proverbe est bien vrai : « Point de repos pour les esclaves. » Quand on ne sait pas braver le danger, on devient la proie du premier attaquant. »[3] Par contre, Aristote dénonce la constitution de Lacédémone « tournée tout entière vers la conquête et la guerre »[4]. Le but était la domination et non la paix qui, pour Aristote, est le but de la guerre. Sans cet objectif, la victoire est fatale. Les États obsédés de conquête, « ont perdu leur trempe dès qu’ils ont eu la paix ; et la faute en est au législateur, qui n’a point appris la paix à sa cité. »[5] Lacédémone a exalté la vertu guerrière alors qu’il « existe des biens supérieurs à ceux que procure la guerre » et qu’il « est évident (…) que la jouissance de ces biens-là est préférable, sans avoir d’autre objet qu’elle-même, à celle des seconds. »[6] Et Aristote de rappeler, à cet endroit, que « dans l’homme, la vraie fin de la nature c’est la raison et l’intelligence, seuls objets qu’on doit avoir en vue dans les soins appliqués, soit à la génération des citoyens, soit à la formation de leurs mœurs. »[7]

On ne sait quelle influence Aristote exerça sur son élève le plus prestigieux, Alexandre⁠[8], roi de Macédoine, qui entreprit, après avoir soumis la Grèce en détruisant Thèbes et en vendant sa population comme esclave, de vastes expéditions conquérantes à travers l’Égypte, l’empire perse et l’Inde. Ces conquêtes furent-elles réalisées dans l’esprit de ce que nous avons lu d’Aristote ? Il est difficile de l’évaluer. Il y eut des morts et il y eut la volonté de mettre sur pied d’égalité les anciens citoyens et les nouveaux, ce qui était révolutionnaire pour l’époque et qui, selon Mourre, était « en contradiction avec l’idée de la Cité-État » à laquelle Aristote était attaché.

Cicéron se plaira à définir les « règles morales à observer même envers ceux qui nous ont fait du tort ». Ainsi, écrira-t-il, « quand il s’agit des affaires de l’État, il faut observer très rigoureusement les lois de la guerre. Il y a en effet deux façons de lutter : on défend sa cause par la parole ou l’on use de la force ; l’un de ces moyens est propre à l’homme, l’autre aux bêtes et l’on y a recours quand on ne peut employer le premier. C’est donc pour vivre en paix sans injustice qu’il faut entreprendre une guerre et, la victoire acquise, on doit laisser vivre les adversaires qui, pendant la durée des hostilités, n’ont pas montré de cruauté, pas offensé l’humanité. » La guerre doit donc être entreprise en vue de la paix, là où la diplomatie a échoué. Mais elle ne pourra être juste « si elle n’a pas été précédée d’une réclamation en forme ou d’une dénonciation et d’une déclaration ». Cicéron loue les anciens Romains qui, après avoir vaincu divers peuples comme les Tusculans, les Eques, les Volsques ou les sabins, à l’instar d’Alexandre, les ont « admis dans la cité ». Mais il considère comme justifiée l’entière destruction de Carthage, par exemple, car « les Carthaginois déloyaux avaient violé les traités ». La guerre de conquête n’inquiète pas la conscience de Cicéron. Tout au plus relève-t-il la distinction suivante : « Quand on fait la guerre pour l’empire et pour la gloire, il faut en règle générale avoir les justes motifs que j’ai indiqués ci-dessus. Mais les guerres où il s’agit d’assurer son prestige doivent être conduite avec moins de rudesse que les autres. »[9]

On vante ainsi la Pax romana⁠[10] et, selon le mot de Pline, son « immense majesté »[11], paix qui dura, nous disent les manuels, les premier et deuxième siècles : de 68 à 192, pour les uns, de -29 à 180 pour d’autres, ou encore de 70 à 253. Grosso modo, de la fin des grandes guerres civiles sous Auguste à la mort de Marc-Aurèle. Cette longue période de paix fut imposée par l’Empire romain sur les régions contrôlées pacifiées par l’administration et le système légal. Pour Mourre, l’expression Pax romana exprime « le sentiment de sécurité, d’ordre, de prospérité éprouvé par tous les peuples du monde méditerranéen à l’ombre de l’autorité romaine ». Toutefois, durant cette période, l’Empire fut en guerre contre les peuples périphériques et la paix intérieure fut toute relative.⁠[12]

En Europe, la nostalgie de l’empire romain inspirera bien des princes: de 962 à 1806, les Othons, les Saliens, les Hohenstaufen et les Habsbourgs chercheront à en reconstituer une image dans le cadre mouvementé du Saint Empire romain de la nation germanique[13] définitivement abattu par les prétentions d’un autre Empire naissant, celui de Napoléon Ier, qui fut très tôt lui-même, anéanti à Leipzig en 1813 puis à Waterloo en 1815.

On cite aussi la Pax sinica que certains situent à l’époque de la dynastie mandchoue (1644-1911) alors que d’autres en parlent dès la création, par la force, de l’empire chinois sous Qin Shi Huang (Zheng Ying) né en 259 av. J.-C.⁠[14] Diverses inscriptions le décrivent ainsi: « l’empereur le plus exceptionnel pendant mille années » ; « Il a réuni pour la première fois le monde » ; « il a renversé et détruit les remparts intérieurs » ; « il a réglé et égalisé les lois, les mesures et les étalons qui servent à tous les êtres ; il a mis l’ordre dans la terre orientale, il a supprimé les batailles »[15]

Pour le XIIIe siècle, on parle de Pax mongolica sous l’empire mongol créé par Gengis Kahn⁠[16]. A cette époque, dit un conte, « une jeune femme portant une coupe d’or sur la tête peut marcher de la mer de Chine à la mer Caspienne sans crainte pour sa vertu ou sa fortune »[17]. Il n’empêche que lui et ses successeurs sont responsables de nombreuses guerres et conquêtes entraînant la mort de dizaine de millions de personnes.⁠[18]

Au XIXe siècle, l’Empire britannique se présente comme le gendarme du monde et on évoque la Pax britannica.

Celle-ci est remplacée au XXe siècle, après le rêve nazi d’une Europe dominée par le Reich, par la Pax sovietica qui consacre l’influence de l’URSS sur les républiques communistes d’Europe et les républiques soviétiques musulmanes d’Asie et la Pax americana qui résulte de l’hégémonie américaine dans le monde après la seconde guerre mondiale. Il s’agit d’une domination économique et militaire des États-Unis qui offre une période de paix relative entre les pays occidentaux mais qui a connu, connaît et suscite des conflits à l’extérieur : Corée, Vietnam, Irak⁠[19] ou dans les zones sous influence.

Comme on le constate les « Pax », dans tous les cas, présentent des caractères positifs et négatifs. Il est, en tout cas, certain que ces paix mythiques ont profité d’abord aux fondateurs d’empires qui les ont magnifiées alors que, de l’extérieur, le résultat est plus discutable.

De là peut-être le rêve d’un empire mondial qui, lui, éliminerait, par le fait même, tout risque de guerre extérieure mais à quel prix sur l’ensemble de la terre ? Nous y reviendrons plus loin.


1. « La vie se partage, quelle qu’elle soit, en travail et repos, en guerre et paix. Parmi les actes humains, les uns se rapportent au nécessaire, à l’utile ; les autres se rapportent uniquement au beau. Une distinction toute pareille doit, à ces divers égards, se retrouver nécessairement dans les parties de l’âme et dans leurs actes: la guerre ne se fait qu’en vue de la paix ; le travail ne s’accomplit qu’en vue du repos ; on ne recherche le nécessaire et l’utile qu’en vue du beau. » (Politique, IV, XIII, § 8).
2. Politique, IV, XIII, § 18.
3. Id., § 17.
4. Id., § 10.
5. Id., § 14.
6. Id., § 20. Aristote avait déjà abordé le sujet dans le livre II, chapitre VI, § 23: « On peut adresser au système entier du législateur le reproche que Platon lui a déjà fait dans ses Lois ; il tend exclusivement à développer une seule vertu, la valeur guerrière. Je ne conteste pas l’utilité de la valeur pour arriver à la domination ; mais Lacédémone s’est maintenue tout le temps qu’elle a fait la guerre ; et le triomphe l’a perdue, parce qu’elle ne savait pas jouir de la paix, et qu’elle ne s’était point livrée à des exercices plus relevés que ceux des combats. Une faute non moins grave, c’est que, tout en reconnaissant que les conquêtes doivent être le prix de la vertu et non de la lâcheté, idée certainement fort juste, les Spartiates en sont venus à placer les conquêtes fort au-dessus de la vertu même ; ce qui est beaucoup moins louable. »
7. Id., § 22.
8. 356-323.
9. De Officiis, I, 11 et 12.
10. Cf. Pline l’Ancien parle de « l’immense majesté de la paix romaine (…) ce bienfait des dieux qui semblent avoir donné les Romains au monde comme une seconde lumière pour l’éclairer » (Histoire naturelle, XXVII, 1). Cf. aussi PLINE le Jeune, Panégyrique de Trajan, XXXII.
11. PLINE l’Ancien (23-79), in Histoire naturelle, cité in Valerius M. Ciuca et Aurora Ciuca, Jus naturalae et gentium, Fondements romains du droit international, Cahiers du Laboratoire de recherche sur l’Industrie et l’Innovation, n° 164, octobre 2007, Université du Littoral Côte d’Opale, p. 5 (disponible sur http://riien.univ-littoral.fr).
12. Simone Weil dresse un portrait plus précis et certainement plus près de la vérité : « Les Romains ont conquis le monde par le sérieux, la discipline, l’organisation, la continuité des vues et de la méthode ; par la conviction qu’ils étaient une race supérieure et née pour commander ; par l’emploi médité, calculé, méthodique de la plus impitoyable cruauté, de la perfidie froide, de la propagande la plus hypocrite, employée simultanément ou tour à tour ; par une résolution inébranlable de toujours tout sacrifier au prestige, sans être jamais sensible, ni au péril, ni à la pitié, ni à aucun respect humain ; par l’art de décomposer sous la terreur l’âme même de leurs adversaires ou de les endormir par l’espérance, avant de les asservir avec les armes ; enfin par un maniement si habile du plus grossier mensonge qu’ils ont trompé même la postérité et nous trompent encore. » (Quelques réflexions sur les origines de l’hitlérisme, 1939, Œuvres complètes, Vol. II, Gallimard, 1989). S. Weil, dans cet ouvrage, décrit aussi comment Carthage fut détruite en montrant la perfidie qui se cachait derrière le « respect du droit » professé par la Pax romana qui inspira Hitler : « (Carthage) dut contracter une alliance avec Rome et promettre de ne jamais engager la guerre sans sa permission. Au cours du demi-siècle qui suivit, les Numides ne cessèrent d’envahir et de piller le territoire de Carthage qui n’osait se défendre ; pendant la même période de temps, elle aida les Romains dans trois guerres. Les envoyés carthaginois, prosternés sur le sol de la Curie, tenant des rameaux de suppliants, imploraient avec des larmes la protection de Rome, à laquelle le traité leur donnait droit ; le Sénat se gardait bien de la leur accorder. Enfin, poussée à bout par une incursion numide plus menaçante que les autres, Carthage prit les armes, fut vaincue, vit son armée entièrement détruite. Ce fut le moment que Rome choisit pour lui déclarer la guerre, alléguant que les Carthaginois avaient combattu sans sa permission. (…) (Le Sénat) accorda aux Carthaginois la liberté, leurs lois, leur territoire, la jouissance de tous leurs biens privés et publics, à condition pour eux de livrer en otages trois cents enfants nobles dans le délai d’un mois et d’obéir aux consuls. Les enfants furent livrés aussitôt. Les consuls arrivèrent devant Carthage avec flotte de guerre et armée, et ordonnèrent qu’on leur remît toutes les armes et tous les instruments de guerre sans exception. L’ordre fut exécuté immédiatement. (…) Les sénateurs, les anciens et les prêtres de Carthage vinrent alors se présenter aux consuls devant l’armée romaine. (…) Un des consuls annonça aux Carthaginois présents devant lui que tous leurs concitoyens devaient quitter la proximité de la mer et abandonner la ville, et que celle-ci serait complètement rasée. » Karel Vereycken ajoute : « Pour les Carthaginois, peuple de marins, se retirer de 80 stades (14 km) de la mer, équivalait à un arrêt de mort ! Après trois ans de résistance et de combats de rue désespérés, Scipion l’Emilien réussit finalement à s’emparer de la ville. Carthage brûla dix-sept jours. Elle fut rasée et on fit mêler du sel à la terre afin de la rendre infertile à jamais. » (De la Pax romana à la Pax americana : combattre la folie des empires, disponible sur http://solidariteetprogres.online.fr).
   Bien avant S. Weil, Saint Augustin avait longuement critiqué les mœurs et pratiques de l’Empire romain: « Va-t-on répondre : sans ces guerres continues, se succédant à un rythme ininterrompu, l’empire romain n’aurait pu prendre une si large et si vaste extension, ni acquérir une si immense gloire. Belle raison, vraiment ! Pourquoi l’empire, pour être grand, était-il obligé d’être agité ? Ne vaut-il pas mieux pour le corps humain d’avoir une petite taille avec la santé, que d’atteindre une stature gigantesque au prix de malaises perpétuels. » (La Cité de Dieu, III, X). « Voyons donc maintenant ce que vaut la prétention des païens qui ont l’audace d’attribuer à leurs dieux l’étendue si grande et la durée si longue de l’empire romain, en affirmant même s’être honnêtement conduits en honorant ces dieux par hommage de jeux infâmes, représentés par d’infâmes comédiens. Mais je voudrais d’abord, brièvement, examiner une question : Quelle raison, quelle sagesse y a-t-il à vouloir se glorifier de l’étendue et de la grandeur de l’empire romain, alors qu’on ne peut démontrer que les hommes soient heureux en vivant dans les horreurs de la guerre, en versant le sang de leurs concitoyens ou celui des ennemis, sang humain toujours, et sous le coup de sombres terreurs et de sauvages passions ? (…) Pour en juger plus aisément, gardons-nous de nous laisser jouer par une vaine jactance ; ne laissons pas la pointe de notre esprit s’émousser au choc des mots sonores : peuples, royaumes, provinces. » (La Cité de Dieu, Livre IV, III).
13. Il fut parfois idéalisé, notamment par l’abbé de Saint-Pierre (cf. infra) qui attira l’attention sur le caractère confédératif de cet empire de deux cents souverains, qui connut une Diète (Reichtag) où, chaque année, siégeaient, délibéraient et décidaient, les représentants des villes, des Princes et des Electeurs.
14. Mort en 210. Sous son règne fut achevée la Grande muraille. Son tombeau près de X’ian a révélé un extraordinaire trésor : une armée de 7000 guerriers et chevaux en terre cuite, grandeur nature.
15. Sur www.fsa.ulaval.ca
16. Vers 1155-1227.
17. Sur www.pax-mongolica.com
18. Ce fut le cas en Iran, en Irak, en Afghanistan, au Pakistan, au Khusestan, en Russie, Ukraine, Pologne, Hongrie.
19. Cf. EBELING Richard M., The Dangers and Costs of Pax americana, december 2002, (sur www.fff.org/freedom) ; CHADDOCK Gail Russell, A Bush Vision of Pax Americana, (sur www.csmonitor.com). En français, on peut lire GRASSET Philippe, Le monde malade de l’Amérique, Chronique sociale, EVO, 1999. Un rapport publié en septembre 2000 à l’initiative d’un certain nombre de personnalités de premier plan de la future administration de George W. Bush nous éclaire sur la Pax americana : « Ce rapport part de la conviction que l’Amérique doit chercher à préserver et étendre sa position de leadership global en maintenant la prééminence des forces militaires américaines. Aujourd’hui, les États-Unis d’Amérique ont une occasion stratégique sans précédent. Ils n’ont à confronter aucun défi immédiat, posé par une quelconque grande puissance ; ils disposent d’alliés puissants dans chaque partie du monde ; ils sont au milieu de la plus grande période de croissance économique de leur histoire ; de plus, leurs principes politiques et économiques sont presque universellement acceptés. A aucun autre moment de l’histoire, l’ordre mondial ne fut aussi réceptif aux intérêts et idéaux américains. Le défi que pose le siècle à venir est la préservation et la pérennisation de cette Pax americana ». (Project for a NewAmerican Century, Rebuilding America’s Defenses, Introduction, p. IV, cité in VEREYCKEN Karel, op. cit..

⁢b. Les alliances et les projets de paix

Plus réalistes et moins ambitieux furent les efforts d’un certain nombre de penseurs ou de responsables qui travaillèrent à la paix en cherchant à rendre solidaires, d’une manière ou d’une autre, quelques nations pour éviter entre elles des querelles et faire face à des ennemis extérieurs.

Déjà, la Grèce antique avait connu les amphictyonies, ces assemblées religieuses qui réunissaient quelques cités entre lesquelles se tissèrent petit à petit des liens politiques et même militaires. La plus célèbre d’entre elles, fut l’amphictyonie pyléodelphique qui se réunissait deux fois l’an, une fois aux Thermopyles, l’autre à Delphes. Elle rassemblait les représentants de douze peuples de la Grèce, chargés au départ de l’intendance du temple de Delphes et de l’organisation des jeux pythiques. Progressivement ce conseil devint « une sorte de tribunal international chargé de rendre des arbitrages dans les conflits entre cités de l’amphictyonie. Si le peuple condamné par un arrêt du conseil n’obéissait pas, le conseil était en droit de l’excommunier et de déclarer contre lui la guerre Sacrée. »[1]

Pierre Dubois

Au moyen-âge, des hommes eurent le dessein d’établir, à l’échelle du continent européen ou d’une partie de celui-ci, des relations pacifiques entre nations.

Pierre Dubois⁠[2] est un légiste qui fut sans doute élève de Thomas d’Aquin et qui soutint Philippe le Bel contre Boniface VIII. Entre autres œuvres, il écrivit De abreviatione guerrarum (1300) et De recuperatione Terre Sancte (1305-1307) où, au delà de la récupération du tombeau du Christ, il (…) exposait bien d’autres idées sur une nouvelle et indispensable organisation politique et sociale de l’Europe. Il ne croyait pas à une monarchie universelle, il envisageait donc une sorte de confédération d’états égaux, en fait une « république contractuelle très chrétienne ». Elle serait dirigée par un concile des princes chrétiens, flanqué d’une cour « composée de trois laïcs prudents et de trois sages ecclésiastiques » qui arbitrerait les différends. La république posséderait un pouvoir de sanction telle la mise hors pacte de la principauté récalcitrante, accompagnée d’un embargo sur les importations vivrières afin de réduire les résistances. Il proposait aussi l’enseignement des langues vivantes et l’éducation des femmes.⁠[3] d’après certains historiens, il était, en même temps partisan de l’établissement d’une hégémonie capétienne sur le monde chrétien et de la restauration du prestige impérial. Il incita Philippe le Bel à se porter candidat à l’empire en 1308.

Dante

Dante Alighieri⁠[4], dans une œuvre peu connue De la monarchie, écrite vers 1310-1313, défend l’idée d’une « monarchie temporelle »⁠[5] qui serait « un principat unique sur tous les êtres qui vivent dans le temps (…) et sur toutes choses que mesure le temps » : « Comme il a été établi que l’ensemble du genre humain a été ordonné en vue d’une seule et même fin, cet ordre (qui se ) retrouve dans chaque partie de la multitude humaine (…) doit se retrouver dans la totalité elle-même. Ainsi toutes les parties qui viennent d’être énumérées[6], inférieures au Royaume « et les Royaumes eux-mêmes » doivent être ordonnés à un seul prince ou principat c’est-à-dire au monarque et à la Monarchie (…) Ainsi apparaît-il clairement que la monarchie est nécessaire au bien-être du monde[7]. » Ainsi seraient supprimées les guerres et leurs causes. Ainsi seraient assurées la solidarité et la justice. Mais si la tâche du Monarque est de « conduire à la paix par une règle commune », Dante reconnaît à l’avance ce qu’on appellera plus tard le « principe de subsidiarité » puisqu’il précise immédiatement « que lorsqu’on dit que « le genre humain peut être gouverné par un prince suprême unique », il ne faut pas comprendre que les moindres jugements rendus dans n’importe quelle commune pourraient dériver de façon immédiate de lui. » Les peuples, en effet, sont différents et ont des besoins différents. L’empire ici constitué ne sera pas le fruit de la conquête mais celui de la concorde : « puisque la concorde en tant que telle est un bien, il est manifeste qu’elle consiste en une forme d’unité qui serait comme sa propre racine - cette racine apparaîtra si l’on comprend la nature ou la définition de la concorde : la concorde est en effet le mouvement uniforme de plusieurs volontés. »[8]

Georg von Podiebrad

Un siècle plus tard, Georg von Podiebrad⁠[9] ou Georges de Podiebrady, roi électif de Bohême et Moravie, inspiré par son chancelier, Antoine Marini, rédige un projet intitulé Tractatus pacis toti christianitati fiendae[10]qu’il fait parvenir aux différents princes de l’époque, contractants potentiels (Bourgogne, Venise, Pologne, Hongrie, Bavière). L’objectif est d’unir les chrétiens face à la menace turque. Ce pacte repose sur le principe de non-agression entre les états contractants et sur celui d’assistance mutuelle. Une structure est prévue : -une Assemblée composée d’ambassadeurs votant à la majorité simple avec pouvoir de médiation et d’ingérence et dont le siège serait à Bâle et puis changerait tous les 5 ans ; -une cour de Justice ou Consistoire dont les membres et la composition sont décidés par l’assemblée européenne et siègent dans la même ville ; -une armée commune entretenue en cas de guerre ; -un corps de fonctionnaires et un budget commun alimenté par la dixième des dîmes civiles et ecclésiastiques.

En 1463, le projet est présenté à Louis XI dans ces termes : « Le roi de Bohême prie et conjure Sa Majesté le Roi de France, roi très chrétien, défenseur de la vraie foi chrétienne commune, de daigner ordonner la convocation de la Diète et celle de l’Assemblée des rois et des princes chrétiens, afin qu’eux-mêmes ou leurs conseils munis de pleins pouvoirs se rassemblent à une date et à l’endroit déterminés, selon le désir du Roi de France. Le roi de Bohême formule cette demande pour la gloire de Dieu et pour le relèvement de la foi chrétienne, de la sainte foi catholique commune et du Saint-Empire chrétien ».

Ce projet fut rejeté par le Pape qui n’appréciait pas, dit-on, le détournement de la dîme et par les prélats de l’entourage de Louis XI opposés à l’hérésie hussite représentée par le roi de Bohême. Ils estiment que le projet du roi relève de la compétence du pape et de l’empereur. A quoi le chef de la mission Albrecht Kostka répondit ; « Toutes les questions relevant des compétences du Saint-Père seront réservées à Sa Sainteté et à Sa Majesté l’Empereur ; mais chose étrange, vous, prélats, vous n’aimez pas, vous n’admettez pas que les laïques traitent entre eux la question du bien ; vous exigez que tout se passe par l’intermédiaire de votre pouvoir et de votre dignité de prélat, et vous voulez être renseignés sur tout ce qui concerne les laïques ». ⁠[11]

Belle et fière réponse qui déplut à une époque où le pouvoir de l’Église catholique est omniprésent et voulu sans partage réel.⁠[12]

Emeric de la Croix

Plus tard encore, Emeric de la Croix dit Crucé⁠[13], prêtre et mathématicien, publie en 1623 le Nouveau Cynée[14], essai sur « les occasions et moyens d’établir une paix générale et la liberté du commerce par tout le monde ». Le commerce est un instrument de paix et, malgré les différences de religion, la guerre n’est pas inéluctable entre « Turcs, Persans, Français et Espagnols, Juifs ou mahométans » puisqu’ils sont tous hommes. Il propose une ligue d’états structurée autour d’un Sénat permanent des ambassadeurs et d’une Assemblée des princes, qui se réunirait périodiquement ou en cas de conflit pour arbitrer les différends et prendre des décisions à la majorité, leur exécution serait assurée par tous les membres et par la force si nécessaire. Le Pape y aurait préséance, viendrait ensuite, dans la hiérarchie, l’Empereur des Turcs, puis l’Empereur germanique puis les autres rois. Il propose la liberté de circulation des personnes et des biens, une monnaie commune, une unification des systèmes de poids et mesures et le siège des institutions à Venise.

Alors que dans les projets précédents, il s’agit avant tout d’établir la paix entre les princes chrétiens pour faire face éventuellement à une menace extérieure, turque, par exemple, Crucé rédige un projet véritablement universel puisqu’il inclut les musulmans.⁠[15]

Sully

A la même époque, Maximilien de Béthune, duc de Sully⁠[16], ministre d’Henry IV, développe dans le Grand Desseyn[17] qu’il attribue à Henri IV, le projet d’une « universelle République très chrétienne », en fait une Europe de 15 états (« dominations ») d’importance plus ou moins égale : six régimes héréditaires (France, Espagne, Grande-Bretagne, Danemark, Suède, Lombardie), six souverainetés électives (Empire, Papauté, Pologne, Hongrie, Bohême et Venise) et trois régimes composites, « ayant l’apparence en général d’une subsistance populaire » ( les « Helvétiens », les « Italiens » et les « Belges »)⁠[18]. Dans cet ensemble, les 3 religions (« la romaine, la protestante (la luthérienne) et la réformée (la calviniste)) seraient également favorisées. Cette république chrétienne universelle gouvernée par un « Conseil général » et six conseils particuliers régionaux. Est prévue aussi « la formation d’une ou de plusieurs armées » pour faire face à la menace turque et pour que la paix soit respectée à l’intérieur de la république. ⁠[19]

Plusieurs commentateurs⁠[20] font remarquer que ce Desseyn avait en fait comme but de « donner à la France une force et un équilibre capables de résister aux assauts de toutes les « dominations » voisines. Si la France parvenait à réunir sous son autorité tous les États européens, elle n’aurait plus à en redouter aucun : l’Espagne et l’Autriche seraient nécessairement jugulées ; l’Angleterre, la Hollande et l’Italie seraient soumises et…​ la paix, dans l’ordre régnerait. » Il s’agit donc plus de « l’expression politique d’un désir d’impérialisme » que d’un projet pacifiste.

Comenius

Johan Amos Comenius⁠[21] dans sa Consultation universelle sur l’amendement des choses humaines, en 1662⁠[22] aborde le problème des rivalités et divisions d’une tout autre manière, par la diffusion d’un humanisme tolérant attaché à réformer l’éducation et à diffuser les « lumières ». Il prévoit « de confier le développement futur de l’humanité à trois comités. Le premier, le comité de la lumière, serait chargé de l’harmonisation et de l’amélioration des systèmes éducatifs.⁠[23] Le deuxième, le Consistoire universel, serait chargé d’unifier toutes les églises chrétiennes dans un esprit de tolérance. La troisième, le Tribunal de la paix, serait chargé d’assurer la paix dans le monde en coordonnant les politiques étrangères de tous les pays et continents. Chacun de ces organes serait établi aux niveaux national, continental et mondial. Ensemble, ils constitueraient l’Assemblée mondiale (…). Chaque comité serait institué sur le principe de la démocratie et maintiendrait un dialogue ouvert avec la société civile. Les décisions seraient prises par consensus. Les dépenses de fonctionnement de ces institutions seraient couvertes par le budget des royaumes et républiques participants. »[24]

La nouveauté de son projet tient aussi à la personnalité des élus au sein de ces comités. Il exige que « seuls les hommes dotés des plus hautes qualifications puissent prétendre à ces fonctions élevées », c’est-à-dire « des lettrés, des hommes d’église et des hommes politiques (…) respectivement les plus sages, les plus pieux et les plus capables ».⁠[25]

William Penn

William Penn⁠[26], le célèbre quaker⁠[27], fondateur et premier gouverneur de la Pennsylvanie, publie, en 1693, Essai d’un projet pour rendre la paix de l’Europe solide et durable : par l’établissement d’une diète générale composée des députés de tous les princes et états souverains. Alors qu’en Pennsylvanie⁠[28] il avait institué un état sur des bases entièrement neuves, il doit, en ce qui concerne l’Europe, tenir compte des réalités politiques existantes. La Diète n’est plus une simple réunion d’ambassadeurs, mais bien l’Assemblée des Représentants des États-membres, proportionnellement à leur importance démographique et économique. Elle prend ses décisions à la majorité des 3/4 dans une salle ronde pour résoudre les problèmes de bienséance et de présidence tournante. Les « princes » apprendront à se connaître et s’apprécier dans cette assemblée. De cette familiarité naîtra la sécurité en Europe qui facilitera les voyages et le commerce. En outre, Penn prévoit la possibilité d’associer les Turcs et les « Moscovites ».⁠[29]

Le plan de Penn, décliné en 24 articles est très précis et rationnel, présentant en fait et de manière très moderne, une fédération d’États souverains.⁠[30]

L’abbé de Saint-Pierre

Charles Irénée Castel, abbé de Saint-Pierre⁠[31] publie en 1712 ou 1713, avec remaniement en 1726, un Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe. Il avait participé aux conférences d’Utrecht (1713) qui devaient mettre fin à la guerre de succession d’Espagne et il s’était rendu compte que les traités de paix ne sont en fait que des trêves⁠[32]. Avec son Projet qui s’inspire du projet de Sully⁠[33], il avait sincèrement espéré peser sur les négociations en cours.

Dans une Europe malade de la guerre, il montre que la politique de l’équilibre menée jusque là est source de déséquilibres, de luttes et de dépenses. Elle conduit à l’instabilité territoriale car les forces en présence varient et amènent sans cesse de nouvelles ligues où les petits sont assujettis aux plus grands, la France et l’Autriche en l’occurrence. Le salut ne peut se trouver que par une fédération européenne construite sur le droit et soucieuse de l’intérêt public. Il propose non un super-État mais « une confédération solide et durable »[34] avec une Diète permanente qui rassemblerait les plénipotentiaires des souverains contractants, fixerait leur nombre⁠[35] et celui de ceux qui seraient invités à les rejoindre, établirait la durée et la rotation de la présidence, les contributions, spécifierait les sanctions vis-à-vis de ceux qui mettraient en péril la République européenne, déciderait des règlements et garantirait à chacun la possession et le gouvernement des états possédés actuellement. Ainsi l’Europe sera en paix et en imposera à ses voisins.

Dans cette perspective, « les voies du droit ne se substitueront à la violence guerrière que par le recours aux procédures d’arbitrage » et à l’exécution par la contrainte et la force des sentences prononcées par le Tribunal de la Diète.⁠[36] De plus, dans ce système, l’union doit travailler à l’utilité publique et à la justice. L’utilité et la félicité publiques dépendent, dans la paix civile et internationale, du développement du commerce, des arts, de l’agriculture, de la médecine, de l’éducation comme de la morale, de la politique et du droit. En effet, la législation européenne n’a pas seulement comme but d’organiser le règlement des différends ou de les éviter mais aussi de mettre en œuvre la coopération et le commerce entre les États membres de l’union.⁠[37]

In fine, celle-ci dépendra de la conscience que doivent avoir les princes « d’une appartenance à une communauté que les frontières ne viennent ni borner ni miner », une communauté d’hommes guidés par la raison.⁠[38]

Le projet n’eut aucune influence sur la diplomatie du temps⁠[39]. Pire, il suscita bien des critiques et même des moqueries⁠[40]. Il faut toutefois nous y attarder car c’est la première fois qu’on tentait, à l’occasion d’une conférence de paix, d’influer sur les négociations pour qu’elles dépassent le cadre habituel des discussions.

On ne voit pas très bien la différence entre ce Pacte fondateur de l’Union, pacte laissé à la bonne volonté des souverains et les innombrables traités, alliances, trêves qui ont mis fin toujours provisoirement aux guerres. L’abbé de Saint-Pierre ne réfère pas son pacte au droit naturel mais aux seules normes décidées par les hommes. Comme l’écrit S. Goyard-Fabre, « en ce passage, qui atteste sa confiance dans les capacités normatives de l’homme, se loge probablement le point faible de sa philosophie »[41]. En effet les normes n’effacent pas les particularités et le problème des limites des souverainetés reste entier. Comment dès lors, les institutions peuvent-elles espérer imposer leurs décisions ? qu’est-ce qui empêche un État de trahir son engagement au nom de sa souveraineté ?

C’est ce qu’a très bien vu, dès 1715, Wilhelm Gottfried Leibniz⁠[42], qui écrit à l’abbé de Saint-Pierre⁠[43] son scepticisme : « Si deux ou trois jeunes rois des plus puissants, s’ennuyaient aux lois qui leur seraient prescrites, et en voulaient rompre les liens comment les empêcher autrement que par une guerre dont l’issue serait douteuse ? Ne serait-il pas à propos pour cela que la plus grande Banque de l’Europe fût entre les mains du Conseil général, et que les princes eussent (chacun à proportion) des millions déposés dans la Banque qui y seraient aussi sûrs que dans leurs coffres et dont ils pourraient peut-être même tirer de l’intérêt. Leur argent n’y serait point oisif, et ce serait une espèce de caution bourgeoise[44]. »⁠[45]

Leibniz appuie ses remarques sur l’histoire réelle du Saint Empire de la Nation germanique que l’abbé de Saint-Pierre prenait comme modèle. Ce Saint Empire n’a pas été fondé par un pacte mais il est le fruit de nombreuses luttes et connut, tout au long de son existence de nombreuses guerres locales.⁠[46]

Jean-Jacques Rousseau

On sait que les manuscrits du Projet de l’abbé de Saint-Pierre furent réécrits à la demande du neveu de l’abbé de Saint-Pierre, par J.-J. Rousseau « afin de les rendre plus commodes à lire »[47]. Et curieusement, J.-J. Rousseau critiqua ce projet.

Il n’est pas inutile ici pour bien comprendre la position de l’auteur du Contrat social de rappeler ses thèses de base.

Rousseau s’oppose à la vision pessimiste de Hobbes qui « prétend que l’homme est naturellement intrépide et ne cherche qu’à attaquer et combattre »[48] : « N’allons surtout pas conclure avec Hobbes que, pour n’avoir aucune idée de la bonté, l’homme soit naturellement méchant ; qu’il soit vicieux, parce qu’il ne connaît pas la vertu ; qu’il refuse toujours à ses semblables des services qu’il ne croit pas leur devoir ; ni qu’en vertu du droit qu’il s’attribue avec raison aux choses dont il a besoin, il s’imagine follement être le seul propriétaire de tout l’univers. Hobbes a très bien vu le défaut de toutes les définitions modernes du droit naturel : mais les conséquences qu’il tire de la sienne montrent qu’il la prend dans un sens qui n’est pas moins faux. En raisonnant sur les principes qu’il établit, cet auteur devait dire que, l’état de nature étant celui où le soin de notre conservation est le moins préjudiciable à celle d’autrui, cet état était par conséquent le plus propre à la paix et le plus convenable au genre humain. Il dit précisément le contraire, pour avoir fait entrer mal à propos dans le soin de la conservation de l’homme sauvage le besoin de satisfaire une multitude de passions qui sont l’ouvrage de la société, et qui ont rendu les lois nécessaires. »[49]. L’erreur de Hobbes est de croire que l’état de nature est celui de « la guerre universelle de chacun contre tous » alors que les hommes sont des êtres faibles, dont la seule vertu naturelle est la pitié[50].

On connaît la thèse de Rousseau qui imagine l’homme à l’état de nature, « errant dans les forêts, sans industrie, sans parole, sans domicile, sans guerre et sans liaison, sans nul besoin de ses semblables comme sans nul désir de leur nuire, peut-être même sans jamais en reconnaître aucun individuellement, l’homme sauvage, sujet à peu de passions, et se suffisant à lui-même, n’avait que les sentiments et les lumières propres à cet état ; qu’il ne sentait que ses vrais besoins, ne regardait que ce qu’il croyait avoir intérêt de voir, et que son intelligence ne faisait pas plus de progrès que sa vanité. »[51]. d’où vient alors le malheur des hommes ? L’explication est célèbre : « Le premier qui ayant enclos un terrain s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables: « gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne ! » »[52] La propriété non seulement fonde la société mais introduit la violence parmi les hommes : « de là commencèrent à naître, selon les divers caractères des uns et des autres, la domination et la servitude, ou la violence et les rapines. Les riches, de leur côté, connurent à peine le plaisir de dominer, qu’ils dédaignèrent bientôt tous les autres, et, se servant de leurs anciens esclaves pour en soumettre de nouveaux, ils ne songèrent qu’à subjuguer et asservir leurs voisins (…). C’est ainsi que, les plus puissants ou les plus misérables se faisant de leurs forces ou de leurs besoins une sorte de droit au bien d’autrui, équivalant, selon eux, à celui de propriété, l’égalité rompue fut suivie du plus affreux désordre ; c’est ainsi que les usurpations des riches, les brigandages des pauvres, les passions effrénées de tous, étouffant la pitié naturelle et la voix encore faible de la justice, rendirent les hommes avares, ambitieux et méchants. »[53] « Les hommes sont méchants, une triste et continuelle expérience dispense de la preuve ; cependant l’homme est naturellement bon (…) : qu’est-ce donc qui peut l’avoir dépravé à ce point, sinon les changements survenus dans sa constitution, les progrès qu’il a faits et les connaissances qu’il a acquises ? qu’on admire tant qu’on voudra la société humaine, il n’en sera pas moins vrai qu’elle porte nécessairement les hommes à s’entre-haïr à proportion que leurs intérêts se croisent, à se rendre mutuellement des services apparents, et à se faire ne effet tous les maux imaginables. »[54] La cause des guerres n’est pas à chercher dans la nature de l’homme, elle apparaît dans la société, au moment où l’homme est pour ainsi dire « dénaturé ».⁠[55]

Que faire ? « Faut-il détruire les sociétés, anéantir le tien et le mien, et retourner vivre dans les forêts avec les ours ? »[56] Non. Rousseau invite tous ceux qui lui ressemblent, c’est-à-dire « ceux qui sont convaincus que la voix divine appela tout le genre humain aux lumières et au bonheur des célestes intelligences » à tâcher, « par l’exercice des vertus qu’ils s’obligent à pratiquer en apprenant à les connaître, de mériter le prix éternel qu’ils en doivent attendre ; ils respecteront les sacrés liens des sociétés dont ils sont membres ; ils aimeront leurs semblables et les serviront de tout leur pouvoir ; ils obéiront scrupuleusement aux lois et aux hommes, qui en sont les auteurs et les ministres ; ils honoreront surtout les bons et sages princes qui sauront prévenir, guérir ou pallier cette foule d’abus et de maux toujours prêts à nous accabler ; ils animeront le zèle de ces dignes chefs, en leur montrant, sans crainte et sans flatterie, la grandeur de leur tâche et la rigueur de leur devoir ; mais ils n’en mépriseront pas moins une constitution qui ne peut se maintenir qu’à l’aide de tant de gens respectables qu’on désire plus souvent qu’on ne les obtient, et de laquelle, malgré tous leurs efforts, naissent toujours plus de calamités réelles que d’avantages. »[57]

Cela dit, nous n’avons encore, pour Rousseau, que l’explication des querelles entre individus et ces querelles ne sont pas la guerre. d’homme à homme, il n’y a pas de guerre car il serait aberrant que l’homme soit attaché à la destruction de son espèce. La guerre n’apparaît qu’entre les États. A l’intérieur d’un État, la société impose finalement des lois qui règlent les problèmes liés à la propriété. Par contre, entre les États, il n’y a pas de règles. C’est là que gît le problème et c’est pourquoi Rousseau peut écrire que « la guerre n’est donc point une relation d’homme à homme, mais une relation d’État à État, dans laquelle les particuliers ne sont ennemis qu’accidentellement, non point comme hommes, ni même comme citoyens, mais comme soldats ; non point comme membres de la patrie, mais comme ses défenseurs. Enfin chaque État ne peut avoir pour ennemis que d’autres États, et non pas des hommes, attendu qu’entre choses de diverses natures on ne peut fixer aucun vrai, rapport. »[58] La finalité de la guerre juste - à distinguer de la guerre de conquête- ne sera pas de tuer l’ennemi mais de réparer un préjudice et de rétablir la paix. N’empêche que si les hommes naturellement n’imaginent pas la guerre, l’État, lui, incline à la guerre parce qu’il se compare aux autres, qu’il « devient petit ou grand, faible ou fort, selon que son voisin s’étend ou se resserre et se renforce ou s’affaiblit »[59] et qu’il n’existe pas un droit public de l’Europe.

Ces réflexions vont guider Rousseau quand il sera invité à va revenir plus longuement sur le problème de la paix dans une étude intitulée Jugement du projet de paix perpétuelle de Monsieur l’Abbé de Saint-Pierre. Ce texte suit sa rédaction du Projet de l’Abbé, sous le titre Extrait du projet de paix perpétuelle de Monsieur l’Abbé de Saint-Pierre, publié en 1761 à Amsterdam⁠[60]. L’Abbé de Saint-Pierre, nous l’avons vu, prétend combler le vide juridique international qui maintient les nations en état de guerre. Comment Rousseau appréciera-t-il cette proposition, lui qui avait envisagé de présenter un contrat international qui aurait prolongé le contrat social qui fonde l’État ?⁠[61]

C’est « un livre solide et sensé », reconnaît Rousseau⁠[62] mais, comme l’écrivait l’Abbé, « l’établissement de la paix perpétuelle dépend uniquement du consentement des souverains »[63]. Or, fera remarquer Rousseau, l’opposition vient des souverains préoccupés de domination au dehors et d’absolutisme au dedans, si jaloux de leur pouvoir qu’ils « ne font mention de Dieu même que parce qu’il est au ciel »[64] . Ils préfèrent le commandement et la richesse au bien réel de leurs sujets et à l’établissement de la justice. Ni eux, ni leurs ministres n’ont quelque intérêt à tirer de la paix. En définitive, pour que le projet se mette en place, il faudrait « que la somme des intérêts particuliers ne l’emportât pas sur l’intérêt commun, et que chacun crût voir dans le bien de tous le plus grand bien qu’il peut espérer pour lui-même »[65] mais il est vain d’espérer tant de sagesse et de telles circonstances. Les souverains n’accepteront jamais que soient limités leur pouvoir et leurs prérogatives. Rousseau ne partage pas l’optimisme de l’abbé qui, à son sens, était bien naïf. Son système, dit Rousseau, est « trop bon pour être adopté »[66]. Si une fédération d’États peut apporter la paix, elle doit unir les peuples plutôt que les princes. Mais dans ce cas, des révolutions contre les pouvoirs en place sont à craindre. Il n’est pas possible d’y arriver sans « moyens violents et redoutables à l’humanité ». Dans ces conditions, une « ligue européenne », « ferait peut-être plus de mal tout d’un coup qu’elle n’en préviendrait pour des siècles. »[67]

Finalement, Rousseau ne croit pas à l’efficacité d’un droit international, au cosmopolitisme, à un État mondial pas plus qu’à la possibilité d’un contrat général comme celui auquel il avait pensé un temps. Le contrat social fonde l’État sur la volonté générale qui est la volonté générale d’un État. Mais il n’y a pas de volonté générale à la dimension de l’espèce humaine. De plus, un droit international ne sert à rien s’il n’est pas accompagné d’un pouvoir de contrainte incompatible avec la liberté. Un droit international « suppose la bonne entente des Etas plutôt qu’il ne la crée »[68]. En définitive, une confédération ne pourrait empêcher la guerre ni dissiper l’état de guerre car « la guerre est inscrite dans la nature essentielle des relations inter-étatiques ».⁠[69]

Kant

Quelques années plus tard⁠[70], est publiée une œuvre qui est appelée à un grand retentissement et qui retient, aujourd’hui encore, l’attention des spécialistes, il s’agit du Projet de paix perpétuelle, d’Emmanuel Kant⁠[71], publié en 1795⁠[72]. Il ne s’agit pas d’un programme comme il en a tant existé et comme le mot « projet » pourrait le laisser croire mais d’un essai philosophique sur la question⁠[73]

Déjà précédemment, Kant avait émis l’idée que si les hommes ne sont pas raisonnables, la nature utilise les malheurs engendrés par la guerre pour conduire les États à « entrer dans une Société des Nations dans laquelle chaque État, même le plus petit, pourrait attendre sa sécurité et ses droits, non de sa puissance personnelle, ni de l’évaluation subjective de son droit, mais seulement de cette grande Société des Nations (Foedus Amphyctionum[74]), d’une puissance unifiée et de la décision procédant des lois de la volonté unifiée. »[75] Conscient de l’« insociable sociabilité »[76] des hommes, c’est-à-dire, à la fois, de leur de leur difficulté et de leur penchant à s’unir, Kant pense que la nature utilise « l’incompatibilité des hommes et même l’incompatibilité entre grandes sociétés et corps politiques auxquels se prête cette sorte de créatures comme un moyen pour forger au sein de leur inévitable antagonisme un état de calme et de sécurité. »[77] La paix, en fait, est un besoin de la raison ; la guerre réveille les hommes, les incite à s’engager sur le chemin de leur finalité naturelle et stimule leur travail d’organisation juridique qui doit aboutir à une Société des nations.⁠[78] Les hommes se battent mais veulent se rapprocher. Ils ont le devoir de répondre à la finalité de leur espèce et faire ce qu’il faut pour être ce qu’ils doivent être selon le dessein de la nature, de la Providence. Le droit doit contraindre les hommes à tendre à l’unité

Kant ne croit pas à « la balance des forces en Europe » à laquelle rêvait Richelieu, par exemple. Pour lui, comme pour l’abbé de Saint-Pierre, c’est une « chimère »[79] mais il croit à « un droit des gens fondé sur des lois publiques que la force vient soutenir et auxquelles chaque État devrait se soumettre (d’après l’analogie avec un droit civil ou politique des particuliers). » Kant se méfie des princes et veut plutôt faire confiance aux peuples. Pour lui, le « républicanisme » est une des conditions essentielles pour conjurer les guerres⁠[80]. Pas de monarchie universelle, pas de super-État mais une fédération ou plutôt une confédération de peuples qui, après une concertation commune, établiraient un droit des gens inter-étatique. Ce droit n’est donc pas un droit naturel puisqu’il doit être institué. La nature appelle à la paix mais elle doit collaborer avec la liberté humaine qui petit à petit doit travailler juridiquement à faire reculer la guerre : « ce n’est pas du libre accord des individus qu’il faut attendre l’arrivée au but, mais seulement de l’organisation progressive des citoyens de la terre dans et vers l’espèce en tant que système dont le lien est cosmopolitique ».⁠[81]

Beaucoup trouveront cette proposition « pédante et naïve » dit Kant mais il avoue : « je me fie, en ce qui me concerne, à la théorie qui part du principe du droit définissant ce qui doit être la relation entre les hommes et les États et qui prône aux dieux de la terre la maxime de toujours agir dans leurs conflits de telle façon qu’ils préparent la venue d’un tel État universel des peuples et de l’admettre donc comme possible (in praxi) et susceptible d’être. Mais en même temps, je me fie aussi (in subsidium) à la nature des choses qui contraint à aller là où l’on ne veut pas aller de bon gré (…). Dans ce deuxième aspect, on prend alors aussi en considération la nature humaine ; et comme, en elle, le respect du droit et du devoir reste toujours vivant, , je ne peux ou ne veux la tenir pour tellement immergée dans le mal, que la raison pratique, après de nombreuses tentatives sans succès, ne doive en triompher finalement, et la présenter aussi comme digne d’être aimée. On en reste donc également au point de vue cosmopolitique à cette affirmation que ce qui, rationnellement fondé, vaut pour la théorie, vaut aussi pour la pratique. »⁠[82]

Toutes ces réflexions l’amènent à présenter, en 1795, son « esquisse » (Entwurf) philosophique intitulée, en français, Projet de paix perpétuelle[83] et qu’il vaudrait mieux baptiser « Essai sur la paix perpétuelle ».

Comme on l’a vu précédemment, pour Kant, la paix est une « Idée de la raison »[84] et ne sera jamais un état de fait. Elle s’impose aux hommes comme un devoir à accomplir. Elle est possible à certaines conditions.

Dans une première section, Kant énumère six conditions préalables à l’établissement de la paix, conditions négatives à caractère moral:

« 1° Aucun traité de paix ne doit valoir comme tel, si on l’a conclu en se réservant tacitement matière à guerre future »

« 2° Nul État indépendant (petit ou grand, peu importe ici) ne pourra être acquis par un autre État, par héritage, échange, achat ou donation. »

« 3° Les armées permanentes doivent être entièrement supprimées avec le temps. »

« 4° On ne doit point contracter de dettes publiques en vue des conflits extérieurs de l’État. »

« 5° Aucun État ne doit s’immiscer de force dans la constitution et le gouvernement d’un autre État. »

« 6° Aucun État, en guerre avec un autre ne doit se permettre des hostilités de nature à rendre impossible la confiance réciproque lors de la paix future, par exemple : l’emploi d’assassins, d’empoisonneurs, la violation d’une capitulation, la machination de trahison dans l’État avec lequel on est en guerre, etc.. »[85]

La deuxième section contient « les articles définitifs en vue de la paix perpétuelle entre les Etas », trois conditions positives qui, elles, relèvent du droit⁠[86]. Pour Kant, « L’État de paix entre les hommes vivant côte-à-côte, n’est pas un état de nature ; celui-ci est bien plutôt un état de guerre ; sinon toujours une ouverture d’hostilités, cependant une menace permanente d’hostilités. Cet état de paix doit donc être institué ; car le fait de ne pas faire la guerre ne constitue pas une garantie et si cette dernière n’est pas fournie par un voisin à l’autre voisin (ce qui ne peut avoir lieu que dans un état légal), l’un peut traiter l’autre qu’il a sommé à cette fin, en ennemi. »[87]

En résumé, on peut dire que la paix n’est vraiment paix que si elle est perpétuelle. Cette paix doit être instituée et « instituer la paix, c’est instaurer une société civile régie par le droit » c’est-à-dire une république qui marie loi et liberté car la liberté doit être protégée par la loi, une loi qui n’est pas celle du plus fort mais qui est égale pour tous⁠[88].

Voici les trois articles:

Le premier article stipule donc que « dans tout État la constitution civile doit être républicaine »[89]. Si l’État est constitué sur la base d’un contrat passé entre des citoyens libres et égaux, ils réfléchiront à deux fois avant de déclarer une guerre où tous seront impliqués alors que dans un État où les sujets sont soumis à la volonté d’un souverain, celui-ci peut plus aisément décider une guerre qui ne lui coûtera rien.

Le deuxième article déclare que « le droit des gens doit être fondé sur un fédéralisme d’États libres. »[90] Pour la paix, il faut « une convention mutuelle des peuples »[91], une « alliance de la paix »[92] qui « ne se propose pas d’acquérir quelque puissance politique, mais uniquement de conserver et de garantir la liberté d’un État pour lui-même et pour les autres États alliés en même temps, sans toutefois que ceux-ci aient pour cette raison à se soumettre (comme des hommes dans l’état de nature) à des lois publiques et à la contrainte exercée par elles. »[93]

Enfin, le troisième article établit que « le droit cosmopolite doit se restreindre aux conditions de l’hospitalité universelle. »Ce droit d’hospitalité reconnaît «  l’étranger, à son arrivée dans le territoire d’autrui, de ne pas y être traité en ennemi. »[94] Ce n’est pas un « droit d’accueil » mais un « droit de visite » qui lui-même ne peut être confondu avec un droit de conquête.⁠[95]

A ces trois articles, s’ajoutent deux suppléments qui ne sont pas accessoires:

\1. C’est la Nature qui est la garante de la paix universelle car si, dans un premier temps, elle pousse par la guerre les peuples à occuper toute le surface de la terre, les uns chassant les autres, elle impose aussi, par la guerre intérieure et extérieure, que nous le voulions ou non, les « trois aspects du droit public : droit civil, droit des gens, et droit cosmopolite »[96] qui contraignent l’homme mauvais et égoïste à devenir bon citoyen pour sa simple conservation sans qu’il soit tenu de s’améliorer moralement⁠[97] : « la nature veut de manière irrésistible que le pouvoir suprême revienne finalement au droit »[98]. Le moteur de l’histoire n’est ni la raison comme chez Hegel, ni l’économie, comme chez Marx, mais la nature.

La nature ne veut pas d’un État universel, de « la fusion des peuples » puisqu’elle a produit « sagement » une grande diversité de langues et de religions, mais elle veut par « les progrès de la civilisation et le rapprochement graduel des hommes » harmoniser les diversités « par leur équilibre et leur émulation la plus vive ».⁠[99]

Enfin, elle unit des peuples « par le moyen de leur mutuel intérêt » c’est-à-dire par « l’esprit commercial », le besoin de « la puissance de l’argent » qui pousse à « faire obstacle à la guerre »[100]

Kant conclut : « C’est ainsi que la nature garantit, grâce au mécanisme même des penchants humains, la paix perpétuelle ; mais assurément la sûreté qu’elle fournit n’est pas suffisante pour en prédire (théoriquement) l’avenir, elle suffit cependant relativement à la pratique et impose le devoir de travailler à ce but (qui n’est point purement chimérique). »[101]

\2. Dans les négociations de droit public, le négociateur peut recourir à « un article secret » : « Les maximes des philosophes concernant les conditions de la possibilité de la paix publique doivent être consultées par les États armés pour la guerre. »[102] Cela ne signifie pas que le philosophe se substituera au juriste ou au prince mais la libre expression des philosophes est « indispensable pour apporter de la lumière à leurs affaires, et parce que cette classe, du fait de son caractère même, est incapable de former des cabales et de se rassembler en clubs, elle ne peut être suspectée d’être accusée de propagande. »[103] L’État invitera donc les philosophes « tacitement (par conséquent en tenant la chose secrète) à le conseiller, ce qui signifie : qu’il les autorisera à parler librement et publiquement sur les maximes générales concernant la conduite de la guerre et la conclusion de la paix (…). »⁠[104]

En appendice, Kant étudie les rapports de la morale et de la politique, de la liberté et du droit. On pourrait croire que l’action de la nature évoquée par Kant le conduit à considérer que l’humanité est menée malgré elle et sans elle, vers sa fin, c’est-à-dire la paix. Or la paix, en réalité, doit se construire. L’homme est un être libre et doué de raison. Mais, on l’a vu, il est naturellement méchant, atteint, selon le mot de Kant, d’une « insociable sociabilité »[105]. Sa liberté peut être folle et l’entraîner à s’écarter de la raison et à céder à la guerre. A ce moment, la nature supplée aux déficiences de la raison en utilisant le mal pour faire entendre raison : « Ainsi par les guerres, par l’extrême tension qu’exigent sans relâche ses préparatifs, par la détresse qui en résulte et dont finalement chaque État doit souffrir intérieurement même en pleine paix, elle pousse chacun à sortir de l’état sans loi des sauvages pour entrer dans une société des nations. Chaque État parvient ainsi à ce que la raison aurait pu lui dire sans qu’une si triste expérience lui soit nécessaire. »[106]

Morale et politique qui, dans la pratique, s’opposent et s’opposeront toujours, n’en sont pas moins et malgré elles, liées : « la vraie politique (…) ne peut faire aucun pas, sans rendre hommage à la morale ; et bien qu’en soi la politique soit un art difficile, ce n’en est pas un cependant de la réunir à la morale, car celle-ci tranche le nœud, que la politique ne peut trancher dès qu’elles sont en conflit. »[107] La paix perpétuelle n’est donc pas impossible, elle a besoin de temps : « Si c’est un devoir[108] et s’il existe aussi une espérance sérieuse, de réaliser l’ordre du droit public, il est vrai, en s’en rapprochant seulement dans un progrès à l’infini, la paix perpétuelle qui suivra ce que l’on a nommé à tort jusqu’ici des traités de paix (à vrai dire des armistices), n’est pas une idée creuse, mais un problème qui, solutionné peu à peu, se rapproche constamment de son but (parce que la durée des temps où se produisent des progrès égaux s’abrégera, il faut bien l’espérer toujours davantage). »[109]

Après Kant

Que penser de cette œuvre de Kant ? Quelle fut sa fortune ?

L’idée essentielle à conserver est que notre disposition morale peut triompher de la méchanceté qui est en nous et donc qu’il est possible de remplacer les rapports de force par des rapports de droit. Mais, si la fédération d’États libres souhaitée par Kant peut nous faire penser à la Société des nations puis à l’Organisation des Nations Unies, à la Cour pénale Internationale de Justice (CPI) malgré un monde toujours en guerre, il faut bien reconnaître que « La question de la paix est plus complexe que ce que Kant imaginait » : « Kant n’a pas vu l’importance des facteurs économiques dans la genèse de la guerre, ce que Fichte après lui saura mettre en évidence. Il n’a pas vu non plus l’importance des idéologies comme ciment des coalitions dans la guerre. Il a fait appel à la bonne volonté des politiques, il a lancé un appel à la raison pour que triomphe le Droit et cet appel n’est pas entendu. Il n’a pas non plus discerné l’importance des processus inconscients dans l’apparition de la violence, ce que Freud a lui bien compris dans la théorie du refoulement. »[110]

La pensée de Kant va naturellement susciter des réactions en sens divers.

On peut relever, entre autres, et en Allemagne, dès la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe (Kant est mort en 1804) trois positions différentes chez Fichte, von Gentz et Hegel.

Fichte

Pour Fichte⁠[111], l’Essai présente deux difficultés. Tout d’abord, comment concilier le respect des particularités nationales dans le cadre d’un droit universel ? Et deuxièmement, comment faire respecter le droit sans recours à la contrainte ? En effet, « l’État, en tant qu’institution fondée sur la contrainte, présuppose la guerre de tous contre tous et son but unique consiste à produire au moins l’apparence de la paix »[112]. S’il faut supposer la « guerre de tous contre tous » à l’intérieur de chaque État, il faut aussi supposer cette guerre entre les États avec cette différence que « dans les rapports avec les autres États, il n’y a ni Loi, ni Droit, si ce n’est le droit du plus fort »[113]. Dans ces conditions, le seul moyen de garantir la paix serait l’équilibre des forces. Mais Fichte est conscient que cet équilibre est aléatoire : « Le fameux système de l’équilibre européen suppose (…) d’une part une proie, à laquelle personne n’ait le moindre droit, mais que tous convoitent également, et d’autre part une rapacité réelle, générale et toujours en éveil. Ces deux hypothèses réalisées, cet équilibre serait, il est vrai, l’unique moyen de maintenir la paix, si l’on avait au préalable trouvé le moyen d’établir cet équilibre, de le faire sortir du domaine de l’utopie et d’en faire une réalité véritable. »[114] Il ne faut donc pas compter sur la dissuasion pour établir la paix pas plus que sur un gouvernement mondial appuyé sur l’hégémonie d’une nation⁠[115]. Il rejette « avec tout ce qu’il a d’odieux et d’absurde, le fantôme d’une monarchie universelle, que l’on commence à présenter à la vénération publique en lieu et place du système d’équilibre qui depuis quelque temps devient de plus en plus improbable. »[116]

Et qu’en est-il de l’idée d’une fédération des peuples ? Un temps, Fichte s’arrête à l’idée kantienne d’une fédération d’États républicains, les seuls susceptibles de se soumettre au droit, une fédération d’États indépendants qui réglerait les conflits internationaux, disposerait d’un pouvoir judiciaire et d’une force armée. Mais assez rapidement, il abandonne cette idée car qui garantira la rectitude des décisions judiciaires et, d’autre part, la fédération ne sera-t-elle pas dominée par les États les plus puissants ?

Toujours attaché à la fois au patriotisme et au cosmopolitisme, Fichte va laisser de côté les solutions traditionnelles. Interpellé par l’invasion de la Prusse par les armées napoléoniennes, il voit l’occasion, dans cette défaite, d’un nouveau départ. Dans ses Dialogues patriotiques : le patriotisme et son contraire[117], il montre le lien étroit qui existe selon lui entre le patriotisme et le cosmopolitisme : « le cosmopolitisme est la volonté déterminante que la fin de l’existence de l’espèce humaine soit effectivement atteinte dans l’espèce humaine. Le patriotisme est la volonté de voir cette fin atteinte tout d’abord dans la nation dont nous sommes membres, et ensuite (…) étendue (…) à l’humanité. (…) Tout homme de sentiment cosmopolitique devient nécessairement, de par sa limitation par la nation, un patriote, tandis que celui qui est dans sa nation le patriote le plus puissant et le plus ardent est précisément pour cela le citoyen du monde le plus ardent. »[118]

qu’est-ce que cal signifie concrètement ? Eh bien, cela signifie que « l’Allemand vivant et agissant dans l’unité de l’État prussien ne voudra et n’agira qu’afin que le caractère allemand national pénètre d’abord cette unité et de la manière la plus profonde ; pour qu’à partir de là ce caractère s’étende aux peuples allemands apparentés, et à partir de ceux-ci, comme il devrait s’ensuivre quand bien même ce serait sans qu’il le veuille lui-même, peu à peu sur l’humanité entière. »[119]

Dans la pensée de Fichte, l’Allemagne n’est pas un exemple parmi d’autres possibles, l’Allemagne seule peut être le vecteur de ce mouvement à la fois patriotique et cosmopolitique qui doit régénérer l’Europe.⁠[120]

Ceci nécessite évidemment une explication qui sera développée dans les Discours à la nation allemande[121].

Un monde nouveau peut naître si les hommes le décident. Et cette révolution mondiale trouvera son point de départ en Allemagne. Plus précisément, c’est la nation allemande qui peut changer l’histoire⁠[122] pour des raisons historique, philosophique et politique.

Les peuples germaniques se sont divisés en peuples autochtones qui sont restés sur leur terre et en peuples migrateurs qui ont essaimé à travers l’Europe au temps de l’empire romain. Les premiers ont conservé la langue des origines, leur vie, tandis que les autres se sont éloignés de cette origine et don d’eux-mêmes.

C’est au sein de la nation allemande que la modernité culturelle est née. C’est Luther et Kant qui ont initié l’homme moderne à l’autonomie et à l’autodétermination. L’Allemagne a été dès l’origine terre de liberté puisqu’elle a résisté à l’empire romain.

Enfin, l’histoire allemande souligne la distinction entre État et nation. L’ancien empire était une communauté de royaumes et de principautés relativement indépendants. Un empire qui ignorait le centralisation, favorable au développement des libertés.

A l’époque où Fichte écrit tout cela, l’ancien empire a vécu de même que la prusse et donc l’histoire peut recommencer à partir de la nation allemande, car elle reste un royaume de liberté, un esprit vivant lié à son origine. A partir d’elle, le monde peut se recréer. L’éducation du nouvel homme inaugure la renaissance spirituelle de l’humanité. A commencer par l’Allemagne, à commencer par l’Europe qui est une « nation commune » constituée des pays authentiquement germaniques (allemands) et des pays romans qui sont en fait des pays paléo-germaniques. L’Europe est une Europe des nations qui vivent en communauté autour des principes de liberté et d’égalité sans monarchie universelle romaine ou napoléonienne, sans l’équilibre précaire de pouvoirs bellicistes. la nation allemande fera la synthèse du passé, du « territoire » et de l’« étranger ».

Il est à noter, avec les meilleurs spécialistes de Fichte que le patriotisme dont il est question ici est « assez différent du nationalisme belligérant et impérialiste du deuxième et du troisième « Reich ». []…​ Les Discours à la nation allemande ne sont pas - ou du moins ils ne sont pas en première ligne - un programme politique pour la nouvelle constitution ou la renaissance de l’Allemagne. Ils sont plutôt un manifeste philosophique pour changer le monde […]. »⁠[123] « Le patriotisme de Fichte n’a […] rien à voir avec un nationalisme ethnique. C’est un patriotisme moral et métaphysique ».⁠[124] Il n’empêche que la pensée de Fichte - on en conviendra aisément - « a été surtout la source d’une idée infiniment plus dangereuse, parce que susceptible d’inspirer plus d’une orientation politique et stratégique, l’idée de la nation salvatrice. »[125]

Reste que Fichte attire l’attention sur l’importance de la culture dans la construction d’une communauté. la culture, dans un monde déchristianisé, doit jouer le rôle que jouait la foi auparavant. Reste aussi à juger si la culture moderne, telle que définie par Fichte, peut être fédérative. Nous y reviendrons plus loin.

Friedrich von Gentz

Autre lecteur de Kant, Friedrich von Gentz⁠[126], qui sera conseiller du chancelier d’Autriche, le prince de Metternich⁠[127] et secrétaire général du Congrès de Vienne (1814-1815)⁠[128], place le problème de la paix sur le terrain historico-politique, rejette l’idée d’un État unique mais aussi la séparation radicale des États. Il souhaite la mise en œuvre d’une organisation internationale et défend l’idée d’un équilibre à créer entre les nations. Ce qui sera mis en œuvre au Congrès de Vienne. Il ne s’agit pas de revenir à l’équilibre recherché par Richelieu. L’équilibre qu’il veut réaliser est un équilibre de forces et de contre-forces politiques qui doit sans cesse se renouveler.

Hegel

Prenant aussi ses distances vis-à-vis de Kant, Hegel⁠[129] rejette le cosmopolitisme, « l’idée d’un « État des peuples » ou d’une « république mondiale » »[130] et, sans être en rien belliciste, mais, dans la mesure où la guerre est, pour lui, une réalité irréductible il va mettre en avant le rôle positif que la guerre peut jouer dans la vie des États.⁠[131]

Etudiant les rapports entre l’individu et l’État, Hegel stipule qu’il faut maintenir « l’indépendance et la souveraineté de l’État, en acceptant le danger, le sacrifice de la propriété et de la vie et même de l’opinion et de tout ce qui appartient naturellement au cours de la vie. (…) Dans tout ce que nous venons de proposer se trouve l’élément moral de la guerre, qui ne doit pas être considéré comme un mal absolu, ni comme une simple contingence extérieure qui aurait sa cause contingente dans n’importe quoi : les passions des puissants ou des peuples, l’injustice, etc., et en général, dans quelque chose qui ne doit pas être. (…) La guerre comme état dans lequel on prend au sérieux la vanité des biens et des choses temporelles qui, d’habitude, n’est qu’un thème de rhétorique artificielle, est donc le moment où l’idéalité[132] de l’être particulier reçoit ce qui lui est dû et devient une réalité. La guerre a cette signification supérieure que par elle, comme je l’ai dit ailleurs[133] : « la santé morale des peuples est maintenue dans son indifférence en face de la fixation des spécifications finies de même que les vents protègent la mer contre la paresse où la plongerait une tranquillité durable comme une paix durable ou éternelle y plongerait les peuples. » On, verra plus loin que cette idée, simplement philosophique ou qu’on lui donne un autre nom, est une justification de la Providence et que les guerres réelles ont encore besoin d’une autre signification.

L’idéalité qui apparaît dans la guerre comme orientée vers l’extérieur dans un phénomène contingent et l’idéalité qui fait que les pouvoirs intérieurs de l’État sont des moments organiques d’un tout, sont donc une seule et même idéalité et, dans l’apparence historique, cela se voit dans ce phénomène que les guerres heureuses empêchent les troubles intérieurs et consolident la puissance intérieure de l’État. »[134]

« Si le sacrifice pour l’individualité de l’État est la conduite substantielle de tous et, par conséquent, un devoir universel, en même temps on peut la considérer comme le côté de l’idéalité en face de la réalité de l’existence particulière et elle entraîne une condition particulière et une classe qui lui est consacrée, la classe du courage. »[135] Mais il y a courage et courage: « Exposer sa vie est sans doute plus que craindre la mort. mais c’est quelque chose de simplement négatif, cela n’a pas de destination ni de valeur pour soi. Ce qu’il y a de positif, le but et le contenu, donnent au courage sa signification. Des voleurs, des assassins dont le but est le crime, des aventuriers dont le but est fabriqué par leur opinion ont aussi le courage d’exposer leurs vies. Le principe du monde moderne, la pensée et l’universel, a donné au courage sa forme supérieure ; en effet sa manifestation apparaît comme mécanique, n’est pas l’acte d’une personne particulière, mais du membre d’un tout. De même il n’est pas dirigé contre des individus mais contre une totalité hostile, si bien que le courage personnel apparaît comme impersonnel. Ce principe a d’ailleurs trouvé l’arme à feu et ce n’est pas un hasard que la découverte de cette arme ait transformé la forme purement personnelle du courage en cette forme plus abstraite. »[136]

Pour nous assurer de la bonne compréhension de ces passages, appuyons-nous sur le commentaire qu’en donne Philippe Soual, spécialiste de Hegel et de l’idéalisme allemand:

« En se posant comme abnégation et sacrifice, l’individualité s’élève à sa positivité la plus haute, à son individualité absolue et remplie, celle du citoyen en acte au service de l’État. C’est l’individualité qui est en soi et pour soi, qui se sait et se veut identique avec l’esprit libre ou la volonté de l’État. En consentant à ce sacrifice, l’individu s’élève à son rapport substantiel, à son rapport vrai avec le tout éthique, et il reconnaît ce rapport comme étant sa destination politique ultime. Par conséquent, ce rapport et sa reconnaissance sont son devoir substantiel (…). Dans l’état de paix, le devoir substantiel du citoyen est de s’intéresser et de participer à la vie politique, au sein de son corps et par la médiation du Parlement, en conservant sa vie civile. Mais dans l’état de guerre, le devoir du citoyen est de participer immédiatement et en personne à l’effort général pour sauver la liberté, jusqu’à la possibilité d’y laisser la vie au combat. C’est son devoir militaire à l’égard du tout libre dont il est un membre libre, pour assurer l’avenir de sa liberté. Devoir de conserver l’État dans son individualité autarcique, son indépendance à l’égard des autres États et sa souveraineté intérieure et extérieure, grâce à quoi il aura des rapports libres avec les autres, sans dépendance ni aliénation ou assujettissement. Les citoyens remplissent ce devoir en participant à la guerre, en mettant en danger leur vie en tant que soldats au cours des batailles. Tous ne mourront pas, mais la plupart exposeront leur vie et leur propriété, qui peuvent être perdues. Ce devoir s’accomplit par la mise en danger et le sacrifice de sa vie, de ses biens et de tout ce qui est lié à cette vie, ainsi que de son opinion, devenue libre obéissance. Parce qu’il est esprit libre, négativité absolue, l’homme est capable de mettre en danger sa vie, manifestant par là que, si la vie lui est essentielle, elle ne l’est que dans la mesure où elle est libre, dans l’honneur et la vérité. Il sait qu’il ne conservera la liberté que s’il est capable de risquer sa vie pour la sauver. Ce sacrifice n’est donc justifié que pour la liberté. Le patriotisme ordinaire de la disposition intérieure politique (…) s’élève ici à un patriotisme extraordinaire, hors de l’état de paix qui est bien la norme des rapports entre États. L’État a le droit d’exiger ce sacrifice dans la mesure où il assure habituellement la possibilité de cette vie paisible. En consentant à ce sacrifice, chacun veut la perduration de la vie libre qui est la sienne, et de l’État qui demeure dans le temps historique, quand l’individu passe.

(…) La situation d’exception qu’est la guerre entraîne le sacrifice de la vie et des biens pour la liberté, qui est l’absolu éthique. Cela vérifie que l’État est le but absolu des citoyens et souligne l’erreur de ceux qui, le confondant avec la société (et ne pensant pas le problème de la guerre et de la souveraineté), lui assignent comme but final la seule sauvegarde de l’individu, de la vie et des biens (…). Par définition, on ne peut exiger ce sacrifice au nom de cette stricte protection. L’État est donc le but absolu de la société civile et, si cette sauvegarde est son devoir ordinaire, ici lui faut pourtant en cas de guerre exiger ce sacrifice. Le but final de l’État n’est pas la simple vie finie, ossifiée ou embourbée dans la particularité, mais la liberté sans laquelle la vie n’est pas digne d’être vécue et grâce à laquelle elle sera fluide, dans la vie pneumatique infinie. Ce n’est pas un mépris de la vie ou des biens, mais le rappel de leur principe absolu. »

Dans ces lignes, Hegel « présente « le moment éthique de la guerre ». Hegel ne fait pas ici une apologie de la guerre, mais montre sa signification pour la vie de l’État et de la société. La guerre, avec sa violence, ses morts et ses destructions n’est pas morale ou bonne en elle-même, mais elle constitue un moment nécessaire de la vie éthique dans les rapports entre États. Elle y est une possibilité qui ne peut être conjurée, et un événement répétitif ou occasionnel. Elle n’est ni le principe, ni le tout ou le but de l’État (ce but est la paix), mais seulement un moment de ses rapports aux autres, moment qui a une signification éthique dans la mesure où la néantité et la mortalité de la vie finie y deviennent effectives, non sous la forme de la mort naturelle inévitable, mais sous celle du danger et du sacrifice sus et voulus, comme actes de la liberté. De même que dans l’angoisse de la mort la conscience de soi s’éprouve comme un tout contingent, comme un sujet libre dans la négativité absolue, la possibilité de la guerre dans l’altérité des États libres fait que l’État se sait comme un tout idéel, fini et mortel, et pose toute finité en lui dans son idéalité, sa mortalité et sa néantité. La guerre, ou simplement sa possibilité, a une signification éthique dans la mesure où par elle se vérifié la liberté infinie de l’esprit de l’État et de ses citoyens, ou le fait que l’État est le but absolu. On voit en elle un mal absolu, ce qui ne doit pas être, mais elle est un mal relatif, qui a en elle ce sens politique quand elle est pour la liberté. »[137] « L’idéalité qui vient au jour dans la guerre, selon la contingence des rapports extérieurs, est la même que celle qui est accomplie nécessairement et continûment au dedans dans l’organicité des trois pouvoirs étatiques. Cette idéalité-ci fait que l’État est un système organique, dans l’unité du politique et du civil, et que l’idéalité est bien accomplie dans l’état de paix par la souveraineté intérieure de l’État. Et celle-là la confirme, la possibilité de la guerre (l’extériorité, l’altérité) maintenant vive la liberté intérieure et extérieure. La guerre ne fait pas venir au jour une nouvelle idéalité, et n’est donc pas nécessaire de fait à l’idéalité de l’État. En revanche, elle rend effective cette idéalité, comme sacrifice voulu de la finité, et elle est justifiée dans la mesure où elle le fait pour la liberté. L’expérience historique le montre, par exemple par ces guerres favorables et victorieuses qui ont empêché des troubles internes et ont affermi la puissance éthique de l’État, en unissant ses membres par la suppression des potentats locaux. Simplifiant et unifiant le tout, elles affermissent son organicité et le retour dans soi de son esprit, et c’est celle-ci, donc la liberté rationnelle (non le seul nombre de soldats), qui fait sa vraie force. Inversement, des peuples qui n’ont pas été capables d’instituer une souveraineté intérieure (par exemple par peur de l’universel et désir des parties de se conserver elles-mêmes) ont été subjugués par d’autres, plus puissants parce que souverains au dedans. Leur effort au dehors a échoué, faute d’être fondé sur l’effort intérieur de l’institution de la liberté. « Leur liberté est morte de la peur de mourir », ils n’ont pas voulu mettre en danger leur vie pour sauver leur liberté, ils y ont eux-mêmes renoncé et ont donc été asservis. -De petits États peuvent conserver leur autarcie malgré une constitution défaillante, sans vraie souveraineté interne et externe, et malgré une force (…) armée insuffisante, grâce à la volonté des grands États de maintenir « l’équilibre politique », comme dans l’Europe et l’Allemagne de l’époque, ou grâce à la tranquillité de leurs voisins. »

Ajoutons encore que la guerre, quand elle advient, est un devoir pour tous les citoyens : « Une armée purement mercenaire contredirait à l’Idée de la liberté (non une armée amie, alliée pour le même but). » ⁠[138]

On se rend bien compte, à lire ces lignes, que la conception de l’État défendue par Hegel et l’effet positif qu’il décèle dans la guerre peuvent entraîner des interprétations plus vigoureuses et moins nuancées.

Après Hegel

Le fait est qu’après Hegel, vont fleurir, en Allemagne, des prises de position inquiétantes qui dépassent même l’esprit de l’adage ancien qui stipulait : si vis pacem, para bellum.

Heinrich von Treitschke (1834-1896) historien et écrivain politique allemand, professeur à l’Université de Berlin, eut une influence considérable. Ce disciple de Hegel se déclara contre les tendances démocratiques, contre le droit des minorités, contre les juifs. Partisan de la souveraineté absolue de l’État, il estime que celui-ci « ne peut être lié par aucun engagement international » et qu’« il trouve dans la guerre la pleine expression de sa volonté de puissance » (Mourre)[139]

Helmut von Moltke (1800-1891), maréchal prussien, théoricien de la guerre, continuateur de l’œuvre de Clausewitz (1780-1831), membre du Reichtag, il vainquit l’Autriche en 1866 et la France en 1870, se prononça pour l’annexion de l’Alsace et de la Lorraine. Il fit de l’armée allemande la première armée du monde (Mourre). On lui prête cette réflexion : « La paix éternelle est un rêve qui est loin d’être agréable. Quant à la guerre, elle constitue une partie essentielle du plan divin à l’égard du monde…​ Sans elle, le monde sombrerait dans le matérialisme. »

Nietzsche (1844-1900), nous l’avons déjà évoqué, considérera que la guerre est indispensable au maintien de la civilisation.⁠[140]

Malgré le réalisme éventuellement pessimiste de Hegel et les déviations que nous venons d’évoquer, l’idée de la nécessité de la paix, va continuer à susciter des plans qui, d’une manière ou d’une autre, tournent autour du thème du fédéralisme qui paraît désormais fondamental.

Le Comte de Saint-Simon⁠[141] publie en 1814, l’année du Congrès de Vienne, avec l’aide de son secrétaire, le célèbre historien Augustin Thierry⁠[142], De la réorganisation de la société européenne. Nous l’avons vu, les souverains d’Europe essaient de trouver le moyen d’éviter le retour des guerres atroces connues sous Napoléon. Saint-Simon veut réconcilier Français et Anglais pour créer autour de la France et de l’Angleterre une Europe stable et économiquement forte grâce au libre-échange. L’Allemagne suivra, pense-t-il, dès qu’elle aura trouvé son unité. Il propose, sur le modèle anglais : -une Chambre des députés du parlement européen pour légiférer en matière d’intérêts particuliers, sur le modèle de la Chambre des communes ; -un Roi de l’Europe (par exemple le roi d’Angleterre) et son premier ministre électif pour exercer les pouvoirs d’intérêt général, comme les infrastructures, l’éducation, les impôts communs ; -une Chambre des Pairs européens pour régler les conflits et les abus et éviter de glisser soit vers le despotisme, soit vers l’état populaire. Mais le Congrès de Vienne mené par des partisans de l’Ancien Régime préféra l’équilibre des grandes puissances.

Au XIXe siècle

Au XIXe siècle encore, on peut citer bien d’autres auteurs:

Le philosophe allemand Karl Chr. Fr. Krause⁠[143] publie le Projet d’une Fédération d’États européens comme base d’une paix générale.

Conrad Friedrich von Schmidt-Phiseldeck⁠[144] développe dans L’Europe et l’Amérique ou les relations futures dans le monde civilisé (1820-1832) et dans La fédération européenne (1821) une thèse différente de celle de ses prédécesseurs. Bien sûr, comme eux, il espère que les nations européennes renoncent à la force mais, pour lui, c’est l’intérêt économique qui devrait fonder la paix européenne. En effet, les États-Unis vont devenir le rival de l’Europe qui ne devrait plus compter sur ses colonies qui s’émanciperont. Pour faire face à cette concurrence, une confédération européenne devrait se recentrer sur ses propres ressources et intensifier les échanges de marchandises par une politique budgétaire commune et une monnaie commune (le thaler européen). Il souhaite que l’intégration se fonde sur des institutions fédérales : une assemblée, un tribunal, une armée et une marine sous un emblème propre. L’ordre européen nouveau servirait de modèle à un ordre mondial.⁠[145]

Wojciech Bogumit Jastrzebowski⁠[146], au milieu des combats engagés pour libérer la Pologne du joug étranger, écrit, en 1831 une petite brochure de 17 pages intitulée: Les moments libres du soldat polonais ou les réflexions sur la paix éternelle entre les nations. Dans cet opuscule qui n’eut aucun retentissement, se trouve une « Constitution pour l’Europe », une Europe des nations et non des États dont les frontières sont abolies. Les nations seraient représentées de manière égale au Congrès. Elles garderaient leur système juridique mais seraient subordonnées aux lois européennes. Cette « entente éternelle » serait seule armée. Ce qui est intéressant c’est que l’auteur « accorde une place essentielle à l’éducation, car elle seule, en prônant la concorde dès le plus jeune âge, peut préparer les citoyens à vivre ensemble, à se respecter et à renoncer à tout jamais aux aventures guerrières. »[147]

A la même époque, Giuseppe Mazzini⁠[148] fonde, en 1834, le mouvement Jeune Europe pour une Europe libre et unie à réaliser avec les mouvements révolutionnaires des différents pays. Il établit en 1857 une carte de la future Europe des Nations ; Philippe Buchez⁠[149] rêve d’une fédération européenne ; Victor Hugo⁠[150] est un des premiers à utiliser la formule « États-Unis d’Europe ». Il lance en 1849, à l’occasion du Congrès de la paix à Paris, un appel pour la création d’un « grand Sénat souverain qui sera à l’Europe ce qu’est le Parlement à l’Angleterre »[151] ; Ernest Renan⁠[152], après la guerre de 1870, souhaite la constitution d’un Congrès des États-Unis d’Europe qui corrigerait le principe des nationalités par le principe de la fédération.

Au XXe siècle

Au XXe siècle, prises de positions et réalisations vont se multiplier tandis que le droit international va se développer.

En peu en marge de ce mouvement mais comme substrat des montages juridiques, Stefan Zweig⁠[153] va insister sur l’unité spirituelle de l’Europe qui doit précéder l’unité politique, financière et militaire : « Nous devons être unis, nous hommes de l’Occident, héritiers des vieilles cultures, si nous voulons conserver la direction spirituelle du monde et achever l’œuvre commencée. »[154]

Au niveau des mises en œuvre, il faut surtout évoquer le Comte Coudenhove-Kalergi, aristocrate austro-hongrois qui fonde, à Vienne, en 1913, le mouvement Paneurope. Son Manifeste déclare : « La question de l’Europe se résume en deux mots : unification ou écroulement », pour faire face aux trois blocs : URSS, Empire britannique et USA.

La guerre de 14-18 et son cortège d’horreur stimulèrent la réflexion. Rappelons-nous le diagnostic porté par le sociologue Emile Durkheim qui, analysant les responsabilités de l’Allemagne dans le déclenchement de la guerre, constata une « hypertrophie morbide de la volonté » allemande, « une sorte de manie du vouloir »[155] qui situe la puissance de l’État au-dessus de toute morale. Dans « Les règles de la méthode sociologique »[156], il avait établi la distinction entre normal et pathologique⁠[157] : « Pour la société comme pour les hommes, écrit-il, la santé est bonne et désirable, la maladie au contraire, est la chose mauvaise et qui doit être évitée »[158]. Par quoi se caractérise la normalité, plus précisément par quoi se caractériserait la normalité de la part de l’Allemagne ? Par « la reconnaissance de deux nécessités : la modération d’une part, et l’existence d’une loi morale d’autre part. »[159]

En effet, pour Durkheim, s’il est normal d’être attaché à sa nation, ce qui exclut le rêve cosmopolitique, chaque nation fait partie de la grande communauté humaine, ce qui exclut le nationalisme. Dans un premier temps, en 1908, Durkheim envisage un élargissement progressif des nations à une société internationale : « Ce que nous montre l’histoire c’est que toujours, par une véritable force des choses, les petites patries sont venues se fondre au sein de patries plus grandes et celles-ci au sein d’autres plus grandes encore. Pourquoi ce mouvement historique, qui se poursuit dans le même sens depuis des siècles, viendrait-il tout à coup s’arrêter devant nos patries actuelles ? qu’ont-elles de particulièrement intangible qui l’empêche d’aller plus loin ?

Je me demande si le vrai pacifisme ne consiste pas à faire tout ce qui est en nous pour que ce mouvement se continue, mais pacifiquement, et non plus par la violence et la guerre suivant la loi dominante du passé. Sans doute, c’est un idéal bien difficilement réalisable à la lettre ; il est vain d’espérer que la guerre ne jouera aucun rôle dans ces transformations ; mais chercher par avance à faire en sorte que moindre soit sa part ne laisse pas d’être un but digne d’être poursuivi. »[160].

Par la suite, confrontée à la guerre, et au mauvais exemple allemand, la pensée de Durkheim va se corriger et se préciser. Il va appliquer aux États la règle générale appliquée aux individus : « La volonté normale et saine, si énergique qu’elle puisse être, sait accepter les dépendances nécessaires qui sont fondées sur la nature des choses. L’homme fait partie d’un milieu physique qui le soutient, mais qui le limite aussi et dont il dépend. Il se soumet donc aux lois de ce milieu ; ne pouvant faire qu’elles soient autres qu’elles ne sont, il leur obéit, alors même qu’il les fait servir à ses desseins. Car pour se libérer complètement de ces limitations et de ces résistances, il lui faudrait faire le vide autour de soi, c’est-à-dire se mettre en dehors des conditions de la vie. Mais il y a des forces morales qui s’imposent également, quoiqu’à un autre titre et d’une autre manière aux peuples et aux individus. Il n’y a pas d’État qui soit assez puissant pour pouvoir gouverner éternellement contre ses sujets et les contraindre, par une pure coercition externe, à subir ses volontés. Il n’y a pas d’État qui ne soit plongé dans le milieu plus vaste formé par l’ensemble des autres États, c’est-à-dire qui ne fasse partie de la grande communauté humaine et qui ne soit pas sujet à quelques égards ».⁠[161]

Comme la moralité de l’individu se caractérise par la discipline et l’attachement aux groupes sociaux, les États doivent tenir compte des « forces morales », la modération, le respect des contrats internationaux , le refus de recourir à la guerre et de la « communauté humaine » qui oriente les relations entre États : « Il y a une conscience universelle et une opinion du monde à l’empire desquelles on ne peut pas plus se soustraire qu’à l’empire des lois physiques ; car ce sont des forces qui, quand elles sont froissées, réagissent contre ceux qui les offenses. Un État ne peut se maintenir quand il a l’humanité contre soi. »[162]

Toutefois, cette communauté humaine n’est pas une société constituée. Seul l’État national est une société achevée. L’humanité est une société inorganique. C’est donc à l’État qu’il revient de jouer un rôle pacificateur : « pour que toute contradiction disparaisse, pour que toutes les exigences de notre conscience morale soient satisfaites, il suffit que l’État se donne comme principal objectif, non pas de s’étendre matériellement au détriment de ses voisins, non d’être plus fort qu’eux, mais de réaliser dans son sein les intérêts généraux de l’humanité, c’est-à-dire d’y faire régner plus de justice, une plus haute moralité. (…) De ce point de vue toute rivalité disparaît entre les différents États ; et, par suite, toute antinomie entre cosmopolitisme et patriotisme. »[163]

Il n’empêche que le rêve se poursuit de constituer tout de même, d’une manière ou d’une autre, une sorte de société internationale.

Ainsi, en 1926, à Vienne, a lieu le Congrès constitutif de l’Union Paneuropéenne rassemblant des personnalités de 24 pays comme E. Herriot⁠[164], Aristide Briand⁠[165], Léon Blum⁠[166], Thomas Mann⁠[167], Sigmund Freud⁠[168], Paul Claudel⁠[169], Jules Romains⁠[170], etc. On y discuta du projet plus ou moins fédéraliste de Coudenhove-Kalergi et fut voté le Manifeste paneuropéen énonçant les grandes lignes d’une « organisation fédérative de l’Europe ».

Aristide Briand qui fut Président d’honneur de Paneurope, un des artisan des accords de Locarno, en 1929⁠[171], alors Ministre des Affaires étrangères de la République française, adresse aux chancelleries des 27 États européens un Memorandum sur l’organisation d’un régime d’union fédérale européenne[172] : il suggère, sur le modèle de la Société des nations⁠[173], une conférence des représentants de tous les gouvernements avec un organe exécutif et un secrétariat mais ni assemblée des peuples, ni limitation des souveraineté nationales. Ce memorandum fut rejeté par les pays destinataires à l’exception de la Bulgarie et de la Yougoslavie. L’évolution politique de l’Allemagne empêcha le mouvement de poursuivre son chemin mais Coudenhove-Kalergi avait tout de même réussi à sensibiliser toute une élite à l’idée d’unification européenne. Après la guerre, en 1947, il devint secrétaire général de l’Union parlementaire européenne qu’il avait créée et, de 1952 à 1965, il fut président d’honneur du Mouvement européen.

Le rapprochement qui s’opère en Europe est contemporain des Conférences et conventions de La Haye (1899 et 1907), de la création de la Société des Nations en 1919, puis de l’Organisation des Nations-Unies en 1945 et de la prolifération d’organisations internationales qui œuvrent, d’une manière ou d’une autre, en faveur de la paix et dont nous devrons reparler.

Comme on le constate, à la fin de ce long parcours, les incessantes guerres européennes et la menace turque ont jadis suscité le désir d’unir les nations du continent d’autant plus que ces nations étaient chrétiennes. La menace extérieure s’estompant, le rêve a subsisté, nourri par le sentiment que la paix et l’union favoriseraient le commerce et l’économie⁠[174]. La déchristianisation relative de l’Europe n’a pas ralenti le mouvement qui a commencé à prendre corps après la seconde guerre mondiale⁠[175] avec des hauts et des bas certes mais avec de plus en plus de détermination. Parallèlement, nous verrons que des mouvements existent aussi en Afrique et en Amérique latine pour établir de plus en plus de liens et de coopération entre les différents pays. Nous savons aussi que le XXe siècle a vu naître des organisations internationales qui, à l’échelle de la planète, tentent dans un domaine ou l’autre de coordonner, de rassembler les hommes autour de projets communs.⁠[176]

La question est de savoir si les structures politiques nationales, continentales ou intercontinentales suffisent à garantir un maximum de paix entre les hommes. L’histoire et l’actualité nous montrent que non. Les structures politiques n’empêchent pas la violence individuelle et collective. L’état démocratique a été confronté à la violence régionaliste en Espagne ; la construction européenne n’a pas empêché les durs conflits dans les pays de l’ex-Yougoslavie ; l’ONU n’a pas pu éviter qu’éclatent des dizaines et dizaines de conflits aux quatre coins du monde entre des états qui avaient reconnu et reconnaissent son autorité.

Les structures politiques n’empêchent ,pas la violence et collective de renaître sous des formes nouvelles. Les guerres de conquêtes ont cédé la place à des guerres idéologiques, ethniques et les pouvoirs semblent impuissants face à l’épidémie terroriste qui frappe aveuglément au cœur des plus sages démocraties. La violence semble toujours précéder les lois qui tentent de la contenir. Peut-être faut-il davantage que des chartes, déclarations ou autres pactes

Ne faut-il pas aussi garder le souci que des sages eurent de moraliser la guerre, d’en définir les justes causes et le bon usage ? Ce fut le cas d’Aristote, de Cicéron ou encore des théologiens chrétiens, nous le verrons. Avant eux et après eux, on trouve un peu partout des recommandations de bienveillance, de courtoisie ou de modération dans la conduite des guerres. Mais on s’est rendu compte aussi qu’il fallait « pallier l’incertitude et l’inefficacité des normes de la moralité »[177] en faisant appel à des règles de droit et à un dispositif juridique. C’est l’essentiel de la thèse de Kant.⁠[178]

Kant ne croyait pas la paix perpétuelle possible mais faisait un devoir d’y travailler. Le philosophe et sociologue allemand Max Scheler⁠[179], lui, croyait la paix perpétuelle possible. Elle doit être l’objet d’une foi fervente car, non seulement, elle correspond aux vœux des plus grandes civilisations de l’humanité mais, de plus, la guerre n’est pas dans l’essence de la nature humaine. Toutefois, toujours selon Scheler, cette idée se heurte à des conceptions de la vie et du monde si différentes qu’il y a finalement plusieurs sortes de pacifisme dont aucune n’est satisfaisante. Toutes s’accordent pour dire non à la guerre mais elles sont plus attachées à des intérêts particuliers à la valeur de la paix.⁠[180] L’optimisme de Scheler, après les horreurs de la guerre 14-18, est finalement bien désespérant.

Mais son analyse nous amène à nous poser la question : ne faut-il pas conjuguer plusieurs facteurs : la morale⁠[181] (la religion ?) le droit et la culture ? Ou plus simplement le droit et la culture au sens le plus large des termes ?

Sur le plan juridico-politique, nous avons découvert, à travers les plans de paix étudiés, trois constantes : l’affirmation de la force du droit, l’idée fédérative et la justice d’un pouvoir arbitral.⁠[182]

La force du droit s’affirme contre l’état de nature, contre l’anarchie des tendances et des constitutions. Ainsi, l’article 38 du statut de la Cour internationale de Justice⁠[183] renvoie à « des principes généraux de droit reconnus par les nations civilisées ». Principes généraux qui ne sont pas nécessairement reconnus ni interprétés de la même manière par tous.

L’idée fédérative ou confédérative invite à la création d’institutions internationales qui doivent entraîner la coopération et la solidarité de peuples différents. Institutions qui doivent marier souveraineté et ordre international.

La justice d’un pouvoir arbitral lorsqu’un différend surgit entre États.

Dans cette triple optique, les réalisations ne manquent pas⁠[184]. Nous aurons plus loin à nous interroger sur leurs forces et leurs faiblesses mais elles sont précieuses et nous devons tout faire pour les améliorer.

Toutefois, en amont, comme il est indéniable que les guerres ont, chaque fois, stimulé, surtout à l’époque contemporaine, en raison de leurs horreurs, le désir de paix⁠[185], nous devons nous interroger sur les conditions culturelles de la guerre ou de la paix. S’il y a des idées qui font dresser le poing, quelles sont celles qui apaisent et font tendre la main ? Quekls sont leurs fondements, leurs conditions d’efficacité ? Font-elles « violence » à notre nature ou, au contraire, sont-elles susceptibles d’épanouir nos aspirations les plus profondes ?

Telle est la question que nous allons aborder.


1. Mourre. Les historiens relèvent quatre guerres sacrées pour le contrôle du temple d’Apollon. Les deux dernières (46 et 36 av. J.-C.) eurent comme conséquence l’intervention de Philippe de Macédoine qui finalement envahi la Grèce.
2. Vers 1250-1321.
4. 1265-1321.
5. Nous pourrions dire « laïque », dans le bon sens du terme.
6. Dante a montré que, de la famille au royaume, en passant par le village et la cité, il faut toujours une personne qui règle et gouverne.
7. A l’époque, le monde s’identifie à l’Europe.
8. Toutes les citations sont extraites de Europe, L’épure d’un dessein, Conseil de l’Union européenne, 2006, pp. 40-46.
9. 1420-1471. Issu d’une famille hussite, il prit la tête des hussites modérés ou utraquistes. Elu roi en 1458, il promit d’embrasser la foi catholique, ce qu’il ne fit jamais, mais œuvra pour la cohabitation des deux confessions. Il fut déclaré hérétique en 1466. Rappelons que Jan Huss qui s’inspira largement de l’œuvre de John Wycliff était mort sur le bucher en 1415.
10. Ce Traité commence par ces mots : « ...par le désir de voir cesser les guerres, pillages, désordres, incendies et massacres qui (…) ont investi presque de toutes parts la Chrétienté même, (…) désireux donc que tant de méfaits prennent fin et soient extirpés en profondeur, (…) nous avons décidé de sceller dans la forme qui suit un pacte établissant union, paix, fraternité et concorde inébranlables, pour la vénération de Dieu et la sauvegarde de la foi à jamais et à perpétuité, pour nous, nos héritiers et nos successeurs à venir. » (Cité in Europe, L’épure d’un dessein, op. cit., p. 54).
11. Cf. http://archiv.radio.cz Rencontres littéraires du samedi 2 novembre 2002.
14. Le Nouveau Cynée ou Discours d’État, d’Emeric Crucé, présenté par Alain Fenet et Astrid Guillaume, Presses universitaires de Rennes, 2004. Cynéas fut le conseiller de Pyrrhus, roi d’Epire (v. 319-272 av. J.-C.). Il encouragea, en vain, Pyrrhus assoiffé de conquêtes à abandonner la guerre et à profiter de l’existence « puisque, de toute façon, la guerre se faisant pour avoir la paix, il serait condamné au repos après ses conquêtes. » (Cf. Europe, L’épure d’un dessein, op. cit., p. 72). Le conseiller Cynéas est évoqué par Plutarque (Vies, VIII, Pyrrhus) et a inspiré Rabelais (Gargantua, XXXIII) et Montaigne (Essais, I, 42).
15. Il écrit à ce propos : « je confronte ces deux peuples (chrétien et musulman), pour ce qu’ils sont par manière de dire ennemis naturels, et ont divisé presque tout le monde en deux parties, à cause de la diversité de leurs religions, tellement que s’ils se pouvaient s’accorder, ce serait un grand acheminement pour la paix universelle. Car le Prince chrétien se voyant en paix avec le Mahométan s’accorderait encore plus volontiers avec un autre de sa religion, et le Grand Seigneur étant d’accord avec les chrétiens se rendrait plus facile au roi de Perse ou de Tartarie. » (Cité in Europe, L’épure d’un dessein, op. cit., p. 72).
16. 1560-1641.
17. A l’origine, ce Grand Desseyn se trouve inséré dans les Mémoires des sages et royales Economies d’État, domestiques, politiques et militaires de Henry le Grand, chez Augustin Courbe, en 1662. On publia séparément en 1788 le Projet politique du duc de Sully, ministre d’Henry IV contenant une correspondance avec la reine d’Angleterre Elisabeth 1er. Cf. http://perso.orange.fr/louis.jourdan/europe/reveeurope.html et Construction européenne (www.univ-rouen.fr/servlet/com.univ.utils.)
18. En fait, Sully propose de remodeler l’Europe pour qu’elle comporte « quinze puissances de poids comparable » : dans les six dominations électives on range les États pontificaux plus le Royaume de Naples pris à l’Autriche, l’Empire réduit à l’Allemagne et à l’Autriche et la Bohême détachée de l’Autriche ; dans les six dominations héréditaires, la Suède et la Norvège sont regroupées ; enfin dans les trois « républiques », l’Italie ne comprend pas les États pontificaux, ni Venise, ni la Lombardie, quant à la République belge elle regroupe les dix-sept provinces des Pays-Bas détachées de la maison d’Autriche. (Cf. Europe, L’épure d’un dessein, op. cit., p. 83)
19. J.-J. Rousseau reprochera à ce projet son intention secrète : abaisser la puissance espagnole. (Cf. note ci-dessous sur le Projet de l’Abbé de Saint-Pierre, op. cit., pp. 449-450).
20. Cf. GOYARD-FABRE S., op. cit., p. 97.
21. 1592-1670. Pédagogue et théologien tchèque dont la pensée a été influencée par divers courants, hussite, calviniste, rationaliste, utopique et ésotérique. A la fin de sa vie, il fut évêque de l’Unité des Frères de Bohême-Moravie.
22. Cette œuvre philosophique, De rerum humanarum emendatione consultatio catholica, considérée comme la plus importante est divisée en 7 parties dont 4 sont inachevées.
23. C’est pour cette raison et parce qu’il fut un réformateur pédagogique et l’auteur de nombreux manuels d’enseignement, que l’Union européenne patronne depuis 2002 un « projet Comenius » qui « vise à promouvoir la coopération dans le cadre européen entre les établissements participants, à encourager les relations entre élèves et la mobilité des enseignants, à développer l’ouverture d’esprit et la tolérance, clés d’une Europe solide, mais aussi à l’utilisation et la perfection des différentes langues. Le projet met l’accent sur l’aide aux catégories défavorisées, la lutte contre l’échec scolaire et la prévention de l’exclusion. » Pour Comenius « tout doit être enseigné à tout le monde ». Non pas qu’on doive tout apprendre mais il s’agit d’apprendre à bien penser. Tout le monde pourrait accéder directement aux textes sacrés. Non seulement la raison (ratio), les activités de la pensée, doivent être cultivées mais aussi le travail manuel (operatio). Il faudrait privilégier la géographie, l’histoire, la biologie, l’éducation artistique plutôt que le latin. Tous doivent accéder à cette éducation, filles et garçons, pauvres et riches, dans un système rationalisé composé de quatre degrés : l’école maternelle pour les plus petits, l’école publique pour les enfants, l’école secondaire pour les adolescents et les académies pour les plus âgés. Il revoit aussi la manière d’enseigner, préconise l’utilisation d’images, (pour le latin, par exemple) et de jeux, la participation des élèves et déconseille la punition corporelle. (Wikipedia) Il a laissé de nombreux ouvrages sur l’apprentissage des langues, de l’histoire, de la religion, de la philosophie.
24. BLIZKOVSKY Petr, De l’ordre universel et de l’harmonie humaine, in Europe, L’épure d’un dessein, op. cit., pp. 94-95.
25. Cité in Europe, L’épure d’un dessein, op. cit., p. 91.
26. 1644-1718. Cf. http://perso.orange.fr/louis.jourdan/europe/reveeurope.html. Il avait acheté, en Amérique, avec l’héritage de son père un territoire de 130.000 km2 pour permettre aux Quakers de vivre en paix.
27. Pour rappel, les quakers estiment que Dieu « parle à l’âme sans intermédiaire et n’a pas besoin de cérémonies, de dogmes ni de rites pour être rencontré, mais de silence et d’écoute ». Ils refusent « l’autorité des Églises, et même de la Bible, pour n’accepter que celle de l’Esprit-Saint. Dieu se révèle directement au cœur de l’homme. Ni ministres, ni cultes, ni sacrements. » (Rel).
28. La capitale est Philadelphie : « amitié fraternelle ».
29. Ses idées laisseront des traces non seulement aux États-Unis mais aussi sur l’Union européenne comme le vote à majorité qualifiée, la présidence tournante et le secrétariat. Il est incontestable aussi que ses conceptions en matière de liberté de conscience et de liberté religieuse ont marqué bon nombre de constitutions libérales. Par contre, il ne fut guère prophète quant à l’utilisation des langues dans l’Assemblée : « Il faut nécessairement, écrivait-il, que ce soit du latin ou du français : le premier serait plus propre pour les jurisconsultes, mais l’autre est plus propre pour les gens de qualité. » (Cité in Europe, L’épure d’un dessein, op. cit., p. 107).
30. Dans le même esprit, on peut citer aussi « Some reasons for an European State » (1710) de John Bellers (1654-1725) ; Ce quaker ami de William Penn ne s’embarrasse pas de considérations juridiques mais insiste sur les conditions morales et religieuses de la paix.
31. 1658- 1743. Il fut plénipotentiaire pour la France aux conférences qui adopteront le Traité d’Utrecht (1713-1715) mettant fin à la guerre de Succession d’Espagne. Il a publié aussi, en 1717, un Projet pour rendre la paix perpétuelle entre souverains chrétiens. Cf. http://perso.orange.fr/louis.jourdan/europe/reveeurope.html et Construction européenne sur www.univ-rouen.fr/servlet/com.univ.utils
32. « Convenons que l’état relatif des puissances de l’Europe est proprement un état de guerre, et que tous les traités partiels entre quelques unes de ces puissances sont plutôt des trêves passagères que de véritables paix, soit parce que ces traités n’ont point communément d’autres garants que les parties contractantes, soit parce que les droits des unes et des autres n’y sont jamais décidés radicalement, et que ces droits mal éteints, ou les prétentions qui en tiennent lieu entre des puissances qui ne reconnaissent aucun supérieur, seront infailliblement des sources de nouvelles guerres, sitôt que d’autres circonstances auront donné de nouvelles forces aux prétendants. » (Extrait du Projet de Paix perpétuelle de Monsieur l’Abbé de Saint-Pierre par Jean-Jacques Rousseau, Citoyen de Genève, Michel Rey, Amsterdam, 1761, p. 21, texte disponible sur books.google.com/books)
33. Il connaissait également l’œuvre de Crucé et de Penn ainsi que les efforts diplomatiques de Leibniz.
34. Op. cit., p. 413.
35. Le Projet propose de rassembler dix-neuf puissances, chacune ayant voix égale. Notons que la Russie est incluse mais non l’empire turc du moins dans le Projet de 1717 qui prévoit l’union des princes chrétiens pour chasser les Turcs d’Europe. Par contre, dans le Projet de 1713, l’abbé envisageait la possibilité d’admettre les turcs comme « associés de l’Union » au nom de la tolérance religieuse.
36. GOYARD-FABRE S., op. cit., p. 131.
37. Il est intéressant de noter cette idée de réglementer le commerce. L’abbé de Saint-Pierre condamne le mercantilisme traditionnel, le libre-échangisme et le dirigisme étatique. (Cf. GOYARD-FABRE S., op. cit., p. 135).
38. Id., p. 133.
39. Le cardinal de Fleury fit cette remarque à l’abbé qui lui avait soumis son projet :  »Vous avez oublié, Monsieur, pour article préliminaire de commencer par envoyer une troupe de missionnaires pour disposer le cœur et l’esprit des princes. » (Cité in Europe, L’épure d’un dessein, op. cit., p. 125).
40. Voltaire notamment avait surnommé l’abbé: « Saint-Pierre d’Utopie ». Voltaire, dans son Dictionnaire philosophique (Garnier-Flammarion, 1964) dénonce avec une ironie féroce les horreurs et le scandale de la guerre (pp. 217-220) mais ne consacre aucun article à la paix. Les Encyclopédistes louent les bienfaits de la paix, énumèrent les cruautés, les absurdités, les méfaits de la guerre mais remarquent également qu’une paix continuelle amolliraient les hommes. Aucun, en tout cas, « ne propose de moyens pour faire régresser la guerre et pour instaurer la paix » (GOYARD-FABRE S., op. cit., p. 177).
41. Op. cit., p.142.
42. 1646-1716. Philosophe, mathématicien, juriste et diplomate allemand qui, nous le verrons plus loin, a abordé le problème de la paix à travers plusieurs de ses œuvres et dans le cadre de sa philosophie générale.
43. Observations sur le Projet de paix perpétuelle de l’abbé de Saint-Pierre, précédées de la lettre de Leibniz à l’abbé de Saint-Pierre du 7 février 1715. Presses universitaires de Caen, 1993.
44. C’est-à-dire « solvable ».
45. Cité in Europe, L’épure d’un dessein, op. cit., p. 131.
46. Cf. GOYARD-FABRE S., op. cit., pp. 139 et 140.
47. Cité in Europe, L’épure d’un dessein, op. cit., p. 124.
48. De l’inégalité parmi les hommes, in Du contrat social, UGE 10/18, 1963, p. 258.
49. Id., pp. 279-280.
50. De l’inégalité entre les hommes, Première partie, in Du contrat social, Discours sur les sciences et les arts, Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes, UGE, 10/18, 1963, pp. 280-281. Avant Rousseau, Montesquieu, dans L’esprit des lois (1748), avait contesté aussi l’analyse de Hobbes en écrivant que, dans l’état de nature, « chacun se sent inférieur ; à peine chacun se sent-il égal. On ne chercherait donc point à s’attaquer et la paix serait la première loi naturelle ». (1ère partie, Livre 1er, chapitre II).
51. Id., p. 288.
52. Id., p. 292.
53. Id., p. 307.
54. Id., p. 340.
55. Cf. Montesquieu : « Sitôt que les hommes sont en société, ils perdent le sentiment de leur faiblesse ; l’égalité qui était entre eux, cesse, et l’état de guerre commence.
   Chaque société particulière vient à sentir sa force ; ce qui produit un état de guerre de nation à nation. Les particuliers, dans chaque société, commencent à sentir leur force : ils cherchent à tourner, en leur faveur les principaux avantages de cette société ; ce qui fait entre eux un état de guerre.
   Ces deux sortes d’état de guerre font établir les lois parmi les hommes. » (L’Esprit des lois, Première partie, Livre 1er, chapitre III).
56. Id., p. 346.
57. Id., pp. 346-347.
58. Du contrat social, in op. cit., p. 57.
59. L’état de guerre, Actes Sud, Babel, 2000. Ce texte de quelques pages est le reste d’un ouvrage que Rousseau projetait d’écrire et qui se serait intitulé Principes du droit de la guerre. Avec quelques autres passages, ces pages ont été rassemblées dans les Fragments politiques in Œuvres complètes, III, Gallimard, La Pléiade, 1964.
60. Textes intégraux disponibles sur books.google.com/books
61. Cf. GOYARD-FABRE S., op. cit., p. 164.
62. Jugement…​, op. cit., p. 441.
63. Projet, op. cit., p. 439.
64. Jugement…​, op. cit., p. 444.
65. Id., p. 447.
66. Id., p. 454.
67. Id., p. 455.
68. GOYARD-FABRE S., op. cit., p. 170.
69. Id., p. 171.
70. Le XVIIIe siècle connaîtra encore d’autres plans de paix. On peut citer, entre autres, Jakob Heinrich von Lilienfeld ( Penseur et diplomate balte, 1716-1785) qui propose, en 1767, dans Nouvelle construction de l’État en trois livres, une confédération des pays chrétiens d’Europe, la création d’un Congrès de représentants, un désarmement général et surtout la création d’un tribunal arbitral pour le règlement pacifique des conflits. Lilienfeld s’inscrit dans le mouvement d’idées humaniste et émancipateur appelé Aufklärung qui a marqué la philosophie, la littérature, la pédagogie, la politique en Allemagne au XVIIIe siècle. Kant définit ainsi ce mouvement : « L’Aufklärung, c’est la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable. L’état de tutelle est l’incapacité de se servir de son entendement sans la conduite d’un autre. On est soi-même responsable de cet état de tutelle quand la cause tient non pas à une insuffisance de l’entendement mais à une insuffisance de la résolution et du courage de s’en servir sans la conduite d’un autre. » (In Dictionnaire international des termes littéraires sur www.ditl.info/arttest).
   Jeremy Bentham (Philosophe et juriste anglais, 1748-1832), dans les Principes du droit international, écrit entre 1786 et 1789, publié en 1843 se pose la question de savoir comment la paix peut être assurée entre les États nations. Sa réponse n’est guère surprenante pour qui se rappelle que l’utilitarisme constitue le fond de la pensée du philosophe anglais. Pour lui, c’est par intérêt que les États s’intéresseront à son plan de paix. Pour lui, il devrait y avoir un « tribunal commun » ou « congrès » ou « diète » composé de deux députés (un titulaire et un suppléant) envoyés par les différentes puissances qui fonctionnerait en complète transparence car toutes les séances seraient publiques. Bentham pense que le recours à la coercition serait rendue inutile par « la diffusion la plus vaste et illimitée » des avis de ce congrès. Bentham croit à la puissance de l’opinion publique pour faire respecter les avis dans la mesure où les peuples y reconnaîtraient leur intérêt et influenceraient la politique de leurs États.(Cf. Europe, L’épure d’un dessein, op. cit., pp. 151-153).
71. 1724-1804.
72. Nous nous référerons à l’édition Vrin de 1947.
73. Il n’est pas inutile d’attirer l’attention sur le titre allemand : Zum ewigen Frieden : ein philosophischer Entwurf. Le mot « projet » n’apparaît pas. On pourrait plutôt traduire : Vers la paix perpétuelle : une esquisse philosophique.
74. Assemblée des amphyctions. Allusion aux magistrats qui représentaient au congrès de la Grèce les différentes villes de ce pays.
75. Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, 1784, cité in Europe, L’épure d’un dessein, op. cit., p. 160.
76. Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique, Aubier, 1947, 4e proposition, p. 64.
77. Id., 7e proposition, p. 69.
78. Cf. GOYARD-FABRE S., op. cit., pp. 188-189.
79. « L’équilibre des forces en Europe ressemble à la maison de Swift qu’un architecte avait si parfaitement construite selon toutes les lois de l’équilibre qu’elle s’écroula dès qu’un moineau vint s’y poser : c’est une pure chimère ». (Théorie et pratique, Vrin, 1980, p. 59).
80. Cf. GOYARD-FABRE S., op. cit., p. 204.
81. Anthropologie du point de vue pragmatique, Vrin, 1994, p. 170.
82. Sur le lieu commun : Il se peut que ce soit juste en théorie, mais en pratique, cela ne vaut point, 1793, cité in Europe, L’épure d’un dessein, op. cit., p. 161.
83. KANT E., Projet de paix perpétuelle, 1795, Vrin, 1947.
84. Cf. GOYARD-FABRE S., op. cit., p. 210.
85. Op. cit., pp.3-12. Il est clair que Kant condamne les pratiques machiavéliques c’est-à-dire les pratiques qui placent la raison d’État au-dessus des règles de la morale.
86. « Cette Idée de la raison d’une communauté pacifique complète, sinon encore amicale de tous les peuples sur la terre qui peuvent nouer entre eux des rapports effectifs, n’est pas un principe philanthropique (éthique), mais un principe juridique. » (Doctrine du Droit, première partie de Métaphysique des mœurs, Vrin, 1986, § 59).
87. Id., p. 13. Kant reprend l’idée de Hobbes : l’homme est naturellement agressif.
88. Cf. MORNE Jacqueline, La paix perpétuelle : une utopie ? Introduction à la lecture du livre de Kant : Vers la paix perpétuelle, p. 3, texte disponible sur http://pierre.campion2.free.fr.
89. KANT, op. cit., p. 15. Par gouvernement républicain, Kant entend un gouvernement représentatif où pouvoir exécutif et pouvoir législatif sont séparés (p. 19). Pour Kant, la démocratie est un despotisme dans la mesure où la volonté générale s’oppose à la volonté particulière établissant « une sorte de tyrannie du collectif sur l’individuel » (CARFANTAN Serge, Philosophie et spiritualité, E. Kant Projet de paix perpétuelle, 2003, disponible sur http://sergecar.club.fr)
90. Id., p. 22.
91. Id., p. 25.
92. L’alliance de paix diffère du traité de paix : « celui-ci veut simplement terminer une guerre, tandis que l’alliance de paix prétend terminer pour toujours toutes les guerres. » (p. 26) Cette « alliance de paix » qui n’est pas une république mondiale, serait garantie par des institutions qui garantiraient la sécurité à tous les états, y compris les plus faibles : « Alors tous, même les plus petits, pourraient attendre leur sécurité et leurs droits non de leur propre force et de leur propre appréciation de leurs droits, mais seulement de cette grande société des nations, de la réunion de leurs puissances et d’un jugement d’après les lois issues de la réunion de leur volonté. » (KANT E., Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, 7e proposition, Bordas, 1988).
93. KANT, op. cit., p. 26. Ailleurs, Kant écrit : « Le chiliasme philosophique qui espère un état de paix fondé sur une société des nations, c’est-à-dire sur une république mondiale, est universellement tourné en dérision comme un songe creux, tout autant que le chiliasme théologique qui attend l’achèvement de l’amélioration morale de tout le genre humain. » (La religion dans les limites de la simple raison, Alcan, 1913, p. 55). Le chiliasme désigne, à l’origine, la doctrine de ceux qui pensaient qu’après le jugement universel, les prédestinés demeureraient mille ans (khilioi) sur la terre et y jouiraient de toutes sortes de plaisir. Ici, le mot désigne simplement le rêve d’un âge d’or.
94. Id., p. 29.
95. Id., pp. 30-31.
96. Id., p. 43.
97. Id., pp. 44-45.
98. Id., p. 46.
99. Id., p. 47.
100. Id., p. 48.
101. Id., p. 48. Cette idée d’une finalité de la nature (d’une Providence), rend, d’une part, le monde pensable : « Car si nous abandonnons ce principe nous n’avons plus une nature conforme à des lois, mais un jeu de la nature sans finalité, et le hasard désolant remplace le fil conducteur de la raison. » (Idée d’une histoire universelle…​, 1re proposition, op. cit.).d’autre part, cette idée offre une espérance car elle « ouvre une perspective consolante sur l’avenir : l’espèce humaine sera là représentée dans un avenir lointain à l’état où elle se sera elle-même enfin haussée par son travail, là tous les germes que la nature a mis en nous pourront être parfaitement développés et sa destination ici-bas pourra être remplie. » (Idem, 9e proposition). Cette idée théoriquement relative à la pensée de son auteur, est utile dans le champ pratique, dans le domaine moral car « elle énonce les principes a priori de l’action comme exigence absolue. La raison pratique a le pouvoir de prescrire a priori - et non de dériver du cas particulier de l’expérience- des impératifs universels et nécessaires. En tant que telles, les idées de la raison, si elles ne sont pas des savoirs, sont un idéal de l’action.
   A propos de la paix, on ne doit donc pas se demander si elle est empiriquement possible, puisqu’elle est rationnellement nécessaire. La maxime morale « Tu dois donc tu peux », fait que, si elle est nécessaire, la paix doit dans l’action être considérée comme possible, même si elle reste un idéal dont la réalisation est toujours espérée sans jamais être réalisée. La paix perpétuelle (but ultime de tout droit des peuples) est assurément une Idée irréalisable. Mais les principes politiques qui visent ce but, à savoir conclure de telles alliances entre les États, dans la mesure où ils servent à se rapprocher continuellement du but, ne sont pas une Idée irréalisable, mais au contraire, de même que cette dernière est une tâche fondée sur le devoir, par conséquent aussi sur le droit des hommes et des États, ces principes sont assurément réalisables » (Doctrine du Droit, in Métaphysique des mœurs, Garnier-Flammarion, 1994, § 61, p. 177). La paix est le souverain bien politique dont nous avons le devoir de nous rapprocher toujours plus. Si la paix en elle-même, c’est-à-dire universelle et perpétuelle, est un idéal de la raison, sa condition, l’institution du Droit, doit être le principe qui guide toute action politique.
   Cela n’a donc pas de sens de se demander si la paix perpétuelle et une utopie. Elle est à la fois une exigence de la raison, donc un devoir, et la fin (le but et non le terme) de l’histoire, donc une espérance. » (MORNE J., op. cit., pp. 14-15).
   C’est bien ce Kant défend ailleurs encore conception : « Or la raison moralement pratique énonce en nous son veto, irrésistible : il ne doit y avoir aucune guerre ; ni celle entre toi et moi dans l’état de nature, ni celle entre nous en tant qu’États, qui, bien qu’ils se trouvent intérieurement en état légal, sont cependant extérieurement (dans leur rapport réciproque) dans un état dépourvu de lois - car ce n’est pas ainsi que chacun doit rechercher son droit. Aussi la question n’est plus de savoir si la paix perpétuelle est quelque chose de réel ou si ce n’est qu’une chimère et si nous ne nous trompons pas dans notre jugement théorique, quand nous admettons le premier cas, mais nous devons agir comme si la chose qui peut-être ne sera pas devait être, et en vue de sa fondation établir la constitution (peut-être le républicanisme de tous les États ensemble et en particulier) qui nous semble le plus capable d’y mener et de mettre fin à la conduite de la guerre dépourvue de salut, vers la quelle tous les États sans exception ont jusqu’à maintenant dirigé leurs préparatifs intérieurs, comme vers leur fin suprême. Et si notre fin en ce qui concerne sa réalisation, demeure toujours un vœu pieux, nous ne nous trompons certainement pas en admettant la maxime d’y travailler sans relâche, puisqu’elle est un devoir. » (Doctrine du Droit, in Métaphysique des mœurs, op. cit., II conclusion, p. 182).
102. Id., p. 49.
103. Id., p. 51.
104. Id., p. 50.
105. « J’entends ici par antagonisme l’insociable sociabilité des hommes, c’est-à-dire leur penchant à entrer en société, lié toutefois à une opposition générale qui menace sans cesse de dissoudre cette société » (Idée d’une histoire universelle, 4e proposition, op. cit., p. 14.
106. Idée d’une histoire universelle, op. cit., 7e proposition. Kant explique encore ainsi cette action de la nature : « Le moyen dont se sert la nature pour mener à terme le développement de toutes ses dispositions est leur antagonisme dans la société, dans la mesure où cet antagonisme finira pourtant par être la cause d’un ordre réglé par la loi. J’entends ici par antagonisme l’insociable insociabilité des hommes, c’est-à-dire leur penchant à entrer en société, lié toutefois à une opposition générale qui menace sans cesse de dissoudre cette société. Une telle disposition est très manifeste dans la nature humaine. L’homme a une inclination à s’associer, parce que dans un tel état il se sent plus qu’homme, c’est-à-dire qu’il sent le développement de ses dispositions naturelles. Mais il a aussi un grand penchant à se séparer (s’isoler) : en effet, il trouve en même temps en lui l’insociabilité qui fait qu’il ne veut tout régler qu’à sa guise et il s’attend à provoquer partout une opposition des autres, sachant bien qu’il incline lui-même à s’opposer à eux. Or, c’est cette proposition qui éveille toutes les forces de l’homme, qui le porte à vaincre son penchant à la paresse, et fait que, poussé par l’appétit des honneurs, de la domination et de la possession, il se taille une place parmi ses compagnons qu’il ne peut souffrir, mais dont il ne peut se passer. Ainsi vont les premiers véritables progrès de la rudesse à la culture, laquelle repose à proprement parler sur la valeur sociale de l’homme ; ainsi tous les talents sont peu à peu développés, le goût formé, et même, par le progrès des Lumières, commence à s’établir un mode de pensée qui peut, avec le temps, transformer notre grossière disposition naturelle au discernement moral en principes pratiques déterminés, et ainsi transformer un accord pathologiquement extorqué pour l’établissement d’une société en un tout moral. Sans ces propriétés, certes en elles-mêmes peu engageantes, de l’insociabilité, d’où naît l’opposition que chacun doit nécessairement rencontrer à ses prétentions égoïstes, tous les talents resteraient cachés en germe pour l’éternité, dans une vie de berger d’Arcadie, dans une concorde, un contentement et un amour mutuel parfaits ; les hommes doux comme les agneaux qui paissent, ne donneraient à leur existence une valeur guère plus grande que celle de leur bétail, ils ne rempliraient pas le vide de la création quant à sa finalité, comme nature raisonnable. Il faut donc remercier la nature pour leur incompatibilité d’humeur, pour leur vanité qui en fait des rivaux jaloux, pour leur désir insatiable de possession et même de domination ! Sans cela toutes les excellentes dispositions naturelles qui sont en l’humanité sommeilleraient éternellement sans se développer. L’homme veut la concorde ; mais la nature sait mieux ce qui est bon pour son espèce : elle veut la discorde. Il veut vivre nonchalamment et à son aise, mais la nature le veut, il doit sortir de l’indolence et du consentement oisif, se jeter dans le travail et la peine, pour trouver en retour le moyen de s’en délivrer par sa prudence. Les mobiles naturels qui l’y entraînent, les sources de l’insociabilité et de l’opposition générale d’où naissent tant de maux, mais qui pourtant le poussent à tendre toujours ses forces et à développer davantage ses dispositions naturelles, dévoilent donc bien l’ordonnance d’un sage créateur et non quelque chose comme la main d’un mauvais génie qui aurait gâché son magnifique ouvrage ou l’aurait gâté par jalousie. » (Idée d’une histoire universelle, op. cit., 4e proposition, pp. 13-15).
107. Projet de paix perpétuelle, op. cit., p. 74.
108. « Il va de soi que la supposition de la possibilité de réaliser cette fin, qui n’est qu’un simple jugement théorique et en outre problématique, ne peut être érigée en devoir, car en ceci il n’y a aucune obligation (de croire quelque chose) ; mais agir d’après l’Idée de cette fin, quand bien même il n’existe pas la plus petite vraisemblance qu’elle puisse être atteinte, encore que l’impossibilité de sa réalisation ne puisse pas davantage être démontrée, voilà ce à quoi un devoir nous oblige. » (Doctrine du Droit, in Métaphysique des moeurs, op. cit., Conclusion, p. 237.)
109. _Id., p. 86.
110. CARFANTAN Serge, op. cit..
111. 1762-1814. In Le fondement du droit naturel, PUF, 1984.
112. FICHTE J.G., Nachgelassene Werke, 1835, III, p. 420, cité in PHILONENKO Alexis, Essai sur la philosophie de la guerre, Vrin, 2003, p. 53.
113. FICHTE J.G., op. cit., p. 427, cité in A. Philonenko, op. cit., p. 53.
114. Sämtliche Werke, 1845-1846, VII, p. 462, cité in PHILONENKO Alexis, op. cit., p. 58.
115. N’oublions pas que Fichte a connu l’invasion napoléonienne et que c’est la défaite de la Prusse qui l’a incité à écrire ses fameux Discours à la nation allemande en 1807-1808.
116. Sämtliche Werke, op. cit., p. 467, cité in PHILONENKO Alexis, op. cit., p. 58.
117. 1806-1807.
118. Nachgelassene Werke, op. cit., pp. 228-229, cité in PHILONENKO Alexis, op. cit., p. 62.
119. Id., p. 233 cité in PHILONENKO Alexis, id.
120. « L’Allemand peut posséder une telle volonté, car c’est à son abri que la science est née, et elle s’est déposée en sa langue (…). Seul l’Allemand peut posséder une telle volonté ; car lui seul, grâce à la possession de la science et de l’intelligence du temps qui lui est ainsi devenue possible, peut apercevoir que ceci est la fin la plus immédiate de l’humanité. Cette fin est l’unique fin politique possible ; et par conséquent seul l’Allemand peut être patriote ; lui seul peut à travers les fins de sa nation embrasser l’humanité tout entière ». (Id., p. 234, cité in PHILONENKO Alexis, id., p. 63). « Si l’Allemand ne sauve pas la culture de l’humanité, aucune autre nation européenne ne saura la sauver » (Id, p. 266, cité in PHILONENKO Alexis, id.)
121. Nous suivrons ici l’analyse de ZÖLLER Günter, « Nation commune », L’idée fichtéenne d’une histoire universelle de l’Europe au point de vue cosmopolitique, 2007, texte disponible sur www.europhilosophie.eu.
122. Quelques années auparavant, Fichte avait attribué ce rôle à la franc-maçonnerie. Cf. Philosophie de la maçonnerie, 1802-1803, Vrin, 1995. Cet ouvrage reprend les 12 Lettres à Constant où Fichte développe sa conception de la maçonnerie et le rôle qu’elle doit jouer.
123. ZÖLLER Günter, op. cit., pp. 1-2.
124. CANIVEZ Patrice, qu’est-ce qu’une nation ?, Vrin, 2004, p. 100.
125. PHILONENKO A., op. cit., p. 64.
126. 1764-1832. Cf. GOYARD-FABRE S., op. cit., pp. 220-223.
127. 1773-1859.
128. Après les guerres napoléoniennes, il s’agissait de créer un nouvel ordre européen sans se soucier de la volonté des peuples et au profit des princes. C’est ainsi que la Pologne fut soumise au tsar et la Belgique au royaume des Pays-Bas.
129. 1770-1831.
130. Uber die wissenschaftliche Behandlungsarten des Naturrechts, Sämtliche Werke, (1802) Glockner, Bd I, pp. 487 et 536, cité par PHILONENKO Alexis, Essai sur la philosophie de la guerre, Vrin, 2003, p. 65. Hegel critique l’« idéal de paix perpétuelle grâce à l’alliance d’États en le rapprochant de l’expérience historique de l’institution de la Sainte Alliance, créée pour arbitrer les différends entre États européens (…). Pour lui un État planétaire unique serait la perte de la liberté politique par perte de la différence. En outre, concrètement, toute alliance ou union (…) d’États constituerait inévitablement un tout distinct des autres et, pour exister comme individualité, il lui faudrait s’opposer à ces autres, « se créer un opposé et engendrer un ennemi «  (…). Hegel n’oppose pas ici la réalité au rêve, et ne veut pas dire qu’on décide d’un ennemi, mais qu’on en trouve dans son action (fût-elle pour la liberté et la paix) et dans les événements. Dès lors que l’altérité est définitive et bonne, elle différencie diversement des États, ou des unions d’États, qui sont étrangers les uns aux autres, exclusifs. Le rapport à d’autres en tant qu’ennemis possibles est constitutif des rapports. Cela ne signifie pas une hostilité et une volonté de destruction, mais simplement la reconnaissance du fait irréductible de la diversité des grands touts et de leurs intérêts (et de la persistance d’inimitiés singulières). » (SOUAL Philippe, Le sens de l’État. Commentaire des principes de la philosophie du droit de Hegel, Bibliothèque philosophique de Louvain, Peeters, 2006, p. 757, note 548. Philippe Soual est Chercheur au Centre de recherche sur Hegel et l’idéalisme allemand de l’Université de Poitiers ).
131. In Principes de la philosophie du droit, (1821). « La lecture des leçons sur la philosophie de l’histoire de Hegel montrent que les guerres ne sont pas le moteur ou l’objet premier de l’histoire. Si elles y ont parfois un rôle important, c’est en tant que moyen pour la liberté ou que crise où celle-ci se joue, comme le montre la formation de l’Europe moderne, à partir de la Réforme (…). Hegel s’intéresse surtout à celles qui ont mis en jeu la formation et le progrès de la liberté des États, ce qu’ont été par exemple celles des Grecs contre les Perses : les « victoires historico-mondiales » des Grecs « ont sauvé la culture et la puissance spirituelle », faisant triompher le principe de la libre individualité, dans la Cité, sur celui de la théocratie orientale, et c’est pourquoi « l’immortelle gloire des Grecs est juste » (…). Les guerres ont lieu en général « là où elles résident dans la nature de la Chose », c’est-à-dire dans la nature des rapports et des États, de sorte que « les semences » en sont durables et « germent à nouveau », entraînant des « répétitions » (…). (SOUAL Ph., op. cit., p. 757, note 550).
132. « Caractère de ce qui est dans l’esprit seulement, ou du moins qui ne peut être connu qu’en tant que phénomène de l’esprit » (Lalande).
133. Sur l’étude scientifique du Droit naturel.
134. HEGEL, Principes de la philosophie du droit, (1812), Idées, NRF, 1940, § 324.
135. Id., § 325.
136. Id., § 328.
137. SOUAL Ph., op. cit., pp. 753-754.
138. Id., pp. 757-758.
139. En 1915, Emile Durkheim analyse la conduite de l’Allemagne pendant la guerre dans L’Allemagne au-dessus de tout, Armand Colin (disponible sur www.uqac.uquebec.ca). Cette conduite dérive pour lui d’une « certaine mentalité » qu’il étudie à partir de l’ouvrage d’H. von Treitschke, Politik. Durkheim montre qu’à partir du moment où Treitschke considère que « l’État est puissance », qu’il se suffit à lui-même, toute supériorité lui est intolérable. Les seules limitations possibles à la souveraineté de l’État sont celles qu’il consent lui-même quand il s’engage par contrat envers d’autres États. Quant à la guerre, elle n’est pas seulement inévitable, elle est morale et sainte. L’idéal de la paix perpétuelle n’est pas seulement irréalisable ; c’est un scandale moral. Treitschke ne craint pas d’écrire que « le Dieu vivant veillera à ce que la guerre revienne toujours, comme le terrible remède dont a besoin l’humanité ». La guerre en effet est nécessaire à l’existence des États et à la grandeur des individus. (Politik, I, pp. 72-76). L’État, au-dessus de la morale, est tenu d’être fort par les moyens appropriés aux exigences de sa puissance. Cette philosophie morbide explique la violation de la neutralité belge et des conventions de La Haye au mépris du droit des gens et du droit des nationalités.
140. Cf. Humain, trop humain, tome I, (1876-1878), 2001, § 477: « C’est un songe creux de belles âmes utopiques que d’attendre encore beaucoup de l’humanité dès lors qu’elle aura désappris à faire la guerre (voire même de mettre tout son espoir en ce moment-là). Pour l’instant, nous ne connaissons pas d’autre moyen qui puisse communiquer aux peuples progressivement épuisés cette rude énergie du camp, cette haine profonde et impersonnelle, ce sang-froid de meurtrier à la bonne conscience, cette ardeur cristallisant une communauté dans la destruction de l’ennemi, cette superbe indifférence aux grandes pertes, à sa propre vie comme à celle de ses amis, cet ébranlement sourd, ce séisme de l’âme, les leur communiquer aussi fortement et sûrement que le fait n’importe quelle grande guerre : ce sont les torrents et les fleuves alors déchaînés qui, malgré les pierres et les immondices de toutes sortes roulés dans leurs flots, malgré les prairies et les délicates cultures ruinées par leur passage, feront ensuite tourner avec une force nouvelle, à la faveur des circonstances, les rouages des ateliers de l’esprit. La civilisation ne saurait du tout se passer des passions, des vices et des cruautés. -Le jour où les Romains parvenus à l’Empire commencèrent à se fatiguer quelque peu de leurs guerres, ils tentèrent de puiser de nouvelles forces dans les chasses aux fauves, les combats de gladiateurs et les persécutions contre les chrétiens. Les Anglais d’aujourd’hui, qui semblent en somme avoir aussi renoncé à la guerre, recourent à un autre moyen de ranimer ces énergies mourantes : ce sont ces dangereux voyages de découverte, ces navigations, ces ascensions, que l’ont dit entrepris à des fins scientifiques, mais qui le sont en réalité pour rentrer chez soi avec un surcroît de forces puisé dans des aventures et des dangers de toute sorte. On arrivera encore à découvrir quantité de ces succédanés de la guerre, mais peut-être, grâce à eux, se rendra-t-on de mieux en mieux compte qu’une humanité aussi supérieurement civilisée, et par suite aussi fatalement exténuée que celle des Européens d’aujourd’hui, a besoin, non seulement de guerres, mais des plus grandes et des plus terribles qui soient (a besoin, donc, de rechutes momentanées dans la barbarie) pout éviter de se voir frustrée par les moyens de la civilisation de sa civilisation et de son existences mêmes. »
142. 1795-1856. Saint-Simon eut aussi comme secrétaire le philosophe Auguste Comte (1798-1857). Celui-ci proposa, en 1848, la création d’une monnaie européenne.
143. 1781-1832.
144. 1770-1832. Philosophe danois qui exerça de hautes fonctions dans l’État.
145. Cf. Europe, L’épure d’un dessein, op. cit., p. 197.
146. 1799-1882. Homme de science polonais.
147. Cf. Europe, L’épure d’un dessein, op. cit., p. 207.
148. 1805-1872. Ce révolutionnaire italien qui travailla en vain à l’unité italienne avant Cavour. Il a influencé des hommes comme Thomas Mann, Romain-Rolland, Woodrow Wilson ou Gandhi. (Cf. FRETIGNE Jean-Yves, Giuseppe Mazzini, père de l’unité italienne, Fayard, 2006).
149. 1796-1865. Homme politique français, socialiste chrétien né à Matagne-la-Petite.
150. 1802-1885.
151. «  Un jour viendra où vous France, vous Russie, vous Italie, vous Angleterre, vous Allemagne, vous toutes, nations du continent, sans perdre vos qualités distinctes et votre glorieuse individualité, vous vous fondrez dans une unité supérieure et vous constituerez la fraternité européenne. Un jour viendra où les boulets et les bombes seront remplacés par les votes, par le suffrage universel des peuples, par le véritable arbitrage d’un grand Sénat souverain, qui sera à l’Europe ce que le parlement est à l’Angleterre, ce que la Diète est à l’Allemagne, ce que l’Assemblée législative est à la France…​ Un jour viendra où l’on verra ces deux groupes immenses : les États-Unis d’Amérique, les États-Unis d’Europe, placés en face l’un de l’autre, se tendant la main par-dessus les mers, échangeant leurs produits, leur commerce, leur industrie, leurs arts, leur génie. Et ce jour-là, il ne faudra pas quatre cents ans pour l’amener, car nous vivons dans un temps rapide. Nous vivons dans les courants d’événements et d’idées les plus impétueux qui aient encore entraîné l’humanité, et à l’époque où nous sommes, une année fait parfois l’ouvrage d’un siècle…​ ». Actes et paroles, tome I, in Politique, Laffont, 2002, p. 160, cité in GOYARD-FABRE S., op. cit., p. 223. Cf. également Construction européenne sur www.univ-rouen.fr/servlet/com.univ.utils.
152. 1823-1892.
153. 1881-1942. Ecrivain autrichien naturalisé anglais
154. La tour de Babel, 1917, cité in Europe, L’épure d’un dessein, op. cit., p. 210.
155. Cf. infra l’analyse du livre de DURKHEIM Emile, L’Allemagne au-dessus de tout, Armand Colin, 1915 (version numérique disponible sur www.uqac.uquebec.ca, p.42). Durkheim a aussi écrit en collaboration avec Ernest Denis, Qui a voulu la guerre ? (1915), Kimé, 1998, à partir de documents diplomatiques.
156. Ouvrage publié en 1895 et republié aux PUF en 1999.
157. Cf. également CANGUILHEM Georges, Le normal et le pathologique, PUF, 1966.
158. Les règles de la méthode sociologique, p. 64 disponible sur http://classiques.uqac.ca/classiques
159. RAMEL Frédéric, Les relations internationales selon Durkheim : un objet sociologique comme les autres, in Etudes internationales, vol. 35, n°3, 2004, pp. 495-514, disponible sur http://id.erudit.org/iderudit/009908ar, p. 12).
160. Pacifisme et patriotisme, in Bulletin de la société française de philosophie, VIII, 1908, pp. 44-67 (disponible sur www.uqac.uquebec.ca).
161. L’Allemagne au-dessus de tout, op. cit., p. 42.
162. Id..
163. L’éducation morale, op. cit., p. 65 (cité par RAMEL Fr., op. cit., p. 16).
164. 1872-1957. Homme politique français du Parti radical.
165. 1862-1932. Homme politique et diplomate français, Prix Nobel de la Paix en 1926. La loi de séparation des Églises et de l’État, en 1905, doit plus à ce socialiste laïciste qu’à Emile Combes.
166. 1872-1950. Homme politique français socialiste.
167. 1875-1955. Ecrivain allemand, Prix Nobel de littérature en 1929. Auteur notamment de La mort à Venise et La montagne magique.
168. 1856-1939. Inventeur de la psychanalyse.
169. 1868-1955. Ecrivain français.
170. 1885-1972. Ecrivain français.
171. Accords entre la Grande-Bretagne (Austen Chamberlain), l’Allemagne (Gustav Stresemann), la Belgique (Emile Vandervelde), l’Italie (Benito Mussolini), la Pologne (Alexander Skrzynski), la Tchécoslovaquie (Edvard Benes) et la France (Aristide Briand.) qui reconnaissent les frontières occidentales de l’Allemagne qui accepte la perte de l’Alsace-Lorraine et de la région d’Eupen-Malmédy.
172. C’est un ami d’Aristide Briand, le diplomate Alexis Léger (c’est-à-dire le poète Saint-John Perse) qui rédigea ce Memorandum.
173. Elle fut créée en 1920, à l’initiative du président américain W. Wilson pour le maintien de la paix mondiale et le développement de la coopération entre les peuples. Elle transmit ses biens et ses fonctions, en 1946, à l’Organisation des Nations Unies mais, depuis 1926 déjà, cette Société des nations s’était montrée impuissante face au nationalisme agressif et conquérant du Japon, de l’Allemagne, de l’Italie et de l’URSS.
174. Comme le Traité de commerce franco-anglais de 1860. Sans énumérer les traités commerciaux qui furent signés, on peut évoquer la figure du ministre français radical Joseph Caillaux partisan d’une Europe basée sur la solidarité économique et financière et le libre-échange européen, sans la Grande-Bretagne (Commonwealth) mais avec l’Afrique comme « soubassement ». Joseph Caillaux (1863-1944) fut notamment inspecteur et ministre des finances. Sa femme assassina le directeur du Figaro, Gaston Calmette, responsable d’une campagne de presse diffamatoire. Après la guerre de 14-18, il fut emprisonné sur l’ordre de Georges Clémenceau pour « intelligence avec l’ennemi » puis amnistié. On ne retiendra que l’accusation d’aide involontaire par ses propos, ses contacts et son opposition politique.
175. Au XXe siècle sont apparus des projets d’union populistes nés souvent dans la mouvance de mouvements d’extrême-droite. On parle d’Europe des patries, des Régions et minorités, des ethnies ou des peuples. Outre le Nouvel ordre européen d’Adolf Hitler (qui est aussi le nom d’un mouvement d’extrême-droite raciste et pan-européen qui fut actif entre 1950 et 1970), on range dans cette catégorie Pierre Drieu La Rochelle (1893-1945) qui s’exprime dans L’Europe contre les patries (1931) et Le Français d’Europe (1944) pilonné puis réédité en 1994. On cite aussi l’autonomiste breton Yann Fouéré (1910) animateur de Peuples et frontières (revue fondée en 1937) qui écrit en 1968 L’Europe aux cent drapeaux. Yann Fouéré fut condamné, en 1946 par contumace pour collaboration et en 1975 pour avoir participé à des attentats. Un autre autonomiste fut François Fontan fondateur du Mouvement autonomiste occitan en 1967. Saint-Loup, pseudonyme de Marc Augier (1908-1990) s’inspira du « non pangermanisme » de la Waffen SS. Quant à Jean Thiriart, il fut membre de l’association culturelle wallonne AGRA (Amis du grand Reich allemand), il défendait une vision très jacobine de l’Europe dans Un empire de 400 millions d’hommes : l’Europe (1964). Ces mouvements régionalistes ou nationalistes européens prônent l’émiettement ou le centralisme. Aujourd’hui le régionalisme, entendu comme une « balkanisation » de l’Europe, est la tendance la plus répandue dans certains milieux catalans, basques, écossais, flamands, bretons, provençaux. Pensons aussi à la situation dans l’ex-Yougoslavie. Nous reviendrons sur ce phénomène d’émiettement nationaliste qui parfois veut s’inscrire dans un fédéralisme des régions et non des États, projet soutenu par l’Union fédéraliste des communautés ethniques en Europe (UFCE) qui succéda à l’Union fédéraliste des communautés et régions européennes (UFCRE) fondée en 1949 . Elle prétend représenter 300 minorités en Europe. Pour la France, parmi les membres titulaires : le Comité d’Action régionale de Bretagne et parmi les membres associés: POBL Evit Breizh Dizalc’h ; Elsab-Lotrhingischer Volksbund ; Michiel de Swaenkring. Pour la Belgique une institution étatique : Regierung der Deutschsprachtigen Gemeinschaft.
176. Citons : Organisation des États d’Amérique (OEA) ; Organisation de l’Unité africaine (OUA) ; Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN), Fonds monétaire international (FMI), Organisation mondiale de la santé (OMS) ; Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) ; Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) ; Union internationale des communications (UIT) ; Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) ; Organisation des nations-Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) ; Organisation météorologique mondiale (OMM) ; UNICEF ; etc..
177. GOYARD-FABRE S., op. cit., p. 82.
178. On peut citer deux grands prédécesseurs : GROTIUS Hugo, De jure belli ac pacis (1625) et PUFENDORF Samuel, De jure naturae et gentium, 1672.
179. 1874-1928. Cf. L’idée de paix et le pacifisme, (1927) Aubier, 1953. Cf. GOYARD-FABRE S., op. cit., pp. 227-230.
180. Scheler distingue huit formes de pacifisme : le pacifisme individuel, héroïque, individualiste manque d’efficacité pratique ; le pacifisme chrétien catholique est trop romantique et le protestant trop divisé ; le pacifisme économique, libéral stimule l’impérialisme économique et la course aux armements ; le pacifisme juridique que nous avons rencontré constamment lors de notre parcours historique, croyant à la force du droit, conduit à un échec car lui manque les moyens de l’appliquer ; le pacifisme socialiste ou communiste suscite la violence ; le pacifisme impérialiste et le pacifisme de la grande bourgeoisie capitaliste sont le contraire de la non-violence ; quant au pacifisme cosmopolitique il est nostalgique d’un passé idéalisé.
181. Nous avons vu combien Durkheim insistait sur ce point.
182. Cf. GOYARD-FABRE S., op. cit., p. 233.
183. Elle a été mise en place en 1946 conformément à l’article 92 de la Charte des Nations Unies. Elle a son siège à La Haye et a succédé à la Cour permanente de Justice internationale créée en 1920 conformément à l’article 14 du pacte de la SDN. (Mourre)
184. Le XXe siècle a vu apparaître quantité d’organismes politiques, juridiques, économiques, humanitaires qui tendent à nous prouver que les hommes, malgré les guerres et les conflits persistants, ont la volonté de trouver toujours plus de moyens d’établir entre eux la coopération, la solidarité et l’entente. Citons:
   Conférences et Conventions de La Haye en 1899 puis en 1907 ;
   Société des nations en 1919 et sa Cour permanente de justice internationale ;
   Le pacte Briand-Kellog en 1928
   Organisation des nations Unies en 1945 et son Conseil de sécurité ;
   Union européenne née dans les années 1950 avec ses institutions, Commission, Conseil, parlement, Cour de justice, Cour des comptes, Banque centrale,, etc.. ;
   Organisation des États d’Amérique (OEA) ;
   Organisation de l’Unité africaine (OUA) ;
   Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) ;
   Fonds monétaire international (FMI) ;
   Organisation mondiale de la santé (OMS) ;
   Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) ;
   Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) ;
   Union internationale des communications (UIT) ;
   Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) ;
   Organisation des nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) ;
   Organisation météorologique mondiale (OMM) ;
   Fonds des nations Unies pour l’enfance (UNICEF) ;
   Organisation des nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) ;
   etc…​
185. Cf., par exemple, DUFRASNE Jean, Le pacifisme, PUF, Que sais-je, 1995.

⁢Chapitre 3 : Une culture de la paix

 Le Seigneur avait donné de la sagesse à Salomon, comme il le lui avait dit :

l’harmonie fut parfaite entre Hiram et Salomon ; tous deux conclurent une alliance ».⁠[1]

Les accords politiques entre les différentes nations d’Europe et, pourquoi pas, des autres continents, voire du monde, ne peuvent, à eux seuls, garantir la paix. Et qu’en est-il de ces nombreux milieux familiaux et « de vie » où la violence est quotidienne, où les rapports de force sont une tradition ou une institution ? qu’en est-il de la culture des cours de récréation et des sorties d’école ? qu’en est-il des media, en particulier de la télévision, où se diffusent par des fictions et, pire encore, par les actualités, toutes les violences du monde ?

On peut espérer, bien sûr, que la culture de la paix l’emporte finalement mais, même dans ce cas, subsistera la question de savoir dans quelle mesure elle peut profondément éteindre dans chacun de nous toute velléité violente. Elle réclame au moins une conversion morale profonde, intellectuelle et volontariste. Il serait utopique, nous semble-t-il, de mettre d’abord notre espoir et notre confiance dans les progrès de la polémologie.⁠[2]

Au plan international, malgré les progrès structurels réalisés, depuis le XXe siècle particulièrement, les organisations internationales comme l’ONU, l’UNESCO se sont attachées, depuis la fin du XXe siècle à promouvoir une « culture de la paix »[3] qui « consiste en des valeurs, des attitudes et des comportements qui reflètent et favorisent la convivialité et le partage sur les principes de liberté, de justice et de démocratie, tous les droits de l’homme, la tolérance et la solidarité, qui rejettent la violence et inclinent à prévenir les conflits en s’attaquant à leurs causes profondes et à résoudre les problèmes par la voie du dialogue et de la négociation et qui garantissent à tous la pleine jouissance de tous les droits et les moyens de participer pleinement au processus de développement de leur société. »[4]

Pour construire cette culture de la paix, le Manifeste 2000 diffusé par l’Unesco⁠[5] « pour une culture de la paix et de la non-violence » cherche à rendre chaque personne responsable de la paix et demande à chacun de s’engager en ces termes: « Je prends l’engagement dans ma vie quotidienne, ma famille, mon travail, ma communauté, mon pays et ma région, de :

1. Respecter toutes les vies. Respecter la vie et la dignité de chaque être humain sans discrimination ni préjugé.

2. Rejeter la violence. Pratiquer la non-violence active sous toutes ses formes : physique, sexuelle, psychologique, économique et sociale, en particulier envers les plus démunis et les plus vulnérables tels les enfants et les adolescents.

3. Libérer ma générosité. Partager mon temps et mes ressources matérielles en cultivant la générosité, afin de mettre fin à l’exclusion, à l’injustice et à l’oppression politique et économique.

4. Ecouter pour se comprendre. Défendre la liberté d’expression et la diversité culturelle en privilégiant toujours l’écoute et le dialogue sans céder au fanatisme, à la médisance et au rejet d’autrui.

5. Préserver la planète. Promouvoir une consommation responsable et un mode de développement qui tiennent compte de l’importance de toutes les formes de vie et préserver l’équilibre des ressources naturelles de la planète.

6. Réinventer la solidarité. Contribuer au développement de ma communauté, avec la pleine participation des femmes et dans le respect des principes démocratiques, afin de créer, ensemble, de nouvelles formes de solidarité. »

Ce texte qui reprend brièvement l’essentiel des Déclaration et Programme d’action sur une culture de la paix (1999) est intéressant parce qu’il part du principe que la paix se construit sur l’engagement de chaque personne et, à travers elle, dans chaque communauté, si petite soit-elle, où cette personne s’inscrit. Il est intéressant parce qu’il tient compte du fait que la violence est multiforme, physique, certes, mais aussi sexuelle, psychologique, économique, sociale, politique et que la paix pour s’établir et perdurer réclame de tous une attention dynamique au respect de la personne et du droit, à la justice sociale nationale et internationale, à la solidarité, etc..

Ce texte semble donner raison à Kant lorsqu’il écrit qu’« on ne doit pas attendre de la moralité, la bonne constitution politique, mais plutôt inversement d’abord de cette dernière la bonne formation morale d’un peuple ».⁠[6] Le Manifeste interpelle certes chaque personne mais l’initiative vient d’une organisation internationale qui cherche à moraliser la vie individuelle et sociale pour qu’elle substitue la « culture de la paix » à la « culture de la guerre ». En réalité il est vain de se demander si l’action morale doit suivre ou précéder l’action politique. Elles doivent être concomitantes. L’une soutenant l’autre.

Mais ce texte soulève quelques questions importantes.

Que vaut cet engagement ? Les signatures recueillies par la diffusion de ce manifeste étaient destinées à être présentées à l’Assemblée générale des nations Unies en septembre 2000, décrété « année internationale de la culture de la paix », cette année inaugurant une décade (2001-2010) appelée « Décade internationale pour une culture de paix et de non-violence pour les enfants et le monde ». Une signature suffit-elle ? La bonne intention traduite ainsi peut-elle perdurer ? Apparemment oui: qui récuse ou oserait récuser « les principes de liberté, de justice et de démocratie, tous les droits de l’homme, la tolérance et la solidarité » ?

Mais quel sens donne-t-on à ces mots ? Nous savons que les hommes peuvent s’entretuer au nom de grandes valeurs universelles. De quelle liberté parle-t-on ? De quelle justice ? De quelle démocratie ? Les droits de l’homme sont-ils entendus par tous de la même manière ? La tolérance est-elle tolérance de tout et n’importe quoi ? Et au nom de la solidarité, des groupes humains affrontent d’autres groupes humains…​

On risque, sans précisions, d’en arriver à des contradictions. La notion de vérité étant parfaitement étrangère à ces déclarations, il paraît inévitable qu’en réclamant « la promotion de la compréhension, de la tolérance et de la solidarité entre toutes les civilisations, tous les peuples et toutes les cultures, y compris à l’égard des minorités ethniques, religieuses et linguistiques »[7]on aboutit à des impasses dans la mesure où toutes les cultures, toutes les religions ne conçoivent pas les valeurs citées de la même manière ou alors il leur faut entrer dans un moule sous-entendu où les différences culturelles et religieuses ne seront plus qu’un décorum folklorique et superficiel.

Le Programme d’action prévoit de lutter contre le terrorisme⁠[8] mais chacun sait que nombre de mouvements terroristes luttent au nom de la liberté, de la solidarité contre l’intolérance et la discrimination. Quelle est la vérité de ces valeurs ? Celle de l’ONU, celle des États-Unis, celle d’Al Quaïda ?

L’Unesco compte sur des « foyers d’éducation à la paix » pour diffuser les valeurs et les attitudes nécessaires à la paix. Sont cités « notamment le milieu familial, le milieu de vie, l’école et les médias ». Plus précisément, la résolution 253 stipule que « les parents, les enseignants, les hommes politiques, les journalistes, les organismes et groupes religieux, les intellectuels, les personnes qui exercent une activité scientifique, philosophique, créatrice et artistique, les agents des services de santé ou d’organismes humanitaires, les assistants sociaux, les personnes qui ont des responsabilités à divers niveaux ainsi que les organisations non gouvernementales ont un rôle primordial à jouer pour ce qui est de la promotion d’une culture de la paix. »[9]

Voilà beaucoup de monde, beaucoup de gens différents, beaucoup d’intérêts différents, beaucoup de conceptions différentes du monde, de l’homme et de la paix…​ à rassembler autour de valeurs fondamentales non définies ou mal définies.

Sans nous attarder au fait que le Manifeste oublie les groupes religieux parmi les vecteurs de paix, répondons à l’invitation de la Déclaration et consultons les « organismes et groupes religieux » pour voir quels services ils pourraient rendre à la constitution d’une culture de la paix.


1. 1 R 5, 26.
2. On se souvient des analyses de Gaston Bouthoul et de son credo :  « Si la construction de la paix est le maître problème de notre temps, elle en peut être abordée sérieusement si l’on n’est parvenu à une suffisante connaissance des formes, du rôle et des fonctions de la guerre. (…) Car guerre et paix sont les deux faces du même Janus ;, l’envers et l’endroit de la vie sociale, son oscillation majeure. » Et l’irénologie, « la science de la paix(…) est presque indiscernable de la polémologie tant est grande la proximité de leur action. » (La paix, PUF, 1974, pp. 5-6).
3. En 1992, le secrétaire général des Nations Unies, Boutros Boutros-Gali, dans son Agenda pour la paix, parle de diplomatie préventive et, le 13 septembre 1999, lors de sa 53e session, l’Assemblée générale des Nations Unies adopte une Déclaration et un Programme d’action pour une culture de la paix (A/RES/53/243).
4. Unesco, A/RES/52/13, le 15 janvier 1998, § 2.
5. Disponible sur www.unesco.org
6. Projet de paix perpétuelle, op. cit., p. 45.
7. A/RES/53/243, article 3, m.
8. Programme A/RES/53/243., n° 13.
9. Déclaration A/RES/53/243, article 8.

⁢i. Les religions, entre guerre et paix ?

Plusieurs estimeront qu’il n’est guère sérieux voire guère prudent de solliciter les groupes religieux pour la construction de la paix. L’idée règne, en effet, que les religions sont plutôt des facteurs de guerre que de paix. Et même que guerre et religion sont liées consubstantiellement.

Sans remonter de nouveau aux divinités guerrières des sociétés primitives et des vieilles civilisations ou aux auteurs déjà évoqués dans le premier chapitre, souvenons-nous de l’opinion défendue naguère par deux esprits apparemment aussi contrastés que Joseph de Maistre⁠[1] ou encore P.-J. Proudhon ⁠[2].


1. 1753-1821. Homme politique, écrivain et philosophe contre-révolutionnaire. Sur Maistre et la guerre, lire MADOUAS Y., Joseph de Maistre et la guerre, in Revue de métaphysique et de morale, n° 1 , 1972, pp. 21-55).
2. Pierre-Joseph Proudhon, 1809-1865.

⁢a. J. de Maistre

J. de Maistre, dans les Considérations sur la France[1], brosse un « épouvantable tableau », celui de « cette longue suite de massacres qui souille toutes les pages de l’histoire » mais admet qu’« il n’y a qu’un moyen de comprimer le fléau de la guerre, c’est de comprimer les désordres qui amènent cette terrible purification ». La guerre est purificatrice. En effet, « il y a lieu de douter (…) que cette destruction violente soit en général un aussi grand mal qu’on le croit : du moins, c’est un de ces maux qui entrent dans un ordre de choses où tout est violent et contre nature, et qui produisent des compensations. d’abord lorsque l’âme humaine a perdu son ressort par la mollesse, l’incrédulité et les vices gangréneux qui suivent l’excès de civilisation, elle ne peut être retrempée que dans le sang ». J. de Maistre introduit ici une comparaison : « On peut observer que le jardinier habile dirige moins la taille à la végétation absolue, qu’à la fructification de l’arbre : ce sont des fruits, et non du bois et des feuilles, qu’il demande à la plante. Or les véritables fruits de la nature humaine, les arts, les sciences, les grandes entreprises, les hautes conceptions, les vertus mâles, tiennent surtout à l’état de guerre. (…) En un mot on dirait que le sang est l’engrais de cette plante qu’on appelle génie. » Les désordres appellent une taille, une correction bénéfique : « C’est le courroux des cieux qui fait armer les rois ». Certes, des innocents périront mais il existe un « dogme universel, et aussi ancien que le monde », le dogme « de la réversibilité des douleurs de l’innocence au profit des coupables ». Un dogme que « le christianisme est venu consacrer ». Un dogme « qui est infiniment naturel à l’homme, quoiqu’il paraisse difficile d’y arriver par le raisonnement ». Même si nous ne comprenons pas tout, « gardons-nous de perdre courage : il n’y a point de châtiment qui ne purifie ; il n’y a point de désordre que l’Amour Eternel ne tourne contre le principe du mal. Il est doux, au milieu du renversement général de pressentir les plans de la Divinité. »

Quelques années plus tard, Joseph de Maistre revient, dans les célèbres Soirées de Saint-Pétersbourg[2], sur « la folie de la guerre ». Folie incompréhensible puisqu’« il y a dans l’homme, malgré son immense dégradation, un élément d’amour qui le porte vers ses semblables : la compassion lui est aussi naturelle que la respiration ». Dès lors, « par quelle magie inconcevable est-il toujours prêt, au premier coup de tambour, à se dépouiller de ce caractère sacré pour s’en aller sans résistance, souvent même avec une certaine allégresse, qui a aussi son caractère particulier, mettre en pièces, sur le champ de bataille, son frère qui ne l’a jamais offensé, et qui s’avance de son côté pour lui faire subir le même sort, s’il le peut ? » Pourquoi la gloire s’attache-t-elle au soldat qui tue d’autres soldats, « dhonnêtes gens » et la honte poursuit-elle le bourreau qui exécute des coupables ? « Pourquoi ce qu’il y a de plus honorable dans le monde, au jugement de tout le genre humain sans exception, est le droit de verser innocemment le sang innocent ? » Pourquoi les nations, surtout en Europe, dans cette « raisonnable Europe », ne conviennent-elles pas « d’une société générale pour terminer les querelles », d’une « société des nations » ?

Voici la réponse. Le métier de la guerre tend à perfectionner celui qui l’exerce et « rien ne s’accorde dans ce monde comme l’esprit religieux et l’esprit militaire. (…) Jamais le christianisme, si vous y regardez de près, ne vous paraîtra plus sublime, plus digne de Dieu, et plus fait pour l’homme qu’à la guerre ». Il explique : « Les fonctions du soldat sont terribles ; mais il faut qu’elles tiennent à une grande loi du monde spirituel, et l’on ne doit pas s’étonner que toutes les nations de l’univers se soient accordées à voir dans ce fléau quelque chose encore de plus particulièrement divin que dans les autres ; croyez que ce n’est pas sans une grande et profonde raison que le titre Dieu des Armées brille à toutes les pages de l’Écriture sainte. Coupables mortels, et malheureux, parce que nous sommes coupables ! C’est nous qui rendons nécessaires tous les maux physiques, mais surtout la guerre ; les hommes s’en prennent ordinairement aux souverains, et rien n’est plus naturel » mais, comme l’écrivait le poète Jean-Baptiste Rousseau : « C’est le courroux des rois qui fait armer la terre, C’est le courroux du Ciel qui fait armer les rois ». Revoilà donc l’idée déjà présentée précédemment que J. de Maistre va maintenant approfondir.

Tout l’univers est soumis à la loi de la violence et la guerre n’est qu’ « un chapitre » de cette loi générale : « la guerre est donc divine en elle-même, puisque c’est une loi du monde. » C’est ce caractère divin de la guerre qui saisit l’homme, malgré lui, « tout à coup d’une fureur divine » alors que « rien n’est plus contraire à sa nature ; et rien ne lui répugne moins ». J. de Maistre se laisse alors aller à développer, avec lyrisme, plusieurs points de vue : « la guerre est divine par ses conséquences (…). La guerre est divine dans la gloire mystérieuse qui l’environne (…). La guerre est divine dans la protection accordée aux grands capitaines (…). La guerre est divine par la manière dont elle se déclare (…). La guerre est divine dans ses résultats (…). La guerre est divine par l’indéfinissable force qui en détermine le succès (…) ». Et il conclut : « Si vous jetez d’ailleurs un coup d’œil plus général sur le rôle que joue à la guerre la puissance morale, vous conviendrez que nulle part la main divine ne se fait sentir plus vivement à l’homme : on dirait que c’est un département, passez-moi le terme, dont la Providence s’est réservée la direction, et dans lequel elle ne laisse agir l’homme que d’une manière à peu près mécanique, puisque les succès y dépendent presque entièrement de ce qui dépend le moins de lui, jamais il n’est averti plus souvent et plus vivement qu’à la guerre de sa propre nullité et de l’inévitable puissance qui règle tout. (…)

Toujours il faut demander à Dieu des succès, et toujours il faut l’en remercier ; or, comme rien dans ce monde ne dépend plus immédiatement de Dieu que la guerre ; qu’il a restreint sur cet article le pouvoir naturel de l’homme, et qu’il aime à s’appeler le Dieu de la guerre, il y a toutes sortes de raisons pour nous de redoubler nos vœux lorsque nous sommes frappés de ce fléau terrible ; et c’est encore avec grande raison que les nations chrétiennes sont convenues tacitement, lorsque leurs armes ont été heureuses, d’exprimer leur reconnaissance envers le Dieu des armées par un Te Deum ; car je ne crois pas que, pour le remercier des victoires qu’on ne tient que de lui, il soit possible d’employer une plus belle prière (…). » »

La guerre est donc divine et cette opinion est confortée par une lecture partielle de l’Ancien Testament⁠[3], la tragédie grecque⁠[4] et même le Coran⁠[5].


1. 1796, chapitre III. Texte disponible sur http://abu.cnam.fr
2. Entretiens sur le gouvernement temporel de la Providence, 1821, 7ème entretien. Texte disponible sur http://abu.cnam.fr
3. Il renvoie à Is 26, 21 : «  car voici le Seigneur qui sort de sa demeure pour demander le compte de leurs crimes aux habitants de la terre. Et la terre laissera paraître le sang, elle cessera de dissimuler les victimes ». Et à Gn 4, 11 : le Seigneur dit à Caïn : « Tu es maintenant maudit du sol qui a ouvert la bouche pour recueillir de ta main le sang de ton frère. »
4. Particulièrement EURIPIDE, Oreste, V, 1677-1680, lorsqu’Apollon déclare : « qu’il ne faut point s’en prendre à Hélène de la guerre de Troie, qui a coûté si cher aux Grecs ; que la beauté de cette femme ne fut que le moyen dont les dieux se servirent pour allumer la guerre entre deux peuples, et faire couler le sang qui devait purifier la terre, souillée par le débordement de tous les crimes ». Et de Maistre fait remarquer qu’il faudrait traduire mot à mot : « pour pomper les souillures ».  
5. De Maistre, sans référence au texte original, cite cette parole de Mahomet reprise par un auteur anglais : « Si Dieu n’élevait pas nation contre nation, la terre serait entièrement corrompue. »

⁢b. Proudhon

Aussi curieux que cela puisse paraître, certains éléments de la pensée de l’écrivain traditionnaliste, vont se retrouver, explicitement d’ailleurs, sous la plume de P.-J Proudhon qui, politiquement et philosophiquement se situe pourtant aux antipodes de l’auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg. Celui-ci a présenté la guerre, divine, comme une fatalité terrible mais fructueuse. Proudhon va la décrire comme une fatalité divine et bestiale mais transformable comme nous le verrons dans un autre chapitre.

En attendant, attardons-nous, à travers son ouvrage La guerre et la paix[1], une œuvre déconcertante et par endroits confuse, à cette affirmation que la guerre est un fait divin. Pour une raison que Proudhon explique ainsi : « J’appelle divin tout ce qui dans la nature procède immédiatement de la puissance créatrice, de l’homme dans la spontanéité de l’esprit ou de la conscience. J’appelle divin (…) tout ce qui, se produisant en dehors de la série, ou servant de terme initial à la série, n’admet de la part du philosophe ni question, ni doute. »[2] Ce qui n’est pas d’emblée très clair⁠[3].

En tout cas, « La guerre enveloppe, domine, régit, par la religion, l’universalité des rapports sociaux. Tout, dans l’histoire de l’humanité, la suppose. Rien ne s’explique sans elle ; rien n’existe qu’avec elle ; qui sait la guerre sait le tout du genre humain. »[4]

Dès lors n’est-il pas plus simple de voir dans le mot « guerre » ce que Proudhon appellera plus loin l’« antagonisme » ou « la « dialectique » ? « L’antagonisme, que nous acceptons comme loi de l’humanité et de la nature, ne consiste pas essentiellement pour l’homme en un pugilat, en une lutte corps à corps. »[5] Ainsi,  « la paix n’est pas la fin de l’antagonisme, ce qui voudrait dire, en effet, la fin du monde »[6]

On peut dès lors mieux comprendre cette affirmation : « Pour moi il est manifeste que la guerre tient par des racines profondes, à peine encore entrevues, au sentiment religieux, juridique, esthétique et moral des peuples. On pourrait même dire qu’elle a sa formule abstraite dans la dialectique. La guerre, c’est notre histoire, notre vie, notre âme tout entière ; c’est la législation, la politique, l’État, la patrie, la hiérarchie sociale, le droit des gens, la poésie, la théologie ; encore une fois, c’est tout. »[7]

Cela étant dit, il faut faire attention aux caractères attribués par Proudhon à la guerre : « la guerre, précise-t-il, la vraie guerre, par sa nature, par son idée, par ses motifs, par son but avoué, par la tendance éminemment juridique de ses formes, non seulement n’est pas plus injuste d’un côté que de l’autre, elle est, des deux parts et nécessairement, juste, vertueuse, morale, saine, ce qui fait d’elle un phénomène d’ordre divin, je dirai même miraculeux et l’élève à la hauteur d’une religion. »[8] La guerre est révélation de justice, révélation d’idéal mais, d’abord, révélation religieuse : « C’est à (la guerre) que la théologie doit ses mythes les plus brillants, ses dogmes les plus profonds. Aussi peut-on poser en aphorisme : Peuple guerrier, peuple religieux et théologique ».⁠[9]

A cet endroit, Proudhon convoque les divinités guerrières qui ne manquent pas, comme nous l’’avons vu, dans les différentes traditions et n’hésite pas à y associer le Dieu des chrétiens : « qu’est-ce que le Christ ? Le vainqueur des démons, le fondateur de la monarchie élue, qui voient apporter, non la paix, mais le glaive »[10]. Il n’empêche que Proudhon se rend bien compte qu’il est difficile, in fine, de faire de la religion chrétienne, en soi, une religion guerrière, aussi abandonne-t-il rapidement l’Évangile qui semble contredire sa thèse pour exalter, selon lui, ces enfants du christianisme que sont, par exemple, la chevalerie et Charlemagne. Bref, « Otez l’idée de guerre, conclut-il, la théologie devient impossible ; les dieux n’ont pas de sens ; bien plus, ils n’ont rien à faire. La terre, sans la guerre, n’aurait aucune notion du ciel ». Et « si la guerre a servi primitivement de moule à la théologie, ce n’est pas par l’effet d’une superstition féroce, mais bien parce que la guerre a été conçue de tout temps comme la loi de l’univers  (…). La guerre est la condition de toute créature (…) » La guerre « est le fond de la religion ».⁠[11]

Et, pour nous convaincre, Proudhon appelle à la rescousse Hegel⁠[12], Ancillon⁠[13], Portalis⁠[14] et Joseph de Maistre et n’hésite pas à dire, dans un curieux raccourci, que tous ces auteurs « disent à l’unisson » que la guerre « est mauvaise de sa nature ; mais elle est providentiellement, ou pour mieux dire, prophylactiquement nécessaire à l’humanité, qu’elle préserve de la corruption, comme la discipline préserve du relâchement religieux, comme la férule guérit l’élève de ses mauvais penchants. »[15]

C’est pourquoi il reprochera à Hobbes qui avait reconnu le caractère immanent à l’humanité de la guerre de penser que l’État n’est institué que pour l’empêcher.⁠[16]

C’est pourquoi il accusera les pacifistes de présenter le visage de la guerre dégradée

« On nous parle d’abolir la guerre, comme s’il s’agissait des octrois et des douanes. Et l’on ne voit pas que si l’on fait abstraction de la guerre et des idées qui s’y associent, il ne reste rien, absolument rien, du passé de l’humanité et pas un atome pour la construction de son avenir. Oh ! je puis le dire à ces pacificateurs ineptes (…)  ; la guerre abolie, comment concevez-vous la société ? Quelles idées, quelles croyances lui donnez-vous ? Quelle littérature, quelle poésie, quel art ? Que faites-vous de l’homme, être intelligent, religieux, justicier, libre, personnel, et, par toutes ces raisons, guerrier ? Que faites-vous de la nation, force de collectivité indépendante, expansive, autonome ? Que devient, dans sa sieste éternelle, le genre humain ? »[17] Il croit « non point à une abolition, mais à une transformation de la guerre »[18]. Il dira même : « j’ôterai à la guerre son caractère divin »[19]. Nous verrons plus loin comment il pense y parvenir.

En attendant, il s’en prend aussi aux « juristes » : Grotius, Vattel, Wolf, Pufendorf et surtout Kant « C’est en vain que l’immortel auteur de la Critique de la raison pure Kant, a essayé d’appliquer au problème qui nous occupe ses puissantes catégories. Fourvoyé dès le premier pas par la négation du droit de la force, il n’a pu que se traîner à la suite de Wolf, et il a fini, chose pitoyable, par s’embourber dans l’utopie (..). Kant soutient donc qu’il ne doit y avoir aucune guerre… De Grotius, Wolf et Pufendorf, nous voici tombés dans la soutane de l’abbé de Saint-Pierre. »[20] « Kant, l’incomparable métaphysicien, qui sut démêler les lois de l’esprit (…) ne connaît rien à la phénoménologie de la guerre. »⁠[21]

Que leur reproche–t-il exactement ? De ne pas avoir reconnu qu’« il existe un droit de la guerre » que « la guerre est un jugement » et que « ce jugement est rendu en vertu de la force »[22]. Ce « droit de la force, tant honni, est non seulement le premier en date, le premier reconnu, mais la souche et le fondement de toute espèce de droits. Les autres droits ne sont, à vrai dire, que les ramifications ou transformations de celui-là. En sorte que, bien loin que la force répugne par elle-même à la justice, il serait plus exact de dire que la justice n’est elle-même que la dignité de la force. » ⁠[23] Quand les juristes et les philosophes du droit parlent de droit de la guerre ou des lois de la guerre, ils parlent en fait du respect de l’humanité dans la guerre et non du droit de la force mais ils refusent le caractère justicier de la guerre.

Le droit de la force est le fondement de tous les autres droits non seulement parce qu’il permet qu’on les respecte mais il est leur souche. Il ne doit donc pas les violer.

C’est le droit de la force qui fonde le droit de la guerre : « Le droit de la guerre dérive immédiatement du droit de la force. Il a pour objet de réglementer le combat et d’en déterminer les effets, lorsque la force étant niée, ou son droit méconnu, il devient nécessaire pour vider le différend de procéder au conflit »[24]. « Le droit de la force est de sa nature, comme tous les autres droits, pacifique. Il n’implique pas nécessairement la guerre ; il ne la cherche pas. Loin de là, il proteste contre cette extrémité à laquelle les plus vaillants eux-mêmes redoutent toujours d’en venir »[25] .

Ainsi, conclut Philonenko, « si le droit de la force était toujours respecté, il n’y aurait point de guerre » mais « si l’on ne respecte pas le droit du plus fort, c’est qu’on ignore qui est le plus fort » Et l’on ignore qui est le plus fort parce qu’on vit « dans le silence des dieux ».⁠[26] Pour Proudhon « la guerre ne finira, la justice et la liberté ne s’établiront parmi les hommes, que par la reconnaissance et la délimitation du droit de la force. »[27]

Pour Maistre, la guerre, pourrait-on dire est divine dans le sens où elle est une loi du monde, une fatalité terrible⁠[28] mais fructueuse moralement⁠[29], voulue par Dieu. Pour Proudhon, elle est une fatalité bestiale certes mais divine parce qu’elle est régénératrice et liée à ce droit de la force inhérent à la condition humaine. Toutefois, cette fatalité est transformable. Nous y reviendrons.

Ces deux auteurs ont une vision relativement romanesque de la guerre, de la guerre telle qu’elle était jadis, de la guerre « en dentelles »…

Maistre vante les vertus et même la piété des grands capitaines animés des « sentiments les plus exaltés et les plus généreux » et se laisse aller à une description très lyrique de la « guerre européenne », marquée par le christianisme.⁠[30]

Proudhon, de son côté, vante « la guerre dans les formes » c’est-à-dire « celle où les puissances belligérantes sont censées remplir l’une envers l’autre les conditions qui assurent la loyauté du combat, l’efficacité de la victoire, par conséquent la légitimité et l’irrévocabilité de l’incorporation. »[31] Mais la guerre se pervertit quand on y emploie la ruse, des artifices, l’espionnage et surtout depuis l’invention de l’artillerie⁠[32].

qu’auraient-ils dit, nos deux auteurs devant nos guerres modernes, guerres totales, guerres d’extermination, guerres civiles, terrorisme aveugle ?


1. In Œuvres complètes, Librairie internationale, 1867-1870, vol XIII et XIV, republiées partiellement chez Marcel Rivière en 1923. Cf. PHILONENKO A., op. cit., pp. 115-184.
2. La guerre et la paix, op. cit., p. 29. Cf. également JOURDAIN Edouard, Proudhon, Dieu et la guerre, L’Harmattan 2006.
3. A propos de Dieu, Proudhon écrit notamment : « L’humanité dans son ensemble est la réalité poursuivie par le génie social sous le nom mystique de Dieu. Ce phénomène de la raison collective, espèce de mirage dans lequel l’humanité, se contemplant elle-même, se prend pour un être extérieur et transcendant qui la regarde et préside à ses destinées, cette illusion de la conscience, disons-nous, a été analysée et expliquée ; et c’est désormais reculer dans la science que de reproduire l’hypothèse théologique. Il faut s’attacher uniquement à la société, à l’homme. Dieu en religion, l’État en politique, la Propriété en économie, telle est la triple forme sous laquelle l’humanité, devenue étrangère à elle-même, n’a cessé de se déchirer de ses propres mains, et qu’elle doit aujourd’hui rejeter. » (Système des contradictions économiques ou Philosophie de la misère (1846) Marcel Rivière, 1923, I, pp. 388-389)
   « Dieu, d’après la conception théologique, n’est pas seulement l’arbitre de l’univers, le roi infaillible et irresponsable des créatures, le type intelligible de l’homme ; il est l’être éternel, immuable, présent partout, infiniment sage, infiniment libre. Or, je dis que ces attributs de Dieu contiennent plus qu’un idéal, plus qu’une élévation, à telle puissance qu’on voudra, des attributs correspondants de l’humanité ; je dis qu’ils en sont la contradiction. Dieu est contradictoire à l’homme. » (Système des contradictions…, p. 389) Ailleurs, il dira : pour l’homme, « Dieu c’est le mal ». (Jésus et les origines du christianisme, 1896, in Ecrits sur la religion, Marcel Rivière, 1959, pp. 527)
   Proudhon est-il athée ? Cet homme qui se réfère volontiers à l’Évangile se présente comme antithéiste : « J’ai été amené, avoue-t-il, tour à tour à nier Dieu et à protester contre l’accusation d’athéisme. (…) J’ai appelé cette manière de résoudre le théologique, antithéisme, pour exprimer tout à la fois, d’un côté, l’opposition entre le Dieu (fixe) de la conception métaphysique, et le Dieu (progressif) de l’observation historique ; de l’autre, la perfectibilité indéfinie de l’humanité, perfectibilité en vertu de laquelle l’homme se sanctifie de plus en plus et s’éclaire, mais sans pouvoir arriver jamais ni à la sainteté absolue, ni à la science parfaite.
   En deux mots, je repousse le Dieu absolu des prêtres et la déité toujours incomplète de l’homme, bien que je reconnaisse la réalité de celle-ci : je n’adore rien, pas même ce que je crois. Voilà mon antithéisme. » (Correspondance, Ecrits sur la religion, pp. 216-217) 
   (Ces textes sont extraits d’une anthologie : Les causes de l’oppression, Textes de P.-J. Proudhon choisis par Jacques Muglioni, in Les Classiques des sciences sociales, sur http://www.uqac.quebec.ca)
   Pour aller plus loin, on peut lire LUBAC H. de, Proudhon et le christianisme, Seuil, 1945 ou VOYENNE Bernard, Proudhon et Dieu, Le combat d’un anarchiste, Cerf-Histoire, 2004. H. de Lubac rappelle notamment que « Proudhon a toujours protesté, « et le plus sérieusement du monde », contre le qualificatif d’athée. « Je pense à Dieu depuis que j’existe », déclare-t-il fièrement, « et je ne reconnais à personne plus qu’à moi le droit d’en parler. »(…)
   Bref, pas plus que pour un vulgaire « anarchiste », il ne voulait qu’on le prît pour un « athée » vulgaire. Lui-même, au reste, prononçait ce verdict : « L’athéisme se croit intelligent et fort : il est bête et poltron ».(…)
   Cependant, c’est aux déistes, qu’il réserve ses sarcasmes les plus mordants. Le vieux fond catholique de la race conspire ici avec l’audace de la pensée pour lui dicter ses jugements sur la pâle religion de l’Etre suprême. (…)
   Quoiqu’il affecte de dire de lui-même qu’il n’est point mystique, il ne veut pas davantage qu’on le dise positiviste, et il trouverait même ce mot « on ne peut plus sot en philosophie », s’il n’avait « autant de respect pour son auteur » [Comte]. (op. cit., pp ; 283-285)
   On a souvent noté que, dans ses dernières années, Proudhon s’était beaucoup rapproché des positions « conservatrices ». La chose est vraie pour la politique générale. Elle l’est surtout pour la politique religieuse. On le voit vers 1860, à l’étonnement de beaucoup de ses amis, prendre violemment parti contre l’unité italienne et s’opposer à Mazzini pour soutenir la papauté. (…)
   Quant à lui, il veut être « catholique par position » et il ne craindra pas de passer même pour « clérical ». considérant « avant tout les choses de fait », il voit que « la religion tient encore une grande place dans l’âme des peuples », que toute mesure persécutrice aurait pour effet certain « d’aviver la ; passion religieuse et de rendre le pouvoir civil odieux », et qu’au surplus, lorsque le culte établi vient à faillir, tant qu’une transformation ne s’est pas opérée dans les consciences, « il se forme aussitôt des superstitions et des sectes mystiques de toute sorte » qui sont un fléau pour la société. La religion traditionnelle, notamment en France, « c’est encore, pour l’immense majorité des mortels, le fondement de la morale, la forteresse des consciences ». Aussi l’homme d’État devra-t-il se garder de l’ébranler.
   Rien en tout cela, on le voit, qu’un sain réalisme, accentué par l’expérience, ne suffise à expliquer. La religion proprement dite n’y est pour rien. (…) Proudhon n’a pas attendu d’avoir vieilli pour célébrer la sagesse incluse dans la tradition, ni pour déplorer les ravages d’une « libre pensée », qu’il ne voulait pas laisser confondre avec se foi dans la Justice. Cette libre-pensée a « tout disséqué, tout détruit , disait-il déjà dans les Confessions ; elle a mis partout le « chaos » ; elle a mêlé le juste et l’injuste, et la liberté qu’elle prône, « n’ayant ni lest ni boussole, est celle de tous les crimes ». (…) (Id., pp. 306-307).
   Mieux qu’Auguste Comte, quoique d’une tout autre façon, il témoigne que l’homme ne peut donner à la métaphysique ni à la théologie un congé définitif ». (Id., p. 309).
   Quant à B. Voyenne, tout en soulignant l’immanentisme agnostique de Proudhon, séduit par l’idée d’une humanité divinisée par son progrès ou d’une humanité qui se réalise sans idole et sans métaphysique, montre que Proudhon reconnaît « le mystère de l’existence et l’inquiétude métaphysique du sens, mais (qu’) une honnêteté intellectuelle [refus du fidéisme, des positions traditionalistes de Maistre ou Bonald, des propositions de Lamennais ou de Lacordaire dont il se méfie] et un anticléricalisme nourri de l’expérience sociale et politique de son siècle le retiennent de passer de l’admiration pour Jésus et la morale égalitaire et communautaire des Évangiles à la Révélation transcendante. Cette distance l’écarte autant de la bienfaisance bourgeoise avec sa charité humiliante et hypocrite que de la démocratie chrétienne naissante (…), dont il craint le manque de radicalité philosophique et politique. » (Cf. présentation de Nicolas Plagne sur www.parutions.com).
4. La guerre et la paix, op. cit., p. 37. La notion de « religion », comme celle de Dieu, doit aussi être bien entendue. « J’appelle Religion, explique Proudhon, l’expression instinctive, symbolique et sommaire par laquelle une société naissante manifeste son opinion sur l’ordre universel. En d’autres termes, la Religion est l’ensemble des rapports que l’homme, au berceau de la civilisation, imagine exister entre lui, l’Univers et Dieu, l’Ordonnateur suprême. » (De la création de l’ordre dans l’humanité ou Principes d’organisation politique (1843), Marcel Rivière, 1923, p. 37).
   « Partout où apparaît la religion, ce n’est point comme principe organisateur, mais comme moyen de maîtriser les volontés. Indifférente à la forme de gouvernement, c’est-à-dire à l’ordre politique, la religion consacre ce que le législateur lui demande de consacrer ; maudit ce qu’il lui prescrit de maudire : la raison d’État fait sa loi, la religion sanctionne cette loi, imprime le respect et la terreur, commande l’obéissance. » (Id., p. 52)
5. La guerre et la paix, op. cit., p. 483.
6. Id., p. 487. Guerre et paix sont liées, elles sont toutes deux un fait divin : « La guerre et la paix, que le vulgaire se figure comme deux états de choses qui s’excluent, sont les conditions alternatives de la vie des peuples. Elles s’appellent l’une l’autre, se définissent réciproquement, se complètent et se soutiennent comme les termes inverses et inséparables d’une antinomie. (…) Nous voyons, dans l’histoire, la guerre renaître sans cesse de l’idée même qui avait amené la paix ». (Id., pp. 63-64)
   « Ainsi, la guerre et la paix, corrélatives l’une à l’autre, affirmant également leur réalité et leur nécessité, sont deux fonctions maîtresses du genre humain. Elles s’alternent dans l’histoire, comme dans la vie de l’individu, la veille et le sommeil ; comme dans le travailleur, la dépense des forces et leur renouvellement ; comme dans l’économie politique, la production et la consommation. La paix est donc encore la guerre, et la guerre la paix ; il est puéril de s’imaginer qu’elles s’excluent ». (Id., p. 68)
7. Id., p. 71.
8. La guerre et la paix, op. cit., p. 30.
9. Id., p. 33.
10. Id., p. 34.
11. Id., pp. 34-35.
12. Plus loin, il reprochera néanmoins à Hegel de ne pas s’inquiéter de savoir si le principe de la guerre est moral ou immoral (Id., p. 106).
13. Jean-Pierre Frédéric Ancillon (1766-1837) fils de David Ancillon (1617-1692), théologien protestant. Il fut pasteur, écrivain, professeur à l’Académie militaire de Berlin  et ministre des Affaires étrangères prussien. Auteur notamment de Tableau des révolutions du système politique de l’Europe depuis la fin du quinzième siècle, 1806.
14. Jean-Etienne-Marie Portalis (1746-1807), homme d’État, jurisconsulte et philosophe du droit, il est un des artisans du Code civil français. Ministre des cultes sous Napoléon. Auteur notamment de  De l’usage et de l’abus de l’esprit philosophique durant le XVIIIe siècle, 1820
15. La guerre et la paix, op. cit., p. 52.
16. Il reproche à Hobbes de ne considérer la guerre que comme un état de malheur et d’ignorer qu’elle est justicière (Id., pp. 121-122).
17. Id., p. 72.
18. Id., p. 49.
19. Id., p. 74.
20. Id., p. 104. 
21. Id., p. 88.
22. Id., p. 76.
23. Id., p. 132.
24. Id., p. 137.
25. Id., pp. 137-138.
26. Essai sur la philosophie de la guerre, op. cit ., p. 156.
27. La guerre et la paix, op.cit., p. 162.
28. Dans Considérations sur la France, op. cit., il énumère tous les grands massacres de l’histoire depuis l’Antiquité et leurs milliers de morts.
29. « Il y a lieu de douter (…) que cette destruction violente soit en général un aussi grand mal qu’on le croit : du moins, c’est un de ces maux qui entrent dans un ordre de choses où tout est violent et contre nature, et qui produisent des compensations. » (Considérations sur la France, op. cit.). Choqué par les trois millions de morts de la révolution, Maistre n’en espère pas moins une régénération de la France. De même, il « juge sans aménité le déferlement des armées napoléoniennes sur l’Europe terrifiée » mais pense aussi qu’après ce Napoléon qu’il appelle « usurpateur » et « meurtrier », la France renaîtra. (cf. BAGGE Dominique, Les idées politiques en France sous la restauration, Ayer Publishing, 1979, p. 201)
30. « L’esprit divin qui s’était particulièrement reposé sur l’Europe adoucissait jusqu’aux fléaux de la justice éternelle, et la guerre européenne marquera toujours dans les annales de l’univers. On se tuait, sans doute, on brûlait, on ravageait, on commettait même si vous voulez mille et mille crimes inutiles, mais cependant on commençait la guerre au mois de mai ; on la terminait au mois de décembre ; on dormait sous la toile ; le soldat seul combattait le soldat. Jamais les nations n’étaient en guerre, et tout ce qui est faible était sacré à travers les scènes lugubres de ce fléau dévastateur.
   C’était cependant un magnifique spectacle que celui de voir tous les souverains d’Europe, retenus par je ne sais quelle modération impérieuse, ne demander jamais à leurs peuples, même dans le moment d’un grand péril, tout ce qu’il était possible d’en obtenir : ils se servaient doucement de l’homme, et tous, conduits par une force invisible, évitaient de frapper sur la souveraineté ennemie aucun de ces coups qui peuvent rejaillir : gloire, honneur, louange éternelle à la loi d’amour proclamée sans cesse au centre de l’Europe ! Aucune nation ne triomphait de l’autre : la guerre antique n’existait plus que dans les livres ou chez les peuples assis à l’ombre de la mort ; une province, une ville, souvent même quelques villages, terminaient, en changeant de maître, des guerres acharnées. Les égards mutuels, la politique la plus recherchée, savaient se montrer au milieu du fracas des armes. La bombe dans les airs, évitait le palais des rois ; des danses, des spectacles, servaient plus d’une fois d’intermèdes aux combats. L’officier ennemi invité à ces fêtes, venait y parler en riant de la bataille qu’on devait y donner le lendemain ; et, dans les horreurs mêmes de la plus sanglante mêlée, l’oreille du mourant pouvait entendre l’accent de la pitié et les formules de la courtoisie. Au premier signal des combats, de vastes hôpitaux s’élevaient de toutes parts : la médecine, la chirurgie, la pharmacie, amenaient leurs nombreux adeptes ; au milieu d’eux s’élevait le génie de saint Jean de Dieu, de saint Vincent de Paule, plus grand, plus fort que l’homme, constant comme la foi, actif comme l’espérance, habile comme l’amour. Toutes les victimes vivantes étaient recueillies, traitées, consolées : toute plaie était touchée par la main de la science et par celle de la charité ! » (Soirées de Saint-Pétersbourg, op. cit.)
31. La guerre et la paix, op. cit., pp. 217-218. Une guerre est légitime, aux yeux de Proudhon, dans quatre cas : Pour l’incorporation d’une nation dans une autre, pour la reconstitution des nationalités, dans le cas d’une incompatibilité religieuse, pour rétablir l’équilibre international (Cf. PHILONENKO A., op. cit., pp. 157-159).
32. Id., p. 281. Plus généralement, Proudhon estime que la guerre révèle son visage « bestial » quand on passe de l’idée à l’application  mais « cette horreur, il faut l’avouer, ajoute-t-il, est aussi légitime que l’admiration que nous avait d’abord inspirée son héroïsme » (Id., p. 314).

⁢ii. Haro sur les religions ?

Aujourd’hui, de plus en plus de gens se demandent si la religion, en définitive, n’engendre pas systématiquement la violence, ou du moins si elle ne l’encourage pas, la cautionne néanmoins. Toute une série d’événements ont nourri cette opinion⁠[1]. Non seulement la longue guerre civile en Irlande⁠[2] les guerres dans l’ex-Yougoslavie⁠[3], ou les persécutions contre les chrétiens en Indonésie, en Inde, en Asie, mais surtout une multiplication d’attentats et d’actes violents inspirés par des groupes religieux dont les plus meurtriers et les spectaculaires sont les attentats du 11 septembre 2001 à New-York, du 11 mars 2004 à Madrid et du 7 juillet 2005 à Londres. ⁠[4]

Tous ces événements sont à l’origine d’un certain nombre de jugements à l’emporte-pièce mais aussi d’études universitaires. Certains prennent pour cible telle religion mais, généralement, la plupart des études envisagent globalement le phénomène religieux.

Parmi les critiques partiales, voire caricaturales, on peut citer l’œuvre d’Henri Peña-Ruiz⁠[5] chantre de la laïcité, il vaudrait mieux dire, comme nous l’avons vu précédemment, du laïcisme qui seul peut faire barrage à la violence.

L’auteur accuse régulièrement le christianisme, d’être responsable des violences déplorées. C’est, dit-il, le christianisme qui a « inventé le thème du peuple déicide créant l’antisémitisme[6], la notion d’hérésie et les bûchers de l’Inquisition[7], l’index des livres interdits »[8], il rappelle « Giordano Bruno brûlé vif en place de Rome en 1600[9], Galilée obligé de se rétracter sur le mouvement de la terre en 1632 sous peine d’être condamné à mort[10], les 3.500 protestants massacrés à Paris lors de la nuit de la Saint-Barthélemy[11], les assassinats légaux du chevalier de La Barre[12], de Callas (sic) ⁠[13]_… »_. Il dénonce 1.500 ans de « cléricalisme politique »[14], le Syllabus[15] qui « lance l’anathème contre la liberté de conscience et les droits de l’homme ».⁠[16]

Peña-Ruiz s’en prend également aux « inspirateurs » de ces pratiques et ceci est plus grave car la question est de savoir si les vraies exactions commises  par des religieux ou par le peuple chrétien sont en conformité avec l’enseignement du Christ ou non.

Le premier à être mis en question est saint Anselme (sic) qui, nous dit Peña-Ruiz, « affirmait que l’Église doit user de deux glaives : le glaive spirituel de l’excommunication et le glaive temporel du châtiment corporel, allant jusqu’à la mise à mort des hérétiques et des mécréants ».

Cette accusation sans références pose problème. Est visé, sans doute, le théologien saint Anselme de Cantorbéry⁠[17] mais la pensée qu’on lui attribue ne lui ressemble pas. Si l’on met en parallèle la pensée authentique de saint Anselme et les Croisades, on constate que ses écrits « sont caractérisés par une douceur remarquable précisément dans la polémique »[18]. On nous dit aussi qu’il « connaît tous les abus –pillages, convoitises, ravages- commis par certains croisés lors des croisades. Il prévient donc de ce danger ceux qui s’y préparent et, surtout, ceux qui, dans sa vision prophétique, sont appelés à vivre dans cette Jérusalem qu’est la vie monastique »[19]. Par ailleurs, touchant précisément à la question du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel (les deux glaives), Michel Grandjean écrit : « l’archevêque de Cantorbéry accorde une trop faible importance aux questions institutionnelles et surtout une trop grande place au pouvoir civil pour qu’on puisse le ranger parmi les disciples d’Hildebrand[20]. Personne moins que lui ne cherchait d’ailleurs à entrer en conflit avec le roi puisque, au moment tout au moins de sa désignation à l épiscopat, il considérait sur un même plan les pouvoirs temporel et spirituel, allant jusqu’à comparer l’Église d’Angleterre à une charrue tirée non pas par le seul archevêque de Cantorbéry, mais par deux bœufs d’une puissance supérieure à tous les autres, le roi (nommé en premier !) et l’archevêque. Il accepta même sans sourciller, on l’a vu, d’être investi par le roi : signe évident à la fois de son désintérêt pour les affaires canoniques et de son ignorance de la législation grégorienne. Par la suite il s’est toujours montré prêt à reconnaître le pouvoir civil comme un pouvoir fort puisque, dans son esprit, l’archevêque et le roi sont appelés à occuper des fonctions étroitement complémentaires dans l’Église d’Angleterre, le premier en tant que gardien (custos), le second en tant qu’avoué ou protecteur (advocatus). » L’auteur note encore que la conception d’Anselme « s’écarte donc notamment de la doctrine grégorienne qui sépare l’Église du monde, mais encore de l’ecclésiologie carolingienne traditionnelle, qui envisageait les ordres sacerdotal et royal au sein de l’Église. Elle s’apparente davantage à la représentation gélasienne[21] de la société. »[22]

En réalité, la doctrine des deux glaives est due, tous les historiens sont d’accord, à saint Bernard de Clairvaux qui, en fait, la renouvelle⁠[23], dans le De consideratione ad Eugenium (II, 1. IV, c. 3) où il interprète d’une manière tout à fait particulière ce passage de Lc 22, 35-38 : « Et il leur dit : « Quand je vous ai envoyés sans bourse, ni sac, ni sandales, avez-vous manqué de quelque chose ? » Ils répondirent : « De rien. » Il leur dit : « Maintenant, par contre, celui qui a une bourse, qu’il la prenne ; et celui qui n’a pas d’épée, qu’il vende son manteau pour en acheter une. Car je vous le déclare, il faut que s’accomplisse en moi ce texte de l’Écriture : On l’a compté parmi les criminels. Et, de fait ce qui me concerne va être accompli. –Seigneur, dirent-ils, voici deux épées. » Il leur répondit : « C’est assez ». » Jésus dans ce passage dépeint symboliquement l’hostilité universelle et, devant l’incompréhension des apôtres qui prennent ses propos au sens matériel, Jésus coupe court ⁠[24]. Or, pour saint Bernard, « si belliqueuse que puisse être l’expression, le glaive spirituel n’est pas en premier lieu la « violence » spirituelle, mais la parole de Dieu. Pour Bernard, il ne s’agit pas non plus que le Pape doive exercer sa puissance avec le « glaive », mais il doit annoncer sans crainte l’Évangile qui est plus coupant qu’un glaive à deux tranchants (…). La conception, suivant laquelle les puissances séculières doivent tirer le glaive temporel sur un signe de l’Église, fut utilisée plus tard lors des procédures ecclésiastiques de l’Inquisition ; l’exécution du jugement était alors confiée aux puissances séculières. Bernard lui-même aura pensé ici dans ses paroles davantage aux croisades et à l’aide de l’Empereur et d’autres souverains comme protecteurs de l’Église (voir à ce sujet la lettre 244). » Cette interprétation, personne ne peut plus l’approuver « tant d’un point de vue exégétique que théologique »[25]. « Bernard développe une exégèse qui n’a plus grand-chose à voir avec le texte évangélique dont il se prévaut cependant comme témoignage assuré de la vérité de sa propre doctrine. L’épisode de l’arrestation du Christ attesterait (…) qu’il y a un glaive temporel, que brandit Pierre pour défendre le Christ, avant que celui-ci lui ordonne de le ranger, et un glaive spirituel. Le glaive temporel désigne le pouvoir de coercition, le glaive spirituel désigne la prédication et les sacrements par lesquels les apôtres arrachent les pécheurs au Malin pour les gagner à Dieu. Les deux glaives sont en possession des apôtres (le « c’est assez » du Christ indiquant qu’il n’en est pas besoin de plus), donc second, l’usage du premier étant délégué au pouvoir temporel, sous l’autorité des apôtres qui en conservent la nue propriété (…) »_⁠[26]

La théorie des deux glaives sera reprise notamment par Innocent III ⁠[27] dont on a gardé cette fameuse image : « De même que la lune reçoit sa lumière du soleil auquel elle est inférieure par les dimensions, par la qualité, par la position et par la puissance, ainsi le pouvoir royal emprunte à l’autorité pontificale la splendeur de sa dignité »[28]. Innocent IV ⁠[29] appliquera aussi cette théorie dans la bulle Eger cui levia contre l’empereur Frédéric II Hohenstaufen. Boniface VIII⁠[30] reprendra la théorie des deux glaives dans sa bulle Unam sanctam[31] : « Les deux [glaives] sont (…) au pouvoir de l’Église, le glaive spirituel et le glaive matériel. Cependant l’un doit être manié pour l’Église, l’autre par l’Église. L’autre par la main du prêtre, l’un par la main du roi et du soldat, mais au consentement et au gré du prêtre. Or il convient que le glaive soit sous le glaive, et que l’autorité temporelle soit soumise au pouvoir spirituel. (…)  En conséquence nous déclarons, disons et définissons qu’il est absolument nécessaire au salut, pour toute créature humaine, d’être soumise au pontife romain. » Denzinger note qu’il manque dans ce texte la distinction faite par Boniface VIII devant l’ambassadeur de France précisant que le roi n’était soumis au pouvoir temporel uniquement « quant au péché ». A la même occasion, le pape déclara qu’il était injustement attaqué, comme si « nous avions commandé au roi de reconnaître que la royauté [provient] de nous. Il y a quarante années que nous sommes experts en droit, et nous savons que deux pouvoirs ont été établis par Dieu ; qui donc est en droit de croire ou peut croire qu’il y aurait ou qu’il y aurait eu dans notre tête une telle fatuité ou une telle sottise ? Nous disons que nous ne voulons usurper en rien la juridiction du roi, et ainsi l’a dit notre frère de Porto[32] » Mais les conflits qu’il eut avec l’empereur d’Allemagne et Philippe le Bel démentent cette sagesse privée…

Peña-Ruiz dénonce ensuite Arnaud Amaury⁠[33], le légat du Pape qui, lors du siège de Béziers en 1209⁠[34], aurait répondu à ceux qui voulaient distinguer les catholiques et les hérétiques : « Tuez-les tous ! Dieu reconnaîtra les siens »[35]. « Fameuse expression » commente l’auteur que l’on trouve « sous la plume de saint Paul « Le Seigneur connaît les siens » (2 Tm 2, 19) ». On ne peut vraiment considérer ce personnage, quels que soient ses titres comme un inspirateur mais plutôt comme un exécuteur mal inspiré. De plus, il faut une certaine malhonnêteté intellectuelle ou une grande paresse pour associer les deux paroles simplement parce qu’elles utilisent des mots semblables alors qu’elles se réfèrent à des contextes tout à fait différents. Paul met en garde Timothée contre les faux docteurs et les périls des derniers temps. Il cherche à le rassurer en lui rappelant que Dieu connaît ceux qui lui sont fidèles, faisant écho à cette parole du Christ : « Mes brebis écoutent ma voix, et je les connais, et elles viennent à ma suite » (Jn 10, 27). Déjà dans 1 Tm 5, 24-25, Paul écrivait : « Il est des hommes dont les fautes apparaissent avant même tout jugement ; d’autres au contraire chez qui elles ne se découvrent qu’après ; les bonnes actions, elles aussi, se voient ; mais celles dont ce n’est pas le cas ne sauraient demeurer cachées. »

 Il fallait s’y attendre, saint Augustin⁠[36] est aussi mis en question qui affirmait « Il y a une persécution juste, celle que font les Églises du Christ aux impies… L’Église persécute par amour et les impies par cruauté »  Nous avons déjà évoqué la position de saint Augustin dans quelques notes mais il n’est pas inutile d’y revenir et de préciser sa position face aux hérésies.

C’est dans la lettre CLXXXV⁠[37] que se trouve la citation imputée. Lettre écrite en 415 et qui traite du châtiment des Donatistes.⁠[38]

Saint Augustin rappelle d’abord que les hérésies et les scandales existent « afin que nous nous instruisions au milieu même de nos ennemis. C’est ainsi que s’éprouvent notre foi et notre amour ; notre foi pour que nous ne nous laissions pas tromper, notre amour pour que nous mettions tous nos soins à ramener ceux qui s’égarent (…) ». Comment ? En priant pour eux puis en distinguant les passages des Écritures sur lesquels ils s’appuient et ceux qu’ils n’entendent pas pour être « en mesure de répondre aux donatistes pour les ramener et les guérir ». A cette fin, saint Augustin prend également la peine de répondre à toute une série de critiques que les donatistes font aux catholiques qui s’efforcent de les ramener dans le sein de l’Église.

Et d’abord le recours à l’empereur.⁠[39]

Pour Augustin, « le bien peut se faire de deux manières avec nos frères égarés : par les discours des prédicateurs catholiques, par la loi des princes catholiques ; que tous aillent au salut, que tous soient retirés de la perdition, les uns par le ministère de ceux qui obéissent aux préceptes divins, les autres par le ministère de ceux qui obéissent aux ordres impériaux. »⁠[40] Les deux persécutions, celle de l’Église et celle du pouvoir civil, sont légitimes dans la mesure où elles se font pour la justice et nous en arrivons au passage incriminé par Pena-Ruiz : « Si nous voulons nous en tenir à la vérité, nous reconnaîtrons que la persécution injuste est celle des impies contre l’Église du Christ, et que la persécution juste est celle de l’Église du Christ contre les impies. Elle est donc bienheureuse de souffrir persécution pour la justice, et ceux-ci sont misérables de souffrir persécution pour l’iniquité. L’Église persécute par l’amour, les autres par la haine ; elle veut ramener, les autres veulent détruire ; elle veut tirer de l’erreur, et les autres y précipitent. L’Église poursuit ses ennemis et ne les lâche pas jusqu’à ce que le mensonge périsse en eux et que la vérité y triomphe ; quant aux donatistes, ils rendent le mal pour le bien ; pendant que nous travaillons à leur procurer le salut éternel, ils s’efforcent de nous ôter le salut même temporel ; ils ont un si grand goût pour les homicides, qu’ils se tuent eux-mêmes lorsqu’ils ne peuvent  tuer les autres[41]. Tandis que la charité de l’Église met tout en œuvre pour les délivrer de cette perdition afin que nul d’entre eux ne périsse, leur fureur cherche à nous tuer pour assouvir leur passion de meurtre, ou à se tuer eux-mêmes, de peur de paraître se dessaisir du droit qu’ils s’arrogent de tuer des hommes. » Cette persécution par amour, s’apparente à celle du médecin ou du père de famille : « Un malade frénétique se plaint du médecin qui le lie, un fils indiscipliné se plaint du père qui le châtie, mais tous les deux sont aimés. » Le mot « persécution » recouvre des moyens fort divers mais ne doit pas nous faire penser nécessairement au pire. Pour illustrer une persécution injuste et une persécution juste, Augustin évoque la rivalité entre Saraï l’épouse d’Abraham et Agar la servante qu’elle donna pour femme à son mari. Agar enceinte des œuvres d’Abraham avait injustement persécuté sa maîtresse en l’ignorant ou la méprisant. Quant à Saraï, elle persécuta justement Agar en la maltraitant tellement qu’elle s’enfuit. L’Ange du Seigneur renvoya Agar à sa maîtresse en lui ordonnant de lui être soumise.⁠[42]

Il est que, pour Augustin, « il vaut mieux (qui en doute ?) amener par l’instruction les hommes au culte de Dieu que de les y pousser par la crainte de la punition ou par la douleur ; mais, parce qu’il y a des hommes plus accessibles à la vérité, il ne faut pas négliger ceux qui ne sont pas tels. (…) les meilleurs sont ceux qu’on mène avec le sentiment, mais c’est la crainte qui corrige le plus grand nombre ». C’est pourquoi, « (…) plusieurs, comme de mauvais serviteurs et en quelque sorte de méchants fugitifs, sont ramenés au Seigneur par le fouet des douleurs temporelles. » d’ailleurs, le Seigneur lui-même renversa Paul et le frappa de cécité corporelle⁠[43] pour l’amener à lui. C’est le Seigneur encore qui demande à ses serviteurs d’amener à son grand festin tous ceux qu’ils trouveront en les forçant pour que la maison soit remplie⁠[44].

A ces donatistes qui cherchent la mort ou qui menacent de mort ceux qui disent du bien de l’Église catholique⁠[45], ne leur fait –on pas « une grande miséricorde lorsqu’à l’aide des lois impériales on les tire de cette secte où les démons menteurs leur ont enseigné tant de mal, pour les faire passer dans l’Église catholique où ils sont guéris par de bonnes prescriptions et de bonnes mœurs » ? Devant de telles gens qui s’opposent au salut des autres, « quelle doit être la conduite de la charité ? », « que doit donc faire l’amour fraternel ? ». Ce sont leurs excès⁠[46]qui ont justifié l’établissement des lois. Auparavant, « avant l’établissement de ces lois par les empereurs catholiques, la doctrine de la paix et de l’unité du Christ se répandait peu à peu, et l’on y passait comme on l’entendait, comme on le voulait, et comme on pouvait, du parti même de Donat ». Mais vu les désordres et les exactions dont les donatistes se sont rendus coupables, il était nécessaire que le pouvoir intervînt : « comment donc les rois servent-ils le Seigneur avec crainte, si ce n’est en empêchant ou en punissant, par une sévérité religieuse, ce qui se fait contre les commandements du Seigneur ? On ne sert pas Dieu de la même manière comme homme, et de la même manière comme roi ; comme homme, on sert Dieu par une vie fidèle ; mais comme roi, on le sert en faisant des lois, avec une vigueur convenable, pour ordonner ce qui est juste et empêcher ce qui ne l’est pas. »⁠[47] L’objection qui consiste à dire que les apôtres n’ont pas fait appel aux rois de la terre ne vaut pas car les temps étaient différents puisqu’aucun « empereur » ne croyait en Jésus-Christ.⁠[48] Augustin avoue qu’au départ il estimait « qu’il ne fallait pas demander aux empereurs la destruction de l’hérésie en prononçant des peines contre les adhérents ». Il lui semblait qu’il suffisait de protéger les évangélisateurs en appliquant la loi de Théodose[49] contre les hérétiques : « cette loi condamne tout évêque ou clerc non catholique ; en quelque lieu qu’on le trouve, à une amende de livres d’or ». De plus, continue Augustin, « nous ne voulions pas les soumettre tous à cette peine ; seulement dans chaque pays où l’Église catholique aurait eu à souffrir de la part de leurs clercs, de leurs circoncellions[50] ou de leurs peuples, les évêques ou d’autres ministres de ce parti, sur plainte des catholiques, auraient été condamnés par les magistrats au paiement de l’amende. » Cet avis⁠[51] fut retenu au concile de Carthage, tenu le 26 juin 404, avec comme complément de peine la privation du droit de tester et d’hériter, alors que « la plupart des autres pontifes étaient d’avis d’employer le pouvoir temporel pour forcer les donatistes à rentrer dans la communion catholique ».

Cette mesure n’eut guère de succès et vu les plaintes d’évêques qui s’accumulaient et surtout l’attentat conte l’évêque Maximien, le pouvoir ne se borna pas à réprimer les violences mais décida de ne pas laisser l’hérésie « subsister impunément ». « Toutefois, ajoute Augustin, pour garder même vis-à-vis d’indignes gens la mansuétude chrétienne, on ne les punissait pas du dernier supplice ; on prononçait seulement des amendes et leurs ministres étaient punis de l’exil. »

On constate donc, en dehors des erreurs matérielles⁠[52] commises par Peña-Ruiz, que la réalité est bien plus complexe et nuancée qu’il y paraît à litre ses accusations lapidaires.

d’une manière générale, face à ce type très courant de mise en question de l’enseignement et de l’action de l’Église, on peut dire d’une part, qu’il est délicat de vouloir juger le passé avec les critères du présent. d’autre part, il est saugrenu d’accuser le présent en fonction de fautes passées même si elles sont avérées⁠[53]. C’est comme si on accusait le socialisme contemporain de mensonge lorsqu’il milite pour l’égalité entre l’homme et la femme alors que Proudhon avait écrit que « la prépondérance du mari sur la femme, du père sur l’enfant, se résout dans le droit du plus fort. Pourquoi le nier ? Pourquoi, hommes, en rougirions-nous ? Pourquoi, femmes, en feriez-vous un texte de plaintes ? Papa est le maître disait une petite fille à son frère qui se permettait de discuter une prescription paternelle. Au jugement de cet enfant, ce père avait en lui la raison, parce qu’il avait la puissance. »[54] Enfin, rappelons cette règle établie par Camus : « L’honnêteté consiste à juger une doctrine par ses sommets, non par ses sous-produits ». Et Camus disait cela à un journaliste qui avait déclaré que la foi chrétienne est une démission. Il répliqua : « Je réfléchirais avant de dire comme vous que la foi chrétienne est une démission. Peut-on écrire ce mot pour un saint Augustin ou un Pascal ? »[55]

Sans être aussi caricatural que Peña-Ruiz, l’islamologue Michel Dousse ⁠[56] en étudiant la violence au sein des Écritures des trois monothéismes abrahamiques, s’attarde surtout à la violence biblique, relevant que c’est Dieu qui y combat au côté d’Israël alors que dans le Coran, c’est le croyant qui doit tuer au nom de Dieu. Pour lui, le Coran « serait presque plus irénique, voire plus tolérant que la Bible, car il est anhistorique, reliant directement à la source divine, assumant les deux précédents monothéismes. »[57] Bien sûr, Jésus refuse la violence mais « l’institution ecclésiale se livra au cours de l’histoire à de nombreuses entreprises de conquêtes peu compatibles avec l’esprit de l’Évangile »[58] et c’est précisément, par exemple, à cause des croisades que le jihad aurait pris un sens guerrier.⁠[59] Comme le fait remarquer une religieuse, l’auteur prétend s’inscrire dans une perspective anhistorique mais il se réfère à l’histoire pour « convaincre le christianisme de violence hypocrite »[60] et la récuse dans le commentaire des textes aussi bien bibliques que coraniques.⁠[61]

Plus dignes d’intérêt et plus rigoureuses sont les analyses proposées par divers observatoires universitaires. Nous en retiendrons deux : la revue canadienne Religiologiques et les publications du Centre interdisciplinaire d’étude des religions et de la laïcité de l’ULB

Dans la revue Religiologiques[62], relevons d’abord quelques réflexions générales qui peuvent être utiles. L’extrémisme ou le terrorisme religieux ne date pas d’aujourd’hui. Les Juifs ont connu les Zélotes qui voulaient hâter la venue du Royaume par la violence ; les musulmans, les assassins de l’ismaélite Hassan es-Sabbah au XIIe siècle ; et les hindous, les thugs adorateurs de Kâlî dès le XIIIe siècle. On peut retenir aussi le fait que si le religieux est instrumentalisé par le politique à des fins qui lui sont propres, il y a un « rapport complexe entre la religion, la violence et le contrôle social. »[63] A ce propos, Martin Geoffroy⁠[64] entend « montrer qu’il n’y a pas de consensus théorique sur la nature intrinsèquement violente de la religion, mais qu’il reste toujours possible de montrer que certains comportements religieux mènent parfois à la violence. » « La violence religieuse est non seulement une forme de résistance, mais aussi une tentative de contrôle social » sur les individus et les collectivités. Toutefois, « cette résistance et ce contrôle sont, plus souvent qu’autrement, de nature symbolique » et non stratégique⁠[65]. Ce sont, bien sûr, les groupes religieux extrêmes qui manifestent cette « résistance » identitaire qui a pour cible l’humanisme séculier et la démocratie participative. Et, « sans être directement responsables de la violence physique, les groupes fondamentalistes sont un terreau fertile pour la plupart des dérives radicales, et sectaires (…). » En effet, si les conditions géopolitiques, les injustices jouent un rôle dans l’idéologie terroriste, la religion aussi dans la mesure où le sacrifice de soi comme acte purificateur est une notion ambivalente⁠[66]. Si la plupart du temps ce sacrifice de soi permet de transcender les différences et de sublimer la violence, il peut aussi pousser à la destruction de l’ « ennemi », l’autre, le différent auquel la mondialisation des échanges me frotte. C’est ainsi que « les extrémistes religieux se servent (…) de la religion pour légitimer la violence et la discrimination contre des groupes d’ethnie ou de langue distinctes »[67]. Reste à expliquer comment des croyants si soucieux de moralité peuvent se laisser aller à la violence ? C’est l’illettrisme religieux « qui augmente la possibilité de violence collective dans les situations de tension (…). Un très bas niveau d’auto-réflexion morale et de connaissances théologiques de base parmi les acteurs religieux entraîne cet illettrisme religieux. » C’est sur ce terreau que poussent des « mythologies », celles du complot ou de la menace contre son identité religieuse.

En conclusion, M. Geoffroy estime qu’« il n’y a pas à la base, plus de violence religieuse qu’il n’y en avait au début du XXe siècle, mais une plus grande visibilité médiatique des tensions et des violences religieuses peut causer une exacerbation inédite de la violence au plan international. »[68]

Le même auteur, en collaboration avec un confrère de l’Université de Montréal, pose la question précise de savoir si les groupes catholiques intégristes sont un danger pour les institutions sociales.⁠[69] Héritiers du Syllabus de Pie IX, les intégristes catholiques, schismatiques ou non-schismatiques, tout en étant parfois opposés entre eux, se réclament d’une tradition qu’ils disent inchangée. Anti-modernistes dans tous les sens du terme et sur tous les plans, ils restent attachés au Concile de Trente, au catéchisme de saint Pie X, à la messe de saint Pie V et, pour certains d’entre eux, à l’Ancien régime.⁠[70] Selon les auteurs, « très peu de ces groupes, même s’ils sont très radicaux du point de vue doctrinal et qu’ils peuvent parfois être verbalement agressifs, sont vraiment dangereux pour ces institutions, parce que la plupart d’entre eux n’ont presque jamais eu affaire directement à la justice et parce que nous pensons que c’est là, à peu de chose près, la seule façon vraiment objective de mesurer la « dangerosité » d’un de ces groupe. »[71]

Pour en revenir à des considérations plus générales, citons les chercheurs de l’ULB, à qui « L’étude critique des grandes religions occidentales (…) a paru indissociable de leur rapport intime et souvent paradoxal à la violence, à la guerre et à la paix ». Dans leurs études, ils dégagent « une dimension anthropologique de la bataille comme expression du sacré et une dimension théologique de la sacralisation de la guerre ».⁠[72] On retrouve ici l’ombre de Roger Caillois. C’est pourquoi les analyses s’échelonnent dans le temps et dans l’espace, examinant tour à tour la devotio dans le contexte militaire romain, la violence dans l’islam médiéval et dans le judaïsme, le Sunzi attribué à Sun Wu⁠[73]. Dans le monde chrétien, les auteurs épinglent les conceptions de Francisco Suarez, Hugo Grotius, Luther à la fin du XVIe et au début du XVIIe siècle ; l’influence décisive du P. Dominique de Jésus-Marie lors de la bataille de la Montagne Blanche⁠[74] ; la pensée d’Ernest Psichari⁠[75] ; l’héritage intellectuel de la guerre 14-18 ; le pacifisme de Don Sturzo⁠[76]. Nous y reviendrons dans la suite car ces différentes études ne peuvent prendre leur pleine signification que dans le cadre d’une étude plus large qui s’attardera spécialement au judaïsme, à l’islam et, bien sûr, surtout, à l’héritage chrétien.

En attendant, arrêtons-nous à un auteur apprécié dans les milieux de la libre-pensée : Elie Barnavi⁠[77].

Elie Barnavi, s’attache davantage à l’essentiel dans son livre « Les religions meurtrières » qu’il présente comme un « pamphlet politique »[78], sans doute parce qu’il y aborde, en raccourci, de vastes domaines historiques mais avec une information qui paraît solide même si, ici ou là, il simplifie plus ou moins la réalité ⁠[79].

Pour lui, les religions produisent de la violence. Mais pourquoi ?

Parce qu’elles sont « un système symbolique, pourvoyeur de sens, d’espoir, de valeurs et d’identité (…)  : ces choses-là sont assez importantes pour qu’elles vaillent la peine de tuer et de se faire tuer pour elles »[80]et cela, dans un monde où règne « le relativisme culturel ». Et dans la mesure où ce relativisme culturel « a parfois conduit au relativisme moral, il a été destructeur des systèmes de défense immunitaire. Et cela, c’est une catastrophe. »[81]

Barnavi propose une définition personnelle du « fondamentalisme », étiquette qui est très souvent employée sur le mode péjoratif alors que cette attitude n’implique pas nécessairement la violence. Le fondamentaliste⁠[82] est un réformateur qui, après des siècles parfois d’interprétations des textes sacrés, veut « retourner aux sources, aux « fondamentaux » de la foi (…), à une « forme » primitive »[83]. Il n’existe que dans les religions de l’écrit. Il est « une pente savonneuse » mais « n’est pas bien gênant pour la société ambiante »[84]. Barnavi cite comme exemples le karaïsme qui, dans le judaïsme, affirme la supériorité de la torah (écrite) sur la tradition orale du talmud. Ou encore, toujours au sein du judaïsme, les Netoreï Karta antisionistes. Au sein de l’islam, il cite le wahhabisme, fidèle à la lettre du Coran. Mais pour qu’il devienne dangereux, « il faut que le fondamentalisme, loin de s’abstraire du champ politique, cherche à s’en emparer. Et qu’il s’y emploie par des moyens violents. »[85]. Cette dernière condition est le critère décisif puisqu’au départ, « toute religion est politique »[86]. Ce fondamentalisme violent, il l’appelle « fondamentalisme révolutionnaire » qu’il présente comme « une attitude d’esprit, qui, selon les époques, s’est manifestée avec plus ou moins de vigueur dans toutes les religions révélées »[87] qui sont des religions monothéistes, historiques, c’est-à-dire qui ont une conception du temps linéaire. Au niveau de la méthode, le fondamentalisme révolutionnaire est violent car il est impatient et  veut « hâter l’avènement »⁠[88] ; au niveau de sa doctrine, « à l’instar du communisme ou du fascisme naguère, il fonctionne comme une idéologie totalitaire » c’est-à-dire comme « un système où la religion investit l’ensemble du champ politique, en réduisant la complexité de la vie à un principe explicatif unique, violemment exclusif de tous les autres »[89]. Autrement dit, il faut « une conception forte d’une vérité unique et absolue »[90] ; « transcendante », « exclusive de toute autre »[91], « une, indivisible »⁠[92] et « c’est le christianisme qui a poussé le plus loin l’affirmation théologique d’une vérité absolue » dans la mesure où il s’est développé « à l’intérieur d’une tradition philosophique, le néoplatonisme qui considère la vérité en soi comme l’expression objective d’une réalité ontologique »[93].

Si l’on considère maintenant les trois religions mises en cause, l’auteur constate que « le fondamentalisme révolutionnaire chrétien est parti battu »[94], que « la chance du fondamentalisme révolutionnaire juif a été l’État, sa perte aussi »[95], tandis que « l’islamisme est aujourd’hui la forme la plus nocive du fondamentalisme révolutionnaire »[96]. Que veut-il dire ?

Tout d’abord en ce qui concerne le christianisme, c’est lui qui a rendu possible, à travers, bien sûr, bien des péripéties sanglantes parfois, le « divorce de l’Église et de l’État » et « le choix de Rome a été le coup de génie de l’Église. ». « Les conséquences auront été prodigieuses : la dualité de deux pouvoirs, de deux royaumes disait-on, un temporel et un spirituel, d’emblée soigneusement distingués ». Et « cette dualité fut la chance extraordinaire de l’Occident. (…) Entre les deux « épées », dans le fossé creusé entre les deux pouvoirs, le vent de la liberté a pu souffler. L’Église a imposé à l’État des bornes morales, l’État a étouffé la tentation théocratique de l’Église, des esprits libres ont joué de leur rivalité pour faire pièce au tropisme absolutiste inhérent à tout pouvoir. Tout a été possible par cette dualité, rien n’aurait été possible sans elle. Le bonheur de l’Occident, ce fut la laïcité. » Voilà pourquoi le fondamentalisme chrétien, au fil des siècles, a été jugulé par le principe de la distinction des pouvoirs établi par le christianisme lui-même. Voilà pourquoi « dans l’ensemble, l’Occident, et lui seul a échappé au monisme juif et musulman ». ⁠[97]

Le judaïsme contemporain connaît le fondamentalisme révolutionnaire mais il a trouvé ses limites pour deux raisons : « d’abord, sans doute, parce que le fondamentalisme révolutionnaire juif ne s’exporte pas. Religion nationale sans prétention universaliste, le judaïsme garde ses fous de Dieu pour lui, en leur imposant du coup un cadre étriqué, somme toute aisé à contrôler. Mais surtout parce qu’Israël est une société moderne, ouverte et raisonnablement développée, où le message messianique reste nécessairement confiné à des cercles étroits. »[98]

Reste l’islamisme « qui est aujourd’hui travaillé par le fondamentalisme révolutionnaire. » Et il est dangereux sur deux fronts. En maints endroits, « les fondamentalistes révolutionnaires sont en guerre contre un État se réclamant de la même religion qu’eux, mais qu’ils jugent impie et corrompu, étranger aux « vraies » valeurs de l’Islam et vendu à l’Occident. » En même temps, « une internationale terroriste musulmane a déclaré une guerre sans merci à l’Occident « athée ». »[99] Comment expliquer cette explosion de violence ?

Tout d’abord, l’islam vit sur l’« irrémédiable confusion » du spirituel et du temporel. Alors qu’en Occident « deux légitimités coexistaient,  (…) en islam, seul le pouvoir religieux était pleinement légitime (…). Une loi légitime ne saurait être qu’une variation sur les préceptes du Coran et la sunna, la tradition fondée sur les propos et les exemples du Prophète (…). En Occident, le roi donne la loi ; en terre d’islam, il est censé exécuter une Loi qui le précède et le dépasse. »⁠[100]

Deuxièmement, alors que « la critique rationaliste des textes sacrés est vieille comme l’Église elle-même » et que « l’interprétation des Écritures n’est pas simplement permise, [mais] indispensable pour en dégager la vérité », en islam, la « Loi a été donnée une fois pour toutes, parfaite, immuable, éternelle (…). » Et même si l’islam n’est pas « incompatible avec la raison (…), les tenants du dogme auront eu raison de courants rationalistes (…). Petit à petit, le débat théologique sera étouffé. »[101] Les musulmans ont perdu leur curiosité et leur civilisation, son éclat ⁠[102].

Troisièmement, à partir du XVIIIe siècle, leur musulmans sont confrontés « avec un passé glorieux ; et avec l’occident, dont l’hégémonie désormais manifeste est d’autant plus insupportable qu’on a passé des siècles à le mépriser. »⁠[103]

A l’intérieur, s’il y eut des imitateurs comme Atatürk en Turquie ou le Shah en Iran qui ont dû choisir entre despotisme et islamisme avec le résultat que l’on sait, dans la plupart des cas, les musulmans ont choisi de « s’accrocher à un passé idéalisé, en rejetant sur les autres la faute de sa disparition. » Pour Barnavi, « l’islamisme et son excroissance révolutionnaire se sont développés sur ce terreau de la mémoire et de l’échec. »⁠[104] Comme l’État en maints endroits s’oppose et résiste à cet extrémisme, ses partisans « se sont lancés dans sa conquête par en bas : par le grignotage patient de tous les rouages de la société civile (les organisations professionnelles, l’éducation, la santé, le crédit), par l’islamisation des mœurs (fermeture des débits de boissons, port de la barbe et du voile), bref par l’islamisation de la société. »⁠[105] En découlent les discriminations et les violences exercées contre les minorités juives ou chrétiennes.⁠[106]

A l’extérieur, on a assisté à une « mutation terroriste »[107] que l’anthropologue Dounia Bouzar⁠[108] dont s’inspire Barnavi, s’explique non par la pauvreté ou l’oppression mais par le déracinement : « leur religion est un prétexte, un outil de pouvoir et un rêve d’appartenance. Ce n’est pas tant le projet qui les mobilise, que la voie pour y parvenir. Se sentant de nulle part, ils trouvent soudain un chez-soi. Ils ne seront jamais chez eux, pensent-ils, en France ou en Grande-Bretagne ; ils seront chez eux dans la révolution islamique mondiale. (…) Ce sont en fait des analphabètes religieux, que seule intéresse l’action directe ».⁠[109]

Enfin, l’islam est « une religion sans autorité centrale ». Dès lors, « n’importe quel ouléma [savant religieux] peut proclamer la guerre sainte, voire n’importe qui. » Et les techniques modernes de communication favorisent la constitution d’un « archipel de la terreur ».⁠[110]

Devant le danger de l’islam, quelles solutions propose Barnavi ? Si l’on choisit le bâton, il faut le manier avec une « force écrasante »[111], mais il faut aussi une « carotte », c’est-à-dire des « investissements immédiats et massifs » car « même si le fondamentalisme révolutionnaire islamique n’est pas né de la misère et du sous-développement, c’est sur la misère et le sous-développement qu’il prospère. »[112] Enfin, « étayée par la force » une diplomatie qui soit la voix d’un Occident uni autour de « valeurs partagées, nettement définies et fortement affirmées »[113]. Quelles valeurs ? Non pas le multiculturalisme qui est « un leurre »[114] qui « conduit au ghetto »[115] non pas le dialogue des civilisations qui est un « miroir aux alouettes »[116] mais la « laïcité » comme « religion civile » avec ses « ingrédients : les Droits de l’homme, bien sûr, mais aussi l’histoire, la nation souveraine, la Constitution, la république. »⁠[117]

d’une manière générale, les auteurs mettent en cause surtout les monothéismes en fonction de leur rapport à la vérité. C’est le cas chez Barnavi, c’est aussi le cas chez Régis Debray qui remarque que « les Anciens sacralisaient la guerre, mais ignoraient la guerre sainte, cette idée propre au « berceau abrahamique » que la foi exclusive impose une propagation. Car avec Dieu il en va de la Vérité. (…) Même si le monothéisme n’est pas responsable des violences de groupe –on n’a pas attendu Dieu le Père pour se faire la guerre !- il est certain que l’idée du dieu unique a exaspéré ce penchant humain. Bref, l’idée de d’exclusivité n’arrange rien et celle du diable encore moins… ».

De plus, « la foi du monothéiste est plus qu’une observance rituelle, qu’un encadrement social, qu’un signe d’appartenance. (…) Cette foi chevillée au corps et inscrite dans le cœur implique non seulement l’abnégation, mais l’engagement de tout son être dans l’affrontement à l’autre. »

Il n’en va pas de même dans le polythéisme et c’est pourquoi « les Anciens sacralisaient la guerre, mais ignoraient la guerre sainte. »[118]

Cette mise en question des monothéismes, nous la retrouvons sous la plume d’un dominicain⁠[119]. S’appuyant sur les livres de Joseph Yacoub et de Michel Dousse, Jean-Michel Maldamé⁠[120] « constate que loin d’assurer une heureuse manière de vivre, les attitudes religieuses sont source de conflits et de guerres (…), que, dans tous les conflits actuels, le facteur religieux est déterminant » dans la mesure où « il y a un lien structurel entre la violence et la religion ». « Même si toute violence n’est pas due exclusivement à une religion », la violence, aujourd’hui, s’en nourrit et « le monothéisme est en première ligne de la violence liée aux religions. »

De plus, il serait trompeur de croire que cette violence est due aux seuls fanatiques qui « trahissent leur référence à Dieu ». Les textes fondateurs démentent cette vision simpliste, comme le prouvent le livre de Josué et d’autres textes⁠[121] qui, comme dans d’autres textes de la tradition monothéiste, justifient la violence, « à partir de la notion de « terre sainte » et de « terre promise ». » A partir aussi de la consécration de Jérusalem comme capitale du monde, « fâcheux exemple, dit l’auteur, qui a été transposé dans d’autres lieux », Rome ou La Mecque. Il serait faux aussi de privilégier une explication sociale et économique de la violence et de croire que le travail, le logement, l’éducation, la liberté d’expression feront reculer la violence. L’auteur l’affirme : « les promoteurs de la violence ne sont pas des victimes de la situation économique actuelle. Les intégristes catholiques sont riches et bien en place dans les cercles du pouvoir. Les réseaux islamiques s’appuient sur l’abondance des pétrodollars. »

Comment l’auteur explique-t-il ce « lien structurel » entre la violence et la religion ?

Trois éléments sont déterminants dans les religions instituées comme dans les « religions séculières »⁠[122]:

  1. Si les conflits ont des causes non religieuses, économiques ou sociales, par exemple, « l’attitude religieuse porte à l’absolu les éléments à la source du conflit ». Une terre, une ville deviennent saintes, un peuple est élu. Les autres doivent être assimilés ou détruits.

  2. La notion de sacrifice, beaucoup l’ont souligné, est centrale et même la notion de sacrifice total, celui de la vie, qui rend hommage à Dieu.

  3. La recherche de la pureté et le rejet de ce qui est considéré comme impur.

A la fin de son article, l’auteur ne propose évidemment pas de jeter l’opprobre sur les religions. Au contraire, il médite sur le Sermon sur la Montagne et y découvre toute une pédagogie pacifique sur la quelle nous reviendrons plus tard. Il nous suffit ici de prendre acte de la dangerosité des religions monothéistes. Une dangerosité soulignée par plusieurs voix et qui nous oblige à y regarder de plus près.


1. Pour un large panorama des conflits ethno-religieux dans le monde, on peut se référer à YACOUB Joseph, Au nom de Dieu ! Les guerres de religion d’aujourd’hui et de demain, J.C. Lattès, 2002. L’auteur, professeur de relations internationales à l’Université catholique de Lyon montre que le retour du religieux se manifeste par ces conflits et qu’on ne peut aujourd’hui négliger la dimension religieuse de l’homme dans la société et la politique.
2. Il s’agit ici de rappeler la manière dont les media ont présenté et présentent le conflit. Telle n’était pas l’analyse de Jean-Paul II en visite à Drogheda : « … nous rencontrons nos frères chrétiens d’autres Églises comme des personnes qui confessent ensemble que Jésus-Christ est le Seigneur et qui se rapprochent les unes des autres en Lui dans la recherche de l’unité et du témoignage commun.
   Cette démarche vraiment fraternelle et œcuménique de la part de représentants des Églises témoigne aussi que les tragiques événements d’Irlande du Nord n’ont pas leur source dans le fait d’appartenir à des Églises et à des Confessions différentes ; qu’il ne s’agit pas ici –malgré ce qui est si souvent répété devant l’opinion mondiale- d’une guerre de religion, d’un conflit entre catholiques et protestants. (…)
   Nous devons tout d’abord mettre clairement en évidence où résident les causes de cette lutte dramatique. Nous devons appeler par leur nom les systèmes, et les idéologies qui sont responsables de ce conflit. Nous devons aussi nous demander si l’idéologie de la révolution travaille pour le véritable bien de votre peuple, pour le véritable bien de l’homme. (…)*
   Tant qu’il existe des injustices dans un domaine quelconque touchant la dignité de la personne humaine, que ce soit sur le plan politique, social ou économique, que ce soit au niveau culturel ou religieux, il n’y aura pas de paix véritable. Les causes des inégalités doivent être déterminées grâce à un examen courageux et objectif, et elles doivent être éliminées de telle sorte que chaque personne puisse se développer et atteindre la pleine mesure de son humanité.
   Par ailleurs, la paix ne peut pas être établie par la violence, la paix ne peut jamais s’épanouir dans un climat de terreur, d’intimidation et de mort. » (Discours du 29-9-1979, O.R., n° 41, 9-10-1979, pp. 1 et 16).
   * Tout au long de leur histoire, les nationalistes irlandais ont cherché ou accepté de l’aide d’où qu’elle vienne et quelle que soit ses vraies motivations : l’Allemagne durant les guerres 14-18 et 40-45 avec l’opération « Arthur », puis le KGB qui fut un grand pourvoyeur d’armes (cf. ANDREW Christopher et MITROKHINE Vassili, Le KGB contre l’Ouest : 1917-1991, Fayard, 2000) et aujourd’hui, les irréductibles de l’IRA mettent leur « savoir » au service du Hezbollah, des Gardiens de la révolution en Iran ou des Farc en Colombie (cf. THOMAS Gordon, Mossad, Les nouveaux défis, Nouveau Monde, 2006.
3. Où se sont mêlées identités religieuses et identités nationales.
4. On peut citer parmi de nombreux autres, l’attentat antisémite de la rue des Rosiers à paris en 1982 ; l’incendie, par des intégristes catholiques du cinéma Saint-Michel à Paris, en 1988, où l’on projetait La dernière tentation du Christ de M. Scorsese (13 blessés) ; l’attaque au gaz sarin dans le métro de Tokyo par la secte bouddhiste Aum Shinrikyo en 1995 ; les attentats dans le métro parisien en 1995 par les membres du Groupe islamique armé (GIA) ; l’attentat contre la synagogue de Djerba en Tunisie en 2002 ; les attentats islamistes de Bali en octobre 2002 (plus de 200 morts), de Casablanca, le 16 mai 2003 et du 1er octobre 2005, à Bali de nouveau (26 morts), à Jaipur (Inde) en 2008 (60 morts). On pourrait parler aussi de certains suicides collectifs mais il est difficile parfois d’établir la distinction entre suicide et meurtre (Jonestown en 1978, la tribu Ata en 1985, la tragédie de Waco en 1993, celle du Temple solaire en 1994, du groupe Heaven’s gate en 1997, du Mouvement pour la Restauration des Dix Commandements de Dieu en 2000).
5. Essayiste français, agrégé de philosophie, est maître de conférence à l’Institut d’études politiques de Paris. Il est l’auteur de nombreux ouvrages sur la laïcité.
6. Voilà un raccourci surprenant dans une matière complexe ! « Antisémitisme, écrit Mourreest un mot moderne, apparu en Allemagne au milieu du XIXe siècle, qui correspond à une théorisation politique d’un antijudaïsme plus ancien.(…) Le racisme antijuif a pris des formes différentes suivant les époques et l’on doit distinguer l’hostilité aux juifs de certaines sociétés antiques, l’antijudaïsme chrétien, l’antisémitisme et enfin l’antisionisme [le sionisme est une idéologie et un mouvement politique « visant à donner un État au peuple juif dispersé de la diaspora » (Mourre)] qui, par certains aspects, peut être perçu comme une forme d’antisémitisme » (lire les articles « antisémitisme » et « juifs »). Par ailleurs, le Concile de Trente, condamne l’expression « peuple déicide » (Lacoste). Le Catéchisme de ce concile (chapitre V, Quatrième article du symbole, §3) dénonce comme causes de la Passion, « outre la faute héréditaire de nos premiers parents, les péchés et les crimes que les hommes ont commis depuis le commencement du monde jusqu’à ce jour, ceux qu’ils commettront encore jusqu’à la consommation des siècles. (…) Nous devons donc regarder comme coupables de cette horrible faute, ceux qui continuent à retomber dans leurs péchés. (…) Et il faut le reconnaître, notre crime à nous dans ce cas est plus grand que celui des Juifs. Car eux, au témoignage de l’Apôtre (1 Cor 2, 8), s’ils avaient connu le Roi de gloire, ils ne l’auraient jamais crucifié. Nous, au contraire, nous faisons profession de Le connaître. Et lorsque nous Le renions par nos actes, nous portons en quelque sorte sur Lui nos mains déicides. »
   Face à l’antijudaïsme musclé, des voix s’élevèrent au cours des siècles et face à l’antisémitisme du XIXe et du XXe siècles, d’autres encore : Léon Bloy (1846-1917)(Le salut par les Juifs, 1892), Jacques Maritain (1882-1979), Erik Peterson (1890-1960) (théologien protestant allemand converti au catholicisme en 1930 opposant au nazisme), Charles Journet (théologien suisse, 1891-1975), Gaston Fessard (1897-1978). Le 25 septembre 1928, un décret du Saint-Office déclare que le Saint-Siège « condamne au plus haut point la haine contre le peuple autrefois choisi par Dieu, cette haine qu’aujourd’hui on a coutume de désigner sous le nom « d’antisémitisme ». » N’oublions pas non plus cette déclaration faite par le Pape Pie XI, le 6-9-1938 à des pèlerins belges : « …​ par le Christ et dans le Christ, nous sommes de la descendance spirituelle d’Abraham (…) Non, il n’est pas possible de participer à l’antisémitisme. Nous reconnaissons à quiconque le droit de se défendre et de se protéger contre tout ce qui menace ses intérêts légitimes. Mais l’antisémitisme est inadmissible. Nous sommes spirituellement des sémites… » (La Libre Belgique, 14-9-1938).
   Aujourd’hui, la Déclaration Nostra Aetate (Vatican II) balise le rapport que nous devons avoir avec les Juifs.
7. Mourre : « La lutte contre les hérésies s’imposa à l’Église dès ses origines, mais jusqu’au XIIe siècle, l’autorité ecclésiastique s’en tint habituellement à des peines spirituelles dont la plus grave était l’excommunication. La majorité des Pères de l’Église condamnaient le châtiment des hérétiques par des peines physiques. Cependant, dès l’époque constantinienne, le christianisme étant devenu la religion officielle de l’État, beaucoup d’empereurs eurent tendance à assimiler l’hérésie à un crime de lèse-majesté susceptible d’être puni par la confiscation des biens ou même par la mort, comme ce fut le cas aux Ive/Ve s., dans la répression du donatisme [partisans d’une église de purs] et du priscillianisme . Cette tendance se renforça au Moyen Age, la paix de l’État et celle de l’Église apparaissant étroitement solidaires dans l’unité de croyance » (article « Inquisition »). « La répression de l’hérésie changea de caractère au Moyen Age du fait que, dans une société « sacrale » comme l’était la chrétienté, le régime politique et social tout entier reposait sur l’unité de foi ; l’hérésie apparut désormais non seulement comme une erreur, comme une déchirure dans l’Église, mais comme une atteinte à l’ordre établi qui devait être réprimée aussi bien par les pouvoirs temporels que par la puissance spirituelle » (article « hérésie »). « Aussi, dès la seconde moitié du XIIe s., alors que l’Église s’en tenait encore au principe rappelé par Bernard de Clairvaux : fides suadenda, non imponenda (« la foi doit être persuadée, non imposée »), vit-on aussi bien des princes dévots tels que Louis VII de France que des rois en révolte contre le pape, tels qu’Henri II d’Angleterre et Frédéric Ier Barberousse, recourir contre les Hérétiques à des châtiments physiques. L’ampleur prise par l’hérésie cathare ou albigeoise précipita cette évolution. L’Église se préoccupa alors de donner une organisation légale à la lutte contre l’hérésie » (article « Inquisition ») pour éviter les abus de la justice seigneuriale. En 1215 le concile de Latran établit les mesures canoniques contre l’hérésie. En 1231, avec la constitution Excomunicamus, le pape Grégoire IX codifie la répression et définit les peines qui frappent les hérétiques. L’inquisition doit respecter un certain nombre de règles et suivre toute une procédure. Elle prévoit toute une série de jugements et de peines variables : des peines canoniques (jeûne, assistance aux offices, pèlerinage, flagellation) « à la confiscation des biens, à l’emprisonnement à temps ou perpétuel et enfin à la remise au bras séculier, qui signifiait la peine de mort par le feu » (id.). Il n’est pas question, en effet, que l’Église donne la mort, en vertu du principe Ecclesia abhorret sanguinem.
   En 1542, la Sacrée congrégation de l’Inquisition romaine et universelle fut établie par Paul III comme cour d’appel suprême pour les procès d’hérésie (Constitution Licet ab initio du 21 juillet 1542). C’est la plus ancienne des neuf Congrégations de la Curie romaine.
   Le 29 juin 1908, cette Congrégation devient la Sacrée Congrégation du Saint-Office (Constitution Sapienti consilio du Pape Pie X)
   Enfin, elle devient Congrégation pour la doctrine de la foi sous Paul VI (Motu proprio Integrae servandae, du 7 décembre 1965) qui en redéfinit les compétences à la veille de la conclusion du Concile Vatican II.
   Aujourd’hui, selon l’article 48 de la Constitution apostolique sur la Curie romaine Pastor bonus, promulguée par le Jean-Paul II en 1988, « la tâche propre de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi est de promouvoir et de protéger la doctrine et les mœurs conformes à la foi dans tout le monde catholique : tout ce qui, de quelque manière, concerne ce domaine relève donc de sa compétence ».
   Aujourd’hui, à la suite de K. Rahner qui s’appuie sur 1 Co 11, 19, on peut considérer que l’hérésie est une mise à l’épreuve des chrétiens et que « l’erreur et la contradiction peuvent aider l’Église à progresser dans la connaissance de la vérité (…) dans la mesure où certains traits essentiels du christianisme, que l’Église possède virtuellement en elle, n’ont pas encore été pleinement actualisés. » (Lacoste)
   Quant à l’inquisition espagnole, si elle fut créée en 1479 avec l’approbation pontificale, elle fut dès le début sous le contrôle de l’État et non de l’Église. Elle avait comme but principal de distinguer les vrais et les faux convertis. Sa procédure parfois expéditive provoqua les protestations du Saint-Siège. Elle fut supprimée en 1820.
8. Paul VI supprima l’Index le 7 décembre 1965.
9. Giordano Bruno (1548-1600). Cet ancien dominicain, excommunié en 1578 par la communauté calviniste à Genève, critiqué par l’Église anglicane en Angleterre, excommunié par l’Église luthérienne en Allemagne, fut condamné par l’inquisition à être livré au bras séculier au terme d’un procès qui dura de 1593 à 1600. Voici les huit propositions rassemblées par le cardinal Bellarmin, qu’il refusa d’abjurer :
1. - L’affirmation de « deux principes réels et éternels de l’existence : âme du monde et matière originelle dont dérivent les êtres »_
2. - La doctrine de l’Univers infini et des mondes innombrables s’opposant à l’idée de Création : « Qui nie l’effet infini, nie la puissance infinie »_
3. - L’idée que toute réalité réside dans l’âme du monde éternelle et infinie, y compris le corps : « il n’y a pas de réalité qui ne soit accompagnée d’un esprit et d’une intelligence »._
4. - La thèse selon laquelle « il n’y a pas de mutation dans la substance » puisque celle-ci est éternelle et n’engendre rien mais se transforme._
6. - La désignation des astres comme les « messagers et interprètes de la voie divine « ._
7. - L’attribution d’une âme « non seulement sensitive mais aussi intellective » à la terre._
8. - L’opposition à la doctrine de Saint Thomas sur l’âme, « réalité spirituelle » retenue captive dans le corps et non considérée comme la forme du corps humain_.
   Notons que le nombre insuffisant de documents ne permet pas de reconstituer le procès dans son ensemble, ni de répertorier l’exacte liste des accusations (cf. asv.vatican.va et http://www.bruno-giordano.net).
10. Rappelons que l’Église a réhabilité Galilée en 1757 en retirant ses écrits sur l’héliocentrisme de l’Index. Sur l’ »affaire Galilée », on peut lire sous la direction de Mgr Paul Poupard avec une déclaration de Jean-Paul II, Galileo Galilei, 350 ans d’histoire , 1633-1983, in Cultures et Dialogue, 1 Studi Galileiani, Desclée International, 1983.
11. Il s’agit d’un fait politique où une populace excitée et fanatique vu son manque de formation religieuse a été scandaleusement manipulée. (Cf. LABROUSSE E., JOUTARD Ph., ESTEBE J. et LECUIR J., Le Massacre de la Saint-Barthélemy, ou les résonances d’un massacre, Labor et Fides, 1976).
12. 1747-1766. Condamné à avoir la langue, le poing coupé, à être décapité et brûlé pour avoir prétendument mutilé une statue du Christ. Le roi de France Louis XV, sollicité, lui refuse la grâce malgré l’intervention de l’évêque d’Amiens. Voltaire s’emparera de cette affaire pour dénoncer l’arbitraire de la justice au XVIIIe siècle. La Barre est devenu un martyr de la libre-pensée, honoré comme tel.
13. Jean Calas 1698-1761. Ayant trouvé son fils pendu, il maquille le suicide en assassinat pour que son fils ne subisse pas l’infamie réservée aux suicidés. La rumeur l’accusa de ce meurtre qu’il aurait perpétré pour empêcher son fils de se convertir au catholicisme. Il fut condamné à la roue et exécuté. Sa femme et son plus jeune fils sollicitèrent et obtinrent l’aide de Voltaire. L’enquête fut reprise : Jean Calas et sa famille furent déclarés innocents. Cette affaire comme la précédente mettant en cause la justice d’Ancien Régime est devenue un devenue un exemple d’intolérance catholique. (Mourre)
14. Nous aussi.
15. 1864. L’auteur l’attribue à Grégoire XVI alors qu’il est de Pie IX.
16. PEÑA-RUIZ H., La spiritualité est irréductible à la religion, in l’Humanité, 27-12-2007.
17. 1033-1109.
18. Cf. BARTH Karl, CORREZE Jean, S. Anselme : Fides quaerens intellectum ; La preuve de l’existence de Dieu, Labor et Fides, 1989, p. 58.
19. Cf. COLOMAN Viola (CNRS-Paris), Saint Anselme, ses historiens et les théologiens, Critique de quelques vues récentes, A propos des Actes du Colloque de Bec Hellouin, 1982 : Les mutations socio-culturelles des XIe-XIIe s. dans Cahiers de Civilisation médiévale. Xe-XIIe s., XXVIe année, n° 4 (octobre –décembre) 1983, pp. 385-388 ; voir aussi son article in Lacoste).
20. Il s’agit de Grégoire VII qui posa les bases d’une véritable théocratie pontificale en affirmant le droit du pape de déposer les souverains (Mourre).
21. De Gélase Ier, +496, qui distingua les deux pouvoirs tout en soulignant la plus grande importance du pouvoir pontifical.
22. GRANDJEAN M., Laïcs dans l’Église, Beauchesne, 1994, pp. 272-273 et 280.
23. 1090-1153. Saint Augustin, comme nous le verrons plus loin, avait déjà évoqué la responsabilité du pouvoir temporel en matière religieuse et établit les moyens d’action respectifs des deux pouvoirs face aux hérésies.
24. Notes i et j de la Bible de Jérusalem, p. 1514.
25. BREM Hildegard, o.c., Introduction au De Consideratione de saint Bernard, disponible sur www.citeaux.net/brem/instructions-4.htm)
26. Cf. http://ecours.univ-reunion.fr, site de la Faculté de droit et d’économie de l’Université de la Réunion.
27. 1198-1216. 
28. Cité in GIRRE Claire et Xavier, L’indispensable des notions politiques, Studyrama, 2005, p. 45.
29. 1180 ?-1254.
30. 1235-1303.
31. 1302.
32. Il s’agit du cardinal Matthieu d’Acquasparta, rédacteur présumé de la bulle.
33. Arnaud Amalric ou Amabric ou Amaury (+1225) ancien abbé de Poblet puis de Cîteaux, fut désigné par le pape Innocent III (1160 ?-1216) pour diriger la croisade contre les Albigeois. Il finit archevêque et duc de Narbonne. Ce cistercien-soldat plus préoccupé de guerre et de conquête que d’évangélisation n’a jamais prononcé cette parole devenue fameuse (Mourre). Le seul auteur à citer cette phrase est le moine cistercien allemand Césaire d’Heisterbach (in Dialogus miraculorum, 1219-1232). « Le mot ne peut être tenu pour authentique. Mais il est vrai qu’Arnaud voulut, comme les barons français, des gestes sanglants pour terroriser le pays » (VICAIRE Marie-Humbert Histoire de saint Dominique, Cerf, 2004, p. 190, citant Molinier dans VIC Claude de, VAISSETE Joseph, MEGE Alexandre du, Histoire générale du Languedoc, Paya, 1841, VI, 289, n. 7).
   Arnaud Amalric outrepassa la volonté du pape. Marie-Humbert Vicaire rappelle (op. cit., p. 192) que saint Augustin, dans la campagne contre les donatistes recommandait, dans l’ordre, d’argumenter, d’avertir, d’excommunier, de sévir. Vu le peu d’effet des exhortations, reproches, supplications, menaces fraternelles, il fallait se résoudre à l’anathème.  Et, « après avoir hésité davantage, saint Augustin avait également accepté l’appui de la législation impériale contre les hérétiques, à l’exception de la peine de mort ». Saint Bernard qui soutint Innocent II et conseilla Eugène III, son ancien disciple, suivit cette politique : « Prédication, monition, réconciliation ou excommunication, punition, telles étaient encore les quatre étapes des opérations contre les hérésies que saint Bernard enseignait à ses correspondants, ou distinguait dans ses sermons ». Notamment dans les lettres à Everwin de Steinfeld et les 3 sermons sur Capite nobis vulpes parvulas. Vicaire en donne quelques extraits (op. cit., pp. 192-193): « Ce n’est point par les armes, mais par les arguments qu’il faut prendre les hérétiques », c’est-à-dire « les convaincre et les convertir ». « La foi se transmet par la persuasion et non par la contrainte. » Si les « malsentants », cependant, ne se laissent pas convertir, « après une, deux et trois monitions », il faut les séparer de la communauté et « les éviter désormais ». Enfin, s’ils s’obstinent encore et deviennent un danger pour tout le troupeau, le mieux est de les « mettre en fuite », en les expulsant par le bras séculier. (PL 183, 1086 D, 1087 A, 1101 A.)
   Dans la correspondance d’Innocent III, on retrouve ces principes. Il faut d’abord « aller porter la bonne parole du Seigneur » (Lettre à Philippe-Auguste, 7-2-1205). Il faut « se consacrer au ministère de la parole et de l’enseignement doctrinal » (Lettre à Bérenger de Carcassonne, 28-V-1204). Le légat doit « remplir avec cœur son ministère propre, sa charge d’évangéliste, en insistant à temps et à contretemps, par ses arguments, ses supplications, ses reproches, en toute patience et clarté de doctrine » (Lettre à Pierre de Castelnau –légat du pape, 26-1-1205). « Nous voulons et vous exhortons à procéder de telle sorte que la simplicité de votre attitude manifeste aux yeux de chacun, ferme la bouche aux ignorants comme aux gens sans bon sens, et que rien n’apparaisse dans vos actes ni dans vos paroles que même un hérétique soit capable de critiquer » (Lettre du 31-5-1204).
34. Le 22-7-1209 les ribauds à l’insu des chevaliers pillent Béziers, massacrent et mettent le feu à la ville quand les chevaliers intervinrent (VICAIRE Marie-Humbert, op. cit., pp 282-283).
35. On en connaît, hélas, une version moderne avec cette photographie d’un soldat américain en Irak lisant la Bible, avec sur son bandana l’inscription : « Kill them all ». (cf .Télérama, n° 2778, 10-4-2003).
36. 354-430.
37. Le texte est disponible sur www.abbaye-saint-benoit.ch
38. Durant les persécutions du début du IIIe siècle, un certain nombre de chrétiens menacés de mort avaient renié leur foi. Ces « lapsi » (ceux qui sont tombés), le synode de 251 proposa de les réadmettre après un temps de pénitence.
   Sous Dioclétien (284-305), entre 303 et 305, une nouvelle persécution poussa de nombreux membres du clergé à livrer les Écritures. Ils furent appelés « traditeurs » (ceux qui livrent –traditor signifie traître). Les donatistes, disciples de Donat, évêque de Cellae Nigrae en Numidie, les bannirent définitivement de l’Église. « Dans leur opposition aux traditeurs, les donatistes furent amenés à proclamer que la validité des sacrements dépendait de la sainteté des ministres » (Lacoste). Se constitua ainsi une église de purs, établie en Afrique et détachée de l’Église universelle Cette intransigeance eut beaucoup de succès d’autant plus que les adeptes recherchaient le martyre et impressionnaient ainsi le peuple. Malgré une condamnation de l’empereur Constantin (306-337), une dure répression de l’empereur Constant (337-350) confronté à des révoltes, puis encore des mesures prises par l’empereur Honorius (395-423), le mouvement donatiste ébranla l’Église d’Afrique jusqu’au VIIe siècle. Toutefois, il perdit de son influence à partir de 411 où eut lieu la Conférence de Carthage qui donna enfin la victoire aux catholiques minoritaires jusque là.
39. Il s’agit de Constantin auquel les donatistes avaient eux-mêmes recouru dans l’espoir de déposer un évêque soupçonné (à tort) d’avoir été « traditeur » ou du moins d’avoir eu de la compassion pour un de ces « traditeurs ».
40. Saint Augustin ajoute : « Quand les empereurs font de mauvaises lois pour le mensonge, la vraie foi est éprouvée et la persévérance couronnée ; quand ce sont des lois pour la vérité contre le mensonge, les méchants tremblent et ceux qui comprennent se corrigent. Quiconque donc refuse d’obéir aux lois des empereurs portées pour la vérité de Dieu, s’expose à un grand supplice. » Il renvoie aux rois de l’Ancien Testament.
41. Il faut savoir que dans leur recherche du martyre, les donatistes, comme le raconte saint Augustin, « allaient en grands troupes au milieu des fêtes païennes, non point pour renverser les idoles, mais pour se faire tuer par leurs adorateurs. (…) Quelques-uns de ces furieux se jetaient même sur des voyageurs armés, les menaçant de les tuer si ces voyageurs ne les tuaient pas. Parfois encore ils demandaient violemment à des juges qui passaient qu’ils les livrassent aux bourreaux. (…) Et même aussi c’était un jeu de tous les jours de se jeter dans des précipices, dans l’eau et le feu pour y trouver la mort. »
42. Gn 16, 1-9.
43. Ac 9, 1-48.
44. Lc 14, 22-23.
45. « Que dirons-nous de ceux qui chaque jour nous avouent que depuis longtemps ils voulaient être catholiques, mais qu’ils vivaient au milieu de gens qui les faisaient trembler et qui les menaçaient de leur vengeance eux et leur maison, au premier mot en faveur de l’Église catholique. »
46. « Quel maître n’était forcé de craindre son serviteur, quand celui-ci se mettait sous la protection de ces forcenés ? Qui eût osé parler trop haut à un pillard, contraindre un voleur ou un débiteur qui les auraient appelés à leur secours ? De méchants esclaves, qui voulaient devenir libres, menaçaient leurs maîtres du bâton, de l’incendie et de mort, et obtenaient la destruction des titres de leur servitude. On arrachait aux créanciers leurs titres pour les rendre aux débiteurs. Quiconque méprisait les dures paroles de ces furieux était forcé par des coups plus cruels à faire ce qu’ils ordonnaient. Des innocents qui avaient eu le malheur de leur déplaire voyaient leurs maisons jetées bas ou dévorées par les flammes. Des pères de famille de bonne naissance et de noble éducation ont été emportés à peine vivants après les violences exercées sur eux ; ou bien attachés à la meule ils ont été forcés, à coups de fouet, de la tourner comme de vils animaux. (…) il n’y avait presque aucune de nos églises qui se trouvât à l’abri de leurs insultes, de leurs agressions, et de leurs brigandages ; tout chemin avait perdu sa sécurité pour ceux qui prêchaient, contre leurs violences, la paix catholique et opposaient à tant de folies les lumières de la vérité. Une dure situation était faite non seulement aux laïcs et aux clercs, mais encore aux évêques catholiques : ils étaient placés dans l’alternative de taire la vérité ou d éprouver tout ce que peut la barbarie. » Un évêque eut les mains et la langue coupées, d’autres furent massacrés, des maisons furent pillées, incendiées, de même que des églises avec leurs livres saints. Augustin évoque des fidèles dont les yeux furent brûler avec de la chaux détrempée dans du vinaigre (cf. lettre 880) ou encore l’évêque Maximien roué de coups de bâton et de bois arrachés à l’autel de sa basilique, il reçut un coup de poignard puis fut jeté du haut d’une tour. Soigné par de pieuses gens, il survécut à ses blessures.
47. Augustin cite de nouveau ses exemples tirés de l’Ancien Testament : Ezéchias (2 R 18, 4), Josias (2 R 22), le roi des Ninivites (Jon 3, 6-9), Darius (Dn 6), Nabuchodonosor (Dn 3, 28-29).
48. Augustin rappelle tout de même que Paul menacé s’en alla trouver l’autorité romaine et lui demanda secours ( cf. Ac 22-25).
49. Théodose Ier (346-395). Augustin ne retient ici qu’une loi mais cet empereur qui fit du christianisme une religion d’État prit de nombreuses mesures légales contre le paganisme. Il interdit les opérations divinatoires (381), l’entrée des temples (392), le culte domestique des dieux (392). Il donna aussi aux chrétiens d’anciens temples et fit détruire ceux que les païens refusaient de céder (Mourre).
50. Littéralement : « ceux qui rôdent autour des greniers ». Ce sont à l’origine des ouvriers agricoles qui louaient leurs services. Au IV e siècle, leur situation empira et ils formèrent des bandes révoltées. Les donatistes s’allièrent à ces circoncellions pour lutter contre le pouvoir de l’empereur. Leur rébellion fut anticatholique et anti-romaine.
51. « En sollicitant dans ces termes la mise en vigueur du décret de Théodose, on ne contraignait point à la foi par voie de politique, mais on invoquait le secours des lois dans le dessein de protéger la vie, les intérêts, la liberté d’une portion considérable de sujets africains. »
52. Il accuse aussi (cf. Libération, 20-9-2006) saint Augustin d’être l’auteur du credo quia absurdum alors que la formule est attribuée à Tertullien ( 160 ?-225 ?) dans le De carne Christi (5,4) (Cf. ASKANI Hans-Christoph, KAENNEL Lucie, BIRMELE André, BUHLER Pierre, Introduction à la théologie systématique, Edicioes Loyola, 2008, p. 42).
   « Que n’a-t-on pas dit à propos du fameux credo quia absurdum, credo quia impossibile ? On a reproché à Tertullien, non seulement d’opposer la foi à la science, mais de tirer de cette opposition une preuve de la divinité du Christianisme. La violence de l’expression lui servait de correctif. Quoi ! Tertullien aurait déclaré le Christianisme absurde aux yeux de la saine raison et fait valoir cette absurdité même comme le plus solide fondement de sa croyance ! Mais lui-même a entrepris de justifier la religion chrétienne, et montre l’accord de la raison avec la foi ; il prouve la haute antiquité des Écritures, l’inspiration surnaturelle des Prophètes, la divinité de Jésus-Christ ; puis il invite les païens à peser la valeur de ses arguments. « Examinez, dit-il, si le Christ est vraiment Dieu, si la croyance à sa divinité corrige et rend meilleurs ceux qui la professent. Si cela est, il s’ensuit qu’il faut mettre les objets de votre culte au rang des fausses divinités. » Ailleurs, il déclare téméraire toute croyance dont on n’a pas reconnu et vérifié les fondements. Que signifie donc le credo quia absurdum ? L’absurdité dont il s’agit n’a rien de flétrissant pour al foi ; elle n’est autre chose que la folie de la Croix dont parle l’Apôtre. Le mystère du Verbe incarné contredit la fausse sagesse de l’homme charnel ; loin d’en rougir, le chrétien doit au contraire s’en glorifier : car la sagesse du monde est folie devant Dieu. Tertullien n’a donc fait que traduire à sa manière la pensée de saint Paul. » (THOMAS abbé, La philosophie grecque et la théologie chrétienne dans les premiers siècles, in Revue du monde catholique, Sixième année, Tome quinzième, Paris, 1806,  Deuxième partie, § III p. 457).
   René Braun (université de Nice) confirme (in Lacoste) : « il n’a pas été ce champion de l’irrationalisme qu’on a longtemps voulu voir en lui : le fameux credo quia absurdum est inauthentique mais ce qu’il a dit d’approchant (cf De carne Christi, 5, 4) ne fait que prolonger le paradoxe paulinien de1 Co 1, 25 en le combinant avec un argument rhétorique tiré d’un lieu commun qui mettait en jeu le vraisemblable et l’invraisemblable. Tertullien d’ailleurs a su largement puiser dans l’arsenal d’une pensée philosophique à base stoïcienne. » Si, dans un premier temps, il a refusé toute discussion laissant à l’Église toute autorité dans l’interprétation des Écritures, « il a dépassé cette attitude négative, pour réfuter avec des arguments de raison des conceptions théologiques, christologiques, anthropologiques (…). »
53. Inversement, il est aberrant de justifier le présent par le passé. Considérer qu’une chose est bonne parce qu’on l’a toujours considérée ainsi ou excuser une attitude répréhensible par l’erreur commise par d’autres jadis. Ainsi, lorsque Ayaan Hirsi Ali (née Somalie en 1969, a collaboré avec Théo van Gogh à la réalisation de son film Submission) a déclaré que l’islam est incompatible avec la démocratie, l’homme politique français François Bayrou a réagi en disant que « le christianisme aussi, il y a trois cents ans, était incompatible avec la démocratie », un journaliste (STOENESCU Radu, Délivrons les musulmans du discours de Dounia Bouzar, 19-3-2008 sur www.ripostelaïque.com) réagit vivement : « Comme si c’était un contre-argument ! Monsieur Bayrou, on s’en fout complètement de l’incompatibilité du christianisme d’il y a trois cents ans avec la démocratie d’aujourd’hui. Ayaan parle de l’islam d’aujourd’hui, pas de celui qui existera peut-être dans trois siècles ! qu’est-ce que cela peut nous faire si l’islam sera enfin compatible avec les valeurs de la république quand nous serons morts depuis longtemps ? Le problème que soulève Ayaan est celui de l’incompatibilité présente entre l’islam actuel et la démocratie actuelle. Monsieur Bayrou, et tous ceux qui reprennent ce pseudo-argument, ne font qu’éluder le problème : ils ne veulent pas voir l’islam d’aujourd’hui, mais celui qu’ils fantasment, et qu’ils aimeraient voir enfin exister : l’islam démocratique. Dire que le christianisme d’il y a trois siècles était aussi incompatible avec la démocratie, n’excuse pas l’islam de l’être aujourd’hui. Ce n’est pas parce que la démocratie a eu des problèmes avec d’autres religions qu’elle n’en a pas avec celle-ci ! Remettons les choses à l’endroit, Monsieur Bayrou : si vous faites ce parallèle, vous reconnaissez en effet que l’islam est arriéré ! Si vous faites ce parallèle, vous avouez en fait que l’islam d’aujourd’hui est comme le christianisme d’il y a trois siècles : fanatique, fermé et dangereux pour la république. »
54. La guerre et la paix, op. cit., p. 137.
55. Cité in JUGNET L., Problèmes et grands courants de la philosophie, Cahiers de l’Ordre français, 1974, p. 170.
56. Docteur en histoire des religions l’université de Paris-Sorbonne, membre de l’Institut de Recherches pour l’Étude des Religions, auteur de Dieu en guerre, La violence au cœur des trois monothéismes, Albin-Michel, 2002.
57. Cf. RASTOIN Sr Cécile, O.C.D., in Esprit & Vie, n° 171, mai 2007, pp. 24-25.
58. DOUSSE M., op. cit., p. 226.
59. Id., p. 222.
60. RASTOIN Sr Cécile, op. cit..
61. Nous verrons plus loin que la guerre de Josué dont l’auteur fait grand cas, avec d’autres, ne s’est pas déroulée en Israël ; que beaucoup font une distinction entre sourates médinoises et mecquoises. Enfin, nous aurons l’occasion d’étudier la violence, dans la Bible, à la fois dévoilée, dénoncée et surmontée.
62. Religiologiques est une revue de sciences humaines qui s’intéresse aux manifestations du sacré dans la culture ainsi qu’au phénomène religieux sous toutes ses formes. Elle s’intéresse également au domaine de l’éthique. Religiologiques est publiée avec l’appui financier du Département des sciences religieuses, du Comité des publications de l’Université du Québec à Montréal et du fonds Gérard-Dion (Québec). Elle paraît deux fois l’an.
63. Cf. GEOFFROY Martin, VAILLANCOURT Jean-Guy et CAMPOS Élisabeth, « Présentation. Perspectives sur les liens entre la religion, la violence et le contrôle social » in Religiologiques, no. 31, Printemps 2005, pp. 7-14. Martin Geoffroy est sociologue, professeur adjoint de sociologie à l’Université de Moncton. J ;-G. Vaillancourt sociologue, professeur Université de Montréal : Elisabeth Campos, juriste, Centre de Criminologie comparée, Université de Montréal
64. GEOFFROY Martin, Le nouveau paradigme de la violence religieuse comme forme de résistance et de contrôle social dans le contexte de la modernité avancée, in Religiologiques, n° 31, Printemps 2005, pp. 27-36.
65. L’auteur reprend cette définition du terrorisme : « Ce sont des actes publics de destruction, commis sans objectif militaire clair, qui stimulent un sentiment général de peur ». (JUERGENSNEYER M., Terror in the Mind of God, The Global Rise of Religious Vilolence, in Journal for the Scientific Study of Religion, vol. 43, n° 3, p. 5).
66. Régis Debray parle aussi de l’ambivalence du religieux mais en insistant sur un autre aspect : « Ce qui m’intrigue c’est comment s’articulent la charité et l’agressivité, l’identité (c’est-à-dire la séparation) et la réconciliation. Evidemment de telles oppositions sont imputables à l’homme, qui les projette sur un écran mythique, qui transpose en les agrandissant ses propres contradictions dans un monde surnaturel. Nous avons besoin de nous rassembler, et nous ne pouvons le faire que dans une valeur qui nous dépasse. Mais celle-ci nous oblige à nous opposer à d’autres, autrement dit on ne peut s’identifier qu’en refusant l’identité de l’autre. Toutes les civilisations sont nées d’une dissidence ou d’une révolte, avec pour raison d’être de n’être pas la civilisation voisine. » (R. Debray, à propos de son livre Le feu sacré, Fonctions du religieux, Fayard, 2003, in Télérama, op. cit.). Nous verrons plus tard que cette situation peut être dépassée.
67. M. Geoffroy s’appuie ici sur les travaux du sociologue américain APPLEBY Scott R., The Ambivalence of the Sacred. Religion, Violence and Reconciliation, Rowan and Littlefield, 2000.
68. Par exemple, « lorsque des soldats américains ont supposément jeté des exemplaires du Coran aux toilettes, cette information a rapidement fait le tour de la planète et de violentes manifestations ont alors éclaté un peu partout dans le monde musulman. Il est évident que les extrémistes religieux de tout acabit profitent de la globalisation des moyens de communication et de transport pour répandre leur culture de la peur et de la mort. »
69. GEOFFROY Martin et VAILLANCOURT Jean-Guy, Les groupes catholiques intégristes, Un danger pour les institutions sociales, in DUHAIME Jean et ST-ARNAUD Guy-Robert, La peur des sectes, Fides (Montréal), 2001, pp. 127-141.
70. Les auteurs citent, en France, la Fraternité Saint Pie X, et la Contre-réforme Catholique ; au Canada, les Bérets Blancs, l’Armée de Marie et les Apôtres de l’Amour infini.
71. Le plus dangereux d’entre eux est le groupe canadien des Apôtres de l’Amour infini qui a eu des ennuis avec la justice pour agressions sexuelles et séquestration d’enfants surtout. Le cas des Béret Blancs est moins grave : ils refusent d’envoyer leurs enfants à l’école pour des raisons morales (éducation sexuelle et suppression des emblèmes religieux)
72. Théologies de la guerre, Spiritualités et pensées libres, Université de Bruxelles, 2006, p. 7.
73. Entre le Ve et le IVe siècle avant notre ère.
74. Bataille qui eut lieu le 8-11-1620, près de Prague, qui vit la victoire d’une armée catholique sur une coalition réputée hérétique (cf. CHALINE O., La bataille de la Montagne Blanche (8 novembre 1620), Un mystique chez les guerriers, Noesis, 1999.
75. Né en1883 et tué au combat en 1914, à Rossignol, au nord de la Gaume (Belgique).
76. 1871-1959.
77. Professeur d’Histoire de l’Occident moderne à l’Université de Tel-Aviv, ancien ambassadeur d’Israël en France, directeur du Comité scientifique du Musée de l’Europe à Bruxelles. Sans que nous puissions être entièrement d’accord avec toutes ses considérations, l’auteur ne manque pas d’intérêt. Il déclarait dans L’Echo du 10-10-2008 : « Je ne suis ni chrétien, ni croyant. Et je ne pense pas que l’Europe soit un club chrétien. Mais l’Église a été le fondement de l’Europe (…). Ce n’est qu’énoncer un fait d’histoire. Il faut dire que l’on reconnaît cela, avec ce qui a été grand, petit, misérable, criminel… Il faut expliquer comment cela a évolué, comment l’héritage chrétien s’est sécularisé »
78. Les religions meurtrières, Café Voltaire-Flammarion, 2006, p. 16.
79. Affirmer que le christianisme « a évangélisé à la pointe de l’épée l’Amérique, puis des morceaux d’Asie et d’Afrique » paraît un peu court (op. cit., p. 11).
80. Id., p. 19.
81. Id., p. 23.
82. Dans un premier temps, l’auteur avait distingué le fondamentaliste de l’intégriste en considérant le premier comme « sécessionniste et pacifique » et le second comme « politique et violent ». A la réflexion, il maintient une différence : l’intégriste « entend figer toute évolution des croyances et des pratiques dans un système supposé définitif et immuable, dans une tradition sacralisée une fois pour toutes par l’usage et l’autorité des anciens ». Mais reconnaît-il finalement, l’intégriste ne serait gênant que s’il décidait « de prendre le maquis pour imposer à tout le monde l’abrogation des décrets de Vatican II et la messe selon saint Pie X (sic !) » (pp. 39-40). A propos de l’islam, « la différence, écrira-t-il, entre fondamentalisme et intégrisme d’une part, fondamentalisme révolutionnaire de l’autre » se remarque au fait que « les premiers veulent appliquer la charia et ramener les individus vers l’islam, c’est ainsi qu’agit le prosélytisme wahhabite. Le second cherche à instaurer un ordre islamique mondial » (p. 93), le « califat mondial » de l’islamiste britannique Abou Hamza (p. 105)
83. Id., pp. 34-35.
84. Id., pp. 36-37.
85. Id., p. 38.
86. Id., p. 25. L’auteur ajoute : « sauf dans nos sociétés dûment sécularisées, précisément. » Ce qui nous révèle qu’il considère que dans ces sociétés, la religion ne serait plus qu’une affaire privée. Ce qui est le rêve du laïcisme mais qui est contraire, nous le savons, à la nature même de la foi chrétienne et à la vocation du laïcat.
87. Id., p. 41.
88. Id., p. 56.
89. Id., p. 43.
90. Id., p. 49.
91. Id., p. 50.
92. Id., p. 54.
93. Id., p. 51.
94. Id., p. 57.
95. Id., p. 67.
96. Id., p. 79. On retrouve « dans l’islam radical les mêmes structures mentales et sentimentales que dans le catholicisme ligueur » (id., p. 16) c’est-à-dire dans la Sainte Ligue ou Sainte Union conduite par la maison de Guise. De 1576 à 1596, elle lutta politiquement et avec les armes, contre toutes les concessions faites aux protestants, menaçant sans cesse Henri III jugé trop tendre et peu fiable. Le roi fut finalement déchu puis assassiné par un moine ligueur. Cette contestation religieuse et politique s’éteignit avec la conversion au catholicisme d’Henri de Navarre, Henri IV (Mourre).
97. BARNAVI, op. cit., pp. 62-65.
98. Id., p. 78.
99. Id., p. 79.
100. Id., pp. 82-83.
101. Id., pp. 84-85.
102. Id., p. 86. Se basant sur un rapport du Programme des Nations-Unies pour le Développement, l’auteur note que « l’ensemble du monde arabo-musulman a traduit en dix siècles moins d’ouvrages étrangers que l’Espagne n’en traduit en une seule année ! » Il commente : « censure politique et religieuse, manque de curiosité, mépris pour ce qui se fait ailleurs, tout se combine pour transformer une civilisation jadis brillante et dominatrice en un vaste ghetto coupé du reste du monde. » (Id., p. 90).
103. Id., p. 87.
104. Id. p. 92. Ses théoriciens principaux sont les Égyptiens Hassan el-Banna (1906-1949) fondateur des Frères musulmans et Sayyid Qotb (1906-pendu en 1966).On peut aussi citer le Pakistanais Abou el-Alaa al Maoudoudi ((1903-1979)
105. Id., pp. 96-97.
106. Id., pp. 97-98.
107. Id., p. 101. Ce terrorisme a ses théoriciens. Barnavi cite Abdullah Azzam, d’origine palestinienne, formé en Égypte et actif en Afghanistan (1941-assassiné en 1989), le jordanien Abou Moussab al-Zarkaoui 1966-tué en 2006 par les Américains), le malaisien Nasir Abas (condamné en 2002 pour l’attentat de Bali), l’Égyptien Abou Hamza (1967- tué en Irak lors d’un raid américain).
108. Dounia Bouzar est née à Grenoble en1964 et s’est convertie à l’islam en 1991. Elle est anthropologue du fait religieux, expert pour l’Union Européenne sur la prévention de l’intégrisme. En janvier 2005, elle a démissionné du Conseil Français du Culte Musulman. Elle a été désignée par le Time Magazine « héroïne européenne » pour son travail novateur sur l’islam. Elle a été nommée Chevalier de l’Ordre des Palmes Académiques. Chargée de recherche à la Protection Judiciaire de la Jeunesse, elle a co-fondé le projet Dynamique Diversité (cf. Saphirnews.com). Ses prises de position sont contestées aussi bien dans certains milieux musulmans que dans les milieux laïcistes. Outre Quelle éducation face au radicalisme religieux ?, Denoël, 2006, dont s’inspire Barnavi, elle a publié divers ouvrages où elle lutte contre les préjugés et les raccourcis liés au fait islamique et dénonce l’islamisation des problèmes sociaux et la politisation de l’islam : L’islam des banlieues. Les prédicateurs musulmans, nouveaux travailleurs sociaux ? Syros 2001 ; A la fois française et musulmane, La Martinière, 2002 ; L’une voilée l’autre pas, Albin-Michel, 2003 ; A la rencontre des musulmans, La Martinière, 2003 ; Monsieur, l’islam n’existe pas, Hachette, 2004 ; Ca suffit ! Denoël, 2005 ; L’intégrisme, l’islam et nous, on a tout faux !, Plon, 2007.
109. BARNAVI, op. cit., p. 1108.
110. Id., pp. 109-110.
111. Id., p. 118.
112. Id., p. 119.
113. Id., pp. 19-121.
114. Id., p. 125.
115. Id., p. 126
116. Id., p. 137.
117. Id., p. 136.
118. In Télérama, op. cit..
119. Fr J.-M. Maldamé, professeur de théologie à l’Institut catholique de Toulouse, membre de l’Académie pontificale des sciences.
120. MALDAME J.-M., La violence des religions, Un regard critique, sur http://www.portstnicolas.org
121. L’auteur cite Gn 9, 25-26 ; Ps 149, 6 ; Is 60, 13-16.
122. C’est le politologue Raymond Aron (1905-1983) qui a développé ce concept de religion séculière. Il a employé pour la première fois cette expression en 1943 : « Je propose d’appeler religions séculières les doctrines qui prennent dans les âmes de nos contemporains la place de la foi évanouie et situent ici-bas, dans le lointain de l’avenir, sous la forme d’un ordre social à créer, le salut de l’humanité » Il pensait surtout au socialisme. Dans le même sens, avant lui, l’historien Arnold Toynbee (1889-1975) parlait d’ « idéologies post-chrétiennes » : « Etant donné que l’homme ne peut vivre sans religion, quelle qu’en soit la forme, le recul du christianisme en Occident a été suivi par la montée de religions de remplacement sous la forme des idéologies post-chrétiennes –le nationalisme, l’individualisme et le communisme » (cf. SIRONNEAU Jean-Pierre, Sécularisation et religions politiques, Walter de Gruyter, 1982, pp.205- 206). Aujourd’hui , cette expression de « religion séculière » ou d’« utopie sociale » n’est plus seulement appliquée au national-socialisme (cf. BEDARIDA François, Kérygme nazi et religion séculière, in Esprit, janvier 1996) ou au marxisme-léninisme qui sont passés de mode. Marcel Gauchet reprend ces idées dans La religion dans la démocratie (Gallimard 2000 ; cf. http://gauchet.blogspot.com) ; L’économiste William Nordhaus (New York Review of Books ) écrit : « Il existe une religion séculière à l’échelle mondiale, qu’on peut appeler l’écologie. Selon cette religion nous sommes responsable de la terre, polluer la planète des déchets de notre vie de luxe est un péché, et pour retourner sur le droit chemin nous devons vivre aussi frugalement que possible. Cette morale écologique est enseignée dans les maternelles, les écoles et les universités du monde entier. L’écologie a remplacé le socialisme comme principale religion séculière…C’est une religion que nous pouvons partager, que nous croyons ou non que le réchauffement climatique est néfaste. Malheureusement, un article de foi de certains écologistes veut que le réchauffement soit la menace la plus grave pesant sur notre planète. C’est pourquoi les débats sur cette question sont devenus si vifs et passionnés » ; K.-J. Kuschel pose la question : La culture esthétique, religion séculière ? in Concilium n° 279, Editions universitaires (Fribourg-Suisse), 1999 ; sous le pseudonyme de Zone-7, un autre auteur affirme : A chacun ses droits de l’homme-Une nouvelle religion séculière, in  Courrier international, 10-12-2008 ; édulcorant l’expression, Susan George et Fabrizio Sabelli écrivent Crédits sans frontières, La religion séculière de la Banque mondiale, La découverte, 1994.

⁢Chapitre 4 : Des religions iréniques ?

« Leurs activités doivent être éliminées par la méditation »[1]

Très couramment, en face des ces grandes religions qui en inquiètent plus d’un, on loue le pacifisme du bouddhisme⁠[2] et de l’hindouisme.

Ainsi, le philosophe indien Jiddu Krishnamurti⁠[3] déclare : « Les religions, surtout le christianisme, ont tué énormément de gens. Elles ont torturé des gens, les ont traités d’hérétiques et les ont brûlés. Vous connaissez toute cette histoire. Les musulmans ont fait la même chose. Les hindous et les bouddhistes sont probablement les seuls qui n’ont pas tué - leur religion l’interdit. »[4] On ajoute aussi que ces religions sont tolérantes parce qu’elles ne connaissent ni commandements, ni dogmes.⁠[5] Et Elie Barnavi déclare que ces religions sont « éminemment iréniques »[6]. Malgré cela, il reconnaît que l’hindouisme et le bouddhisme zen « ont versé ou versent dans la violence »[7]. Toutefois, « comme le bouddhiste considère la vérité comme un état purement subjectif (…) on comprend qu’il n’y ait pas de fondamentalisme révolutionnaire bouddhiste, voire pas de fondamentalisme du tout »[8]. Ces nuances semblent correspondre à la réalité car elles sont confirmées par nombre d’observateurs.


1. Yoga-sûtra de Patañjali, II, 11.
2. Elisabeth Martens n’hésite pas à parler de « bouddhomania occidentale » in Histoire du bouddhisme tibétain, L’Harmattan, 2007. Selon elle, « le mythe dont l’Occident entoure le Tibet et le bouddhisme tibétain a été créé de toutes pièces dès le dix-neuvième siècle, lors de la montée d’une pensée matérialiste et relativiste, afin de contrer celle-ci et d’endiguer les vagues sociales qu’elle engendra dans les marécages d’un spiritualisme romantique. » (op. cit., p. 10). Libre-exaministe (id., p. 8), Elisabeth Martens, très critique vis-à-vis du bouddhisme tibétain, reconnaît néanmoins une certaine parenté avec lui : « Le Bouddha exhortait ses disciples à aiguiser et à expérimenter leur esprit de « libre-examinisme », afin que le niveau prajnique reste en accord avec le niveau cognitif. C’est, entre autre, sur l’extrait d’un Sutra devenu célèbre que se basent les Occidentaux pour défendre que le Bouddhisme est une religion libre-exaministe, toujours prête à remettre ses assertions en question : « Ne croyez pas sur la foi des traditions, quoiqu’elles soient en honneur depuis de longues générations et en beaucoup d’endroits. Ne croyez pas une chose parce que beaucoup en parlent, ne croyez pas sur la foi des sages des temps passés, ne croyez pas ce que vous vous êtes imaginés pendant qu’un dieu vous l’avait inspiré. Ne croyez rien sur la seule autorité de vos maîtres ou des prêtres. Après examen, croyez ce que vous-même aurez expérimenté et reconnu raisonnable, qui sera conforme à votre bien et à celui des autres. » (Id., pp 30-31 ; la citation est reprise à David-Neel A., Le Bouddhisme du Bouddha, Ed. du Rocher, 1977). Le mot « prajnique » est l’équivalent de « subconscient » ; une intelligence prajnique est une intelligence « intuitive, associative, globale et immédiate » (Id., p. 30). E. Martens est biologiste (ULB) et sinologue, diplômée en médecine traditionnelle de l’Université de Nanjing.
3. 1895-1966.
4. In Commentaire sur la vie, vol 2, texte disponible sur www.tribunal-animal.com
5. Cf. SAMUEL Albert, Les religions aujourd’hui, Vie ouvrière, 1987, pp. 95-96 et 121-122.
6. BARNAVI E., op. cit., p. 19. A l’origine, l’irénisme (du grec eirênê, la paix) désigne une attitude de compréhension dans la discussion des problèmes théologiques entre chrétiens de confessions différentes. Ici, le sens est élargi, une religion « irénique » est une religion pacifique. Notons que le mot sous la plume de Barnavi n’a pas le sens péjoratif qu’il peut avoir quand il désigne une attitude qui cherche, à tout prix, la paix. Barnavi range aussi dans la catégorie irénique le christianisme « la religion du Sermon sur la montagne, du martyre et de la joue tendue » (p. 20)
7. BARNAVI, op. cit., pp. 19-20.
8. Id., p. 50.

⁢i. Le bouddhisme et les faits

Toutefois, si le bouddhisme jouit dans le grand public d’un large préjugé favorable, il ne manque pas d’auteurs qui estiment que cette réputation est surfaite voire mensongère. Le bouddhisme tibétain, notamment, qui est sur le devant de la scène aujourd’hui et qui se pose en martyr, suscite bien des réserves et des critiques de la part de certains sinophiles⁠[1], bien sûr, mais aussi d’autres observateurs. Quant au culte qui entoure la personnalité du Dalaï Lama, il éveille bien des suspicions⁠[2].

Ajoutons, toujours en ce qui concerne le Tibet, que son histoire nous révèle que ce pays très religieux a manifesté, tout au long des siècles, un comportement très ambigu⁠[3] avec ses voisins et avec les étrangers, balançant constamment entre bienveillance plus ou moins intéressée et fermeture hostile.

Tâchons, à travers les voix discordantes, de nous en tenir à l’incontestable, c’est-à-dire aux événements qui sont attestés.

Les historiens rappellent que les bouddhistes menacés ou prétendument menacés dans leur identité par les « démons » (envahisseurs ou « infidèles »), ont eu et ont recours à la violence.⁠[4] Celle-ci s’est exercée et s’exerce parfois aussi vis-à-vis de groupes ethniques différents. Elle se manifeste aussi à certains moments entre groupes bouddhistes. ⁠[5]

On relève de telles violences non seulement au Tibet, mais aussi en Thaïlande⁠[6], en Corée, en Birmanie, au Népal, et au Japon où, à propos des moines-soldats bouddhistes, un moine zen reconnaît qu’« ils se sont mutuellement attaqués, décimés, incendiés, pour se voler les uns les autres des rizières, des champs et des bois ; ils ont assailli les palais des empereurs et des shoguns[7] [et les] ont obligés à leur octroyer des privilèges. »[8]

On évoque aussi la répression contre la minorité népalaise au Bouthan au début des années 90, et surtout la guerre prônée par certains moines contre les tamouls hindous, musulmans ou chrétiens au Sri Lanka.⁠[9] Dans ce dernier cas, Bernard Faure⁠[10] n’hésite pas à employer l’expression de « guerre sainte »[11] car, dit-il, selon certains textes, le Sri Lanka est un dépositaire sacré du « dharma » ou « dhamma », c’est-à-dire de l’ordre cosmique, moral et religieux qu’il convient de protéger.⁠[12]

Mais c’est surtout vis-à-vis du bouddhisme tibétain que les auteurs se montrent particulièrement sévères en raison peut-être de la fascination qu’il exerce sur l’Occident ou plus exactement de la fascination qu’exerce une idéalisation de l’ancien régime féodal souvent présenté comme un Shangri-La, un paradis terrestre. Une interprétation du bouddhisme a consolidé « une idéologie féodale » accusée de conservatisme et d’immobilisme⁠[13] à l’instar de ce que l’on trouve dans l’hindouisme avec ses castes. Enfin, si le Dalaï-Lama et les moines de Lhassa sont modérés, il n’en va pas de même pour les moines d’autres monastères plus combatifs et plus radicaux.⁠[14]

Sans remettre en exergue les exactions envers les chrétiens ou les musulmans, la violence au Tibet, semble une vieille histoire. Parenti relève que « du début du dix-septième siècle jusqu’au sein du dix-huitième siècle, des sectes bouddhistes rivales se sont livrées à des affrontements armés et à des exécutions sommaires. »[15]

Que ce soit dans les siècles passé ou à l’époque contemporaine, nous constatons que les Tibétains ne pratiquèrent pas systématiquement la non-violence dont le 14ème Dalaï Lama s’est fait le chantre ⁠[16].

Nombreuses ont été les manifestations violentes contre les étrangers, les non-bouddhistes et les Chinois⁠[17]. Manifestations où les moines qui représentaient jusqu’il y a peu, un quart de la population, ont joué un rôle.⁠[18]


1. C’est le cas d’Elisabeth Martens (op. cit.) mais, si nous laissons de côté certains jugements, si nous passons outre au côté pamphlétaire (avoué) de l’ouvrage, les faits sont rapportés, dans l’ensemble, avec rigueur ce qui n’est pas le cas de PARENTI Michaël in Le mythe du Tibet, disponible sur www.michaelparenti.org. M. Parenti est docteur en sciences politiques de l’Université de Yale. Ses livres sont très prisés dans les milieux marxistes ou marxisants européens eu égard à ses critiques du capitalisme et de l’impérialisme américains. Les faits rapportés par cet auteur ne sont pas précisément décrits ni datés, malgré les références à une abondante documentation.
2. L’attaque la plus rude et la plus développée émane des Autrichiens Herbert et Mariana Roettgen qui se présentent comme deux anciens collaborateurs du Dalaï Lama et qui ont publié, sous les pseudonymes de Victor et Victoria Trimondi, un livre iconoclaste L’ombre du Dalaï Lama. On peut consulter les sites www.info-sectes.org , www.iivs.de et www.trimondi.de. Leur critique repose surtout sur le Kakachakra tantra et ce qu’ils appellent le « mythe agressif de Shambhala ». Sur les sites bouddhistes (voir notamment le Lexique de l’Association cultuelle bouddhiste Nyingmapa-Laugeral sur http://nyingmapa.free.fr/lexique ), on nous explique qu’un tantra est un enseignement et une pratique « fondés sur la pureté originelle de notre nature et dont l’aboutissement est la réalisation ou l’actualisation de cette même nature (…) ». C’est un « enseignement du bouddha ne s’adressant qu’à des auditeurs capables d’atteindre une connaissance particulièrement approfondie. » Les tantras « consistent en l’application de divers symboles et rituels qui permettent la métamorphose des phénomènes impurs de la nature en nature indestructible, pure comme le diamant, celle de la conscience universelle. Tous les rituels tantriques et les méditations servent à exercer et à réaliser cette union mystique (…) » Le Kâlachakra est la « Roue du temps », à laquelle s’identifie la divinité suprême, un Adi-Bouddha d’où proviendrait toute création. Le premier bénéficiaire historique de ce tantra kâlachakra « fut le roi Shambhala qui le requit du Bouddha lui-même, en tant que pratique laïque alternative à la voie monastique, et fit de son royaume une société éveillée. » Shambhala est un « Royaume septentrional de nature mystérieuse sur lequel règne une dynastie liée à Kâlachakra. Shambhala n’est pas un champ pur, tout en se situant sur un plan légèrement du nôtre, notamment en raison d’une grande force spirituelle. Certains grands lamas du passé, comme Taranatha, ont pu se rendre dans ce royaume de Shambala et ont rédigé des « guides du voyageur » ésotériques à l’usage de leurs successeurs. » H. et M. Roettgen affirment que ce tantra qui présente des rites secrets et magiques, « prophétise et encourage de façon idéologique une guerre de religion » notamment contre les religions d’origine sémite pour l’établissement d’une « bouddhocratie » sur le monde dirigé désormais par un chakravartin (roi du monde) qui sera « comme l’incarnation ou l’émanation directe du Bouddha suprême » ou Adi-Bouddha. La guerre du Shambala sera « impitoyable » et « horrible ». Quant aux soldats du Shambala, ils seront « extrêmement brutaux, terrasseront et élimineront les hordes barbares. » Les auteurs renvoient au Shri-Kalachakra I, 154 et 163-165.
   Ils ont publié également « Hitler, Bouddha, Krishna, Une alliance funeste, du Troisième Reich à aujourd’hui » où ils dénoncent l’influence des ces doctrines sur le nazisme et le néo-nazisme.
   Ces livres n’existent pas en français.
3. Le 14e Dalaï Lama lui-même n’est pas sans ambiguïté dans son attitude vis-à-vis de la Chine dans la mesure où il s’est déclaré « à moitié marxiste et à moitié bouddhiste » (Audition de Matthieu Ricard, site du Sénat français, 23-4-2008 ; M. Ricard a publié avec Sofia Stril-Rever et alii Kalachakra : un mandala pour la paix, La Martinière, 2008 avec préface du Dalaï Lama). Michel Peissel, Les cavaliers du Kham, Guerre secrète au Tibet, Laffont, 1972, parle du « rôle trouble » du Dalaï Lama. M. Peissel, né en 1937, est ethnologue, spécialiste du Tibet. En 2007, E. Martens rappelle que le Dalaï Lama est décoré du plus prestigieux insigne du Congrès américain et déclare que « Bush est désormais un membre de sa famille ». Un temps, le Dalaï Lama manifesta sa sympathie pour Shoko Asahara de la secte Aum Shinrikyo responsable de l’attentat au gaz sarin dans le métro de Tokyo le 20 mars 1995, puis il s’en distança. Shoko Asahara fut condamné à mort.
   Remontant dans le passé, d’autres accusent la Dalaï Lama d’avoir été proche des nazis. Il aurait été formé par le SS Heinrich Harrer dépêché, en 1938, par Hitler et Himmler auprès de lui, encore enfant, pour le former. En 2006, à la mort de Harrer, le Dalaï Lama aurait fait son éloge, le considérant comme son « initiateur à l’Occident et la modernité » (Laurent Dispos, in Libération, 25-4-2008).
   Georges André Morin (auteur d’un livre sur la Chute de l’Empire romain) confirme (sur France culture, 10-9-2006) cette analyse et ajoute que le XIIIe Dalaï Lama  « a en personne procédé à la traduction de Mein Kampf en Tibétain ».
4. Contre les musulmans et contre les chrétiens. Relevons quelques persécutions contre les chrétiens : en 1848, le Père Renou (1812-1863) qui se voit refuser l’accès à Lhassa, fonde une petite mission près de la frontière du Yunnan. Les missionnaires et les nouveaux convertis furent rapidement chassés. Entre 1865 et le début du XXe siècle, une quinzaine de missions furent construites (notamment celles de Cizhong et Xiao Weixi). Les monastères virent d’un mauvais œil ces étrangers et les persécutèrent. En 1880 est publié un édit d’interdiction de la religion chrétienne. En 1881, le Père Brieux est assassiné. d’autres missionnaires français seront tués en 1905. A la fin des années 20, la Société des Missions étrangères de Paris fit appel aux chanoines du Grand-Saint-Bernard (Suisse) qui envoyèrent quelques-uns des leurs sur le plateau de Cizhong en 1931. Ces missionnaires furent également persécutés. Le plus célèbre d’entre eux, Maurice Tornay, curé de Yerkalo vit sa résidence détruite par une quarantaine de lamas le 26-1-1946. Ils l’emmenèrent de force au Yunnan. Maurice Tornay fut assassiné par quatre lamas le 11-8-1949 alors qu’il se rendait auprès du Dalaï Lama pour lui demander d’accorder la liberté religieuse aux chrétiens de Yerkalo (cf Jean-Paul II, Homélie de béatification, 16-5-1993) . En juin 1950, des missionnaires français du Qinghai furent arrêtés et expulsés en 1952.
   Sur cette question, on peut lire André Bonet, Les chrétiens oubliés du Tibet, Presses de la Renaissance, 2006 ; Laurent Deshayes, Tibet 1846-1952, Les Indes Savantes, 2006 ; F. Fauconnet-Buzelin, Les porteurs d’espérance, Cerf, 1999 ; R. E. Huc, Souvenirs d’un voyage dans la Tartarie et le Tibet, Livre de poche chrétien, 1962 ; A. Launay, Histoire de la mission du Tibet, Desclée de Brouwer, 2001 ; J. Lespinasse, Tibet mission impossible, Lettres du P. J.E. Dubernard, Fayard, 1991 ; F. Gore, Trente ans aux portes du Tibet interdit, Kimé, 1992 ; Michel Jan, Le voyage en Asie centrale et au Tibet, Laffont, 1992 ; F. Lenoir, La rencontre du bouddhisme et de l’occident, Fayard, 1999. Sur la première tentative d’évangélisation : Hugues Didier Magellane, Les Portugais au Tibet, les premières relations jésuites, Chandeigne, 1996.
5. E. Martens raconte : « Le règne des douze premiers Dalaï Lamas [15e-19e] fut marqué par des querelles entre clans familiaux et par des rivalités meurtrières entre communautés bouddhiques, résolues grâce aux interventions répétées, d’abord des Mongols, puis des Mandchous » (op. cit., p. 131). « En 1617, année de la naissance du 5ème Dalaï lama, les moines-soldats des Karamapa, secondés par l’armée du roi de U, mirent Lhassa à feu et à sang. Ils rasèrent le monastère de Drepung et exterminèrent les lamas de l’école des Gelukpa, dont de nombreux moines mongols. » « Gushri Khan, fervent du bouddhisme tibétain (…) rassembla de nouvelles troupes. A la tête d’une armée composée de Mongols, Tibétains, Chinois et Huis, il déferla dans la vallée de Lhassa et vengea les moines de Drepung exterminés par les Karmapa. Soutenu par les moines-soldats du monastère de Tashilumpo (Xigazé), Gushri Khan et ses troupes chassèrent définitivement les Karmapa des édifices du Drepung et de la région de Lhassa. » (id., p .132). En 1945, éclate une guerre civile où monastères conservateurs et monastères modernistes s’affrontent (cf. clio.fr). Plus près de nous encore, « il y a juste quelques années en Corée du Sud, des milliers de moines de l’ordre bouddhiste Chogye se sont battus entre eux à grand renfort de coups de poings, de pierres, de bombes incendiaires et de gourdins, dans des batailles rangées qui ont duré plusieurs semaines. Ils rivalisaient pour le contrôle de l’ordre, le plus grand de Corée du Sud, avec un budget annuel de 9,2 millions de dollars, auquel il faut ajouter des millions de dollars en biens immobiliers ainsi que le privilège d’appointer 1.700 moines à des devoirs divers. Les bagarres ont en partie détruit les principaux sanctuaires bouddhistes et ont fait des dizaines de blessés parmi les moines, dont certains sérieusement. » (PARENTI M., Le mythe du Tibet, op. cit.. Nouvelle confirmée par Yahoo Actualités, le 12 octobre 1999).
6. Par contre, dans le sud de la Thaïlande et dans les années 2006-2008, les musulmans radicaux ont exercé de violentes répressions contre les musulmans modérés mais aussi contre tous les non-musulmans : bouddhistes, hindous, chrétiens.(cf. www.thaïlande-fr.com). Frank Tedesco de l’Université de Sejong a fait l’historique des violences exercées par des chrétiens contre le bouddhisme, en Corée du Sud, entre 1982 et 1996. L’auteur relève comme violences aussi bien la visite du pape Jean-Paul II le jour de la naissance de Bouddha que des dégradations de temples. (cf. www.bouddhisme-universite.org)
7. Dirigeants militaires.
8. CREPON P., Les religions et la guerre, Albin Michel, 1991, p. 239. Pierre Crépon né en 1953, est historien, moine zen, président de l’Union bouddhiste de France.
9. L’écrasement de la rébellion tamoule, en mai 2009, a laissé un lourd bilan pour les catholiques : des centaines de personnes au service de l’Église, de nombreux prêtres et religieux ont été tués, gravement blessés ou portés disparus. Des prêtres sont détenus dans des camps de déplacés où croupissent plus de 300000 personnes sous le contrôle de l’armée. Les églises, les couvents, les centres d’accueil pour enfants et personnes âgées ont été détruits ou fortement endommagés. (Zenit.org, 4-6-2009 et EDA 501, 506, 507,508).
10. Professeur d’Histoire des religions d’Asie à l’Université de Columbia (New York), Bernard Faure a publié Bouddhisme et violence, Le Cavalier Bleu, 2008 ; cf. son interview par Vanessa Dougnac, Le bouddhisme est aussi empreint de violence, sur www.lesoir.be. On trouve, dans le livre de B. Faure, une intéressante bibliographie sur la violence et le bouddhisme.
11. A ce sujet, on peut lire l’étude de TIRIMANA Vimal, Sri Lanka, Le déchaînement de la violence et le rôle des religions, in Concilium, n° 272, 1997, pp. 37-45. Il montre dans cet article « le rôle conscient ou inconscient joué par le bouddhisme, ou, pour être précis, par le bouddhisme cinghalais fanatique excitant le conflit cinghalo-tamoul et le déchaînement de la violence. » (p. 45). Vimal Tirimana est professeur de théologie morale au Séminaire national de Kandy et supérieur provincial des Rédemptoristes Du Sri Lanka et représente l’Église Sri Lankaise à la Fédération des Conférences épiscopales asiatiques.
12. Dhamma est un terme polymorphe qui désigne la nature de toute chose ; ce que Bouddha a enseigné ; l’étude de la réalité ; la conscience (chaque conscience qui apparaît à l’esprit est un dhamma) ; le détachement et la délivrance du monde ; la pratique, l’entraînement. Le plus souvent, le terme dhamma désigne la réalité et l’ensemble des démarches qui permettent de parvenir à en développer une compréhension juste, et ainsi à en réaliser la nature. (lexique sur le site dhammadana.org)
13. C’est au XVe siècle, suite à la réforme de Tsong-kha-pa, un ascète venu de Chine, et à l’instauration de l’ Église jaune » qui prit le pas sur l’ancienne « Église rouge » proche du chamanisme asiatique, que fut institué le lamaïsme, autrement dit, la théocratie avec ses deux chefs suprêmes : le dalaï-lama (réincarnation du bodhisattva Chenresi) résidant à Lhassa et le panchen-lama (réincarnation du bouddha Opame) résidant au couvent de T-shi-Ihum-po
14. La position du Dalaï Lama n’est pas, semble-t-il, représentative de l’ensemble du bouddhisme tibétain. Si l’actuel Dalaï Lama est généralement extrêmement respecté par les diverses communautés bouddhistes, c’est plus pour ses connaissances et le niveau de sa pratique spirituelle, que pour son titre. Il n’est pas inutile de rappeler qu’il n’en représente qu’une minorité (l’école tibétaine Gelugpa ne rassemblant qu’environ 3 à 4% des bouddhistes dans le monde) (Wikipedia). B. Faure évoque une querelle récente et significative autour d’un rival du 5ème Dalaï Lama (XVIIe siècle) qui périt étouffé et qui revint comme esprit malfaisant. On l’apaisa en en faisant une divinité protectrice des Gelugpas nommée Dorje Shugden. La controverse a éclaté « lorsque le Dalaï Lama, sur la base d’oracles délivrés par une autre divinité protectrice, (…) interdit son culte dans les monastères Gelugpas en 1996. Cette décision a suscité une levée de boucliers parmi les fidèles de Shugden, qui ont reproché au Dalaï Lama son intolérance. A la suite de cette décision, le meurtre d’un partisan du Dalaï Lama à Dharamsala, la capitale des Tibétains en exil, vint défrayer la chronique. (…) Au-delà des querelles de symboles, l’affaire illustre les luttes intestines entre Tibétains pour le pouvoir. En s’en prenant à Shugden, le Dalaï Lama semble avoir cherché à affaiblir un symbole du sectarisme Gelugpa et à imposer un bouddhisme plus œcuménique, mais son action a paradoxalement mis le feu aux poudres sectaires. Le problème tient au double, voire triple mandat (divin) du Dalaï Lama : comme représentant d’une secte, les Gelugpas, qui s’est toujours imposée au détriment des autres ; comme représentant du peuple tibétain et des Tibétains en exil – deux communautés dont les intérêts, au-delà d’une conscience nationale partagée, ne sont pas toujours les mêmes ; enfin, comme héritier du bouddhisme tibétain traditionnel et représentant d’un néo-bouddhisme occidentalisé et universaliste. » (op. cit., p. 128). On le sait, le Dalaï Lama dénonce un « génocide culturel » au Tibet. Mais, note E. Martens le 21 mars 2008 sur www.tibetdoc.eu: « Pangdung Rinpoché du monastère de Sera, actuellement exilé à Munich, dit textuellement que « le Dalaï Lama, en commercialisant le Bouddhisme tibétain, cause plus de dégâts à la culture tibétaine que le gouvernement chinois » (Pangdung Rinpoché cité par Gerald Lehner dans « Zwischen Hitler und Himalaya, Die Gedächtnislücken des Heinrich Harrer », Czernin Verlag, 2007). L’ethnologue Michel Peissel qui a écrit l’histoire de la résistance tibétaine face à la Chine, n’hésite pas à parler, nous l’avons déjà cité, du « rôle trouble » du Dalaï Lama (Les cavaliers du Kham, R. Laffont, 1972). Rôle trouble vis-à-vis des autorités chinoises comme en témoigne son appel, en 1955, à Chamdo où il invite ses concitoyens à accepter « ce qu’il pouvait y avoir de bon dans les méthodes chinoises » (PEISSEL M., op. cit., p. 81). En témoigne aussi sa correspondance, en 1959, avec le Général et Commissaire politique Tan Kuan-san où il se plaint des Tibétains révoltés qu’il appelle « éléments mauvais et réactionnaires » (PEISSEL M., op. cit., pp. 162-167). Aujourd’hui, le Dalaï Lama, se présente, rappelons-le, comme « semi-marxiste, semi-bouddhiste » (MARTENS E., Histoire du bouddhisme tibétain, op. cit., p. 161), ou « un marxiste en robe bouddhiste » (in Le Nouvel Observateur, 17-1-2008). En 1956, il avait écrit ce poème à la gloire du Président Mao : « O Président Mao ! Ton lustre et tes exploits sont comparables à ceux de Brahama et de Mahasammata, créateurs du monde. Ce n’est que d’un nombre infini de bonnes actions qu’un tel chef peut être né, semblable qu’il est au soleil éclairant le monde. Tes écrits sont précieux comme des perles, abondants et puissants tel le grand flux de l’océan qui rejoint les limites du ciel. O très honorable Président Mao, puisses-tu vivre longtemps. Le monde voit en toi une mère protectrice, il peint ton image, le cœur plein d’émotion. Puisses-tu vivre en ce monde à jamais et nous montrer la route de la paix. Notre vaste pays était écrasé par la misère, les chaînes et les ténèbres. Tu nous as tous libérés avec éclat. Le monde est maintenant heureux, inondé de bénédictions. (…) » (in PEISSEL M., op. cit., pp. 97-98).
15. Source citée par Parenti (op. cit.) : GOLDSTEIN Melvyn C., The Snow Lion and the Dragon : China, Tibet, and the Dalaï-Lama, University of California Press, 1995, pp. 6-16.
16. « Son discours non-violent n’est pas partagé par tous » écrit Laurent Deshayes (Le Dalaï Lama, incidences politiques et références spirituelles, Clio, juillet 2002). La non-violence a elle-même des limites pour le Dalaï Lama : « C’est difficile de lutter contre le terrorisme par la non-violence » a-t-il déclaré dans une allocution au Madhavrao Scindia Memorial (Indian Express, 17 -1-2009, cf. http://pointdebascule.ca).
17. L’histoire des relations entre le Tibet et la Chine est loin d’être simple. Dès les XIe, XIIe siècles, les monastères cherchent des protections auprès des grandes familles nobles, puis auprès des Mongols. Au XIIIe siècle, l’avènement de la dynastie mongole des Yuan en Chine inaugure la mise en place de liens qui seront plus ou moins étroits ou lâches selon les époques mais constants et qui n’empêchèrent pas les monastères de chercher d’autres protections dans les régions avoisinantes comme au Népal, par exemple. Si avec la dynastie des Ming (1368-1644), les échanges furent plus symboliques, les liens se resserrèrent avec la dynastie manchoue des Qing (1644-1912). Le Dalaï Lama avait besoin d’entretenir de bonnes relations avec son puissant voisin et celui-ci devait être en bons terme avec des religieux dont l’influence s’étendait sur la haute Asie. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, les relations devinrent périodiquement plus tendues, Pékin cherchant à plusieurs reprises à s’immiscer dans les affaires tibétaines au lieu de s’en tenir à son rôle de protecteur avec comme résultats des émeutes tibétaines et des interventions militaires chinoises. Au XIXe siècle, l’empire chinois chancelant, deux autres candidats « protecteurs » se présentent : la Russie et surtout la Grande-Bretagne dont la présence en Inde n’était pas contestée par les puissances internationales. Dans sa volonté de s’introduire au Tibet, la Grande-Bretagne négocia non avec les Tibétains mais avec les Chinois. C’était évidemment reconnaître la suzeraineté de la Chine sur le Tibet (traité anglo-chinois de 1890) alors que l’empire chinois sombrait dans l’anarchie. En 1904, les Anglais entrent à Lhassa et la Dalaï Lama se rapproche de la Chine (1905). En 1906, la suzeraineté chinoise est de nouveau reconnue par les Anglais qui conservent néanmoins leurs privilèges commerciaux et mettent un frein aux ambitions russes. Les Chinois se réinstallent au Tibet. Profitant de la révolution républicaine chinoise de 1911, le XIIIe Dalaï Lama réfugié en Inde, prend la tête de l’insurrection, chasse les Chinois et procède à une épuration sanglante de leurs partisans (1913). Néanmoins, en 1914, la convention de Simla signée par les Anglais, les Chinois et les Tibétains reconnaît de nouveau indirectement la suzeraineté de la Chine. En 1917, l’attaque d’un général chinois est vaincue grâce aux fusils anglais et japonais qui ont transité par l’Inde et la Mongolie. En 1920-1921, les Anglais soutiennent le Tibet contre la Chine, ce qui n’empêche pas le soulèvement du monastère xénophobe de Drepung contre les Anglais qui briseront leur révolte. En 1923, le Panchen Lama en désaccord avec le Dalaï Lama se réfugia en Chine. En 1932, le Dalaï Lama reconnaît le principe d’une tutelle chinoise sur l’est du Tibet qui sera, en 1934, mis en coupe réglée par les communistes puis les nationalistes chinois. En 1934, les Tibétains acceptent le principe d’une tutelle chinoise. En 1938, de nombreux Chinois échappent à la guerre civile en s’installant au Tibet. Durant la seconde guerre mondiale, des contacts sont pris avec les Américains mais ceux-ci refusent de remettre en cause la suzeraineté chinoise. En 1945, le régent Réting manifeste la volonté de s’appuyer sur les monastères conservateurs et les Chinois. Une guerre civile aura raison de lui. En 1948, une délégation tibétaine n’est pas reçue par le Président Truman qui ne veut pas indisposer les Chinois. En 1949, Nehru reconnaît la suzeraineté chinoise (communiste) sur le Tibet et le septième Panchen Lama se rallie aux communistes. A partir de 1950, date de la prise de pouvoir du XIVe Dalaï Lama, et de l’invasion de l’armée communiste chinoise, l’indépendance n’est plus qu’un rêve. En 1954, l’Inde et le Népal reconnaissent l’annexion du Tibet à la Chine. S’ensuivirent, à partir de 1955, 20 années de guérilla menée par l’Armée nationale volontaire de défense soutenue par la CIA. Le Dalaï Lama s’enfuit en 1959.
   Sur cette question, on peut lire : LENOIR Frédéric et DESHAYES Laurent, L’épopée des Tibétains, entre mythes et réalité, Fayard, 2002 ; DESHAYES Laurent, Histoire du Tibet, Fayard, 1997 ; les articles de cet auteur sur www.clio.fr ainsi que la « chronologie-Tibet » sur ce site ; MARTENS E., op. cit..
18. En mars 2008, lors de nouvelles émeutes à Lhassa, on a établi que la photo montrant des moines cassant des vitrines de commerces chinois avait été prise en fait en 2001 lors du tournage d’un film. Il n’empêche que « d’après des témoins occidentaux présents sur place, e.a. James Miles, journaliste pour « The Economist » (link:www.economist.com : « Fire on the roof of the world » (14/3/08), « Lhasa under siege » (16/3/08)), les violences commises à Lhassa durant cette semaine – date de commémoration de la « Rébellion nationale de mars 59 » - ont été inaugurées par des Tibétains, dont des lamas qui encourageaient des groupes de jeunes à commettre des actes destructeurs. Les manifestations de violence étaient organisées : les Tibétains portaient des sacs à dos remplis de pierres, de couteaux et de cocktails molotov. Les 13 morts causés par ce drame étaient tous des civils, pour la plupart des Chinois, brûlés vivants ou tabassés à mort. Les dégâts matériels, destruction de commerces, incendie de véhicules, étaient clairement tournés contre les Chinois. Les manifestants tibétains s’en sont également pris à des écoles primaires, des hôpitaux et des hôtels. De sorte que les Occidentaux présents sur place se demandaient quand la police allait intervenir. Rejointe par l’armée chinoise, elle est intervenue suite à deux jours de violence. Les autorités chinoises craignaient-elles la réaction des pays occidentaux ? … L’Occident qui, en réalité, n’attendait que cette intervention pour parler de « répression sauvage par l’armée chinoise et de chasse aux manifestants » (MARTENS E. sur www.tibetdoc.eu 21 mars 2008).

⁢a. La doctrine

Mais il faut voir le problème d’un point de vue doctrinal car les hommes étant ce qu’ils sont, leur violence peut se développer en dehors des principes de leur croyance. La vraie question « est de savoir si cette violence est contextuelle, voire parasitaire, ou au contraire intrinsèque au bouddhisme ».⁠[1]

Il est capital de se rappeler, tout d’abord, qu’il existe plusieurs bouddhismes liés à des contextes culturels et sociopolitiques différents et souvent opposés les uns aux autres⁠[2]. Les plus célèbres sont : le bouddhisme ancien du « Petit Véhicule » (Hinayâna), le bouddhisme du « Grand Véhicule » (Mahâyâna), le bouddhisme « theravâda » (forme moderne du Petit Véhicule, au Sri Lanka et en Asie du Sud-Est), le bouddhisme japonais (zen), le bouddhisme tibétain, le bouddhisme vajrayâna (tantrique). A cela s’ajoute le fait que les règles ont pu s’adapter selon les lieux et les époques.⁠[3] a un caractère intangible, parce que ce sont des règles édictées par le Bouddha lui-même. Tandis que dans le cas des règles du zen, ce sont toujours des fruits d’adaptation. d’abord l’adaptation de la vie monastique, telle qu’elle est née en Inde, à l’environnement chinois, ensuite à l’environnement Japonais. Cela explique que, même au Japon, d’un temple à un autre, les règles, même si elles s’appliquent toutes sur celles de maître Dôgen, vont varier légèrement. » A la question de savoir si cela signifie que la règle doit être systématiquement modifiée selon le lieu et l’époque, Laurent Strim répond : « Cela peut l’être si c’est nécessaire. Mais cela ne veut pas dire que ça doit l’être systématiquement. En fait la règle doit conserver une pérennité, parce que c’est important quand on suit la règle de suivre quelque chose qui n’est pas du seul domaine du contingent. » Y a-t-il une hiérarchie dans ces règles ? Sont-elles classées par ordre d’importance ? Selon Laurent Strim, « l’enseignement fondamental du bouddhisme, c’est que la voie se réalise dans la vie quotidienne. Cela veut dire que chaque action est une occasion de réaliser l’Eveil. Il n’y a pas d’action plus importante qu’une autre. Il est écrit dans l’un des textes chinois dont s’est inspiré maître Dôgen : « Vous devez protéger les règles du monastère, sans vous soucier de la légèreté, ni  de la profondeur des points prescrits. » Donc, ne pas classer les points de la règle par ordre d’importance, c’est ne pas accorder plus d’importance  à tel ou tel aspect de sa vie. C’est ne rejeter aucun aspect de sa vie. Parfois on considère qu’une chose n’a pas tellement d’importance, mais c’est méconnaître deux lois fondamentales dans le bouddhisme : d’abord, c’est la loi du karma : toute chose a une conséquence. Et ensuite, c’est la loi de l’interdépendance : toute chose, même infime, a une relation avec toute autre. » (Emission Sagesses bouddhistes, 22 juin 2008).
   Cf. aussi l’audition de Pierre Crépon, président de l’Union bouddhiste de France à l’Assemblée nationale française à qui l’on demande pourquoi les bouddhistes ne sont pas favorables au port de signes religieux : « Pourquoi ne sommes-nous pas favorables au port de signes religieux ? J’ajouterai que cette position est liée au contexte actuel car, dans l’absolu, on peut très bien imaginer des sociétés dans lesquelles les gens s’habillent différemment. » (Procès verbal de la séance du 15-10-2003) ]

Rappelons-nous aussi que le bouddhisme, dans ses textes fondateurs, se construit sur des légendes qui donnent à l’idéal un aspect si irréel qu’il apparaît irréalisable et qu’il ne peut, dans différents aspects, se vivre que symboliquement.⁠[4]

Il n’empêche qu’au fond des divers courants bouddhistes, on trouve les quatre « nobles vérités » qui ont été enseignées dans le Sermon de Bénarès par le Buddha⁠[5]:

« Voici, ô moines, la vérité sainte sur la douleur [dukkha]  : la naissance est douleur, la vieillesse est douleur, la maladie est douleur, la mort est douleur, l’union avec ce que l’on n’aime pas est douleur, la séparation d’avec ce que l’on aime est douleur, ne pas obtenir son désir est douleur, en résumé les cinq sortes d’objets de l’attachement (au corps, aux sensations, aux représentations, aux formations et à la conscience) sont douleur.

Voici, ô moines, la vérité sainte sur l’origine de la douleur : c’est la soif (de l’existence) [trishna en sanskrit ou tanhâ en pâli ⁠[6]] qui conduit de renaissance en renaissance[7], accompagnée du plaisir et de la convoitise, qui trouve çà et là son plaisir : la soif des plaisirs, la soif d’existence, la soif d’impermanence[8].

Voici, ô moines, la vérité sainte sur la suppression de la douleur : l’extinction de cette soif par l’anéantissement complet du désir, en bannissant le désir, en y renonçant, en s’en délivrant, en ne lui laissant pas sa place.

Voici, ô moines, la vérité sainte sur le chemin sacré à huit branches, qui s’appelle : foi pure, volonté pure, langage pur, action pure, moyens d’existence purs, application pure, mémoire pure, méditation pure.[9] »

Buddha recherche donc en l’homme la cause de la souffrance. C’est la soif (tanha) qui est la cause ultime de la souffrance et, partant, de la violence. En effet, nous avons tendance à rechercher notre bonheur dans les choses limitées. Cette attitude est source de frustrations et de souffrances. Et la souffrance personnelle entraîne la souffrance des autres si l’on considère que ses propres besoins sont plus importants que les besoins des autres⁠[10]. La violence naît de la souffrance et au sens strict, elle n’existe pas hors du sujet. Il faut donc éteindre les « feux » intérieurs : « Il y a, ô brahmane, trois sortes de feux qu’il faut abandonner, qu’il faut éloigner, qu’il faut éviter. Quels sont ces trois feux ? Ce sont les feux de l’avidité, de la haine et de l’illusion[11]. On abandonne les trois feux justement à cause des actions violentes qu’ils provoquent, des actions qui produisent la souffrance pour soi-même et pour autrui. »[12] Non seulement ces feux perturbent l’individu mais ils détruisent aussi la société⁠[13]. Pour s’en débarrasser il faut suivre le chemin de la non-violence : se détacher de ses propres désirs pour libérer ses paroles et ses pensées de toute violence, ne tuer ni homme, ni animal, ne pas voler et choisir un mode de vie juste en s’abstenant des professions violentes : « O moi-même, un laïc doit s’abstenir des cinq professions suivantes : commerce d’armes, commerce des êtres vivants, commerce de la viande, commerce des boissons alcooliques, commerce du poisson. »[14]

Une « violence » est tout de même nécessaire, la violence envers soi-même, envers ses sens pour atteindre l’impassibilité, la dissolution du moi et arriver à transférer la conscience du moi sur tous les êtres: « En se reconnaissant soi-même dans tous les êtres, on éprouve le grand amour pour tous. (…) Se reconnaître dans tous les êtres signifie reconnaître son propre « moi » dans chaque être, inférieur, moyen, supérieur, ennemi, ami, égal, etc., c’est-à-dire en les considérant tous semblables à soi-même, sans chercher si l’un ou l’autre est étranger à soi-même. »[15]

Au fur et à mesure que l’on progresse sur ce chemin, le « moi » propre est dissous, on découvre que « l’univers fait un seul tout, et qu’en blessant autrui on se blesse soi-même »[16]. Faire violence à l’autre c’est se faire violence à soi-même.⁠[17] Comme l’univers est un tout, nous sommes liés les uns aux autres par nos vies antérieures et par le karma, c’est-à-dire par « l’énergie vitale produite par tous les actes volontaires, bons ou mauvais, mais plus ou moins teintés d’égocentrisme, et qui entretiennent la soif (trishna) de l’existence »[18]. « La rétribution des actes, qui constitue le karma proprement dit, entraîne une succession de renaissances, la transmigration (samsâra) dont les pratiquants hindous ou bouddhiques essaient de se délivrer par le renoncement ou les actes méritoires (…) »⁠[19] Pour échapper au samsâra, au cycle des renaissances, il faut un bon karma et, pour cela, ne pas causer de mal C’est le principe fondamental de l’ahimsa, de la non-violence⁠[20]. Mais l’ahimsa ne peut être vécu que dans la certitude de l’anattâ[21], dans la certitude qu’il n’existe pas de substance permanente, qu’il n’y a pas de sujet au sens métaphysique du terme.

Comme le confirme Walpola Rahula : « Le bouddhisme se dresse, unique, dans l’histoire de la pensée humaine en niant l’existence d’une Ame, d’un Soi ou de l’âtman. Selon l’enseignement du Bouddha, l’idée du Soi est une croyance fausse et imaginaire qui ne correspond à rien dans la réalité, et elle est la cause des pensées dangereuses de « moi » et « mien », des désirs égoïstes et insatiables, de l’attachement, de la haine et de la malveillance, des concepts d’orgueil, d’égoïsme et d’autres souillures, impuretés et problèmes. Elle est la source de tous les troubles du monde, depuis les conflits personnels jusqu’aux guerres entre les nations. En bref, on peut faire remonter à cette vue fausse tout ce qui est mal dans le monde. »⁠[22]

La leçon est simple, à énoncer en tout cas : il faut refuser l’illusion de l’existence d’un Soi et se libérer par l’extinction de tout désir égoïste. Ainsi, par nos actions, nous pouvons améliorer notre karma. Cette énergie vitale, en effet, n’est pas détruite par la mort, au contraire, c’est elle qui nous fait retomber dans l’existence, qui nous fait renaître⁠[23]. Comme « la vie présente n’est que la rétribution des actes passés (de cette vie ou des innombrables vies antérieures) (…) il s’agit avant tout de se préserver de la rétribution karmique négative afférente à l’acte violent. »⁠[24] Un vieux texte canonique le dit clairement : « Les sages qui ne font de mal à aucun être, qui tiennent perpétuellement leurs corps en bride, marchent au séjour éternel : quiconque y est parvenu ne sait plus ce que c’est que la douleur. »[25]

Qui sont ces sages ?

Le « digne » (arhant ou arhat[26]) peut connaître la douleur mais non la souffrance. Il ne connaît pas la frustration et ne provoque pas de violence parce qu’il a détruit en lui tous les feux du désir et évite les excès. Il a développé en lui la bienveillance (maitri) qui doit engendrer le don (dana), l’action charitable sous toutes ses formes et vis-à-vis de tous les êtres vivants pour délivrer les êtres.

Il en va de même pour le « saint » (bodhisattva) dont l’idéal apparaît avec le bouddhisme Mahâyâna mais ce saint, au bord du nirvana[27], mû par la compassion (karuna) cherche à secourir ceux qui souffrent⁠[28].

Cette compassion est une notion importante mais qu’il faut bien comprendre. Elle est centrale comme le dit le Boddhisattva Avalokitesvara s’adressant au Buddha : « Seigneur, (…) il n’est pas besoin d’enseigner aux Bodhisattva de nombreux préceptes ; il y en a un qui les contient tous : quand un Boddhisattva a la grande Compassion, il a toutes les conditions qui caractérisent les Buddha, de même que les sens fonctionnent chez celui en qui se trouve le principe vital. »[29] Elle est centrale mais elle est bien différente de la charité chrétienne avec laquelle on l’a parfois confondue.

La karuna s’exerce vis-à-vis de tous les êtres vivants comme en témoigne l’histoire du roi des Sibi, souvent représentée dans l’art bouddhique. Ce roi, pour sauver un pigeon poursuivi par un faucon, se donne tout entier en pâture⁠[30].

Par ailleurs, cette karuna est éprouvée par « celui qui sait devant celui qui ne sait pas », par celui qui, loin d’être affecté par la souffrance d’autrui, reste détaché et serein⁠[31]. Elle ne s’adresse pas à l’être même mais à sa misère. Puisque le « moi » est illusoire et qu’on doit s’attacher à le détruire, il est impossible d’aimer l’autre comme soi-même. L’individu est insignifiant, avons-nous vu. C’est donc à la souffrance en général que la karuna s’applique et la souffrance à combattre c’est le mal qu’est l’existence en soi. Santideva le confirme : « Je dois combattre la douleur d’autrui comme la mienne (…). Il n’y a pas de sujet de la douleur : qui donc pourrait avoir sa douleur ? Toutes les douleurs sans distinction sont impersonnelles : il faut les combattre en tant que douleurs. Pourquoi ces restrictions ? »[32] L’être souffrant n’existe donc pas, pas plus que le malfaisant. N’oublions pas que cette compassion est le fait d’un être qui a atteint la sérénité de la contemplation, l’« absorption » (dhyana). Il ne peut y avoir d’incompatibilité entre cet état et la compassion. Kumarajiva le confirme : « Non, il n’y a pas incompatibilité. Car celui qui désire le bien des autres, les envisage non en eux-mêmes, dans le concret, mais dans l’abstrait. Il les considère en effet comme un mirage, comme un rêve, comme le reflet de la lune dans l’eau, comme l’écume des flots, comme l’écho d’un son, comme le sillage de l’oiseau qui a passé dans l’air (….) »⁠[33]

Cette « karuna » est une sorte de pitié générale et abstraite qui se développe en trois stade. Elle s’exprime d’abord en sattvalambana karuna, pitié pour les êtres qui souffrent, « pitié vulgaire, inférieure, entachée de l’erreur grossière qui croit à la réalité des êtres vivants » ; puis, en dharmalambana karuna, pitié pour les sensations douloureuses, pitié plus relevée de celui qui « sait que l’être n’existe pas, que seuls existent ses dharma » ; vient enfin l’analambana karuna, pitié pure, parfaite, pitié sans objet et sans sujet. C’est une « vertu provisoire », un moyen pour se débarrasser du désir, une des techniques du détachement, de l’extinction du « moi ».⁠[34] L’ordre des Paramita (perfections) le confirme : « Le Boddhisattva s’emploie d’abord au sens d’autrui par les trois premières Paramita : de don, en faisant des libéralités ; de morale, en ne faisant pas de mal ; de patience, en tolérant. Puis il accomplit son sens propre au moyen des trois Paramita suivantes : se basant sur l’Energie, il conduit sa pensée en Extase et la délivre par la Sapience (…). Les six Paramita sont énoncées dans cet ordre, parce que c’est dans cet ordre qu’elles se produisent l’une l’autre, qu’elles sont de plus en plus hautes et de plus en plus subtiles. »[35] En définitive, cette « charité » provisoire qui n’est qu’un moyen finit par s’évanouir⁠[36] : « On prêche la libéralité aux humbles, les vœux aux esprits moyens, le vide aux meilleurs. »[37] La « charité » appartient au monde des apparences. Au bout de son parcours, « le bodhisattva, écrit H. de Lubac, s’accoutume au seul monde « réel », celui de l’universelle Vacuité  »[38] : « De même que la tige du bananier, décomposée en ses parties, n’existe pas, de même le Moi, poursuivi avec critique, est reconnu comme un pur néant. -Si l’individu n’existe pas, sur quoi s’exercera la compassion ? -Il est imaginé par une illusion qu’on adopte en vue du but à atteindre. –Le but de qui, puisque l’individu n’existe pas ? –Il est vrai que l’effort procède de l’illusion ; mais, comme elle a pour but l’apaisement de la douleur, l’illusion du but n’est pas interdite. (…) Les destinées des êtres sont pareilles à un rêve (…). Comprenons, mes frères, que tout est vide, comme l’espace. »[39]


1. FAURE B., op. cit., p. 50.
2. Cette diversité s’explique par le fait que « les dogmes bouddhiques doivent s’adapter aux capacités individuelles, et que, par conséquent, dans de nombreux cas, ils n’ont que valeur d’ « expédients salvifiques » (upâya) ». FAURE B., id., p. 125.
3. Dans une interview, Laurent Strim, moine zen, déclare : « Aux yeux de ceux qui le suivent, le Vinaya [ensemble des règles monastiques
4. Santideva, le grand mystique indien (VIIe s.) écrit : « La pensée de sacrifier à tous les êtres tout ce qu’on possède, et le fruit même de son sacrifice, voilà ce qu’on appelle la perfection de la charité ; celle-ci est donc esprit et rien d’autre » Nous sommes donc ici dans le cadre d’une morale de l’intention où la perfection se réalisera par le parinamana (effet en retour) : « Toutes les bonnes actions diverses qu’on a accomplies, dans les trois manières d’agir (corps, parole, pensée) et même toutes sortes de mérites, tels que ceux de se repentir, exhorter ou demander, se réjouir en compagnie, on en fait revenir le bienfait sur toute la foule des êtres du Dharmadatu [espace absolu, réalité absolue], pour que, tous ensemble, ils aient l’intuition de la Bodhi [illumination, éveil, qui fait qu’on devient un Buddha] ». (dans le Bodhicaryavatara (V, 10) ou « Guide du candidat à l’Eveil », qui décrit le cheminement et la progression spirituelle du fidèle mahayaniste convaincu, ou bodhisattva).
5. Siddharta Gautama le Bouddha, Sermon de Bénarès, (v. -527) in RAHULA Wapola, L’enseignement du Bouddha, d’après les textes les plus anciens, Seuil, 1961, 1977, 2004. W. Rahula (1907-1997) est un moine théravadin dont le livre cité est considéré comme LA référence en matière de bouddhisme (ancien).
6. Langues indo-européennes parlées autrefois en Inde. Les premiers textes bouddhiques, tiptaka, sont conservés en pâli, qui est utilisé encore aujourd’hui comme langue liturgique dans le bouddhisme theravada Le sanskrit est une langue de culture utilisée par une élite sociale. C’est la langue des textes religieux hindous. (Wikipedia).
7. d’autres traduisent : « la ré-existence et le re-devenir » (cf http://christianisme.homily-service.net/bouddhisme.html).
8. Autre traduction : « la soif du plaisir des sens, la soif de l’existence et du devenir et la soif de la non-existence (auto-annihilation) » (id.).
9. Ou : « la compréhension juste, la pensée juste, la parole juste, l’action juste, le moyen d’existence juste, l’effort juste, l’attention juste et la concentration juste » (id.). Dans le bouddhisme de Nichiren (cf. infra), la pensée du Buddha est exprimée sous formes de quatre erreurs à combattre : « Croire à la permanence alors que tout est impermanent ; prendre la souffrance pour le bonheur ; croire à un moi alors que tous les phénomènes sont non-substantiels ; prendre ce qui est impur pour ce qui est pur » (www.nichiren-etudes.net).
10. « Celui qui cherche son propre bonheur aux dépens des autres s’est empêtré dans la haine et ne peut pas éviter l’hostilité. » (Mahavagga, I, 6, pp. 19 et svtes, cité in NAYAK A., La violence dans le bouddhisme, in Religions et violences, Sources et interactions, Editions universitaires, Fribourg (Suisse), 2000, p. 167). Anand Nayak est né en Inde en 1942, professeur de missiologie et de science des religions à l’Université de Fribourg (Suisse) et disciple du jésuite indien le P. Anthony de Mello (1931-1987).
11. On parle aussi de 3 poisons : le désir, la bêtise (l’ignorance) et la colère.
12. Cité in NAYAK A., op. cit., p. 168. On retrouve cette idée dans le symbolisme des trois animaux qui actionnent la roue de la vie : « la première forme d’ignorance est l’avidité, illustrée par le crocodile, qui produit la haine, représentée par le serpent et dont le résultat est l’illusion, symbolisée par le coq. » (id.) Un autre texte exprime d’une manière plus saisissante encore le lien entre désir et souffrance et la nécessité d’un détachement radical : « Qui a cent sortes d’amours a cent sortes de douleurs. Qui a nonante sortes d’amours a nonante sortes de douleurs, qui a quatre-vingts sortes d’amours (etc….). Qui a un amour a une douleur. Qui n’a pas d’amour n’a pas de douleur. » (Cité in LUBAC H. de, Aspects du bouddhisme, Seuil, 1951, p. 11).
13. Si l’on n’entreprend rien contre la pauvreté, un pays peut se détruire : « Bhikkus, une chose suivait l’autre : parce que les pauvres ne recevaient plus d’argent, la pauvreté a gagné, puisque la pauvreté a gagné, il est devenu à la mode de voler, puisque voiler devenait une habitude, on s’est habitué à utiliser des armes et le meurtre s’est développé. » (Dïgha-Nikâya 26, cité in NAYAK A., op. cit., pp. 167-168).
14. Anguttara-Nikâya, PTS-Ausgabe, cité in NAYAK A., op. cit., p. 170.
15. Buddhagosa, Visuddhi-Magga, cité in NAYAK A., op. cit., p. 180.
16. B. Faure, op. cit., p. 19. « d’abord qu’on réfléchisse mûrement à la similitude d’autrui et de soi-même : « Tous ayant les mêmes peines et les mêmes joies que moi, je dois les protéger comme moi-même. » (…). » (Bodhicaryavatara, chap. VIII, cité in LUBAC H. de , op. cit., p. 27).
17. Buddha déclare : « Si un enfant de Buddha tue lui-même, ou pousse quelqu’un d’autre à tuer, ou procure ou suggère les moyens de tuer, ou vante l’acte de tuer, ou, voyant celui qui commettra l’acte, exprime son approbation de ce qu’il propose, ou aussi tue au moyen d’incantations, ou est cause, occasion, moyen ou instrument de l’acte de donner la mort, il sera exclu de la communauté. » (Sûtra du filet de Brahmâ, cité in FAURE B., op. cit., p. 20).
18. Rel.
19. FAURE B., op. cit., p. 165.
20. C’est dans le jaïnisme, religion fondée au VIe siècle avant Jésus-Christ par Mahâvira, que le respect de la vie est poussé à l’extrême étant donné  l’égalité fondamentale de toutes les formes de vie.  Ce respect pousse l’adepte « à balayer les insectes de son chemin, inspecter la nourriture avant de la prendre, se protéger la bouche par un linge afin d’en écarter toute poussière animale et secouer soigneusement ses vêtements matin et soir. » (Rel)) Dans cette optique radicale et dans la mesure où vivre est en soi violent, la logique voudrait qu’on se laisse mourir à l’instar de certains ascètes jaïns. (FAURE B., op. cit., pp. 13-14).
21. Anattâ signifie exactement : absence d’âtman. L’âtman désignant « la réalité intérieure qui fait qu’un être subsiste » (Rel). En Inde, l’âtman signifie « ce par quoi nous sommes identiques les uns aux autres et identiques aux puissances du cosmos » (Rel).
22. RAHULA W., op. cit. chap. VI, cité in Rel. Du même : « Ce que l’on appelle je ou être est seulement une combinaison d’agrégats physiques et mentaux qui agissent ensemble d’une façon interdépendante dans un flux de changements momentanés, soumis à la loi de cause et d’effet. Il n’y a rien de permanent, d’éternel et sans changement dans la totalité de l’existence universelle. » (cf. http://christianisme.homily-service.net/bouddhisme.html).
23. Les spécialistes nous disent que cette renaissance est une « transmigration » plutôt qu’une « réincarnation » considérée comme le passage d’une âme dans un corps. En effet, « à strictement parler rien de permanent, d’immuable, ne se transmet d’une vie à l’autre » (Rel). d’autres parlent de re-existence, de redevenir.
24. FAURE B., op. cit., p. 14.
25. Dhammapada, 225. C’est l’un des textes du Canon pāli, le Tipitaka ; plus précisément, le Dhammapada fait partie du Khuddaka Nikāya. Il s’agirait d’un des plus anciens textes bouddhiques qui soient conservés de nos jours.
26. « Adepte ayant atteint le stade ultime de la pratique bouddhique ; le terme désigne en particulier les proches disciples du Buddha. » (FAURE B., op. cit., p. 163).
27. Nirvana : extinction, libération, éveil, vacuité absolue, cessation du devenir, bonheur suprême.
28. « Je porte le poids de la souffrance sur moi-même, je me suis décidé, je vais les porter… et pourquoi dois-je absolument délivrer les êtres de leur souffrance ? Je ne suis pas motivé par le désir. J’ai entendu les supplications de tous les êtres qui aspirent à la délivrance. Je dois guider tous les êtres vers la délivrance, je dois sauver le monde entier… J’ai décidé de rester dans toutes les situations de misère, pendant les innombrables millions d’années… En effet, il vaut mieux que je souffre seul, plutôt que les autres êtres tombent dans les mondes de misère. » (Siksasamuccaya des Sanditeva), cité in NAYAK A., op. cit., p. 176).
29. Commentaire du Bodhicaryavatara-panjika cité in LUBAC H. de, op. cit., pp. 22-23.
30. Cf. LUBAC H. de, op. cit., pp. 18-19.
31. Id., p. 23.
32. In Bodhicaryavatara, VIII, 94. Cité in LUBAC H. de, op. cit., pp. 37-38. Santideva est un philosophe mystique du VIIe siècle.
33. Cité in LUBAC H. de, op. cit., p. 38. Cet auteur du IVe siècle a traduit les textes bouddhiques sanscrits en chinois.
34. Cf. LUBAC H. de, op. cit., pp. 39-41. Max Scheler l’a bien compris : « Si le Buddha attache à l’amour une valeur positive, c’est uniquement parce qu’il est une « rédemption du cœur », et non une source d’inspiration positive, et parce que, tout en ayant pour effet « accidentel » des actes secourables et charitables, il représente une technique qui permet à l’homme de surmonter son moi individuel enfermé en lui-même, et, au degré d’absorption le plus élevé, de s’affranchir de son individualité et de sa personne en général. Ce que le Buddha apprécie dans l’amour et dans les techniques qui s’y attachent, c’est le point de départ qu’il fournit, non le but auquel il conduit. Autrement dit, il n’apprécie dans l’amour que le détachement de soi-même : autant de manifestations auxquelles les autres modes d’être fournissent seulement des « prétextes » exemplaires. » (Nature et forme de la sympathie, Payot, 1929, p. 121).
35. Asanga, Mahayanasutralamkara, XVI, cité in LUBAC H. de, op. cit ., p. 43. Ce moine serait né entre le milieu du IIIe s. et le Ve s.
36. « Lorsque Yasa fut assis près de lui, le Bienheureux lui donna l’enseignement graduel : c’est-à-dire qu’il l’instruisit d’abord sur la charité (dana), sur la morale (sita) et sur les récompenses célestes (svarga) ; puis sur la misère, la vanité et la souillure des désirs, et sur le bonheur que procure le renoncement aux désirs. » Aryadeva (philosophe indien des IIIe-Ive s.), Mahavagga, cité in LUBAC H. de, op. cit., p. 47.
37. Id.
38. LUBAC H. de, op. cit., p. 49.
39. Santideva, op. cit., IX, 1-3, 75-77, 150 et 155, cité in LUBAC H. de, op. cit., p. 49.

⁢b. La violence

Cette brève présentation de l’essentiel du bouddhisme était nécessaire pour comprendre comment, dans les différents courants de cette doctrine, peut trouver, malgré tout, ici et là, des explications voire des justifications des moyens violents auxquels l’arhant ou le bodhisattva peuvent recourir.

Dans une interview, le 14e Dalaï Lama déclare que « d’un point de vue bouddhiste, c’est la motivation de votre violence qui compte. »[1]

Quelles motivations peuvent justifier la violence ?

Dans le Mahâyâna, s’esquisse la notion de meurtre compassionnel « pour faire sortir l’être de son enchaînement aux désirs ».⁠[2] Ce n’est pas le désir, la passion, l’accaparement qui poussent à l’action violente mais uniquement le souci de détruire les illusions, les causes de la souffrance, le souci de délivrer les êtres.⁠[3] Le meurtre compassionnel a un double effet : il délivre « la personne tuée qui va pouvoir renaître sur un plan d’existence plus élevé » et il aura « pour effet secondaire de faire progresser le meurtrier vers l’Eveil. »[4] On peut même affirmer que la violence est le résultat du karma de la victime. Un maître zen contemporain explique : « Le sabre est généralement associé au meurtre, et la plupart d’entre nous se demandent comment il peut être associé au Zen, qui est une école bouddhique enseignant l’évangile de l’amour et de la pitié. Le fait est que l’art du sabre distingue entre le sabre qui tue et le sabre qui donne vie. Le premier est utilisé par un technicien qui ne peut dépasser le meurtre, car il ne recourt au sabre que dans l’intention de tuer. Il en va tout autrement de celui qui est contraint à lever son sabre. Car ce n’est en réalité pas lui, mais le sabre lui-même qui tue. Bien qu’il n’ait nul désir de nuire à quiconque, l’ennemi apparaît et s’offre comme victime. C’est comme si le sabre accomplissait automatiquement sa fonction justicière, qui est une fonction de miséricorde. »[5] On peut dire que « le bouddhisme contribue à naturaliser la violence lorsqu’il y voit un effet du karma de l’individu qui la subit, plutôt que la responsabilité morale de l’individu ou de la collectivité qui en sont la source. »[6]

Par ailleurs, la vacuité qu’il faut atteindre, nous place au-delà du bien et du mal.  Toutes les morales traditionnelles relèvent de la culture mondaine, de l’illusion et il convient donc de s’en détacher. C’est le sens de ce conseil célèbre : « Adeptes, voulez-vous voir les choses conformément à la Loi ? Gardez-vous seulement de vous laisser égarer par les gens. Tout ce que ce que vous rencontrez au-dehors et [même] au-dedans de vous-mêmes, tuez-le. Si vous rencontrez le Buddha, tuez le Buddha ! Si vous rencontrez un patriarche, tuez le patriarche ! Si vous rencontrez un arhat, tuez l’arhat ! Si vous rencontrez vos père et mère, tuez vos père et mère ! Si vous rencontrez vos proches, tuez vos proches ! C’est là le moyen de vous délivrer et d’échapper à l’esclavage des choses ; c’est là l’évasion, c’est là l’indépendance ! »[7]. Ce texte, bien sûr, doit être lu symboliquement⁠[8] comme une invitation à ne pas nous appuyer sur une tradition, une écriture, une habitude mais à chercher par nous-mêmes et en nous-mêmes la voie de la libération. ⁠[9] Autrement dit, c’est nous qui décidons de ce qui est bien ou mal. Le mal n’existe pas en soi : « L’être vivant n’existant pas, le péché de meurtre n’existe pas non plus ; et puisqu’il n’y a pas de péché de meurtre, il n’y a pas non plus de défense pour l’interdire (…). En tuant les cinq agrégats qui ont pour caractère le vide[10], pareils aux visions du rêve ou aux reflets sur le miroir, on ne commet nulle faute »[11] Dans le bouddhisme du Grand Véhicule, toute existence est tenue « pour nulle et non avenue. Du même coup, mettre fin à une telle existence, que ce soit la sienne ou celle d’autrui, perd une grande partie de sa gravité.  En effet, « Pourquoi combattre la souffrance s’il n’existe pas d’être souffrant ? »[12] »⁠[13] Si tout est vain, illusoire, « tuer peut alors être ‘insignifiant’, ‘inexistant’ ».⁠[14] Un maître zen déclare à un disciple qui l’interroge sur le meurtre : « Un feu de prairie brûle la montagne, un vent violent brise les arbres, une avalanche ensevelit des animaux, une inondation emporte les insectes. Si votre esprit est ainsi, vous pouvez tuer un homme [sans conséquences karmiques]. Mais si votre esprit est indécis et se perd en conjectures, s’il voit des êtres vivants et s’imagine qu’il les tue, le meurtre d’une seule fourmi vous enchaînera à votre destin. »[15] Ajoutons à cela que « …dans le bouddhisme, on ne meurt jamais tout à fait, puisque la mort n’est que le prélude à une renaissance. Du coup, ni la mort ni le meurtre n’ont ici le caractère irréversible qu’ils ont en Occident. » ⁠[16]

Enfin, la violence est justifiée dans la mesure où elle peut sauver le dharma. Ce mot peut se traduire par : code moral, loi de salut, ordre cosmique, doctrine de buddha. La défense du dharma est un impératif majeur. Ainsi, il est dit dans le sûtra Daijuku[17] : « Même si le souverain d’un État a pratiqué le don d’offrandes pendant d’innombrables existences passées, en observant les préceptes et en obéissant aux principes de la sagesse, s’il voit ma Loi, le Dharma du Bouddha, menacée de périr et reste passif, sans rien faire pour la protéger, l’accumulation inestimable de toutes les bonnes causes créées par ses pratiques passées sera entièrement effacée. […] Peu après, le souverain tombera gravement malade, perdra la vie et renaîtra dans l’un des enfers majeurs…​ Le même destin frappera l’épouse du souverain, son héritier, les hauts dignitaires de l’État, les seigneurs des villes, les chefs des villages et les généraux, les administrateurs des provinces, ainsi que les officiels du gouvernement. »[18] Le sutra du Nirvana confirme : à qui la défense de la « Loi correcte » revient-elle ? Le Bouddha répond : « Je confie maintenant la loi correct, d’une excellence sans pareille, aux souverains, aux ministres, aux hauts dignitaires et aux Quatre Sortes de croyants.[19] Si quelqu’un s’oppose à la Loi correcte, les hauts dignitaires et les Quatre Sortes de croyants doivent le réprimander et lui montrer ses fautes. (…) c’est pour avoir été un défenseur de la Loi correcte que j’ai maintenant pu obtenir ce corps semblable au diamant (…) Hommes de foi sincère, les défenseurs de la Loi correcte n’ont pas besoin d’observer les Cinq préceptes[20] ni de suivre les règles de la conduite convenable. Ils devraient plutôt porter couteaux et sabres, arcs et flèches, piques et lances. (…) Certains peuvent observer les Cinq Préceptes sans mériter pour autant le nom de pratiquant du Mahayana. A l’inverse, même une personne qui n’observe pas les Cinq Préceptes, si elle défend la Loi correcte, on peut la considérer comme un pratiquant du Mahayana. Les défenseurs de la Loi correcte doivent s’armer de couteaux et de sabres, d’épées et de gourdins. Même s’ils portent épées et gourdins, je les considère comme des hommes qui suivent les préceptes.⁠[21] (…) Par conséquent, les croyants laïcs qui souhaitent défendre la Loi doivent s’armer d’épées et de gourdins, et la protéger de cette façon. »[22]

Que faire face à ceux qui menacent le dharma ? Les convertir certes, si possible, mais il y a parmi ces ennemis des icchantika, c’est-à-dire des « personnes d’une croyance incorrigible »[23]. Voici comment le Bouddha présente les icchantika à son disciple Chunda : « Imagine qu’il y ait des moines ou des nonnes, des laïcs, hommes ou femmes, qui prononcent des paroles irréfléchies et mauvaises et s’opposent à la Loi correcte et que ces personnes continuent à commettre ces fautes graves sans jamais montrer le moindre désir de s’amender ni aucun signe de repentir sincère. Je dirai que de telles personnes suivent la voie des icchanka. Il y a aussi ceux qui commettent les quatre délits graves ou coupables[24] des cinq fautes capitales[25], et qui, tout en ayant conscience d’avoir commis de graves fautes, ne ressentent jamais ni frayeur ni repentir dans leur cœur ou qui, du moins, n’en font rien voir ; qui ne montrent aucun désir de protéger la Loi correcte ni d’en assurer la transmission pour l’éternité, mais la décrient et la rabaissent par des paroles mensongères. Je dirais aussi que des personnes de ce genre suivent la voie des icchanka. »[26]

Si le mot icchanka désigne, à l’origine, une personne hédoniste, une personne qui ne s’attache qu’à la recherche des valeurs séculières ou de son plaisir, dans le bouddhisme, le terme en vint à désigner celui qui n’a aucune croyance dans les principes bouddhiques, qui n’a aucune aspiration à l’Eveil et, par conséquent, aucune chance d’atteindre l’état de bouddha. Certains sutras affirment que les icchantika sont par nature et à tout jamais incapables d’atteindre l’http://www.nichiren-etudes.net/dico/e.htm#eveil[Eveil], qu’ils sont des « êtres dénués de nature du buddha »[27]a.]. Dès lors, « leur meurtre est moralement neutre »[28]. A la question : que faire avec les icchanka ? Bouddha répond : « Par le passé je fus le roi d’un grand État sur ce continent de Jambudvipa [le continent du sud]⁠[29] Je m’appelais Sen’yo et j’aimais et vénérais les écrits du Mahayana. Mon cœur était pur et bon et ne montrait aucune trace de méchanceté, ni de jalousie ou d’avarice. Hommes de foi sincère, à cette époque-là, je révérais les enseignements du Mahayana dans mon cœur. Un jour où j’entendis des brahmanes calomnier ces enseignements, je les mis à mort sur-le-champ. Hommes de foi sincère, il résulta de cette action que plus jamais je ne suis retombé en enfer. » Ces « divers brahmanes (…) étaient tous des icchantika)[30].

On nous explique qu’il y a trois degrés dans le meurtre : le degré mineur qui correspond au meurtre d’un animal et qui mérite l’enfer de l’avidité ou de l’animalité avec les souffrances propres à ce degré ; le degré moyen qui correspond au meurtre d’une personne et qui mérite aussi l’enfer de l’avidité ou de l’animalité avec les souffrances-rétributions propres au degré moyen ; le degré majeur qui correspond au meurtre d’un parent, d’un arhat, d’une personne ayant atteint l’état de pratyekabuddha (éveil personnel), ou bien encore d’un boddhisattva parvenu, au terme de ses efforts à un état d’où il ne régresse plus, ce meurtre mérite l’enfer des souffrances incessantes. Mais « si quelqu’un venait à tuer un icchantika, un tel meurtre ne tomberait (…) dans aucune de ces trois catégories. »[31]

Après sa disparition, Bouddha prévoit un « âge impur et mauvais » : « le pays sombrera dans la décadence et le désordre, les êtres humains se pilleront et se voleront mutuellement, et ils en seront réduits à mourir de faim. Pour échapper à la faim, beaucoup alors décideront de quitter leur famille pour se faire moines. On les appellera crânes rasés. Quand ces crânes rasés verront une personne s’efforcer de protéger la Loi correcte, ils la pourchasseront et l’expulseront, voire la tueront ou la blesseront. C’est pourquoi j’autorise maintenant les moines qui observent les préceptes à vivre et à s’associer avec des laïcs portant sabres et bâtons. Car même s’ils portent des sabres et des bâtons, je les considérerai comme des hommes observant les préceptes. Pourtant, même autorisés à porter sabres et bâtons, ils ne devront jamais les utiliser pour ôter la vie. »[32]


1. In « Le Point », 22 janvier 2007. » « Selon la version rigoriste du karma, c’est avant tout l’intention qui compte, et des actes apparemment non-violents peuvent entraîner un karma négatif s’ils sont produits avec une intention négative. L’inverse est parfois également vrai. » (FAURE B., op. cit., p. 14)
2. NAYAK A., op. cit., p. 172.
3. Deux exemples de cette compassion. Dans le Saddharmapundarîka-sûtra, le bodhisattva s’offre comme torche pour éclairer les êtres qui restent dans les ténèbres. C’est pourquoi des moines s’immolent parfois par le feu. Dans le Siksasamuccaya, on lit que volontairement, les bodhisattvas « se font courtisanes pour attirer les hommes ; mais les ayant séduits par le croc du désir, ils les établissent dans le savoir des Buddhas. » (Cités in NAYAK A., op. cit., pp. 177-178). Par ailleurs, dans le tantrisme « délivrer les démons » signifie les tuer.
4. FAURE B., op. cit., p. 33.
5. SUZUKI D.T., Zen and Japanese Culture, Princeton University Press, 1970, p. 145 (cité in FAURE B., op. cit., p. 33). De D. T. Suzuki (1870-1966) a été publié en français : Essai sur le bouddhisme zen, Albin-Michel, 1954. B. Faure, se réfère également à un autre grand maître du zen : Sawaki Kôdô (1889-1965).
6. FAURE B., op. cit., p. 16.
7. DEMIEVILLE Paul, Entretiens de Lin-tsi, Fayard, 1972, p. 117, cité in FAURE B., op. cit., p. 32. Lin-tsi (Linji Yixuan), vécut au IXe siècle, en Chine, il est un des fondateurs de la secte Linji (Rinzai)
8. Il n’empêche que d’après B. Faure qui ne donne malheureusement pas de références précises, un tel texte a pu et peut avoir des effets pervers. (Op. cit., p. 32).
9. Le maître zen Dae Kwang l’explique très bien : « A un moment, les citoyens de Kesaputta demandent au Bouddha ce qu’ils doivent croire. They were very confused by the many religions in vogue at that time. The Buddha said, « Do not accept anything by mere tradition. Do not accept anything just because it accords with your scriptures. Do not accept anything because it agrees with your opinions or because it is socially acceptable. Do not accept anything because it comes from the mouth of a respected person. Rather, observe closely and if it is to the benefit of all, accept and abide by it. » Ils étaient très perturbés par les nombreuses religions en vogue à cette époque. Le Bouddha a dit: « N’acceptez quoi que ce soit par simple tradition. N’acceptez pas n’importe quoi simplement parce que c’est est conforme à vos écritures. N’acceptez pas rien parce que c’est conforme à vos opinions ou parce que c’est socialement acceptable. N’acceptez pas n’importe quoi parce que cela vient de la bouche d’une personne respectée. En revanche, observez soigneusement si accepter et respecter une chose est bénéfique pour tous. » This Sutta - the Kalama Sutta - is the root of Zen-style inquiry into the true self. Cette Sutta - Kalama Sutta - est à l’origine de la recherche zen de la véritable autonomie.The Buddha says in the Diamond Sutra that in his whole teaching career he never spoke a single word.
   Le Bouddha dit, dans le Sutra du diamant, que, dans toute sa carrière d’enseignant, il ne disait pas un seul mot. In Zen, we are admonished that understanding cannot help us. Dans le zen, nous sommes mis en garde que la compréhension ne peut pas nous aider. The wind does not read. Le vent ne lit pas. So, what are we left with ? Alors, que nous reste-t-il ? just before he died the Buddha said, « Life is very short, please investigate it closely. » Juste avant sa mort, le Buddha a dit : « La vie est très courte, s’il vous plaît étudiez soigneusement » We are left with the great question : What am I ? Nous sommes mal à l’aise avec la grande question : Qui suis-je ? What is a human being ? qu’est-ce qu’un être humain ? In his great compassion the Buddha leaves us only with footprints pointing the way…​ Bouddha dans sa grande compassion nous laisse seuls avec des traces indiquant la voie …​ in the end he cannot help us ; we must find the answer ourselves. A la fin, il ne peut pas nous aider, nous devons trouver la réponse nous-mêmes. Zen, too, asks the question but does not have the answer. Le bouddhisme Zen aussi pose la question mais n’a pas la réponse. But you do, if you look inside. Mais vous oui, si vous regardez à l’intérieur. » (sur www.kwanumzen.org). 
10. Ces cinq agrégats qui constituent notre corps et notre esprit sont : les sensations, la conscience, la matière, la volition et la perception. Ces agrégats sont « un lourd fardeau » mais « s’il n’y a vraiment rien en dehors de ces cinq agrégats, il n’y a absolument rien non plus à l’intérieur de ces cinq agrégats. Ils sont parfaitement vides et insubstantiels. En fait, ils n’existent pas, disons qu’ils n’existent pas par eux-mêmes. Ils apparaissent et aussitôt qu’ils sont apparus, ils disparaissent. » (cf www.dhammadana.org)
11. NAGARJUNA, Traité de la grande vertu de sagesse, Institut orientaliste, Louvain, 1944-1980, vol. 2, p.864, cité in FAURE B., op. cit., p. 29.
12. Bodhicaryâvatâra 8, 103.
13. FAURE B., op. cit., p. 19.
14. FAURE B., article cité.
15. Cité in FAURE B., op. cit., pp. 30-31.
16. Id., p. 137.
17. Un Sutra ou sûtra est une mise par écrit des enseignements du bouddha. Vinaya, « discipline » en pali et sanscrit, désigne le corpus de textes bouddhiques ayant trait aux pratiques de la communauté monastique ou sangha noble. Il constitue, avec le dharma, corpus plus centré sur la théorie et essentiellement constitué de sutras, l’essentiel de l’enseignement que le Bouddha déclare laisser à ses disciples dans son « testament », le Mahâparinibbana Sutta.
19. Cette expression désigne les moines, les nonnes, les laïcs hommes et femmes. Dans le contexte de l’assemblée où prêche Bouddha, elle peut désigner quatre sortes d’auditeurs : ceux qui demandent au Bouddha d’exposer l’enseignement ; ceux qui font son éloge ; ceux qui ayant atteint suffisamment de maturité écoutent l’enseignement et le mettent immédiatement à profit ; ceux qui n’en tirent aucun bienfait immédiat mais progressent dans l’enseignement et peuvent en bénéficier ultérieurement ( www.nichiren-etudes.net)
20. Ne pas tuer, ne pas voler, ne pas commettre d’acte sexuel illicite, ne pas mentir, ne pas consommer de produits intoxicants (www.nichiren-etudes.net)
21. A cet endroit, Bouddha raconte une histoire du temps passé : « En ce temps-là, vivait un moine du nom de Katutoku qui observait les préceptes. Il y avait alors de nombreux moines qui les transgressaient et lorsqu’ils entendirent prêcher Katutoku, tous conçurent de mauvais desseins dans leur cœur, et, s’armant de sabres et de gourdins, ils attaquèrent ce maître de la Loi. A cette époque, le souverain du royaume avait pour nom Utoku. Dès qu’il apprit ce qui se passait, désireux de défendre la Loi, il se rendit sur le lieu où le moine prêchait l’enseignement correct et combattit de toutes ses forces contre les mauvais moines qui n’observaient pas les préceptes. Grâce à cela, le moine qui prêchait la Loi put échapper au danger. Mais le roi reçut tant de coups de couteaux, de sabres, de piques et de lances, qu’il n’y eut pas une seule partie de son corps, même de la taille d’une graine de pavot, qui ne fut blessée. Le moine Katutoku rendit alors hommage au roi en ces termes : ‘C’est merveilleux. Vous êtes, ô roi, un authentique défenseur de la Loi correcte. Dans les âges à venir, ce corps qui est le vôtre deviendra à coup sûr un réceptacle illimité de la Loi. A ce moment-là, le roi qui avait déjà entendu les enseignements de la Loi, ressentit une grande joie en son cœur. Sa vie parvint alors à son terme, et il renaquit sur la terre du bouddha Ashuku où il devint le premier disciple de ce bouddha. De plus, tous les généraux, sujets et alliés du roi, qui avaient combattu à ses côtés ou l’avaient rejoint dans la bataille furent emplis d’une détermination inébranlable d’atteindre l’illumination et, après leur mort, ils renaquirent tous sur la terre du bouddha Ashuku. Par la suite, le moine Katutoku mourut à son tour, renaquit également sur la terre du bouddha Ashuku et devint le second disciple à recevoir directement les enseignements du Bouddha. Par conséquent si la Loi correcte est sur le point de disparaître, voici comment il faut la soutenir et la défendre. Kashô, le roi qui vivait en ce temps-là, n’était autre que moi-même, et le moine qui prêchait la Loi était le bouddha Kashô. Kashô, ceux qui défendent la Loi correcte obtiennent des bienfaits de cette sorte. C’est pourquoi j’ai pu obtenir les traits qui sont mes caractéristiques aujourd’hui, m’en parer, et revêtir le corps du Dharma indestructible. » [ kashô, dans le bouddhisme de Nichiren signifie précepteur]
22. Sutra du Nirvana, (cf. www.soleil-lotus.net). Le Sutra du Nirvana (ou Mahaparinirvana Sutra dont le texte occupe 12 volumes dans l’édition anglaise, Kosho Yamamoto et Tony Page, Nirvana Publications, 1999-2000) est considéré comme l’enseignement ultime du Bouddha. Il est important dans le bouddhisme chinois et dans une moindre mesure dans le bouddhisme de Nichiren (moine japonais du XIIIe siècle) fort attaché, lui, au Sutra du lotus.
23. Cf. ww.soleil-lotus.net
24. Les quatre transgressions majeures ou offenses impardonnables sont le meurtre, le vol, les actes sexuels illicites et le mensonge « en particulier celui qui consiste à prétendre être parvenu à un certain degré de compréhension du bouddhisme sans que cela soit vrai » (cf. www.nichiren-etudes.net).
25. Les cinq forfaits sont : « tuer son père, tuer sa mère, tuer un arhat, verser le sang d’un bouddha et rompre l’unité de la communauté bouddhique » (cf. www.nichiren-etudes.net).
26. Sutra du Nirvana, (cf. www.soleil-lotus.net).
27. Le Sutra du Lotus corrige cette vision et le Sutra du Nirvana affirme clairement que même les icchantika ont en eux l’http://www.nichiren-etudes.net/dico/d.htm#dixmondes[état de bouddh
28. FAURE B., op. cit., p. 34.
29. Le mot a désigné sans doute le sous-continent indien avant de signifier ensuite la Terre où enseigne Bouddha (cf. www.nichiren-etudes.net).
30. Sutra du Nirvana, (www.soleil-lotus.net)
31. Id..
32. Id..

⁢c. La gestion du pouvoir

Dans cette perspective sombre qui nous introduit à la question politique, au problème de la gestion de la cité, est-il possible de régner sans violence ? L’idéal non-violent peut-il être vécu par le « prince » ?

Si l’idéal est d’agir sans violence, d’agir, en tout cas, avec compassion et sans excès pour réformer le coupable, à y regarder de plus près, on constate que les textes anciens sont ambigus. Ils présentent à la fois l’image du roi qui punit le malfaiteur, qui défend le pays ou exerce une violence pour échapper à un mal plus grave et l’image du roi qui oppose douceur, bonté, générosité et vérité aux méchancetés, égoïsmes et mensonges. La juste violence du roi n’est ni condamnée ni approuvée mais un commentateur résout le problème posé par ce double enseignement du bouddha en nous rappelant que « l’usage de la violence contre un malfaiteur n’est pas recommandée par le Buddha, mais que le malfaiteur lui-même, par son comportement mauvais, attire vers lui la punition violente »[1]. Le prince est amené à juger et punir les coupables. Avec réalisme, le Sûtra de la lumière dorée[2] « déclare par exemple qu’un roi qui néglige son devoir en laissant les crimes impunis cause la ruine rapide de son royaume. »[3] Lang Darma, dernier empereur du Tibet, attaché à l’ancienne religion bön, persécuta les bouddhistes, « détruisit le dharma pur au Tibet et abolit le sangha »[4]. Il fut tué, dit-on, en 842 par un moine bouddhiste Lhalung Palgye Dorje⁠[5]

De plus, « si le bouddhisme ne provoque pas de violence, il n’agit peut être pas toujours assez ardemment pour empêcher la propagation de la violence, notamment celle qui est pratiquée en sa faveur.[6] En cela, le bouddhisme suit l’attitude fondamentale du Buddha lui-même qui ne se considérait jamais comme un réformateur ayant le droit de prêcher leur conduite aux rois, ni pour la critiquer, ni pour la justifier. » ⁠[7] Cette indifférence purement théorique n’a pas empêché que des moines fussent les conseillers de princes violents, comme nous le verrons plus loin. Elle n’a pas empêché non plus, et ceci est particulièrement lourd de conséquences, que, dans les faits et doctrinalement même, le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel ne soient pas distingués. En effet, le « prince » bouddhiste est assimilé au chakravartin, c’est-à-dire au monarque universel, le « souverain à la roue ». Ce titre est donné à un personnage « de rang sublime qui exerce son empire sur une région plus ou moins importante du milliard de mondes correspondant à l’activité d’un bouddha »[8]. Ce souverain universel est le souverain idéal guidé par la Loi qu’il fait observer. Le même titre s’applique au Bouddha lui-même et à sa doctrine universelle. C’est ainsi que « le Bouddhisme tantrique joua un rôle important comme idéologie royale ou impériale du Tibet au Japon »[9]. Le « prince » reçoit une consécration tantrique si bien que la loi royale finit par s’identifier au dharma bouddhique et qu’inversement les institutions bouddhiques deviennent des puissances féodales. Cette confusion politique et religieuse met à mal l’idéal non-violent, la gestion politique ayant ses exigences. Elle explique sans doute que la peine de mort, interdite théoriquement, fut et est appliquée dans les pays bouddhistes. Elle n’a pu empêcher que des conflits sanglants éclatent entre de grands monastères au Sri Lanka, au Tibet, au Japon pour des raisons doctrinales mais aussi pour défendre des intérêts fonciers.

Comment expliquer, cette fois encore, la contradiction qui apparaît entre l’attitude du Bouddha et la pratique ? On peut, bien sûr, rappeler le relativisme éthique déjà évoqué mais il faut surtout, à cet endroit, présenter la théorie classique des Deux vérités : « la vérité conventionnelle, selon laquelle les choses existent ; et la vérité ultime selon laquelle tout est vide. La perception de ces deux vérités comme complémentaires constitue la Voie du Milieu. »[10] La vérité ultime est ce qui amène à la libération et la vérité conventionnelle est ce qui aide à comprendre la vérité ultime. Cette théorie « permet d’expliquer la contradiction (apparente) entre le respect de la vie humaine et le devoir patriotique »[11] et, en même temps, la séparation et la fusion du religieux et du politique.

Précisons encore que l’idéal non-violent peut se vivre si l’on jouit de puissants protecteurs extérieurs sur qui reposent l’ordre et la sécurité. Mais il n’empêche que les monastères tibétains qui furent très peuplés à certaines époques (10.000 moines à Drepung en 1951), durent organiser un service d’ordre : les dob-dob. Les réalités terrestres ont leurs exigences.

Un dernier point qu’il ne faut pas négliger est l’incidence du patriotisme sur les communautés. A l’époque du colonialisme, elles ont réagi et sont devenues des symboles de résistance à l’Occident. Régulièrement, les communautés bouddhistes ont été et sont encore des foyers de revendications identitaires ou ethniques. En 2003, en Birmanie, des moines attaquèrent des musulmans et l’on sait quelle fut l’attitude des bouddhistes au Sri Lanka contre les minorités ethniques et religieuses.


1. NAYAK A., op. cit., p. 174 : l’auteur s’appuie sur le Milinda –Pañha IV, 3.
2. Suvarnaprabhasa-sûtra.
3. FAURE B., op. cit ., p. 53.
4. KELSANG GYATSO Guéshé, La voie joyeuse, La voie bouddhiste qui mène à l’illumination, Tharpa, 2001, p. 11. Sangha désigne la communauté bouddhique.
5. PRANEUF Michel, Bhoutan : le dragon sur le toit, L’Harmattan, 1991, p. 39 ; BOULNOIS Luce, La route de la soie, Dieux, guerriers et marchands, Olizane, 2001, p. 287.
6. Il y eut des guerres en faveur du bouddhisme : au VIe siècle, en Chine ; au XIe siècle, en Birmanie, le roi Anuruddha proclame le bouddhisme religion officielle et attaque ses voisins pour récupérer des reliques du Buddha. (NAYAK A., op. cit., pp. 181-182).
7. NAYAK A., op. cit., p.182.C’est aussi l’opinion de B. Faure : un voleur, par exemple, « le Buddha préférerait le corriger par un sermon, mais comme cela n’est plus possible, il s’en lave les mains, et laisse le roi salir les siennes comme son devoir le lui demande. » (op. cit., p. 52 ; il s’appuie sur les Entretiens de Milinda et Nâgasena).
8. Cf. le glossaire sur http://nyingmapa.free.fr/lexique.
9. FAURE B., op. cit ., p. 59. Au Tibet, l’autorité religieuse exerce le pouvoir temporel, l’empereur de Chine se dit « fils du Ciel » et l’empereur du Japon, roi du ciel. On cite l’exemple de la sanglante impératrice chinoise Wu Zetian (683-705) qui se présentait comme chakravartin (qui tourne la roue de la Loi) et comme avatar du buddha Maitreya (buddha du futur).
10. FAURE B., op. cit., p. 164.
11. Id., p. 74.

⁢d. La guerre

S’étonnera-t-on dès lors de l’attitude des bouddhistes face à la guerre ?

Certes, le Sutra du filet de Brahmâ rejette toute participation à la guerre⁠[1] et Buddha, dans le Samyuttanikâya[2] dit que le soldat mort au combat va dans un enfer spécial. Mais, on peut rappeler que les moines ont été conseillers des princes et de princes qui ne vivaient pas nécessairement l’idéal non-violent.⁠[3] Le bouddhisme a soutenu les efforts de guerre dans les pays où il était religion officielle et « comme toutes les doctrines religieuses, le bouddhisme a pu, à l’occasion, servir d’instrument de propagande dans une politique de conquête »[4]

Rappelons-nous les conquêtes mongoles ou les conquêtes tibétaines en Asie centrale au VIIIe siècle, les deux tentatives tibétaines, au XVIIe siècle, d’envahissement du Bouthan⁠[5]. En plus des luttes intestines entre monastères, le Tibet connut aussi la guerre contre le royaume du Ladakh, les Mongols Dzungar, le Népal et, plus près de nous, contre les Anglais puis contre les Chinois. Des faits qui font dire à B. Faure qu’à d’autres époques, le Tibet fut « contraint au pacifisme n’ayant pas la force de s’opposer à ses puissants voisins »[6].

Par ailleurs, quand les communautés dépendent des gouvernements, elles peuvent être amenées à justifier les violences commises au nom de la nation ou à soutenir l’état-nation. Ce fut le cas, au Japon qui avait connu les « sôhei » moines-soldats⁠[7]. Lors des guerres modernes, les bouddhistes japonais soutinrent, avec des arguments religieux, le bellicisme ambiant ⁠[8]. Durant la guerre russo-japonaise (1904), Inoue Enryô  déclare : « Les Russes ne sont pas seulement notre ennemi, ils sont l’ennemi du Buddha. Tuer les Russes n’est pas seulement notre devoir en tant que citoyens, c’est notre devoir en tant que bouddhistes »[9]. Au cours de la guerre sino-japonaise (1937), Rinzai Hitane Jôzan parle d’une « guerre sacrée incorporant la grande pratique du bodhisattva ».⁠[10] d’autres la qualifièrent de « guerre de compassion »[11]. Notons que, de son côté, le clergé chinois, en majorité tenta, de se concilier l’occupant bouddhiste. Enfin, la guerre de 1940-1945 trouva des justifications dans les écrits de Nishida Kitarô (1870-1945) et de D.T. Suzuki (1870-1966) tous deux profondément influencés par le bouddhisme zen.

En Chine, les moines du monastère de Shaolin luttèrent contre les pirates et envahisseurs japonais. Les monastères furent aussi au centre de révoltes ou servirent de caches d’armes comme celui de Chang’an en 445. L’empereur Taiwu fit passer les moines au fil de l’épée.


1. « Ce texte enseigné par le Bouddha est essentiel dans le bouddhisme sino japonais : il énonce et explique les règles de la discipline des bodhisattvas, les adeptes de l’esprit d’Eveil, cette vision du monde qui unit la compassion et la connaissance de la vacuité universelle. + Dans le premier livre, le Bouddha revêt un aspect « absolu » pour enseigner l’irréalité de toutes choses, y compris des « valeurs morales « , qui sont toujours relatives, de même que la nécessité de l’apparence du bien. Dans le livre II, ses enseignements prennent la forme de règles de discipline qui constituent en fait la pratique de l’union de la compassion et de la vacuité. Dix fautes extrêmement graves (tuer, voler, forniquer, etc.) peuvent détruire l’esprit d’Eveil du bodhisattva jusqu’à sa vie suivante. Quarante-huit fautes « moins graves » (manger de la viande, etc.) forment autant de souillures dont il est possible de se purifier sans attendre. Le Soûtra du Filet de Brahmâ est un manuel de théorie et de pratique de l’esprit d’Eveil en même temps qu’un « disciplinaire » pour la confession bimensuelle des adeptes du Grand Véhicule du bouddhisme. » (cf. CARRE Patrick, Soûtra du filet de Brahmâ, Fayard, Trésors du bouddhisme, 2005.
2. Recueil des discours commentés. 
3. FAURE B., article cité.
4. FAURE B., op. cit., p. 77.
5. Id., p. 17.
6. Id., p. 18.
7. Au moyen-âge, au Japon, « la religion se féodalise en même temps que la société ; les conflits armés entre les sectes et la cour impériale, entre sectes et seigneurs, entre sectes et sectes, vont de pair avec les luttes féodales » ( in DEMIEVILLE Paul,  Le bouddhisme et la guerre, PUF, 1957, cité in RENONDEAU G., L’histoire des moines-guerriers du Japon,in Mélanges publiés par l’Institut des hautes études chinoises, t.1, Collège de France, 1957,p. 371).
8. Le shintô d’État a une plus grande part de responsabilité dans cet état d’esprit. Le Shintô fut déclaré religion officielle en 1868.
9. FAURE B., op. cit., p. 34.
10. FAURE B., op. cit., p. 34, renvoie à ZIMMERMAN M. (dir.), Buddhism and Violence, Lumbini Research Institute, 2006.
11. DAIZEN VICTORIA Brian, Le zen en guerre, Seuil, 2001, p . 87. Josh Baran, pratiquant du zen et du dzogchen (ensemble d’enseignements et de techniques d’éveil spirituel du bouddhisme tibétain) a écrit, en 1998, un compte-rendu de ce livre de Brian Victoria ainsi que du livre de CHANG Iris, The Rape of Nanking : the forgotten Holocaust of World War II, Basic Books, 1997. Cet article paru dans le magazine Tricycle de mai 1998 a été publié, révisé, sur http://www.zen-occidental.net, le 1er décembre 2007.

⁢e. Le terrorisme

[1]

Le moine japonais Zennichi-maro, surnommé Nichiren (Lotus du soleil)(1222-1282), fondateur de l’Ecole qui porte ce nom, estimait que le Soûtra du Lotus de la Loi merveilleuse était la vérité ultime et suffisait comme texte sacré. Il est l’auteur du Traité sur la pacification de l’État par l’établissement de l’orthodoxie. Pour éviter les calamités naturelles et autres, la solution  qu’il propose est d’« établir officiellement la seule vraie religion et interdire les hérésies »[2]. Ce bouddhisme est nationaliste. A l’époque contemporaine, s’est réclamé du nichérisme  Inoue Nisshô (1886-1967) forme, en 1932, maître de la Conjuration du Sang qui réunit un petit groupe d’adeptes dont le but était d’assassiner une vingtaine de hauts dirigeants politiques et économiques. Trois assassinats furent perpétrés. En 1934, Inoue et ses complices furent condamnés à diverses peines de prison mais leurs actions et leurs publications nourrirent l’ultranationalisme (dictature impériale, moralité publique et privée, unité spirituelle de tous les Japonais). En 1940, ils furent libérés et Inoue amnistié. Ils s’engagèrent dans diverses associations nationalistes et publièrent des ouvrages aux titres significatifs : Un homme, un meurtre ; Un meurtre, de multiples renaissances.

Comment s’opère le mariage entre ultranationalisme, violence et bouddhisme ? Dans une union parfaite de la politique et de la religion, ces nichériens estiment que ce qui fait le caractère propre du Japon, la manière d’être de son État, sa culture si l’on veut (tout cela est résumé dans le mot « kokutai ») est d’être parfaitement conformes aux lois de l’Univers. Le Japon est donc le « pays absolu », « et comme les lois du Kokutai sont celles de l’Univers, sacrifier le « petit moi » au Tout et à l’État japonais constitue une seule et même opération de retour à sa propre essence ». Dans cette vision, l’assassinat a un rôle important Inoue Nisshô écrit : « L’obstacle sur le chemin du développement créatif de l’État, c’est l’absence de prise de conscience (…) des classes dirigeantes ; le principe fondamental (…) est de leur faire prendre conscience, et par là de vivre dans un japon qui soit [véritablement] le Pays du Tennô[3]. Dans ces conditions, ce moyen extrême qu’est l’assassinat est un expédient (…) inévitable. (…) En effet, ils s’entourent de murailles si inexpugnables que ni les écrits, ni la bonne foi des patriotes aux plus hautes aspirations (…), rien ni personne ne peut quoi que ce soit contre eux. J’ai vite compris que, pour leur faire prendre conscience, il ne restait qu’une chose, les faire craindre pour ce à quoi ils tiennent par-dessus tout : leur vie. J’avais la conviction que c’était pour moi un exercice spirituel bouddhiste. A la réflexion, je pense qu’il n’y avait là ni Bien ni Mal. Je pense seulement que tout cela était nécessaire pour le développement de ce pays. »[4] Nous retrouvons, dans ce texte, le thème du dépassement du Bien et du Mal mais aussi le terme « expédient » qui désigne, explique P. Lavelle, « un moyen utilisé pour le développement spirituel des êtres, judicieusement adapté à leur caractère et à leurs capacités, et cela pour le bénéfice de chacune des deux parties ». Enfin, « l’acte bouddhique, l’assassinat politique s’accomplit sans la moindre rancœur ni haine personnelles ».⁠[5] L’auteur se réfère à un spécialiste japonais de l’idéologie d’extrême-droite (Matsumoto Ken’ichi) qui souligne un autre élément typiquement bouddhiste : « la philosophie de l’assassinat repose sur une conception de la vie et de la mort selon laquelle la réalisation des plus hautes aspirations doit être celui de la mort, et que, de plus, le meurtre a des rapports étroits avec la profusion de vies. En ce cas, il va de soi que ce qui est tué n’est pas l’ennemi mais le moi. Tuer le moi, tel est le fondement de la philosophie de l’assassinat. (…) C’est ce qu’on appelle l’ « identité de la vie et de la mort ». »[6] On pense, pour l’assassiné, au cycle des renaissances dans le samsâra et l’on pense aussi que l’assassin, prêt lui-même à mourir, réalise par son acte son propre salut. L’inspiration de ces nichériens est profondément bouddhiste comme en témoigna un compagnon d’Inoue Nisshô, Onuma Shô (1919-1978)⁠[7] qui assassina Inoue Junnosuke⁠[8] : « La relation de maître à disciple qu’il y a entre Inoue Nisshô et moi est de causalité conforme [acte bon, fruit bon], celle d’assassin à victime que j’ai avec Inoue Junnosuke de causalité inverse [acte mauvais, fruit bon]. Car à bien regarder l’essence de la Réalité absolue (…), Junnosuke est le junnosuke du fond de mon cœur. Et mon cœur, c’est le grand cœur du Bouddha suprême (…).Le Soûtra du Lotus enseigne que la voie bouddhique est faite des deux type de causalité. C’est je crois, en tuant Inoue Junnosuke que j’ai à peu près saisi ce qu’est le bouddhisme. (…) C’est à Junnosuke que je le dois ; je pense que pour moi l’assassinat fut un expédient du Bouddha. Pour moi, Junnosuke est le Bouddha, la bonne œuvre suprême et le Maître en sapience ; il est mon maître par causalité inverse. (…) Inoue Junnosuke, qui a quitté ce monde par ma main, est vivant au fond de mon cœur. Il y sourit du matin au soir. »[9]

Voilà comment la religion qui, selon Lavelle, « est la moins à même de justifier la violence » sert à la justifier. Mais ces faits invitent à « se réinterroger », notamment, « sur sa situation parmi les religions du monde. »[10]


1. Nous suivrons ici LAVELLE Pierre, Bouddhisme et terrorisme dans le Japon ultranationaliste. La Conjuration du Sang, in Mots. Les langages du politique, n° 79, 2005, en ligne : http://mots.revues.org/index1371.html. P. Lavelle, de l’université de la ville d’Osaka, est spécialiste de la pensée japonaise.
2. LAVELLE Pierre, op. cit., p. 61.
3. Tennô désigne l’empereur mais aussi l’axe du monde, l’étoile polaire, la divinité du ciel.
4. Vivons dans l’esprit japonais ! cité in LAVELLE Pierre, op. cit., p. 69.
5. LAVELLE Pierre, op. cit., pp. 69-70.
6. Id., p. 70.
7. P. Lavelle précise qu’il se prépara à la mort « par une semaine de méditation et d’austérité » (Op. cit., p. 64).
8. Banquier, chef du Parti constitutionnel-démocrate, pair, ancien gouverneur de la Banque du japon et ancien Ministre des Finances.
9. Extrait de la Déposition écrite, citée par LAVELLE Pierre, op. cit., p. 71.
10. Id. p. 71.

⁢f. d’autres formes de violence

Le Buddha dénonce les sacrifices d’animaux qui ont été instaurés par le brahmanisme⁠[1]. d’une part, les animaux « sont au fond des êtres humains qui souffrent d’un mauvais karma »[2]. d’autre part, les animaux ont quelque chose de sacré car ils servent souvent d’émissaires aux dieux ou aux bodhisattvas. Tuer les animaux est une impureté qui entraîne un mauvais karma en vertu de la parenté universelle. La chasse, la pêche et même l’agriculture qui exploite le travail animal et détruit des formes de vie animale sont perçues de manière négative mais on trouve, ici et là, des compromis ou des rituels d’apaisement, face à certaines situations économiques et sociales. On trouve également des « rites de délivrance » d’animaux pour hâter leur chemin vers l’Eveil.⁠[3] Dans le même ordre d’esprit, le végétarisme a subi des fluctuations suivant les circonstances. De l’abstinence radicale de viande et de poisson à l’abandon du végétarisme en passant par l’interdiction de certaines viandes

Il existe aussi une violence moins apparente mais discriminatoire vis-à-vis des femmes. En théorie, femmes et hommes sont égaux mais on constate que les nonnes (bikhunis) ont un statut subalterne, soumises aux moines et à une règle plus stricte. Par ailleurs, la hiérarchie sociale se retrouve à l’intérieur du monastère où les filles de familles aisées ont une existence plus confortable que les filles de petite naissance. Certes ce sexisme dépasse le cadre du bouddhisme et lui est antérieur mais le bouddhisme a considéré la femme comme un danger pour les moines et l’a considérée comme impure ne fût-ce que par son rapport au sang comme dans les cultures prébouddhiques.

On peut ajouter à ce tableau les enfants sont assujettis sexuellement ou socialement comme les chigo dans les monastères japonais⁠[4]. Les enfants sont victimes d’une violence sociale dans la mesure où ils sont retirés de la société et ils ne peuvent guère grandir, vu l’importance l’éducation bouddhique reçue, que dans le cadre du monastère.

En contrepartie, on dira que les femmes, au monastère, évitaient la mendicité, la prostitution ou pouvaient échapper à un mariage pénible, l’entrée au couvent étant la seule manière d’obtenir le divorce. Quant aux enfants, ils obtenaient protection et possibilité de s’élever dans la hiérarchie monastique.

Il faut encore parler de la violence exercée envers soi-même. Si un certain nombre de textes condamnent le suicide causé par le désir de non-existence, par le désespoir, suicide qui crée au même titre que le désir de vivre, un karma négatif, il ne faut toutefois pas oublier que « le bouddhisme n’a pas fait de la vie une valeur suprême, à la différence des traditions occidentales »[5]. Par ailleurs, si le « moi » est inexistant, pourquoi ne pourrait-on se sacrifier ?

Ainsi, d’autres textes, plus nuancés, exceptent de cette règle d’interdiction réservée aux gens ordinaires, certains arhats qui, ayant épuisé leur karma, peuvent ainsi entrer dans le Nirvana et les bodhisattvas qui se sacrifient pour autrui. Ici aussi, comme dans le cas de la violence générale, tout dépend de l’état d’esprit de la personne qui se suicide. Il y a, dans l’histoire du bouddhisme, bien des cas d’immolations par le feu⁠[6] qui se justifient par la compassion, le don de soi, l’altruisme. Ces « auto-immolations »⁠[7] ont un caractère religieux et s’inscrivent dans une longue tradition. Elles sont tantôt dignes d’éloges, tantôt réprouvées mais elles peuvent se réclamer de nombreuses légendes où des boddhisattvas se sacrifient pour sauver des hommes ou des animaux. En témoignent, entre autres, le Sûtra du lotus ou le Traité de la grande vertu de sagesse. On cite aussi l’immolation ou la noyade volontaire de certains croyants impatients d’atteindre le paradis (Terre pure) du buddha Amithâbâ.⁠[8] Une autre forme de « sacrifice de soi » dont on trouve de nombreux témoignages est la momification volontaire : des ascètes s’abstiennent de nourriture jusqu’à l’inanition pour « transmuer leur corps mortel en un « corps de gloire » imputrescible ». ⁠[9] Sans aller jusque là, les pratiques ascétiques extrêmes ne sont pas rares malgré le choix du Buddha d’une Voie du Milieu.

Enfin, à côté des textes doctrinaux, il faut aussi tenir compte de l’iconographie, de la mythologie et des pratiques rituelles⁠[10] où se développe une violence symbolique et visuelle. Le bouddhisme tantrique surtout est peuplé de divinités terribles et ambigües car « la distinction entre dieux et démons n’est pas toujours claire – elle ne recouvre en tout cas pas toujours celle du bien et du mal » dans la mesure où, in fine, théologiquement, bien et mal sont identiques⁠[11] ou se transforment l’un en l’autre : « dans la mesure où les dieux ne sont que des « manifestations » des buddhas, la violence des premiers et la compassion des seconds ne sont que les deux faces d’un même pouvoir monastique. »[12]. Ces divinités peuvent être des bodhisattvas qui protègent et guident en usant de violence⁠[13]. Les démons, divinités pré-bouddhiques, par exemple, doivent être convertis ou « délivrés », c’est-à-dire tués. Même converti, un démon garde son apparence terrible pour écarter leurs anciens congénères. N’oublions pas non plus l’assimilation des rivaux et des étrangers, bouddhistes ou non bouddhistes, à des démons, à des icchantika (des êtres dénués de nature de Buddha et donc incapables d’atteindre le salut), à des hinin (« non-humains » dans le bouddhisme japonais). N’oublions pas non plus que le Kâlachakra-tantra cher au Dalaï Lama évoque la confrontation finale entre bouddhistes et hérétiques (les musulmans) qui menacent le Shambhala.


1. « Les sacrifices où l’on immole des vaches, des chèvres, des moutons, des volailles, des pourceaux, où des êtres vivants sont tués, tous ces sacrifices qui entraînent un massacre, je les désapprouve. » (Samyutta-Nikâya a, PTS-Ausgabe 3, I, p. 76, cité in NAYAK A., op. cit., p. 166). Pourquoi ? On trouve deux raisons. Un acte pervers fait renaître comme animal. Un animal peut donc être un humain victime d’un mauvais karma. Par ailleurs, les animaux sont souvent les émissaires des dieux (FAURE, op. cit., pp. 79-80). A ces règles générales on trouve nombre de corrections. Dans le bouddhisme tantrique, les animaux nuisibles (les serpents par exemple) sont identifiés à des puissances démoniaques ; par ailleurs, la vie économique, imposa des compromis vu l’importance de l’élevage, de la pêche ou de la chasse, mais aussi de l’agriculture, suivant les régions. Ainsi, certains défendent l’idée que l’offrande d’un animal ou sa consommation est un moyen de délivrer l’animal du mauvais karma, de le faire progresser sur l’échelle des êtres et de leur permettre de devenir bouddhas. Cet acte salvateur est méritoire. (cf. Sûtra du filet de Brahmâ et FAURE, op. cit.,  pp. 79-87)
2. FAURE B., op. cit., p. 79. Il cite ce texte extrait de La Lumière sur les Six Voies : « L’acte pervers, de voix, de corps ou d’esprit, dont [chacun] se rend coupable, fait renaître [les coupables] comme animaux : évite-le donc absolument. » (Cf. MUS Paul, La lumière sur les Six Voies : Tableau de la transmigration bouddhique, Institut d’ethnologie, 1939, pp. 246-247).
3. C’est le Sûtra du filet de Brahmâ qui semble être à l’origine de ce « relâchement des animaux » pratiqué dans les bouddhismes chinois et japonais. Tous les êtres ne furent-ils pas nos pères et mères dans les vies passées ?
4. Cf. cette réflexion de St François-Xavier : « Ces bonzes ont de nombreux garçons dans leurs monastères, et ils commettent leurs corruptions avec eux ; et ce péché est si commun que, bien qu’il leur paraisse un mal à tous, ils n’en sont pas troublés. » (in SCHURHAMMER P. Georg sj, Francis-Xavier, his Life, his Time, vol. 4: Japan and China, 1549-1552, Jesuit Historical Intitute, 1982).
5. FAURE B., op. cit., p. 103.
6. Au Vietnam, par exemple, dans les années soixante, pour protester contre « la guerre américaine » et la politique religieuse pro-occidentale du Président Ngô Din Diem.
7. Elles sont parfois partielles et ne touchent qu’une partie du corps.
8. FAURE B., op. cit., pp. 108-111.
9. Id., p. 109.
10. Par exemple, les rites de subjugation, d’asservissement, rites maléfiques et magiques.
11. FAURE B., op. cit., p. 135.
12. Id., p. 146.
13. Pensons à Vajrapâni, le garde du corps de Buddha.

⁢g. Conclusion

Avec B. Faure, on peut déduire de tout ce qui précède que « la violence bouddhique a des origines complexes – à la fois théologiques, sociologiques, politiques, ethniques et culturelles. (…)  Le bouddhisme –singulier ou pluriel- est une entité élusive, qui n’existe peut-être pas en dehors des représentations qu’on s’en fait. Il existe des doctrines bouddhiques –parfois contradictoires-, des rites et des institutions bouddhiques, des collectivités et des individus qui se disent bouddhistes – et qui donc le sont, à des degrés divers. Aucun de ces éléments ne saurait à lui seul prétendre représenter le bouddhisme. L’existence de bouddhistes violents ne signifie pas que le bouddhisme soit violent, ni celle des bouddhistes pacifiques que le bouddhisme soit non-violent. (…) Le bouddhisme, tel du moins qu’on se le représente, est avant tout une sotériologie, une doctrine de salut, et selon les cas, la violence comme la non-violence peuvent constituer des « moyens » d’avancer sur cette voie – même si, dans l’ensemble, la première constitue plutôt un obstacle. (…) Le bouddhisme n’est pas aussi dénué de violence qu’il le prétend. Son idéal de paix et de tolérance, tel qu’il s’exprime dans certaines sources canoniques, est battu en brèche par d’autres sources tout aussi canoniques, selon lesquelles la violence et la guerre sont permises lorsque le Dharma bouddhique est menacé par des infidèles. En outre, l’imagerie bouddhique révèle une violence plus profonde, peut-être essentielle. (…) …même dans les cas avérés de violence, le bouddhisme est surtout coupable de n’avoir pas su garder suffisamment ses distances vis-à-vis des enjeux politiques ou des idéologies nationalistes propres au milieu dont il était issu. »⁠[1]

Cette ambigüité tient aussi à certains points de doctrine : l’absence de « moi » qui justifie le sacrifice, le relativisme éthique qui découle de l’importance donnée à l’intention, la théorie des deux vérités qui juxtapose le prêtre et le guerrier et celle de la compassion. Enfin, suprême excuse, le Buddha a prévu qu’après lui, le bouddhisme entrerait en déclin et que les violences seraient un « signe des temps », la preuve que la fin est proche.

Il n’est pas inutile de terminer par une note optimiste. Le 29 mai 2009, Benoît XVI recevait le nouvel ambassadeur de Mongolie⁠[2], un pays qui compte trois millions d’habitants, en majorité bouddhistes tibétains. Cette ancienne république communiste s’est dotée en 1990 d’une constitution qui garantit la liberté religieuse. De ce fait, en 1992, des relations diplomatiques ont été établies avec le Saint-Siège et les premiers missionnaires⁠[3] sont arrivés sur une terre où pratiquement personne n’avait entendu parler de Jésus.⁠[4] Le Saint Père a salué « l’ouverture du peuple mongol qui conserve précieusement les traditions religieuses transmises de générations en générations, et qui fait preuve d’un profond respect pour les traditions qui ne sont pas les siennes ». Il a ensuite exprimé sa reconnaissance au gouvernement et aux autorités civiles qui ont tout fait « pour que cela puisse se réaliser ».⁠[5] Deux éléments importants apparaissent donc dans cette allocution : d’une part, une culture ouverte et d’autre part, comme garant suprême de cette ouverture un État qui tient au droit fondamental de la liberté religieuse et qui ne se confond pas avec le pouvoir religieux fût-il majoritaire.⁠[6]


1. FAURE B., op. cit., pp. 150-155.
2. Danzannorov Boldbaatar.
3. Un Belge et deux Philippins.
4. En 2009, la Mongolie comptait plusieurs centaines de catholiques et un évêque. Une centaine de personnes sont baptisées chaque année.
5. Cf. Zenit.org, 29-5-2009.
6. La notion de liberté religieuse est loin d’être acquise en pays officiellement bouddhiste. Au Laos, par exemple, les autorités surveillent de très près et souvent entravent les activités religieuses des catholiques qui n’étaient pourtant que 43.000 en 2011, sur une population de six millions d’habitants. Les chrétiens ne sont pas les seuls à être souvent discriminés voire persécutés: Depuis plusieurs années, les musulmans sont la cible des bouddhistes en Birmanie et au Sri Lanka à tel point que le Dalaï Lama a dû, en 2014, demander aux bouddhistes d’arrêter leurs violences. (Cf. La-Croix.com, 7 juillet 2014). Encore aujourd’hui, (2020), les rohinghyas, minorité musulmane, ont fui au Bangadesh la répression exercée contre eux par le gouvernement du Myanmar (Birmanie). (Cf. amnesty.fr).

⁢ii. L’hindouisme et les faits

Par contre, le même jour, Benoît XVI recevait aussi le nouvel ambassadeur d’Inde⁠[1] et, à cette occasion, le saint Père exprima sa « profonde préoccupation pour les chrétiens qui ont été victimes d’explosions de violence dans certaines régions »[2]. En effet, à suivre l’actualité des dernières années, on se demande comment il est possible de présenter l’hindouisme comme une religion pacifique et tolérante. En effet, depuis 1998, la minorité chrétienne d’Inde⁠[3] subit de plus en plus de persécutions.⁠[4] Ces persécutions qui se sont amplifiées à partir de 2008⁠[5] ont causé la mort de dizaines de chrétiens, le déplacement de dizaines de milliers d’autres, l’incendie de dizaines d’Églises, de temples protestants et de milliers de maisons de chrétiens.⁠[6] Les destructions et exactions diverses, les arrestations, les harcèlements physiques, les enlèvements, les viols, les attaques contre des écoles catholiques, les brutalités contre des prêtres, les perturbations des cérémonies religieuses, les conversions forcées furent tels en 2008 que la Cour suprême de l’Inde a ordonné au gouvernement de l’Orissa, région particulièrement troublée, de protéger les chrétiens sous peine d’être destitué.⁠[7] Le mouvement qui touche plusieurs États de l’Inde, s’est étendu également au Népal où un groupe hindouiste, Nepal Defence Army, a déclaré la guerre aux chrétiens.⁠[8]

Comment expliquer cette situation dans un pays qui a ou avait, notamment la réputation d’être un État tolérant, ouvert, non-violent, à l’image du héros de l’indépendance : Gandhi ?⁠[9]


1. Madame Chitra Narayanan.
2. Cf. Zenit.org, 29-5-2009.
3. Au total 25 millions de chrétiens (dont 18 millions de catholiques) vivent en Inde, soit 2,3 % d’une population qui, fin 2008, est à 82 % hindoue. Les sikhs sont estimés à 2%, les jaïns 0,8% et les bouddhistes 0,4%.
4. Il en est de même pour les musulmans (11%) dont les frères pakistanais persécutent les hindous et suscitent ainsi des représailles en Inde. « Cette communauté se sent persécutée, puisque ses membres sont considérés comme des citoyens de seconde classe. Pis, les extrémistes indiens commettent souvent des massacres qui restent presque toujours impunis contre leurs concitoyens musulmans. En 2002, entre 800 et 2000 habitants musulmans de l’État du Goujarat (ouest de l’Inde, aux confins avec le Pakistan) ont été massacrés par des extrémistes hindous. La police locale avait laissé faire et le gouvernement central du Goujarat, dirigé par Narendra Modi, avait été directement mis en cause par la Commission nationale des droits de l’homme. Récemment, le chef d’un monastère hindou avait été arrêté, car accusé d’avoir des liens avec l’attentat perpétré, le 29 septembre 2008, dans un marché proche de la mosquée de Malegaon, à 280 km, au nord de Bombay, causant la mort de 6 personnes et blessant 82 autres. L’un des exécutants de la série d’attaques qui a frappé, mercredi [26 novembre 2008], Bombay, a révélé à une télévision indienne qui l’a interviewé, que la principale revendication de son groupe consistait à exiger de mettre fin à la ‘’persécution pratiquée contre les musulmans indiens’’ » (BENALI Nacéra sur www.bladi-dz.com).
5. A tel point qu’ « à la suite des pressions exercées par le Parlement européen lors du sommet UE-Inde du 29 septembre 23008, la Commission européenne et le Conseil de l’Union européenne se sont saisis de la question de l’aggravation des persécutions religieuses à l’encontre des chrétiens en Inde » (Questions parlementaires, 20-10-2008 sur www.europarl.europa.eu).
6. « Le pays a été cruellement touché par une flambée de violences anti-chrétiennes depuis la mi-août , lorsqu’un prêtre carme a été sauvagement assassiné dans l’Andhra Pradesh. Cette vague de violences a enflammé le pays, faisant une vingtaine de morts et de nombreux blessés. Le 20 août, des affrontements entre chrétiens et hindous ont éclaté dans l’État d’Orissa, dans l’est du pays. 41 églises auraient été incendiées et près de 500 maisons de chrétiens détruites, selon le Père Babu Joseph, porte-parole de la conférence épiscopale d’Inde, pour qui ces violences sont sans précédent. Dans l’État du Madhya Pradesh, le 18 septembre, la cathédrale Saint-Pierre et Saint-Paul de Jabalpur a été incendiée, faisant suite à plusieurs actes de vandalisme dans les églises, ainsi que la profanation d’un tabernacle dans une église de l’État du Karnataka et l’agression de quatre Sœurs de Mère Teresa à Chhattisgarh. Depuis l’arrivée au pouvoir du Parti nationaliste hindou (BJP, Bharatiya Janata Party) dans certains États du pays, la situation devient extrêmement préoccupante pour les chrétiens qui subissent des violences désormais chroniques. Pour la seule année 2007, l’Association de défense des chrétiens, basée à New Delhi, a recensé 192 cas d’attaques contre des chrétiens. Et Noël dernier, dans l’Orissa, fut encore le théâtre de violences puisque cinq chrétiens furent tués et 200 églises catholiques ou temples protestants détruits » (www.aed-france.org). Outre l’Orissa, l’Andhra Pradesh, le Madhya Pradesh, cités, les États du Chhattisgarh, du Karnakata, du Kerala, du Jharkhand, du Maharashtra, et d’Uttarakhand connaissent aussi des violences semblables, contre les personnes, les bâtiments religieux et privés, les religieux et les religieuses. (Cf. Zenit 24-09-2008 et www.portesouvertes.fr « Au service des chrétiens persécutés »).
7. Zenit, 12-01-2009.
8. Le NDA a aussi revendiqué un attentat contre une mosquée mais ce sont les catholiques qui sont le plus visés. Après un attentat à la bombe dans l’Église de l’Assomption à Katmandou, le 25-5-2009, le NDA a déclaré le 29 mai : « Nous voulons que le million de chrétiens quitte le pays, sinon nous mettrons un million de bombes dans toutes les maisons où vivent des chrétiens et nous les ferons exploser ». Cette violence a été condamnée par le premier ministre communiste, par divers responsables hindous et musulmans et a provoqué l’organisation d’une grande manifestation pacifique, le 3 juin 2009, rassemblant 4000 protestants, 3000 catholiques, des hindous et des musulmans. Le NDA s’est constitué en 2006, année où le royaume hindou est devenu une république laïque qui reconnaît la liberté de religion. ( Zenit.org 25-05-2009 et 3-6-2009).
9. Nous suivrons, entre autres, la très intéressante analyse de ZANG Sylvie, Persécutions antichrétiennes en Inde, sur continentalnews.fr, 28-8-2008.

⁢a. Des causes politiques et sociales ?

Plusieurs observateurs expliquent cette montée de violences par la situation politique et sociale particulière de l’Inde.⁠[1]

Dans sa lutte pour l’indépendance, le Congrès national indien, fondé en 1885, se déclara laïc mais mobilisa, parfois avec des arguments religieux, tous les Indiens quelle que soit leur religion. La liberté de confesser et de pratiquer leurs religions respectives, en privé comme en communauté était reconnue à tous, qu’ils soient hindous ou musulmans. Après l’indépendance, en 1947, le président Nehru⁠[2] défendit une conception plus neutre de la laïcité de l’État entendue comme une indifférence face à la religion, tandis que Gandhi était partisan d’un « laïcisme religieux ». Si ,pour lui, la religion était indispensable à la politique, l’État toutefois ne devait faire aucune différence entre les religions. Malgré ces différences, l’Inde, État laïc, s’engagea officiellement sur le chemin de la tolérance fidèle à la tradition hindoue comme à l’esprit moderne. Le philosophe hindouiste Sarvepalli Radhakrishnan qui fut président de l’Inde de 1962 à 1967, déclara : « La laïcité est compatible avec la vieille tradition religieuse. Elle cherche à former une communauté de croyants, non pas en subordonnant des valeurs à des options partisanes, mais en les accordant harmonieusement entre elles. »[3] Un autre homme politique indien confirme cette conception : « Ce style de laïcité souscrit à la thèse de la philosophie hindoue qui dit que les religions possèdent des éléments de la vérité et qu’aucune n’a le monopole de la vérité. L’esprit de tolérance est le fondement de la laïcité. »[4] De leur côté, les organisations confessionnelles hindoues, après l’assassinat de Gandhi, en 1948, par un hindou, se déclarèrent partisans de la laïcité et affirmèrent que l’hindouisme ne contredisait pas l’État laïc « puisque l’hindouisme est une religion ouverte et capable de s’adapter, que Râma est un héros national et que son règne (Râmâraj), loin d’exclure les autres religions, les protège toutes. »[5]

Dans cet esprit, dès le préambule, la Constitution indienne affirme : « Nous sommes résolus à assurer à tous les citoyens (…) la liberté de pensée, d’expression, de croyance, de foi et de culte. » Et l’article 25 de cette Constitution proclame « la liberté de conscience et la libre profession, pratique et propagation de la religion » en ces termes : « Dans le cadre de l’ordre public, de la morale, de la santé et des autres dispositions de cette partie, toutes les personnes ont, de manière égale, droit à la liberté de conscience et le droit de professer, pratiquer et propager librement la religion ».

Les premières difficultés apparurent avec les musulmans. Si du VIIIe siècle jusqu’au XVIe siècle, les musulmans dominèrent la péninsule indienne où les périodes de tolérance et d’intolérance vis-à-vis des hindous alternèrent, ils perdirent progressivement de leur influence avec l’arrivée des Européens et particulièrement des Anglais qui triomphèrent de leurs rivaux et s’imposèrent progressivement dès le XVIIIe siècle. Ceux-ci favorisèrent les hindous plus aptes à s’adapter à la modernité. Lorsque naquit le Parti du Congrès national indien, en 1885, qui cristallisait l’aspiration à l’indépendance, les musulmans se montrèrent réticents devant le projet d’un vaste mouvement panindien où ils seraient nécessairement minoritaires et ils fondèrent un parti religieux, la Ligue musulmane, pour protéger leur autonomie culturelle et politique. Devant la montée du mouvement national hindou, les Anglais changèrent de politique et s’appuyant sur la minorité musulmane, tentèrent d’exploiter la rivalité entre les deux communautés. Toutefois, par le pacte de Lucknow, en 1916, la Ligue musulmane et le Parti du Congrès de Gandhi font alliance pour réclamer l’indépendance. Ce pacte n’effaça pas les vieux antagonismes et dès 1926, les deux communautés entrent en hostilité et, dans la mesure où les hindous se montrèrent peu conciliants, les musulmans qui, en grande partie voulaient sauvegarder l’idée d’une Inde fédérale unie, finirent par réclamer la constitution d’un État islamique indépendant, le Pakistan. Ce que l’Angleterre accepta. La scission se fit, en 1947, sur la base d’un recensement des religions effectué en 1941. S’ensuivirent d’énormes mouvements de populations, sources de pillages et de massacres : des millions d’hindous voulant rejoindre l’Inde et des millions de musulmans partant vers le Pakistan. La question du Cachemire restant une source de conflit entre le Pakistan, l’Inde et la Chine.

On comprend mieux, à relire l’histoire, que les hindous nourrissent de la méfiance et de la rancune vis-à-vis des musulmans. On comprend surtout que la partition entre Pakistan et Inde opérée sur la base d’un clivage religieux a facilité une collusion entre le patriotisme et la foi religieuse, collusion qui explique pourquoi, par exemple, en 1992, à Ayodhya, capitale mythique du royaume de Râma, des hindous ont rasé la mosquée Babri Masjid, ou mosquée de Babur, construite en 1528. En effet, elle aurait été construite d’après une légende sur l’emplacement de la naissance du dieu Râma, où il y aurait eu un temple hindou détruit par les musulmans.⁠[6]

Pour de plus en plus d’Indiens, l’Inde est le pays de l’hindouisme et cette identification va finalement justifier la persécution des chrétiens pourtant parfaitement absents de cette longue confrontation entre indouisme et islam.⁠[7] Cette persécution interpelle d’autant plus que les chrétiens ont été, pendant des siècles, bien tolérés en Inde. Ajoutons encore que plus de 60% d’entre eux sont des « dalits ».⁠[8] Ce mot regroupe les classes défavorisées, basses castes, intouchables, parias, et populations tribales et donc si les chrétiens peuvent avoir quelque influence, nécessairement très limitée, c’est surtout grâce à leurs institutions scolaires et caritatives là où ils sont implantés.

En mars 1998, on assiste à la victoire du BJP dans l’État du Bihar. Le BJP, Bharatiya Janata Party (Parti du Peuple Indien) est aujourd’hui l’un des principaux partis politiques en Inde, de tendance nationale-hindouiste. Ce parti dont les succès ont fluctué, exerce néanmoins une grande influence dans de nombreux États. Le BJP profite de l’appui du Vishva Hindu Parishad (VHP fondé en 1964), une organisation religieuse⁠[9], et du Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS), une organisation militante, tous étant réunis dans le Sangh Parivar (la « grande famille » du nationalisme hindou, un réseau qui comporte également nombre d’associations, syndicats, etc…​)⁠[10]. Plusieurs commentateurs attirent l’attention sur le double jeu mené par ces nationalistes. Le VHP et le RSS qui préconisent de favoriser les hindous par rapport aux minorités musulmane et chrétienne ne sont guère inquiétés dans leurs exactions par les autorités du BJP au pouvoir.

Cette émergence nationale-religieuse explique la recrudescence des persécutions contre les musulmans et contre les chrétiens⁠[11] qui représenteraient une menace étrangère pour la culture hindoue et l’identité du pays. En 1998 serait apparu ce slogan : « C’est maintenant le Râmarajan, le règne de Râma. Enfin, on observera de nouveau la religion hindoue ! »[12]

Pour Mgr Concessao, archevêque de New Delhi, ce qui semble expliquer la persécution, c’est le fait qu’il y a de plus en plus de conversions. Le christianisme, par sa morale de la liberté, remet en cause le système de caste propre à l’hindouisme et attire une population croissante.⁠[13]

C’est bien, semble-t-il, la pierre d’achoppement. Plusieurs déclarations le confirment : pour Praveen Togadia, un des leaders du VHP, « la conversion au christianisme équivaut à changer de nationalité… Les conversions menacent l’unité nationale. » ; Giriaj Kishore, secrétaire du VHP, déclare : « Aujourd’hui, les chrétiens représentent une menace plus grande que la menace collective des séparatistes musulmans. » ; Ashok Singhal, président du VHP a affirmé que le Prix Nobel d’économie a été attribué à Amartya Sen grâce à « un complot des chrétiens dans le but de propager leur religion et d’évincer l’hindouisme. » Il estime que « les musulmans et les chrétiens ne toléreront pas qu’une autre religion survive ». Rajendra Sing, chef du RSS est, quant à lui, sûr que « les musulmans et les chrétiens prendront la culture hindoue si les hindous les traitent comme des Indiens. »[14]

Le confirme également cette tentative, en 2006, de renforcer une loi anti-conversion. Cette tentative a échoué⁠[15] mais elle doit attirer notre attention sur une certaine ambigüité des textes officiels.⁠[16]

Revenons un instant à l’article 25 de la Constitution. Après avoir proclamé « la liberté de conscience et la libre profession, pratique et propagation de la religion » et déclaré que, « Dans le cadre de l’ordre public, de la morale, de la santé et des autres dispositions de cette partie, toutes les personnes ont, de manière égale, droit à la liberté de conscience et le droit de professer, pratiquer et propager librement la religion », dans le deuxième paragraphe le texte précise : « Rien dans cet article ne devra affecter l’exécution de quelque loi existante ou empêcher l’État de faire une loi

  1. qui régule ou restreint toute activité profane, économique, financière, politique ou autre qui peut être associée à la pratique religieuse ;

  2. qui pourvoit au bien-être et à la réforme sociale ou au lancement d’institutions religieuses hindoues à caractère public destinées à toutes les classes et sections d’Hindous.

Suivent deux « explications » :

Explication 1 : l’usage et le port des kirpans (⁠[17]) devront être considérés comme inclus dans la profession de la religion Sikh.

Explication II : dans la clause (b) du numéro (2), la référence aux Hindous sera interprétée comme incluant une référence aux personnes professant la religion Sikh, Jaïn ou Bouddhiste, et la référence aux institutions religieuses hindoues sera interprétée en conséquence.

Si les chrétiens et les musulmans se réfèrent systématiquement à l’article premier, les hindous peuvent s’appuyer sur la suite qui, dans les précisions apportées, ne cite explicitement que les religions traditionnelles nées en Inde.⁠[18] On peut donc lire cet article 25 de manière très restrictive et exclure de la protection de l’État les religions étrangères.

La Constitution a vu, lors de sa préparation, s’affronter des avis divergents au sujet de la liberté religieuse : « les traditionnalistes hindous du Congrès souhaitaient une « uniformisation culturelle du pays » qui aurait reconnu la place prédominante de l’hindouisme ».⁠[19] C’est le président Nehru qui a empêché cette vision de s’imposer. C’est surtout le mot « propager » qui avait fait problème : « Il ne pouvait satisfaire les hindous qui ne comprennent pas pourquoi, à la différence des hindous, les musulmans et les chrétiens sont à la recherche de nouveaux adeptes. Mahatma Gandhi lui-même s’était plusieurs fois exprimé contre tout prosélytisme. Les hindous avaient fait une concession, selon eux majeure et injustifiée, aux musulmans et aux chrétiens. Ils redoutaient leur zèle missionnaire. Faute de pouvoir modifier la Constitution, les militants trouveraient d’autres moyens de contrecarrer la liberté des chrétiens de « propager » leur religion. »[20]

La première mesure prise dans ce sens fut, dès 1953, de ne plus accorder de visas à de nouveaux missionnaires. Jawarlahal Nehru expliqua cette décision devant trois évêques indiens venus lui demander de reconsidérer cette mesure. Selon S. Zang, il leur dit en substance : « Le christianisme est implanté en Inde, me dit-on, depuis le Ier siècle. Pourquoi faudrait-il que les chrétiens aient encore besoin de missionnaires étrangers ? Aujourd’hui, le pays s’efforce de se débrouiller par lui-même. Tout au plus fait-on appel quelquefois à des spécialistes étrangers, pour des tâches particulières, lorsqu’il n’y a pas sur place des gens compétents. De même, on peut à la rigueur autoriser l’entrée de quelques missionnaires étrangers, s’il s’agit de tâches spécifiques, étant entendu que la communauté chrétienne prendra les mesures nécessaires pour former, le plus rapidement possible, le personnel indien dont elle a besoin »[21]. Cette justification qui peut paraître raisonnable voilait sans doute des pressions exercées par les milieux militants hindouistes.⁠[22] Et comme ceux-ci n’ont pas désarmés, au contraire, cette politique s’est durcie au cours des dernières années.⁠[23]
Un autre moyen de lutter contre l’intrusion religieuse étrangère, fut, de nouveau dès les années 60, l’établissement de lois anti-conversions⁠[24] : « En 1967 et 1968, deux projets de loi furent adoptés dans les États de l’Orissa et du Madhya Pradesh, qui donnaient au gouvernement le pouvoir de contrôler les conversions. En principe, il s’agissait simplement de vérifier la liberté de ceux qui changeaient de religion, mais la formulation était telle que tous les abus étaient possibles. »[25] Finalement, la Cour suprême déclara ces deux lois constitutionnelles.⁠[26] En 1978, une loi sur la liberté de religion fut votée dans l’Arunachal Pradesh, un État frontière peu peuplé. Le gouvernement interdit l’accès de ce territoire à tout missionnaire chrétien sous prétexte de préserver les traditions, les cultures et les croyances locales. « De plus, pour décourager le changement de religion, il fut précisé que ceux qui abandonneraient leur religion ancestrale seraient privés des nombreux avantages prévus pour les populations tribales. »[27] Malgré les protestations des chrétiens de toute l’Inde, le 25 octobre 1978, le président de la République entérinait officiellement ce texte discriminatoire visant les chrétiens de cet État.⁠[28] Le 22 décembre 1978, sous le régime du Janata Party, un projet de loi fut déposé à l’Assemblée de New Delhi qui reprenait en substance les clauses de la loi adoptée dans l’Orissa et qui était cette fois destinée à l’ensemble de la nation ! Toutes tendances confondues, les chrétiens et les autres minorités religieuses protestèrent. Mère Teresa intervint et le projet de loi fut retiré. En 2006, dans l’État du Madhya Pradesh, nous l’avons vu, il y eut une nouvelle tentative d’établir une loi anti-conversions, avortée heureusement. Mais toutes ces pressions incessantes visent à durcir et généraliser un principe qui a été adopté précédemment et qui traduit, qu’on le veuille ou non, un certain parti-pris officiel malgré des manifestations de bonne volonté de la part des autorités interpellées.⁠[29]

Mais nous ne sommes pas au bout de nos découvertes. Un troisième moyen de discrimination contre les chrétiens utilise les mesures prises en faveur des  dalits dont nous avons déjà parlé plus haut. On a réservé aux dalits des sièges au Parlement, des emplois dans les administrations, ils jouissent de facilités d’admission dans les collèges et universités avec bourses d’études, les agriculteurs et les artisans reçoivent des subventions aux artisans. Ces privilèges ne sont pas octroyés automatiquement et dépendent, dans une large mesure, du bon vouloir des autorités locales, mais les dalits peuvent revendiquer à l’exception des dalits de religion chrétienne parce qu’ils sont chrétiens. L’article 341-1 de la Constitution donne au président de la République le droit de spécifier quels sont les castes, tribus, groupes, races, etc. qui méritent d’être inclus dans les « scheduled castes ». Or, en 1950, le président décida que « personne en dehors des hindous ne peut être considéré comme appartenant aux 'scheduled castes’ »[30]. Par la suite, le texte a été amendé pour y inclure aussi les sikhs et les bouddhistes mais pas les chrétiens. Même s’ils sont pauvres et défavorisés, ceux-ci n’ont pas droit aux avantages prévus pour les dalits sauf s’ils se reconvertissent à l’hindouisme. Les autorités sont restées sourdes à toutes les protestations qui se sont pourtant multipliées durant ces cinquante dernières années.⁠[31] Le BJP qui milite pour une identité hindoue forte, l’Hindutva, cherche à « préserver une hégémonie toujours plus contestée par les dalits, les tribus et les femmes. »[32] On imagine aisément que l’Église qui n’accepte pas ces inégalités soit considérée comme une ennemie.
Comme on l’a vu, face à toutes ces discriminations, les chrétiens soutenus souvent par d’autres minorités religieuses et parfois par des hindous, n’ont jamais répondu par la violence mais, en plus de manifester⁠[33], ils n’ont jamais cesser de protester de toutes les manières et d’en appeler aux autorités responsables, police, gouvernements locaux et gouvernement central, au nom des droits de l’homme et au raison des principes généraux et généreux établis par la Constitution.⁠[34] Pour plus d’efficacité, les diverses dénominations chrétiennes se sont regroupées dans un Forum chrétien uni pour les droits de l’homme (FCUDH), qui a mis sur pied un comité de vigilance et entrepris de multiples démarches au plus haut niveau. Ils en ont aussi appelé plusieurs fois à la Commission nationale des minorités.⁠[35]
Comment le gouvernement réagit-il ?

En lisant ce qui précède, on se rend facilement compte que le gouvernement est embarrassé par toutes ces agressions contre les chrétiens et leurs protestations, coincé entre les déclarations généreuses de la Constitution⁠[36] et les sollicitations des groupes hindouistes⁠[37]. A chaque attentat, le gouvernement s’est engagé, devant les responsables des communautés chrétiennes, devant la presse, au Parlement, à faire le nécessaire pour que les coupables soient arrêtés et jugés. Et effectivement, les auteurs de ces atrocités ont été parfois arrêtés et déférés devant les tribunaux. Par ailleurs, les partis fondamentalistes quand ils accèdent au pouvoir, face à leurs responsabilités, ont tendance à modérer quelque peu, par réalisme, les ardeurs agressives qu’ils manifestaient dans l’opposition. De plus, n’oublions pas que les hindous ne partagent pas tous le point de vue des mouvements extrémistes : « Il existe une vaste majorité que l’on pourrait qualifier de « silencieuse » qui manifeste toujours une attitude tolérante, voire appréciative, à l’égard du christianisme. »[38] Il n’empêche que la situation des chrétiens reste précaire et le restera tant qu’une ambigüité persistera quant à la laïcité du pouvoir et tant que religion et nationalisme seront associés. L’Inde aujourd’hui, comme le Tibet hier non montrent l’importance de la distinction des pouvoirs et d’une saine laïcité de l’État. En attendant, que se passerait-il si un parti fondamentaliste, le BJP, devenait assez puissant pour gouverner seul ? Les intégristes hindous ne désarment pas. La publication de l’Exhortation apostolique Ecclesia in Asia, « donnée » à New Dehli en 1999, a renforcé la volonté des militants hindous d’intensifier leur action devant la menace accrue d’évangélisation.⁠[39]


1. Cf. ROBIN Cyril, Emeutes ethno-religieuses en Inde, in Projet, n° 281, juillet 2004, pp. 32-35.
2. Jawaharlal Nehru, 1889-1964.
3. Cité par HÄNGGI H., in Conflits religieux en Inde : les chrétiens persécutés, in Choisir, janvier 2000, p. 13. Le P. Hubert Hänggi enseigne aux Facultés de Munich et à l’Université d’Innsbruck.
4. Gajendra Gadhkar, cité par HÄNGGI H. (id.), fut Ministre de la Loi et de la Justice ou, selon les sources, Juge en chef à la Cour suprême.
5. Id. Râma est un roi légendaire de l’Inde antique. Il aurait vécu au XXe siècle avant J.-C. Il aurait apporté bonheur et paix et est considéré dans l’hindouisme comme le septième avatar du dieu Vishnou. Ses exploits sont relatés dans la fameuse épopée du Râmâyana.
6. Le gouvernement a depuis acheté le terrain pour le soustraire aux factions rivales. Des fouilles entreprises sur le site pour vérifier la validité des revendications des dévots de Rama confirment ces revendications, au moins quant à la présence d’un lieu de culte hindou antérieurement à la mosquée. .(Wikipedia)
7. Les chrétiens sont présents en Inde depuis le tout début de l’ère chrétienne. Selon la tradition, c’est l’apôtre Thomas qui, en 52, fonda les premières communautés chrétiennes. Il aurait été inhumé à Mylapore près de Damas. En 1493, la bulle Inter Caetera d’Alexandre VI, puis en 1494 le traité de Tortesillas entre l’Espagne et le Portugal, confient à ce dernier la responsabilité de l’évangélisation des terres de l’Est. Du XVIe, où s’illustra saint François-Xavier, au début du XIXe siècle, diverses congrégations religieuses et instituts missionnaires poursuivirent l’évangélisation.
8. « Bien que le gouvernement indien ne reconnaisse pas la hiérarchie des castes, des mesures spéciales sont prises en faveur des citoyens les plus défavorisés, qui se trouvent être principalement des Indiens de basse caste ou des populations tribales. Dans les textes législatifs, ils sont désignés par diverses expressions : « scheduled castes » et « scheduled tribes » (respectivement castes et tribus classées, répertoriées), « backward classes » (classes arriérées) et « denotified communities » (en fait, surtout des nomades). (…) Depuis quelque temps toutes ces classes, castes ou ethnies sont regroupées sous le nom de dalits. » (ZANG S., op. cit.).
9. « Son objectif est de renforcer l’hindouisme en le dotant d’une organisation centrale, d’élaborer une espèce de « catéchisme hindou » et de codifier certains rituels diversement observés à travers la société. Il s’intéresse à une diaspora hindoue plus ou moins en quête d’identité et de références religieuses, mais ce mouvement n’a pas pour objectif de recruter de nouveaux adeptes en dehors de l’Inde. En revanche, il s’efforce de développer chez les hindous une conscience politique en vue de l’hindouisation du pays. » (ZANG S., op. cit).
10. Voici comment S. Zang , id., décrit le fondamentalisme hindou : « Le RSS (Rashtriya Swayamsewak Sangh : Corps national des volontaires) fut fondé par le Dr Keshav Bali Ram Hedgewar à Nagpur en 1925. A l’origine, cette organisation était l’une des composantes des mouvements de libération de l’Inde. Elle s’inspirait d’une part de (Société des Aryens) de Dayananda Saravasti (1824-1883) et d’autre part du Hindu Mahasabha (Grande assemblée hindoue), deux mouvements qui avaient en commun le souci de restaurer une Inde aussi hindouiste que possible. Au moment de l’indépendance, le RSS était devenu un mouvement relativement puissant dans le nord de l’Inde. L’assassinat de Mahatma Gandhi par Vinayak Nathuram Godse à Delhi le 30 janvier 1948 lui fut imputé. Le mois suivant, cette organisation fut déclarée illégale et interdite, mais l’interdiction fut levée en juillet 1949. Le RSS fut de nouveau interdit par India Gandhi en 1976 durant « l’état d’urgence ». Pendant plusieurs décennies, ce mouvement était beaucoup moins présent dans le sud que dans le nord ; mais, peu à peu, il a réussi à bien s’implanter également dans le sud où le parti qu’il soutient, le BJP (Bharatiya Janata Party : Parti du peuple indien), a remporté quelques beaux succès aux élections. C’est un mouvement discipliné, fortement organisé, avec de multiples programmes de formation pour ses membres dans divers domaines (depuis la formation « idéologique » jusqu’à la formation physique). Le RSS se méfie particulièrement des religions sémitiques (islam et christianisme) qu’il considère comme des religions étrangères dont l’expansion pourrait ruiner tout espoir de rendre à l’hindouisme la place qui lui est due en Inde. Son objectif est non seulement de défendre l’hindouisme et d’améliorer sa cohésion mais aussi de faire de l’Inde peu à peu un « hindu rashtra » (État hindou). Diverses formules ont été utilisées pour décrire l’objectif final de cette organisation. Y aurait-il une place pour d’autres religions ? Oui, peut-être, dans la mesure où elles se rangeraient sous « l’ombrelle » de l’hindouisme, dans la mesure où elles adopteraient la culture hindoue ? Mais lorsqu’on sait qu’en Inde, culture et religion sont profondément imbriquées, on ne peut qu’éprouver une profonde inquiétude face aux implications possibles de telles formules si elles étaient mises en pratique. Il arrive aussi que tel ou tel représentant de ce mouvement soit plus catégorique et dise que la place des chrétiens est en Europe ou en Amérique. Ce mouvement n’est jamais devenu un parti politique, mais il contribua puissamment à la fondation du parti Jan Sangh, avec lequel s’établirent des relations d’interdépendance. Le RSS soutenait le Jang Sangh, tandis que celui-ci favorisait les objectifs du RSS De semblables relations s’établirent avec le BJP lorsque, suite à diverses alliances et scissions successives, le Jang Sangh disparut au profit de ce nouveau parti actuellement au pouvoir. Au cours des dernières décennies, d’autres mouvements fondamentalistes hindous ont vu le jour. La plupart sont des émanations plus ou moins directes du RSS Ils partagent ses objectifs et certains sont particulièrement virulents : le VHP dont il a été question plus haut, le Banjrang Dal qui rassemble surtout des jeunes, le Gayatri Parivar qui rassemble les dévots de la mantra (une formule de prière très utilisée par les hindous), le Sangh Pariwar qui à l’origine était une association de sadhus (moines, ascètes, souvent itinérants) mais qui aujourd’hui semble centraliser les diverses activités de tous ces mouvements. Il y a aussi des organisations plus locales telles que le Hindu Munnani (Front hindou) dans le Tamil Nadu ou le Hindu Jagram Manch dans le Gujarat. Déjà, avant les dernières élections, le BJP était devenu le parti le plus nombreux à l’Assemblée et avait pu former un gouvernement de coalition dirigé par Atal Bihari Vajpayee. En 1999, Sonia Gandhi, à la tête du parti du Congrès, avait réussi à le renverser. Mais le BJP est sorti renforcé des nouvelles élections provoquées par le parti du Congrès. Il ne jouit pas encore d’une majorité absolue, mais son nouveau gouvernement de coalition semble être solidement installé au pouvoir. Aussi longtemps que les partis soutenus par le RSS et les autres mouvements apparentés étaient très minoritaires, leur influence se faisait sentir surtout par des groupes de pression ou dans les rouages de l’administration. Mais à mesure qu’augmentait le poids politique du BJP, ces mouvements devinrent plus audacieux. (…). Depuis que le BJP est au pouvoir, tout se passe comme si les militants fondamentalistes estimaient pouvoir passer à l’action, sans avoir à redouter la répression des autorités gouvernementales. Il peut être risqué de s’en prendre aux musulmans, nombreux et susceptibles de réagir rapidement avec violence ; mais on prend moins de risques en s’en prenant aux minorités chrétiennes. »
11. Il faut noter que les hindous sont plus prudents avec les musulmans qu’avec les chrétiens car si les premiers ne craignent pas de répliquer, les chrétiens ont été invités à ne jamais répondre à la violence par la violence.
12. Cité in HÄNGGI H., op. cit., p. 12.
13. Encore faut-il relativiser cette affirmation. Non seulement, les chrétiens sont très inégalement répartis sur le territoire de l’Inde mais, de plus, dans l’ensemble de la population, leur pourcentage diminue dans la mesure où le taux de natalité chez les chrétiens est plus faible que chez les hindous et les musulmans.
14. HÄNGGI H., op. cit., pp. 14-15.
15. Le 25 juillet 2006, le gouvernement de l’État du Madhya Pradesh, dirigé par le BJP, avait fait voter un projet de loi renforçant la loi anti-conversion de 1968 pour, selon lui, lutter contre les conversions forcées. Toutefois, la loi n’a pu entrer en vigueur, le gouverneur de l’État ayant refusé de la signer. Le dossier a ensuite été transmis à l’adjoint du procureur général, afin de statuer si la loi n’était pas contraire aux principes de liberté religieuse inscrits dans la Constitution indienne. Selon le Solicitor general qui assiste l’Attorney general, cet amendement est ambigu car il restreint l’article 25 de la Constitution indienne qui fait référence au droit fondamental des citoyens de professer, pratiquer et propager la religion de leur choix. L’amendement prévoyait que toute demande de changement de religion devait être soumise à l’autorisation du magistrat du district, 30 jours à l’avance, ce dernier étant libre d’accepter ou de refuser, en fonction de l’enquête réalisée par la police locale. Faute de demande préalable, les personnes concernées encouraient une amende pouvant aller jusqu’à 1000 roupies (18 euros) et toute personne ayant procédé à des conversions sans cet accord était passible d’un an d’emprisonnement et d’une amende de 5 000 roupies (84 euros). Pour l’assistant du procureur, cette loi est « vague et déraisonnable, en ce sens qu’elle ne se concentre pas sur le réel problème », à savoir si la conversion est forcée ou non, « une conversion peut très bien être voulue par une personne, mais si le rapport de police contient une objection, il sera considéré comme défavorable », précise-t-il. Pour Mgr Pascal Topno, archevêque de Bhopal, « cette décision est très utile à l’Église car elle lui permet de résister aux tentatives visant à limiter ses activités », précisant que la motivation politique de départ de ce projet de loi était de « brider » la liberté de conscience. Pour les chrétiens, cet avis est un signe d’espérance. Le P. Anand Muttungal, porte-parole de l’Église catholique au Madhya Pradesh, a qualifié la décision de l’assistant du procureur général de « victoire de la position de l’Église » et du principe de laïcité. (Zenit.org, 5 juillet 2007 et EDA 388, 393, 394, 424, 456).
16. Ce qui explique, comme l’écrit un journaliste que « la violence antichrétienne continue à flageller l’Inde ». En septembre 2008, la cathédrale catholique des Saints-Pierre-et-Paul de Jabalpur (État du Madhya Pradesh) a été incendiée. « Les responsables de l’attaque seraient des membres du groupe radical hindou « Dharm Raksha Sena ». La cathédrale était devenue, à l’occasion de l’Année saint Paul, un centre de diffusion de la pensée paulinienne, proposant un programme de rencontres, de célébrations et d’activités pastorales consacrées à l’apôtre des nationsL’édifice, qui a plus de 150 ans, a subi des dommages irréparables, surtout au niveau de l’autel majeur et des vitraux. Il s’agit de la 3e attaque contre des chrétiens dans cet État, après l’agression du gardien de nuit de l’école du couvent du carmel, le 31 août dernier, et l’incendie d’une église à Ratlam. C’est aussi l’agression la plus grave de ces derniers jours, après les actes de vandalisme contre certaines églises, enregistrés en fin de semaine dernière dans le Karnataka. Les chrétiens d’Inde, affirme un prêtre, « sont traités comme des citoyens de deuxième classe. Ils ne se sentent pas protégés. Pour ne pas compromettre les familles chrétiennes, les prêtres ont dû se réfugier dans les bois ». » ( mailto : [email protected][JANVA] Michel, sur https://www.lesalonbeige.fr/ 22-9-2008).
17. Le poignard symbolique que doivent porter les Sikhs en lieu et place de l’arme réelle qu’ils portaient jadis.
18. C’est à la fin du VIe siècle, dans le bassin du Gange, que le bouddhisme et le jaïnisme sont apparus au sein de l’hindouisme dont ils se sont distingués. Le sikhisme apparut au XVe siècle et s’est inspiré de l’hindouisme et du soufisme.
19. ZANG S., op. cit..
20. Id..
21. Id..
22. S. Zang poursuit : « Quoi qu’il en soit, la politique officielle du gouvernement indien sur ce point est restée inchangée depuis. Elle a été appliquée avec plus ou moins de souplesse selon les époques. Il est arrivé, dans les années 1960 et 1970, que plusieurs dizaines de visas soient accordés la même année sur simple recommandation des évêques, sans que soit vraiment vérifiée la nécessité de faire appel à des « spécialistes » étrangers faute de pouvoir en trouver en Inde. Mais il est arrivé aussi que des missionnaires résidant en Inde depuis des dizaines d’années se voient refuser le renouvellement de leur carte de séjour et soient expulsés, sans qu’on puisse démontrer qu’ils avaient de quelque façon enfreint les lois du pays. »
23. « Tout récemment, un éminent professeur d’écriture sainte, originaire des États-Unis, a été mis en demeure de quitter le territoire indien dans les quinze jours. Il était pourtant entré en Inde très légalement et ne s’était jamais adonné à une activité pastorale ou missionnaire, mais avait simplement assuré l’enseignement à la faculté de théologie du séminaire St Pierre de Bangalore tout en continuant son travail de recherche. » (Id).
24. « Déjà en 1954, dans l’État du Gujarat, un projet de loi fut déposé pour demander que toute conversion soit dûment soumise à une procédure d’enregistrement. Il fut repoussé avec l’appui du Premier ministre Nehru. En 1958, dans le Madhya Pradesh, un projet de loi destiné à interdire la conversion des mineurs fut également repoussé. Entre temps, une commission d’enquête avait été mandatée par le gouvernement de cet État pour étudier le problème des activités missionnaires. Elle était dirigée par un certain M. B. Niyogi, un juge en retraite. Selon son rapport, il y avait effectivement un grand nombre de missionnaires étrangers, notamment des missionnaires américains disposant de fonds considérables, si bien qu’il semblait nécessaire de contrôler plus rigoureusement leurs activités, voire de les expulser, et de veiller à ce que l’argent qu’ils recevaient ne soit pas utilisé à des fins de propagande religieuse. Ce rapport fut l’objet de vives controverses. Catholiques et protestants réagirent d’un commun accord pour défendre leurs droits constitutionnels. Il n’y eut pas d’expulsion massives de missionnaires, mais, peu à peu, le contrôle de l’usage de l’argent devint plus rigoureux et, par la suite, ce rapport fut fréquemment évoqué pour justifier la méfiance à l’égard des activités missionnaires des chrétiens. » (Id.)
25. « Le texte de la loi adoptée dans l’Orissa disait : « Personne ne convertira ou n’essaiera de convertir tout autre personne par la force ou par des moyens frauduleux ou en lui offrant des avantages, ni n’encouragera de telles conversions, sous peine d’une année de prison et/ou d’une amende de 5 000 Rs ». Dans les paragraphes suivants, le sens des mots était spécifié. Le mot « fraude » s’appliquait à « toute présentation fausse des données », y compris, comme devait le préciser un juge, en faisant croire à de pauvres gens que Dieu leur demandait de changer de religion ! Le mot « avantage » s’appliquait à toutes sortes de biens, les « avantages matériels ou autres », sans exclure les biens spirituels. Aux termes de cette loi, grâce à l’imprécision des mots, on pouvait interdire toute conversion. La constitutionalité de cette loi fut attaquée devant la Haute Cour de l’Orissa qui la déclara « ultra vires » en 1972. [Cette formule juridique employée surtout en matière de succession signifie simplement ici, selon l’étymologie : « au-delà des pouvoirs », c’est-à-dire « inconstitutionnel »]._ + La loi adoptée dans le Madhya Pradesh abordait le problème différemment. Elle exigeait simplement que toute conversion soit rapportée aux autorités civiles. Mais le seul fait de devoir leur signaler les conversions donnait aux autorités civiles bien des moyens de les décourager_. » (Id.).
26. « …au prix d’une curieuse argutie : selon ce jugement, l’article 25 de la Constitution ne donne pas le droit fondamental de convertir quelqu’un à sa propre religion, mais simplement de « transmettre et de diffuser sa religion en exposant son enseignement. Il faut tenir compte du fait que l’article 25 garantit la liberté de conscience à tous les citoyens et pas seulement aux adhérents de telle religion. Il s’ensuit donc qu’il n’existe pas de droit fondamental de convertir quelqu’un à sa propre religion car, si une personne entreprenait délibérément d’en convertir une autre, ce qui est distinct de l’effort de transmettre et de diffuser les enseignements de sa religion, elle ne respecterait pas la liberté de conscience garantie à tout citoyen ». » (Id.).
27. Id..
28. « Il n’est pas sans intérêt d’ajouter cependant que les législateurs avaient sous-estimé la capacité de ces populations tribales à déci der par elles-mêmes ce qui leur convenait. L’accès de l’Arunachal Pradesh était interdit aux missionnaires chrétiens, mais les résidents de cet État avaient la possibilité d’aller chercher dans l’État voisin de l’Assam une éducation à laquelle ils n’avaient pas accès chez eux. Certains furent admis dans des écoles dirigées par des chrétiens. Ils découvrirent la foi chrétienne et se firent baptiser. Repartis chez eux, ils devinrent eux-mêmes des messagers de l’Évangile. Assez rapidement se formèrent de nouvelles communautés chrétiennes qui, en dépit des risques que cela comportait, surent faire prévaloir leurs droits, si bien qu’aujourd’hui le gouvernement ne peut que constater l’existence dans cette région de l’Inde de chrétiens relativement nombreux. » (Id.).
29. « A en croire les diatribes des militants, on pourrait se demander si la survie de l’hindouisme ne serait pas en danger en raison du nombre des conversions au christianisme. Or, on a déjà vu que, selon les dernières statistiques, le pourcentage des chrétiens en Inde est en diminution. Il est assez probable que cette diminution continuera parce que, d’une part, le taux de natalité est plus faible chez les chrétiens que chez les hindous et les musulmans et, d’autre part, depuis déjà pas mal d’années, il y a peu de conversions au christianisme. Il y a eu aussi, semble-t-il, quelques rares cas de chrétiens qui revenaient à l’hindouisme - ce qui, selon les militants hindous, ne peut être appelé « conversion » parce qu’il s’agit d’un simple retour à la religion ancestrale ! Ces mêmes hindous parlent souvent de « conversions forcées » - ce qui pour un chrétien n’a aucun sens, puisqu’on ne peut devenir disciple du Christ que par une adhésion libre et personnelle à sa personne et à son enseignement. d’ailleurs, comme l’écrivait récemment un journaliste, on n’a jamais pu déceler un seul cas de « conversion forcée » au christianisme en Inde depuis l’indépendance. Reste ce que des hindous considèrent comme des conversions « frauduleuses » parce que les missionnaires feraient miroiter à des populations ignorantes les avantages que leur vaudrait un changement de religion. En fait, il est arrivé, et il arrive encore, que des hindous, ou plus souvent des populations tribales qui n’ont jamais vraiment adhéré à l’hindouisme, perçoivent dans l’intérêt que leur manifestent des chrétiens et dans l’aide qu’ils leur apportent un espoir, un moyen d’échapper à leur misère, et que, par la suite, ils demandent à devenir chrétiens. C’est ainsi qu’au mois de février 1999, dans l’État du Gujarat, alors que la campagne anti-chrétienne battait son plein, 600 dalits du village d’Undhai ont demandé à devenir chrétiens pour « en finir avec le boycott social et économique » que leur imposait la haute caste des patels et pour « protester contre l’impuissance du gouvernement à les protéger ». Bien sûr, il appartient alors aux responsables des communautés chrétiennes de veiller à ce que les considérations d’ordre économique ou social ne soient pas les seules à motiver leur démarche d’ordre religieux ! Mais, face à de telles démarches de la part de groupes de dalits opprimés par des hindous mieux placés dans l’échelle sociale, on est en droit de se demander si l’opposition farouche de ces derniers à toute conversion est motivée principalement par des considérations d’ordre religieux ! Leur préoccupation principale ne serait-elle pas de sauvegarder leur position dominante qui leur permet d’exploiter sans problème une main-d’œuvre bon marché ? L’aide proposée par des chrétiens peut affectivement amorcer un processus de réflexion chez des personnes qui ont toujours connu des conditions de vie particulièrement difficiles dans la société hindoue, et cette réflexion peut éventuellement aboutir à un changement de religion. Ce fut le cas, semble-t-il, pour les dalits de la région de Ranchi, dans le Bihar, que le P. Lievens et d’autres jésuites aidèrent dans leurs luttes pour faire prévaloir leurs droits vers la fin du XIXe et le début du XXe siècle. Ils forment aujourd’hui des communautés chrétiennes relativement nombreuses et florissantes. Certains dirigeants hindous sont d’ailleurs tout à fait conscients de la nécessité d’améliorer l’image de marque de l’hindouisme sur ce point (…). Au mois de février 1999, à Mangalore, lors de grandes manifestations anti-chrétiennes, une haute personnalité de l’hindouisme a demandé aux manifestants de « lutter contre les inégalités qui prévalent dans l’hindouisme ». Est-ce en raison de telles considérations que le Premier ministre proposa récemment que soit organisé un grand débat, au niveau national, au sujet des conversions ? Les dirigeants chrétiens n’apprécièrent pas cette initiative, parce qu’ils ne voulaient pas que soit remis en jeu le droit que la Constitution donne à tout citoyen de l’Inde de « propager » sa religion. C’est malheureusement un objectif auquel des militants hindous n’ont toujours pas renoncé, même s’ils essaient de l’obtenir par des moyens détournés. Tout récemment encore, le BJP, qui est au pouvoir dans le Gujarat, a introduit devant l’Assemblée de l’État un nouveau projet de loi qui limiterait considérablement le droit des chrétiens à propager leur foi. Tout compte fait, comme l’a écrit récemment un ancien collaborateur du Times of India, le Dr Olav Albuquerque, dans un article intitulé « The big Lie » (le gros mensonge), il n’est pas difficile de déceler derrière toutes ces croisades pour une défense de l’hindouisme et un arrêt des conversions des affirmations mensongères. Il n’est pas vrai que l’hindouisme soit en danger à cause du nombre des conversions ; il n’est pas vrai qu’il y ait des « conversions forcées » ; il n’est pas vrai que toute action humanitaire de la part des chrétiens soit entreprise dans le seul but de faire des conversions ; il n’est pas vrai que les chrétiens soient moins patriotiques que les hindous. » (Id.).
30. Cité par ZANG S., id..
31. « En 1985, le tribunal suprême de l’Inde débouta l’appel d’un intouchable devenu chrétien qui plaidait pour conserver ses droits à des avantages spéciaux, en dépit de sa conversion au christianisme. Dans les attendus du jugement, on trouvait des considérations pour le moins curieuses : le tribunal n’avait pas de doute sur le fait que les intouchables hindous ou sikhs étaient dans le besoin, mais le plaignant n’avait pas réussi à prouver que les intouchables chrétiens étaient pareillement dans le besoin !Tout récemment encore, une délégation des responsables nationaux des communautés chrétiennes, ayant demandé à rencontrer le Premier ministre actuel, lui présentèrent un mémorandum dans lequel ils demandaient, entre autres choses, que soit mis fin à cette discrimination gravement injuste à l’encontre des dalits chrétiens. On ne connaît pas la réponse du Premier ministre ; mais on peut difficilement espérer qu’elle soit positive. En effet, il a été porté au pouvoir par des mouvements qui n’ont jamais caché leur opposition à la présence chrétienne en Inde. On devine même que c’est en raison des pressions exercées par ces mouvements que de telles mesures discriminatoires furent instaurées et maintenues » (Id.).
32. NAYAK Anand, Les violences dans l’hindouisme, in Religions et violences, Sources et interactions, Symposium sous la direction de Anand Nayak, Editions universitaires, Fribourg, Suisse, 2000, p. 97.
33. « De multiples manifestations ont été organisées, certains regroupant parfois des centaines de milliers de personnes, parmi lesquelles on trouvait non seulement des chrétiens mais aussi des musulmans et parfois des hindous. Certains des crimes perpétrés contre les chrétiens ont en effet soulevé une indignation quasi générale, en particulier le viol des religieuses et le meurtre du missionnaire australien et de ses deux enfants. Au cours de ces manifestations, les chrétiens demandent que justice soit faite, que les coupables soient identifiés et punis et que des mesures soient prises pour mettre fin à ce harcèlement des chrétiens. Soucieux d’éviter tout dérapage, les évêques ont demandé que les réactions « restent profondément chrétiennes ». Ils ont rappelé les valeurs chrétiennes du pardon et de la réconciliation. Il s’agit en effet non seulement de ne pas répondre à la violence par la violence, mais aussi de veiller à ce que les appels pour que les coupables soient arrêtés et punis ne véhiculent pas un relent de vengeance ou de haine qui n’aurait rien d’évangélique. Du côté chrétien, on s’efforce aussi d’éviter toute provocation. C’est ainsi qu’un très important rassemblement qui avait été prévu dans l’État d’Orissa pour le 1er décembre 1999 fut annulé. On avait espéré réunir 500 000 chrétiens, venant de plusieurs États, pour des journées de prière. Mais le VHP ayant fait circuler des tracts pour protester contre ce rassemblement, les organisateurs décidèrent d’y renoncer. » (Id.).
34. « Les responsables des communautés chrétiennes ont aussi essayé d’entrer en dialogue avec les mouvements fondamentalistes hindous. A leur initiative, le 18 décembre 1998, eut lieu une rencontre entre, d’une part, les principaux dirigeants du RSS et du BJP et, d’autre part, une délégation chrétienne dirigée par Mgr Alan de Lastic, président de la Conférence épiscopale catholique et du Forum des chrétiens. Selon les participants, elle s’avéra utile. Il y eut des discussions très franches autour des « perceptions et appréhensions » des uns et des autres. Du côté chrétien, on comprit un peu mieux comment la présence chrétienne en Inde était perçue par les militants hindous. Les hindous, quant à eux, apprécièrent, semble-t-il, d’entendre les chrétiens les assurer de leur profond attachement au pays et à sa culture. « Une initiative de paix », « un pas significatif » déclarait à la fin de la rencontre le secrétaire général du BJP, Narendra Modi. On formula aussi le souhait qu’il y ait d’autres rencontres avec des « discussions plus approfondies ». En définitive cependant, cette tentative de dialogue n’aboutit à aucun engagement concret et n’apporta guère d’amélioration dans les relations entre chrétiens militants et hindous, puisqu’il y eut de nouveau une longue série d’attaques contre les communautés chrétiennes tout au long de l’année 1999. » (Id.).
35. C’est ainsi qu’en 1999, par exemple, le FCUDH a préparé un rapport mentionnant 116 cas d’agression violentes dont certaines mortelles. « Le ministre de l’Intérieur de l’époque a lui-même présenté ce rapport au Parlement, authentifiant par le fait même l’exactitude de ces données. Lors de son intervention devant les députés, il a d’ailleurs donné l’assurance aux chrétiens que les auteurs de ces attaques seraient punis. » (Id.). Ce qui n’a pas empêché les attaques de continuer.
36. « Jusqu’à présent cependant, la Constitution reste inchangée et la loi continue de garantir la liberté de religion. Les chrétiens peuvent se rassembler, manifester, publier des journaux et des livres, se déplacer librement. Ils peuvent acquérir des biens et les gérer, diriger des institutions, etc. Lorsqu’ils sont victimes d’agressions, ils peuvent demander que justice soit faite au nom de la loi. » (Id.).
37. Deux exemples illustrent ce ballotement du pouvoir : « Il avait (…) été question de faire de l’an 2000 en Inde l’année du Christ ! Sous la pression des militants hindous, ce projet fut abandonné. Mais, au début de l’année, le Premier ministre a solennellement mis en circulation un timbre dessiné par un artiste chrétien pour commémorer le 2000e anniversaire de la naissance du Christ. Il en a profité pour dire que « l’enseignement du Christ était pertinent pour notre monde et notre époque » et que « les valeurs indiennes traditionnelles s’opposaient à toute discrimination à l’encontre des minorités religieuses ». » En 2008, le gouvernement a cédé aux exigences des extrémistes : « Dans l’État du Gujarat, le gouvernement local, avec l’accord du gouvernement central, a levé l’interdiction qui était faite aux fonctionnaires de participer aux activités du RSS. Il s’ensuit, par exemple, que désormais les agents de police peuvent participer aux activités des groupes activistes, que les enseignants peuvent diffuser cette idéologie dans les écoles, etc. » (Id.).
38. Id..
39. Dans cette Exhortation apostolique, Jean-Paul II a salué les traditions religieuses de l’Asie mais il a aussi rappelé que le message évangélique doit être porté à toutes les nations : « L’Église a le respect le plus profond pour ces traditions et elle cherche à engager un dialogue sincère avec leurs adeptes. Les valeurs religieuses qu’elles enseignent attendant leur accomplissement en Jésus-Christ. » (6) C’est pourquoi, « conscients du caractère essentiellement missionnaire de l’Église et dans l’attente pleine d’espérance d’une nouvelle effusion de l’Esprit Saint au moment où l’Église entre dans le nouveau millénaire, les Pères du Synode ont demandé que cette Exhortation apostolique post-synodale présente quelques directives et orientations à ceux qui œuvrent dans le vaste champ de l’évangélisation en Asie » (42).

⁢b. L’hindouisme en question ?

Reste un problème. Nous avons vu que quelques grandes personnalité indiennes estiment que la tolérance religieuse est ancrée dans la tradition hindoue.⁠[1] Et, effectivement, si l’on peut considérer le bouddhisme comme une dissidence par rapport à l’hindouisme, il n’a pas provoqué de remous, pas plus que le jaïnisme. Quant aux sikhs, ils n’eurent de problèmes qu’en raison de leurs velléités d’indépendance politique. Mais toutes ces traditions et bien d’autres encore, toutes ces « expériences multiples, souvent hétérogènes (…) ont pourtant ceci de commun d’être nées en terre indienne ».⁠[2]

Les chrétiens, eux, jusqu’à une époque récente, ont été bien accueillis dans la mesure où, l’hindouisme « n’est pas une religion aux contours bien déterminés. (…) L’hindouisme n’attend pas de ses adeptes qu’ils adhèrent à des croyances précises. Il n’est donc pas aisé de déterminer ce qui est conforme à l’hindouisme et ce qui ne l’est pas. » De plus, pour l’hindouisme, « il y a diverses façons d’atteindre l’absolu et plusieurs voies de salut ». Ce qui explique qu’« on aurait (…) du mal à trouver soit dans ses livres sacrés soit dans les écrits et pratiques des représentants les plus connus et les plus respectés de l’hindouisme, des encouragements à l’intolérance religieuse. Nulle part on ne trouve d’appel à une guerre sainte. Il n’est même pas question de l’expansion de l’hindouisme. En fait, l’hindouisme n’est pas une religion à vocation universelle. C’est plutôt une religion liée à un terroir, avec ses lieux saints (rivières et montagnes sacrées, divers lieux de pèlerinage, etc.). On naît hindou, on ne le devient pas. »[3] Ce qui, nous l’avons vu a conduit à associer, au XXe siècle, nationalisme et religion mais n’explique pas encore comment les adeptes rigoureux d’une religion réputée tolérante peuvent recourir à la violence. Autrement dit, comment un hindouiste peut-il justifier sa violence au nom de sa religion ?

Nous avons tendance, en Occident, à associer la non-violence de Gandhi à l’hindouisme alors que Gandhi a transformé profondément le sens de l’ahimsâ brahmanique⁠[4] : « En relisant ce concept à travers un prisme de valeurs chrétiennes qu’il rapportait d’Angleterre et d’Afrique du Sud, [Gandhi] a cru plutôt redécouvrir ses racines dans sa propre culture reformulées en termes occidentaux et s’en est emparé avec d’autant plus de passion. » De plus, « en associant des notions orientales et occidentales, Gandhi fait passer la non-violence du domaine religieux à celui du combat révolutionnaire. » Il disait : « La non-violence m’est un credo, le souffle de ma vie. Mais je ne l’ai jamais proposée à l’Inde comme un credo… je l’ai proposé au Congrès comme une méthode politique destinée à résoudre des problèmes politiques. »[5] La non-violence est utilisée comme un moyen efficace pour mobiliser les Indiens en vue de leur indépendance dans le cadre d’un État moderne qui, en principe, doit se fonder sur la volonté générale. Mais le choix de Gandhi est aussi moral. Et ceci, nous le verrons par suite, est très important : « Les moyens, disait-il, sont comme la graine et la fin comme l’arbre. Le rapport est aussi inéluctable entre la fin et les moyens qu’entre l’arbre et la semence… On récolte exactement ce que l’on sème. »[6] Comme nous allons le voir, « l’idée de la non-violence chez Gandhi n’est pas une pure interprétation de la tradition hindoue. Les auteurs émanant du christianisme et la personne de Jésus lui-même l’ont profondément marqué », en particulier le Sermon sur la montagne.⁠[7] Un mouvement nationaliste indépendantiste et religieux comme le RSS, par exemple, n’a pas adhéré à la politique non-violente de Gandhi ni au soutien que celui-ci apporta aux musulmans même si Gandhi a été influencé aussi par la bhakti traditionnelle. Cette « dévotion qui fait participer le fidèle à la personne et à l’essence de la divinité qu’il adore »[8], est « le sommet de l’expérience spirituelle ».⁠[9]

Quelle est alors la tradition dont se réclament les mouvements cités qui prétendent en défendre la pure interprétation ?

Il faut bien sûr la chercher dans les textes sacrés de l’hindouisme, dans les Veda, le Bhagavadgîtâ, les Upanisad, le Mahâbhâratâ, la Râmâyana, la Loi de Manu et d’autres textes encore.

On constate très vite que violence et, disons, non-violence sont mêlées : « les violences et non-violences hindoues sont complexes » et « elles sont décrites à travers des images ambigües ».⁠[10] Dans les textes les plus anciens (Veda), on découvre que dès l’origine, dès sa fondation, le monde est violent. d’une part, les récits de guerre entre dieux, humains, démons abondent à côté de l’évocation de l’ahimsâ. d’autre part, le sacrifice occupe aussi une place essentielle. Le sacrifice est lié à l’apparition du brahmanisme : « le brahmane, situé au sommet du système des castes, peut, sans problème, défendre par la violence sa position qui est le résultat de la qualité extraordinaire des ses vies antérieures. »[11] Si le sacrifice occupe une telle place (une place que contestera le bouddhisme) c’est parce que le premier homme sacrifié par les dieux donna naissance au monde, aux êtres et aux ordres. Dès lors, « si l’ignorance des dieux et des êtres entraîne dans le monde la diversité et la confusion, le prêtre, en faisant le sacrifice quotidien, rétablit cette unité et cette harmonie dans le monde. »[12]

Comment alors justifier la violence et le sacrifice, en particulier, face à la loi de l’ahimsâ (« ne pas causer de mal ») ?

Il existe un ordre cosmique et sociétal préétabli, le dharma « qui prime, en tant qu’ordre global, sur toute forme de considération individuelle et d’évaluation de type moral (…). »⁠[13] Il faut maintenir ou restaurer cet ordre, sans cesse menacé de désordre. Il y a une violence légitime, nécessaire et une violence condamnée, anarchique qui dérègle le monde et la vie (adharma). Toute violence qui maintient le dharma est acceptée. Sont nécessaires et légitimes quatre formes de violences :

  • la violence sacrificielle. On dira que la violence pratiquée dans le sacrifice est non-violence. On ne dira pas, en sanscrit, « tuer » un animal mais « faire consentir l’animal, faire que l’animal dise qu’il est d’accord »[14]. Non seulement le sacrifice est consenti mais il « vise à un changement d’état, d’être. »[15]

  • la violence royale, quels que soient ses moyens, pour protéger, punir, maintenir le dharma. La guerre sera interprétée comme sacrifice nécessaire pour rétablir l’ordre socio-cosmique. La violence des rois qui défendent leur royaume, comme celle des dieux, des brahmanes, des cultivateurs est jugée seulement en fonction des conséquences bénéfiques ou maléfiques. Elle est une qualité de la vie si elle est employée pour le bien et non pour le profit personnel ou par colère. Pour rétablir la justice, elle est un devoir à accomplir sans égoïsme.⁠[16] Aujourd’hui, elle « n’est point lettre morte, mais au contraire se retrouve aujourd’hui encore dans d’innombrables réflexions politico-religieuses. Elle sera profondément contestée par Gandhi. »[17] 

  • le châtiment tel qu’il est décrit par la Loi de Manu

  • la violence intériorisée, tournée vers soi et acceptée donc.

C’est ici que se situe l’ahimsâ. L’ahimsâ  : « n’est pas une réponse à une violence anarchique et destructrice, (…) n’est pas le simple contraire de la violence, mais correspond et répond à la violence conditionnée et légitime. » Enfin, ce concept « n’a pas surgi d’un milieu d’oppressés, mais est le fruit de réflexions nées dans le milieu ascétique (…). » En fait, l’ahimsâ est orientée vers la libération spirituelle : elle « promulgue la tentative d’intérioriser la violence sacrificielle et de faire de sa personne le lieu du sacrifice dans l’idée de pouvoir se défaire, en évitant l’acte de tuer, des conséquences inhérentes à un tel acte » Celui qui ainsi prend sur lui la violence, « s’immole lui-même pour accéder à un autre ordre, reconnu comme supérieur. Le renonçant ne veut pas s’investir personnellement dans l’action, car toute action est une forme de violence. » Donc l’ahimsâ n’est pas motivée par le bien de l’autre, l’entente entre les hommes mais par « le salut individuel et la sortie du monde »[18]. Dans cette perspective, on ne subit pas la violence, on la légitime en agissant au nom du dharma ou en se détachant de l’action en se libérant par la voie de l’ahimsâ.

Cette loi de l’ahimsâ qui ne se confond pas, comme nous allons le voir avec la non-violence de Gandhi est une loi générale. En effet, « toute la quête spirituelle de l’Inde se fonde sur l’expérience-clef du samâdhi, décrite comme l’atteinte d’un niveau de conscience parfaitement harmonieux, accordé à la Réalité absolue : une fois résolus tensions et conflits liés aux couples d’opposés (…), toutes les notions divergentes d’intérieur-extérieur, moi-autrui… s’unifient dans la Conscience absolue du Brahman ou du Soi, et la violence s’évanouit d’elle-même. »[19] Dans ce travail d’apaisement, pour diminuer voire détruire la violence qui gît au cœur de l’homme et empoisonne ses actes, est recommandée la violence contre soi représentée par le yoga qui maîtrise les sens par la méditation et d’autres techniques pour purifier l’être de ses pulsions. L’homme violent a l’esprit malade, il doit donc l’assainir. Toutefois, ces techniques comme la nourriture employée comme médication restent propres au sujet et ne peuvent toucher à la violence sociale ou à l’injustice personnelle ou collective.⁠[20]

Ceci dit, on comprend mieux à présent l’originalité de la vision de Gandhi. Non seulement il ne rejette pas toute violence⁠[21] mais il considère que le fait de ne pas tuer et, plus profondément, le souci du salut personnel dans l’ahimsâ sont moins importants que l’intérêt pour autrui et pour le bien-être social. L’ahimsâ n’est pas d’abord abstinence mais « acte de vie, (…) engagement total dans une perspective spirituelle et politique ».⁠[22] Cette prééminence de l’intérêt humanitaire permet de traduire ahimsâ par amour qui « consiste à se sacrifier pour le bien des autres ».⁠[23] L’amour purifie, donne un sens élevé à la vie, permet aux hommes de s’unir et de vivre ensemble sans violence.⁠[24] L’amour implique « une discipline (…) exigeante, rigoureuse, dont les vertus cardinales sont la sincérité, l’ouverture, la non-crainte, le sacrifice, l’humilité, l’amour absolu de la vérité, la tolérance et la discipline. »[25] L’ahimsâ est donc plus que le contraire d’himsâ (violence), elle n’est pas faiblesse mais courage car il en faut pour aimer son ennemi. C’est un sacrifice (yajña) c’est-à-dire « un acte ayant pour but le bien d’autrui, accompli dans l’espoir d’aucune récompense, temporelle ou spirituelle ».⁠[26]

On voit ici la nouveauté de Gandhi par rapport à la tradition. Le renoncement n’est pas purement spirituel ni purement individuel. Il se vit dans l’histoire et le salut concerne l’ensemble de la société. La libération accompagne l’engagement social. L’ascétisme (tapas) qui peut aller jusqu’à l’offrande de sa vie est l’arme suprême⁠[27] non pour abolir les conséquences de ses actes mais pour changer le monde, en l’occurrence obtenir la libération de l’Inde. Cette nouveauté, on s’en rend compte, brise l’ordre brahmanique et a provoqué des réactions violentes. C’est un hindou qui a tué Gandhi au sortir d’une séance de prière pour des raisons « à la fois d’ordre religieux, idéologique et politique. »[28]

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L’hindouisme et le bouddhisme sont-ils des religions iréniques ? Elles peuvent être vécues dans un esprit de paix et de tolérance mais pour des motifs politiques, sociaux, culturels, ethniques, elles peuvent fournir des justifications à la violence ou même l’inspirer.

Que dire alors des religions réputées bellicistes ?

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1. Il faut aussi noter que lorsqu’on parle de « tradition hindoue », on convoque, en réalité, toute une série de croyances diverses. Il s’agit davantage d’une « ligue » ou d’un « faisceau de religions » que d’une religion proprement dite. Les Indiens d’ailleurs ne parlent pas d’hindouisme mais de dharma, c’est-à-dire « l’Ordre global et contraignant des choses ». Ils emploient « plus volontiers encore l’expression sanâtana dharma, « l’Ordre permanent » des êtres et des choses, ou encore le varnâshrama dharma, l’Ordre du monde qui régit chaque être selon sa catégorie (varna) en lui assignant un effort particulier (âshrama) d’ordre moral, spirituel ou social. » (Rel).
2. Rel.
3. ZANG S., op. cit.
4. L’obligation de « ne pas causer de mal » enseignée par les brahmanes, ceux qui agissent par la connaissance et le verbe, les prêtres qui forment la première des quatre grandes castes : après les Brahmanes (prêtres),viennent les Kshatriya (guerriers), puis les Vaishya (commerçants) et enfin les Shudra (serviteurs). Ceux qui appartiennent à ces groupes sont les Hindous de caste, les autres, les Intouchables, étant des Hors-castes.
5. NAYAK Anand, Les violences dans l’hindouisme, in op. cit., p. 92.
6. Cité in NAYAK Anand, id..
7. NAYAK Anand, op. cit., p. 94: « C’est le Sermon sur la Montagne qui m’a fait aimer Jésus. J’ose dire que je n’ai jamais été intéressé par le jésus historique. Peu importe si quelqu’un a prouvé que l’homme nommé Jésus n’a jamais existé, et si ce qui est raconté dans les Évangiles est une invention de l’imagination de ceux qui les ont écrites. Car le Sermon sur la montagne serait encore vrai pour moi. Par conséquent, en lisant toute l’histoire sous ce jour, il me semble que le christianisme reste encore à être vécu, à moins que l’on dise que là où il y a un amour illimité et aucune idée de vengeance, c’est la christianisme qui est vécu. Mais alors il dépasse toutes les frontières et tout enseignement livresque. C’est quelque chose d’indéfinissable qui ne peut pas être prêché aux hommes, qui ne peut pas être transmis de bouche à oreille, mais du cœur au cœur. Mais le christianisme n’est généralement pas compris dans ce sens… » (GANDHI, Discours à une assemblée de chrétiens, Noël 1931).
8. Universalis. « Une amitié caractérise, dans cette atmosphère, les rapports du dieu et de ses dévots. Les cultes populaires ont dû, de tous temps, connaître cette attitude religieuse ; assimilant leur divinité familière à l’un des grands dieux de l’hindouisme, ces petits groupes ont transféré à celui-ci le même sentiment d’intimité. Parce que la bhakti s’exprime par des rites simples, offrande de fleurs, de parfums, d’u n peu d’eau, elle est accessible à tous, contrairement aux sacrifices anciens compliqués et dispendieux. Ceux-ci, de plus, prônaient le sacrifice d’animaux, réprouvé par la doctrine de la non-nuisance (ahimsa) dont l’importance croissait : « Si quelqu’un m’offre avec dévotion une feuille, une fleur, un fruit ou de l’eau, j’apprécie ce présent, fait avec dévotion, du fidèle à l’âme pieuse » (Bhagavad Gita, IX, 26). Par ailleurs, les groupes de bhakti s’écartent de l’attitude traditionnelle en abaissant, souvent même en supprimant, les barrières de la caste –du moins au point de vue religieux ; en face de la divinité, l’amour des fidèles les rend tous égaux (…). » (Id.)
9. BURGER Maya, Violence et non-violence, modèle et contre-modèle dans le contexte de l’Inde moderne, in Religions et violences, op. cit., p. 139. M. Burger est docteur en sciences sociales et politiques spécialisée en anthropologie indienne, professeur à la faculté de théologie et de science des religions à l’Université de Lausanne.
   op. cit., p. 139.
10. Id., p. 67. Comme le montre POGGI Colette, (Violence et Conscience, Etude sur la fonction sotériologique de la violence dans le shivaïsme du Cachemire, in Religions et violence, op. cit.), le panthéon lui-même est ambigu. « Dès ses origines, la civilisation indienne (…) développe (…) vénération et crainte envers une puissance divine capable de violence : dans les mythes, démiurges, anti-dieux, et divinités, tel Rudra-Siva, revêtent un aspect terrifiant ; de même l’archétype du sacrifice védique, le démembrement de l’Homme cosmique, les pratiques ascétiques tapas…etc., participent d’un processus de déstructuration sinon de destruction. » (p. 99) Ainsi, Kâli, déesse de la destruction est représentée nue, avec la peau noire, le regard féroce et la langue tirée. Elle porte un long collier descendant parfois jusqu’à ses genoux, composé de crânes humains et souvent un page formé de bras coupés. Elle tient une tête décapitée dans une main et une épée dans l’autre. Dans certaines représentations, elle a plusieurs paires de bras, représentant les points cardinaux. Lorsqu’elle entre en fureur, sa danse met le monde en péril, aussi Shiva, s’interpose-t-il entre les pieds de la déesse et la terre. Elle est la force qui détruit les esprits mauvais et protège les dévots. Elle fut la déesse tutélaire des Thugs, des assassins rituels présents au Bengale et en Orissa, au XIXe siècle, que les Britanniques combattirent jusqu’à les faire disparaître dans les années 1830.
   Shiva, surtout sous sa forme primordiale, est aussi « est un dieu sauvage et redoutable ; il incarne la férocité destructrice de la divinité du Feu (Agni) ainsi que son pouvoir d’illumination. » Cette violence est symbolisée par « la difformité de son troisième œil (…) d’où jaillit l’étincelle du feu destructeur ». Par sa danse, il « détruit le périssable, les liens de la servitude et, de cette manière, met un terme à la destruction négative dont la nature humaine est victime. » (pp. 106-107).
   De ces mythes ambivalents, on peut estimer avec Colette Poggi que trois éléments importants sont suggérés : « -l’existence d’une violence imposée à la nature divine de l’homme, -la présence d’une violence inhérente à la conscience, initiatrice du jeu cosmique, -le bien-fondé d’un usage « thérapeutique » de la violence afin de déjouer l’illusion et de susciter une transformation salvatrice. » (p. 108). La violence permet donc le « passage d’une conscience individuelle bornée et conditionnée à une conscience universelle, à la connaissance de la plénitude et de l’instant. » (p. 125). C. Poggi est docteur en philosophie, elle enseigne le sanscrit et la pensée indienne dans divers centres universitaires en France.
11. NAYAK A., op. cit., p. 66. Inversement, dans ce monde hiérarchisé selon la Loi de Manu, tuer un brahmane est plus grave que tuer un « hors caste », un dâlit, dirait-on aujourd’hui. (Cf. HOUTART Fr., La violence au nom de la religion, in Concilium, n° 272, 1997, p. 11).
12. NAYAK A., op. cit., p. 70.
13. BURGER Maya, op. cit., p. 131.
14. Id..
15. POGGI Colette, op. cit., p. 101.
16. Le Mahâbhârata reconnaît que l’ahimsâ n’est pas toujours praticable et, qui plus est, que la violence est une loi de la nature : « Je ne vois personne subsister en ce monde par la pratique de ahimsâ. En effet, les plus forts vivent des plus faibles. La mangouste mange des souris, comme le chat la mangouste. Le chien mange le chat comme une bête de proie le chien. Quant à l’homme, prince, il les mange de tous. Vois comment va le Temps et comme tout ce qu’il y a de créatures mobiles et immobiles sert de nourriture à l’être vivant. Celui qui sait que tout cela a été prescrit par le destin-daiva, selon la moins mauvaise tradition- n’est pas troublé. O roi, sois donc tel que tu as été créé. Car les sots qui, contrôlant leurs colères et leurs joies, se retirent comme ascètes dans la forêt, ne se procurent pas de quoi vivre sans tuer. Nombreux sont les êtres vivant dans l’eau, sur le sol et dans les fruits. Et il n’est pas vrai que personne ne les tue : avec quoi d’autre pourrait-on subsister ? La logique nous apprend qu’il y a des êtres minuscules et qu’un battement de paupière suffit pour les mutiler à mort. On voit des ascètes dépourvus de colère et d’égoïsme quitter leur village et, tout désemparés, reprendre dans la forêt les règles de leur vie de famille : ils fendent la terre, arrachent des plantes, des arbres, tuent des oiseaux, du bétail. Ces hommes célèbrent des sacrifices et gagnent le ciel. » (15, 20-28). De plus, la violence du roi, bénéfique et pure d’intention, est nécessaire : « Sans avoir frappé l’ennemi aux points vitaux, sans avoir accompli des exploits, sans avoir mis à mort comme un pêcheur ; [le roi] n’obtient pas une grande splendeur –srî. Celui qui ne tue pas n’a ni renommée, ni richesse, ni sujets ici-bas. C’est seulement par le meurtre de Vitra qu’Indra est devenu le Grand Indra. Seuls les dieux meurtriers reçoivent un culte en ce monde : meurtrier est Rudra, ainsi que Skanda, Sakra, Agni, Varuna, Yama : meurtriers sont le Temps, le Vent, la Mort, Kubera, le Soleil, les Vasu, les Marut, les Sâdhya, les Visvedeva, ô Bhârata. Les gens qui ont tâté de la souffrance se prosternent devant ces dieux, jamais devant Brahmâ, Dhâtr ou Pûsan. Seuls quelques-uns, très pacifiques dans leurs propres actes, s’inclinent devant des dieux qui restent neutres devant toutes les créatures, maîtres d’eux-mêmes et adonnés à la paix. » (Id., 15, 14-19).
17. Id., p. 133.
18. Id., pp. 134-135.
19. POGGI Colette, op. cit., pp. 98-99. C. Poggi est docteur en philosophie, elle enseigne le sanscrit et la pensée indienne dans divers centres universitaires en France.
20. Traditionnellement, l’Inde a développé une « science de la longue vie » - âyurveda – qui s’est construite sur l’affirmation d’un lien intime entre l’esprit et le corps. (Cf. NAYAK A., op. cit., pp. 85-91 ; JEANNOTAT Françoise, Ayurvéda : massages à l’huile, bains de vapeur et petites plantes. Les dessous d’une douceur annoncée, in Religions et violences, op. cit., pp. 149-161). Fr. Jeannotat est professeur à l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne.
21. Du propre aveu de Gandhi, la non-violence, telle qu’il l’entend, « n’autorise pas à fuir devant le danger et à laisser sans protection ceux qui nous sont chers. S’il faut choisir entre la violence et la fuite peureuse, je ne peux que préférer la violence à la couardise. » (Cité in NAYAK A., op. cit., p. 93).
22. BURGER M., op. cit., p. 139.
23. Id., p. 141.
24. Gandhi écrit : « L’amour donne toujours, ne prend jamais, souffre toujours, ne se venge jamais ». Cité in BURGER M., op. cit., p. 140. La souffrance dont il est question, « sorte d’auto-immolation sacrificielle, est ainsi la voie qui mène à la victoire dans la relation aux autres. Ahimsâ comprise dans ce sens, devient une arme de conversion qui vise l’obtention des buts escomptés, notamment politiques, comme par exemple lors de négociations avec l’ennemi. La souffrance, qui se base sur un authentique sentiment d’amour, oblige l’autre à réaliser son tort. Pour faire preuve d’un tel amour, nous dit Gandhi, il faut être imprégné de la conviction de l’omniprésence divine. Sans cette conviction, ahimsâ est inconcevable. » (Id.).
25. BURGER M., op. cit., p. 140. L’auteur s’appuie sur la Lettre à l’ashram, op. cit., pp. 29-119.
26. GANDHI, Lettres à l’ashram, Albin-Michel, 1937, p. 103, ( L’ashram est un ermitage). A propos de la finalité des actes, notons que Krishna, dans le Bhagavadgîtâ, insiste non sur l’abstention de tout acte mais sur le détachement complet de la conséquence de l’acte. Ce détachement (tyâga) est « l’abandon de ce qu’on offre aux dieux en sacrifice ». (NAYAK A., op. cit., p. 76). Pour Gandhi, les conséquences pour soi ne comptent pas mais bien les conséquences pour autrui.
27. « Je cherche, dit Gandhi, à émousser complètement l’épée du tyran, non en le heurtant avec un acier mieux effilé, mais en trompant son attente de me voir lui offrir une résistance physique. Il trouve chez moi une résistance de l’âme qui échappera à son étreinte. Cette résistance d’abord l’aveuglera, ensuite l’obligera à s’incliner. » (Cité in NAYAK A., op. cit., p. 93).
28. BURGER M., op. cit., p. 146. L’arrivée au pouvoir en 2014 du parti nationaliste hindou (Bharatiya Janata -BJP) a entraîné une augmentation des persécutions contre les chrétiens alors que l’Inde n’a pas de religion officielle. (Cf. www.cath.ch , 3 septembre 2019).

⁢Chapitre 5 : L’Islam

« L’Islam est religion et cité »[1]

Les auteurs qui présentent le bouddhisme et l’hindouisme comme des religions iréniques accusent en même temps le judaïsme, le christianisme et l’Islam d’être des religions bellicistes.

Ici, nous ne traiterons que de l’Islam, la tradition judéo-chrétienne occupera à elle seule tout un volume, tant sont nombreuses les questions à son propos.

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Le terrorisme islamiste contemporain⁠[2] a popularisé l’idée que l’Islam⁠[3] était violent par essence. Mais Elie Barnavi nous a mis en garde : « il y a les textes sacrés, et il y a ce que les hommes en font »[4]. « Les Écritures sont des auberges espagnoles, on y vient avec ce qu’on a et l’on y trouve ce qu’on veut ».⁠[5]Ainsi, conclut-il, « il n’y a pas de vrai islam. La lecture de l’émir d’al-Qaida est aussi « vraie » que celle de n’importe qui. Elle est simplement criminelle »[6].

Il est vrai, nous le savons, qu’il est toujours possible de projeter dans un texte, même sacré, ses propres désirs et de l’utiliser pour justifier ses choix personnels. Il est vrai aussi qu’en ce qui concerne l’islam tout particulièrement, l’absence d’une autorité centrale et d’autre part, comme nous allons le voir, le refus trop général de soumettre le Coran à une investigation scientifique, le rend malléable. Mais ces remarques ne nous dispensent pas de nous pencher sur les textes et de les interroger.

Il est certes possible à travers le Coran⁠[7] de trouver une légitimation de la violence.

Si, dans nombre de versets⁠[8] Mahomet donne simplement des conseils qui relèvent de la prudence ou de l’art militaire face à des ennemis⁠[9], en de nombreux endroits, le prophète précise de quelle manière forte il faut traiter les polythéistes, les idolâtres, les immoraux, les violents, les « gens du Livre » (juifs et chrétiens principalement), les « hérétiques » musulmans.⁠[10]

Certains commentateurs⁠[11] disent « l’Islam, comme tout monothéisme, valorise la paix (silm ou salâm) qu’il assimile à la sécurité, au Salut et parfois à l’islam lui-même par dérivation sémantique de la même racine (S.L.M.). la formule de salutation entre les musulmans est « salut et paix sur vous » (salam ‘alaykum) : ceux qui croient entre dans la Paix (2, 208). Dieu dirige sur le chemin du Salut (salâm) (5, 16). » Mais, ces mêmes commentateurs soulignent que « la guerre, bien qu’elle soit détestable, a une finalité légitime » à condition qu’elle soit sainte. Et elle l’est lorsqu’elle est déclarée « contre les non-musulmans, les païens et les gens du Livre (juifs et chrétiens). Les païens doivent être islamisés et les gens du Livre peuvent garder leur religion en contrepartie de l’impôt de capitation »[12]. Quant aux guerres d’intérêt général, elles ne sont pas saintes. « Elles ont lieu entre musulmans, notamment pour le rétablissement de l’ordre public confessionnel contre les rebelles, les renégats et les brigands. Les règles de la guerre varient selon qu’elles sont saintes ou d’intérêt général ».

A propos de la manière de traiter les « gens du Livre » décrite dans le Coran, on cite le verset 29 de la sourate 9 qui évoque l’impôt de capitation : « Tuez tous ceux qui ne croient pas en Allâh ni au dernier jour, et qui n’interdisent pas ce qu’Allâh et son Apôtre ont interdit, et quiconque ne pratique pas la religion de la vérité, parmi ceux qui ont reçu le Livre, jusqu’à ce qu’ils aient payé le tribut de leurs (propres) mains et qu’ils soient humiliés. »

Pour Redissi et Lane, « le texte est clair, et son exégèse constante confirme le devoir de combattre les gens du Livre. La seule note positive consiste à dire, de la part des interprètes, que l’humiliation signifie, par euphémisme, que les prescriptions islamiques les régissent. »[13]

Pour Edouard Montet⁠[14], ce passage est « très embarrassant », d’une « interprétation difficile » : « Si le texte en est sûr, il signifierait que les idolâtres et les gens du Livre, c’est-à-dire les Juifs et les Chrétiens, infidèles à leur propre religion, doivent être mis à mort. Quant aux gens du Livre fidèles à leur religion, ils doivent être soumis à la capitation, et par ce fait mis en état d’infériorité. Mais est-ce bien là le sens du verset ? S’il s’agit des Juifs et des Chrétiens, ce verset est en contradiction avec les déclarations très nettes et très positives de Mahomet (5, 73 et 85) qui sont très favorables non seulement aux Juifs et aux Chrétiens, mais aussi aux Sabéens[15]. Mais « ceux qui ont reçu le Livre » sont-ils dans ce passage les Juifs et les Chrétiens ? S’agit-il, comme on l’a pensé quelquefois, des adorateurs du feu, qui eux aussi avaient des livres religieux (le Zend-Avesta)[16], et que l’on désignait sous le nom de Mages au temps de Mahomet ? ».

Quant aux versets « positifs » de la sourate 5 évoquée, que disent-ils ?

Le verset 73 déclare : « En vérité, ceux qui croient (les Musulmans), et ceux qui sont Juifs, et les Sabéens, et les Chrétiens, et quiconque croit en Allâh et au jour dernier, et qui fait le bien, il n’y aura pas de crainte pour eux et ils ne seront point affligés ». Ce verset est apparemment en contradiction avec le verset 79 de la sourate 3: « Celui qui désire autre chose que l’Islam comme religion, cela (ce culte) ne sera pas accepté par Lui (Allâh), et lui sera dans l’autre monde (du nombre) de ceux qui perdent. »

Le verset 85, toujours dans la sourate 5, dit : « Tu trouveras certainement que les plus forts ennemis de ceux qui croient (les Musulmans) sont les Juifs et les païens. Et tu trouveras certainement que ceux qui sont les plus proches par l’amour de ceux qui croient (les Musulmans), sont ceux qui disent : « En vérité, nous sommes Chrétiens. » C’est parce qu’il y a parmi eux des prêtres et des moines, et parce qu’ils ne sont pas orgueilleux. » Or ce verset très favorable aux Chrétiens, est inséré dans une sourate où les jugements sévères contre les Juifs et les Chrétiens abondent. Au verset 17, par exemple, on lit « Et quant à ceux qui disent : « En vérité, nous sommes chrétiens », Nous avons accepté (aussi) leur alliance, (mais) ils ont oublié une partie de ce dont ils devaient se souvenir. (Aussi) avons-Nous excité parmi eux l’inimitié et la haine jusqu’au jour de la résurrection. Allâh leur dira (alors) ce qu’ils ont fait. » Au verset 19: « Ils sont dans l’erreur ceux qui disent : « En vérité, Dieu c’est le Messie, le fils de Marie. » Dis-(leur) : « Qui peut en quelque manière maîtriser Allâh, s’Il veut détruire le Messie, le fils de Marie, et sa mère et la totalité de ceux qui sont sur la terre ? ». Au versets 40 et 41: « Quant à ceux qui ne croient pas, si tout ce qui est sur la terre et autant encore, et qu’avec cela ils offrissent une rançon pour le châtiment du jour de la résurrection, elle ne serait pas acceptée de leur part ; (mais) à eux (est réservé) un châtiment douloureux. Ils voudront sortir du feu, mais ils n’en sortiront pas ; car à eux (est réservé) un châtiment éternel. » Ou encore, le verset 76: « Ils sont incroyants ceux qui disent : « En vérité, Dieu est le messie, le fils de Marie. » Mais le Messie a dit : « O Enfants d’Israël ! Adorez Dieu, mon Seigneur et votre Seigneur ». En vérité, celui qui donne des associés à Allâh, Allâh lui interdit le Paradis, et sa demeure sera le Feu de (l’Enfer) ; car pour les injustes il n’y aura personne qui les secoure. »

Ces contradictions frappent et embarrassent tout lecteur non-musulman qui, en toute bonne foi et sans a priori, ouvre pour la première fois le Coran. Et nous avons vu qu’un spécialiste des langues orientales comme Edouard Montet ne sait que penser.

Pour Redissi et Lane, le problème vient du fait que « le Texte et les lecteurs ont mal grandi ensemble »[17]. Certains lecteurs, dirons-nous. Une majorité non-instruite ou mal instruite lit encore le Coran comme au temps du Prophète, au temps de la conquête, au temps des croisades ou au temps de la colonisation. Beaucoup jettent les versets les plus durs à la face d’un Occident jugé immoral et à celle des aux régimes apostats cautionnés par cet Occident ⁠[18]. Il n’empêche que « l’Islam, de nos jours, ne manque pas (…) de voix qui prônent, au nom de ses propres valeurs, la paix et la concorde entre les hommes et les peuples. Mais ce sont, malheureusement, des voix minoritaires. On pourrait même affirmer, sans grand risque de se tromper, qu’aux yeux de la masse musulmane, ce sont des voix défaitistes, suspectes, en collusion avec l’ennemi, qui ne peuvent mener qu’à la résignation et à la perpétuation de la domination des infidèles. »[19] Comme jadis, l’Islam a été, a posteriori, utilisé pour justifier la conquête, il est détourné aujourd’hui au profit d’une idéologie terroriste.

Nous disons idéologie car nous ne sommes pas sûrs encore que l’Islam induise nécessairement cette vision, cette seule vision. Peut-être est-elle le fruit d’une lecture possible, mais partielle, tendancieuse et dépassée.

Il nous faut donc aller plus loin d’autant plus que du côté occidental, l’existence d’une idéologie islamiste permet d’entretenir et de cautionner des réflexes voire des politiques racistes, xénophobes, nationalistes, identitaires ou sécuritaires.

Prenons, tout d’abord, le mot jihâd traduit très souvent par l’expression « guerre sainte » qui est elle-même ambigüe. En arabe, le mot guerre, au sens habituel du terme, est harb. Jihâd se traduit plus correctement par « effort sur le chemin de Dieu », « effort contre soi-même en vue d’une perfection »[20]. C’est en ce sens qu’il s’agit d’une « guerre sainte ». Il s’agit d’une prescription qui oblige l’ensemble des musulmans : « la Communauté comme telle (oumma) doit toujours poursuivre son « effort » pour continuer à faire régner et étendre sur terre « les droits de Dieu et des hommes » prescrits par le Coran »[21]. L’ »effort sur le chemin de Dieu » peut être armé si le territoire musulman est attaqué ou envahi mais il ne s’agit pas d’une guerre d’extermination car le but est toujours d’établir « les lois de Dieu ». Cet « effort armé » a suivi les règles ordinaires des guerres suivant les époques. A l’époque contemporaine, le jihâd armé a été parfois entendu comme « propagande missionnaire » et le jihâd plus largement comme tout « effort de culture ou de civilisation », comme « mobilisation des énergies en vue de grands travaux qui contribueront à l’indépendance économique d’un pays, une acculturation arabe, une propagande pour éveiller le sens civique d’un peuple ».⁠[22] Une « lutte contre la pauvreté et le retard » peut être appelée jihâd.⁠[23] L’essentiel est, dans tous les cas, une intériorisation de cet « effort » comme le révèle un hadîth qui « rapporte qu’au retour d’une expédition militaire, le prophète disait : « Nous voici revenus du petit jihâd pour nous engager dans le grand jihâd, l’effort de l’âme ». »[24] Dans la tradition soufie qui privilégie l’intériorisation, l’amour de Dieu, la contemplation, l’ascétisme, c’est, bien sûr, le « grand jihâd » qui est mis en valeur et que l’on doit mener contre les vices et les passions.⁠[25]

Par ailleurs, si nous nous sommes attardés aux versets de « guerre », il faut reconnaître qu’il y a autant de versets consacrés à la paix qu’il n’y en a consacrés à la guerre, des versets qui prônent le respect de la vie innocente⁠[26] et la tolérance⁠[27]. On a relevé dans le Coran « 124 (…) versets qui appellent les musulmans à la patience, à la tolérance, à l’amnistie et au pardon ».⁠[28]

A première vue, ce mélange incite à penser que chaque lecteur mettra en évidence ce que bon lui semble. Mais vu le « désarroi du lecteur non-arabisant »[29], il faut avant tout apprendre à lire le Coran.⁠[30] Et ce n’est pas chose simple.

Tout d’abord, si l’établissement d’un texte original arabe pose déjà problème⁠[31], la langue arabe elle aussi est une difficulté car elle « agit non par sa logique, mais par la subtilité infinie de ses allusions »[32]. d’autre part, toujours en suivant l’avis des spécialistes, quand on parle du Coran en Islam, « il ne s’agit pas du Livre en l’état premier de sa simple littéralité » mais du « Coran tel d’abord qu’il est chanté et physiquement entendu » et comme nous le verrons plus loin, « tel qu’il est lu, interprété, médité, commenté et compris par le musulman dans sa Communauté »[33]. Enfin, d’une traduction à l’autre, le texte peut prendre des colorations fort différentes. Des traductions ont été faites, à certaines époques d’affrontement entre chrétiens et musulmans, avec l’intention de rendre le texte désagréable au lecteur occidental. Nombre de traductions ont été faites à partir d’autres traductions ce qui rend le texte encore plus improbable. Pour un musulman, la traduction du Coran est impossible puisqu’il s’agit d’un texte miraculeux, d’essence divine. Toute traduction ne peut être qu’un commentaire (tafsîr) mais, au début du XXe siècle, « il fut admis qu’un musulman ignorant l’arabe, pouvait lire le qu’ran dans une traduction convenable qu’il était autorisé à utiliser légitimement même pour réciter ses prières. »[34]

Se pose ensuite le problème de l’ordre des sourates.

Certaines sourates correspondent à la période de La Mecque⁠[35] d’autres à celle de Médine, d’autres encore pendant l’hégire. Pour certaines, les avis divergent. De plus, des parties d’une même sourate ont été révélées à Mahomet en des lieux et des époques différentes. Quoi qu’il en soit, traditionnellement, les musulmans disent : « que l’ordre des sourates soit défini par arrêté prophétique ou par décision des compagnons, nous nous devons de le respecter (…) » et « l’ordre des versets au sein des sourates est (…) défini par arrêté du Prophète (…) sans aucune divergence parmi les musulmans. Gabriel révisait et étudiait le Coran avec le Prophète chaque Ramadan et lui indiquait l’emplacement de chaque verset et l’ordre des versets de chaque sourate (…) ».⁠[36]

Les sourates sont approximativement classées dans un ordre de longueur décroissant, mis à part la première sourate qui est, en fait, une prière d’introduction.⁠[37]

Ceci dit, cet ordre déroute de nouveau le lecteur occidental car les 114 sourates⁠[38] ainsi disposées « n’ont entre elles aucun lien logique ou chronologique ». De plus, « rares sont celles qui traitent d’un seul sujet (…) ou même paraissent construites avec une certaine logique. »[39] Différentes éditions ont proposé un ordre chronologique⁠[40] qui ferait revivre l’itinéraire du Prophète. d’autres se sont construites sur d’autres critères.

Ces remarques nous entraînent à nous poser la question de savoir s’il faut accepter telle quelle la tradition musulmane ou la soumettre, comme on l’a fait pour la Bible, aux méthodes modernes d’analyse. Beaucoup de savants (au sens occidental du terme) musulmans le souhaitent mais se heurtent à l’affirmation farouche que le Coran est incréé ou « pré-créé », parfait, inimitable, inaltérable, éternel et si divin que, pour « certains musulmans, un infidèle touchant le qu’ran commettrait déjà un sacrilège ».⁠[41]

« L’orthodoxie islamique, continue A. Chouraqui, affirme avec une intransigeance sans faille que le qu’ran vient entièrement d’Allah, tandis que la critique coranique y décèle l’oeuvre humaine d’un prophète de génie nourri non seulement d’une inspiration divine mais encore de traditions, d’histoires et d’enseignements diffusés, en Arabie, par rabbis et moines fidèles aux traditions bibliques. L’islam libéral atteste que cette opinion hétérodoxe est néanmoins compatible avec maintes traditions islamiques fort anciennes »[42]

Pour en revenir aux contradictions dont nous sommes partis, les musulmans orthodoxes diront qu’« il n’y a nulle contradiction dans le Coran. Le verbe coranique brille par son éloquence et son extrême précision si bien que le signifiant et le signifié sont parfaitement en harmonie, ne s’écartent guère l’un de l’autre et véhiculent un sens précis en fonction du contexte. »[43]

Il n’empêche que l’Islam orthodoxe a développé des règles d’exégèse qui peuvent se résumer ainsi : « Les savants de tous les temps, nous dit-on, reconnaissent deux catégories d’exégèse (tafsir) : (…) l’exégèse par tradition, (…) l’exégèse par l’opinion juste, et selon un ijtihâd correct fondé sur les sciences et les connaissances citées précédemment ». Cette dernière exégèse s’appuie toujours sur la tradition. « Celui qui interprète le livre de Dieu -Exalté soit-il- se doit de chercher son sens dans le Coran lui-même. S’il ne l’y trouve pas, qu’il le recherche dans la Sunna authentique et avérée[44]. S’il ne l’y trouve pas, qu’il les recherches dans les propos des Compagnons en évitant les narrations faibles ou controuvées ainsi que les israélismes (…). S’il ne trouve pas ce qu’il cherche dans les propos des Compagnons, qu’il cherche dans les propos des Successeurs. L’accord de ces derniers sur une chose indique -avec une forte probabilité- qu’ils le reçurent de la part des Compagnons. En cas de divergence, qu’il choisisse la meilleure opinion et qu’il donne l’avantage _ l’opinion la mieux appuyée par des preuves. S’il ne trouve rien dans leurs propos pouvant servir d’interprétation pour un verset, car ces propos sont jugés faibles, controuvés ou faisant partie des israélismes rapportés par les gens du Livre qui embrassèrent l’Islam, alors qu’il emploie sa raison au mieux et qu’il n’épargne aucun effort à condition qu’il possède tous les instruments de l’ijtihâd (effort intellectuel de déduction à partir des textes). Ce faisant, il doit respecter les règles suivantes…​ »[45] Notons que cette dernière exégèse, par l’opinion et l’ijtihâd, est interdite par certains auteurs.

L’exégèse est nécessaire, nous dit-on encore, à cause d’une « faiblesse ». Ce sont les narrations intruses, mensongères, inventées, introduites par les « gens du Livre », ce sont des paroles et des faits non vérifiés.

Par ailleurs, certains versets sont dits mansûkh (abrogés) car une révélation ultérieure dans d’autres versets vient les modifier ou les corriger selon une théorie qu’on a appelée théorie de l’abrogation qui s’appuie sur ce verset : « Nous n’abrogerons (aucun) verset (de ce livre), ni n’en ferons oublier (un seul par toi), sans en apporter de meilleur ou de semblable. Ne sais-tu pas qu’Allâh est puissant sur tout ? ».⁠[46] On a donc conclu que les versets les plus récents abrogeaient les plus anciens et que les plus récents étaient les plus durs.

En ce qui concerne le problème de la violence précisément, « les ulamas[47] , dans leur grande majorité, reconnaît un musulman, justifient systématiquement l’emploi des méthodes violentes et de la contrainte physique à l’encontre des musulmans récalcitrants, dans certains cas, et à l’encontre des non-musulmans, dans d’autres cas, en recourant au principe de l’abrogation (naskh). Ainsi tous les textes -et ils sont fort nombreux- qui prônent la bonne parole et le pardon, et plus généralement une attitude conciliante ou une remise du sort de l’indélicat et du non-croyant à Dieu et à l’au-delà, sont, selon l’interprétation dominante, pour ainsi dire caducs depuis le jour où l’Islam, la seule religion vraie, a eu triomphalement par la force le dessus sur ses adversaires.

Autrement dit, quiconque soutient que ce n’est pas l’Islam, en tant que tel, qui justifie la violence, doit savoir qu’il heurte de front la lecture majoritaire des textes fondateurs (…)« .⁠[48]

d’autres⁠[49] affirment que « les versets les plus belliqueux du Coran n’ »abrogent » pas, en réalité, ceux qui sont plus tolérants et pacifiques. »

Se basant sur une « analyse rhétorique » c’est-à-dire sur l’art de la composition du texte, Michel Cuypers estime que le désordre du texte n’est qu’apparent et qu’il faut lire les versets dans leur contexte pour en faire apparaître le sens. Or, si on replace le fameux verset 2, 100 dans son contexte, on remarque qu’il répond à une protestation des Juifs qui estimaient que Mahomet avait modifié dans sa récitation du Coran des versets de la Torah. Donc, c’est la révélation ancienne de la Torah qui est abrogée et non une ancienne révélation coranique. Dès lors, les extrémistes islamistes ne peuvent plus se servir « de l’argument de l’abrogation pour considérer notamment que les versets les plus durs de la sourate 9 (…) incitant les musulmans à combattre les infidèles, abrogent à peu près 130 versets plus tolérants qui ouvrent les voies d’une coexistence pacifique entre les musulmans et les autres communautés.(…) Les extrémistes estiment (comme déjà certains commentateurs anciens) que la sourate 9 est la dernière sourate révélée, abrogeant notamment les versets plus « ouverts » et tolérants de la sourate 5, alors que tout, dans cette dernière, montre qu’il s’agit d’un texte-testament, qui clôt la révélation. »

d’autres encore⁠[50], par contre, pensent que c’est « en réactivant et en rénovant la théorie de l’abrogation » qu’on arrivera, par exemple, à dépasser les versets les plus violents à l’égard des juifs et des chrétiens, pour que, le Coran, souhaitent-ils, « s’arrête définitivement et irréversiblement sur le verset (…) : « Ceux qui croient, les juifs, les sabéens, les chrétiens qui croient en Dieu et au jour dernier, et qui pratiquent la vertu, seront exempts de toute crainte et ne seront pas affligés. »[51]

Plusieurs savants estiment que ces débats sur l’abrogation ou la non-abrogation sont inutiles et qu’il est plus important de distinguer l’essentiel du circonstanciel. « L’Islam est en effet, comme toute religion, un système de croyances et de valeurs d’où découlent des normes et des rites appropriés. Mais les systèmes religieux ne sont point désincarnés, ils sont véhiculés par des hommes mus par toutes sortes d’intérêts et vivant dans des contextes historiques déterminés. d’où certaines permanences d’une part, et certaines ruptures d’autre part. » A partir de là, Abdelmajid Charfi⁠[52] entreprend de chercher les facteurs qui, dans le passé, ont favorisé une vision violente de l’Islam. Il en relève trois : la persistance des guerres qui induit que la guerre est une fatalité, la pauvreté due au sous-développement, aux situations coloniales et post-coloniales, et, enfin et surtout l’oubli de la distinction qu’il faut faire « entre le message prophétique de Muhammad, d’une part, et la pratique historique des Musulmans, ainsi que la production exégétique et théologique, intellectuelle et théorique, qui a prétendu le concrétiser fidèlement, d’autre part. » C’est ainsi, pour notre auteur, le message a été « perverti sous le poids des différentes pesanteurs historiques. » Quel est l’essentiel du message ? C’est une incitation « à toujours plus de paix, de justice, de liberté, d’égalité et de respect de la dignité humaine. » Dès lors, une « saine interprétation du Coran » doit distinguer « les valeurs centrales qu’il véhicule et les solutions conjoncturelles qui se sont imposées au Prophète » notamment lorsqu’il doit faire face aux attaques de la tribu arabe des Koraichis ou aux persécutions des juifs, à Médine. Les sourates violentes sont presque toutes médinoises. Par la suite, les Ulamas n’ont pas respecté « l’état d’esprit qui régnait au temps de la révélation » : les fondateurs de l’empire musulman « avaient un besoin urgent de justifier leur oeuvre et de la couvrir d’une légitimité religieuse », ils ont considéré « qu’ils sont les fidèles continuateurs du prophète, en procédant à une subtile utilisation des mêmes termes pour qualifier ses combats défensifs et leur offensive militaire systématique contre les pouvoirs en place dans la zone qui va de l’Inde à l’Atlantique. » C’est là, pour Charfi, « la clef de la réputation qui a été faite à l’Islam, comme religion de la violence. » Cette confusion était d’autant plus facile qu’à cette époque où l’emploi de la force scandalisait moins qu’aujourd’hui, la victoire était le signe d’une supériorité religieuse et la défaite celui d’une punition de Dieu. Aujourd’hui, beaucoup de musulmans estiment qu’ils sont des croyants fidèles dans la mesure où ils continuent à glorifier la force comme l’ont fait les premières générations réputées infaillibles. C’est pourquoi Charfi ne craint pas de déclarer que « le problème des Musulmans est, en fin de compte, un problème de retard historique » indépendamment du fait qu’il n’y a pas de magistère ni de distinction entre spirituel et temporel. L’Islam est fondamentalement un message de paix mais ce qui l’empêche d’agir dans ce sens s’appelle: « misère, ignorance, analphabétisme, chômage, corruption, despotisme, domination de la force brutale, économisme débridé, pensée unique, etc.. »

La pensée unique se manifeste spécialement lorsqu’un musulman initié aux méthodes de l’exégèse scientifique telle qu’elle s’est s’élaborée à l’époque contemporaine, tente de scruter la révélation coranique pour « opérer une nette distinction entre la dimension événementielle des faits et des comportements présentés et leur contenu dogmatique. » Ainsi, lorsque l’intellectuel égyptien Muhammad Ahmad Khalaf Allah⁠[53] se prépare en 1947 à présenter sa thèse sur L’art des récits anecdotiques dans le Coran, il se verra refuser le droit de la défendre et devra rédiger une autre thèse pour obtenir en 1952 son titre de Docteur ès Lettres.⁠[54] L’intention de l’auteur était de considérer le Coran comme une autre œuvre littéraire afin de bien « saisir le signifié au delà du signifiant ».

Il ne manque pas d’intellectuels musulmans⁠[55] pour souhaiter un renouvellement de l’exégèse : « Une nouvelle exégèse, ne reniant pas forcément les richesses et les acquis positifs du passé, est nécessaire, et elle a besoin d’un climat d’aventure, d’échange, et de tension pour être à jour, et répondre à toutes les inquiétudes. En créant ce fertilisant climat de tension, qui avait dramatiquement manqué à l’Islam durant des siècles, le dialogue peut avoir pour rôle de sortir les musulmans de leur faux confort, et d’ouvrir de nouveau leurs coeurs et leurs oreilles au Message de Dieu. Car si la Parole de Dieu, comme le croit tout musulman, est éternelle, il en découle forcément que, quoique révélée dans le temps et l’espace, elle transcende aussi la temporalité et spatialisation, pour être toujours et partout audible, présente et constamment neuve. Elle doit donc être perçue et reçue, non d’une manière statique, mais comme une somme de virtualités et de potentialités qui doivent être sans cesse actualisées par une interrogation toujours recommencée. Cette exigence n’est pas forcément révolutionnaire. Elle est celle de nombreux exégètes du passé qui avaient été justement fascinés par la richesse de significations du mot coranique, qui brise les barrières habituelles du langage sous la poussée exubérante des virtualités. d’où la nécessité d’écouter Dieu avec nos oreilles d’aujourd’hui, dans l’instant constamment présent. La relance d’une exégèse moderne, cumulant à la fois la prudence et les audaces, en prise directe sur les angoisses, les inquiétudes et les interrogations de notre temps, est donc la condition sine qua non pour que Dieu ne soit pas exproprié du monde, et redevienne présent dans l’agir humain. Elle ne peut se développer ailleurs que dans un climat du dialogue avec tous, croyants et incroyants ».⁠[56]

Il est vrai qu’une investigation scientifique peut être révolutionnaire et risque de mettre à mal bien des idées fermement enracinées dans la mémoire musulmane.

Michel Cuypers en est bien conscient. Si un nombre croissant d’intellectuels musulmans dénoncent les manipulations politiques du texte et « réclament une étude scientifique du texte, comme les chrétiens l’ont fait pour la Bible », il n’empêche que « le chemin est évidemment beaucoup plus long et laborieux, et (que) les résultats en sont imprévisibles ». Il est certain que « la manière la plus efficace de lutter contre la violence et le terrorisme des extrémistes islamistes serait d’imposer, dans le cycle d’éducation des jeunes, la lecture de l’Encyclopédie du Coran, fruit de ce type d’approche scientifique et critique du Livre ». Mais « la grande difficulté, au Moyen-Orient, est que l’éducation repose essentiellement sur la tradition et la mémorisation, et non sur la réflexion et l’esprit critique. » ⁠[57]

On peut sans peine imaginer le séisme qui serait provoqué dans le monde musulman par la diffusion de l’œuvre du chercheur belge Edouard-Marie Gallez⁠[58]. Dans sa thèse de doctorat Le messie et son prophète, Aux origines de l’Islam[59], l’auteur rassemble, poursuit et consolide les intuitions d’un certain nombre de chercheurs qui remettent en question les théories classiques sur les origines de l’Islam et du Coran⁠[60]. L’ouvrage, iconoclaste aux yeux d’un musulman, explique les « contradictions » et les obscurités en en défendant la thèse d’une compilation de textes plusieurs fois manipulés.

Pour ce qui est du contenu, E.-M. Gallez défend l’idée qu’« à l’origine de l’Islam, on trouve un groupe de judéo-chrétiens ou plutôt de judéo-nazaréens hérétiques, qui ont tenté d’instrumentaliser les Arabes pour conquérir « le Terre ». Finalement, les Arabes de Mahomet et de Umar ont oublié leurs mentors (ou les ont exterminés) tout en développant les virtualités théologico-politiques d’une idéologie en incubation depuis le début de l’ère chrétienne. »[61]. Pour cette secte judéo-nazaréenne, « le salut n’est pas spirituel, il ne passe pas par une réforme intérieure que l’on nomme conversion. » Dans leur vision du monde, les appartenances communautaires distinguent et séparent deux groupes : les fils des ténèbres et les fils de la lumière. Le monde vit dans l’« affrontement du dar al-islâm, le domaine où l’islam est instauré comme loi du pays et où les non-musulmans sont soumis, et le dar al-harb ou le domaine de la guerre c’est-à-dire les pays et institutions à conquérir puisque Dieu les a donnés aux musulmans. » Cette vision est à l’origine judéo-nazaréenne et tire sa force d’un christianisme « contrefait » dans lequel Jésus n’est pas le « Fils de Dieu venu visiter son peuple » mais le « Messie suscité par Dieu ». Enlevé au ciel avant sa crucifixion et remplacé sur la croix par un sosie, il ne redescendra que lorsque « le Pays (la Palestine) sera débarrassé de la présence étrangère et que le temple sera rebâti par les vrais croyants. » Les continuateurs arabes passeront de la Terre d’Israël à la terre tout entière donnée par Dieu aux vrais croyants. Telle est la source du terrorisme islamique ; les terroristes « croient sincèrement sauver le monde puisqu’ils pensent détenir la recette de son salut. Or, l’importance d’une telle fin justifie les moyens : que vaut la vie d’un homme, ou celle de quelques millions d’hommes, si le salut du monde est en jeu ? C’est là où se trouve la perversion totale de ces idéologies capables de transformer des hommes paisibles et pacifiques en assassins, comme on le voit aujourd’hui en de nombreux pays. »⁠[62]

Dans une analyse très pointue du verset 256 (257 dans mon édition) de la sourate 2, traduite la plupart du temps « Pas de contrainte en matière de religion », E.-M. Gallez, met en évidence une violence « douce » qui échappe au lecteur non-averti.⁠[63] Littéralement, il faudrait traduire « pas de contrainte dans la religion ». S’agit-il de la religion en général ? En se référant à l’exégèse classique de Tabârî⁠[64], le plus célèbre des historiens et des commentateurs de l’Islam considéré par certains comme le plus grand savant islamique de tous les temps, E.-M. Gallez considère qu’il faut traduire le verset par « Pas de contrainte dans l’Islam ».⁠[65] C’est-à-dire que nul ne peut être contraint à embrasser l’Islam. Ce verset viserait notamment les « gens du livre » dans la mesure où ils acceptent la « capitation »⁠[66]. Poussant plus loin son investigation philologique à la lumière des autres emplois des mots traduits par « contrainte » et religion », l’auteur en arrive à cette traduction : « Pas de trouble dans le culte à rendre à Dieu » qui s’harmonise parfaitement avec la suite du verset :  »Le bon chemin se distingue en effet de l’errance…​ Dieu est le Patron de ceux qui croient : Il les fait sortir des ténèbres à la lumière. Mais ceux qui kafarent (« ceux qui « recouvrent » et empêchent le chemin de Dieu » selon 1,47 ; autrement dit les mécréants impies condamnés à l’enfer) ont pour patrons les tâghût (démons rebelles ou entités idolâtres): ceux-ci les font sortir de la lumière aux ténèbres ».

Avec la même rigueur, l’auteur examine les autres versets qui, dans le Coran, sont utilisés pour fonder l’idée de tolérance (9,6 ; 5,48 ; 10, 99-100, 5,32 ; 18,29) et conclut qu’ »hormis le verset 5,32 (35 dans notre édition) et à condition de revenir au texte tel qu’il figurait très vraisemblablement sur le feuillet originel, aucun passage du Coran ne permet de fonder autre chose qu’une tolérance islamique, refusant tout respect aux non musulmans. Ce qui est compréhensible : le respect des personnes suppose toujours une certaine égalité devant Dieu. Ceci est impensable et expressément nié (par exemple en 6,165 et 16,75). Dieu Lui-même est dit placer Ses fidèles au-dessus des autres et leur enseigner à mépriser les non musulmans, qui ne possèdent au mieux qu’un droit provisoire d’exister avant d’aller en enfer. »[67]

E.-M. Gallez soulève en fait le problème de la dhimma c’est-à-dire du pacte qu’un État régi par la charia passe avec un non-musulman pour en faire un dhimmi, un allié ou protégé. Ce statut s’applique essentiellement aux « gens du livre » qui moyennant le paiement de la capitation (jizya) sont exempts de certaines obligations (comme l’aumône « zakât » obligatoire ou le service militaire) en échange d’une protection pour leur personne et leurs biens.⁠[68]

De nouveau, les interprétations et applications du principe diffèrent suivant les lieux, les époques et les commentateurs, suivant aussi les circonstances soit que la dhimma ait été acceptée avant ou après un combat, par exemple.

Les musulmans se plaisent à souligner que Mahomet fut un pionnier dans le dialogue interreligieux en rappelant notamment qu’il avait conclu un pacte avec les chrétiens du Sinaï au monastère Ste Catherine.⁠[69] Il s’agit peut-être d’une légende mais deux autres textes du VIIe siècle sont tout-à-fait authentiques : le pacte de Narjan et surtout le pacte de Umar le plus souvent cité.

Le pacte de Najrân est considéré comme le plus libéral accordé aux chrétiens de « Najrân et alentours » après leur soumission à l’autorité du prophète de l’Islam. Il protège « leurs biens, leurs personnes, la pratique de leur culte, leurs absents et présents, leurs familles et leurs sanctuaires, et tout ce qui grand et petit, se trouve en leur possession ». Il stipule « aucun évêque ne sera déplacé de son siège épiscopal, ni aucun moine de son monastère, ni aucun prêtre de sa cure, aucune humiliation ne pèsera sur eux, ni le sang d’une vengeance antérieure à la soumission, ils ne seront ni assemblés ni assujettis à la dîme, aucune troupe ne foulera leur sol et lorsqu’un d’eux réclamera son dû, l’équité sera de mise parmi eux, ils ne seront ni oppresseurs ni opprimés et quiconque d’entre eux pratiquera dans l’avenir l’usure, sera mis hors de ma protection, aucun homme parmi eux ne sera tenu pour responsable de la faute d’un autre ».⁠[70]

Plus souvent cité est, à la même époque, le pacte de Umar ou Capitulations de Umar. Ce calife établit un pacte avec les chrétiens de Syrie qui servit de modèle en de nombreux lieux vis-à-vis des juifs, des samaritains, des chrétiens, nestoriens, sabéens, zoroastriens, hindous, le plus souvent indigènes des territoires conquis. Voici le texte tel qu’il a été partiellement abrégé avec quelques variantes mineures par Ibn ‘Arabî, le maître du soufisme⁠[71]:

« Ils (les chrétiens) ne bâtiront pas de nouvelle église, ni de couvents ni de cellules ni d’ermitages dans leurs villes ou dans les territoires avoisinants. Ils ne renouvelleront pas (ces lieux), de sorte qu’il faut les laisser tomber en ruine ; ils n’empêcheront pas les musulmans (d’utiliser) leurs églises de telle façon que ceux-ci (les musulmans) puissent y séjourner pendant trois nuits et ils (les chrétiens) leur fourniront la nourriture.

Ils (les chrétiens) ne donneront pas l’hospitalité à des espions, et ils ne cacheront aux musulmans aucun genre de conspiration (qu’il y ait) contre eux ; ils n’enseigneront pas le Coran à leurs fils ; ils ne manifesteront pas leur associationisme (shirk)⁠[72] ; ils n’empêcheront pas leurs proches d’embrasser l’Islam, s’ils le désirent.

Ils montreront du respect aux musulmans, et ils se lèveront de leurs sièges quand ceux-ci (les musulmans) voudront s’y asseoir ; ils ne se feront semblables aux musulmans en rien de ce qui concerne le vêtement, le chapeau, le turban, les sandales et la coiffure ; ils ne prendront ni les noms ni les titres des musulmans.

Ils (les chrétiens) ne chevaucheront pas sur la selle, ils ne porteront pas d’épée à la ceinture, et ils ne posséderont pas d’autre genre d’armes ; ils n’utiliseront pas les lettres arabes dans leurs sceaux, et ils ne vendront pas de boisson alcoolisée ; ils couperont la partie antérieure de leur chevelure (sur le front), ils garderont partout leur façon de s’habiller, et ils porteront aussi une ceinture (zunnâr) autour de la taille.

Ils (les chrétiens) n’exhiberont ni leurs croix ni leurs livres dans les rues parcourues par les musulmans ; ils n’enterreront pas leurs morts à côté des morts musulmans, ils ne feront sonner leurs cloches que très doucement, ils n’élèveront pas la voix en lisant dans leurs églises, qui sont proches des musulmans.

Ils (les chrétiens) ne feront pas de tours (en procession), ils n’élèveront pas la voix en accompagnant leurs morts (aux funérailles) et ils n’allumeront pas de feu (des bougies) en faisant cela. Ils n’achèteront pas les esclaves qui ont été destinés aux musulmans.

Au cas où ils transgresseront une quelconque de ces capitulations (shurût) qui leurs sont imposées, ils (les chrétiens) n’auront plus de droit de protection (dhimma), et dans ce cas-là il sera licite aux musulmans de les traiter comme des gens rebelles et séditieux. »[73]

L’authenticité des Capitulations ici résumées a été mise en doute par de nombreux chercheurs qui les datent du VIIIe siècle au moment où, sous le règne des Omeyyades, la politique musulmane devint plus rude pour les non-musulmans et qui les considèrent comme fort sévères par rapport aux stipulations de Mahomet lui-même⁠[74]. Peu importe car ce texte, qu’il date du VIIe ou du VIIIe siècle, est considéré comme authentique dans la tradition musulmane et a servi et sert encore de référence à nombre de législation islamique.

Le grand juriste al-Shafi’i⁠[75], fondateur d’une des quatre écoles (madhhab) de droit (fiqh) en Islam, l’école Shafiite qui inspire encore aujourd’hui bien des législations, a établi un modèle de convention de dhimma à imposer aux infidèles. Cette convention reprend les exigences des Capitulations et en ajoute de nouvelles⁠[76]. Ibn Taymiyya⁠[77] estimé, par certains, comme l’un des plus grands théologiens de l’Islam la considéra comme un texte juridique fondamental.

Il faut bien constater que ce type de contrat est inégal. Il s’agit d’une charte octroyée par l’autorité islamique à qui se soumet à elle. Par lui-même, le dhimmi n’a aucun droit en soi. Ses droits sont des droits concédés sous conditions⁠[78]. Le dhimmi est assujetti à des restrictions politiques et juridiques et toute protestation peut être considérée comme une rupture de dhimma et une manifestation antinationale.⁠[79]

Certes, à partir du XIXe siècle, sous la pression des États occidentaux et sous la colonisation, la dhimma fut abolie⁠[80] et des juridictions inspirées de l’occident furent adoptées. Mais la mentalité n’a pas changé pour autant et la dhimma a laissé des traces profondes. Les chrétiens et les juifs sont toujours marginalisés et, dans les pays où la shari’a fut ensuite restaurée, rejetant l’apport de l’occident et de la colonisation, l’idéologie de la dhimmitude a réapparu.⁠[81]

Les restrictions passées et présentes⁠[82] portent leurs fruits même si « les juifs semblent s’en être mieux accommodés que les chrétiens ».⁠[83] Ceux-ci ont vu leur nombre décroître de manière significative en maints pays, victimes de la conception musulmane de la famille, de l’enseignement ou encore de l’organisation politique.⁠[84] De plus, il est incontestable que certains pays islamiques comme l’Arabie Saoudite ou le Soudan s’inspirent des vieux textes juridiques qui ont fondé la dhimma et qu’ils ont durcis.⁠[85]

De cette rapide plongée dans le Coran et dans la tradition musulmane, on constate qu’il y a deux lectures de l’Islam.⁠[86] Une lecture qui distille ce que Bat Ye’or appelle « la culture de la haine » : « C’est une haine qui dénie toute humanité, supprime la liberté de pensée, condamne la différence. Cette haine se nomme « jihad islamique ». Elle invoque des textes religieux que d’autres musulmans contestent. Et parce qu’ils contestent cette interprétation et en proposent d’autres, parce qu’ils veulent vivre en paix avec les nations du monde, leur vie est menacée.[87] Le sang coule constamment en Algérie. Le jihad sème la mort et la terreur en Israël. Au sud-Soudan il a causé la mort de 2 millions de personnes environ, un nombre incalculable de réfugiés et d’esclaves et provoqué des famines meurtrières. En Indonésie, les violences ont fait 200.000 morts au Timor oriental ; les populations chrétiennes des Moluques et d’autres îles, ont été chassées, massacrées, leurs églises incendiées par le jihad. Et il en est de même dans certains États du Nigéria. Des centaines de personnes innocentes sont mortes quand le jihad a frappé la communauté juive à Buenos Aires en Argentine, et les ambassades des États-Unis au Kenya et en Tanzanie. Des Coptes ont été massacrés en Égypte, dans leurs églises ou leurs villages, des touristes ont été tués. Des accusations de blasphème sèment la terreur parmi les Chrétiens du Pakistan et en Iran. Aucune de ces victimes n’avaient commis de crimes. Elles ont été assassinées par la haine. »[88] 

d’une telle lecture et de ces faits, on peut conclure que la violence est un trait essentiel de la religion musulmane. Dans une étude sur le langage politique de l’Islam, Bernard Lewis, tout en reconnaissant que les notions de guerre sainte, et de loi sainte n’ont pas « d’origine dans les textes classiques », ajoute : « La charîa est simplement la loi et il n’y en a pas d’autres. Elle est sainte en ce qu’elle vient de Dieu et (en tant qu’elle) est l’expression extérieure et immuable des commandements de Dieu à l’humanité. C’est sur l’un de ces commandements que se fonde la notion de guerre sainte ». Il précise : « L’obligation du djihad se fonde sur l’universalité de la révélation musulmane. La parole de Dieu et le message de Dieu s’adressent à l’humanité ; c’est le devoir de ceux qui les ont acceptés de peiner (djâhada) sans relâche pour convertir ou, tout au moins, pour soumettre ceux qui ne l’ont pas fait. Cette obligation n’a de limite ni dans le temps, ni dans l’espace. Elle doit durer jusqu’à ce que le monde entier ait rallié la foi musulmane ou se soit soumis à l’autorité de l’État islamique. Jusqu’à ce moment, le monde est partagé en deux, la maison de l’islam (Dar al-Islam), où s’imposent la domination et la loi de l’islam, et la maison de la guerre (Dar al-Harb) qui couvre le reste du monde ». ⁠[89]

Beaucoup de musulmans qui, selon A. Grignard, dans certains pays, ne sont qu’une minorité⁠[90], adhèrent à cette interprétation qui justifie l’intolérance qu’ils manifestent souvent d’ailleurs contre les musulmans qui ont une autre lecture et qu’ils considèrent comme hérétiques. Parmi ces musulmans pour qui l’Islam est une religion de paix, de tolérance et de fraternité universelle entre les humains, le Muftî Subhî al-Sâlih déclare que « L’islam est l’une des religions les plus tolérantes (…) Tous les hommes sans exception sont d’après le Coran les intendants de Dieu sur terre. C’est Dieu seul qui a le droit de juger s’ils sont dignes de sa confiance. Personne n’a le droit d’intervenir en son nom (…) L’humanisme islamique englobe tous les hommes et recherche le dialogue avec toutes les formes de pensée et de civilisation. On n’a pas le droit d’ériger l’islam en système d’oppression de répression ».⁠[91]  

Comment sortir de cette énorme contradiction ?

L’ambigüité des textes subsistera tant que l’investigation scientifique sera interdite ou réputée suspecte : « L’islam ne pourra constituer une véritable science religieuse (…) que dans la mesure où il entreprendra une véritable réflexion sur la nature du langage et sur le rôle de Mohammed comme auteur de la lettre du Coran, où il se fera donc l’herméneute de ses propres fondations en interrogeant le Coran comme un texte humain, ce qui est la condition pour accéder à ce qu’éventuellement il peut contenir de divin, puisque l’Esprit souffle où il veut et qu’il n’est pas question de nier la spiritualité qui traverse le Livre. »[92]

Benoît XVI, au grand scandale de nombreux musulmans, a très justement mis l’accent, dans son fameux discours de Ratisbonne, sur l’importance pour une religion de se confronter au questionnement philosophique.⁠[93] A cette occasion, pour dénoncer toute conversion forcée, il rappelait que « ne pas agir selon la raison est contraire à la nature de Dieu ».⁠[94] Affirmation évidente pour le chrétien mais qui peut paraître creuse à certains musulman sauf si ces musulmans ne se contentent pas de dire « que, en Islam, il n’y a pas de conflit entre la foi et la science, la foi et la raison » alors qu’ « ils se sont néanmoins beaucoup prémunis contre l’application des sciences humaines au champ religieux ». Ils doivent « sauter le pas » et quitter « le cadre dualiste de la connaissance où raison s’opposait à imagination, histoire à mythe, vrai à faux, bien à mal, raison à foi, etc. ».⁠[95] Sans ce travail intellectuel, sans la mise en évidence du caractère conjoncturel de certains versets du Coran, sans un examen critique qui distingue l’histoire et le mythe, les islamistes auront toujours le champ libre pour instrumentaliser ces passages et justifier leur violence au nom d’un passé mythique. ⁠[96] Bat Ye’or va plus loin, elle déplore bien sûr cette absence d’histoire critique mais aussi le manque de liberté de pensée et d’expression, d’auto-critique, d’esprit d’humilité et de repentance et de volonté de réconciliation : « Toutes les sociétés et les religions ont développé des formes de fanatisme. Cependant dans les sociétés judéo-chrétiennes, la séparation de la politique et de la religion - parfois toute théorique, il est vrai - a permis une contestation de l’intolérance et de l’oppression. C’est de cas dans la Turquie laïque. Ce sont des Chrétiens qui ont combattu pour l’abolition de l’esclavage et l’émancipation des Juifs. Juifs et Chrétiens ont milité ensemble pour les droits de l’homme. Cette contestation n’apparaît pas dans le monde musulman. Il n’y a jamais eu cette générosité du coeur envers le dhimmi opprimé, cette vision d’une société fraternelle  où l’avilissement du dhimmi représentait un crime contre l’homme. Jamais l’intelligentzia musulmane n’a dénoncé le jihad comme une guerre génocidaire qui a exterminé des peuples entiers - ni la dhimmitude comme une condition de déshumanisation et d’exploitation qui a provoqué l’expropriation, l’esclavage, la déportation de populations dont le patrimoine culturel et historique a été totalement détruit. Tant que ce travail d’auto-critique sur sa propre histoire ne sera pas fait, il sera impossible de réhabiliter l’Autre dans sa dimension humaine et les préjugés du passé continueront à sévir. »[97]

De nouvelles exégèses rigoureuses sont donc nécessaires pour dénoncer et éviter ce qu’A. Grignard appelle « les acrobaties exégétiques ». Nous avons déjà signalé la polysémie d’un terme comme jihâd qu’on ne peut réduire à la traduction « guerre sainte » offensive⁠[98] et que des théoriciens prétendent aussi obligatoire que la prière ou le pèlerinage.⁠[99] Est liée à la notion de jihâd revue donc et simplifiée, celle de takfîr, excommunication, anathème, à l’encontre de ceux qui se prétendent musulmans mais ne se livrent pas à la guerre sainte. Ce concept qui justifie tout assassinat, toute violence vis-à-vis des « impies », des musulmans qu’ils excluent de l’oumma, la communauté. Tout ceci en contradiction avec l’islam ! « Dans l’islam, en effet, la miséricorde de Dieu est susceptible de pardonner tous les péchés et, dès lors, personne n’a le droit de se substituer à lui pour exclure l’autre »[100]. De plus, ce « takfirisme » a été inspiré à ses partisans par une secte apparue au VIIe siècle, celle des kharijites, réduits aujourd’hui à quelques minuscules communautés sans existence politique. Ils croyaient « qu’un croyant en état de péché s’excluait de facto de la communauté des croyants »[101]. De même, à propos de l’opposition dâr al-harb/dâr al-‘islâm, le professeur Mohamed-Chérif Ferjani explique la naissance de cette distinction par le contexte historique des luttes intestines entre fractions qui se voulaient toutes fidèles à l’enseignement coranique : « C’est à l’extrémisme des minorités activistes que l’on doit les premières formulations de l’opposition dâr al-harb/dâr al-’islâm présentée aujourd’hui comme consubstantielle de l’islam. Cette opposition ne concernait pas au départ la division du monde en deux parties – « la maison de l’islam » où s’impose la loi de l’islam, et « la maison de la guerre » qui couvre le reste du monde, « jusqu’au triomphe final et inévitable de l’islam sur l’incroyance »[102]. Elle visait, pour les insurgés contre les autorités musulmanes, à légitimer leur action en présentant les territoires de ces autorités comme un domaine où le recours à la guerre était non seulement licite mais aussi obligatoire : ils ne désignaient pas quelque autre pays non musulman, mais bien des territoires dirigés par des musulmans dont ils contestaient la légitimité. C’est du côté du pouvoir, et de ses théologiens, qu’est venue la notion de dâr al-’islâm, dans laquelle tout recours aux armes serait un fitna, un désordre. L’objectif était la sacralisation de l’autorité en place, et la présentation de toute dissidence comme une atteinte à l’intégrité de l’islam et de « son territoire ». 

Les musulmans doivent se soumettre à l’autorité, quelle qu’elle soit, tant qu’ils ne sont pas obligés de renoncer à leur religion. Les juristes mâlikites de Maghreb ont résumé cette conception en disant : « Il faut obéir à celui dont l’autorité devient pesante ». Finalement, même un État qui n’est pas dirigé par un musulman peut être admis comme une autorité légitime pourvu qu’il n’empêche pas les musulmans de l’être comme ils l’entendent. La sharî’a ne vise qu’à garantir « les cinq nécessités : la préservation de la vie, la préservation de la religion, la préservation des biens, la préservation de la raison et la préservation de la descendance » (ou « de l’honneur »). Tant que l’autorité n’oblige pas à contrevenir à ces nécessités, elle peut être considérée comme légitime y compris du point de vue de la religion. Cette vision amène, de nos jours, des musulmans vivant en Europe à considérer les pays où ils vivent, et qui leur permettent de professer et de pratiquer librement leur religion, comme étant « terre d’islam ».

L’opposition dâr al-harb / dâr al-’islâm n’a donc rien à voir avec les relations entre le monde musulman et le reste du monde. Elle relève de l’idéologisation du religieux pour légitimer et sacraliser des enjeux de pouvoir et de contestation internes, comme c’était le cas pour les guerres de religions en Europe. Les juristes-théologiens, solidaires de ces enjeux, se sont emparé de ces notions pour les intégrer à leur doctrines et leur donner le statut de catégories juridiques relevant d’un droit présenté comme au-dessus des luttes partisanes et des intérêts particuliers des factions en lutte pour le pouvoir. C’est par cette mystification, qu’on trouve à la base de toutes les constructions juridiques du monde musulman ou d’ailleurs, qu’on en est arrivé à parler d’une Loi islamique, d’un droit musulman, d’origine divine, intangible !

Une question aussi cardinale ne peut être abordée uniquement à travers des catégories pseudo-juridiques - du soi-disant droit musulman ou de la Loi islamique - complètement déconnectées des processus historiques qui les ont produites et qui en déterminent les significations. Elle doit être approchée dans sa complexité et en tenant compte de ses imbrications concrètes avec les réalités humaines et les enjeux qui conditionnent le choix de la paix ou de la violence par delà les fidélités et les appartenances culturelles et religieuses de ceux qui sont amenés à faire ce choix. S’il est légitime de prendre en compte les spécificités des religions, des cultures, des situations concrètes pour éviter les pièges de l’ethnocentrisme, il ne faut pas pour autant sacrifier l’universalité de l’humain sur l’autel du culturalisme et des conceptions essentialistes, réduisant les groupes humains et leurs représentations à des déterminations figées et sans histoire, ou à des systèmes qui les dresseraient fatalement les uns contre les autres. Cette conception négatrice de l’universalité de l’humain et de ses droits inspire les prophètes de la guerre des cultures, ou du « clash des civilisations », et tous les xénophobes de toutes les sociétés. »[103]

Nous voyons donc que l’islam n’est pas univoque et qu’une investigation textuelle, historique, rationnelle et théologique doit distinguer « les partisans d’un retour « ouvert » au projet prophétique de société égalitaire », ceux qui prennent « en compte l’évolution historique des sciences et techniques tout en dénonçant les multiples altérations ayant abouti à la fragmentation de l’Oumma originelle » et les partisans « d’un retour aux sources ad integrum, faisant de l’imitation servile des faits et gestes du prophète et de ses compagnons (…) le garant de la continuité légitime », ceux qui, en fait, veulent « islamiser la modernité sans perspective d’ouverture aucune. » Les uns préfèrent la prédication à la violence, les autres veulent imposer la vérité par la violence, au besoin. Toutes sortes de combinaisons et de nuances étant possibles.⁠[104]

Est nécessaire aussi, sur un plan politique, la distinction entre pouvoir spirituel et pouvoir temporel sans quoi la société islamique sera ou restera totalitaire et donc violente en soi.⁠[105] Il suffit de parcourir quelques passages fondamentaux de l’une ou l’autre constitution pour s’en rendre compte.

Dans la Constitution iranienne, nous lisons notamment:

« Dix-neuvième Principe : Le peuple d’Iran, quel que soit l’ethnie ou le groupe, jouit de droits égaux ; la couleur, la race, la langue etc. ne seront pas une cause de privilège.

Vingtième Principe : Tous les membres de la Nation, femmes et hommes, sont sous la protection de la Loi et jouissent de tous les droits humains, politiques, économiques, sociaux et culturels, dans le respect des préceptes de l’Islam. (…)

Vingt-troisième Principe : Le délit d’opinion est proscrit et nul ne peut faire l’objet de blâme et d’admonestation en raison de ses opinions.

Vingt-quatrième principe : Les publications et la presse jouissent de la liberté d’expression, sauf s’ils portent atteinte aux principes de l’Islam et à l’ordre public ; la Loi fixera les modalités de ce principe.

Vingt-cinquième Principe : Le contrôle et l’interception du courrier, l’enregistrement et la divulgation des conversations téléphoniques, la divulgation des transmissions télégraphiques et du télex, la censure, les manquements dans leur transmission ou leur distribution, les écoutes ainsi que toute sorte d’investigation sont interdits, sauf si la Loi en dispose autrement.

Vingt-sixième Principe : Les partis, les groupements, les associations politiques et syndicales, les associations islamiques ou des minorités religieuses reconnues, sont libres à condition qu’ils ne portent pas atteinte aux principes d’indépendance, de liberté, de solidarité nationale, aux préceptes islamiques et aux fondements de la République Islamique. Nul ne peut être empêché ou forcé à participer à l’un d’entre eux.

Vingt-septième Principe : L’organisation de réunions et de manifestations, sans port d’arme, est libre à condition de ne pas troubler les fondements de l’Islam. »

L’Arabie saoudite est plus radicale encore:

« Article 1 : Le royaume d’Arabie Saoudite est un État souverain arabe islamique avec l’islam comme sa religion ; le Livre de Dieu et la Sunnah de son Prophète, les prières de Dieu et la Paix qui est avec sur lui sont sa constitution, l’arabe est sa langue et Riyadh, sa capitale. » Parme les droits et devoirs (chapitre 5), on lit : « The state protects Islam ; it implements its Shari’ah ; it orders people to do right and shun evil ; it fulfills the duty regarding God’s call. L’État protège l’Islam, il met en œuvre sa charia, il ordonne les gens à bien faire et éviter le mal, il remplit les fonctions relatives à l’appel de Dieu. » (Article 23 [Islam] Article 23). Il ne s’agit même plus de confusion mais d’identification. La loi religieuse est la constitution.

Par contre, la Constitution de la République islamique du Pakistan tout en reconnaissant son enracinement religieux reconnaît non seulement les grands principes démocratiques mais aussi le respect dû aux minorités. Ainsi commence son Préambule :

« Considérant que la souveraineté sur l’ensemble de l’Univers appartient à Dieu tout-puissant Allah seul, et que le pouvoir exercé par le peuple du Pakistan dans les limites fixées par Lui, est sacré ;

And whereas it is the will of the people of Pakistan to establish an order : -Et que c’est la volonté du peuple du Pakistan d’établir un ordre :

Wherein the State shall exercise its powers and authority through the chosen representatives of the people ; Où l’État exerce ses pouvoirs et son autorité à travers les représentants élus du peuple ;

Wherein the principles of democracy, freedom, equality, tolerance and social justice, as enunciated by Islam, shall be fully observed ; Où les principes de démocratie, de liberté, d’égalité, de tolérance et de justice sociale, tels qu’ils sont énoncés par l’islam, doivent être pleinement respectés ;

Wherein the Muslims shall be enabled to order their lives in the individual and collective spheres in accordance with the teachings and requirements of Islam as set out in the Holy Quran and Sunnah ; Où les musulmans doivent être habilités à ordonner leur vie, dans la sphère individuelle et collective, en conformité avec les enseignements et les prescriptions de l’islam tels qu’ils figurent dans le Coran et la Sunna ;

OùWherein adequate provision shall be made for the minorities freely to profess and practise their religions and develop their cultures ; des dispositions adéquates sont prises pour assurer la liberté des minorités de professer et de pratiquer leurs religions et de développer leurs cultures ; (…)

Therein shall be guaranteed fundamental rights, including equality of status, of opportunity and before law, social, economic and political justice, and freedom of thought, expression, belief, faith, worship and association, subject to law and public morality ; Y sont garantis les droits fondamentaux, y compris l’égalité de statut et de chances et devant la loi, la justice sociale, économique et politique et la liberté de pensée, d’expression, de croyance, de foi, de culte et d’association, sous réserve de la loi et de la moralité publique ; (…) »

Où Wherein adequate provision shall be made to safeguard the legitimate interests of minorities and backward and depressed classes ; des dispositions adéquates doivent être prises pour sauvegarder les intérêts légitimes des minorités et des classes défavorisées et arriérées ; (…) »

Nouvelles exégèses et distinction des pouvoirs sont des exigences théoriques mais la question est de savoir qui décidera ces innovations, qui aura suffisamment d’autorité pour inviter l’ensemble du monde musulman à accepter les ajustements nécessaires, les corrections souhaitables ? La seule voie réaliste est dans le dialogue tel qu’il est entrepris, par exemple, depuis 2006 par Benoît XVI.⁠[106] Seul le dialogue dont nous aurons à reparler plus longuement dans la dernière partie consacrée à l’action, permet de repérer les points de convergence mais aussi, dans la patience et le respect, de comprendre en profondeur les différences et leurs justifications. Enfin, ce n’est que dans des rencontres confiantes que l’on peut inviter l’interlocuteur à éviter l’ambiguïté voire la contradiction pour plus de cohérence.

Nous verrons dans les prochains chapitres si nous pouvons trouver dans la tradition judéo-chrétienne les valeurs et les personnes qui peuvent fédérer les bonnes volontés manifestées dans les autres traditions religieuses.⁠[107]

*

En attendant, il est sage de ne pas se laisser emporter par les événements spectaculaires et sanglants que les media nous offrent à foison et qui diabolisent les musulmans dans beaucoup d’esprits.⁠[108] Au contraire, « la mise en évidence de l’instrumentalisation de la religion par les uns et les autres peut permettre de corriger la version simplissime de « l’islam versus occident » encore trop souvent présente dans els médias. L’islamisme « radical », envisagé en tant qu’extrémisme religieux, nous renvoie en effet irrémédiablement à un univers fantasmatique qui nous permet, dans le même temps, de nous conforter dans une vison manichéenne des choses. »[109]

Et comme nous sommes vite enclins au manichéisme qui empêche tout progrès humain, il était indispensable d’analyser de plus près les doctrines non seulement islamiques mais aussi bouddhistes et hindoues. De même, nous allons examiner le judaïsme et le christianisme réputés bellicistes et voués aussi aux gémonies en raison de l’actualité ou du passé.

Comme l’a constaté Alain Grignard, « dans un grand nombre de conflits, le fait religieux aura souvent tendance à s’exacerber et sera mis en exergue au détriment d’analyses plus fines, donc plus complexes. »[110] Il ne faut pas oublier non plus que les extrémismes religieux ne sont « dans bien des cas, que des formes exacerbées d’utilisation du sacré destinées à légitimer des luttes à connotations purement socio-politiques. Le fait religieux manipulé se trouve dans ce cas en aval et non en amont du déclenchement du mouvement. » Toutefois, « la tentation est grande de préserver l’identité religieuse après l’avoir utilisée pour motiver leur lutte. Non seulement les extrémistes peuvent aspirer à préserver cette identité religieuse mais ils peuvent également voir dans le même temps une occasion de façonner de manière fondamentale leur avenir. L’instrument deviendrait alors le but. »[111]

Ces réflexions⁠[112] doivent nous inciter à fuir les jugements à l’emporte-pièce et à prendre très au sérieux mais avec esprit critique les appels religieux à la paix.⁠[113]


1. « Al-Islâm, dîn wa dawla », cité in GARDET L., L’Islam, Religion et communauté, Foi Vivante, Desclée De Brouwer, 1970, p. 273.
2. Il ne faut pas oublier, comme nous le verrons, que le terrorisme existe aussi en dehors de la mouvance islamique et même avant l’apparition de l’Islam. On cite souvent Judas le Galiléen ou Judas de Gamala qui entama une bien triste carrière en 6 ap. J.-C., à l’occasion du fameux recensement effectué sous Quirinus et dont parle l’Évangile de Luc (Lc 2,1). L’historien juif Flavius Josèphe de langue grecque (37-100) décrit ainsi l’action de ce Judas : « Les Juifs ne pouvaient souffrir d’abord ce dénombrement mais Joazar, grand sacrificateur, fils de Boétus, leur persuada de na pas opiniâtrer à y résister. Et quelque temps après, un nommé Judas, qui était Gaulanite et de la ville de Gamala, assisté d’un pharisien nommé Sadoc, sollicita le peuple à se soulever, disant que ce dénombrement n’était autre chose qu’une manifeste déclaration qu’on les voulait réduire en servitude et, pour les exhorter à maintenir leur liberté, il leur représenta que, si le succès de leur entreprise était heureux, ils ne jouiraient pas avec moins de gloire que de repos de tout leur bien ; mais qu’ils ne devaient point espérer que Dieu leur fût favorable s’ils ne faisaient de leur côté tout ce qui serait en leur pouvoir. Le peuple fut si touché de ce discours qu’il se porta aussitôt à la révolte.
   Il est incroyable quel fut le trouble que ces deux hommes excitèrent de tous côtés. Ce n’était que meurtres et que brigandages. On pillait indifféremment amis et ennemis sous prétexte de défendre la liberté publique. On tuait, par le désir de s’enrichir, les personnes de la plus grande condition ; la rage de ces séditieux passa jusqu’à cet excès de fureur qu’une grande famine qui survint ne put les empêcher de forcer les villes ni de répandre le sang de ceux de leur propre nation ; et l’on vit même le feu de cette cruelle guerre civile porter ses flammes jusque dans le Temple de Dieu, tant c’est une chose périlleuse que de vouloir renverser les lois et les coutumes de son pays.
   La vanité qu’eurent Judas et Sadoc d’établir une quatrième secte et d’attirer après eux tous ceux qui avaient de l’amour pour la nouveauté fut la cause d’un si grand mal. Il ne troubla pas seulement alors toute la Judée, mais il jeta les semences de tant de maux dont elle fut encore affligée depuis. » (Antiquités judaïques, XVIII, 1, Lidis, 1982). La quatrième secte, à côté des Sadducéens, des Pharisiens et des Esséniens, est celle des Zélotes .
3. Le mot signifie « soumission », « remise de tout l’être (Dieu) ». Cf. GARDET L., L’Islam, religion et communauté, Foi vivante, Desclée de Brouwer, 1970, p. 460. Il dérive d’une racine sémitique de trois consonnes s.l.m. qui a donné aussi muslim, musulman, « celui qui se soumet ». Cette même racine renvoie à l’idée de paix comme dans la salutation salam qui correspond à l’hébreu shalom. (Wikipedia).
4. Les religions meurtrières, op. cit., p. 45.
5. Id., p. 47.
6. Id., p. 114. C’est l’avis également de Dounia Bouzar. C’est en ce sens qu’elle écrit que « l’islam n’existe pas », il n’y a que des islams. (Cf. Etre musulman aujourd’hui, La Martinière, 2003). On connaît notamment la grande distinction sunnites-chiites et leurs rivalités. Mais il ya d’autres courants comme le kharijisme rigoriste, le soufisme mystique, le maraboutisme populaire, le wahhabisme saoudien, la salafiya « moderniste ». On distingue aussi plusieurs cultes : malékite, hannafite, chaféite, hanbalite. (Cf. SAMUEL Albert, Les religions aujourd’hui, Les éditions ouvrières, 1987, pp. 240-246)
7. Le mot signifie « prédication » selon GARDET, op. cit., p. 42 ; « lecture » (Wikipedia) ; « appel » (Chouraqui).
8. En arabe : âyât, pluriel de âyah, « preuve », « révélation ». (Wikipedia)
9. Par exemple : 4, 103 ; 8, 47-59-60 ; 9, 123. N.B. : le premier chiffre désigne la sourate et le second le verset. La numérotation des versets diffère légèrement d’une édition à l’autre. La plupart du temps, nous suivrons la traduction d’Edouard Montet, Le Coran, Payot, 1949.
10. Quelques exemples : « Et lorsque vous rencontrez ceux qui ne croient pas, frappez les nuques, jusqu’à ce que vous les ayez massacrés et serrez fort les liens » (47, 4) (Médine).
   « Ne faiblissez pas et ne faites pas appel à la paix, quand vous êtes les plus forts ; car Allah est avec vous, et il ne vous privera pas (de la récompense) de vos œuvres. » (47, 37)
   « Dis (encore) aux Arabes du désert qui sont restés en arrière : « Vous serez appelés (à marcher) contre un peuple doué d’une valeur terrible, et vous les combattrez jusqu’à ce qu’ils deviennent Musulmans. » (48, 16) (Médine)
   « Mahomet est l’Apôtre d’Allah, et ceux qui sont avec lui sont violents à l’égard des incroyants, mais pleins de compassion les uns pour les autres. » (48, 29)
   « Le combat vous a été prescrit, mais vous avez de l’aversion pour lui. Il se peut que vous haïssiez une chose qui est mauvaise pour vous. Allah (le) sait, et vous ne (le) savez pas. » (2, 212-213)(Médine)
   « Combattez dans la voie d’Allah ceux qui vous combattront ; mais ne commettez pas d’injustices. En vérité, Allah n’aime pas ceux qui combattent l’injustice. Tuez-les partout où vous les trouverez et chassez-les d’où ils vous auront chassés ; car la sédition est pire que le meurtre. Mais ne les combattez pas auprès de la Mosquée sainte, à moins qu’ils ne vous y attaquent. S’ils vous y combattent, tuez-les ; c’est la récompense de ceux qui sont incroyants. Mais s’ils se désistent, en vérité, Allah pardonne ; Il est miséricordieux. Mais combattez-les jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de sédition et que la religion d’Allah soit. Mais s’ils se désistent, alors, qu’il n’y ait plus d’hostilité, excepté contre les injustes. » (2, 186-189).
   « La récompense de ceux qui font la guerre à Allah et à Son Apôtre et exercent la violence sur la terre consiste seulement à être mis à mort, ou crucifiés, ou à avoir leurs mains et leurs pieds coupés sur les côtés opposés (du corps), ou à être bannis du pays. C’est là pour eux une honte dans ce monde, et il y aura pour eux dans l’autre monde un terrible châtiment. » (5, 37) (Médine)
   « Combattez-les jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de sédition et que la religion soit tout entière celle d’Allah. Mais s’ils se désistent, en vérité, Allah voit ce qu’ils font. » (8, 40) (Médine)
    »En vérité, Allah aime ceux qui combattent avec force dans son Sentier en rangs (serrés) comme s’ils étaient un édifice solide. » (61, 4) (Médine)
   « Croyez en Allah et en Son Apôtre, et combattez avec force dans le sentier d’Allah, avec vos biens et vos personnes. Cela est meilleur pour vous, si vous (le) comprenez ! Il vous pardonnera vos péchés et vous fera entrer dans des jardins sous lesquels coulent des ruisseaux, dans les belles habitations des jardins d’Eden. C’est un bonheur immense ! » (61, 11-12)
11. REDISSI Hamadi et LANE Jan-Erik, L’Islam et la violence, une analyse selon trois rationalités pour tenter de comprendre les attentats du 11 septembre, pp.3-4, disponible sur www.la-science-politique.com/revue/revue3/fichier13.htm. H. Redissi est professeur à l’Université de Tunis et J.-E. Lane à l’Université de Genève.
12. L’impôt de capitation est l’impôt payé par individu. A l’époque féodale, c’était la redevance payée par les serfs au seigneur.
13. Op. cit., p. 8..
14. Op. cit., p. 281, note 1. Rappelons qu’Edouard Montet fut professeur de langues orientales et recteur de l’Université de Genève.
15. Secte judéo-chrétienne du Yémen.
16. Le Zend-Avesta ou mieux l’Avesta, est le livre sacré du mazdéisme qui fut la religion de l’Iran avant la conquête arabe. Les mazdéens sont connus aussi sous le nom de Zarathushtri (disciples du prophète Zarathustra que les Grecs appelaient Zoroastre). On les appelle aussi Zoroastriens. (Rel).
17. Op. cit., p. 21.
18. Ainsi s’explique l’assassinat du Président égyptien Anouar le-Sadate en 1981, prix Nobel de la Paix en 1978, par le Jihad islamique égyptien qui lui reprochait notamment ses négociations de paix avec Israël. Au cours de son combat contre la royauté, il fut emprisonné. Après sa libération en 1947, il déclara : « L’amour a triomphé en fin de compte. Car, en fait, je ne puis parvenir à haïr qui que ce soit, ma nature est vouée à l’amour. C’est ce qui m’est apparu clairement, à travers mille souffrances et mille peines, dans la cellule n° 54. La souffrance cristallise la souffrance intérieure d’une âme ; c’est par elle que l’homme de caractère peut parvenir au fond de lui-même et sonder les profondeurs de sa conscience. C’est par la souffrance que j’ai découvert que je suis par nature enclin à faire le bien, et que l’amour est la véritable motivation qui se trouve derrière tous mes actes. Sans amour, je ne pourrai rien faire. L’amour m’a apporté la foi, la pleine confiance en moi et dans tout ce qui m’entoure. Mon amour de l’univers découle de mon amour de Dieu. Comme le créateur est mon ami, je ne puis avoir peur des hommes, puisque c’est lui qui règne sur leur existence et sur l’univers tout entier. » (Wikipedia)
19. CHARFI Abdelmajid, L’Islam face à la violence, au terrorisme et à la guerre, p. 2, disponible sur www.harissa.com. A. Charfi est un islamologue tunisien, professeur à l’université de Tunis.
20. REDISSI H. et LANE J.-E., op. cit., p. 10.
21. GARDET L., op. cit., p. 132.
22. Id., pp. 133-134.
23. Cf. REDISSI-LANE, op. cit., p. 10.
24. GARDET L., op. cit., p. 134.
25. Id..
26. « Ne tuez personne, comme Allâh vous l’a défendu, si ce n’est par droit » (6, 152) (La Mecque) ; « Celui qui tue quelqu’un, à moins que ce soit pour un autre meurtre, ou pour violence dans le pays, est comme s’il avait tué tous les hommes » (5, 35) (Médine).
27. « Pas de contrainte en religion ! » (2, 257)(Médine). « Mais si ton Seigneur l’avait voulu, tous ceux qui sont sur la terre auraient cru. Quant à toi, est-ce que tu veux forcer les hommes à devenir des croyants ? » (10, 99) (La Mecque).
28. Cf. REDISSI-LANE, op. cit..
29. BLACHERE Régis, Introduction au Coran, Maisonneuve et Larose, 1977, cité in CHOURAQUI A., Le Coran, Liminaire, p. 1, (disponible sur http://nachouraqui.tripod.com).
30. Pour se rendre compte de la difficulté de l’interprétation du texte sacré, on peut lire MERAD Ali, L’exégèse coranique, PUF, Que sais-je ?, 1998 (n°3406). Ali Mérad, algérien, musulman, est professeur émérite à l’Université de Paris III. Ali Mérad a contribué dialogue islamo-chrétien en publiant notamment Charles de Foucauld au regard de l’Islam, Le Chalet, 1975, et Islam et christianisme en dialogue, Cerf, 1982. On peut aussi lire Cheikh SI HAMZA, Le Coran, Maisonneuve et Larose, 1995. L’auteur y énumère les différentes écoles d’exégèse, de jurisprudence et de théologie, les interprétations mystiques et les doctrines hérétiques.
31. Rappelons que « la révélation progressive du qu’ran s’échelonne de 610 à 632. Selon l’orthodoxie musulmane, le qu’ran fut mis par écrit par ses compagnons tel qu’il était oralement descendu des ciels, encore du vivant du Prophète ou peu après sa mort. Le travail d’agencement des 114 sourates se poursuivit cependant sous le règne du Calife ‘Othmân (644-656), et sa vocalisation ne fut définitivement acquise qu’au début du Xe siècle (…). La tradition textuelle arrêtée à Médine en 656 à la mort du Calife ‘Othmân, coexiste avec d’autres en usage à Kûfa, à Basra en Syrie. Une immense littérature transmet plusieurs milliers de variantes textuelles trouvées dans des sources autorisées, notamment dans les commentaires d’Al-Tabari, Al-Zamakhshan, Al-Ba_dawi, Al-Razi et chez bien d’autres.
   L’histoire du texte coranique est ainsi d’une extrême complexité : elle a suscité de multiples polémiques, aboutissant à la fondation d’école rivales. » (CHOURAQUI A., op. cit., p. 3.)
32. CHOURAQUI A., op. cit., p. 5.
33. MONNOT Guy, Ce que l’Islam n’est pas, in Communio, XVI, 5-6, septembre-décembre 1991, p. 39. G. Monnot, dominicain, docteur en études islamiques, est l’auteur de plusieurs ouvrages sur l’Islam.
34. CHOURAQUI A., op. cit., p. 1.
35. Rappelons que Mahomet est né à La Mecque vers 570. En 610, l’ange Gabriel lui serait apparu pour la première fois. En 622, il émigre (hégire) à Médine où il meurt en 632.
36. Sheikh ‘ABD ALLÂH SHIHÂTAH, L’inscription du Coran à l’époque du Prophète (www. Islamophile.org)
37. Cet ordre doit être respecté « notamment dans l’écriture des corans » et « il est préférable que la lecture se fasse selon l’ordre du codex ». Pour ce qui est de l’enseignement du Coran aux enfants, il vaut mieux commencer par la fin « car on apprend les sourates entières successivement de manière à faciliter aux enfants la mémorisation des sourates courtes puisqu’ils commencent par la mémorisation des sourates courtes et arrivent progressivement à la mémorisation de l’ensemble du Coran ».(id.).
38. E.-M. Gallez fait remarquer que ce nombre est le même que dans l’Évangile apocryphe de Thomas qui rassemble 114 paroles (logia, en grec) « cachées » du Christ. (In Entretien avec E.-M. Gallez réalisé par Guillaume de Tanouärn et Romain Koller, Objections, n° 2, janvier 2006, (sur http://revue.objections.fre.fr/002/002.022.b.htm).
39. CHOURAQUI A., op. cit., p. 4.
40. Ce n’est pas seulement le fait de chercheurs occidentaux car l’édition égyptienne de 1923 qui est considérée aujourd’hui encore comme faisant autorité, propose un ordre chronologique.
41. CHOURAQUI A., op. cit., p.7. L’auteur raconte, en 1990, cette anecdote : « Voici peu j’assistais à New-Delhi à un Congrès des religions pour la paix. Des délégués admiraient avec moi une récente édition du Coran publiée en Union soviétique, l’une des plus belles, me sembla-t-il, qu’il m’avait été donné de voir. J’avançais la main pour en noter les références exactes, quand son détenteur, un imam pakistanais, retira son livre, m’empêchant ainsi de le souiller ; »
42. CHOURAQUI A., op. cit., p. 2.
43. Imam MITWALLÎ ASH-SHA’RÂWÎ Muhammad, Les contradictions du Noble Coran, (sur le site www.islamophile.org). Suivent quelques exemples de prétendues contradictions mais nous n’y trouvons rien en ce qui concerne la question de la violence.
44. La sunna rassemble les hadiths : paroles actes et approbations attribués au Prophète et rapportés par des fidèles au moins 150 ans après la mort du Prophète. Différents recueils existent. On en compte jusqu’à 700.000. Certains hadiths sont considérés comme tout à fait authentiques, d’autres irrecevables, d’autres douteux ou encore de faible crédibilité. Les avis divergent parfois sur leur valeur. Ces recueils sont une des causes de l’opposition entre sunnites (partisans de la sunna) et chiites. (Wikipedia) Toute une « science du hadith » s’est développée pour étudier leurs composants, les classer selon la référence d’une autorité particulière, selon la chaîne de transmission, selon le nombre de rapporteurs impliqués dans la transmission, selon la nature du texte et de la chaîne, selon le sérieux et la mémoire des rapporteurs.
(Cf. http://islamfrance.free.fr/doc/sunnah/science.html).
45. ‘Sheikh ABÛ SHAHBAH Muhammad, La méthodologie correcte dans l’exégèse du Noble Coran et le constat de faiblesse de l’exégèse traditionnaliste. (Sur le site www.islamophile.org).
46. 2, 100.
47. Ulama, pluriel de ‘alim désigne les savants en science religieuse, les docteurs de la loi islamique.
48. CHARFI Abdelmajid, op. cit.
49. Cf. MAGISTER Sandro, Pour une lecture du Coran renouvelée : la leçon d’un grand islamologue, disponible sur www.chiesa.espresso.repubblica.it. Il s’agit d’une longue interview du Belge Michel Cuypers, Petit frère de Jésus, docteur en littérature persane de l’université de Téhéran, chercheur à l’Institut dominicain d’Etudes orientales du Caire.
50. HADDAD Mezri, Les Juifs et les Chrétiens dans le texte coranique, in Le Monde des religions, septembre-octobre 2007. Mezri Haddad est un philosophe tunisien, théologien qui enseigne à l’université de Tunis et à la Faculté catholique de Paris.
51. 5, 73 dans notre édition.
52. Op. cit..
53. Cf. CHARTIER Marc, L’exégèse coranique selon Muhammad Ahmad Khalaf Allah, disponible sur www.comprendre.org.
54. Ses premiers travaux ont été tout de même publiés en 1957.
55. On peut lire cet article de SASSI Asma, Panorama de la pensée musulmane moderne, 5-2-2004, sur www.mejliss.com/showthread.php?t=221807, qui fait le point sur la question. L’auteur explique que « le mouvement réformiste commencé au 19e siècle en Égypte, connu sous le nom de nahda (renaissance) a marqué le retour de l’intellectualisme musulman dans la sphère religieuse - intellectualisme éclipsé pendant près de 10 siècles par un mouvement conservateur généralisé dans les rangs des ulémas. Mais ce retour à une indépendance d’approche concernant la réflexion théologique est encore très méconnu des populations musulmanes.
   En France, il est fréquent de rencontrer des musulmans qui ne connaissent ni penseur réformiste, ni intellectuel musulman sans étiquette. Très rationnellement, cela s’explique par l’absence ou la faiblesse des parutions littéraires traduites en français. La Risâlat-at-tawhid (Epître sur l’unicité divine) de Muhammad Abduh n’est par exemple plus éditée depuis une dizaine d’années. Personne n’a encore entrepris la traduction du Tasfir al-manar (Commentaire du Coran de Rashid Rida), le seul essai exégétique (inachevé) du 20e siècle. Quant aux auteurs contemporains traduits, le nombre d’exemplaires est souvent limité ou tout simplement, leur lecture rebute un public abusé par la trop grande diffusion d’une littérature vulgarisatrice.
   Pourtant, la question centrale que se posent ces musulmans en quête d’une identité religieuse et sociale à la fois est exactement celle que se posaient et que se posent encore les réformistes et autres intellectuels des pays musulmans : comment vivre sa foi à l’époque qui est la nôtre ? La réponse que vont apporter les intellectuels et celle qui sera apportée par les tenants de l’orthodoxie diffèrent profondément.
   Là où le discours dogmatique explique la foi par la modélisation d’une communauté fondée sur les écrits des auteurs classiques en favorisant ainsi le taqlid (imitation), les intellectuels musulmans modernes s’attachent à expliquer que ce n’est pas la nostalgie d’une époque révolue qui doit permettre l’affermissement de la foi mais bien au contraire la recherche de nouveaux éléments interprétatifs de la loi religieuse en fonction des nouvelles données élaborées par une histoire contemporaine houleuse.
   L’un des premiers grands penseurs à avoir impulsé l’idée d’une refonte globale de la théologie musulmane et revendiqué le droit à la non-utilisation du taqlid, c’est le grand mufti d’Égypte Mauhammad Abduh (1849-1905). Dans sa Risâlat-at-tawhîd (Epître sur l’unicité divine) il met en avant une réflexion qui se débarrasse des appréhensions vis-à-vis de l’opinion savante pour traiter en profondeur des sujets jusque là soumis à un contrôle très strict. C’est ainsi qu’il remet au goût du jour la grande polémique qui avait opposé pendant quatre siècles les asharites aux mu’tazilites dans la période classique : le coran, texte créé et non incréé.
   Même si dans sa deuxième édition, il revient pour une raison ignorée à la thèse du coran incréé, son étude va influencer considérablement les générations d’intellectuels à venir. Le simple fait de penser que les vérités aujourd’hui établies sur la nature du Coran ou sur l’invulnérabilité des hadiths sont en réalité le fruit de réflexions parfaitement humaines, d’interprétations contextuelles issues des capacités de raisonnement d’êtres humains amènent l’Égyptien Nasr Abou Zayd et le philosophe iranien Abdul Karim Soroush à revendiquer le droit à la réouverture de la théologie basée sur l’importance de l’historicité des interprétations.
   Abdul Karim Soroush pense par exemple que l’histoire de l’Islam doit être parfaitement connue pour comprendre les raisons d’être des politiques religieuses actuelles et comprendre les fondements des doctrines qui s’accaparent la notion de vérité.
   Sans cette profonde connaissance, le musulman est dès lors amené à croire en l’aspect sacré de ce qui n’est en réalité que spéculation. C’est en grande partie pour cette raison qu’il est très difficile encore actuellement d’aborder sereinement certaines questions de base.
   Cela concerne tout particulièrement les sciences du hâdith dont l’argument d’autorité repose sur les chaînes de transmission. Une chaîne composée d’hommes de confiance et jamais brisée garantirait la véracité d’une parole prophétique. De même un très grand nombre de transmetteurs seraient la preuve de son authenticité.
   Selon une approche rationnelle, de tels arguments paraissent bien faibles et ne peuvent être le critère de sélection des bons et des mauvais hadiths. En l’occurrence, l’Égyptien Rachid Rida (1865-1935), disciple de Muhammad Abduh a posé dans ses écrits le principe que ce n’était pas la forme qui permettait d’établir leur authenticité mais leur contenu et leur cohérence avec le texte coranique.
   Encore aujourd’hui, cette remise en question des sciences du hâdith ne manquent pas de révolter les classes les plus ancrées dans la fixation des principes théologiques classiques. Les penseurs musulmans qui s’adonnent à ce type d’exercice font face à de très grands risques dans leur pays. Nasr Abou Zayd qui soutenait l’importance de rétablir l’historicité du texte coranique pour l’appréhender selon une vision plus en phase avec nos capacités de raisonnement a été contraint à l’exil et divorcé de sa femme, étant accusé d’apostasie.
   Plus grave encore, l’assassinat du théoricien soudanais Mahmoud Taha qui remettait en question la stricte application de la shari’a, établissant qu’il s’agissait d’une mesure post-prophétique qui devait par conséquent suivre les avancées et les nouveaux problèmes des musulmans, génération après génération.
   En somme, ce que les intellectuels musulmans modernes revendiquent, c’est la prise en considération du phénomène de mouvement historique qui seul est capable de faire du coran une parole vivante. Abdul Karim Soroush, le Tunisien Muhammad Talbi, le Syrien Mohamed Shahrour et bien d’autres évoquent l’idée que le coran ne parle pas si on ne l’interroge pas.
   Or toute interrogation concerne essentiellement des problèmes propres à une époque donnée et à une communauté donnée. Les interrogations ne sont pas forcément les mêmes ou n’ont pas les mêmes finalités d’une époque à une autre. Interroger le Coran ne signifie donc pas interroger les exégèses classiques mais bien au contraire en créer de nouvelles et garder ouvert le domaine théologique, évitant ainsi au Coran de n’être qu’un manuel de prescriptions et de devoirs à accomplir.
   Ce qui effraie tout particulièrement les réticents à la pensée moderne, c’est l’idée d’une désacralisation de la parole divine, d’un amoindrissement de l’Islam. A cela, Muhammad Iqbal répond que le débat ne doit pas tant se poser sur les éléments que fournissent les politiques, à savoir un conflit entre l’Islam et la modernité, mais bien plutôt sur la façon dont l’Islam peut répondre aux questions de la modernité.
   En cela, il est rejoint par Tariq Ramadan et Nasr Abou Zayd qui mettent en avant l’importance de considérer les écrits classiques comme un patrimoine dont il faut se servir mais qui ne doit jamais rester un héritage, impliquant donc l’idée d’une suite intellectuelle dans laquelle le musulman doit pouvoir trouver son confort personnel. »
56. TALBI Muhammad, Islam et dialogue, Editions MTE, 1972, pp. 45-46, cité in CHARTIER Marc, op. cit., p. 12. M. Talbi a aussi publié Plaidoyer pour un Islam moderne, Desclée de Brouwer, 1998.
57. MAGISTER Sandro, op. cit., pp. 5-6.
58. Ce Frère de Saint Jean est docteur en théologie et histoire des religions de l’Université de Strasbourg.
59. Editions de Paris, 2 tomes, 2005.
60. Par exemple les travaux du P. MOUSSALI Antoine (La Croix et le Croissant, Editions de Paris, 1997), PREMARE Alfred-Louis de (Les fondations de l’Islam, Le Seuil, 2002), CRONE Patricia et COOK Michaël, AZZI Joseph (Le prêtre et le prophète (Waraqa) aux sources du Coran, Maisonneuve et Larose, 2001), KROPP Manfred, etc..
61. TANOÜARN Abbé de, Interview d’E.-M. Gallez, (sur http ://revue.objections.fr).
62. GALLEZ E.-M., id..
63. L’analyse est disponible sur www.lemessieetsonprophete.com
64. 839-923.
65. Tabarî à propos du verset 256 (257) de la sourate 2 (« Pas de contrainte en religion ! ») : note que « les commentateurs sont partagés sur le sens de ce verset » et que « selon d’autres, ce verset a été abrogé car il a été révélé avant que le combat contre les associateurs ne soit imposé » (selon le principe que des versets postérieurs abrogent des versets « descendus antérieurement)
   « L’avis le plus pertinent est de considérer que ce verset a été descendu à propos de certaines catégories de gens : les gens des deux livres, les Mazdéens (Majûs) et tous ceux qui professent une religion différente de l’Islam et desquels la capitation peut être acceptée. Tous les musulmans rapportent que le Prophète contraignit certaines catégories de gens à embrasser l’Islam, qu’il n’acceptait aucune autre profession de foi de leur part, et qu’il condamnait à mort s’ils refusaient ; c’était le cas des Arabes idolâtres, des renégats et d’autres cas semblables.
   Il n’y a pas à contraindre à faire entrer dans la religion quelqu’un dont il est licite d’accepter la capitation dans la mesure où il acquitte cette capitation et agrée le statut (d’infériorité) que lui confère l’Islam. » (cité par GALLEZ E.-M. sur www.lemessieetsonprophete.com)
   Quant au sens du mot « associateurs » mushrikin : ceux qui donnent à Dieu des associés), selon certains commentateurs, de nouveau, les chrétiens sont des associateurs « des mécréants polythéistes » (site http://islamqa.com du Cheikh Muhammad Salih al-Munadjdjid) Question 67626
66. Tabârî écrit : « Il n’y a pas à contraindre à faire entrer dans la religion quelqu’un dont il est licite d’accepter la capitation dans la mesure où il acquitte cette capitation et agrée le statut (d’infériorité) que lui confère l’Islam ». (Cité par GALLEZ E.-M., sur www.lemessieetsonprophete.com).
67. Les deux versets cités disent : « Il a élevé de plusieurs degrés quelques-uns d’entre vous au-dessus des autres, pour vous éprouver par ce qu’Il vous a apporté ». Et (77 et 78 dans notre édition) : « Allâh (vous) propose comme comparaison un esclave dans l’état de servitude, incapable de rien faire, et (un homme) que Nous avons pourvu de bonnes provisions, et qui en distribue une partie en aumônes secrètes et publiques. Peut-on tenir ces deux (hommes) pour égaux ? Louange à Allâh ! Beaucoup d’entre eux ne (le) comprennent pas !
   Allâh (vous) propose (encore) une comparaison, celle de deux hommes, dont l’un est muet : il est incapable de rien faire, et il est un fardeau pour son maître : où que celui-ci l’envoie, il ne lui rapportera rien de bon. Peut-il être tenu pour égal à (l’autre) homme, qui commande ce qui est juste, et qui est sur la voie droite ? »
68. Son origine se trouve en 9, 29 : « Tuez tous ceux qui ne croient pas en Allâh ni au dernier jour, et qui n’interdisent pas ce qu’Allâh et son Apôtre ont interdit, et quiconque ne pratique pas la religion de la vérité, parmi ceux qui ont reçu le Livre jusqu’à ce qu’ils aient payé le tribut de leurs (propres) mains et qu’ils soient humiliés. »
69. Cf. HISHMAN al-ZOUBEIR, Le prophète Mohammed nous a enseigné le dialogue interreligieux (sur www.emarrakech.info).L’auteur y est présenté comme « spécialiste de la pensée islamique classique ». Il cite ce texte, appelé « charte des privilèges » : « Ceci est un message de Mohammed, fils d’Abdallah, un pacte pour ceux qui adoptent le christianisme, ici au loin, nous sommes avec eux. En vérité, moi-même, les servants (le peuple de Médine) sont mes citoyens et, par Dieu, je m’oppose à tout ce qui pourrait leur déplaire. Aucune contrainte ne doit leur être imposée. Leurs juges ne doivent pas être destitués, ni leurs moines chassés de leurs monastères. Nul ne doit détruire une demeure de leur religion, ni l’endommager, ni emporter un objet quelconque vers une demeure musulmane. Quiconque s’emparerait de tels objets violerait le pacte de Dieu et désobéirait à son Prophète. En vérité, ils sont mes alliés et jouissent de ma charte de sécurité contre tout ce qu’ils haïssent. »
   Toutefois, certains chercheurs occidentaux mettent en doute l’authenticité de ce texte. Ainsi, Jean-Michel Mouton étudiant comment les chrétiens du mont Sinaï ont pu subsister en territoire musulman, écrit qu’ »il fallut user de stratégies diverses visant à légitimer l’existence du monastère au regard de la loi musulmane. Un des moyens fut l’élaboration, à partir du IXe siècle, d’un discours sur le passage du Prophète de l’Islam à Sainte Catherine. Mahomet, encore simple chamelier, aurait séjourné au monastère ; les moines auraient alors pressenti son devenir prophétique et lui auraient demandé un certain nombre de privilèges. Cette légende sert à expliquer l’exposition, encore aujourd’hui, dans l’entrée du monastère d’un document au bas duquel figure une empreinte de main, celle du Prophète de l’Islam qui passait pour analphabète. Il s’agit, selon une tradition séculaire, de la copie de l’acte par lequel Mahomet aurait accordé sa protection au monastère. » (Le Sinaï médiéval, entre le christianisme et l’Islam, sur www.clio.fr). J.-M. Mouton est professeur d’histoire et civilisation musulmanes médiévales à l’Université Lumière Lyon 2.
71. Celui-ci reproche à Kaykâ’us, prince de Konya en Anatolie (1211-1220), de relâcher l’oppression des chrétiens.
72. Le Coran est ambigu sur ce sujet. Parfois il distingue les chrétiens des associateurs, parfois il semble faire l’amalgame entre les deux.
73. Texte cité sur www.lemessieetsonprophete.com
74. On oppose aux Capitulations la Constitution médinoise par laquelle Mahomet lui-même structura le nouvel État musulman. Cette Constitution considérée comme très tolérante organise sur une base confessionnelle la communauté (umma) qui englobe à l’origine les juifs et les « idolâtres ». Dans un premier temps, les tribus arabes juives purent conserver leur religion et Mahomet introduisit certaines formes de pratique cultuelle juive. Il prétendait rendre à la religion d’Abraham sa pureté originelle, déformée qu’elle avait été par les juifs et les chrétiens. Mais dès la deuxième année de l’hégire (623-624), la politique de Mahomet change car les juifs ne le suivent pas dans ses engagements guerriers. Le résultat fut l’expulsion de deux des trois tribus arabes juives. La troisième fut massacrée. On estime que tous ses membres, de 600 à 900 personnes furent décapitées sous l’oeil du Prophète. (Cf. GILLIOT Claude, Mahomet, texte disponible sur http://sites.univ-provence.fr. Cl. Gilliot est professeur à l’Université de Provence).
75. 767-820.
76. La protection des biens et des personnes est assurée à condition d’être soumis à l’autorité musulmane, de parler avec respect de Mahomet, du Coran et de la religion musulmane, de ne pas épouser une musulmane, de ne pas avoir de relations avec elle, de ne pas faire de prosélytisme, de ne pas enfreindre avec les musulmans leurs règles de vie, de ne pas aider de quelque manière les ennemis des musulmans, de payer la capitation, de ne pas exhiber la croix ni bâtir des églises ou autres lieux de prière, de porter un signe vestimentaire distinctif (le zunnar, ceinture), de ne pas porter les mêmes bonnets que les musulmans, de ne pas utiliser las mêmes selles ni avoir la même manière de monter à cheval, de ne pas occuper le milieu du chemin ni les meilleurs sièges dans les assemblées. (Cf. FATTAL Antoine, Le statut légal des non-musulmans en pays d’Islam, Beyrouth, Imprimerie catholique, 1958, p. 77 ; texte disponible sur http://insoumission.files.wordpress.com). A propos des signes vestimentaires, L. Gardet note que parfois, les juifs durent porter une rouelle (cercle d’étoffe) jaune, les chrétiens une bleue et les mazdéens une brune (Op. cit., p. 339).
77. 1263-1328.
78. Cf. ELLUL J., Islam et judéo-christianisme, PUF, 2004.
79. Pour l’historien Taner Akçam, « les revendications d’égalité de la part des non-musulmans, à la fin du XIXe siècle (…) seront à la base des heurts violents qui auront lieu à cette époque entre Arméniens et musulmans » en Turquie. (Cf. Un acte honteux, le génocide arménien et la question de la responsabilité turque, Denoël, 2008 et http://denisdonkian.blog.lemonde.fr).
80. Notamment par le Traité de paris en 1856 qui, au sein de l’empire ottoman, accordait l’égalité juridique aux dhimmis.
81. Pour Bat Ye’or, c’est l’idéologie persistante ou résurgente du jihâd telle que la rappelait, en 1997, le Cheikh Yousef al-Qaradawi, chef spirituel des Frères musulmans. Les gens du Livre du pays de guerre (dar al-harb), les harbis, n’ont aucun droit et doivent être combattus puisqu’ils s’opposent à l’instauration de la loi islamique ; les infidèles du pays de la trêve, sont dans une situation de répit entre deux guerres ; dans les pays protégés par la loi islamique (dar al-islam), les harbis deviennent dhimmis. En bref, cette idéologie laisse le choix entre la guerre et la soumission( Le Moyen-Orient contemporain : minorités, pluralisme, « dhimmitude », sur www.dhimmi.org). La constitution iranienne de 1979 évoque clairement le projet de conquête mondiale. Le Préambule déclare, entre autres, que « Dans l’organisation et l’équipement des forces défensives du pays, l’attention se porte sur la foi et l’idéologie de façon à ce qu’elles soient le fondement et la règle. Pour cette raison, l’armée de la République Islamique et le corps des Gardiens de la Révolution sont organisés en conformité avec cet objectif et seront chargés, non seulement de la sauvegarde et de la protection des frontières, mais également du fardeau de la mission idéologique, c’est-à-dire le Djihad dans la voie de Dieu et la lutte dans la voie de l’expansion de la souveraineté de la loi de Dieu dans le monde ». (Texte complet disponible sur www.jurispolis.com). De son côté, l’Arabie saoudite par la voix de plusieurs de ses savants (ulémas) a condamné, en 1992, le processus de paix au Moyen-Orient qui envisageait une paix illimitée entre musulmans et infidèles pour la simple raison que, selon le prophète, on ne peut conclure avec les non-musulmans qu’une trêve ne dépassant pas dix ans (L’Express, 21-2-1992, p. 19).
   BAT YE’OR, pseudonyme de Giselle Littman, est une historienne britannique d’origine juive égyptienne. Sa famille fut déchue de sa nationalité égyptienne en 1955 du fait qu’elle était juive. Elle a publié, en français, Les Juifs en Égypte, Editions de l’Avenir, 1971 ; Le Dhimmi : profil de l’opprimé en Orient et en Afrique du Nord depuis la conquête arabe, Anthropos, 1980 (réédité en 1994 et 2004 sous le titre Juifs et chrétiens sous l’Islam : les dhimmis face au défi intégriste, Berg international) ; Les chrétientés d’Orient entre Jihad et dhimmitude : VIIe-XXe siècle, Cerf, 1991 ; Eurabia : L’axe Euro-Arabe, Jean-Cyrille Godefroy, 2006. On peut visiter son site : www.dhimmi.org.
82. En juin 2009, Monseigneur Aziz Mina de Guizèh (Égypte) faisait part à l’association Aide à l’Église en détresse (AED) de la situation d’oppression et de pauvreté dont souffre sa petite communauté catholique copte. Ses fidèles ont « beaucoup de difficulté à trouver du travail par manque de tolérance à l’égard des chrétiens » et se heurtent à « des restrictions concernant la construction d’églises ou la pratique extérieure de leur culte. » (www.zenit.org)
83. Cf. SCHWARZFUCHS Simon, Le staut des juifs en terre d’Islam, essor et disparition de la dhimmitude, Seuil, 2007, pp. 25-37 et Juifs en terre d’Islam, Le staut de dhimmi, sur www.akadem.org
84. Sur le vivre ensemble des chrétiens et des musulmans, on peut lire JOMIER Jacques, Chrétiens et musulmans, vivre ensemble, in Communio, XVI, 5-6, septembre-décembre 1991, pp. 63-80.
85. On peut lire sur le problème de la dhimma aujourd’hui : JEANNIN Catherine, Droits des minorités chrétiennes en terre d’Islam, Rapport présenté à la Société internationale pour les Droits de l’homme, Association parisienne de presse, mai 1990.
86. Ces deux lectures ne coïncident pas avec la distinction entre sunnisme et chiisme. La tentation terroriste se retrouve dans les deux grandes mouvances de l’Islam. Par exemple, le hezbollah est chiite tandis que le fatah est réputé sunnite.
87. On peut citer le cas du soudanais Mahmoud Taha né en 1909 et qui lutta pour l’indépendance de son pays (1956). Dès cette époque, il développe une vision de l’Islam qui va susciter bien des haines. Il part d’un constat simple et incontestable : il y a deux catégories bien distinctes de textes dans le Coran : « À l’encontre des islamistes déjà influents dans son pays et qui mettaient en avant les sourates de Médine pour réclamer un pouvoir fort en vue d’appliquer la Charia, Taha considérait que seules les sourates de La Mecque avaient une portée universelle et restaient encore à accomplir, les autres l’ayant été à fond, dans des circonstances historiques précises et dépassées. Donc on peut par exemple considérer comme dépassés les passages médinois établissant les statuts inférieurs de la femme et des non musulmans, etc. Cette position n’a rien d’original, on peut même dire que la majorité des Musulmans, même pieux, l’ont adoptée plus ou moins implicitement. Néanmoins cela ne se dit pas. Car le rêve d’un pouvoir musulman fort se nourrit de tous les contentieux et soifs de revanche nés de la colonisation des peuples musulmans. » La très influente université Al Azhar du Caire va dénoncer l’« apostasie » de Taha, apostasie qui, d’après la Charia, mérite la mort. « Elle viendra au bout de trente ans. En 1969 un coup d’état d’inspiration plutôt socialiste donne le pouvoir au général Nimeiry, auquel le Parti Républicain et son chef apportent longtemps un soutien mesuré. Cela n’empêche pas Taha d’être emprisonné pendant un mois en 1976 pour avoir critiqué le pouvoir saoudien et son rigorisme religieux. Or l’Arabie saoudite est aussi un bailleur de fonds vital pour le Soudan comme pour la plupart des pays musulmans pauvres.
   Mais les difficultés s’accumulent pour le gouvernement, rébellion grandissante dans le sud, problèmes économiques, et à partir de 1983 Nimeiry opère un renversement d’alliance au profit des Islamistes qu’il avait jusque là combattus. Cela ne se fait pas sans concession, et parmi les concessions il y a l’établissement progressif de la Charia. Il y aura bientôt l’arrestation de la bête noire des Islamistes, Mahmoud Muhhamad Taha et de plusieurs de ses proches, officiellement pour un écrit jugé séditieux. »
   Le 2 janvier 1985, « quatre de ses partisans sont arrêtés à Omdurman pour avoir diffusé un tract critiquant le pouvoir. Taha organise une manifestation pacifique pour protester mais est arrêté lui-même le 7 janvier. Le procès des cinq hommes a lieu le lendemain et aboutit à une sentence de mort. On leur accorde toutefois trois jours pour se « repentir », ce qui est conforme à la Charia… mais pas, en tout cas pas encore, au code pénal soudanais. Et Taha maintient ses positions alors que ses quatre coaccusés se sauvent en acceptant de se repentir. Il est pendu le 20 janvier au matin. » (cf. http://alfikra.org/biography/english.htm)
88. La culture de la haine, (sur www.dhimmi.org). Parmi les penseurs modernes qui ont radicalisé l’islam, on cite surtout Sayyid Qotb (1906-1966) et Sayyid Mawdûdî (1903-1979) qui propagent l’idée de la souveraineté absolue de Dieu sur toute institution. Celui-ci écrira : « …l’islam a prescrit que, par une lutte constante, si nécessaire par la guerre et l’effusion de sang, tous les gouvernements corrompus soient balayés. A leur place, on doit instaurer un système de gouvernement juste et équitable, fondé sur la crainte de Dieu et établi d’après les lois qu’il a édictées, au détriment de tous les intérêts personnels, de classe ou de nation. Ce type de gouvernement est propice à l’humanité tout entière… » (cité par GRIGNARD A., L’islam radical en Belgique, in La nouvelle tribune, mars 1997). Qotb, de son côté, dira : « …il nous faut mener la révolution totale contre la souveraineté des créatures humaines, dans toutes ses formes et sous toutes ses institutions… (nous devons provoquer) la rébellion totale en tous lieux de la terre, la chasse aux usurpateurs de la souveraineté divine qui dirigent les hommes par des lois venues d’eux-mêmes ; et cela signifie la destruction du royaume de l’homme au profit du royaume de Dieu sur la terre… ». Face à l’occident, Qotb ajoutera : « … la domination de l’homme occidental dans le monde humain touche à sa fin, non parce que la civilisation occidentale est matériellement en faillite ou a perdu sa puissance économique et militaire, mais parce que l’ordre occidental a joué son rôle et ,ne possède plus cet ensemble de valeurs qui lui a donné sa prééminence… la révolution scientifique a achevé sa fonction, ainsi que le nationalisme et les communautés limitées à un territoire qui se sont développées à son époque. Le tour de l’islam est venu… » (QOTB S., Jalons sur la route de l’islam, I.I.S.O. Salimiyah-Koweit, 1980). Ces thèmes se retrouvent aujourd’hui dans la littérature du GIA algérien, par exemple : « … le peuple algérien mène un jihâd pour purifier le pays des traces du mal colonial croisé… (pays croisés) qui chantent l’air de la démocratie mais soutiennent par la force s’il le faut les régimes illégitimes… (dans le cadre) du nouveau plan colonial, piloté par le guide du terrorisme international, les États-Unis… » (in revue islamiste al-Ansâr, n° 16, octobre 1993).
89. LEWIS Bernard, Le langage politique de l’islam, Gallimard, 1988, pp. 111-113 ». Un exemple de langage guerrier susceptible d’entretenir l’image d’un Islam violent, nous est donné par Recep Tayyip Erdogan, l’ancien maire d’Istambul, devenu Premier Ministre en 2003 à la tête du parti islamiste AKP (parti de la justice et du développement) qui déclare : « Les minarets sont des baïonnettes, les coupoles nos casques et les mosquées nos casernes » (in Le Point, 8 novembre 2002, n° 1573, p. 56).
90. « La superficie médiatique des groupements islamistes est inversement proportionnelle à leur superficie judiciaire ». (GRIGNARD A., L’islam face au terrorisme, disponible sur www.mil.be).
91. EL SALEH Soubhi, L’islam face au développement, dans « L’islam et son actualité pour le tiers monde », Revue Tiers-Monde, T. XXIII– n°92, PUF, 1982, pp.925-934. Cité par FERJANI Mohamed-Chérif,in Islam, paix et violence, Ceras-revue Projet n° 281, juillet 2004, (URL : http://www.ceras-projet.com/index.php?id=1350). Mohamed-Chérif Ferjani est professeur à l’Université Lyon 2, chercheur au Gremmo, à la Maison de l’Orient méditerranéen de la même université, et au Ceriep-Centre de politologie de l’IEP de Lyon. Qotb, déjà cité, illustre théoricien de l’islamisme, sera marginalisé et presque considéré comme hérétique par les oulémas de l’université al-Azhâr, fondée au Caire en 969.(cf. GRIGNARD A., op. cit.).
92. CORMIER Philippe, Sur le Coran incréé, in Communio, XVI, 5-6, septembre-décembre 1991, p. 55.
93. Dans le contexte de la décolonisation, certains penseurs, au milieu du XIXe siècle, souvent éduqués en occident, ont voulu réformer le monde musulman en complète déliquescence. Ce fut le cas de Jamal al-Dîn al-Afghâni (1839-1897) et de Muhamad ‘Abduh (1849-1905). Celui-ci précisa en ces termes son projet : « …(mon premier objectif) était de libérer la pensée des chaînes de l’imitation et comprendre la religion telle qu’elle était comprise dans la communauté avant l’apparition des dissensions, de revenir dans l’acquisition du savoir religieux à ses premières sources et de les peser dans la balance de la raison humaine, que Dieu a créée pour prévenir l’excès et la falsification de la religion, afin que la sagesse de Dieu puisse être accomplie et l’ordre humain préservé ; et de prouver que, sous cet éclairage, la religion doit être considérée comme une amie de la science car elle pousse l’homme à rechercher les secrets de l’existence, lui enjoint de respecter les vérités établies et de se fier à elles dans sa vie et son comportement moral… » (cf. R. Ridah, Târiq al-Ustâdha al-Imâm al-Shaykh Muhammad abduh, Le Caire, 1931, cité in GRIGNARD Alain, L’islam face au terrorisme, disponible sur www.mil.be (ce texte est un hybride des publications suivantes : Brève genèse et évolution de l’islamisme radical in CHALLIAND Gérard, L’arme du terrorisme, L. Audibert, 2002 et Islam, islamisme, mythes et réalités in Custodes n° 4/2001, Politéia, 2002). Alain Grignard est commissaire à la division antiterroriste de la police fédérale de Bruxelles, islamologue attaché à la faculté des sciences politiques de l’Université libre de Bruxelles et membre de l’Observatoire géopolitique de la criminalité organisée de l’université de Liège.
94. Le discours de Ratisbonne, 12-9-2006 ainsi que deux autres discours prononcés aussi à l’occasion de la visite du Saint-Père en Allemagne ont été publiés avec la réaction de quelques intellectuels chrétiens ou non dans Dieu sauve la raison, Desclée de Brouwer, 2008.
95. BENZINE Rachid, Les nouveaux penseurs de l’islam, Albin Michel, 2008, p. 282. R. Benzine est professeur à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence.
96. A contrario, certains musulmans sont capables d’autocritique. Après les attentats islamistes de Mumbai, en novembre 2008, l’éminent érudit islamique indien Maulana Wahiduddin Khan, auteur de plus de 200 livres sur l’Islam, a, dans un discours, le 30 novembre, « exhorté les musulmans à déconditionner leur esprit et à épouser la vision d’un islam pacifique. » Il a accusé les madrassas (séminaires) d’enseigner aux musulmans qu’ils sont « les califes et les vice-régents de Dieu sur terre » et d’instiller ainsi la haine dans les esprits. Suite à ce véritable conditionnement, « beaucoup de musulmans vivent dans l’illusion qu’ils sont une race spéciale, et quand ils ne sont pas traités comme tels, ils sont frustrés et ils blâment les autres pour ne pas leur accorder le traitement spécial auquel ils s’attendent ». (http://pointdebasculecanada.ca).
97. BAT YE’OR, Le Moyen-Orient contemporain : minorités, pluralisme, « Dhimmitude », (sur www.dhimmi.org). Pour avoir une autre image de l’islam, on peut, sur le site www.fmes-france.net de la Fédération Méditerranéenne d’Etudes Stratégiques les chroniques de Ghaleb Bencheikh souvent défini comme représentant d’un « Islam des lumières ». Certains titres parlent d’eux-mêmes : « Le pardon et la justice », chronique de parue dans le quotidien algérien El Watan du 8 octobre 2007 ; « L’urgence d’un dialogue », El Watan,_ 7 octobre 2007 ; « Le respect de la conscience humaine », El Watan,_ 6 octobre 2007 ; « La nécessaire prise de position contre la violence », El Watan_, 23 septembre 2007 ; « L’autonomie du champ politique », El Watan,_ 2 octobre 2007 ; « La démythification de la violence », El Watan,_ 24 septembre 2007 ; etc.. Ghaleb Bencheikh est docteur ès sciences et pohysicien français, fils du cheikh Abbas Bencheikh, ancien recteur de la mosquée de Paris, frère de Soheib Bencheikh, ancien grand mufti de la mosquée de Marseille. Philosophe et théologien, il anime l’émission Islam sur France 2, le dimanche matin. Il préside la Conférence mondiale des religions pour la paix. Il est l’auteur de différents livres sur l’Islam : Alors, c’est quoi l’Islam ? Presses de la renaissance, 2001 ; L’Islam et le judaïsme en dialogue, Ed. de l’Atelier, 2002 ; La laïcité au regard du Coran, Presses de la Renaissance, 2005. Toujours sur le site du FMES, d’autres auteurs nous proposent « Rôle de l’intellectuel arabe dans sa société : utile ou futile ? », une analyse parue sur le site du quotidien d’Oran, par Mohammed Guétarni, Docteur ès lettres Université de Chlef ou encore " Égypte : La Haute Cour administrative vient d’autoriser les convertis à l’islam à revenir officiellement à leur confession d’origine. Un fait sans précédent qui soulève une forte polémique », article paru dans l’hebdomadaire Al-Ahram, du 13 février 2008, rédigé par Ola Hamdi.
98. Sur l’élaboration d’une doctrine de la guerre, on peut lire DUCENE Jean-Charles, L’usage juste de la violence et de la guerre selon l’islam médiéval, in Théologies de la guerre, Université de Bruxelles, 2006, pp. 97-105.
99. C’est le cas d’Abdeslam Faraj, fondateur du mouvement égyptien al-Jihâd responsable de l’assassinat du président Sadate en 1982.
100. GRIGNARD A., op. cit..
101. Id..
102. LEWIS Bernard, op. cit., p. 113.
103. FERJANI, in Islam, paix et violence, op.cit., pp. 51-52.
104. GRIGNARD A., op. cit..
105. Hassan al-Bannâ (1906-1948), fondateur des Frères musulmans en 1927, déclare : « …quand on vous demande ce que vous proposez, répondez que c’est l’islam, le message de Muhammad, la religion qui contient en elle le gouvernement et qui compte dans ses obligations la liberté. Si l’on vous dit que vous faites de la politique, répondez que l’islam ne reconnaît pas cette distinction. » (cité in GRIGNARD A., op. cit.).
106. Au niveau des simples citoyens, le dialogue est plus hasardeux. En effet, écrit le P. Charles Delhez sj, « l’éclipse de Dieu en Occident et la coupure radicale avec nos propres traditions morales et religieuses rendent difficile le dialogue avec les cultures dans lesquelles la dimension religieuse est fortement présente. Cela rend donc le dialogue plus difficile et inégal. » (Mon inquiétude face à l’islam, in La Libre Belgique, 24-6-2009).
107. Le cardinal J.-L. Tauran, président du Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux, déclarait en juin 2009 que « nous sommes tous condamnés au dialogue. » Il expliquait qu’il ne faut pas avoir peur de l’islam dans la mesure où « ce que nous rencontrons n’est pas un système religieux mais des hommes et des femmes qui partagent avec nous le même destin ». S’il y a des éléments de divergence entre chrétiens et musulmans en ce qui concerne le rapport à l’Écriture, la révélation, Jésus, la Trinité, l’usage de la raison ou encore la prière, il y a en commun : « l’unicité de Dieu ; le caractère sacré de la vie ; la nécessité de transmettre des valeurs morales aux jeunes générations ; l’enseignement de la religion dans l’éducation ». C’est précisément sur ces bases que le dialogue peut s’installer comme ce fut le cas en Jordanie du 18 au 20 mai 2009 sur le thème « Religions et sociétés civiles ». Cette rencontre, témoigne le cardinal, a permis « aux participants chrétiens et musulmans d’affirmer que la liberté religieuse ne peut s’exercer de manière adéquate que dans une société démocratique.  (…) Dans nos relations, dit encore le cardinal, un climat de plus grande confiance s’est affirmé. On peut percevoir auprès de nos interlocuteurs un désir de fournir une image plus positive de l’islam. (…) Nous sommes tous persuadés que les religions doivent être des facteurs de paix dans le monde et se mettre au service du bien commun ». Bien sûr, de graves difficultés subsistent : « les responsables musulmans les plus éclairés n’arrivent pas à faire admettre à leurs coreligionnaires le principe de la liberté de changer de religion selon sa conscience ; aucun signe positif de la part de l’Arabie Saoudite n’a été donné en ce qui concerne la possibilité d’obtenir un lieu pour la célébration de la messe dominicale pour les près de 2 millions de chrétiens résidant dans le pays. (…) La difficulté principale est que si nous trouvons parmi nos interlocuteurs un climat de disponibilité, nous ne réussissons pas à le faire descendre à la base. (…) Au niveau des masses, il y a souvent encore de la méfiance et de l’hostilité. » (www.zenit.org, 24-6-2009).
108. « …un pistolet rouillé retrouvé dans le cadre d’une enquête dans le milieu islamiste fera couler infiniment plus d’encre qu’un stock d’armes lourdes mis à jour dans une filière de grand banditisme. » (GRIGNARD A., op. cit.).
109. GRIGNARD A., op. cit..
110. Id..
111. Id..
112. Dans le même ordre d’esprit, on peut lire aussi WAARDENBURG Jacques, La projection d’agressivité sur une religion dans des situations de conflit, in Religions et violences, op. cit., pp. 240-258.
113. L’actualité reste, hélas, dramatique au Moyen-Orient en particulier mais aussi au Pakistan, par exemple, où les chrétiens subissent régulièrement, violences, emprisonnements, meurtres.

⁢B. L’héritage judéo-chrétien

⁢Introduction

« Sans paix des religions, pas de paix sur terre ». Cette réflexion de Bat Ye’or⁠[1] n’oblitère pas tous les efforts de la sagesse et des sciences humaines pour juguler la violence à défaut de l’éradiquer. La violence est multiforme et ses causes innombrables. Il est donc nécessaire que soient poursuivies toutes les actions susceptibles de maintenir ou de rétablir la paix entre les hommes. Rien ne doit être négligé dans les domaines de l’éducation, de la santé, de l’économie, de l’action sociale et politique pour que règne la concorde. Mais le plus important est incontestablement que le cœur de l’homme soit apaisé et ouvert aux autres suivant ainsi sa vocation la plus profonde à en croire G. Siewerth. C’est pourquoi les religions ont une responsabilité toute particulière en la matière. Imaginons un instant que les bouddhistes de toutes tendances, que les hindous de quelque catégorie qu’ils soient, que tous les musulmans du monde prêchent la paix et rien que la paix, que tous excluent sans restriction de pensée la violence sous quelque forme, imaginons que juifs et chrétiens soient de fiables artisans de paix, la face du monde ne serait-elle pas changée ?

Comme l’écrit un excellent connaisseur du terrorisme, le fait religieux fait « partie intégrante du fondement des systèmes sociaux. (…) la sociologie débouche sur la religion, se fondant avec elle, dans un tout inextricable. La politique, régissant l’organisation des systèmes sociaux, sera, évidemment, intimement impliquée dans cet ensemble. La religion se retrouvera donc, naturellement et dans un grand nombre de cas, en sous-jacence des grands bouleversements socio-politiques dont notre époque, où l’histoire semble s’accélérer, est particulièrement prolixe. »[2] On peut affirmer, « en outre, [que] toutes les religions disposent de ressources pour endiguer la violence. »[3]

Voilà pourquoi il est indispensable de s’attarder à la question religieuse et tout particulièrement au monothéisme auquel on attribue bien des maux. En effet, c’est toujours les religions monothéistes que l’on accuse d’intégrisme ou de fondamentalisme.⁠[4]

Après avoir montré que bouddhisme et hindouisme ne sont pas aussi innocents qu’on le proclame parfois, et après nous être attardés aux problèmes soulevés par l’islam, il est temps d’interroger la bible et les traditions qu’elle a nourries.

L’Ancien testament sera particulièrement médité car il regorge de pages où non seulement la violence des croyants mais aussi la violence de Dieu lui-même paraissent justifiées.

Comment le judaïsme et le christianisme ont-ils assumé cet héritage ? Y a-t-il contradiction entre le Nouveau testament et l’Ancien ? La théologie et l’Église ont-elles tenu un langage uniforme à ce sujet ? Le message biblique a-t-il eu une influence en dehors du cercle de la foi ?

Telles sont les questions à aborder maintenant.


1. L’histoire : source de conflits ou chemin de sagesse ? (sur www.dhimmi.org).
2. GRIGNARD Alain, L’islam face au terrorisme, disponible sur www.mil.be (ce texte est un hybride des publications suivantes : Brève genèse et évolution de l’islamisme radical in CHALLIAND Gérard, L’arme du terrorisme, L. Audibert, 2002 et Islam, islamisme, mythes et réalités in Custodes n° 4/2001, Politéia, 2002). Alain Grignard est commissaire à la division antiterroriste de la police fédérale de Bruxelles, islamologue attaché à la faculté des sciences politiques de l’Université libre de Bruxelles et membre de l’Observatoire géopolitique de la criminalité organisée de l’université de Liège.
3. MAYER Jean-François, Extrémisme religieux et violence sacrée, Réflexions sur les « intégrismes » et « fondamentalismes » , in sous la direction de MARGUERAT Daniel, Dieu est-il violent ? Bayard, 2008, (Marguerat), p. 193. J.-Fr. Mayer est historien, fondateur de l’Institut Religioscope, conseiller scientifique à l’Institut de hautes études internationales à Genève. D. Maguerat est professeur à la Faculté de Théologie et de Sciences des religions de l’Université de Lausanne.
4. Cf. MAYER Jean-François, op. cit., in Marguerat, op. cit., pp. 169-193. L’auteur explique qu’historiquement, le mot « intégrisme » apparaît en milieu catholique vers 1910 , tandis que le mot « fondamentalisme » naît en milieu protestant vers 1920. Est intégriste, à l’origine, un catholique qui refuse de transiger avec les valeurs modernes puis, à partir des années 60, un catholique traditionnaliste qui conteste les orientations du concile Vatican II. Le fondamentaliste protestant veut s’attacher aux vérités fondamentales de la foi face aux erreurs modernes, au libéralisme, aux dimensions sociales de la foi, à la critique historique de l’Écriture, etc. Le fondamentaliste protestant défend l’inerrance de l’Écriture, il est, par exemple, créationniste. Progressivement, les étiquettes ont été employées indifféremment en dehors du monde chrétien. On parlera d’intégrisme ou de fondamentalisme juif, islamique ou hindou. Des chercheurs américains ont alors tenté de déterminer les traits caractéristiques du fondamentalisme en comparant ses diverses manifestations. Ils ont mis en évidence neuf traits caractéristiques : « réaction à la marginalisation de la religion, utilisation sélective d’éléments de la tradition, manichéisme moral, principe d’absolutisme et d’inerrance, perspective souvent millénariste , perception de soi-même comme groupe élu, établissement de frontières claires, organisation autoritaire, insistance sur les règles de comportement. » Bien entendu, ces traits ne sont pas tous présents partout avec la même importance. Certains fondamentalismes hindous ou bouddhistes relèvent même davantage du nationalisme religieux. Enfin, tous les courants fondamentalistes ne sont pas violents. La violence peut être métaphorique. Elle peut survenir physiquement mais pas systématiquement lorsque le groupe religieux se sent menacé culturellement sur un territoire considéré comme sacré. La violence peut devenir alors un acte de piété ou, simplement, un acte défensif non pour nuire mais pour protéger, sauver. Ainsi « le besoin de protéger un bouddhisme pacifique peut justifier la violence » (Tessa J. Bartholomesz, In Defense of Dharma : Just-war Ideology in Buddhist Sri Lanka, Routledge-Curzon, 2002, p. 16 cité in MAYER J.-F., op. cit., p. 185). Au terme de son étude, J.-Fr. Mayer conclut avec sagesse et réalisme : « La religion pure de toute passion se présente rarement : sinon, l’être humain serait devenu parfait, et nous en sommes loin. Sur le plan pratique, il faut être prêt à écouter également les acteurs des courants politico-religieux radicaux, et à discuter avec eux dans la mesure du possible : si des gens prennent leur religion au sérieux, ils sont aussi susceptibles de respecter des principes établissant la paix, ou en tout cas la trêve face aux ennemis (…). En outre, toutes les religions disposent de ressources pour endiguer la violence : mais ce n’est pas à des personnes extérieures à ces traditions d’aller faire la leçon, des représentants de ces traditions doivent eux-mêmes en assumer l’initiative. Dans toute société, l’équilibre n’est jamais parfait et est obtenu à travers des débats et négociations complexes. Il ne faut pas nous faire trop d’illusions sur ce qu’il est possible d’atteindre, car les facteurs qui influencent une situation sont multiples, et les dirigeants religieux loin de pouvoir exercer un pouvoir illimité » (op. cit., pp. 192-193).

⁢Chapitre 1 : L’Ancien Testament, lectures juives et chrétiennes

« Que la paix règne… »[1]

Avant de nous engager dans la lecture des passages les plus dérangeants de la Bible, guidés par les exégètes juifs et chrétiens, il n’est pas inutile de faire un petit détour par une analyse « neutre »  si tant est qu’une analyse puisse être neutre. L’égyptologue et historien des religions Jan Assmann⁠[2] s’est demandé, sans référence à la théologie, si les faits rapportés dans l’Ancien Testament pouvaient vraiment « servir à la légitimation d’actions violentes dans l’histoire. »[3]

Il affirme d’abord, comme beaucoup d’autres, que la  violence religieuse, définie « comme la violence exercée au nom de la volonté de Dieu ( …) n’a pris forme qu’avec l’émergence du « monothéisme ». »[4] Mais il se pose ensuite la vraie question qui est de savoir pourquoi la Bible raconte tant d’histoires dures et cruelles.

Distinguant histoire et mémoire de l’histoire, réalité et souvenir de la réalité, fait et écriture du fait, il estime que la Bible procède à une « mise en scène narrative » de la fondation et de la victoire du monothéisme⁠[5]. Les auteurs inspirés reconstruisent un passé dans un langage de violence. C’est ce langage qui fait problème car la violence, elle, est de tout temps et préexiste au monothéisme. La violence du langage donc souligne le caractère exclusif, radical, révolutionnaire du monothéisme biblique : « Tu n’auras pas d’autres dieux face à moi »[6] ! Cette présentation est, en réalité, une reconstruction du passé pour souligner le caractère antagoniste de cette religion nouvelle par rapport aux religions traditionnelles.⁠[7] Là où l’histoire montre une évolution, les écrivains veulent signifier une révolution par une mise en scène violente et intolérante qui confine parfois à la satire, à la « caricature polémique » ou à l’absurde⁠[8]. Le but est de mener au paganisme « une guerre d’extermination sémantique ».⁠[9]

Avant l’alliance du Sinaï, Dieu punit mais il ne montrera sa colère jalouse⁠[10] qu’après cette alliance. Pour Assmann, sa violence est alors une « violence politique » qui relève de la souveraineté de Dieu mais non de sa nature⁠[11]. Dieu est désormais le législateur qui, par sa « violence juridique » met un terme à la « violence pure », au « chaos venu d’en haut »[12] c’est-à-dire, très concrètement, à l’ « idéologie impériale conservatrice », totalitaire, des Égyptiens, Assyriens, Babyloniens, Perses, Séleucides, Romains. La Bible place « un Dieu fort à la place de l’État fort »[13] dont il libère son peuple. Ici aussi on peut parler d’une révolution par rapport aux autres religions. Non seulement le culte est destiné à Dieu comme il l’était aux dieux mais ici, le droit destiné aux hommes comme dans les autres cultures, est destiné à Dieu également puisqu’il en procède.⁠[14] Conforme à la loi de Dieu, une loi « soustraite à l’autorité des rois », l’action droite, en même temps qu’elle exerce son pouvoir libérateur, « devient […] lors une nouvelle forme humaine du culte divin. »[15]

Les textes les plus durs où s’exprime la colère jalouse de Dieu sont adressés aux ennemis de l’intérieur, à ceux qui, dans le peuple élu, sont séduits ou risquent d’être séduits par le paganisme, adorateurs du veau d’or⁠[16], de quelque dieu que ce soit⁠[17], du Baal de Péor⁠[18], Hittites, Amorites, Cananéens, Perizzites, Hivvites, Jébuséens…⁠[19]. La différence de traitement entre les membres du peuple élu tenté par l’infidélité et les peuples étrangers, révèle clairement, pour J. Assmann, la nécessité d’ « exterminer le païen » qui est en nous.⁠[20] La violence du langage devient invitation à la conversion intérieure

En conclusion, on peut dire que dans la fiction littéraire, « le langage de la violence résulte seulement de la pression politique, dont le monothéisme entendait justement libérer l’humanité. »[21] « La violence n’est aucunement inscrite dans le monothéisme comme une conséquence nécessaire ( …), elle appartient à la rhétorique révolutionnaire de la conversion, du changement et du détournement radical, du saut culturel de l’ancien vers le nouveau. »[22]

La violence en acte « relève du champ de la politique, et non de la religion, et une religion qui s’empare de la violence reste figée dans le domaine du politique et manque sa véritable fonction dans ce monde » qui est « de libérer les hommes de la toute-puissance du cosmos, de l’État, de la société ou de quelque autre système à prétention totalisante. »[23]

Cette mise au point ne nous dispense pas, si nous voulons répondre à des interprétations fondamentalistes ponctuelles, d’examiner de plus près les textes apparemment les plus « dérangeants ».


1. Is. 121, 7.
2. Cf. notamment ASSMANN Jan, Violence et monothéisme, Bayard, 2009. J. Assman est professeur à l’université d’Heidelberg.
3. Op. cit., p. 9.
4. Id. p. 29. La violence religieuse, précise-t-il « fait la distinction entre ami et ennemi dans un sens religieux » et fondamentalement « entre le vrai et le faux ». (id., p. 32).
5. Id., p. 37.
6. Ex 20, 3 et Dt 5, 7.
7. Cette radicalité n’est pas historique. Dans la réalité le passage du polythéisme au monothéisme s’est fait par étapes, progressivement. On est passé du polythéisme à l’ « hénothéisme » (un seul Dieu au-delà de nombreux autres dieux) puis à la « monolâtrie » (on adore un seul Dieu tout en reconnaissant d’autres dieux) , puis au « monothéisme inclusif » (tous les dieux sont Un seul Dieu) puis, tardivement, au « monothéisme exclusif » qui s’est petit à petit dégagé des autres options et qui s’est imposé, en Israël, après l’exil (ASSMANN J ;, op. cit., pp. 44-49 et 71-88).
8. L’auteur en donne plusieurs exemples : Ps 82 ; Is 44, 12-19 ; Jr 10, 3-5 et 8-11 ; Sg 13, 11-19, Sg 14, 8-12, Sg 14, 23-27.
9. ASSMANN J., op. cit., p . 88.
10. S’appuyant sur l’hébreu, J.-Y Lacoste (in Lacoste, article « jalousie divine ») montre que la jalousie divine n’a pas la connotation négative de la jalousie humaine faite d’amour possessif, de soupçon et de haine vindicative. La jalousie divine est  un « attachement exclusif et irrévocable de Dieu à Israël comme partenaire de l’alliance (…) ; et c’est par ce concept que la Bible exprime le caractère unique et absolu de YHWH comme Dieu d’Israël. Le concept de « Dieu jaloux » apparaît en effet comme le fondement de la loi du monothéisme, et il donne sa justification à l’interdiction absolue d’avoir d’autres dieux et de rendre un culte aux idoles (…). » Quand Dieu punit dans sa jalousie, il montre combien lui adhérer est sérieux et que « la trahison de son amour (ou « haine ») équivaut à la mort (…) ». Mais sa jalousie signifie aussi « élection, amour débordant et éternellement fidèle. » Israël menacé, l’amour jaloux s’abat sur les ennemis et se révèle miséricorde et salut pour son peuple.
11. Cf. LACTANCE, De ira Dei.
12. ASSMANN J., op. cit., p. 104. Le « chaos venu d’en bas » est celui du people qui doit être maîtrisé par le pouvoir du prince.
13. Id., p. 108.
14. Il suffit, pour s’en convaincre, de relire Mi 6, 6-8 ; Is 1, 11-17 ; Am 5, 21-24.
15. ASSMANN J., op . cit., pp. 103 et 111.
16. Ex 32, 1-4 ; Ex 32, 19-20 ; Ex 32, 26-28.
17. Dt 13, 7-12 ; Dt 28 ; 1 R 9, 6-7.
18. Nb 25, 1-8.
19. Dt 20, 10-18 ; Dt 13, 13-19 ; Ex 23, 31-33 ; Dt 12, 2-3. En comparant ces textes, on constate que c’est le « paganisme intérieur » qui est l’objet de la plus grande violence et non le « paganisme étranger ».
20. ASSMANN J., op. cit., p. 135.
21. J. Assmann, à la suite d’autres auteurs, fait remarquer que bien des formulations deutéronomiques sont copiées presque mot pour mot de textes assyriens. Le droit royal assyrien exigeait « une loyauté absolue de ses vassaux. » (Cf. Othmar Keel et Eckart Otto, cités in ASSMANN J., op. cit., p. 117).
22. Id., p. 165.
23. Id., pp. 169-170.

⁢i. Recours à l’exégèse

Il est très facile et peu sérieux d’affirmer que l’Ancien Testament est la source de toutes les barbaries imputables aux juifs aux chrétiens. Il suffit de relever dix, vingt ou cent citations incitant à la destruction des ennemis. Nous avons vu que de tels catalogues ont été fabriqués à partir du Coran. Ils existent aussi pour la Bible.

La plus élémentaire rigueur intellectuelle demande qu’un texte soit étudié dans toute sa complexité, dans toutes ses contradictions éventuelles.⁠[1] Si le Coran est composé de sourates mecquoises et médinoises dont l’ordonnance, la composition et l’historicité posent problème⁠[2], la Bible demande davantage encore de doigté dans son interprétation puisqu’elle est, comme on le répète, une bibliothèque qui ne couvre pas le temps d’une vie mais des siècles de l’histoire d’un peuple et que les différents livres appartiennent à des genres et à des styles différents. Les destinataires ne sont pas des hommes abstraits mais des hommes bien concrets qui étaient immergés dans une histoire, une culture, des problèmes

qui ne sont pas les nôtres.

C’est pourquoi « la tradition juive connaît deux grands livres qui alimentent sa foi : le Tanakh et le Talmud ».⁠[3] Le Tanakh désigne simplement les 24 livres de la Bible juive tandis que le Talmud reprend la tradition orale d’Israël, l’enseignement des grandes écoles rabbiniques des premiers siècles, entre le IIe et le VIe siècles.⁠[4] Dans le Talmud on apprend à lire la révélation faite par Dieu et à « humaniser ce qui est divin »[5]. Comme l’écrit un rabbin, « le Talmud n’est rien d’autre qu’une incessante relecture et la constante réactualisation de l’insondable Torah [le pentateuque] par des docteurs qualifiés. »⁠[6]

De même, Bible et tradition sont inséparables dans l’Église. Le « et », comme le fait remarquer Louis Bouyer, est même de trop : « Disons plutôt, écrit-il, que la Parole de Dieu, donnée une fois pour toutes à l’Église par les apôtres comme venant du Christ lui-même dans l’Esprit, y est gardée vivante dans l’ensemble de la tradition (…) ».⁠[7] Le Concile Vatican II confirmera cette conception : « pour vraiment découvrir ce que l’auteur a voulu affirmer par écrit, on doit tenir un compte exact soit des manières natives de sentir, de parler ou de raconter courantes au temps de l’hagiographe, soit de celles qu’on utilisait ça et là à cette époque dans les rapports humains.

Cependant, puisque la Sainte Écriture doit être lue et interprétée à la lumière du même Esprit qui la fit rédiger, il ne faut pas, pour découvrir exactement le sens des textes sacrés, porter une moindre attention au contenu et à l’unité de toute l’Écriture, eu égard à la Tradition vivante de toute l’Église et à l’analogie de la foi. Il appartient aux exégètes de s’efforcer, suivant ces règles, de pénétrer et d’exposer plus profondément le sens de la Sainte Écriture, afin que, par leurs études en quelque sorte préparatoires, mûrisse le jugement de l’Église. Car tout ce qui concerne la manière d’interpréter l’Écriture est finalement soumis au jugement de l’Église, qui exerce le ministère et le mandat divinement reçus de garder la parole de Dieu et de l’interpréter. »[8]

Il est donc malvenu de citer tel quel, comme c’est souvent le cas, un extrait du chapitre 20 du Deutéronome et sans curiosité, sans effort d’interprétation, d’en conclure à la barbarie de la foi d’Israël.

Il n’est pas question non plus pour les chrétiens d’ignorer l’Ancien Testament sous prétexte que la Nouvelle Alliance annulerait la Première mais, en réalité, parce qu’ils sont embarrassés par nombre de textes qui leur paraissent en totale opposition avec ce que le Christ a révélé. Or les livres de l’Ancien Testament sont aussi « divinement inspirés »  et « conservent une valeur impérissable »[9]. « Compte tenu de la situation humaine qui précède le salut instauré par le Christ, les livres de l’Ancien Testament permettent à tous de connaître qui est Dieu et qui est l’homme, non moins que la manière dont Dieu dans sa justice et sa miséricorde agit avec les hommes. Ces livres, bien qu’ils contiennent de l’imparfait et du caduc, sont pourtant les témoins d’une véritable pédagogie divine. C’est pourquoi les chrétiens doivent les accepter avec vénération : en eux s’exprime un vif sens de Dieu ; en eux se trouvent de sublimes enseignements sur Dieu, une bienfaisante sagesse sur la vie humaine, d’admirables trésors de prières ; en eux enfin se tient caché le mystère de notre salut. » ⁠[10] Et le Concile nous indique comment lire ces deux Testaments indissociables donc : « Inspirateur et auteur des livres de l’un et l’autre Testament, Dieu les a en effet sagement disposés de telle sorte que le Nouveau soit caché dans l’Ancien et que, dans le Nouveau, l’Ancien soit dévoilé. Car, encore que le Christ ait fondé dans son sang la Nouvelle Alliance (cf. Luc 22, 20 ; 1 Cor, 11, 25), néanmoins les livres de l’Ancien Testament, intégralement repris dans le message évangélique, atteignent et montrent leur complète signification dans le Nouveau Testament (cf. Mat. 5, 17 ; Luc 24, 27 ; Rom. 16, 25-26 ; 2 Cor. 3, 14-16), auquel ils apportent en retour lumière et explication. »[11]

Rappelons encore que l’Église a condamné ceux qui ont cherché à exclure du canon les textes de l’Ancien Testament tel que nous le connaissons. Gêné par un Dieu qui commande la guerre, Marcion⁠[12], par exemple, au IIe siècle, avait opposé la Loi et l’Évangile, le Dieu de justice et de vindicte de l’Ancien Testament, le Dieu des Juifs et le Dieu de Jésus, Dieu supérieur, Dieu de bonté et de miséricorde. Il rejeta donc tout l’Ancien Testament et ne garda comme Écriture que l’Évangile de Luc débarrassé de ses premiers chapitres et 10 épîtres de Paul. Cette position outrancière hâta l’établissement du Canon des Écritures⁠[13]. En 144, Marcion fut rejeté de la communauté chrétienne de Rome⁠[14] où il s’était établi en 140.

Après ces préliminaires, venons-en au cœur du problème.

Il y aurait⁠[15] « plus de six cents passages (qui) disent explicitement que des peuples, des rois ou des individus en ont attaqué d’autres, les ont anéantis et tués ».⁠[16] Mais, plus encore que la violence humaine, c’est la violence de Dieu qui s’exprime dans un millier de textes : « on dit que la colère de YHWH s’enflamme, qu’il punit par la mort et la ruine ; comme un feu dévorant il juge, se venge et menace d’anéantissement ».⁠[17] Dieu apparaît souvent comme impitoyable : « C’est ainsi que tu agiras à l’égard de toutes les villes qui sont très éloignées de toi, celles qui ne sont pas parmi les villes de ces nations-ci. Mais les villes de ces peuples-ci, que le Seigneur ton Dieu te donne en héritage, sont les seules où tu ne laisseras subsister aucun être vivant. En effet, tu voueras totalement à l’interdit le Hittite, l’Amorite, le Cananéen, le Perizzite, le Hivvite et le Jébusite, comme le Seigneur ton Dieu te l’a ordonné, afin qu’ils ne vous apprennent pas à agir suivant leur manière abominable d’agir pour leurs dieux : vous commettriez un péché conter le Seigneur votre Dieu. »[18] La violence est non seulement autorisée « pour défendre les intérêts du pays, de la religion et de la culture » mais elle est aussi ritualisée sous forme de guerre sainte : « Il (Saül) prit une paire de bœufs, les dépeça et, par l’entremise des messagers, en envoya les morceaux dans tout le territoire d’Israël, en faisant dire : « Celui qui ne part pas à la guerre derrière Saül et Samuel, voilà ce qu’on fera à ses bœufs ! » La Seigneur fit tomber la terreur sur le peuple et ils partirent comme un seul homme ».⁠[19] La guerre est louable et le pillage et le massacre deviennent des actes religieux réglementés : « La ville (Jéricho) sera dévouée par anathème[20] à Yahvé, avec tout ce qui s’y trouve. Seule Rahab, la prostituée, aura la vie sauve ainsi que tous ceux qui sont avec elle dans sa maison, parce qu’elle a caché les émissaires que nous avions envoyés. Mais vous, prenez bien garde à l’anathème, de peur que, poussés par la convoitise, vous ne preniez quelque chose de ce qui est anathème, car ce serait rendre anathème le camp d’Israël et lui porter malheur. Tout l’argent et tout l’or, tous les objets de bronze seront consacrés à Yavhé, ils entreront dans son trésor. »

Le peuple poussa le cri de guerre et l’on sonna de la trompe. Quand il entendit le son de la trompe, le peuple poussa un grand cri de guerre, et le rempart s’écroula sur place. Aussitôt le peuple monta vers la ville, chacun devant soi, et ils s’emparèrent de la ville. Ils dévouèrent à l’anathème tout ce qui se trouvait dans la ville, hommes et femmes, jeunes et vieux, jusqu’aux taureaux, aux moutons et aux ânes, les passant au fil de l’épée. (…) On brûla la ville et tout ce qu’elle contenait, sauf l’argent, l’or et les objets de bronze et de fer qu’on livra au trésor de la maison de Yahvé. Mais Rahab, la prostituée, ainsi que la maison de son père et tous ceux qui lui appartenaient, Josué leur laissa la vie sauve. »[21]

On n’a pas manqué, à travers l’histoire, de justifier par de tels textes, les guerres et les persécutions religieuses. Plusieurs aussi ont fait remarquer que la violence contenue dans le Coran était tributaire de textes analogues de l’Ancien Testament.


1. On trouve ainsi des présentations d’une partialité éhontée comme cet article intitulé : l’Islam et le judaïsme confrontés par leurs textes (sur www.interet-general.info ). L’auteur rassemble 18 citations extraites du Coran et qui, toutes, sont des incitations à la violence face à un nombre plus ou moins équivalent de passages de l’Ancien testament qui tous invitent à l’amour. Le site www.anti-religion.net dont l’objectif est clair, exécute les trois religions monothéistes en quelques phrases. Ainsi, le judaïsme et le christianisme sont-ils accusés de propager la guerre sainte sur base d’un seul extrait du chapitre 20 du Deutéronome. De « beaux » exemples de lecture partielle et partisane !
2. Le Président musulman de la Conférence mondiale des religions pour la paix le déclare clairement : « …se libérer de cette apologétique martiale que les exaltés utilisent pour justifier leurs menées guerrières revient à stériliser la violence qu’elle secrète par un travail historique et exégétique rigoureux du Texte. Un travail d’étude et de recherche qui permet de le sonder en questionnant surtout les énoncés de « vérité », en les relativisant. Il s’agit de mettre à jour leur caractère historique tout en les dé-dogmatisant. «  (BENCHEIKH Ghaleb, Islam et violence, in Marguerat, op. cit., pp. 159-160).
3. HADDAD Philippe, Midrash, pensée libérante d’Israël, Premier Colloque International d’Etudes Midrashiques (CIEM), 2005, sur http://lemidrash.free.fr
4. Il existe deux versions du Talmud, celui de Palestine (ou de Jérusalem) et celui de Babylone.
5. HADDAD Philippe, op. cit.. Il explique : « La Torah a été donnée, c’est-à-dire que le donneur (Dieu) avait la volonté de transmettre, et le receveur (Israël) la volonté de recevoir. C’est ce transfert de propriété qui fait que la Torah, d’origine divine, devient notre Torah, puisqu’interprétée par nous, les hommes. (…) Cette conception que le sujet humain s’approprie ce qui vient de Dieu exprime une vision générale du judaïsme. Dieu commence le monde en « six jours », et le septième jour est confié à l’homme. Le Shabbat, le Créateur se repose… sur sa créature. Dieu plante un jardin dans l’Eden, et Adam doit le travailler et le garder. Tout ce qui procède de Dieu appelle une plus-value humaine. » (Id).
6. GUIGUI Albert, Dieu parle aux hommes, Racine, 2007, p. 28. Albert Guigui est Grand Rabbin de Bruxelles, Grand Rabbin attaché au Consistoire central israélite de Belgique, Grand Rabbin de la grande Synagogue d’Europe. Le Talmud comprend actuellement une vingtaine de volumes, six mille pages environ en grand format sur trois colonnes. Il contient, d’une part, la mishnah qui est une compilation de sentences de la Torah orale et son commentaire développé : la guemara.
7. BOUYER L., _Dictionnaire théologique, Desclée, 1990. Se référant au Cardinal Newman (Préface de Via media, 1880), L. Bouyer explique qu’il y a deux aspects dans la tradition : « 1° (…) la tradition prophétique, que transmet tout le corps de l’Église et où n’importe quel individu, qu’il soit clerc ou laïc, peut jouer un rôle de témoin de l’Esprit à l’œuvre dans toute l’Église pour y garder vivante et pure la vérité une fois confiée aux apôtres, et 2° (…) la tradition épiscopale, qui n’est pas une autre tradition mais une expression officiellement authentifiée de la tradition en général par ceux qui, étant les successeurs des apôtres, ont la responsabilité particulière de préserver le dépôt divin de la Parole d’être jamais contaminé par des traditions simplement humaines qui s’en écarteraient ». Cette « tradition épiscopale », nous l’appelons aujourd’hui : magistère. (Cf. la constitution dogmatique Dei verbum, 7-13).
8. Dei verbum, 12.
9. Id ., 14.
10. Id., 15.
11. Id., 16. Rappelons-nous la belle formule de Pie XI : « Il n’est pas possible aux chrétiens de participer à l’antisémitisme […​] Nous sommes spirituellement des sémites ». » (Déclaration à un groupe de pèlerins de la Radio catholique belge, 6-9-1938, in DC, t. 39, 1938, col. 1460). Ou, plus près de nous, cette déclaration du pape Jean-Paul II lors de sa visite à la Synagogue de Rome, en 1986 : « L’Église du Christ découvre son « lien » avec le judaïsme « en scrutant son propre mystère » (cf. Nostra Aetate, § 4, du concile Vatican II). « La religion juive ne nous est pas « extrinsèque », mais, en un certain sens, elle est « intrinsèque » à notre religion. Nous avons donc, à son égard, des rapports que nous n’avons avec aucune autre religion. Vous êtes nos frères préférés et dans un certain sens, on pourrait dire nos frères aînés. » (cf. DC 1986, 433-439).
12. 85-160.
13. Canon signifie, suivant son étymologie, « règle », « norme ». Un écrit canonique est un écrit régulateur, qui fait autorité. Chez les Juifs, l’établissement du canon fut l’objet de discussions et de variations qui s’étendirent du Ve siècle av. J.-C.jusqu’au début du IIe siècle ap. J.-C. environ. Ce canon hébraïque, rabbinique, palestinien, dit-on aussi, était toutefois plus restrictif que le canon en vigueur dans le judaïsme hellénistique, dans ce qu’on a appelé la « Septante » qui fut traduite, semble-t-il, par des juifs égyptiens à la fin du IIIe siècle av. J.-C..
   Chez les chrétiens, la genèse du canon fut aussi un peu mouvementée. Dès le début du IIIe siècle, Origène atteste une liste complète du Nouveau Testament et, avec des nuances, la liste « large » du judaïsme hellénistique alors que saint Jérôme (347-419) exclut de l’Ancien Testament les textes qui ne sont pas reconnus par les docteurs juifs. Les Conciles de Carthage (393 et 402) ainsi qu’Innocent Ier (405) suivront la voie d’Origène. Mais, du haut-moyen-âge jusqu’au XVIe siècle, l’influence de saint Jérôme relance la question des textes exclus de la Bible hébraïque (qu’on appellera deutérocanoniques ou apocryphes et qui se trouvent mis à part dans la TOB) : la Vulgate attribuée en grande partie à saint Jérôme (IV-Ve s.), Thomas d’Aquin, le concile de Florence (1441) puis le concile de Trente (1546) les incluent tandis que les protestants les excluent avec des nuances. Les Églises orthodoxes et orientales ont encore d’autres positions.
14. Il avait été auparavant, vers 135, excommunié pour immoralité par son père qui était évêque de Sinope (port sur la mer Noire). Saint Polycarpe, évêque de Smyrne qui l’avait rencontré à Rome, lui déclara : « Je reconnais en toi le premier-né de Satan ». Le fait est raconté par saint Irénée qui fut le disciple de Polycarpe et qui souligna « dans toute son œuvre l’unité du dessein de Dieu à travers les alliances successives ». (Cf. COTHENET Ed., Marcion, in Rel et Lacoste).
15. NAYAK Anand, Violence dans le christianisme, in Religions et violences, Sources et interactions, Editions universitaires, Fribourg Suisse, 2000, pp. 185-218. L’auteur cite Giuseppe Barbaglio, Dieu est-il violent ? Une lecture des Écritures juives et chrétiennes, Seuil, 1994, qui lui-même s’appuie sur d’autres travaux.
16. NAYAK Anand, op. cit., p.187.
17. Id.
18. Dt 20, 15-18.
19. 1 S 11, 7.
20. Dévouer a ici le sens de sacrifier.
21. Jos 6, 17-21, 24-25.

⁢ii. Lectures juives

Elles sont plurielles, comme on peut s’y attendre et comme en témoigne douloureusement la Lettre⁠[1] du Grand Rabbin René Samuel Sirat⁠[2] au Premier ministre Shimon Peres⁠[3] après l’assassinat de l’ancien Premier ministre Ishaq Rabin par un « extrémiste ». Son jugement est sévère vis-à-vis de ceux qui « ont armé le bras du meurtrier » et des autorités qui sont restées passives face à la montée de la violence verbale : « Les cerveaux qui ont armé le bras du meurtrier sont ceux d’hommes qui se sont rendus coupables d’idolâtrie : lorsqu’une valeur – même aussi importante que le caractère sacré de la terre d’Israël – se transforme en valeur absolue, au nom de laquelle on a le droit de tuer un Juif, un Arabe : un être humain créé à l’image de Dieu, elle devient un objet d’idolâtrie. Ainsi on abandonne le monothéisme affirmé au Sinaï et qui ordonne : « Tu ne tueras pas » pour pratiquer un culte étranger, celui de la violence et de la haine. » De même, le Rabbin dénonce le laisser-faire des autorités devant le culte que des activistes rendent sur la tombe de Barouch Gildstein qui un jour de Ramadan a tué vingt-neuf musulmans réunis en prière dans la mosquée d’Hevron. Mais si les autorités sont coupables de négligence, « un certain nombre de maîtres spirituels, de rabbins, de dirigeants d’académies talmudiques, portent à mes yeux, écrit-il, une lourde responsabilité. » Les uns pour avoir prononcé une sentence de mort ; les autres parce qu’ils n’ont pas dénoncé la « folie » qui se répandait ; d’autres encore, en Israël et dans la Diaspora, parce qu’ils affirmaient, en même temps, « leur volonté de paix et leur opposition à la restitution des territoires de Judée Samarie ». Or, « la Bible, à laquelle le peuple juif est attaché de toutes ses forces, privilégie en toutes circonstances le choix de la vie (Dt 30, 19) fût-ce au prix douloureux de la renonciation à des parcelles de la Terre de la Promesse, pourvu que la Paix soit au bout du chemin. » Accepter ou perpétrer le crime est le « blasphème suprême » et « il nous faut donc condamner les chefs coupables qui ont commis cette forfaiture. On sait que lorsqu’on est témoin d’une profanation du Nom divin, on n’a plus le droit d’honorer les maîtres qui s’en sont rendus coupables (Talmud de Babylone, Bérahot, 19b). » Et le Rabbin invoque une fois encore la tradition : « Le Rav Abraham Itshaq Hacohen Kook[4], dans une intuition géniale, avait insisté sur l’idée que puisque le Second Temple a été détruit à cause de la haine qui dévorait le cœur des Judéens et les opposait les uns aux autres, il était indispensable de rebâtir le troisième Temple dans l’amour infini qui doit unifier tous les cœurs du peuple d’Israël. Il nous faut donc de nouveaux bergers capables de formuler à nouveau les valeurs fondamentales du Judaïsme, c’est-à-dire, l’amour du prochain, le respect de l’étranger, le scrupule face à la dignité d’autrui, la volonté sans faille de promouvoir la paix et la fraternité dans l’État, dans la région, sur la terre entière. »[5]

d’une manière générale, le Rabbin Guigui estime que lorsqu’on cherche à justifier le meurtre ou la guerre, on va « contre l’esprit et la lettre du texte biblique » car on bafoue un principe fondamental : « Ne tue pas ». « Lorsqu’on tue un homme, c’est l’image de Dieu qu’on jette à terre. »[6] Dans la guerre, Dieu est la première victime. Il faut prendre en exemple Abraham qui menacé d’un conflit avec son neveu Loth, propose de partager la terre pour sauver la paix : « qu’il n’y ait pas de querelle entre moi et toi, mes bergers et les tiens : nous sommes frères. Tout le pays n’est-il pas devant toi ? Sépara-toi donc de moi. Si tu prends le nord, j’irai au sud ; si c’est le sud, j’irai au nord. »[7] Dans la Cabbale, c’est-à-dire dans la tradition mystique juive, on découvre une sagesse semblable de la part de Dieu lors de la création du monde. Celle-ci posait un problème. Si Dieu avait rempli l’univers, où aurait été la place de l’homme  et du monde ? Dieu donc s’est autolimité pour laisser de la place. De même, l’homme ne doit pas non plus tout occuper. La vraie solution était donc et est de faire de la place à l’autre. Dès lors, il n’y a plus de place pour le conflit.

Exemplaire aussi la leçon à tirer de l’épisode de la « ligature » d’Isaac⁠[8] rappelé dans la liturgie de Roch Ha Chana, le nouvel an israélite. Cette histoire est importante et privilégiée parce qu’elle nous montre que « le seul sacrifice que Dieu veuille mettre en exergue, c’est le non-sacrifice. »[9] L’essentiel, en effet, est exprimé dans l’ordre intimé à Abraham : « Ne porte pas ta main sur ton fils, ne lui fais aucun mal. »[10] Par ailleurs, tout au début du récit, lorsque Dieu appelle Abraham, celui-ci répond « Me voici »[11]. Ce « Me voici », pour le rabbin Guigui, est un signe d’ouverture, de volonté de dialogue avec tous les hommes⁠[12], d’entraide et d’engagement contre toutes les discriminations et injustices.⁠[13]

Ainsi donc, la Bible prône la non-violence mais a une position différente du christianisme, nous dit-on, vis-à-vis de l’auto-défense et de l’opposition au mal. Quand Jésus déclare : « Et moi, je vous dis de ne pas résister au méchant. Au contraire, si quelqu’un te gifle sur la joue droite, tends-lui aussi l’autre »[14], le juif, lui, réplique : « Si j’aime mon prochain au point de lui tendre la joue gauche quand il me frappe sur la joue droite, j’encourage l’injustice. Comme lui, je suis donc coupable d’injustice ! »[15] Car la Bible hébraïque demande qu’on s’oppose avec vigueur au mal particulièrement dans le Deutéronome où revient sans cesse la formule : « Tu ôteras le mal du milieu de toi. »⁠[16] Il n’empêche que « malgré ce souci de se défendre contre toute agression extérieure, le combat militaire n’est pas au cœur du judaïsme. »[17] Bien au contraire.

L’auteur appuie son discours de plusieurs références.

Ainsi, « même lorsque nous sommes envoyés pour faire la guerre contre nos ennemis, Dieu nous ordonne de leur offrir en premier lieu l’opportunité de se rendre de façon pacifique, et ce n’est que lorsque la proposition a été rejetée qu’il nous est permis d’utiliser les armes contre eux ».⁠[18] On le voit, par exemple dans Dt 20, 10 : « Quand tu t’approcheras d’une ville pour la combattre, tu lui feras des propositions de paix. Si elle te répond : « Faisons la paix ! », et si elle t’ouvre ses portes, tout le peuple qui s’y trouve sera astreint à la corvée pour toi et te servira. Mais si elle ne fait pas la paix avec toi et qu’elle engage le combat, tu l’assiégeras… ».

Ainsi, les prophètes offrent une vision de la fin des temps où la paix sera établie. Isaïe particulièrement : « Il y aura une souveraineté étendue et une paix sans fin… »[19] ; « Il ne se fera ni mal, ni destruction sur toute ma montagne sainte… »[20] ; « Alors le désert deviendra un verger, tandis que le verger aura la valeur d’une forêt. Le droit habitera dans le désert et dans le verger s’établira la justice. Le fruit de la justice sera la paix : la justice produira le calme et la sécurité pour toujours. Mon peuple s’établira dans un domaine paisible, dans des demeures sûres, tranquilles lieux de repos… »[21] ; « Le Seigneur a levé les sentences qui pesaient sur toi, il a détourné ton ennemi. Le roi d’Israël, le Seigneur lui-même, est au milieu de toi, tu n’auras plus à craindre le mal. »[22] ; « Il supprimera d’Ephraïm le char de guerre et de Jérusalem, le char de combat. Il brisera l’arc de guerre et il proclamera la paix pour les nations. »⁠[23]

Ainsi, l’importance du mot chalom qui n’est autre que le Nom de Dieu comme l’enseigne le Talmud[24]se basant sur Jg 6, 23-24⁠[25]. Or, dans le livre des Nombres, Dieu donne son « alliance en vue de la paix » au prêtre Pinhas qui a sauvé les fils d’Israël de la malédiction en tuant Zimri qui se livrait à la débauche avec la Madianite Kozbi⁠[26] : « Le Seigneur parla à Moïse : « Le prêtre Pinhas, fils d’Eléazar, fils d’Aaron, a détourné ma fureur des fils d’Israël en se montrant jaloux à ma place au milieu d’eux. C’est pourquoi je n’ai pas, sous le coup de ma jalousie, exterminé les fils d’Israël. En conséquence, dis-le : Voici que je lui fais don de mon alliance en vue de la paix. Elle sera pour lui et pour ses descendants. Cette alliance leur assurera le sacerdoce à perpétuité, puisqu’il s’est montré jaloux pour son Dieu et qu’il a fait le rite d’absolution pour les fils d’Israël. »[27]

Dans le Talmud, plusieurs rabbins ont fait remarquer que le geste de Pinhas est, en réalité, loué par Dieu avec une réserve qui ne peut apparaître dans les traductions car elle est purement graphique⁠[28]. Toutefois, elle indique nettement qu’on ne peut considérer l’attitude de Pinhas comme totalement exemplaire. On ne peut en faire une règle générale car Pinhas a agi pour une bonne cause mais le moyen n’était pas bon : on ne peut faire justice soi-même ni manquer de respect à la personne humaine.⁠[29] C’est la raison pour laquelle c’est Salomon et non David qui construira le Temple : « David dit à Salomon : « Mon fils, j’avais à cœur, moi-même, de construire une Maison pour le nom du Seigneur, mon Dieu. Mais la parole du Seigneur me fut adressée en ces termes : « Tu as répandu beaucoup de sang et tu as fait de grandes guerres. Tu ne construiras pas de maison pour mon nom, car tu as répandu beaucoup de sang sur la terre devant moi. »[30] En fait, la paix (chalom) est ce qui « confère aux choses et aux êtres l’unité, la plénitude » (cf. chalem, entier)⁠[31]. Elle n’est donc pas un principe supérieur mais un idéal, un objectif, une tâche à accomplir en veillant, en premier, à sauvegarder la vie humaine.

Ce respect de la vie est un principe supérieur dans la Torah. C’est pourquoi la tradition orale juive insiste tant sur le respect de la vie et la condamnation de toute violence.

« Le respect de la vie, écrit un rabbin⁠[32], n’est lié ni à une appartenance religieuse, ni à une communauté ethnique ou nationale. Il est exigé par référence à l’image de Dieu qui existe en chaque homme. » On dira qu’« un seul être humain pèse aussi lourd que la création tout entière »[33]. On lit dans Gn 5, 1 : « Voici le livre de l’histoire de l’homme ».⁠[34] Cette parole « enseigne que l’histoire de l’humanité, c’est l’histoire d’un homme » et le Talmud en déduit : « Si Dieu a créé un homme unique, c’est pour nous enseigner que celui qui détruit une seule vie humaine, c’est comme s’il détruisait la création tout entière. Et celui qui sauve une seule vie humaine, c’est comme s’il avait sauvé le monde entier. Dieu a créé un seul être humain afin que la paix règne entre les hommes. Pour qu’aucun homme ne puisse dire : mon père était plus grand que ton père. »[35]

La même pensée se retrouve dans un midrash[36] concernant le passage de la Mer rouge. On lit dans l’Exode : « L’ange de Dieu qui marchait en avant du camp d’Israël partit et passa sur leurs arrières. La colonne de nuée partit de devant eux et se tint sur leurs arrières. Elle s’inséra entre le camp des Égyptiens et le camp d’Israël. Il y eut la nuée, mais aussi les ténèbres ; alors elle éclaira la nuit. Et l’on ne s’approcha pas l’un de l’autre. »[37] Le midrash raconte que « les anges, au moment du passage de la Mer des Joncs, ont voulu chanter un cantique de gratitude à Dieu et Dieu les en a empêchés, en disant : « L’œuvre de ma main, des êtres humains que j’ai créés, sont en train de se noyer dans la mer et vous voudriez chanter un cantique ! » Ainsi le Créateur manifestait le même souci pour la vie de tout homme, quel qu’il soit.⁠[38]

En suivant cette inspiration, le croyant se distingue nettement du fanatique : « Le croyant est au service de Dieu, le fanatique met Dieu à son service. Le croyant rend un culte à Dieu, le fanatique se rend un culte à lui-même en s’imaginant qu’il rend un culte à Dieu. Le croyant écoute la parole de Dieu, le fanatique l’altère. Le croyant s’élève au niveau de Dieu et de son amour, le fanatique abaisse Dieu à son propre niveau. Le fanatisme est un monde du rejet simultané de Dieu et de l’homme. »[39] Ce n’est pas un hasard donc si dans la religion juive, la prière pour la paix revient sans cesse. Et la mission des hommes de religion est claire et impérative : « servir de pont entre les différentes croyances, les différentes tendances » ; en paroles et en actes, « rapprocher et non éloigner ; semer l’amour dans les cœurs et non la haine ; favoriser la fraternité entre les hommes, quels que soient leur religion, leur pays, leur langue. »[40] Comme il a été dit plus haut, « Chalom représente en dernier lieu la plénitude même, c’est-à-dire, la solution définitive de tous les conflits tant dans les rapports des hommes entre eux, que dans les relations de l’être humain avec lui-même et avec Dieu. C’est pourquoi la paix est une tâche permanente, à laquelle l’homme doit travailler tout au long de sa vie. Suivant une expression de Rabbi Yéhochoua Ben Levi, la paix a la même fonction par rapport au monde que « le levain par rapport à la pâte ». Elle est " l’éternel élément moteur du destin humain ». C’est la paix qui crée tout ce qui est noble et grand. C’est elle qui stimule l’énergie humaine et qui fait accéder à la perfection la personnalité individuelle, préparant ainsi l’époque du dénouement messianique. Notre vie n’est rien d’autre qu’une lutte permanente pour la paix perpétuelle et absolue. C’est pourquoi la dernière requête que nous adressons à Dieu est qu’il nous accorde sa bénédiction dans ce combat pour le Chalom, la paix. Ce Chalom qui dérive de la racine hébraïque lehachlim qui a pour signification : " se compléter mutuellement « . Le Chalom implique la paix dans la complémentarité. La vraie paix, c’est tendre la main vers l’autre dans le but de s’entraider et de vivre harmonieusement. L’humanité doit être perçue comme un orchestre symphonique où chacun des instruments apporte sa propre contribution pour rehausser l’oeuvre musicale. En poussant l’analogie plus loin, chacun des musiciens d’un orchestre joue son propre instrument tout en n’étant pas entièrement libre de la manière d’interpréter sa partition lorsqu’il participe à l’exécution d’un concert. Notre concert à tous c’est l’hymne à la paix et à la fraternité. »[41]

Comment, avec tout le respect dû à la nefesh, à la source de la vie⁠[42] expliquer alors certains textes jugés habituellement embarrassants parce qu’ils semblent accréditer voire encourager la violence ?

Commençons par la fameuse loi du Talion, « œil pour œil, dent pour dent… »[43]. Elle ne peut être interprétée littéralement. La mishnah précise : « Quiconque blesse son prochain est astreint à une quintuple réparation : il payera le dommage, la douleur, la médication, la perte de temps et l’humiliation. » Quant à la guemara, elle commente ainsi la mishnah : « Pourquoi la Mishnah demande-t-elle une quintuple réparation ? N’est-il pas dit : « œil pour œil, etc. » ? On devrait donc en conclure que l’œil du coupable doit effectivement être crevé. Mais pareille interprétation n’est pas admissible puisque la Torah [Lv 24, 18 et svts] dit explicitement : « Un homme qui frappe à mort toute créature humaine, il sera mis à mort. S’il frappe à mort un animal, il le paiera corps pour corps. Et si quelqu’un fait une blessure à son prochain, comme il a agi lui-même, ainsi lui sera-t-il fait : fracture pour fracture, œil pour œil, dent pour dent ». Comme en tuant une bête, on est passible d’un dédommagement pécuniaire, on est passible d’un dédommagement de même nature lorsqu’on blesse son prochain. » Et le Talmud ajoute encore : « A l’académie de rabbi Ezéchias, il a été enseigné : « œil pour œil, vie pour vie » mais non vie et œil pour œil. Prise au pied de la lettre, cette loi pourrait être cause de mort d’homme. Car il pourrait mourir pendant qu’on lui crève l’œil. »[44] Tout le contexte indique comment un délit doit être sanctionné et jamais il n’a été pris au sens littéral dans la tradition juive. Dans les plus anciens commentaires rabbiniques, on précise que ce texte impose des amendes proportionnées au préjudice subi.⁠[45]

Dans le livre des Juges, comment les commentateurs juifs interprètent-ils le célèbre « vœu de Jephté » ? On se souvient que Jephté partant en guerre contre les Ammonites, fit ce vœu au Seigneur : « Si vraiment tu me livres les fils d’Ammon, quiconque sortira des portes de ma maison à ma rencontre quand je reviendrai sain et sauf de chez les fils d’Ammon, celui-là appartiendra au Seigneur, et je l’offrirai en holocauste. » Malheureusement, « tandis que Jephté revenait vers sa maison à Miçpa, voici que sa fille sortit à sa rencontre , dansant et jouant du tambourin. Elle était son unique enfant : il n’avait en dehors d’elle ni fils ni fille. Dès qu’il la vit, il déchira ses vêtements et dit : « Ah ! ma fille, tu me plonges dans le désespoir ; tu es de ceux qui m’apportent le malheur ; et moi j’ai ,trop parlé devant le Seigneur et je ne puis revenir en arrière. » Mais elle lui dit : « Mon père, tu as trop parlé devant le Seigneur ; traite-moi selon la parole sortie de ta bouche puisque le Seigneur a tiré vengeance de tes ennemis, les fils d’Ammon. » Puis elle dit à son père : « Que ceci me soit accordé : laisse-moi seule pendant deux mois pour que j’aille errer dans les montagnes et pleurer sur ma virginité[46], moi et mes compagnes. » Il lui dit : « Va, et il la laissa partir deux mois ; elle s’en alla, elle et ses compagnes, et elle pleura sur sa virginité dans les montagnes. A la fin des deux mois elle revint chez son père, et il accomplit sur elle le vœu qu’il avait prononcé. »[47] Ce dernier verset, écrit le Chanoine Osty, est « un des versets les plus délicats de la Bible »[48]. De même, un auteur juif avoue qu’« un entendement moyen peut difficilement trouver un sens convaincant à une histoire aussi navrante. » Et il ajoute que « la littérature midrashique ne nous est pas ici d’un grand secours, les commentaires midrashiques sur ce récit sont maigres et énigmatiques. »[49]

Examinons-les.

Le Midrash⁠[50]  rapproche le vœu de Jephté des vœux semblables prononcés par Eliézer⁠[51] le serviteur d’Abraham, Caleb⁠[52] et Saül⁠[53]Or, dans ces trois cas, Dieu intervient et les promesses sont imprudentes trouvent un dénouement convenable. Dans le cas de Jephté, Dieu n’intervient pas.⁠[54] Dieu s’est-il lassé d’être tenté par ces demandes imprudentes ? Toujours est-il que Jephté non seulement a fait un vœu inconsidéré mais, qui plus est, il aurait pu en être délié par le Grand-Prêtre Pinhas. C’est pourquoi, dit le Midrash, Jephté et Pinhas furent punis.⁠[55] Cette analyse corrobore celle du Rabbin Guigui⁠[56].

A lire plusieurs passages de la Torah, on se rend compte que l’habitude était fort répandue de faire des vœux. En témoigne le livre des Nombres où l’on voit que le vœu ne doit pas se faire à la légère car le Seigneur donne cet ordre : « Lorsqu’un homme aura fait un vœu au Seigneur ou aura pris sous serment un engagement pour lui-même, il ne violera pas sa parole : il se conformera exactement à la promesse sortie de sa bouche.⁠[57] Dans le Deutéronome, on trouve aussi une mise en garde contre cette pratique : « Si tu fais un vœu à l’Éternel, ton Dieu, tu ne tarderas point à l’accomplir : car l’Éternel, ton Dieu, t’en demanderait compte, et tu te chargerais d’un péché. Si tu t’abstiens de faire un vœu, tu ne commettras pas un péché. Mais tu observeras et tu accompliras ce qui sortira de tes lèvres, par conséquent les vœux que tu feras volontairement à l’Éternel, ton Dieu, et que ta bouche aura prononcés. »[58] Jephté a obéit à cette loi et sa fille de même : « Traite-moi selon ce qui est sorti de ta bouche », dit-elle. Si le vœu spontané de Jephté n’avait pas été rempli, on se serait trouvé trouvait face à des difficultés religieuses et éthiques. Pour les éviter, le désir de dispensation engendra un rite d’absolution : le hatarat nedarim qui fut aussi réglementé. On en trouve la formule dans le Kol Nidre[59] (« tous les vœux ») qui est récité à la synagogue avant le coucher de soleil précédant l’office du soir de Yom Kippour, le jour de l’expiation.⁠[60] Par ce rite, Israël, au contraire de Jephté, fait le premier pas et demande l’annulation des vœux le pardon de Dieu.⁠[61]

Le Rabbin Guigui s’arrête aussi au cas d’Amalek, qui lui fournit de nouveau l’occasion de montrer qu’il ne faut pas prendre les textes au pied de la lettre⁠[62] . Il compare la guerre contre Pharaon, menée par Dieu⁠[63] à la guerre contre Amalek confiée à Josué⁠[64]et dont Israël doit effacer jusqu’au souvenir⁠[65]. Pourquoi tant de haine contre Amalek ? Pharaon représentait un danger physique : l’attrait pour les valeurs matérielles, valeurs d’ailleurs qu’Israël regrettera à certains moments dans le désert. Amalek, lui, menace la liberté d’Israël, son cheminement vers la Loi et l’Alliance conclue avec Dieu. Amalek fut défait mais non sans avoir infligé des pertes à Israël. Preuve qu’Israël n’était pas invincible. Le peuple devait s’approprier cette guerre car les commentateurs expliquent « que le mot Amalek a comme valeur numérique deux cent quarante la même valeur numérique que safek (le doute). Lorsque surgit en nous le doute sur telle ou telle valeur entraînant par la suite une distance entre nous et Dieu, c’est à nous qu’il appartient de prendre les armes et de livrer bataille à nos ennemis », conclut A. Guigui.

Amalek étant le symbole du mal, du doute à déraciner, on comprend l’implacabilité du Seigneur. Car, par ailleurs, il est question d’aimer son ennemi. Dans l’ordre, l’Écriture nous dit d’aimer notre prochain⁠[66], d’aimer l’étranger⁠[67] et d’aimer Dieu⁠[68]. Dans l’ordre car « on ne peut pas aimer Dieu si, auparavant, on n’aime pas son prochain et son lointain. »[69] Mais, qu’en est-il de l’ennemi ? Si le problème ne se pose pas pour l’ennemi religieux puisqu’il n’existe pas dans le judaïsme⁠[70] qui accepte l’autre tel qu’il est sans chercher à le « sauver », il se pose peut-être pour l’ennemi personnel. Partant de la parole rapportée par Matthieu : « aimez vos ennemis »[71], A. Guigui⁠[72] signale que, nulle part, il n’est écrit « Tu haïras ton ennemi ». En témoignent plusieurs textes : « Ne te venge pas, ni ne garde rancune à tes concitoyens »[73] ; « Si tu vois le bœuf de ton ennemi ou son âne égaré, tu les lui ramèneras. Si tu vois l’âne de ton ennemi pliant sous la charge, est-ce que tu t’abstiendras de l’aider ? Non, travaille avec lui à relever sa bête. »[74]. Et si deux personnes, un ami et un ennemi, sont en danger, le Talmud enseigne « que c’est l’ennemi qu’il faut secourir tout d’abord »[75].  Et même, à propos de l’Égyptien : « Tu ne haïras pas l’Égyptien, car tu as été étranger dans son pays. »[76] Salomon avertit : « Si tu vois tomber ton ennemi, ne t’en félicite pas ; s’il trébuche, que ton cœur n’en soit pas réjoui, de peur que l’Eternel ne te voie, qu’il ne te condamne, et ne fasse retomber tout le mal sur ta tête. »[77] Ou encore : « Ne dis pas : je rendrai le mal pour le mal ; mets ton espérance en Dieu et il t’assistera. »[78] « Ne dis pas : comme il a agi avec moi, j’agirai avec lui ; je lui rendrai selon ses œuvres. »[79] Et Job déclare : « J’appelle Dieu à témoin si jamais j’ai joui du mal de mon ennemi ; si jamais mon cœur s’est ému de joie quand il lui est arrivé malheur. »⁠[80] Lorsque Moïse menacé de lapidation se plaint au Seigneur, celui-ci répond : « Passe (…) devant tout le peuple. »[81] Parole que le Midrash traduit ainsi : « Imite mon comportement. Dieu ne rend-il pas le bien pour le mal ? alors toi aussi, tu dois rendre à Israël le bien pour le mal. »[82] Peut-on appeler la vengeance de Dieu sur les persécuteurs ? Non car « malheur à celui qui réclame, plus encore qu’à celui contre qui on réclame. Si tu réclames contre ton frère, ton compte sera examiné avant le sien ; ta punition précédera celle que demandes contre lui. »[83] Peut-on au moins répondre à l’insulte ? Non : « Ceux qu’on offense et qui ne répondent pas par des offenses, qui écoutent les injures sans mot dire, qui agissent par amour et qui se réjouissent dans les douleurs, c’est pour eux qu’il a été écrit : « Les amis de Dieu seront comme le soleil dans toute sa force. » »[84] Il faut donc pardonner et ainsi nous-mêmes serons pardonnés : « A qui Dieu pardonne-t-il les péchés ? A celui qui lui-même pardonne les injuresQuiconque est prompt à pardonner, ses péchés aussi lui seront pardonnés. »⁠[85]

Quant à la peine de mort⁠[86] réclamée dans la Torah pour toute une série de transgressions⁠[87], elle fut appliquée rarement « car dès l’origine les rabbins vont mettre en place un système d’une grande complexité[88] afin d’éviter d’arriver à l’exécution » si bien que « la peine de mort a été abolie, de facto, dans son application vers 30 e.v.[89] c’est-à-dire durant la période du début de la rédaction de la Mishna et bien avant la rédaction du Talmud. »[90]


1. 12 novembre 1995.
2. René-Samuel Sirat est Grand Rabbin de France, président du Centre européen d’Etudes et de recherches hébraïques de Troyes – Institut universitaire Rachi.
3. Né en 1923, ministre et Premier ministre à plusieurs reprises, il fut aussi longtemps leader du Parti travailliste avant de rejoindre, en 2005, le parti centriste Kadima. En 2007,il est élu Président de l’État d’Israël. Il a reçu, en 1994, le prix Nobel de la paix avec Yasser Arafat et Yitzhak Rabin.
4. 1865-1935. Grand Rabbin de la communauté ashkenaze de Palestine. Grand érudit, auteur de nombreux ouvrages. Son autorité et son influence sont encore très grandes aujourd’hui. (cf. www.terredisrael.com)
5. In Communio, n° XXI, 1-janvier-février 1996, pp. 29-33.
6. GUIGUI Albert, Dieu parle aux hommes, Racine, 2007, p. 242.
7. Gn 13, 9.
8. Gn 22. A. Guigui estime qu’il vaut mieux parler de « ligature » plutôt que de « sacrifice », d’une part parce que cette traduction correspond davantage aux termes hébraïques et que, d’autre part, Isaac n’a pas été sacrifié mais seulement lié.
9. GUIGUI A., op. cit., p. 244. Embarrassés par cette histoire, certains rabbins font intervenir Satan. Pour Rashi, ce n’est pas Dieu qui donne l’ordre du sacrifice mais Satan. Par contre, selon Bereshit Rabba, commentaire de la Genèse, Satan aurait voulu empêcher Abraham d’obéir en citant la Torah : « Qui versera le sang de l’homme, par l’homme verra son sang versé » (Gn 9, 6). (Cf. RÖMER Th., Dieu obscur, Le sexe, la cruauté et la violence dans l’Ancien Testament, Labor et Fides, 1998, p. 61).
10. Gn 22, 12.
11. Gn 22, 1.
12. A propos du meurtre d’Abel par Caïn, le Rabbin fait remarquer que la version hébraïque de la Bible (et la TOB) disent : « Caïn parla à son frère Abel et, lorsqu’ils furent aux champs, Caïn attaqua son frère Abel et le tua. » (Gn 4, 8) alors que d’autres versions, par contre, traduisent « Cependant, Caïn dit à son frère Abel : « Allons dehors »,… ». Le fait que la Bible hébraïque ne précise pas ce que Caïn a dit est très significatif : ce silence, cette non-communication, est « la cause première de tout conflit ». Le dialogue est donc le remède à la violence. (Op. cit., pp. 248-249). Pour nous en convaincre encore, Guigui se réfère au Midrash où les rabbins se demandent pourquoi Job a été puni. Selon le Midrash, Job fut un des trois conseillers que Pharaon consulta à propos du sort à réserver aux Hébreux. Jethro conseilla la libération, Balaam l’asservissement et Job, lui, se tut. « Son silence le rendit complice. Donc coupable. » Même si Dieu se révèle dans le silence, le silence n’est pas de mise quand il s’agit de dénoncer l’injustice. (GUIGUI A., op. cit ., p. 251).
13. GUIGUI A., op. cit., pp. 244-245.
14. Mt 5, 39.
15. Ahad Ha-Aam (Acher Hirsh Ginsberg,1856-1927), penseur juif très influent, cité par GUIGUI A., op. cit., p. 246. Guigui dénonce l’attitude de Gandhi, « le meilleur disciple de Jésus au XXe siècle », écrit-il, en raison de certaines de ses déclarations non-violentes. Peu de temps avant la seconde guerre mondiale, Gandhi déclara : « Je suis certain que le cœur de l’Allemand le plus dur s’attendrira [si seulement les juifs]… voulaient adopter une non-violence active. La nature humaine répond immanquablement aux gestes d’amour. Je ne désespère pas de sa réponse [celle de Hitler] aux souffrances humaines, même s’il en est la cause. » (Harijan, 1937-1938). Pendant la guerre, Gandhi conseilla aux Britanniques : « Je voudrais que vous posiez les armes comme n’étant d’aucune utilité pour votre salut et celui de l’humanité. Invitez donc Herr Hitler et Signor Mussolini à prendre ce qu’ils veulent des pays que vous appelez « vos possessions »… Si ces messieurs décident d’occuper vos maisons, vous les évacuerez. S’ils ne vous laissent pas partir, laissez-vous massacrer, hommes, femmes et enfants. Mais refusez de leur faire allégeance. » (sans référence). Et Guigui relève encore cette réflexion qui date de l’après-guerre, dans une conversation que Gandhi eut avec son biographe Louis Fisher, en juin 1946 : « -Hitler a tué cinq [sic] millions de juifs. C’est le plus grand crime de notre temps. Mais les juifs auraient dû s’offrir au couteau du boucher. Ils auraient dû se jeter dans la mer depuis les falaises.- Fisher : Vous voulez dire que les juifs auraient dû se suicider collectivement ? – Oui, cela aurait été de l’héroïsme. » Pour répondre à Gandhi, Guigui cite le philosophe Martin Buber (1878-1965) : « Nous n’avons pas répandu, comme le fit Jésus, fils de notre peuple, et comme vous le faites, l’enseignement de la non-violence, parce que nous croyons qu’un homme doit parfois user de la force pour son propre salut, et encore plus pour celui de ses enfants. » (Op. cit., pp. 246-247).
16. GUIGUI A., op. cit., p. 246, renvoie à ces passages : « Quant à ce prophète ou visionnaire, il sera mis à mort pour avoir prêché la révolte contre le Seigneur votre Dieu qui vous a fait sortir du pays d’Égypte et t’a racheté de la maison de servitude ; cet homme voulait t’entraîner hors du chemin que le Seigneur ton Dieu t’a prescrit de suivre. Tu ôteras le mal du milieu de toi. » (13, 6) ; « La main des témoins sera la première pour le mettre à mort, puis la main de tout le peuple en fera autant. Tu ôteras le mal du milieu de toi. » (17, 7) ; « Vous le traiterez comme il avait l’intention de traiter son frère. Tu ôteras le mal du milieu de toi. » (19, 19) ; « Tous les hommes de sa ville le lapideront, et il mourra. Tu ôteras le mal du milieu de toi… » (21, 21) ; « …on l’amènera à la porte de la maison de son père ; les hommes de sa ville la lapideront, et elle mourra, car elle a commis une infamie en Israël en se prostituant dans la maison de son père. Tu ôteras le mal du milieu de toi. » (22, 21) ; « S’il se trouve un homme qui commet un rapt sur la personne d’un de ses frères parmi les fils d’Israël, qui vend sa victime pour en tirer profit, l’auteur du rapt mourra. Tu ôteras le mal du milieu de toi. » (24, 7).
17. Id., p. 247.
18. Id., pp. 247-248.
19. Is 9, 6.
20. Is 11, 9.
21. Is 32, 15-18.
22. So 3, 15.
23. Za 9, 10.
24. Shab. 10 b.
25.  « Le Seigneur lui [à Gédéon] dit : « La paix est avec toi ! Ne crains rien ; tu ne mourras pas. » A cet endroit, Gédéon bâtit un autel au Seigneur et il l’appela « Le Seigneur est paix ». »
26. Nb 25, 1-9 : « Israël s’établit à Shittim et le peuple commença à se livrer à la débauche avec les filles de Moab. Elles invitèrent le peuple aux sacrifices de leurs dieux. Israël se mit sous le joug de Baal de Péor et le Seigneur s’enflamma de colère contre lui. Le Seigneur dit à Moïse : « Saisis tous les chefs du peuple et fais-les pendre devant le Seigneur, face au soleil, afin que l’ardente colère du Seigneur se détourne d’Israël. » Moïse dit aux juges d’Israël : « Que chacun de vous tue ceux de ses hommes qui se sont mis sous le joug du Baal de Péor ! » Et voici  que l’un des fils d’Israël, amenant une Madianite, arriva au milieu de ses frères ; et cela sous les yeux de Moïse et de toute la communauté des fils d’Israël, alors qu’ils pleuraient à l’entrée de la tente de la rencontre. A cette vue, le prêtre Pinhas, fils d’Eléazar, fils d’Aaron, se leva au milieu de la communauté ; prenant en main une lance, il suivit l’Israélite dans l’alcôve et les transperça tous les deux, l’Israélite et la femme, dans l’alcôve de cette femme. Alors s’arrêta le fléau qui frappait les fils d’Israël. Les victimes de ce fléau furent au nombre de 24.000. »
27. Nb 25, 10-13.
28. La traduction est incapable de rendre la subtilité que le texte hébreu contient. En effet, dans le mot שָׁלוֹם (chalom), la deuxième lettre, le vav (littéralement : le « crochet ») est coupé ce qui constitue, écrit A. Guigui, une « anomalie grave et exceptionnelle ». Cette coupure « a valeur de conseil pour l’avenir. Mieux vaut, au départ, une paix dont une partie est coupée, c’est-à-dire une paix incomplète, plutôt qu’une discorde complète et parfaite. » (op. cit., pp. 254-5-255). La lettre vav qui sert de conjonction de coordination, symbolise l’union, ce qui réunit les choses entre elles (elle a la forme d’une cheville de bois), la fécondation qui engendre la vie (elle évoque aussi par sa forme le sexe masculin), l’harmonie, la communication entre les puissances célestes et les forces terrestres, le ciel et la terre, l’esprit et la matière, le Créateur et sa création. Elle est la sixième lettre de l’alphabet et fait ainsi sans doute allusion aux six jours de la création (Cf. www.alephbeth.net/alphabet/vav.html). La coupure du vav indique donc une rupture dans les différentes valeurs suggérées.
29. Cf. GUIGUI A., op. cit., p. 255.
30. 1 Ch 22, 7-8.
31. GUIGUI A., op. cit., p. 252.
32. HARBOUN Haïm, Le respect de la vie dans le judaïsme, (texte disponible sur http://haim.harboun.fr). Né en 1932, H. Harboun est diplômé du Séminaire israélite de France, directeur de recherche de l’Université de Provence, docteur en psychologie clinique, docteur en histoire, diplômé en ethnopsychologie.
33. Cf. Aboth (avote) de Rabbi Nathan cité par ARBOUN H., op. cit. H. Harboun rappelle l’opinion du Rabbin Akiba (ou Akiva) (vers 50-135), martyrisé par les Romains, il est l’un des maîtres les plus importants de la troisième génération de docteurs de la Mishnah, la plus importante des sources rabbiniques. Il disait : « Tu aimeras pour ton prochain ce que tu aimes pour toi-même (Lv 19), c’est là un grand principe, un principe fondamental de la Torah ». Un contemporain d’Akiba, Ben Azaï estime, lui, que le principe selon lequel l’homme équivaut à toute la création est supérieur à celui d’Akiba. H. Harboun explique : « Pour Rabbi Akiba les relations avec le prochain sont commandées par l’idée de réciprocité, alors que Ben Azaï, lui, fonde les relations de l’homme avec ses semblables sur la fraternité d’origine : un seul homme est à l’origine de toute l’humanité. L’homme a été créé à l’image de Dieu. Le prochain rappelle le Créateur commun de l’univers. » C’est pour cette même raison, que « la Torah érige en mitsva [commandement, prescription] l’obligation d’aimer l’étranger. »
34. La TOB traduit : « Voici le livret de famille d’Adam ». Les deux traductions sont justifiables. Le mot hébreu 'tôledôt' peut signifier naissance ou famille ou histoire ; c’est la même racine que l’enfant. On retrouve ce mot en Gn 2,4 : « Telle est la naissance du ciel et de la terre lors de leur création. »
35. Sanhédrine IV, cité par ARBOUN H., id.. Le Rabbin répond à l’objection de certains commentateurs « malveillants », dit-il, qui ont fait remarquer que le texte ne parlait pas d’un « homme » mais d’un Israélite. H. Harboun objecte que le mot « Israélite » n’est pas dans le texte original mais qu’il a été introduit plus tard après la clôture du Talmud.
36. Récit, enseignement, exégèse, découverte, compilation d’enseignements, de commentaires.
37. Ex 14, 19-20.
38. ARBOUN H., op. cit..
39. Op. cit., p. 250.
40. Id., p. 249.
41. GUIGUI A., Conférence sur http://ec.europa.eu/education. En conclusion, A. Guigui conte cette histoire talmudique : « Un père laissa à ses deux enfants après sa mort, un champ de blé. Les deux y travaillaient et divisaient la récolte à part égale. Un soir, en plein été, le jeune frère perdit le sommeil. Il se dit en lui même : comment puis-je partager avec mon frère à part égale ? Lui, a une grande famille à nourrir. Ses besoins sont nettement plus importants que les miens. Il se leva en pleine nuit, prit des gerbes de son tas et les ajouta au tas de blé de son frère. Mais le frère âgé, lui aussi, perdit le sommeil. Comment puis-je partager à part égale avec mon frère ? Se dit-il. Moi, j’ai une famille. Aux jours de ma vieillesse, mes enfants s’occuperont de moi. Ils prendront soin de moi et je ne manquerai de rien. Mon frère quant à lui, est seul. Qui veillera sur lui ? C’est maintenant qu’il doit faire des réserves pour ses vieux jours. Et lui aussi se leva, prit des gerbes de son tas et les ajouta au tas de son frère. Le lendemain les deux frères étaient étonnés. Le volume des tas n’avait pas changé. Le deuxième soir ce fut le même scénario. Le troisième soir, les deux frères se levèrent à la même heure. Chacun d’eux se dirigea vers le tas de son frère avec ses gerbes sur les bras. A mi-chemin, ils se croisèrent. Et les larmes aux yeux s’embrassèrent. Dieu dit alors : c’est sur ce lieu de fraternité que je construirai mon Temple symbole de paix et de concorde. C’est sur ce lieu que je ferai résider ma présence. Puisse Dieu faire résider la paix dans ce monde, une paix juste et durable. »
42. « La respiration (neshama) est l’haleine, l’indice de la vie donnée par Dieu à l’homme (Gn 2). La nefesh signifie d’abord le cou (Ps 44, 26), puis la trachée, le souffle et enfin la vie ou le principe vital (Ps 30,4 ; Pr 8,35). C’est par la puissance de Dieu que l’homme devient une nefesh vivante (Gn 2,7). Mais il peut prendre des connotations psychologiques (devoir, aspiration), comme dans le Ps 35. Ce terme revient 755 fois dans l’AT et il est traduit par âme (psyché) dans la Septante. » (TRUBLET Jacques s.j., La conception hébraïque du corps, in Choisir, juillet-août 2006, p. 23 ( Cf. www.choisir.ch).) J. Trublet est professeur d’Ancien Testament au Centre de Sèvres.
43. Ex 21, 24.
44. GUIGUI A., op. cit., pp. 29-30.
45. Cf. REMAUD Michel, Connaissance du judaïsme : la loi du Talion, in Un écho d’Israël, 26, novembre-décembre 2005. L’auteur se réfère au midrash tannaïte.
46. TOB note (u) : « C’était un déshonneur pour une femme de ne pas se marier et de ne pas avoir d’enfants. »
47. Jg 11, 29-40.
48. OSTY E. et TRINQUET J., La Bible, Josué, Livre des Juges, Ruth, Rencontre, 1970, p. 228, note 39. La Bible de Jérusalem, p. 295, note b, déclare qu’« il ne faut pas en atténuer le sens : Jephté immole sa fille (…) pour ne pas manquer au vœu qu’il a fait. » Certes les sacrifices humains sont réprouvés en Israël, comme on le voit en Gn 22 à propos d’Isaac et d’Abraham, « mais, continue le commentateur, le narrateur rapporte l’histoire sans exprimer aucun blâme, et l’accent paraît même être mis sur la fidélité au vœu prononcé. »
49. L’énigme Jephté sur www.lechampdumidrash.net
50. Gn Rabba 60, 3 (cf. www.lechampdumidrash.net).
51. Gn 24, 10-20.
52. Jos 15, 16-17.
53. 1S 17, 25.
54. « Eliezer a dit : « La jeune fille à qui je dirai… ce sera celle que tu as destinée ». Autrement dit, si une servante quelconque était sortie à cet instant et lui avait donné à boire, il l’aurait conduite au fils de son maître ! Mais le Saint béni soit-il rectifia la chose : « Il n’avait pas fini de parler que sortait Rébecca » (…). Caleb a dit : « Celui qui battra Qiryat-Séphèr et s’en emparera, je lui donnerai pour femme ma fille Aksa » (…). Par conséquent, si un esclave s’était emparé de la ville, il lui aurait donné sa fille. Mais le Saint béni soit-il rectifia de lui-même, comme il est dit : « Celui qui s’en empara fut Otniel, fils de Qenaz, frère de Caleb, qui lui donna pour femme sa fille Aksa » (…). Saül a dit : « Celui qui l’abattra, le roi le comblera de richesses, il lui donnera sa fille » (…). Et donc, si un Ethiopien, un idolâtre ou un esclave l’avait frappé, il lui aurait donné sa fille. Mais le Saint béni soit-il corrigea la chose, comme il est dit : « David était le fils d’un Ephratéen » (…). Jephté a dit : « Celui qui sortira le premier des portes de ma maison pour venir à ma rencontre… Celui-là appartiendra à Yahvé, et je l’offrirai en holocauste » (…). Et donc si un âne, un chien ou un chat était sorti, il l’aurait immolé en holocauste ? Cette fois le Saint béni soit-il ne rectifia pas la chose, comme il est écrit : « Lorsque Jephté revint à sa maison, voici que sa fille sortit à sa rencontre (…). Dès qu’il l’eut aperçue, il déchira ses vêtements »…. » (www.lechampdumidrash.net)
55. « Pinhas n’aurait-il pas pu le délier de son vœu ? Mais Pinhas se disait : « C’est Jephté qui a besoin de moi, et moi je devrais aller chez lui ? » Et Jephté se disait : « Est-ce à moi qui suis à la tête des chefs d’Israël de me rendre chez Pinhas ? » A cause de ces deux hommes, la jeune fille mourut. (…) Tous deux furent punis pour son sang. Jephté mourut en perdant un à un tous ses membres (abarim) : partout où il allait il perdait un membre et on l’ensevelissait sur place. En effet, il est écrit : « Jephté le Galaadite mourut et il fut enseveli dans les villes (‘are) de Galaad (…). Il n’est pas dit : « dans la ville de Galaad », mais « dans les villes de Galaad ». Quant à Pinhas, l’esprit de sainteté lui fut retiré, comme il est dit : « Pinhas, fils d’Eléazar, en avait été autrefois le chef » (1 Ch 9, 20). Il n’est pas écrit ici : « est leur chef », mais « était leur chef (quand) Yahvé était avec lui ! ». » (id.). L’affaire se complique quand on sait que Pinhas est identifié à Elie (cf. BATSCH Christophe, La guerre et les rites de guerre dans le judaïsme du deuxième Temple, Supplements to the Journal for the Study of Judaism (93), Brill, 2005, pp. 141 et svtes) ce qui fiat écrire au commentateur du Champ du Midrash que « Dieu devait envoyer le messie (et son précurseur Elie) pour alléger la loi, or il est en retard. Et donc, la faute de jephté est due en quelque sorte au retard de Dieu. » (id.).
56. Conférence à l’Ecole de la Foi de Namur, le 18 janvier 2006.
57. Nb 30, 3. Suivent toute une série de règles qui soumettent les vœux de la femme à l’autorité des pères et des maris.
58. Dt 23, 22-24.
59. La plus ancienne formulation connue de ce texte se trouve dans le livre de prières, le Siddour, d’Amram Gaon. Mort en 875, il fut le directeur de l’Académie talmudique de Soura en Babylonie.
60. Le texte qui est chanté, dit à propos des vœux que l’on pourrait être incapable de remplir dans l’année à venir : « Tous les vœux que nous pourrions faire depuis le jour de Kippour jusqu’à celui de l’année prochaine (qu’il nous soit propice), toute interdiction ou sentence d’anathème que nous prononcerions contre nous-mêmes, toute privation ou renonciation que, par simple parole, par vœu ou par serment nous pourrions nous imposer, nous les rétractons d’avance ; qu’ils soient tous déclarés non valides, annulés, dissous, nuls et non avenus ; qu’ils n’aient ni force ni valeur ; que nous vœux ne soient pas regardés comme vœux, ni nos serments comme serments. » (Jewish History Sourcebook : An Oath Taken by Jews Frankfort on the Main, about 1392 ; cf. aussi BIRNBAUM Philip, High Holyday Prayer Book, Hebrew Publishing Company, 1951). Cette prière explique la méfiance qui entoura les serments juifs en Europe jusqu’au début du XXe siècle. Dans les cours de justice, ils furent obligés de prêter un serment spécial qui fut appelé serment « more judaïco » (selon la coutume juive).
61. Ce pardon renvoie au rituel prévu dans Nb 15, 22-29 pour les fautes involontaires. L’analyste du Champ du Midrash va plus loin encore, identifiant la fille de Jephté à Miriam la prophétesse (Ex 15, 20) qui mourrait à cause du vœu de son père mais aussi à cause de son hérésie, de son idolâtrie. Miriam représente le peuple juif tenté sans cesse par l’idolâtrie et qui mériterait que Dieu représenté par Jephté accomplisse son vœu de détruire ce peuple idolâtre, sa fille, Israël. Dans cette hypothèse, « le Kol Nidre  demanderait l’annulation de tous les vœux. Celui de Dieu et ceux d’Israël ».
62. Cf. GUIGUI A ., La Bible miroir de notre temps, Racine, 2008, notamment, en ce qui concerne Amalek : pp. 317-318.
63. Ex 14, 14.
64. Ex 17, 8.
65. Dt 25, 19.
66. Lv 19, 18.
67. Lv 19, 34.
68. Dt 6, 5.
69. GUIGUI A., Dieu parle aux hommes, Racine, 2007, p. 129.
70. Id., pp. 137-139. « Sept commandements ont été donnés aux fils de Noé [ce sont les lois nohahides, pour les non-juifs]  : -l’institution de magistrats : - l’interdiction de blasphémer le nom de Dieu : -l’interdiction de l’idolâtrie ; -l’interdiction des unions illicites ; -l’interdiction du meurtre ; -l’interdiction du vol avec violence ; -l’interdiction de prélever un fragment de chair sur un animal vivant. » (Le Talmud cité in GUIGUI A., id., p. 137). Pour A. Guigui, « le juif et le nohahide sont ainsi parfaitement égaux, non seulement devant les vérités de la Loi, mais aussi devant les exigences de la Loi, avec cette différence que la Loi du peuple juif est plus complexe et plus diversifiée. Cette diversité répond, en fait, à la responsabilité du peuple juif qui découle inéluctablement du caractère de son élection, qui exige de lui plus de devoirs pour remplir la tâche qui lui a été confiée par Dieu. (…) Maïmonide est catégorique à ce propos : « Quiconque accepte les sept commandements et les observe avec soin est considéré comme un Gentil pieux et il a part à la vie éternelle ». »  (Id., p. 138). Le Rabbin Jacques Kohn rappelle toutefois qu’en réalité, il existe « une énorme différence entre l’échelle des valeurs applicables à Israël et celle requise du monde non juif. Si un juif commet un vol d’une valeur d’une valeur au moins d’une perouta, il est condamnable (Baba Metsi’a 55a), tandis que le noahide est passible de mort pour un vol d’une valeur inférieure à ce montant (Yevamoth 47b). La différence, même si elle paraît minime, (la perouta représentant la plus petite des pièces de monnaie, un « sou » en quelque sorte) est en réalité considérable. Elle montre en effet qu’il existe toujours pour le Juif une marge de miséricorde divine, mais que cette marge fait défaut chez le noahide. C’est dire que, d’un point de vue conceptuel, il est plus « facile » à un Juif d’accomplir l’intégralité de ses devoirs envers Hachem [« le Nom », Dieu] qu’à un païen de s’exécuter des siens. » (www.techouvot.com)
71. Mt 5, 43-44.
72. L’auteur reprend ici l’analyse de BENAMOZEGH Elie (1822-1900), Morale juive et morale chrétienne, ch. 8, œuvre disponible sur le site http://ghansel.free.fr
73. Lv 19, 18. « A dit à B : « Prête-moi ta faucille » et B répond : « Non ! » Le jour suivant B dit à A : « Prête-moi ta hache. » A répond : « Je ne te la prêterai pas, comme tu as refusé de me prêter ta faucille » : ceci est la vengeance. (…) A dit à B : « Prête-moi ta hache. » B répond : « Non ! Le jour suivant B dit à A : « Prête-moi ton vêtement. » A répond : « Oui, je te le prête, quoique tu m’aies refusé ta hache l’autre jour » : cela, c’est de la rancune. » (Yoma, 23a, cité par GUIGUI A., op. cit., p. 140, notes 2 et 3).
74. Ex 23, 4-5 et Dt 22, 1-4.
75. Baba Metsia 32b, cité par GUIGUI A., op. cit., p. 140.
76. Dt 23, 8.
77. Pr 24, 17-18.
78. Pr 20, 22
79. Pr 24, 29.
80. Jb 31, 29.
81. Ex 17, 4-5.
82. Chemoth Rabba, 26 cité par GUIGUI A., op. cit., p. 143.
83. Baba Kama, 93a, cité par GUIGUI A., id..
84. Jg 5, 34 in Yoma 23a, cité par A. Guigui, id., p. 144.
85. Meguilla 28b, id..
86. Par le feu, la lapidation, la pendaison ou l’épée.
87. Viol, enlèvement de personnes à fin de gain, sorcellerie, violation publique du shabbat, culte païen avec sacrifices humains ou prostitution sacrée, meurtre avec préméditation, adultère, homosexualité, blasphème, inceste, etc..
88. Il faut réunir 23 membres du Sanhédrin ni trop jeunes (ils manqueraient d’expérience), ni trop vieux (ils seraient trop sévères), qu’ils aient des enfants et qu’ils soient érudits. Ce tribunal est contrôlé par les autres membres du Sanhédrin qui veillent au respect de la Torah et à l’indépendance du tribunal. Le procès ne peut être convoqué que s’il existe au moins deux témoins oculaires directs. Ce sont eux, le cas échéant, qui exécuteront la sentence (cf. Dt 17, 7) ceci pour dissuader les faux témoignages et pour que les accusateurs comprennent la gravité de l’accusation. Face à eux, les 23 membres du Sanhédrin jouent, en quelque sorte, le rôle de défenseurs : ils interrogent les témoins puis expriment leur opinion, du moins érudit au plus érudit pour que celui-ci n’influence pas les autres. Celui qui défend l’accusé ne pourra, par la suite, se rétracter tandis que celui qui plaide la culpabilité pourra par la suite changer d’avis une seule fois. Par ailleurs, les aveux de l’accusé n’ont aucune valeur car ce serait, en cas de condamnation, un suicide. Si le moindre doute apparaît, le tribunal remet la sentence à Dieu par crainte de condamner un innocent. De telles règles expliquent que l’on puisse lire dans le Talmud : « Un Sanhédrin qui prononce une condamnation à mort en sept ans est appelé sanguinaire, selon d’autres opinions, une fois tous les septante ans. Rabbi Tarphon et Rabbi Akiva ont enseigné : « Si nous avions siégé dans un Sanhédrin, il n’y aurait jamais eu de condamnation. » »_ (Makkot 7a, cité dans l’article La justice sans peine de mort sur http://maimon.blog.lemonde.fr
89. E.v.: « ère vulgaire » ou e.c. « ère commune », expressions employées par ceux qui répugnent à parler d’ère chrétienne.
90. Cf. La justice sans peine de mort, op. cit..

⁢iii. Lectures chrétiennes

Les exégètes protestants et catholiques se sont aussi penchés sur ces textes de l’Ancienne Alliance qui heurtent bien des lecteurs et qui inspirent parfois des discours intégristes. Bien conscients que ces textes sont nés dans des circonstances historiques précises et appartiennent à divers genres littéraires, ils se sont attelés à montrer qu’ils ne peuvent être utilisés tels quels sans être décryptés et rendus compréhensibles pour leurs contemporains.

Nous suivrons tout d’abord les réflexions de quelques spécialistes protestants ou proches du protestantisme qui se sont particulièrement attachés à pénétrer le sens des épisodes les plus choquants pour notre sensibilité.⁠[1]

A l’instar de Marcion, bien des réformés émirent les plus nettes réserves vis-à-vis de l’Ancien testament. Si, dans sa jeunesse, Luther avait pris le parti de l’humaniste judaïsant Johannes Reuchlin⁠[2] et affirmé une solidarité fondamentale entre les Juifs et les chrétiens, après 1530, il changea d’attitude et plaidera pour l’expulsion des Juifs. Cette hostilité grandissante fut surtout causée par le fait que de plus en plus de contemporains, protestants compris, étaient séduits par l’exégèse rabbinique⁠[3] et valorisaient le peuple juif et l’autorité de l’Ancien Testament. Luther réagit parfois avec grossièreté et violence⁠[4] contre ce qu’il estimait une menace de judaïsation du christianisme⁠[5]. Dans son Commentaire de la Genèse[6], il s’en prend à l’exégèse rabbinique et aux exégètes chrétiens médiévaux qui s’appuyaient sur cette exégèse⁠[7]. Il n’empêche que Luther ne rejette pas l’Ancien testament, au contraire, il estime que « ce qui est ancien est plus proche de l’origine »[8] et il essaie de fonder le dogme trinitaire comme le dogme christologique sur certains passages vétérotestamentaires et de montrer que l’Ancien Testament prophétisait la venue et la mort du Christ.⁠[9] A sa suite, la Bible protestante choisit le canon juif de Yamnia⁠[10] et renvoya les livres deutérocanoniques de la Septante, au mieux, en appendice⁠[11]. A sa suite, tous les courants protestants s’emparèrent de l’Ancien Testament parfois pour le rejeter⁠[12], parfois pour le récupérer totalement c’est-à-dire pour s’identifier à l’Israël biblique⁠[13], parfois aussi, heureusement, pour étudier sérieusement ce texte inspiré comme Calvin le fit tout au long de sa vie.⁠[14] Et il ne fut pas le seul.⁠[15]

Aujourd’hui, en général, la théologie protestante a renoncé aux positions extrêmes mais Thomas Römer regrette que nos contemporains rejettent « certains énoncés que l’Ancien Testament fait sur son Dieu ». Pour lui, ce rejet « semble être lié à une lecture indifférenciée et intemporelle de l’Ancien Testament, lecture qui ne tient pas compte des circonstances historiques et culturelles des témoignages vétérotestamentaires. »[16] On voit notamment que même l’idée de Dieu a évolué. Le monothéisme ne s’impose pas d’emblée dans l’histoire d’Israël reflétée dans la Bible. Yhwh est présenté comme un Dieu tribal parmi d’autres⁠[17], puis comme un Dieu national dont le Roi est le vicaire, un Dieu qui protège et aide surtout en cas de guerre mais qui coexiste avec d’autres dieux⁠[18]. Ces dieux vont menacer le Dieu national, Baal ⁠[19] puis Assur, le dieu assyrien. Le prophète Osée va présenter la menace assyrienne comme la sanction d’un Israël infidèle à Yhwh, seul Dieu. Mais c’est l’exil à Babylone qui sera le moment décisif car cette catastrophe, selon le livre du Deutéronome, « est arrivée parce que le peuple n’a pas été capable de vénérer uniquement le Dieu d’Israël. »[20] Yhwh a puni son peuple mais s’il affirme ainsi sa supériorité c’est à la manière des dieux assyriens et babyloniens, c’est-à-dire d’un dieu guerrier. Dans le milieu sacerdotal, une autre image de Dieu se développe, celle d’un Dieu universel cette fois qui veut le bien de tous les hommes, tel qu’on le voit dans le livre de la Genèse. Toutefois, ce Dieu qui libère Israël du joug égyptien est encore un Dieu qui combat contre les dieux de l’Égypte⁠[21]. N’empêche que le monothéisme va s’affirmer clairement dans le deutéro-Esaïe, les autres dieux ne sont que des idoles, du « bois à brûler »[22]. La Bible donc garde la trace d’une expérience religieuse qui n’est pas uniforme. Yhwh est le Dieu d’Israël et le Dieu de toute l’humanité, un Dieu mâle et dur mais aussi miséricordieux et fidèle, époux et amant⁠[23], un Dieu père⁠[24] qui ne manque pas de traits féminins⁠[25]. Il faut donc éviter d’enfermer Dieu dans une représentation retreinte. Dieu le rappelle lui-même : « Je suis Dieu, et non pas un être humain »[26] et, pour cela, « Tu ne feras pas d’image… ». Mais quand les hommes inspirés parlent de Dieu, ils ne peuvent le faire qu’à travers des images toujours plus ou moins inadéquates puisque Dieu est « incomparable »[27]

Ceci dit, nous pouvons aborder, avec l’aide de Th. Römer, les passages dérangeants de l’Écriture.


1. Nous nous pencherons sur l’analyse de RÖMER Thomas, Dieu obscur, Le sexe, la cruauté et la violence dans l’Ancien testament, Labor et Fides, 1998 ainsi que sur sa conférence Dieu est-il violent ? La violence dans la Bible, 7-12-2002 (cf. www.erf-auteuil.org/conferences). Nous nous référerons aussi à Marguerat. Th. Römer est doyen de la Faculté de Théologie et de Sciences des religions de l’Université de Lausanne.
2. Johannes Reuchlin (1455-1522) connaissait l’hébreu et l’araméen, il avait lu la Kabbale et d’autres ouvrages fondamentaux du judaïsme, dans le texte et s’était prononcé contre la destruction des livres juifs que certains réclamaient (notamment Johannes Pfefferkorn boucher juif converti au catholicisme). Il dédia son De arte cabalistica (1517) au pape Léon X. Cet ouvrage eut la faveur du cardinal Gilles de Viterbe . Ordonné prêtre il prit parti contre la réforme de l’Église de Luther.
3. « Déjà dans son Commentaire sur les petits prophètes (1524-1526), il avait formulé une série de critiques souvent véhémentes contre « les fables, les rêveries, les absurdités » des exégètes juifs. Il leur reprochait de faire violence au texte. Il rejetait leur manière d’appliquer les promesses de l’Ancien testament au règne terrestre des Juifs. ? Il rangeait le Talmud dans le même sac que les décrétales papistes et le Coran. Il s’agissait d’écrits sataniques. Dans les écrits des années 40, la discussion portera tout particulièrement sur les dogmes christologiques et trinitaires et leur fondement dans l’Ancien testament. » (LIENHARD Marc, Martin Luther, Un temps, une vie, un message, Labor et fides, 1991, p.268. Marc Lienhard est Doyen honoraire de la faculté de théologie protestante de l’Université Marc-Bloch de Strasbourg et ancien Président du Directoire de l’Église protestante de la Confession d’Augsbourg d’Alsace et de Lorraine.
4. « Il invite les autorités à expulser les Juifs (…) ou à restreindre leurs droits, détruire les synagogues, les livres de prière et le Talmud, à interdire le culte public et l’enseignement des rabbins. » (LIENHARD Marc, op. cit., p. 271). Les mesures proposées étaient tellement inhumaines qu’en 1546, la victoire de Charles-Quint sur les États protestants de la Ligue de Smalkalde fut saluée par les Juifs : « De manière miraculeuse, il a vaincu et sauvé (ainsi) la nation d’Israël de la puissance de cette foi nouvelle que le moine Luther avait érigée, lui qui est impur. Il cherchait à détruire tous les Juifs. » (Josel de Rosheim (1480-1554), cité in LIENHARD Marc, op. cit., p. 272). Cet anti-judaïsme persista. Ainsi, Nicolas Antoine (1602-1632) fut brûlé à Genève pour judaïsme. Ce théologien protestant en était arrivé à la conclusion que seul l’Ancien Testament contenait la vérité. (Cf. SAUTER Georges, Genève 1632, Nicolas Antoine condamné à mort pour s’être converti au judaïsme : un crime de « lèse-majesté divine » pour les pasteurs de l’époque, Causerie à l’Union protestante libérale de Genève, 17-9-1990, sur www.anti-scientologie.ch)
5. Il y eut effectivement des excès dans ce sens : « influencés par l’exégèse rabbinique, certains adeptes du mouvement évangélique se mirent à prêcher que les Juifs avaient, en tant que Juifs, un rôle particulier à jouer dans le nouveau Royaume dont la venue était imminente. (…) Autour de 1530 se manifestèrent les premiers antitrinitaires dont le médecin Michel Servet. En 1534, c’était la catastrophe de Münster où des exaltés, se réclamant aussi bien de l’Ancien Testament que de visions particulières avaient tenté de dresser une théocratie sanglante, éliminant les non-croyants et réintroduisant certaines pratiques vétéro-testamentaires telles que la polygamie. En Silésie, un groupe d’anabaptistes autour d’Oswald Glait avait évolué, en 1528 déjà, vers l’observation du sabbat qui remplaçait le dimanche. En Bohême et en Moravie, certains en étaient venus à pratiquer la circoncision. » (LIENHARD Marc, op. cit., p. 269).
6. Ecrit à partir de 1535. Luther s’en prend aussi aux Juifs et au judaïsme dans d’autres ouvrages : Contre les observateurs du sabbat, 1538, Des Juifs et de leurs mensonges, Du nom Hamphoras et de la lignée du Christ, Des dernières paroles de David, 1542-1543.
7. C’est le cas du franciscain Nicolas de Lyre (1270-1349) qui, dans ses commentaires sur la Bible, s’appuie sur ceux de Schelomo Rashi (+1105) qui est encore aujourd’hui une des références majeures de l’exégèse juive. (cf. www.institut-rachi-troyes.fr/). N. de Lyre fait un peu exception car peu de théologiens, à l’époque, connaissaient le grec et l’hébreu malgré le souhait du concile de Vienne (1311) de voir se créer dans toutes les universités d’Europe des chaires de langues orientales.
8. STERNBERGER Jean-Pierre, Le patrimoine commun : la Torah, les Psaumes, les Prophètes, sur www.prostestants.org/ , site de la fédération protestante de France.
9. Ce que l’on trouve déjà chez Justin le Martyr dans son Dialogue avec le Juif Tryphon.
10. Le synode de Yamnia (ou Yavné, au sud de l’actuelle Tel Aviv) eut lieu vers l‘an 90 de notre ère.
11. Pour justifier leur choix, les théologiens protestants se réfèrent à saint Jérôme qui, au IVe siècle, avait étudié l’hébreu et considérait qu’il devait y avoir 22 livres dans la Bible comme il y avait 22 lettres en hébreu (cf. STERNBERGER J.-P., op . cit..)
12. Th. Römer cite, pour s’en tenir à l’époque moderne, Johann Salomo Semler qui, vers 1774, déclare qu’« en règle générale, les chrétiens n’ont pas accès à la connaissance de Dieu par les livres de l’Ancien testament mais seulement par la doctrine parfaite du Christ et ses apôtres. » (Institutio ad doctrinam Christianam liberaliter discendam, §79, cité in RÖMER Th., Dieu obscur, p. 10) ; ou encore Adolf von Harnack qui affirme que « rejeter l’Ancien Testament au IIe siècle fut une erreur que la grande Église à juste titre ne commit pas. Le maintenir au XVIe siècle fut un destin auquel la Réforme ne put encore se soustraire. Mais le conserver au XIXe siècle comme document canonique au sein du protestantisme est la conséquence d’une paralysie religieuse et ecclésiastique. » (Marcion, Das Evangelium vom fremden Gott, 1924, p. X, 217, in id.). Cette position se répandit largement en Allemagne et, dans les années trente, servit l’idéologie nazie comme en témoigne le livre de FRITZSCH Th., Der falsche Gott, Beweismaterial gegen Jahwe [Le faux Dieu, Argumentaire contre Yahvé], 10e édition en 1933). Sans aller jusque là, des exégètes comme Paul Volz (Das Dämonische in Jahwe (1924) ou, plus près de nous, Franz Buggle (1992) montrent que devant la « sombre colère » d’un Dieu qui n’est pas tenu aux lois morales, le sacrifice « exprime la terreur des hommes ». (SCHENKER Adrian, La douceur et le sacré, Les sacrifices de la Bible comme expression de la douceur divine, in NAYAK Adrian, op. cit., pp. 219-220) . Même le grand exégète Rudolf Bultmann (1884-1976), dans certains écrits, considère l’Ancien Testament, dit Th. Römer, comme « une sorte de symbole décrivant la relation aliénée entre Dieu et l’homme » (RÖMER Th., op. cit., p. 11).
13. Souvenons-nous des colons puritains débarquant sur la « terre promise » d’Amérique ou des camisards cévenols qui combattaient sous l’autorité des « prophètes » Abraham Mazel (1677-1710), Gédéon Laporte (+1702) ou Moïse Bonnet (+1702). (cf. STERNBERGER J.-P., op. cit.).
14. Alors que les anabaptistes et les « antinomistes » (adversaires de la loi) estimaient que le temps de la Loi était passé, Calvin (1509-1564) s’employa à montrer que Loi et Évangile n’étaient pas antithétiques. Dans L’institution de la religion chrétienne (dans l’édition de 1539) un chapitre s’intitule « De la similitude de l’Ancien et du Nouveau Testament ». Il écrivit des commentaires sur les 5 livres du Pentateuque, Josué, les Psaumes et Esaïe, des leçons sur Jérémie et les Lamentations, les vingt premiers chapitres d’Ezéchiel, Daniel et les douze petits prophètes. S’ajoutent à cela des sermons sur de nombreux livres ou chapitres de la Bible. (Cf. CRETE Liliane, Calvin exégète de l’Ancien Testament, sur le site de l’Église réformée d’Auteuil (www.erf-auteuril.org ; TOLLET Daniel (sous la direction de), Les Églises et le Talmud : ce que les chrétiens savaient du judaïsme (XVIe-XIXe siècles), PUPS, 2006, pp. 46-55 ; KAENNEL Lucie, La réforme et les Juifs , in BENBASSA Esther, Gisel Pierre et alii, L’Europe et les Juifs, Labor et Fides, 2002, pp. 79-94).
15. Cf. notamment KELLER Bernard, Paul Fagius, hébraïsant, pasteur et pionnier (1504-1549), Almanach du KKL-Strasbourg, 2004 (http://judaisme.sdv.fr). B. Keller est professeur de Théologie protestante à l’Université de Strasbourg.
16. RÖMER Th., Dieu obscur. op. cit., p. 12.
17. Dt 32, 8.
18. Jr 2,28 ; Prologue du livre de Job 1 et 2.
19. 1 R 16, 32 ; 2 R 10, 18-27.
20. RÖMER Th., id., p. 21.
21. Ex 12, 12.
22. Is 44, 15.
23. Os 2, 15-17 ; Jr 2, 2 ; 3, 6-8 ; Ez 16.
24. Is 63, 7 ; 64, 7 ; 65, 5 ; Dt 14, 1.
25. Dt 32, 18 ; Ps 29, 9 ; 90, 2 ; Is 51, 2 ; Nb 11, 12 ; Is 40 ; 42, 14 ; 44, 2-24 ; 45, 10 ; 46, 3 ; 49, 15 ; 66, 13.
26. Os 11, 9.
27. Is 46, 5.

⁢a. Caïn

Elle nous offre tout d’abord, dans la Genèse qui est bien l’histoire des origines, une réflexion sur l’origine de la violence⁠[1] à travers le meurtre commis par Caïn⁠[2]. Le personnage central est Caïn qui expérimente, comme tout le monde, pourrait-on dire, l’injustice de la vie. Car le texte ne dit pas pourquoi Dieu n’a pas apprécié son sacrifice. Ce rejet entraîne sa frustration et sa colère de telle sorte que l’on peut dire, à la lumière de cette partie de l’histoire, que « le vrai péché consiste à laisser libre cours à la violence et à ne pas savoir gérer cette expérience de l’inégalité. » On peut ajouter qu’il est lié aussi « à l’incapacité de communiquer », de s’expliquer⁠[3]. Se basant sur l’hébreu, Römer estime qu’on peut interpréter « Suis-je le gardien de mon frère ? » comme « un appel à la nécessité d’avoir des règles (…) d’avoir des repères pour pouvoir gérer cette violence. » La Loi, en effet, n’est pas encore donnée et « le mot hébreu gardien vient d’une racine qui signifie  garder, mais aussi observer, souvent liée à l’observance de la loi. » Le problème se pose d’emblée à Caïn de savoir s’il est possible d’échapper à la « spirale de la violence ». Dans un premier temps Dieu semble s’y inscrire puis, « comme s’il se reprenait », Dieu « mit un signe sur Caïn pour que personne en le rencontrant ne le frappe »[4] . Ce qui nous révèle « que la vie humaine, même si c’est celle d’un meurtrier, reste sacrée et qu’aucun humain n’a le droit de prendre la vie d’un autre. » Qui plus est, Caïn s’installe à l’est d’Eden et y fonde une ville. L’orient est traditionnellement symbole de la vie et de la résurrection. Caïn a donc un avenir, un avenir de fondateur d’une civilisation « qui apparaît comme un moyen de gérer la violence humaine ». Œuvre du premier meurtrier, elle est danger et chance à la fois.⁠[5] La question de la violence n’est pas réglée pour autant puisque, dans la descendance de Caïn, Lamek rouvre la spirale de la violence. Néanmoins, on peut lire le chapitre 4 « comme le constat d’un échec du sacrifice ». Le verset 26 dit que c’est à ce moment qu’on commença à invoquer le nom de Seigneur. Il n’est plus question de sacrifices. Ceux-ci ont amené querelle et meurtre. Si donc, dans ce texte, Dieu semble être à l’origine de la violence décrite, il donne des pistes aux hommes pour y échapper.

Le problème du sacrifice va revenir d’une manière beaucoup plus aigüe. En effet, si l’on peut comprendre, malgré l’extrême violence du langage, que Dieu s’emporte devant certaines injustices⁠[6], il est plus difficile d’accepter qu’il réclame ou accepte un sacrifice d’enfant.

Si de nombreuses religions primitives offrent des sacrifices d’enfants⁠[7], le Deutéronome, lui, les condamne fermement⁠[8]. Dès lors, Dieu est-il en contradiction avec lui-même dans l’épisode de la « ligature » d’Isaac⁠[9] et dans celui de la fille de Jephté ?


1. Avant le premier meurtre, on peut considérer que « la violence entre dans la vie humaine suite à la transgression de l’ordre divin (ne pas manger de l’arbre) par le premier couple humain : la femme sera dominée par l’homme, contrairement à Gn1 où l’homme et la femme avaient été créés tous les deux à l’image de Dieu. De même Gn 3 se termine par l’annonce de l’hostilité entre le monde des animaux (symbolisé par le serpent) et le monde des humains. Comme la mort (« tu es poussière et à la poussière tu retourneras »), la violence fait désormais partie de la condition humaine. » (RÖMER, in Marguerat, pp. 42-43).
2. Gn 4. Nous suivrons ici le commentaire de RÖMER Th., in Marguerat, op. cit. . Cf. également Dieu obscur, op. cit., pp. 97-105 et Des meurtres et des guerres : le Dieu de la Bible hébraïque aime-t-il la violence ?, in Marguerat, pp. 35-57.
3. On constate, en effet, qu’au verset 8, « Caïn dit à Abel » n’est pas suivi d’un complément ou d’un discours.
4. Gn 4, 15.
5. Cette analyse recoupe celle que propose la psychothérapeute suisse Myriam Vaucher à partir de l’œuvre de Freud :  « Il n’y a de lien social et de civilisation qu’entre les fils de Caïn ou entre des frères parricides, qui surmontent la violence tapie en eux, et se soumettent à la Loi interdisant le meurtre et l’inceste. Les fondateurs de ville sont fratricides ! La civilisation advient sur fond de meurtre et de violence. » Mais, écrit-elle encore, « nous sommes des barbares superficiellement civilisés et n’avons d’autre moyen de lier la violence que de l’adresser à un autre, la transformant ainsi en un mouvement de haine qui donne naissance au moi et à l’autre et ouvre ainsi la voie à Eros. » (VAUCHER M., Vie, violence … La haine, voie de transformation de la violence, in Dieu est-il violent ?, op. cit., pp. 26 et 33).
6. Am 2, 13 ; Jr 5, 14.
7. 2 R 3, 26-27.
8. Dt 18, 9-13 : « Quand tu seras arrivé dans le pays que le Seigneur ton Dieu te donne, tu n’apprendras pas à agir à la manière abominable de ces nations-là : il ne se trouvera chez toi personne pour faire passer par le feu son fils ou sa fille (…). Car tout homme qui fait cela est une abomination pour le Seigneur, et c’est à cause de telles abominations que le Seigneur ton Dieu dépossède les nations devant toi. »
9. Cet épisode a profondément choqué E. Kant estimant qu’un commandement s’opposant à une loi morale universelle ne pouvait être divin. Pour lui, Abraham aurait dû répondre : « Je suis sûr que je ne dois pas tuer mon fils, mais je ne suis pas sûr que toi qui m’apparais en ce moment tu sois vraiment Dieu. » (Cité in RÖMER Th., Dieu obscur, op. cit., p. 55).

⁢b. Abraham et Isaac

L’auteur de l’épisode raconté en Gn 22 devait savoir que les pratiques barbares dénoncées fleurissaient encore en Israël malgré les interdits⁠[1]. Ce texte aurait une portée didactique⁠[2] et montrerait aux croyants que Dieu lui-même réprouve de tels gestes et leur substitue un sacrifice animal. Notons que le sacrifice demandé à Abraham est le seul sacrifice auquel le patriarche se prépare et, qui plus est, sur le mont Moriyya, c’est-à-dire, la montagne du temple de Jérusalem⁠[3], « seul lieu licite pour le culte sacrificiel »[4]. Notons aussi que ni Abraham ni Isaac ne manifestent d’émotion sous quelque forme que ce soit, ce qui, à mon sens, rend le récit irréaliste et accentue le caractère exemplaire.

Cette interprétation corrobore celle du rabbin Guigui mais Römer va plus loin et replaçant l’histoire dans le contexte de l’exil et du désespoir d’un peuple menacé de disparition ou du moins de la perte de son identité, il voit en Abraham « un paradigme pour la foi en Dieu malgré les apparences, contre le « bon sens ». »[5] En définitive, est mise en question, de nouveau, l’image que nous nous faisons de Dieu qui n’est pas tel que nous le souhaitons, à la mesure de nos désirs, à notre image.⁠[6]


1. d’après Römer, certains indices du texte nous montrent qu’il ne semble pas avoir été écrit avant le VIe siècle av. J.-C.. (id., p. 64).
2. Römer rappelle ce qui est écrit en Ez 20, 25 et 31 : « Je leur donnai moi-même des lois qui n’étaient pas bonnes et des coutumes qui ne font pas vivre. » Déclaration qui vise sans doute les sacrifices d’enfants.
3. 2 Ch 3, 1.
4. RÖMER Th., op. cit., p. 64.
5. RÖMER Th., id., p. 65.
6. Römer évoque, sans les citer, les penseurs juifs contemporains qui ont mis ce texte en rapport avec la Shoah.

⁢c. La fille de Jephté

L’histoire de Jephté⁠[1] est sensiblement différente malgré quelques ressemblances⁠[2] : elle finit mal puisque la fille de Jephté meurt et sans avoir connu d’homme. Mais la différence la plus importante vient du fait que ce n’est pas Dieu qui demande le sacrifice. C’est Jephté lui-même qui fait le vœu de sacrifier la première personne rencontrée sans savoir que ce serait sa propre fille qui se précipiterait pour l’accueillir. Pour Römer, l’analyse du texte montre que les versets 29 et 33 du chapitre 11 et les versets 1 et 2 du chapitre 12 « forment une unité narrative » où la fille de Jephté n’intervient pas. Les versets 30 et 34 à 39 du chapitre 11 ont été ajoutés après coup. Sans doute l’auteur a-t-il été influencé par l’Iphigénie d’Euripide (vers 410 av. J.-C.). Toujours est-il que ce texte où Dieu n’intervient pas, « réfléchit sur l’absence de Dieu dans le monde des hommes, mais aussi sur la responsabilité de l’homme y engageant Dieu. (…) Dieu qui peut nous paraître cruel, mais qui est surtout un Dieu qui se tait face aux aberrations des humains, et qui confronte les hommes avec leur propre cruauté. »[3]

Un autre exégète, Daniel Arnold⁠[4], nous propose de replacer le voeu de Jephté dans le contexte global du livre des Juges afin d’établir si nous nous trouvons devant le récit d’un sacrifice humain ou d’une consécration au service de Dieu⁠[5]. En effet, si certains exégètes estiment qu’il s’agit bien d’un holocauste, d’un « sacrifice entièrement brûlé » par un juge perverti par le paganisme⁠[6], d’autres font remarquer que l’esprit du Seigneur est sur Jephté⁠[7] et que celui-ci est cité par Paul parmi les gloires d’Israël⁠[8]. Pour ces exégètes, le vrai drame n’est pas la mort de la fille de Jephté mais sa virginité. Par ailleurs, le peuple, même dépravé, ne resterait pas indifférent face à un tel sacrifice puisqu’il réagit au crime de Guivéa⁠[9] ^. ^

D. Arnold penche pour cette dernière hypothèse. Le contexte du livre montre que le peuple est corrompu mais non ses juges malgré quelques écarts. Le contexte historique est aussi révélateur : si l’auteur ne reprend que douze juges pour une durée de trois siècles, c’est qu’ils sont représentatifs de tous les autres⁠[10]. Si l’on s’arrête aux « petits » juges, petits parce que l’auteur ne leur consacre que quelques versets, on constate, par la structure du texte que les regards sont focalisés sur Jephté et sur l’absence de descendance en ce qui le concerne⁠[11]. C’est aussi par la structure du texte que l’exégète établit la marginalité de Jephté responsable de trois tribus marginales par rapport aux promesses divines⁠[12]. Jephté, marginal, impur précise Arnold, par sa naissance (fils d’une prostituée) et par sa tribu, cherche à renouveler son alliance avec Dieu par une offrande dont il Lui laisse le choix mais en signe de vraie soumission, il s’agit de l’offrande d’une personne qui sera celle qu’il apprécie le plus. Consacrée à l’Eternel, elle sera offerte en « holocauste », dit le texte. Non en sacrifice, dit Arnold, mais en don total par le célibat⁠[13], en « offrande d’une agréable odeur qui monte vers Dieu ».⁠[14] Dans cette perspective, on peut se demander pourquoi Jephté ne s’offre pas lui-même ? Pour répondre à cette question, Arnold n’hésite pas à faire l’éloge de Jephté « sage et humble ». Si son « impureté » l’exclut d’un ministère spirituel⁠footnote:, il est « irréprochable sur le plan moral et spirituel », soumis au choix de Dieu, appuyant « de toutes ses forces le ministère spirituel d’une autre personne » et appliquant la loi divine, la mort, aux hommes d’Ephraïm pour leurs meurtres⁠[15]. C’est là sa mission d’ailleurs : libérer le peuple de Dieu de ses oppresseurs. Quant à dire que Dieu l’a puni en le privant d’une descendance qui est toujours signe de bénédiction dans l’Ancien Testament, ce qui mettrait en question tout ce qui précède, ce serait refuser le sens profond de ce passage. Alors que l’on voit monter à travers la descendance des juges, le désir de royauté temporelle, qui n’est en somme que le rejet de la royauté divine, Dieu, en privant Jephté de descendance, veut faire comprendre que « le Messie tant attendu ne pourra venir ni de sa maison, ni de sa région (…), que le salut dépend de l’alliance et non de la grandeur d’une maison. »[16]

Un autre auteur protestant rejoint l’analyse du Rabbin Guigui : « David Kimchi, un commentateur juif médiéval, aurait apparemment proposé la notion que Jephté aurait simplement imposé à sa fille une vie de chasteté. Sa théorie a été acceptée par plusieurs rédacteurs modernes qui refusent qu’un serviteur fidèle de Dieu ait pu tuer sa propre fille. Mais qu’est-ce que la Bible dit ? Le texte hébreu original du chapitre 11 des Juges indique en effet que Jephté a accompli son vœu et a sacrifié sa fille. Mais est-ce que Dieu aurait été heureux de l’accomplissement d’une telle action ou l’aurait-Il même demandée ? Non  ! La Parole de Dieu montre qu’Il hait les sacrifices humains. Jérémie 7 :31 déclare : « Ils ont bâti des hauts lieux à Topheth dans la vallée de Ben-Hinnom, pour brûler au feu leurs fils et leurs filles : Ce que je n’avais point ordonné, ce qui ne m’était point venu à la pensée ». Lisez également Jérémie 32 : 35. Dieu considère la pratique du sacrifice humain comme une abomination. Jephté ne pensait pas à sa fille lorsqu’il fit ce vœu. Nous lisons ses paroles dans Juges 11 : 31 : « quiconque sortira des portes de ma maison au-devant de moi… je l’offrirai en holocauste ». Dans ce temps, les maisons avaient communément des cours fermées où les animaux étaient gardés. Jephté a supposé à tort qu’il serait rencontré par un animal à son retour de la bataille. Jephté fit stupidement et hâtivement un vœu regrettable. Il exacerba sa faute en poursuivant ses intentions. Cela a dû grandement déplaire à Dieu. Toutefois, dans Hébreux 11 : 32, nous voyons que Jephté est inclus sur la liste des serviteurs fidèles de Dieu. Ceci nous amène à conclure qu’il a dû reconnaître son péché et s’est repenti, recevant ainsi le pardon de Dieu. »[17]

Autre texte souvent cité comme preuve de la cruauté de Dieu⁠[18] ou d’Israël⁠[19] et utilisé pour justifier la violence⁠[20] :


1. Jg 11.
2. Le père est obligé d’offrir en holocauste son enfant unique. Römer note aussi que dans les deux récits, « le verbe « voir » joue un rôle important » (id., p. 66).
3. RÖMER Th., id., pp. 68-69.
4. Daniel Arnold, maître en théologie du Western Conservative Baptist Seminary de Portland (USA), professeur à l’Institut biblique et missionnaire « Emmaüs » (St Légier, Suisse).
5. Cf. ARNOLD D., Jephté : L’étrange vœu d’un marginal, in Promesses, n° 105, juillet-septembre 1993 (texte disponible sur www.promesses.org).
6. Fils d’une prostituée païenne donc sans doute, Jephté a vécu à l’étranger entouré d’hommes de rien (Jg 11, 3). Dans sa guerre contre Ephraïm, 42.000 homme furent massacrés. Quant au peuple qui ne lui reproche rien, il serait aussi dépravé que Jephté.
7. Jg 11, 29
8. He 11, 32.
9. Jg 19 et 20.
10. Les chiffres sont significatifs : 12 juges nous renvoient aux douze tribus d’Israël. Ils règnent en tout septante ans, chiffre aussi symbolique.
11. Voici la structure relevée par Arnold : A1 Gédéon : 70fils (Jg 8, 29-32) ; B1 Tola : aucune précision sur la descendance (Jg 10, 1-2) ; C1 Yaïr : 30 fils (Jg 10, 3-5) ; D Jephté : privé de descendance (Jg 11, 29-40) ; C2 Ibtsâ n : 30 fils (Jg 12, 8-10) ; B2 Elôn : aucune précision sur sa descendance (Jg 12, 11-12) ; A2 Abdôn : 40 fils et 30 petits-fils (70 au total) (Jg 12, 13-15).
12. A1 La révolte du début (Jg 10, 6) ; B1 La colère de l’Eternel devant la trahison d’Israël (Jg 10, 7-16) ; C1 L’héritage laissé à Jephté (Jg 10, 17 et 11, 11) ; D Plaidoirie sur l’héritage d’Israël en Transjordanie (Jg 11, 12-28) ; C2 L’héritage laissé par Jephté (Jg 11, 29-40) ; B2 La colère de Jephté devant la trahison d’Ephraïm (Jg 12, 1-6) ; A2 La conclusion du règne (Jg 12, 7).
13. La virginité de la jeune fille est évoquée trois fois (Jg 11, 37, 38 et 39).
14. Arnold s’appuie sur l’étymologie (olâ –holocauste, vient de la racine alâ : monter) qui révèle que l’essence du sacrifice est dans la fumée et surtout l’odeur agréable qui montent vers Dieu (Lv 1, 9,13 et 17). Et il interprète le sacrifice comme Paul le fait en pensant au service de Dieu (Rm 12, 1 ; 2 Co 2, 14-16).
15. Ex 21, 12.
16. Arnold rapproche Jephté de Débora. Tous deux sont des juges inhabituels (une femme et un bâtard) qui exercent un ministère temporaire : « Débora essaie de se retirer dès que possible pour laisser la place à un homme » et « Jephté n’a pas de descendance et reçoit un règne limité à six ans ».
17. Sur le site protestant : www.thercg.org.
18. Le Seigneur voue, par exemple, Jéricho à l’interdit et le peuple sous la direction de Josué obéit : « Ils s’emparèrent de la ville. Ils vouèrent à l’interdit tout ce qui se trouvait dans la ville, aussi bien l’homme que la femme, le jeune homme que le vieillard, le taureau, le mouton et l’âne, les passant tous au tranchant de l’épée. » (Jos 6, 21). Et ce n’est pas par excès de zèle ou mauvaise interprétation que Josué détruit de fond en comble Jéricho, à l’exception de la « maison de Rahab ». En effet, devant Aï, le Seigneur dit à Josué : « Tu traiteras Aï et son roi comme tu as traité Jéricho et son roi ; cependant vous pourrez prendre pour vous comme butin ses dépouilles et son bétail. » (Jos 8, 2).
19. On se souvient de l’« affaire » Garaudy-abbé Pierre qui défraya la chronique entre 1995 et 1998. Roger Garaudy publie « Les mythes fondateurs de la politique israélienne », ( in La Vieille Taupe, n°2, 1995) qui le fait accuser de négationnisme. L’abbé Pierre qui, dit-on, n’a pas lu le livre, apporte son soutien à son ami Garaudy en publiant une lettre où on lit : « Tout a commencé, pour moi, dans le choc horrible qui m’a saisi lorsqu’après des années d’études théologiques, reprenant pour mon compte un peu d’études bibliques, j’ai découvert le livre de Josué. Déjà un trouble très grave m’avait saisi en voyant, peu avant, Moïse apportant des « Tables de la loi » qui enfin disaient : « Tu ne tueras pas, voyant le Veau d’or, ordonner le massacre de 3.000 gens de son peuple. Mais avec Josué je découvrais (certes contés des siècles après l’événement), comment se réalisa une véritable « Shoah » sur toute vie existant sur la « Terre promise ». » (Lettre du 15 avril 1996 à Roger Garaudy). R. Garaudy sera condamné en 1998 pour négationnisme et provocation à la haine raciale.
20. Th. Römer cite les colons américains, aux XVIIe et XVIIIe siècles, assimilant les peuplades autochtones aux Cananéens de même qu’en Afrique du Sud, le Deutéronome avait servi à justifier l’apartheid. (Cf. article Dieu est-il violent, 7-12-2002). Pour Römer (op. cit., p. 83), le livre de Josué est utilisé aussi « aujourd’hui par certains milieux juifs intégristes pour s’opposer au processus de paix entre Israéliens et Palestiniens, et pour exiger l’expulsion de la population arabe. »

⁢d. Le livre de Josué

Ce livre n’est pas un livre historique relatant des événements qui se seraient passés au 12e siècle av. J.-C., mais plutôt une sorte de plagiat, datant des 8e et 7e siècles, des récits de guerre assyriens⁠[1]. L’Assyrie dominant alors tout le Proche-Orient, de l’Égypte à l’Iran, Israël « essaie de battre l’ennemi avec ses propres armes », utilisant « un langage qui imite le langage dominant, mais en le détournant de ses fins premières. »[2] A travers les noms de peuples difficilement identifiables, ce seraient les Assyriens qui seraient visés. Les peuples qui n’ont aucun droit sur Canaan représentent les Assyriens. Yhwh est un Dieu guerrier qui ressemble à Assur, le dieu guerrier assyrien⁠[3] mais qui, en définitive, « est plus fort que toutes les divinités tutélaires de l’Assyrie ».⁠[4] On peut aussi considérer que ce texte, écrit sous le règne de Josias qui bénéficiait d’un affaiblissement de l’empire assyrien, légitime théologiquement les conquêtes de ce roi. Par ailleurs, ce livre a été l’objet de nombreux remaniements qui, après la destruction de Jérusalem, en 587, par les Babyloniens, relativisent le discours guerrier⁠[5]. Römer en cite deux exemples. Au chapitre 1, à partir du verset 6, Josué apparaît comme serviteur de la Loi et non plus comme chef militaire. Par ailleurs, tout le chapitre 2, quant à lui, interrompt le récit qui, du chapitre 1 au chapitre 3 révèle une continuité, introduisant le personnage de Rahab, Cananéenne, ennemie donc et prostituée qui protège les espions de Josué et professe sa foi au Dieu d’Israël. Dès lors, « toute l’occupation du pays apparaît en quelque sorte comme l’œuvre de Rahab, comme résultant de son attitude ».

Il n’y a pas que le livre de Josué qui soit marqué par l’influence idéologique et stylistique assyrienne. C’est vrai aussi pour toute la littérature historique, du Deutéronome au second livre des Rois. Un texte comme le début du chapitre 7 du Deutéronome (Dt 7, 1-6) a pu mal inspirer des chrétiens fondamentalistes au cours des siècles mais, à l’époque de sa rédaction (Ve siècle ?), il n’a pas inspiré de « purification ethnique » mais par crainte de voir le peuple d’Israël détourné de la vénération exclusive du vrai Dieu, il développe une vision « ségrégationniste » qui doit être relativisée aussi par la présence de textes « universalistes » comme la Genèse[6] ou le livre des Chroniques[7].


1. Cf. FINKELSTEIN Israël et ASHER SILBERMAN Neil, La Bible dévoilée, Les nouvelles révélations de l’archéologie, Bayard, 2002 ou Gallimard-Poche 2004. Ainsi, le futur Israël se composera, en grande partie, d’une population cananéenne autochtone.
2. RÖMER, op. cit..
3. Römer rapproche cet extrait de Jos 10, 11 : « Or tandis qu’ils fuyaient devant Israël… Yhwh lança des cieux contre eux des grandes pierres jusqu’à Azéqa et ils moururent. Plus nombreux furent ceux qui moururent par les pierres de grêle que ceux que les fils d’Israël tuèrent par l’épée » d’un texte assyrien « Lettre à Dieu » : « Le reste du peuple s’était enfui pour sauver leur vie… Adad (=le Dieu de l’orage)… poussa un grand cri contre eux. A l’aide d’une pluie torrentielle et des pierres du ciel (=grêlons), il annihila ceux qui restaient. » (Dieu obscur, op. cit., p. 86).
4. Id..
5. Römer (id., p. 88) note le même phénomène de « démilitarisation » dans Ex 14 : Yhwh combat pour son peuple invité à rester tranquille (14, 14) . Ce passage deutéronomiste qui « présuppose l’expérience de l’exil babylonien » montre que la libération ne peut venir que de Yhwh. De même, dans les livres des Chroniques écrits au début de l’ère hellénistique, la conquête est escamotée, les Israéliens ont toujours été en Canaan, les rois sont des chefs liturgiques et les guerres, des processions. Si une guerre menace, c’est Dieu qui s’en occupe et non pas le peuple (1 Ch 20, 16-17). Dieu devient l’espoir du peuple, celui qui détruit les forces du mal comme dans le livre de Daniel ou encore, plus tard, dans l’Apocalypse de jean (Ap 19, 15).
6. Römer met en exergue le cas d’Hagar, ancêtres des tribus arabes, qui a vu Dieu (Gn 16, 13) et celui d’Abimelek qui invoque Dieu (Gn 20).
7. Dieu est à la fois le Dieu des Perses et des Juifs (2 Ch 36, 21).

⁢e. Le livre de Josué

De même si l’on aborde le problème de la rétribution lié à la question de la violence, on peut lire sommairement ce que la bible en dit et qui peut se résumer dans le proverbe : « Le mal poursuit les pécheurs, et le bien récompense les justes. »[1] Celui qui respecte l’ordre établi par Dieu, le juste, ajusté à Dieu, est récompensé, celui qui trahit cet ordre, est puni. Cette idée largement répandue en dehors même des cercles croyants⁠[2]. Comme on risque de dogmatiser cette vision, les Écritures nous révèlent que la réalité⁠[3] est parfois bien différente et que Dieu peut être incompréhensible. Comme on le voit dans le livre de Job, la souveraineté de Dieu le dispense de rendre des comptes à l’homme⁠[4] alors qu’il est engagé dans un combat incessant contre le chaos⁠[5]. Tandis que Job lutte un temps contre l’incompréhensible, Qohéleth l’accepte :  « De même que tu ne sais pas quel est le cheminement du souffle… de même tu ne connaîtras pas l’œuvre de Dieu qui fait tout. »[6] Job et Qohéleth « nous déplacent par rapport à notre conception anthropocentrique de Dieu et de la création, nous invitant, du même coup, aussi à nous laisser surprendre par le Dieu biblique. »[7]

En somme, pour éviter une utilisation agressive, primaire, des textes de la Bible, il faut, d’une part, « une étude sérieuse de ces textes qui prenne en considération la complexité de l’histoire de leur transmission »[8] dans des situations précises et en tenant compte du fait, majeur pour Römer, que ces textes « veulent nous mettre en garde contre des conceptions trop humaines de Dieu et insister sur les limites des discours théologiques. »[9] d’autre part, il ne faut pas oublier les textes où Dieu, par ses prophètes, invite à la paix et à la justice sociale, les textes où Dieu apparaît pacifique, ouvert aux autres nations. Enfin, il faut se rendre compte que la violence fait partie de l’histoire humaine et que s’il arrive, dans certaines circonstances pénibles que soient proférées des paroles violentes suscitées par la souffrance ou l’injustice, elles n’impliquent pas pour autant un passage à l’acte. Utiliser les cris des malheureux pour justifier notre violence est donc abusif.⁠[10] d’autant que dans les Psaumes, entre autres textes⁠[11], on remarque que l’auteur « s’en remet à Dieu pour l’exercice de la vengeance »[12]. L’homme se trouve ainsi déchargé de sa violence. Qui plus est, Dieu lui-même freine sa colère. S’il tend à répondre, à certains endroits, par la violence à la violence de l’homme, il n’agit pas comme l’homme. Après le Déluge, Dieu promet de ne plus recommencer⁠[13] et s’affirme, d’abord, comme Dieu d’amour : « Je ne donnerai pas cours à l’ardeur de ma colère… car je suis Dieu et non pas un homme… je ne viendrai pas avec fureur. »[14]

Les quelques lectures juives et protestantes qui précèdent doivent nous persuader de la nécessité de l’interprétation. La Thora a été donnée à qui veut la recevoir. d’origine divine, elle devient nôtre par l’interprétation. Ainsi Dieu a commencé le monde en six jours et le septième jour, le jour du Shabat, Dieu le confie à l’homme, il se repose sur sa créature. Nous sommes invités à « prolonger le divin », non à « améliorer » la Thora divine mais à l’incarner dans la réalité terrestre.⁠[15]

Les religions monothéistes sont –elles des religions du Livre, comme on le dit souvent ou des religions de la Parole ? Telle est la vraie question car existe une tentation à laquelle plus d’un a cédé : celle de transformer l’Écriture en idole.⁠[16]

Comprendre un texte révélé ou non, « c’est, dit Paul Ricoeur, se comprendre devant le texte. Non point imposer sa propre capacité finie de comprendre, mais s’exposer au texte et recevoir de lui un soi plus vaste. »[17] Sinon le texte figé, déifié, idolâtré, nous fait violence et nous empêche d’accéder à la liberté, d’être nous-mêmes.

Les catholiques comme les protestants considèrent aujourd’hui que le Nouveau Testament ne se substitue pas à l’Ancien au contraire des musulmans qui affirment, eux, que le Coran rend obsolètes les deux testaments.

Les exégètes catholiques, comme leurs confrères protestants que nous avons cités, seront d’accord pour reconnaître qu’« avant d’instrumentaliser le Livre pour promouvoir ceci ou pourfendre cela, on ferait mieux de regarder à deux fois si les textes disent bien ce que l’on croit qu’ils disent…​ »[18] C’est du simple bon sens à appliquer d’ailleurs à toute autre œuvre littéraire qui risque toujours d’être mal lue.

Selon A. Nayak⁠[19], la violence divine ou humaine qui s’exerce pour la sauvegarde d’Israël, se trouve aussi ritualisée sous forme de guerre. Ainsi, Saül « prit une paire de bœufs, les dépeça et, par l’entremise des messagers, en envoya les morceaux dans tout le territoire d’Israël, en faisant dire : « Celui qui ne part pas à la guerre derrière Saül et Samuel, voilà ce qu’on fera à ses bœufs ! » Le Seigneur fit tomber la terreur sur le peuple et ils partirent comme un seul homme. »[20] A partir de ce moment, pour A. Nayak, la guerre devient « sainte ». On le remarque également dans la coutume de destruction totale d’une ville : « Ils vouèrent à l’interdit tout ce qui se trouvait dans la ville, aussi bien l’homme que la femme, le jeune homme que le vieillard, le taureau, le mouton et l’âne, les passant tous au tranchant de l’épée. »[21] L’interdit est ici une sorte de consécration qui met à part ce qui est réservé à la divinité et ne peut être laissé à l’usage ordinaire.⁠[22] Mais vous, prenez bien garde à l’anathème, de peur que, poussés par la convoitise, vous ne preniez quelque chose de ce qui est anathème, car ce serait rendre anathème le camp d’Israël et lui porter malheur. » (Jos 6,17-19) Dans le cas présent l’anathème comporte le renoncement à tout le butin et son attribution à Dieu : les hommes et les animaux sont mis à mort, la ville est incendié e et les objets précieux sont donnés au sanctuaire. C’est un acte religieux, une règle de la « guerre sainte » qui suit un ordre divin, ou un vœu pour s’assurer la victoire. Tout manquement est considéré comme un sacrilège et son auteur sévèrement puni…
    La pratique de l’anathème est étroitement liée à la conception antique de la divinité. Le sacrifice offert ou promis au dieu par vœu, fait partie d’une sorte de transaction qui peut s’exprimer ainsi : « Dieu, donnes-moi la victoire sur mes ennemis et toute la ville te sera offerte en sacrifice de remerciement. » Cette promesse ou ce vœu fait au Seigneur peut aller jusqu’au sacrifice humain. C’est ainsi que, dans le livre des javascript : newWindow%20=%20openWin('Juges (Jg 11,29-40), Jephté faire le vœu, en cas de victoire contre les ennemis d’Israël, d’offrir en sacrifice au Seigneur le premier être vivant qui sortira de sa maison, au retour de la guerre. Et ce sera sa fille qui viendra la première au-devant de lui. On mesure, à cet exemple, l’évolution qui se fera au cours des siècles dans la compréhension de la divinité
    La Bible justifie par ailleurs le rejet de Saül comme roi d’Israël par le fait de son manquement à l’anathème. On peut le voir en javascript : newWindow%20=%20openWin('1 S 15,9. Pour obtenir la victoire sur ses ennemis, Saül a jeté l’anathème sur tout le butin. Il a donc fait vœu de tout offrir à Dieu en sacrifice. En gardant pour lui et ses soldats une partie du butin acquis par la victoire, Saül manque à l’anathème, ce qui est considéré comme un sacrilège, une faute très grave. Il sera rejeté au profit de David. » (BUGNON Roland, CSSP, Fribourg, Suisse, sur www.interbible.org)  ]

Adrian Schenker,⁠[23] lui, s’attache au problème des sacrifices dans l’Ancien Testament. Il constate, ce qui peut nous choquer, que la faute involontaire, la transgression involontaire d’un interdit, est sanctionnée par la mort. Ainsi, Ouzza saisit l’arche qui allait verser et Dieu le frappe de mort⁠[24]. La violence est ici « une marque du sacré ». Il y a, en effet, « une distance insurmontable entre la sphère divine transcendante et le monde humain ». Ils ne peuvent « coexister ensemble dans le même lieu ». Ainsi le feu où YHWH se donne à voir signale la frontière mortelle entre sacré et profane⁠[25]. La colère mortelle de YHWH signifie clairement sa transcendance.

Mais, le culte sacrificiel peut libérer les personnes fautives de cette colère. Comme l’’immolation de l’animal n’est pas sans raison elle ne peut être considérée comme violente. Elle le serait si c’était par cruauté ou avarice que l’animal était mis à mort. Gn 9, 2-3 accepte que l’on tue l’animal pour raison alimentaire mais 2 S 12, 1-4 assimile l’abattage gratuit à l’homicide. Dans le culte sacrificiel, on offre à Dieu et on partage avec lui la meilleure nourriture comme on le ferait avec un hôte.⁠[26]

Enfin, grâce au sacrifice, Dieu pardonne et « on peut tabler sur sa douceur, parce qu’il la préfère à l’irritation et au conflit ».⁠[27] On le voit dans 1 S, 5-6 où les Philistins apaisent la colère de YHWH en rendant l’Arche enlevée et en rendant hommage à YHWH par un présent de compensation ou réparation (asham) pour le sacrilège commis et regretté.

A. Schenker conclut que « la douceur divine est plus fondamentale en YHWH que la violence »[28]. C’est pourquoi le psalmiste peut proclamer : « Israël, mets ton espoir en YHWH, car YHWH dispose de la grâce, et avec abondance du rachat. C’est lui qui rachètera Israël de toutes ses fautes. »⁠[29]

Plus largement, en s’appuyant sur le vocabulaire, Xavier-Léon Dufour⁠[30] montre que la violence contre laquelle Dieu va s’emporter, se présente comme « la transgression d’une norme ». Les traducteurs grecs de l’Ancien Testament ont employé d’ailleurs souvent le mot « adikia », injustice, pour traduire le mot hébreu hamas exprimant la violence.⁠[31] Si on viole la Loi du Seigneur⁠[32], la justice sociale⁠[33], le droit⁠[34], si on viole la vérité par détraction⁠[35], faux témoignages⁠[36], etc., cette injustice violente entraîne une destruction physique ou sociale. Les victimes suscitent l’apitoiement des prophètes⁠[37] et appellent la punition des violents car le Seigneur n’aime pas le violent, l’injuste⁠[38] et Lui seul peut rétablir la justice⁠[39]. Le Serviteur opprimé par les hommes, méprisé, qui « n’ouvre pas la bouche (…) On a mis chez les méchants son sépulcre, chez les riches son tombeau, bien qu’il n’ait pas commis de violence et qu’il n’y eut pas de fraude dans sa bouche ». Mais « il sera haut placé, élevé, exalté à l’extrême »[40].

L’élément caractéristique de la violence dans l’Ancien Testament, c’est la transgression destructrice, la transgression de l’Alliance qui est une violence contre Dieu. Il y a, bien sûr, d’autres violences, les violences habituelles des hommes, liées à la force, au zèle, à la colère, à la vengeance, à la cupidité, etc., mais, même dans le cas où elles sont destructrices, dans la mesure où elles n’impliquent pas transgression d’une norme qui est la justice du Dieu de l’Alliance, tout en étant condamnables et condamnées, elles n’impliquent pas la gravité extrême des précédentes.⁠[41]

Reste que le comportement de Dieu semble « ambigu ». Il déteste l’injustice mais semble tolérer, approuver, pratiquer des actes violents.

Alors que Römer insiste sur le cadre historique, Dufour rappelle que nous sommes dans un contexte culturel donné qui n’est pas le nôtre et il insiste sur la pédagogie de Dieu.⁠[42] Celui-ci condamne toute injustice violente mais initie progressivement le peuple en tenant compte des mœurs de l’époque. Ainsi : Le Seigneur dit à Caïn :  »Eh bien ! Si l’on tue Caïn, il sera vengé 7 fois » Et Lamek dit à ses femmes : «  »Femmes de Lamek, tendez l’oreille à mon dire ! Oui, j’ai tué un homme pour une blessure. Oui, Caïn sera vengé sept fois, mais Lamek septante-sept fois. »[43] Plus tard, le Seigneur souscrit à la loi du Talion qui marque un progrès sur la justice des origines⁠[44]. Par la bouche des prophètes, Dieu condamne toutes sortes de violences : déportations, oppression des faibles, irrespect vis-à-vis des femmes et des morts. Le Seigneur prend la défense des victimes de l’injustice des hommes, il soutient Israël en Égypte et demande aux hommes d’agir de même avec les faibles, les orphelins, les veuves, les étrangers.

Si Dieu apparaît, en de multiples endroits, comme un Dieu guerrier⁠[45]pas l’Alliance : Dieu « manifeste qu’un bien supérieur peut entraîner la destruction de la vie terrestre ». En même temps, Dieu montre sa volonté d’extirper le mal du monde.

Enfin, petit à petit, on voit que l’image que les hommes se font de Dieu s’épure petit à petit. Dieu se manifeste d’abord spectaculairement, comme à Moïse, dans le feu, le tonnerre, le tremblement de toute la montagne⁠[46]. Mais, quand le Seigneur annonce son passage à Elie, c’est par un souffle⁠[47].

De même, au départ, Dieu apparaît terrible, guerrier⁠[48] puis humble et pacifique⁠[49] et enfin sous les traits du serviteur opprimé, préfiguration du Christ ⁠[50]

Paul Beauchamp⁠[51] confirme, pour l’essentiel cette analyse. La violence (hamas) liée, bien sûr, à la mort, aux abus sexuels⁠[52] et surtout au mensonge⁠[53] est essentiellement absence de loi. Le diable a poussé l’homme à enfreindre la loi du Seigneur et, à partir de ce moment, à partir du meurtre de Caïn, « le Seigneur vit que la méchanceté se multipliait sur la terre » (Gn 6, 5), « la terre s’était corrompue devant Dieu et s’était remplie de violence » (Gn 6, 11). Le Malin a détourné les hommes du vrai Dieu et ils ont créé des idoles à forme humaine : « Avec leurs rites infanticides, leurs mystères occultes ou leurs processions frénétiques aux coutumes extravagantes, ils ne respectent plus ni les vies, ni la pureté des mariages, mais l’un supprime l’autre traîtreusement ou l’afflige par l’adultère. Tout est mêlé : sang et meurtre, vol et fourberie, corruption déloyauté, troubles, parjure, confusion des valeurs, oubli des bienfaits, souillure des âmes, inversion sexuelle, anarchie des mariages, adultère et débauche. Car le culte des idoles impersonnelles est le commencement, la cause et le comble de tout mal (…​). » (Sg 14, 23-27). L’homme qui était doux devient redoutable⁠[54]et la violence se démultiplie⁠[55]

L’Ancien Testament analyse donc la violence en révélant son origine dans le péché de l’homme instigué par l’Adversaire.

Comme X.-L. Dufour, Paul Beauchamp s’arrête à l’ « ambiguïté » de Dieu et à ses violences. Pour cet exégète, « le Dieu biblique prend sur lui une violence provisoire ou « économique ». » Cette expression mérite quelques explications. Si Dieu ordonne l’extermination des ennemis d’Israël⁠[56] pour en protéger l’esprit⁠[57], si ses prophètes ne sont pas en reste (Elie égorge 450 prophètes de Baal⁠[58], Elisée maudit 42 gamins moqueurs qui se font déchirer par deux ourses⁠[59]), le Seigneur, par la bouche de ses prophètes, promet « un nouveau David »[60] et un « paradis retrouvé » où toute la création vivra dans la paix et l’harmonie⁠[61]. Après avoir maudit Jérusalem, Dieu rappelle l’alliance qu’il a faite avec son peuple⁠[62].

Ainsi, si les hommes se sentent dépassés par la violence, celle-ci, comprennent-ils, « est dépassée par une fondation plus essentielle ». Ainsi David, retors et clément parfois par calcul, peut manifester aussi une clémence fondée « sur un vrai sens de Dieu »[63].

Mieux encore, les Psaumes montrent, d’une part, comment la victime de la violence peut réagir en termes violents. Elle demande l’humiliation des ennemis⁠[64], leur châtiment⁠[65]. Elle crie vengeance⁠[66], souhaite que le roi écrase ou assujettisse les ennemis⁠[67], que Dieu les épouvante ou les détruise⁠[68]. Mais au-delà de ces réclamations, si l’on voit que l’homme suppliant compte sur l’épée de Dieu⁠[69], il lui est enseigné qu’il ne sera pas libéré par sa seule force. Comme l’écrit P. Beauchamp, « c’est dans le lieu précis de la violence que germe son contraire » : ceux qui souffrent sont invités à la patience, à la non-résistance⁠[70], à laisser le mal s’autodétruire⁠[71]. On le voit dans d’autres textes : Dieu seul sera vainqueur⁠[72], la terre détruira les méchants⁠[73]et Dieu détruira la guerre⁠[74] et l’univers entier participera à cette destruction⁠[75].

Reste que Dieu prêche la violence⁠[76], qu’il se montre violent⁠[77], qu’il établit une loi violente sur certains points, qu’il est le Dieu vengeur, le Dieu guerrier, etc.

A propos des violences de la Loi⁠[78], on peut constater une évolution qui nous révèle qu’Israël est progressivement invité à se détacher des exigences de vieilles coutumes qui veillaient au rétablissement de la justice.⁠[79] Ainsi, le « vengeur de sang » qui, en cas de meurtre, vengeait le clan en tuant l’assassin⁠[80] a vu son rôle de justicier réglementé par la société⁠[81]. Il s’agissait d’éviter les excès de la colère. De même, la loi du Talion⁠[82] chercha à freiner les passions et, avant que le Christ rende caduque cette règle⁠[83], la Loi suggérait déjà un dépassement de cette violence quand la réconciliation est possible : « N’aie aucune pensée de haine contre ton frère, mais n’hésite pas à réprimander ton compatriote pour ne pas te charger d’un péché à son égard ; ne te venge pas et ne sois pas rancunier à l’égard des fils de ton peuple : c’est ainsi que tu aimeras ton prochain comme toi-même. C’est moi le Seigneur. »[84].

L’objectif poursuivi est d’éduquer la conscience, d’éradiquer le désir de vengeance, d’inviter au pardon, d’abord du frère de race⁠[85] puis de tout homme⁠[86]. Le juste donc renoncera à la vengeance car il s’en remet à Dieu qui seul, en définitive, peut rétablir la justice⁠[87]. Il est le Juge, le rédempteur d’Israël. Le Jour du Seigneur est le Jour où il triomphera de ses ennemis, est le Jour de vengeance⁠[88], Jour de réparation et de salut⁠[89].

Si, dans la culture contemporaine, le mot vengeance suggère un comportement contraire à la justice, il n’en va pas de même dans l’Ancien testament, il suggère, au contraire, le rétablissement de la justice, la punition du coupable, le dédommagement, l’indemnisation de la victime, la réparation du tort, etc..⁠[90]

Et qu’en est-il maintenant de ces guerres où Dieu est présent ?

Tous les rites religieux qui précèdent et clôturent les combats nous montrent que Dieu est le Dieu des armées qui mène ses guerres. Cette vision n’est pas propre à Israël mais se retrouve dans l’Orient ancien, notamment chez les Assyriens⁠[91]. Le roi doit faire la volonté de Dieu et défendre sa création contre toute menace de chaos qui viendrait des hommes ou des animaux sauvages. Chasse et guerre sont ainsi des prérogatives royales.

Nous savons que la naissance d’Israël est due à la victoire du Dieu des armées sur le puissant ennemi égyptien⁠[92]. De même, dans la conquête de Canaan par Josué, Dieu est finalement si présent que l’on a pu considérer que la guerre d’Israël, appelée improprement « sainte »⁠[93], était « pacifiste » puisque les hommes restent passifs. Nous avons vu aussi les récits de l’Exode et du livre de Josué ont été écrits, par compensation, semble-t-il, à une époque (vers -720) où, à cause des conquêtes assyriennes, Israélites et Judéens n’ont plus les moyens de mener des guerres. Les récits, par compensation, par réaction, cèdent aux excès littéraires et exagèrent la violence dans laquelle Dieu a fondé son peuple.

S’il y a des appels à la violence⁠[94] et si Dieu, comme chez Amos, promet de mettre le feu, de faire sauter, d’extirper, de déporter, de bouter le feu, de tuer, d’exterminer, etc., c’est pour punir de véritables « crimes de guerre » : génocide, déportation, éventrement de femmes enceintes, profanations de cadavres⁠[95].

De plus, on voit s’esquisser dans le Deutéronome esquisse un jus in bello[96] qui introduit des limitations dans la brutalité inspirée des pratiques assyriennes⁠[97] : certains seront exemptés du combat et on évitera la guerre totale.

Si Römer et Attwood insistent sur la convention littéraire des textes violents et leur enracinement historique, Henri Cazelles et Pierre Grelot⁠[98] insistent sur l’enjeu religieux des guerres bibliques. « La guerre, écrivent-ils, n’est pas seulement un fait humain qui pose des problèmes de morale. Sa présence dans le monde biblique permet à la révélation d’exprimer, à partir d’une expérience commune, un aspect essentiel du drame où l’humanité est engagée et dont son salut est l’enjeu : le combat spirituel entre Dieu et Satan. Il est vrai que le dessein de Dieu a pour fin la paix ; mais cette paix suppose elle-même une victoire acquise au prix du combat. »

La guerre est dénoncée comme un mal et si Dieu apparaît, à l’instar des anciennes divinités, comme un combattant⁠[99], c’est dans le cadre du grand dessein qu’il conçoit pour les hommes qui sont invités à collaborer avec Lui pour conquérir et garder la terre promise.⁠[100] Cette guerre est sacrée puisqu’il s’agit de préserver le véritable culte, la loi de Dieu et son règne. Toute guerre offensive⁠[101], défensive⁠[102] ou de libération contre les oppresseurs et les envahisseurs⁠[103] est une guerre du Seigneur, une guerre de Yahweh. La foi soutient l’ardeur militaire en vue d’une victoire politique et religieuse⁠[104] avec l’aide de Dieu.⁠[105] Dieu lutte contre ce qui s’oppose à ses desseins et contre le mal. Il intervient pour soutenir et préserver son peuple. Il lutte contre l’Égypte⁠[106], soutient les armées d’Israël⁠[107], assiste les rois⁠[108], délivre la ville sainte⁠[109]. Sans Dieu, rien ne peut réussir : les hommes combattent, Dieu donne la victoire⁠[110].

Le dessein de Dieu n’est pas la puissance temporelle d’Israël mais un royaume qui respecte sa loi. Si Israël est infidèle à ce projet, Dieu lui fait la guerre et Israël connaît des revers, au temps du désert ⁠[111] de Josué⁠[112], des Juges⁠[113] de Saül⁠[114], des Rois. Les malheurs et la ruine d’Israël sont bien un châtiment divin⁠[115] : Babylone et Nabuchodonosor sont aux ordres de Dieu pour punir Israël⁠[116].

A travers ces malheurs, la guerre apparaît alors à Israël comme un mal, elle est le fruit du péché⁠[117] et elle ne disparaîtra qu’avec le péché⁠[118] à la fin des temps⁠[119]. La vraie victoire promise, à laquelle Israël doit tendre, c’est la victoire sur le péché qui amènera la paix au prix d’un combat spirituel

Et donc, derrière le combat politique se profile le combat spirituel. L’ennemi païen lancé à l’assaut de Jérusalem⁠[120] devient, dans la vision de Daniel, à l’époque de la persécution d’Antiochus, et sous la forme de quatre bêtes monstrueuses, une attaque contre le Fils de l’homme⁠[121] Face à l’empire païen des Séleucides d’Antioche (IIe s avant J.-C.), à ses destructions et persécutions, la révolte se mue de nouveau en guerre sainte⁠[122] menée avec le secours du Seigneur⁠[123] qui terrassera la Bête⁠[124] et brisera son pouvoir⁠[125]. Nous sommes au-delà des guerres temporelles : nous entrons dans un combat religieux et entrevoyons le couronnement des justes au jugement final qui annonce le règne de Dieu et de sa justice, la paix éternelle⁠[126].

Ajoutons encore que, chez plusieurs prophètes, s’affirme, bien avant ces combats eschatologiques, l’idée que la foi vaut mieux que la force. Le prophète qui annonce la destruction du Royaume du Nord, menace : « Si vous ne croyez pas, vous ne subsisterez pas »[127]. Dieu n’a que faire, en définitive, de la puissance militaire, de son caractère illusoire⁠[128]. A côté de l’école deutéronomiste, le courant sacerdotal présente une autre version de l’histoire d’Israël. La violence fait partie de la corruption de la création : « La terre s’était corrompue devant Dieu et s’était remplie de violence. Dieu regarda la terre et la vit corrompue car toute chair avait perverti sa conduite sur la terre. Dieu dit à Noé : « Pour moi la fin de toute chair est arrivée ! Car à cause des hommes la terre est remplie de violence, et je vais les détruire avec la terre. »[129] Après le déluge, le Seigneur « se dit en lui-même : « Je ne maudirai plus jamais le sol à cause de l’homme. Certes, le cœur de l’homme est porté au mal dès sa jeunesse, mais plus jamais je ne frapperai tous les vivants comme je l’ai fait. » ⁠[130] Dieu renoue l’alliance originelle avec l’homme: « J’ai mis mon arc dans la nuée pour qu’il devienne un signe d’alliance entre moi et la terre ».⁠[131] Si Dieu a déposé les armes, les hommes sont invités eux aussi à renoncer à la guerre. Dieu n’autorisera pas David à construire le Temple parce qu’il a du sang sur les mains : « Tu as répandu beaucoup de sang et tu as fait de grandes guerres. Tu ne construiras pas de Maison pour mon nom, car tu as répandu beaucoup de sang sur la terre devant moi. »[132]

Dans ces conditions, il devient difficile, comme certains l’ont fait, de prétendre que les attentats kamikazes qui marquent trop souvent l’actualité, pourraient se réclamer de l’exemple biblique de Samson qui les cautionnerait.⁠[133]Samson ne se soucie ni de son peuple ni de la cause de Yahwe . Il ne voit que ses problèmes personnels et assouvit sa soif de vengeance. Il accumule les violences jusqu’à l’absurde, incapable de se maîtriser. De plus, c’est sans implication divine qu’il fait s’écrouler le temple sur lui et 3000 Philistins⁠[134]. Stérile comme homme, enterré par ses frères, il est aussi stérile dans sa mission. Il est une « caricature de Juge » et son action est une « parodie d’exploit sauveur ». La lecture attentive du récit⁠[135] casse « l’image simpliste d’une mort héroïque bénie par Dieu parce qu’elle inflige à l’ennemi du peuple une correction exemplaire. » J.-P. Sonnet et A. Wénin concluent : « la Bible n’offre pas que des modèles à imiter ou à admirer. Elle présente aussi au lecteur un certain nombre de contrefaçons d’humanité, de déformations de l’œuvre divine » qui nous mettent en garde.⁠[136]

Toutes ces analyses sont intéressantes mais il faudrait, si possible, les ramasser en une synthèse qui nous révélerait, au-delà des épisodes particuliers et de leurs commentaires que d’aucuns estimeront heureusement orientés, les lignes de force de l’Ancien Testament, la leçon ou les leçons essentielles qu’il veut nous livrer avant que ne soit proclamée la bonne nouvelle.


1. Pr 13, 21.
2. « Les sidéens n’ont que ce qu’ils méritent » ou « qu’ai-je fait de mal pour mériter ça ? ». Même les disciples de Jésus ont cette idée de rétribution  puisqu’à propos d’un aveugle, ils demandent : « Rabbi, qui a péché pour qu’il soit né aveugle, lui ou ses parents ? » (Jn 9, 1-2).
3. « Je vois la chance des impies. Ils ne se privent de rien jusqu’à leur mort, ils ont la panse bien grasse. Ils ne partagent pas la peine des gens, ils ne sont pas frappés avec les autres. » (Ps 73, 3-5).
4. Jb 38, 1-41.
5. Jb 40.
6. Qo 11, 5. On comprend, à cet endroit, comme en d’autres, que le problème de la rétribution est lié à celui du mal et au rapport entre Dieu et le mal.
7. RÖMER, op. cit., p. 125.
8. Id., p. 91.
9. Id., p. 130.
10. Ainsi en est-il des appels à la vengeance dans les Psaumes, par exemple. Ce sont des expressions de désarroi liés à la certitude que Dieu interviendra ou est intervenu en faveur des opprimés (cf. Ps 137, 8-9 ; Ps 136, 17-18).
11. Gn 4, 15 (à propos de Caïn) ; Dt 32, 25 (Cantique au Rocher d’Israël) repris dans Rm 12, 19 : « Ne vous vengez-pas vous-mêmes, mes bien-aimés, mais laissez agir la colère de Dieu, car il est écrit : A moi la vengeance, c’est moi qui rétribuerai, dit le Seigneur. »
12. Dans le Ps 58, par exemple. Cf. RÖMER, op. cit., p. 109.
13. Gn 8, 21.
14. Os 11, 9.
15. Cf. HADDAD Ph., op. cit., pp.10-11: le Talmud « rapporte que lorsque Dieu voulut intervenir dans une discussion de halakha, Rabbi Yéoshoua se leva pour crier : « Elle n’est pas dans les Cieux », sous-entendu : elle n’est plus dans les Cieux. » (TB Baba Métsia 59b).
16. Cette tentation du « c’est écrit » se manifeste chez certains évangélistes fondamentalistes. Elle existe aussi en Islam où le « mektoub » (c’est écrit) empêche toute discussion. Cf. AUBERT Raphaël, L’interprétation comme rempart à la violence, in Marguerat,. op cit., pp. 117-140. Aubert donne deux exemples : celui de Salman Rushdie auteur du roman Les versets sataniques, qui fut l’objet d’une fatwa de l’Imam Khomeiny en 1989 parce que dans cette œuvre d’imagination il ne respectait pas le texte révélé. Il cite aussi, le commentaire de l’Epître aux Romains (1922) du grand théologien Karl Barth qui voulant réaffirmer la transcendance de Dieu, met une distance quasi infranchissable entre l’homme qui doit se soumettre et un Dieu auteur d’un implacable « c’est écrit », juge défini comme « un mur de feu qui interdit tout regard ». R. Aubert est écrivain, journaliste et théologien suisse.
17. RICOEUR P., Du texte à l’action, Seuil, 1986, p. 117, cité in AUBERT R., op. cit., p. 137.
18. SONNET Jean-Pierre et WENIN André, La mort de Samson bénit-elle l’attentat suicide ? De la nécessité de mieux lire, in Revue Théologique de Louvain, 35, 2004, p. 372. J.-P. Sonnet est professeur à l’IET (Bruxelles) et A. Wénin à la Faculté de théologie de l’UCL.
19. Op. cit., pp. 187-188.
20. 1 S 11, 7.
21. Jos 6, 21.
22. Le mot « interdit » peut être rapproché du mot « anathème ». Ce mot « anathème » « vient du grec « ana-thema » que l’on traduit par : ce qui est posé au-dessus (sous-entendu : de l’autel du Temple). En hébreu, on utilise le mot « herem » qui désigne « ce qui est exclusivement consacré à Dieu ». L’offrande faite à Dieu est sacralisée par le fait qu’elle est déposée sur l’autel : elle exclut alors tout usage profane. Voici ce que dit le livre du Lévitique (javascript : newWindow%20=%20openWin('27, 28). d’abord la Bible de Jérusalem : « Cependant rien de ce qu’un homme dévoue par anathème au Seigneur ne peut être vendu ou racheté, rien de ce qu’il peut posséder en hommes, bêtes ou champs patrimoniaux. Tout anathème est chose très sainte qui appartient au Seigneur. » La traduction de la TOB donne un autre éclairage : « De plus, de tout ce qu’on possède homme, bête ou champ de sa propriété ce qu’on a voué au Seigneur par l’interdit ne peut être vendu ni racheté : tout ce qui est voué par l’interdit est chose très sainte pour le Seigneur. » Vous remarquez l’utilisation possible de deux mots - anathème ou interdit - ils expriment l’un comme l’autre le sens du mot « herem ».
    La pratique de l’anathème ou de l’interdit est une très vieille pratique religieuse de l’humanité dont témoigne le livre de Josué. Voilà comment est racontée l’histoire de la prise Jéricho, au moment où Josué et le peuple hébreu mettent pour la première fois le pied sur la Terre promise : « La ville sera dévouée par anathème au Seigneur, avec tout ce qui s’y trouve […
23. SCHENKER A., Les sacrifices de la Bible comme expression de la douceur divine, in NAYAK, Religions et violences, op. cit., pp.219-228. A. Schenker est dominicain, professeur émérite d’Ancien Testament à l’Université de Fribourg. Il enseigne à l’Ecole biblique et archéologique de Jérusalem.
24. 2 S 6, 6-7. 
25. SCHENKER A., op. cit., pp. 221-222.
26. Id., pp. 223-224.
27. Id., p. 224.
28. Id., p. 228.
29. Ps 130, 7.
30. In Vocabulaire Théologie Biblique. X.-L. Dufour (1913-2007), jésuite, théologien, fut professeur d’Écriture sainte.
31. Dina, fille de Jacob est enlevée et violée par Sichem fils d’Hamor (Gn 34, 1-2). Hamor demande Dina en mariage pour son fils, propose à Jacob un échange de leurs filles respectives, et l’ouverture de son pays (Gn 34, 8-10), Sichem demande grâce, offre à Jacob la dot et de la dotation qu’il souhaitera (Gn 34, 11-12). Les fils de Jacob exigent en plus la circoncision de toute la famille d’Hamor et de tous les mâles de la ville (Gn 34, 13-17). Ce qui fut accepté et réalisé (Gn 34, 18-24). Malgré cela, le troisième jour, Siméon et Lévi, frères de Diana, entrent dans la ville, tuent tous les mâles et reprennent leur soeur. Ses frères pillent la ville et emportent les richesses, les enfants, les femmes au grand scandale de Jacob. (Gn 34, 25-31). A la fin de sa vie, Jacob reprochera à Siméon et Lévi leur conduite : « Siméon et Lévi sont frères, leurs accords (leurs épées) ne sont qu’instruments de violence. Je ne veux pas venir à leur conseil, je ne veux pas me réjouir à leur rassemblement ; car dans leur colère ils ont tué des hommes, et dans leur frénésie mutilé des taureaux. Maudite soit leur colère, si violente ! Et leur emportement, si brutal ! Je les répartirai en Jacob, je les disperserai en Israël. »(Gn 49, 5-7).
32. Ez 22, 26 ; So 3, 4.
33. So 1, 9.
34. Ez 45, 9.
35. Ps 140, 12.
36. Ex 23, 1 ; Dt 19, 16 ; Ps 27, 12 ; Ps 35, 11.
37. Am 3, 10 ; Jr 6, 7 ; Jr 20, 8 ; Is 60, 18.
38. « Le Seigneur apprécie le juste ; il déteste le méchant et l’ami de la violence. qu’il fasse pleuvoir des filets sur les méchants ! Feu, soufre et tourmente, telle est la coupe qu’ils partagent ! Car le Seigneur est juste ; il aime les actes de justice, et les hommes droits le regardent en face. » Ps 11, 5-7.
39. « Seigneur, délivre-moi de l’homme mauvais, préserve-moi de l’homme violent, de ceux qui ont prémédité le mal, qui provoquent des guerres chaque jour. Ils ont dardé leur langue comme le serpent, ils ont du venin d’aspic entre les lèvres. (…) Seigneur, ne cède pas aux désirs de l’impie, ne laisse pas réussir leurs intrigues, car ils se redresseraient. Que le crime de leurs lèvres recouvre mes assiégeants jusqu’à la tête ! Que des braises se déversent sur eux, qu’il les précipite dans le feu, dans des gouffres d’où ils ne se relèveront pas ! Les mauvaises langues ne resteront pas dans le pays ; l’homme violent et méchant, on le pourchassera sans répit. Je sais que le Seigneur fera justice aux malheureux, qu’il fera droit aux pauvres. Oui, les justes célébreront ton nom et les hommes droits habiteront en ta présence. » (Ps 140).
   « Vive le Seigneur ! Béni soit mon Roc ! qu’il triomphe, le Dieu de ma victoire ! Ce Dieu m’accorde la revanche et me soumet des peuples. Tu me libères de mes ennemis ; bien plus, tu me fais triompher de mes agresseurs et tu me délivres d’hommes violents. » (Ps 18, 47-49).
40. Is 53, 9 et 13. Pour résumer cette première partie, on peut analyser le psaume de David (2 S 22).
41. Parmi ces violences qui ne rentrent pas dans le cadre du mot hamas, Dufour range ce qu’on pourrait appeler les violences « classiques » des hommes, dues à la cupidité, la concupiscence, la volonté de puissance, la colère, la calomnie, etc.. Par exemples : le crime de Caïn (Gn 4, 10), celui de Lamech (Gn 4, 23), l’oppression d’Israël en Égypte (Ex 1, 12 ; Dt 26, 6 ; 2 S 7 et svts), le viol ( Dt 22, 24.29 ; Gn 34, 2 ; Jg 19, 24 ; Jg 20, 5 ; 2 S 13, 12. 14 ; Lm 5, 11), le crime de David qui fait tuer Urie (2 S 11, 15), David maudit par Shiméi (2 S 16, 7s ; 19, 19-24) épargner Saül (1 S 24 ; 26) malgré ses embûches (18, 10 s ; 19, 9-17), Achab et Jézabel (1 R 21, 8-16).
42. De même, A. Nayak explique, un peu sommairement toutefois, que l’Église voit dans les textes  dérangeants  « l’expression d’un peuple en marche, qui, des ténèbres, s’éveille progressivement à la lumière, et qui, des pratiques sauvages, cruelles et violentes apprend le sens de la souffrance » (Op. cit. p. 189). En témoignent, précise-t-il, les Psaumes et le livre d’Isaïe.
43. Gn 4, 15 et 23-24.
44. Ex 21, 23-25.
45. Ex 12, 29: « A minuit, le Seigneur frappa tout premier-né d’Égypte, du premier-né du pharaon, qui devait s’asseoir sur son trône, au premier-né du captif dans la prison et à tout premier-né du bétail. »
   Ex 19, 12-13. Dieu interdit au peuple de monter sur le Sinaï : « Quiconque touchera la montagne sera mis à mort ! Nulle main ne touchera le coupable, mais il sera lapidé ou percé de traits. »
   Jos 7, 24-26: Parce qu’il a mis la main sur quelques objets de « l’interdit » du Seigneur (le butin réservé à Dieu), et que le Seigneur exige le châtiment sous peine d’abandonner Israël : « Josué emmena Akân, fils de Zérah, ainsi que l’argent, la cape et le lingot d’or, ses fils et ses filles, son taureau, son âne, son petit bétail, sa tente et tout ce qui était à lui. Tout Israël était avec lui, et on les fit monter à la vallée de Akor. Et Josué dit : « Pourquoi nous as-tu porté malheur ? Que le Seigneur te porte malheur en ce jour ! » Tout Israël le lapida ; et ils les brûlèrent et on leur jeta des pierres. Ils élevèrent sur lui un grand monceau de pierres qui existe jusqu’à ce jour. Alors le Seigneur revint de son ardente colère. » (La TOB (note y, p. 263) explique que punir toute la famille « est une ancienne coutume (…) contre laquelle s’élevèrent les auteurs du Deutéronome (24, 16) : « Les pères ne seront pas mis à mort pour leurs fils ; les fils ne seront pas mis à mort pour leurs pères ; c’est à cause de son propre péché que chacun sera mis à mort. » On lit aussi dans Ez 18,4 : « Oui ! Toutes les vies sont à moi ; la vie du père comme la vie du fils, toutes deux sont à moi ; celui qui pêche, c’est lui qui mourra. »)
   Le Seigneur dit à David 2 S 5, 24) : « Quand tu entendras un bruit de pas à la cime des micocouliers, alors décide-toi. C’est qu’alors le seigneur sera sorti devant toi pour frapper l’armée des Philistins ».
   Le Seigneur approuve et soutient la vengeance de Samson qui incendie les cultures des Philistins, en tue mille avec une mâchoire d’âne, arrache les portes de Gaza et meurt en détruisant le temple des Philistins qui s’écroule « sur les tyrans et tout le peuple qui s’y trouvait » (Jg 15 et 16)
   Celui qui ne respecte pas le sabbat en ramassant du bois : « le Seigneur dit à Moïse : « Cet homme sera mis à mort ; toute la communauté le lapidera, en dehors du camp. » Toute la communauté l’emmena hors du camp ; on le lapida et il mourut. C’est ce que le Seigneur avait ordonné à Moïse » (Nb 15, 35-36)
46. Ex 19, 16-19: « Or, le troisième jour quand vint le matin, il y eut des voix, des éclairs, une nuée pesant sur la montagne et la voix d’un cor très puissant ; dans le camp, tout le peuple trembla. Moïse fit sortir le peuple à la rencontre de Dieu hors du camp, et ils se tinrent tout en bas de la montagne. Le mont Sinaï n’était que fumée, parce que le Seigneur y était descendu dans le feu ; sa fumée monta, comme la fumée d’une fournaise, et toute la montagne trembla violemment. La voix du cor s’amplifia ; Moïse parlait et Dieu lui répondait par la voix du tonnerre. »
47. 1 R 19, 11-13: « Il y eut devant le Seigneur un vent fort et puissant qui érodait les montagnes et fracassait les rochers ; le Seigneur n’était pas dans le vent. Après le vent, il y eut un tremblement de terre ; le Seigneur n’était pas dans le tremblement de terre. Après le tremblement de terre, il y eut un feu ; le Seigneur n’était pas dans le feu. Et après le feu le bruissement d’un souffle ténu. Alors, en l’entendant, Elie se voila le visage avec son manteau ; il sortit et se tint à l’entrée de la caverne. Une voix s’adressa à lui : « Pourquoi es-tu ici, Elie ? »
48. Ps 110, 5-6: « Le Seigneur est à ta droite ; il a écrasé des rois au jour de sa colère ; il juge les nations ; les cadavres s’entassent : partout sur la terre, il a écrasé des têtes (…). » ; Jr 17, 27: « Si vous ne m’écoutez pas au sujet de la consécration du jour du sabbat -éviter de porter des fardeaux et de franchir les portes de Jérusalem le jour du sabbat-, alors j’allumerai à ses portes un feu qui dévorera les belles maisons de Jérusalem et ne s’éteindra pas. » Le Seigneur s’adresse au roi de Juda, à ses serviteurs et à son peuple (Jr 22, 5) : « mais si vous n’écoutez pas ces paroles, je le jure par moi-même -oracle du Seigneur-, cette maison deviendra un monceau de ruines. »
49. Za 9, 9-10: « Tressaille d’allégresse, fille de Sion ! Pousse des acclamations, fille de Jérusalem ! Voici que ton roi s’avance vers toi ; il est juste et victorieux, humble, monté sur un âne -sur un ânon tout jeune. Il supprimera d’Ephraïm le char de guerre et de Jérusalem, le char de combat. Il brisera l’arc de guerre et il proclamera la paix pour les nations. Sa domination s’étendra d’une mer à l’autre et du Fleuve (l’Euphrate) jusqu’aux extrémités du pays. »
50. Is 50, 5-7 ; 53, 3-9.
51. In Lacoste. P. Beauchamp (1924-2001), jésuite, théologien et exégète.
52. Par exemple : les gens de Sodome veulent s’emparer avec violence des « deux Anges » qui sont hébergés par Lot pour avoir avec eux des relations sexuelles (Gn 19, 1-11). Ou encore, de même, à Guivéa, le lévite hébergé par un vieillard est la cible des « vauriens de la ville » qui veulent abuser de lui. Il leur échappe en leur livrant sa concubine (Jg 19).
53. « Rien dans leur bouche n’est sûr, leur coeur est plein de crimes ; leur gosier est une tombe béante et leur langue une pente glissante. » (Ps 5, 10) ; « Sa bouche est pleine de malédiction, de tromperie et de violence ; il a sous la langue forfait et méfait. » (Ps 10, 7) ; « Ne me livre pas à l’appétit de mes adversaires, car de faux témoins se sont levés contre moi, en crachant la violence. » (Ps 27, 12) ; « On a mis chez les méchants son sépulcre, chez les riches son tombeau, bien qu’il n’ait pas commis de violence et qu’il n’y eut pas fraude dans sa bouche. » (Is 53, 9) : « Beaucoup sont tombés sous le tranchant de l’épée, mais moins que ceux qui sont tombés à cause de la langue. » (Si 28, 18). Est-ce étonnant dans la mesure où le diable, « dès le commencement (…) s’est attaché à faire mourir l’homme ; il ne s’est pas tenu dans la vérité parce qu’il n’y a pas en lui de vérité. Lorsqu’il profère le mensonge, il puise dans son propre bien parce qu’il est menteur et père du mensonge. » (Jn 8, 44).
54. Végétarien, en bonne intelligence avec les animaux, il sera craint et redouté par les animaux et mangera leur chair, à l’exception du sang (Gn 9, 1-5). Ce rite commémore le statut originel et anticipe la réconciliation future (Lacoste) : lorsque naîtra le nouveau David, « le loup habitera avec l’agneau, le léopard se couchera près du chevreau. Le veau et le lionceau seront nourris ensemble, un petit garçon les conduira (…). Il ne se fera ni mal, ni destruction sur toute ma montagne sainte, car le pays sera rempli de la connaissance du Seigneur, comme la mer que comblent les eaux. » (Is 11, 1-9) ; « Je conclurai pour eux en ce jour-là une alliance avec les bêtes des champs, les oiseaux du ciel, les reptiles du sol ; l’arc, l’épée et la guerre, je les briserai, il n’y en aura plus dans le pays, et je permettrai aux habitants de dormir en sécurité. » (Os 2, 20).
55. Caïn vengé 7 fois, Lamek 77 fois jusqu’au déchaînement cosmique (de Gn 4, 15 à Gn 6).
56. Jos 6, 21 ; 8, 2. 23-39 ; 9, 24 ; 10, 22-26.
57. Ex 23, 33 (cf. aussi : Gn 125, 16  ; Dt 20, 16s).
58. 1 R 18, 20-40 (cf ; aussi : 2 R 1, 1-12 où l’on voit Elisée faire descendre le feu du ciel sur les soldats du roi Akhazias qui voulait consulter le dieu Baal-Zeboub).
59. 2 R 2, 23-24.
60. Ces expressions sont de la TOB.
61. Is 11 ; Os 2, 20.
62. Ez 16, 59-63.
63. David épargne Saül et sa descendance (1 S 24, 20). A l’intercession d’Avigayil, David épargne les gens du méchant Nabal qui avait refusé l’hospitalité à ses garçons (1 S 25, 33). David accepte patiemment les malédictions de Shiméï en espérant le pardon de Dieu (2 S 16, 12). David dans ses recommandations à [[QuickMark]]Salomon se montre sévère et bon (1 R 2).
64. Ps 6, 11 ; 31, 18s ; 40, 15 ; 71, 13.
65. Ps 17 ; 28, 4s ; 35, 4-8 ; 55, 16-24 ; 58, 7-11 ; 63, 10s ; 69, 23-29 ; 125, 5 ; 139, 19-22 ; 140, 10s ; 143, 12 ; etc..
66. Ps 109, 18s ; 137 ; 149, 7, etc..
67. Ps 2, 8s ; 21 ; 45, 6 ; 110, 1 ; 118, 10s.
68. Ps 9, 21 ; 10, 15s, 79, 6 ; 83, 10-19 ; 97, 3.
69. Ps 44, 4.
70. Ps 37.
71. Ps 7, 16 ; 9, 16 ; 34, 22, 37, 14s ; 57, 7 ; 140, 10.
72. Ex 14, 13s ; 2 Ch 20, 15-20 ; Es 7, 4-9.
73. Lv 18, 25, 28.
74. Ps 46, 9-11: « Allez, contemplez les hauts faits de Yahvé, lui qui remplit la terre de stupeurs. Il met fin aux guerres jusqu’au bout de la terre ; l’arc, il l’a rompu, la lance, il l’a brisée, il a brûlé les boucliers au feu. « Arrêtez, connaissez que moi je suis Dieu, exalté sur les peuples, exalté sur la terre ! » »
75. Sg 5, 20 et 16, 17et 24.
76. Il suffit de relire les imprécations de Dieu contre Jérusalem, la « prostituée » qui s’est laissé aller à des « abominations » : « Je t’applique le châtiment des femmes adultères et de celles qui répandent le sang ; je te mettrai en sang par ma fureur et ma jalousie. (…) (Tes amants) raseront ton estrade et démoliront tes podiums ; ils te dépouilleront de tes vêtements et prendront tes splendides bijoux ; ils te laisseront sans vêtements, nue. Ils dresseront la foule contre toi ; ils te lapideront, ils te lacéreront de leurs épées, ils brûleront tes maisons, ils exécuteront contre toi la sentence, aux yeux d’une multitude de femmes ; je mettrai fin à ta vie de prostituée ; tu ne pourras plus donner de salaire. J’irai jusqu’au bout de ma fureur contre toi ; puis ma jalousie se détournera de toi, je m’apaiserai, je ne serai plus offensé. » (Ez 16, 38-42).
   Aux ordres du Seigneur, Josué jette l’interdit sur la ville de Jéricho: « Ils vouèrent à l’interdit tout ce qui se trouvait dans la ville, aussi bien l’homme que la femme, le jeune homme que le vieillard, le taureau, le mouton et l’âne, les passant tous au tranchant de l’épée. » (Jos 6, 21). Ce n’est pas un ordre interprété puisque, un peu plus tard, « le Seigneur dit à Josué : _« (…) _Tu traiteras Aï, et son roi comme tu as traité Jéricho et son roi. » » (Jos 8, 2). Tombèrent, ce jour-là, dit le texte, douze mille hommes et femmes. Et ce ne sont que deux exemples de la manière dont Josué conquiert, sur l’ordre du Seigneur, les terres qu’il a données à Israël. Cette « épuration ethnique », Dieu l’avait justifiée devant Moïse par le souci d’éviter à son peuple un dévoiement religieux : « Ils n’habiteront pas dans ton pays, de peur qu’ils ne te fassent pécher contre moi : tu servirais leurs dieux et cela deviendrait pour toi un piège. »(Ex 23, 33). « Mais les villes de ces peuples-ci, que le Seigneur ton Dieu te donne comme patrimoine, sont les seules où tu ne laisseras subsister aucun être vivant. En effet, tu voueras à l’interdit le Hittite, l’Amorite, le Cananéen, le Perizzite, le Hivvite et le Jébusiste, comme le Seigneur ton Dieu te l’a ordonné, afin qu’ils ne vous apprennent pas à imiter toutes les actions abominables qu’ils font pour leurs dieux : vous commettriez un péché contre le Seigneur votre Dieu. » (Dt 20, 16-18). Rappelons la note de la TOB (DT w 2.34) à propos de l’interdit : « A l’origine, cette coutume des peuples sémitiques réservait au chef une part de ce qui était pris à l’ennemi. En Israël, qui mène la guerre sainte avec Dieu pour chef (Dt 20, 4), la part consacrée à Dieu doit être détruite. L’interdit peut concerner les êtres vivants (2, 34) aussi bien que les objets matériels (Jos 6, 17-19). Le but religieux de l’interdit est défini en Dt 7, 4-6 et 20, 16-18. En dehors de la guerre l’interdit est une simple consécration à Dieu sans destruction (Nb 18, 14). »
   Elie égorge les prophètes de Baal (1R 18, 40) et fait descendre le feu du ciel sur les soldats du roi Akhazias qui voulait consulter le dieu Baal-Zeboub (2 R 1, 1-12). Elisée maudit des gamins qui se moquaient de lui et qui vont être tués par des ours (2 R 2, 23-24).
77. Jusqu’à provoquer dans le déluge une « violence cosmique » (Gn 6).
78. Dans le développement du code de l’alliance, le Seigneur est présenté comme l’instigateur de ce qui est, en fait, un vieux droit coutumier que l’on retrouve dans le Code d’Hammurabi (-1730), le Code hittite ou encore le Décret d’Horemheb (Bible de Jérusalem, p. 106, note f).
79. Cf. DARRIEUTORT André et DUFOUR X.-L., article « vengeance » in Vocabulaire de théologie biblique.
80. Nb 35, 21.
81. Ex 21, 12 ; Lv 24, 17 ; Dt 19, 6 ; Dt 24, 16 ; Nb 35, 24-30.
82. Cf. Ex 21, 23-25 ; Lv 24, 19-20 ; Dt 19, 21. « Talion » vient du latin « talis », « tel », « pareil ». Cette loi, pour limiter la vengeance, établit une riposte adéquate, une équivalence compensatrice ou le maximum autorisé. Pour Pietro Bovati (in Lacoste) cette loi porte mal son nom dans la mesure où elle établit le principe de la proportionnalité de la peine par rapport au délit et non un principe d’équivalence. P. Bovati est professeur d’exégèse de l’Ancien testament à l’Institut biblique pontifical de Rome.
83. « Vous avez appris qu’il a été dit : œil pour œil et dent pour dent. Et moi, je vous dis de ne pas résister au méchant. Au contraire, si quelqu’un te gifle sur la joue droite, tends-lui aussi l’autre. A qui veut te mener devant le juge pour prendre ta tunique, laisse aussi ton manteau. Si quelqu’un te force à faire mille pas, fais-en deux mille avec lui. A qui te demande, donne ; à qui veut t’emprunter, ne tourne pas le dos. » (Mt 5, 38-42). La Bible de Jérusalem commente ce passage : « Il s’agit (…) du mal par lequel on est soi-même lésé : il est défendu d’y résister par mode de vengeance, en rendant le mal pour le mal (…). Jésus n’interdit, ni de s’opposer dignement aux attaques injustes (…​) ni encore moins de combattre le mal dans le monde. » Cf Jn 18, 22-23: « A ces mots, un des gardes qui se trouvait là gifla Jésus en disant : « C’est ainsi que tu réponds au Grand Prêtre ? » Jésus lui répondit : « Si j’ai mal parlé, montre-moi en quoi ; si j’ai bien parlé, pourquoi me frappes-tu ? ». »
84. Lv 19, 17-18. De même dans le Coran : « O vous qui croyez ! (La loi) du talion vous est prescrite pour le meurtre : l’homme libre pour l’homme libre, l’esclave pour l’esclave, la femme pour la femme. Quant à celui qui est pardonné (de la part) de son frère, on doit user à son égard de bons procédés et lui-même s’acquittera de son devoir avec bienveillance.
   C’est un allègement (de la part) de votre Seigneur, et (un effet de Sa) Miséricorde. Quant à celui qui, après cela, agit d’une manière malveillante, à lui (est réservé) un châtiment douloureux. » (II, 173-174). A propos de la Torah : « Nous y avons prescrit pour eux : vie pour vie, oeil pour oeil, nez pour nez, oreille pour oreille, dent pour dent, blessure pour blessure. Mais (quant à) celui qui remet (la peine, cet acte constitue) une expiation. » (V, 49). E. Montet commente ce dernier verset : «  celui qui remet la peine du talion qu’il a le droit d’exercer reçoit de Dieu l’équivalent en expiation de ses fautes. » (Op. cit., p. 194, note 12).
85. On peut citer l’exemple de Joseph (Gn 45, 3s et 7 ; 50, 19) . Rappelons-nous aussi ce que nous avons dit de David (cf. ci-dessus).
86. « Celui qui se venge éprouvera la vengeance du Seigneur qui de ses péchés tiendra un compte rigoureux. Pardonne à ton prochain l’injustice commise ; alors, quand tu prieras, tes péchés seront remis. Si un homme nourrit de la colère contre un autre homme, comment peut-il demander au Seigneur la guérison ? Il n’a nulle pitié pour un homme, son semblable ; comment peut-il prier pour ses propres péchés ? Si lui qui n’est que chair entretient sa rancune, qui lui obtiendra le pardon de ses propres péchés ? Songe à la fin qui t’attend, et cesse de haïr, à la corruption et à la mort, et observe les commandements. Souviens-toi des commandements, et ne garde par rancune à ton prochain, de l’alliance du Tr ès-Haut, et passe par-dessus l’offense. » (Si 28, 1-7).
87. « Ne dis pas : « Je rendrai le mal qu’on m’a fait ! ». Espère plutôt dans le Seigneur et il te sauvera. » (Pr 20, 22).
88. Jr 46, 10.
89. « Dites à ceux qui s’affolent : soyez forts, ne craignez pas. Voici votre Dieu : c’est la vengeance qui vient, la rétribution de Dieu. Il vient lui-même pour vous sauver. » (Es 35, 4) ; « Il a revêtu la justice comme une cuirasse, mis sur sa tête le casque du salut ; il a revêtu comme tunique l’habit de la vengeance, il s’est drapé de jalousie comme d’un manteau. » (Es 59, 17) (« jalousie » entendue comme « amour sans compromis ») ; le Seigneur m’a envoyé « proclamer l’année de la faveur du Seigneur, le jour de la vengeance de notre Dieu. » (Es 61, 2).
90. Cf. BOVATI Pietro, article « vengeance », in Lacoste.
91. Cf. ATTWOOD David (Trinity College, Bristol), article « guerre » in Lacoste.
92. Ex 14.
93. L’expression n’est pas biblique.
94. Jl 4, 9-10: « Publiez ceci parmi les nations : sanctifiez-vous pour la guerre, stimulez les braves ; qu’ils approchent, qu’ils montent tous les guerriers. De vos socs, forgez des épées, de vos serpes, forgez des lances. Que celui qui est faible dise : « Je suis un brave ! ».
95. Am 1 et 2.
96. La Bible de Jérusalem fait remarquer que « ces règles n’avaient plus l’occasion d’être appliquées lorsque le Deutéronome fut promulgué sous Josias (…). Ce regain d’intérêt pour la guerre sainte est peut-être à mettre en relation avec le renouveau national et militaire de l’époque de Josias ». (p. 223, note a).
97. « Y a-t-il ici un homme qui a construit une maison neuve et ne l’a pas encore inaugurée ? qu’il s’en aille et retourne chez lui, de peur qu’il ne meure au combat et qu’un autre n’inaugure la maison. Y a-t-il un homme qui a planté une vigne et n’en a pas encore cueilli les premiers fruits ? qu’il s’en aille et retourne chez lui, de peur qu’il ne meure au combat et qu’un autre homme n’en cueille les premiers fruits. Y a-t-il un homme qui a choisi une fiancée et ne l’a pas encore épousée ? qu’il s’en aille et retourne chez lui de peur qu’il ne meure au combat et qu’un autre homme n’épouse la fiancée. Les scribes parleront encore au peuple en ajoutant ceci : « Y a-t-il un homme qui a peur et dont le courage faiblit ? qu’il s’en aille et retourne chez lui, qu’il ne fasse pas fondre le courage de ses frères comme le sien. » (Dt 20, 5-9)
   « Quand tu t’approcheras d’une ville pour la combattre, tu lui feras des propositions de paix. Si elle te répond : « Faisons la paix ! », et si elle t’ouvre ses portes, tout le peuple qui s’y trouve sera astreint à la corvée pour toi et te servira. Mais si elle ne fait pas la paix avec toi et qu’elle engage le combat, tu l’assiégeras ; le Seigneur ton Dieu la livrera entre tes mains, et tu frapperas tous les hommes au tranchant de l’épée. Tu garderas seulement comme butin les femmes, les enfants, le bétail et tout ce qu’il y a dans la ville, toutes ses dépouilles ; tu te nourriras des dépouilles de tes ennemis, de ce que le Seigneur ton Dieu t’a donné. C’est ainsi que tu agiras à l’égard de toutes les villes de ces nations-ci.
   Mais les villes de ces peuples-ci, que le Seigneur ton Dieu te donne comme patrimoine, sont les seules où tu ne laisseras subsister aucun être vivant. » (Dt 20, 10-16).
   « Quand tu soumettras une ville à un long siège en la combattant pour t’en emparer, tu ne brandiras pas la hache pour détruire ses arbres, car c’est de leurs fruits que tu te nourriras : tu ne les abattras pas. L’arbre des champs est-il un être humain, pour se faire assiéger par toi ? Seul l’arbre que tu reconnaîtras comme n’étant pas un arbre fruitier, tu le détruiras et tu l’abattras, et tu en feras des ouvrages de siège contre la ville qui te combat, jusqu’à ce qu’elle tombe. » (Dt 20, 19-20).
98. Cf. article « guerre » in Vocabulaire de théologie biblique. H. Cazelles (1912-2009) exégète, fut secrétaire de la Commission biblique pontificale. P. Grelot (1917 -2009) théologien, fut professeur à l’Institut catholique de Paris.
99. Ps 74 12-14: « Toi pourtant, Dieu, mon roi dès l’origine, et l’auteur des victoires au sein du pays, tu as maîtrisé la mer par ta force, fracassant la tête des dragons sur les eaux ; tu as écrasé les têtes du Léviathan, le donnant à manger à une bande de chacals. » Ps 89, 10-11: « C’est toi qui maîtrises l’orgueil de la Mer ; quand ses vagues se soulèvent, c’est toi qui les apaises. C’est toi qui as écrasé le cadavre de Rahav, qui as dispersé tes ennemis par la force de ton bras. »
100. Ex 23, 27-33: « J’enverrai devant toi ma terreur, je bousculerai tout peuple chez qui tu entreras, je te ferai voir tous tes ennemis de dos. J’enverrai le frelon devant toi, qui chassera devant toi le Hivvite, le Cananéen et le Hittite. Je ne les chasserai pas devant toi en une seule année, de peur que le pays ne devienne une terre désolée, et que les animaux sauvages ne se multiplient à tes dépens. C’est peu à peu que je les chasserai devant toi, jusqu’à ce que, ayant fructifié, tu puisses recevoir le pays comme patrimoine. J’établirai ton territoire de la mer des Joncs à la mer des Philistins et du désert au Fleuve. Quand j’aurai livré entre vos mains les habitants et que tu les auras chassés de devant toi, tu ne concluras pas d’alliance avec eux et leurs dieux, ils n’habiteront pas dans ton pays, de peur qu’ils ne te fassent pécher contre moi : tu servirais leurs dieux et cela deviendrait pour toi un piège. » De même Dt 7, 1-6: « Lorsque le Seigneur ton Dieu t’aura fait entrer dans le pays dont tu viens prendre possession, et qu’il aura chassé devant toi des nations nombreuses (…) sept nations plus nombreuses et plus puissantes que toi, lorsque le Seigneur ton Dieu te les auras livrées et que tu les auras battues, tu les voueras totalement à l’interdit. Tu ne concluras pas d’alliance avec elles, tu ne leur feras pas grâce. Tu ne contracteras pas de mariage avec elles, tu ne donneras pas ta fille à leur fils, tu ne prendras pas leur fille pour ton fils, car cela détournerait ton fils de me suivre et il servirait d’autres dieux ; la colère du Seigneur s’enflammerait contre vous et il t’exterminerait aussitôt. Mais voici ce que vous ferez à ces nations : leurs autels, vous les démolirez ; leurs stèles, vous les briserez ; leurs poteaux sacrés, vous les casserez ; leurs idoles, vous les brûlerez. Car tu es un peuple consacré au Seigneur ton Dieu ; c’est toi que le Seigneur ton Dieu a choisi pour devenir le peuple qui est sa part personnelle parmi tous les peuples qui sont sur la surface de la terre. »
101. Contre Sihôn, Og ( Nb, 21, 10 et svts ; Dt 2, 26 et svts), Canaan (Jos 6-12)
102. Contre Madiân (Nb 31)
103. Jg 3-12 ; 1 S 11-17 ; 28-30 ; 2 S 5 ; 8 ; 10.
104. Dans les psaumes, lire Ps 2. Cf. également Ps 45, 4-6: «  O brave, ceins ton épée au côté, ta splendeur et ton éclat. Avec éclat, chevauche et triomphe pour la vraie cause et la juste clémence. Que ta droite lance la terreur : tes flèches barbelées. Sous toi tomberont des peuples, les ennemis du roi frappés en plein coeur. ». Ps 60 ; Ps 110.
105. La tentation est et sera de confondre la cause de Dieu avec la prospérité d’Israël.
106. Ex 3, 20 ; 11, 4 et svts ; 14, 18 et svts.
107. Jg 5, 4. 20 ; Jos 5, 13 et svts ; 10, 10-14 ; 2 S 5, 24.
108. Ps 20 ; 21.
109. Ps 48, 4-8 ; 2 R 19, 32-36.
110. Ps 118, 10-14: « Toutes les nations m’avaient encerclé : au nom du Seigneur, je les pourfendais. Elles m’ont encerclé, encerclé : au nom du Seigneur, je les pourfendais. Elles m’ont encerclé comme des guêpes ; elles se sont éteintes comme un feu d’épines, au nom du Seigneur, je les pourfendais. Tu m’avais bousculé pour m’abattre, mais le Seigneur m’a aidé. « Ma force et mon cri de guerre, c’est Lui ! » « Je lui dois la victoire ! » «  Ps 124: « Sans le Seigneur qui était pour nous, -qu’Israël le redise !- sans le Seigneur qui était pour nous quand des hommes nous attaquèrent, alors, dans leur ardente colère contre nous, ils nous avalaient tout vifs, alors des eaux nous entraînaient, un torrent nous submergeait ; alors nous submergeaient des eaux bouillonnantes. Béni soit le Seigneur qui n’a pas fait de nous la proie de leurs dents ! Comme un oiseau, nous avons échappé au filet des chasseurs ; le filet s’est rompu, nous avons échappé. Notre secours, c’est le nom du Seigneur, l’auteur des cieux et de la terre. »
111. Nb 14, 39-44.
112. Jos 7, 2 et svts.
113. 1 S 4.
114. 1 S 31.
115. Is 1, 4-9 ; Jr 4, 5-5, 17 ; 6 ; Is 5, 26-30.
116. Jr 25, 14-38 ; Jr 27, 6 et svts.
117. Gn 4.
118. Ps 46, 10 ; Ez 39, 98.
119. Is 2, 4 ; 11, 6-9, etc.
120. Ez 38 ; Za 14, 1 et svts ; Jdt 1-7.
121. Dn 7et 11, 40-45.
122. 1 M 2-4 ; 2 M 8-10.
123. 2 M 15, 22 et svts ; Jdt 9.
124. Dn 7, 11. 26.
125. Dn 8, 25 ; 11, 45.
126. Is 59, 15-20 ; 63, 1-6 . Ps 35, 1 et svts. Sg 5, 17-23. Dn 12, 1 et svts. Sg 4, 7 et svts ; 5, 15 et svts.
127. Is 7, 9.
128.  »Mais la maison de Juda, je l’aimerai et je les sauverai par le Seigneur leur Dieu ; je ne les sauverai ni par l’arc ni par l’épée ni par la guerre, ni par les chevaux ni par les cavaliers. » (Os 1, 7) ; « Malheur ! Ils descendent en Égypte pour y chercher du secours. Ils s’en remettent à des chevaux, ils font confiance aux chars parce qu’ils sont nombreux, aux cavaliers parce qu’ils sont en force, mais ils n’ont pas un regard pour le Saint d’Israël, ils ne cherchent pas le Seigneur. » (Is 31, 1) ; le Seigneur qui promet la paix et la fin de toute guerre, de toute violence : « Il sera juge entre les nations, l’arbitre de peuples nombreux. Martelant leurs épées, ils en feront des socs, de leurs lances, ils feront des serpes. On ne brandira plus l’épée nation contre nation, on n’apprendra plus à se battre. » (Is 2, 4) (Mi 4, 3) ; « Le loup habitera avec l’agneau. »(Is 11, 6-9) ; « je conclurai pour eux en ce jour-là une alliance avec les bêtes des champs, les oiseaux du ciel, les reptiles du sol ; l’arc, l’épée et la guerre, je les briserai, il n’y en aura plus dans le pays, et je permettrai aux habitants de dormir en sécurité. » (Os 2, 20) ; « Il supprimera d’Ephraïm le char de guerre et de Jérusalem le char de combat. Il brisera l’arc de guerre et il proclamera la paix pour les nations. » (Za 9, 10).
129. Gn 6, 11-13.
130. Gn 8, 21.
131. Gn 9, 13.
132. 1 Ch 22, 8.
133. En 2005 encore, le cinéaste israélien Avi Mograbi, au grand scandale de nombreux compatriotes suggérait que les kamikazes pouvaient se réclamer de l’exemple de Samson auquel le titre de son film « Pour un seul de mes yeux » renvoie directement. Par ailleurs, prenant unilatéralement le parti des Palestiniens menacés par l’armée israélienne, le cinéaste les comparait aux zélotes juifs assiégés par l’armée romaine à Massada en 72.
134. « Point de signe d’une réponse de Dieu à la prière ou d’une causalité divine dans l’écroulement du temple ; et point de confirmation non plus, de la part du narrateur, sur le lien entre croissance des cheveux et force surhumaine. Au contraire, pour la première fois dans l’histoire de Samson, nous avons droit à la description de l’effort que requiert l’exploit herculéen. » (SONNET J.-P. et WENIN A., La mort de Samson : Dieu bénit-il l’attentat suicide ?, in Revue théologique de Louvain, 35, 2004, p. 378.)
135. Jg 13-16.
136. Op. cit., p. 381.

⁢iv. L’œuvre d’André Wénin peut nous introduire au cœur du message

[1].

Tout d’abord, si la Bible nous parle de vie et de mort, de notre vie, de notre mort, de notre histoire, elle ne peut éviter de montrer la violence qui est, d’une manière ou d’une autre, constamment présente dans toute existence et de nous inciter à prendre position face à cette réalité à laquelle nous sommes confrontés tout au long de notre cheminement.⁠[2]

Ainsi la Bible est, pour une part, le « miroir » de nos violences qu’elle analyse finement jusqu’à leurs racines⁠[3]. Et il est « heureux qu’il en soit ainsi. Car si la violence était occultée, tout un pan de la réalité humaine lui échapperait. Alors, la Bible, au lieu de m’offrir des pages pour penser cette réalité omniprésente dans l’histoire, me priverait de pouvoir la penser. Et, faute de refléter l’humain, elle perdrait de sa pertinence en parlant de Dieu… »[4]

Mais, on remarque aussi que la Bible implique Dieu lui-même dans la violence. Dieu tente de la réfréner, il la punit parfois d’une violence mesurée, parfois aussi de manière cruelle. Parfois enfin, Dieu encourage la violence des hommes.

Si on s’arrête à un récit sanglant particulier sans tenir compte de toute l’ampleur des livres qui constituent la Bible, on passe à coup sûr, à côté de l’essentiel. Car Dieu qui accompagne les hommes dans leurs tribulations les entraîne progressivement à résoudre leurs problèmes autrement que par des moyens violents.

Les auteurs inspirés, lorsqu’ils parlent de Dieu, nous révèlent certes des vérités, un Dieu qui combat le mal, un Dieu juste, fidèle, libérateur, exigeant mais aussi, dans une mesure incommensurable, un Dieu inconnaissable, indicible qu’ils ne peuvent exprimer qu’avec leurs mots à travers des représentations toujours approximatives. Le lecteur qui se fait aussi des images de Dieu, est donc sommé de dialoguer avec le Livre⁠[5].

Or, que constatons-nous lorsque nous essayons, non de sélectionner les textes suivant nos intérêts, mais de tout recevoir, contradictions apparentes ou réelles comprises ?

Il ne faut pas oublier, pour bien lire l’ensemble de la Bible, de méditer le récit des origines : le livre de la Genèse qui « offre une clé de lecture pour l’ensemble du récit biblique »[6].

d’emblée, Dieu apparaît comme le défenseur de la vie contre les forces du mal. Il maîtrise le chaos initial sans destruction ni violence pour faire naître la vie. De plus, il limite sa maîtrise en se reposant le septième jour. A son image, l’homme est invité à maîtriser l’animal sans le tuer⁠[7] : il donne comme nourriture les céréales et les fruits à l’homme et l’herbe aux animaux⁠[8]. Ainsi la vie s’écoule sans lutte dans un monde de douceur et d’harmonie. Mais, maîtriser l’animal, c’est aussi maîtriser l’animalité, la force vitale brute qui est en nous et qui s’exprime par la convoitise. A l’école du serpent⁠[9], la convoitise s’exaspère devant la limite et le manque, elle veut tout savoir et jouir de tout et suscite la jalousie et la violence. Or c’est précisément par le manque que Dieu veut éduquer notre désir pour que nous reconnaissions comme don ce qu’il nous accorde et que nous fassions confiance au donateur, un donateur qui ne comble pas notre désir mais manifeste ainsi sa volonté de le combler. La stérilité temporaire, la circoncision, le sabbat, le régime alimentaire, etc., sont autant de « manques » à accepter pour éviter l’idolâtrie qui n’est que le produit d’un homme qui, voulant échapper au mystère, s’asservit à lui-même et finalement à la mort.

Après la chute, la première violence qui s’insinue entre l’homme et la femme, est celle de la convoitise⁠[10]. On la retrouve encore dans la relation entre Eve et Caïn « possédé » par sa mère qui en fait son « homme » excluant Adam.⁠[11] Cet amour outrancier explique la violence de Caïn qui ne peut supporter que Dieu privilégie Abel⁠[12]. Il n’a pu accepter le manque, canaliser, exprimer par des mots la force (la violence du désir) qui est en lui et cette force s’extériorise dans la brutalité.⁠[13]

Parallèlement à ces tristes histoires, Dieu non seulement promet la victoire dans la lutte contre le mal⁠[14] mais accompagne l’homme qui, confronté à la violence, a désormais tendance à la reproduire. Dieu s’efforce de lui inculquer un autre chemin : il met en garde Caïn contre la « bête tapie » qui le convoite puis, après le crime, après avoir dénoncé le coupable, il le protège pour éviter l’escalade de la violence mais en vain.⁠[15] La justice clémente de Dieu se révèle inefficace et c’est pourquoi, devant le déchaînement de la violence (hamas), Il décide de détruire « toute chair »[16] à l’exception de Noé, le juste, ses fils, sa femme, les femmes de ses fils et un couple de chaque espèce d’animaux soumis à un régime végétal qui rappelle que la maîtrise de l’homme doit être non-violente. De plus, non seulement Dieu qui voulait détruire toute chair, sauve la famille de Noé et un couple d’animaux mais il se repent et promet de ne plus recourir lui-même à la violence extrême.

Comment dès lors, à l’avenir, gérer cette violence que l’on ne pourrait extirper définitivement qu’en détruisant la création ? En instaurant « le régime de la loi » qui va limiter l’exercice de la violence⁠[17]. L’homme sera autorisé à manger la chair animale et l’herbe qui était réservée aux animaux, signe de l’animalité qui est en lui⁠[18]. Mais Dieu impose des restrictions. Tout d’abord, par l’interdit du sang⁠[19], Dieu nous met en garde métaphoriquement contre ce qui meut la violence, c’est-à-dire la convoitise et la haine enfouis dans le cœur de l’homme. Ensuite Dieu demandera des comptes à l’agresseur⁠[20] et instaure la loi du talion⁠[21] qui ne laisse pas le crime impuni mais limite la vengeance. La loi apparaît néanmoins comme violente. Elle est imparfaite dans la mesure où elle ne peut « établir une justice accomplie »[22] ni instaurer la douceur, faire que l’homme, à l’image de Dieu, renonce carrément à la violence. Si la loi est nécessaire dans un premier temps, elle a ses limites. L’homme est donc invité à aller au-delà, à renoncer à la violence. Dès avant le Sinaï, des décrets, des usages et des juges sont établis⁠[23]. Mais, au Sinaï, l’objectif des 10 paroles est de contrer la violence, et d’éradiquer sa source : la convoitise.⁠[24]

Il est intéressant de constater l’importance du berger, du pasteur dans les récits de la Genèse. Le berger est celui qui maîtrise l’animal mais en prend soin, celui aussi que maîtrise son animalité.⁠[25] C’est l’homme tel que Dieu le souhaite, l’homme qui, comme Abram, Jacob ou Joseph, apprend à renoncer à la maîtrise totale sur les gens et les événements et à éteindre ainsi la convoitise.

C’est surtout dans les relations de couple et dans les relations entre parents et enfants que cette pédagogie apparaît. C’est dans ces relations que l’un peut être objet de l’autre comme on l’a vu avec Adam et Eve, Eve et Caïn. Si Abraham et Sara se manipulent, au début de leur relation, pour organiser leur vie comme ils l’entendent, ils découvrent harmonie et fécondité à partir du moment où, à l’invitation de Dieu, Abram consent à renoncer au nom de ses parents et consent à la circoncision qui est le signe de son consentement au plan de Dieu. Acceptant ce manque, il s’ouvre à l’autre, à sa femme, aux visiteurs aux chênes de Mamré, à la confiance en Dieu, au don de la vie.⁠[26]

Pour en revenir aux insuffisances de la loi et à la nécessité d’arrêter la violence, le premier personnage qui incarne bien l’au-delà de la justice, c’est Joseph⁠[27]. Il n’y a pas au début de cet épisode fameux un innocent et des coupables. Joseph fait violence à ses frères en les provoquant, Jacob à ses autres fils en préférant Joseph et les frères à Joseph, bien sûr. Joseph arrête la violence en ne répondant pas aux accusations de la femme de Putiphar⁠[28]. Il s’enfuit nu, signe de son innocence retrouvée. Il a rompu avec le modèle parental⁠[29], il est devenu sage et lorsqu’il sera confronté à ses frères, il ne se vengera pas mais par quelque stratagème, par une violence « juste et mesurée » il amènera les coupables à reconnaître leur faute. Cette histoire montre que « la stricte justice est parfois trop courte parce que, lorsqu’elle châtie un violent, celui-ci ne se sent pas reconnu comme victime, alors que, la plupart du temps, il en est une aussi. »[30] La fraternité ne s’établit pas d’emblée comme on le voit avec Abel et Caïn, Jacob et Esaü⁠[31], Joseph et ses frères⁠[32] mais elle se construit lentement et il en est de même en ce qui concerne les relations entre peuples.⁠[33]

Derrière Joseph, se profile l’image du Serviteur souffrant⁠[34]. Celui-ci, mieux encore que Joseph, imite le Dieu de l’Alliance, refuse la violence, refuse le mensonge, accepte le manque, renonce à maîtriser son avenir et arrête à lui le mal, ouvrant ainsi un chemin de paix. En l’exaltant, Dieu « se contente de dénoncer l’injustice dont il a été victime, permettant ainsi aux violents de découvrir leur violence insue. »[35] Il ne les châtie pas mais leur offre une possibilité de reconnaître leur erreur, de se détourner du mal et rendre le bonheur possible, puisque « le bonheur surgit […] au lieu où s’entrecroisent amour de Dieu et amour de l’autre (re)commandés par la Loi ».⁠[36]

En définitive, quelle leçon tirer de cette lecture ? La violence est inévitable, elle fait « partie intégrante de la réalité des humains ». Mais, d’une part, pour l’empêcher d’être destructrice, il faut veiller à ce que le désir ne dégénère pas en convoitise ; autrement dit, il faut apprendre à accepter le manque, à accepter de ne pas avoir prise sur tous les aspects de notre vie comme la Loi l’indique : « le consentement à une parole imposant un manque […] apparaît comme le chemin du devenir humain ».⁠[37] d’autre part, cette violence, quand elle risque de nous emporter, « il faut apprendre à la gérer » par « la parole qui permet de ne pas passer à l’acte ou en tout cas de [la] vivre […] autrement » par des exutoires, comme Dieu le signifie à Caïn⁠[38].

Dans la société contemporaine pétrie de libéralisme, on a tendance à exclure le vide, le manque et, en même temps, on nie que la violence soit « humaine », qu’elle fasse « partie intégrante de la réalité des humains » ; on veut éviter tout conflit tout en doutant qu’il y ait Quelqu’un au-dessus de chacun, une Loi au-dessus des lois. Et quand la violence éclate, on se trouve démuni⁠[39].

C’est le drame des sociétés développées : « il s’est développé un esprit de liberté qui met en cause toute instance supérieure, tout ordre qui, là aussi, prétendraient imposer la limite. A la place du devoir, le désir ; et en fait de désir, l’envie. Naguère le grand Principe (Dieu, l’Idée, la Patrie, la Révolution…) déléguait au maître le pouvoir de faire obéir ; il y avait un maître des maîtres, qui autorisait leur autorité. Dans le marché de l’économie triomphante, le Maître des maîtres c’est le grand moteur du système : l’envie elle-même, l’envie de chacun prise dans le magma de l’Envie universelle, célébrée et soutenue par la publicité. »[40] Et, « s’il n’y a plus l’instance qui ordonne et unifie, la pensée devient, sous le signe du désir, une kyrielle de conflits recouverts et insolubles. »[41]

Il est toujours dangereux de laisser notre désir dégénérer en convoitise. La Bible le révèle constamment et la psychanalyse confirme que « La religion soutient la violence ou l’entrave, selon qu’elle favorise ou non le possible renoncement à un objet source de toute satisfaction. Si elle permet de ne pas renoncer, et ne fait que fondre les exigences pulsionnelles individuelles dans celles du groupe, le risque est grand que le groupe se fasse alors l’amplificateur des pulsions destructrices, alors tournées vers l’extérieur pour défendre la possibilité de la satisfaction de l’intérieur. »[42]

Il est toujours dangereux, en même temps, de considérer que la violence est l’apanage de l’autre toujours coupable d’agresser notre innocence, de ne voir que la paille qui est dans son œil alors qu’il y a une poutre dans le nôtre⁠[43]. La psychanalyse confirme que « La tentation reste forte, le mouvement légitime, de vouloir mettre cette part d’inintégrable hors de soi, ne serait-ce que pour la contrôler, et trouver pour cela une peuplade, un groupe, un « Turc », un étranger. Un peu plus barbare, un peu plus sauvage que soi. Si le jeu est permis, la mise en scène nécessaire, pour mettre dehors ce qui menace de l’intérieur, nous ne pouvons toutefois plus être dupes, personne ne nous déchargera de notre responsabilité. Tel est le drame de l’homme désenchanté. »⁠[44]

Or la violence est d’abord en nous et il convient de le reconnaître, de reconnaître que « L’agressivité est une disposition instinctive primitive et autonome de l’être humain, et [que] la civilisation y trouve son entrave la plus redoutable. »⁠[45]

Mais, il n’y a pas à désespérer car « si la vie et la mort sont inséparables, humanité et barbarie ne se laissent pas non plus disjoindre ! »[46] « Si la pulsion de mort est à l’œuvre, inexorablement, Eros n’en est pas moins là, qui pousse toujours et encore à chercher, à maintenir ou à rétablir la relation à l’objet. […] La vie est possible malgré la mort. Il y a une humanité possible malgré la barbarie. Si l’on s’imagine toutefois épargné par la pulsion de mort, si l’ambivalence n’est pas possible, si le « mauvais » reste au-dehors, étranger au moi, toutes les violences se justifient et les barbares se réveillent au nom de la sécurité, ou de l’illusoire pureté du moi, de la race ou de la nation. L’indomptable, le sexuel infantile d’avant toute castration et soumission à la Loi, peut donner libre cours à son déchaînement. La déshumanisation menace, parce qu’alors il ne peut y avoir d’autre en soi, l’autre étant devenu l’incarnation du mal ou du non-humain. Lorsqu’on ne joue plus, ou lorsqu’on se prend trop au jeu, lorsqu’on se raconte qu’en exterminant le mal, le bien triomphera, alors le danger du déchaînement de la violence se fait menaçant, qui se nourrit des forces du mal qu’il pose en dehors pour les combattre. Et pourtant nous ne pouvons vivre sans croire, un peu, que l’homme vaut mieux que le barbare qu’il ne surveille jamais aussi bien que lorsqu’il le reprend en lui ![47]


1. Notamment : WENIN André, La Bible ou La violence surmontée, DDB ; SONNET Jean-Pierre et WENIN André, La mort de Samson : Dieu bénit-il l’attentat suicide ? op. cit., pp. 372-381 ; LEBRUN Jean-Pierre et WENIN André, Des lois pour être humain, Humus Entretiens, Erès, 2008. A. Wénin s’appuie sur les travaux du P. Paul Beauchamp, sj (1924-2001)
2. On peut ajouter avec Th. Römer que « Dieu ne se retire d’aucun domaine de la vie humaine ; il est présent aussi là où l’homme est confronté à ses côtés obscurs : la haine, l’égoïsme, la cruauté, la guerre, la violence. » (Des meurtres et des guerres : Le Dieu de la Bible hébraïque aime-t-il la violence, in Maguerat, op . cit., pp. 55-56).
3. WENIN A., La Bible ou La violence surmontée, op. cit., pp. 19-22. L’auteur scrute l’histoire de Joseph vendu par ses frères (Gn 37) et montre que tous les personnages font violence aux autres : Joseph qui calomnie et provoque la jalousie des frères, Jacob qui privilégie Joseph et bien sûr les frères qui se vengeront en vendant Joseph et en infligeant le chagrin du deuil à leur père.
4. LEBRUN Jean-Pierre et WENIN André, Des lois pour être humain, op. cit., p. 77.
5. A. Wénin cite en exemple le lecteur juif et rappelle ce qu’E. Lévinas écrivait : « tout se passe comme si la multiplicité des personnes (…) était la condition de la plénitude de la « vérité absolue » comme si chaque personne par son unicité, assurait la révélation d’un aspect unique de la vérité. » (in Au-delà du verset, Minuit, 1982, p. 163, cité in WENIN A., La Bible ou la violence surmontée, op. cit., pp. 18-19).
6. WENIN A., op. cit., p. 31.
7. Gn 1, 28-30.
8. Gn 1, 1-2.
9. Non seulement il se présente comme un dieu soucieux du bonheur de l’homme mais, en plus, il donne de Dieu une fausse image. (WENIN A., op. cit., p. 98). La convoitise qu’il suscite est donc liée à la double idolâtrie dénoncée par le Décalogue (Ex 20, 3-4).
10. Gn 3, 16 : « Ta convoitise te poussera vers ton mari et lui dominera sur toi ». L’autre, de partenaire, devient objet.
11. « …la grande tentation de la mère est de prendre l’enfant pour elle et de vivre sa jouissance avec lui. Quant à la tentation du père, c’est au fond d’abdiquer de sa position de mari devant cette situation-là… » (LEBRUN Jean-Pierre et WENIN A., Des lois pour être humain, op. cit., p. 85) Et le psychanalyste confirme : « C’est extrêmement proche du pari de Freud d’avoir fait de la mère la première chose à laquelle il faut renoncer. C’est comme si le texte biblique disait déjà ça… ». (Id.)
12. Gn 4, 1-5.
13. C’est aussi, rappelons-nous, l’analyse du Rabbin Guigui. Elle trouve une confirmation dans la psychanalyse comme l’indique le titre d’un ouvrage d’un élève de Jacques Lacan (1901-1981) : La parole ou la mort de SAFOUAN Moustapha, Seuil, 1993 : « Entre deux sujets, il n’y a que la parole ou la mort, le salut ou la pierre. Poser la violence au principe de ce qu’on appelle » la condition humaine » sans tenir compte de ce qu’elle comporte comme défaite de la parole, ne mène nulle part ». (Cité in LEBRUN Jean-Pierre et WENIN A., op. cit., p. 82).
14. Gn 3, 15.
15. Gn 4, 9-16.
16. A. Wénin (La Bible ou la violence surmontée, op. cit., pp. 32-36) s’arrête à l’expression « toute chair avait perverti sa conduite (son chemin) sur la terre » (Gn 6, 12) qui renvoie à Gn 1, 29-30 et au régime végétarien de toute « chair », régime de douceur qui a été perverti. Dans l’arche, les provisions sont végétales (Gn 6, 21).
17. Id., p. 40-51. Mais ne peut-on considérer aussi la loi comme une « violence » ? Th. Römer pose cette question sur le plan politique : « La loi indispensable à toute démocratie ne contient-elle pas une violence nécessaire au fonctionnement de la société ? » (Des meurtres et des guerres : Le Dieu de la Bible hébraïque aime-t-il la violence ? in Maguerat, op. cit., p. 56). S’il existe, comme Freud le pense, une pulsion de haine et d’extermination, alors « il semble que toute tentative de substituer au pouvoir réel le pouvoir des idées est aujourd’hui encore vouée à l’échec. C’est une erreur de calcul de ne pas considérer que le droit n’était à l’origine que violence à l’état brut, et qu’il ne peut de nos jours non plus se passer du soutien de la violence. » (S. Freud, A. Einstein, Pourquoi la guerre ?, in Résultats, idées, problèmes II, PUF, (1933) 1985, p. 209). Toutefois, fait remarquer M. Vaucher, « La haine à l’égard de celui qui impose des limites auxquelles il est lui-même soumis n’est pas une haine à mort, elle permet une transaction et favorise un double mouvement de différenciation et d’indentification. » (Vie, violence…La haine, voie de transformation de la violence, in Maguerat, op. cit., p. 22). De plus, la « violence juridique ou violence du droit est une contre-violence, une violence dont le but est l’élimination de la violence pure » (ASSMAN Jan, op. cit., p. 24). Pour Assman, la « violence pure » ou « violence affective » est celle qui est animée par la colère, la peur et la jalousie (id., pp20-23). Cette « contre-violence » ne serait pas effective sans violence.
18. Gn 9, 1-3 : « Dieu bénit Noé et ses fils, il leur dit : « Soyez féconds et prolifiques, remplissez la terre. Vous serez craints et redoutés de toutes les bêtes de la terre et de tous les oiseaux du ciel. Tout ce qui remue sur le sol et tous les poissons de la mer sont livrés entre vos mains. Tout ce qui remue et qui vit vous servira de nourriture comme déjà l’herbe mûrissante, je vous donne tout. » »
19. Gn 9, 4 : « Toutefois vous ne mangerez pas la chair avec sa vie, c’est-à-dire son sang. »
20. Gn 9, 5 : « Et de même, de votre sang, qui est votre propre vie, je demanderai compte à l’homme : à chacun je demanderai compte de la vie de son frère. »
21. Gn 9, 6: « Qui verse le sang de l’homme, par l’homme verra son sang versé… ».
22. WENIN A., op. cit., p. 44.
23. Ex 15, 25 ; 18, 13-26.
24. On peut en effet s’étonner de la formulation des neuvième et dixième commandements dans un texte à caractère juridique. Mais comme l’écrit Joan Chittister, « l’essence des neuvième et dixième commandements est vraiment, finalement, la substance et l’incarnation du premier. Elle consiste à rejeter les idoles, à se fondre en Dieu, à être pleinement conscient –enfin- qu’une seule chose compte vraiment dans la vie ». Idolâtrie, convoitise, cupidité, jalousie, envie, sont les obstacles majeurs à une vraie vie avec Dieu. (CHITTISTER J., Les dix commandements, Les lois du cœur, Bayard, 2009, pp. 107-126)
25. Abel préféré à l’agriculteur (Gn 4, 3-4), Noé gardien de la gent animale (Gn 7, 7-16), Abraham (Gn 13, 2 et ), Isaac (Gn 25, 14), Jacob (Gn 30, 29-43), Joseph (Gn 37, 2) tandis que ses frères, pasteurs aussi, ressemblent plus à la « bête féroce » qui, prétendront-ils, a tué Joseph.
26. Il n’empêche qu’Abraham cède à la toute-puissance paternelle lorsqu’il « décide de tuer son fils. qu’un Dieu le lui ait apparemment ordonné, peu importe au fond : on peut très bien assouvir sa jouissance en obéissant à la parole d’un autre. Du reste, dans ce récit, Dieu vient arrêter le geste du père en lui disant de ne pas faire de mal au garçon. Dès lors, dans la main du père, le couteau ne servira plus qu’à trancher le lien qui, symboliquement, servait à lier Isaac, à le paralyser. » Le psychiatre et psychanalyste Jean-Pierre Lebrun renchérit : « C’est d’ailleurs la lecture que l’on peut faire du tableau du Caravage, Le sacrifice d’Isaac (…) l’ange ne s’y contente pas d’arrêter le geste d’Abraham ; il montre au père qu’il s’est trompé, qu’il a mal compris ce qui lui était demandé. Si Dieu a réclamé Isaac, ce n’est pas pour le prendre, c’est pour le libérer. Ce n’est donc pads le fils qui doit être sacrifié, mais l’emprise paternelle. » (LEBRUN Jean-Pierre et WENIN A., Des lois pour être humain, op. cit., pp. 73-74).
27. Gn 37-47.
28. Gn 39, 7-20.
29. Gn 29, 15-30. Allusion aux marchandages entre Laban, père de Léa et de Rachel, et Jacob
30. WENIN A., op . cit., p. 57.
31. Gn 25 et svts. Dans Gn 33, 4-11 , on assiste à leur transformation.
32. Cf. WENIN A., Joseph ou l’invention de la fraternité, Lessius, 2005.
33. Cf. les épisodes mettant en scène Abraham et Mzlkisédeq (Gn 14, 18-20), Abraham et Abimélek (Gn 21, 27. 31-31), Isaac et Abimélek ( Gn 26, 26-31), Joseph et putiphar (Gn 39, 2-6), Joseph et Pharaon (Gn 41, 38-40), Pharaon et la famille de Joseph (Gn 47, 38-40).
34. Is 52-53.
35. WENIN A.,La Bible ou La violence surmontée, op. cit., p. 59.
36. WENIN A.,id., p. 143.
37. LEBRUN Jean-Pierre et WENIN A., op. cit., p. 228.
38. LEBRUN Jean-Pierre et WENIN A., Des lois pour être humain, op. cit., p. 90. Comme la Bible le montre, la psychanalyse et le travail cliniques attestent aussi « qu’effectivement, il n’est pas possible de ne pas la [la violence] rencontrer mais qu’il s’agit toujours de nous mettre au travail pour arriver à ce qu’elle soit autre que destructrice ». (Id., pp. 91-92). Comme on l’a dit et répété, la parole est importante : « nous ne sommes hommes et nous ne tenons les uns aux autres que par la parole » disait Montaigne précisant que « le mentir est un maudit vice » (Essais, Livre I, chap. IX, cité in LEBRUN Jean-Pierre et WENIN A., op. cit ., p. 112). Mais si « l’absence de parole engendre un mécanisme de violence, d’exclusion et d’écrasement de l’autre », la parole peut elle aussi être violente et pousser à la violence, ne serait-ce que sous la forme du mensonge : ainsi, Esaü veut tuer Jacob parce qu’il a menti (Gn 27). Toutefois, « on peut sortir du processus de la violence, à travers une parole qui, peut-être, fait violence dans un premier temps parce qu’elle oblige la personne à se mettre en face d’elle-même et de sa propre violence, mais qui ensuite permet d’ajuster les relations. […] C’est cela qui permet d’en sortir sans qu’il y ait ni vainqueur ni vaincu. » C’est pourquoi A. Wénin parle d’une « parole juste » et non d’une parole vraie. La parole juste par rapport à un événement permet l’ajustement des personnes. Ainsi en est-il avec Joseph face à ses frères en Égypte, ainsi en est-il avec Nathan face à David (2 S 11-12). A. Wénin rappelle que « la vérité est un concept eschatologique » et qu’ « il est impossible, comme être humain de s’accorder pleinement à la vérité, de la « trouver ». »(Id., pp. 101-126)
39. Le psychanalyste constate la disparition, dans le face à face, de ce qu’il appelle la « place tierce » ou encore « la figure tutélaire » occupant une « place différente » sur le plan moral ou sur le plan social. Tout le monde prétend occuper une place équivalente. Dans cette situation, « il n’y aura pas de légitimité à ce que l’un des deux décide, à ce que mon avis puisse prévaloir sur le vôtre, ou que l’avis du professeur prévale sur celui de l’élève, celui de l’expert sur celui qui ne connaît rien, celui du parent sur l’enfant, ou du roi sur ses sujets ou d’un Premier ministre sur son gouvernement… Si on n’a plus cette possibilité reconnue comme allant de soi, on se voit contraint de rester l’un et l’autre dans l’expectative, ce qui ne peut que favoriser tôt ou tard la prise de pouvoir de force par l’un des deux. Autrement dit, imposer par la contrainte réelle ce qui ne peut plus s’imposer par une contrainte symbolique. » Contrainte de la « figure tutélaire ». Dès lors, « on n’a plus à sa disposition ce qui permet de trouver une issue au conflit ; et c’est dans ce contexte-là que notre société doit éviter celui-ci, parce qu’elle sait très bien qu’on ne peut plus en sortir ; mais en pratiquant cette politique de l’évitement, elle laisse le cancer se propager, puisque de toute façon, viendra bien le moment où elle sera contrainte à la prise de position qui entérinera la différence des places. » De plus, si, à l’origine, on nie une différence de places, « les gens sont mis en situation de se sentir en danger s’ils soutiennent leur propre parole, puisque celui qui dit risque toujours de se voir contredire, et donc d’être confronté à l’altérité concrète de l’autre sans avoir à sa disposition une voie pacifique pour s’en sortir… ; de ce fait, beaucoup taisent ce qu’ils ont à dire.
   Hier, ils se taisaient parce qu’il y avait un interlocuteur qu’ils pensaient être le grand castrateur, mais aujourd’hui, ils se taisent parce que la confrontation avec quiconque peut se retourner en castration. Dans les deux cas, certes dans des contextes différents, ne pas dire accomplit anticipativement le meurtre de l’autre. » L’exégète ajoute : « Le meurtre, et même parfois, aussi, la négation de soi, quand on n’ose plus dire ce que l’on a à dire. Celui qui s’engage dans cette voie se nie lui-même en tant que sujet, fait violence au sujet en lui. » (LEBRUN Jean-Pierre et WENIN A., Des lois pour être humain, op. cit., pp. 90-100).
40. BELLET Maurice, « Je ne suis pas venu apporter la paix… », Essai sur la violence absolue, Albin Michel, 2009, p. 18. (Né en 1923, prêtre, théologien, philosophe, psychanalyste).
41. Id., p. 56.
42. VAUCHER Myriam, Vie, violence… La haine, voie de transformation de la violence, in Maguerat, op. cit., pp. 32-33.
43. Lc 6, 41-43 : « qu’as-tu à regarder la paille qui est dans l’œil de ton frère ? Et la poutre qui est dans ton œil à toi, tu ne la remarques pas ? Comment peux-tu dire à ton frère : « Frère, attends. Que j’ôte la paille qui est dans ton œil », toi qui ne vois pas la poutre qui est dans le tien ? Homme au jugement perverti, ôte d’abord la poutre de ton œil ! et alors tu verras clair pour ôter la paille qui est dans l’œil de ton frère. »
44. VAUCHER Myriam, op. cit., p.15.
45. Freud  Malaise dans la civilisation, PUF, 1930, p. 77. M. Vaucher confirme : « Les hommes ne sont civilisés que tardivement, contre leur gré et en surface ! Au fond, ils restent des barbares, des enfants, des frères luttant les uns contre les autres ! » (op. cit., p. 21).
46. VAUCHER Myriam, op. cit., p. 14.
47. Id., p. 32. Retenons aussi cette réflexion de l’auteur sur l’importance du rite et de ce qu’il traduit : « Violence de vie. Violence de mort. Cela ne fonctionne que si le rite permet une mise en scène de la violence dans un espace symbolique, et non sa mise en scène sur la scène du monde. » (id., p. 31).

⁢v. Joseph Comblin et le thème de la paix

Si l’Ancien testament nous éclaire sur l’origine du mal et de la violence, il introduit aussi dans le monde, comme l’a montré le P. J. Comblin, trois idées fondamentales : « le thème de la paix perpétuelle, le thème d’universalité du salut et celui de la puissance de Dieu dans la faiblesse des hommes »[1]

Et tout d’abord, la paix biblique.

Le mot shalôm que nous avons traduit par « paix » est un concept large, « un terme vaste, ample, souple ; il peut désigner le terme de toutes les aspirations. (…) Le shalôm est toujours un peu comme un don, incertain mais espéré, (…) un état de grâce collectif.  »⁠[2] Don espéré et possible, il est par le fait même de nature religieuse. Il est décrit dans le Deutéronome sous forme de bénédictions⁠[3]. C’est « le pays qui ruisselle de lait et de miel »[4]. C’est la vie, une plénitude de vie !⁠[5] Ces bénédictions, cette vie, cette paix, Israël l’attend uniquement de Dieu et non de circonstances historiques favorables, d’une bonne politique ou d’un roi qui promet la paix en faisant la guerre⁠[6]. David, le guerrier, n’a pu bâtir le temple à cause du sang versé. C’est Salomon le pacifique qui le construira.⁠[7] Salomon est le type du roi soumis à la loi religieuse qui annonce le Roi à venir⁠[8].

Mais Dieu répétera-t-on fait la guerre ! Oui mais d’une manière toute différente des divinités orientales ou grecques. Celles-ci sont guerrières par essence alors que si l’on dit que « Yahweh est un guerrier »[9] c’est parce qu’il a libéré son peuple. De plus, si toute guerre du peuple devient guerre de la divinité, dans la Bible c’est Dieu qui détermine les guerres de son peuple et toute guerre ne reçoit pas son investiture : il y a les guerres de Yahweh qu’il mène pour réaliser son dessein contre ceux qui s’y opposent, les pécheurs⁠[10] et les guerres profanes, purement politiques. La guerre de Yahweh est comme un jugement, « un prélude non aux guerres historiques, même si celles-ci se prétendaient inspirées par Dieu - et toutes les guerres des États, nous le savons se prétendent telles, plus ou moins - mais au Jugement des nations à la fin du monde, tel qu’il est annoncé par le Nouveau Testament. Donc les guerres saintes de la Bible n’ont pas existé comme telles ; elles sont un sens révélé, prophétique, ajouté aux récits du passé d’Israël. »[11]

Seules ces guerres-jugements trouvent grâce aux yeux des prophètes qui condamnent les guerres profanes⁠[12] et dénoncent les faux prophètes qui annoncent les victoires profanes⁠[13]. De plus, ces guerres-jugements, guerres de Yahweh sont provisoires et exceptionnelles, elles appartiennent au temps de la préparation du peuple d’Israël.⁠[14] Et donc, une fois de plus, on peut affirmer que « la guerre n’est pas sainte, elle n’est pas une manifestation « spéciale » de la providence divine. On peut et on doit même dire que, non seulement le Nouveau, mais encore l’Ancien testament ont désacralisé la guerre. Ils lui ont précisément enlevé son caractère traditionnel d’opération divine en réservant ce caractère divin à quelques cas précis. Il n’y a plus rien de sacré, sinon l’économie du salut biblique. Dieu ne se révèle pas par la guerre. La guerre est seulement humaine, sauf quand elle est le jugement de Dieu sur les pécheurs. En fin de compte, il y aura seulement une seule guerre sainte : le jugement dernier. »[15]

Dieu n’est pas un guerrier. Le récit de la création en témoigne aussi. Alors que les mythes cosmogoniques nous montrent qu’au commencement était la guerre, que la création du monde se moule sur la création des États par la guerre, la Genèse révèle que Dieu, en toute liberté et par don, crée un monde en paix. Dieu n’a créé ni la mort, ni le mal, ni la guerre. Et il condamne les puissants orgueilleux et guerriers égyptien, assyrien⁠[16], babylonien⁠[17], romain, Gog et Magog⁠[18] : « par un simple jugement, Dieu fait la guerre à la guerre, il disperse comme d’un souffle la guerre qui était comme l’arme ultime du péché contre lui. »[19]

La paix promise par les prophètes et telle qu’ils la décrivent, paix du peuple élu et paix des nations, ne peut venir que de Dieu et de son Règne. C’est Dieu d’abord qu’il faut chercher et reconnaître, la paix viendra ensuite. Israël sera en paix avec ses puissants voisins quand ceux-ci reconnaîtront Yahweh⁠[20] et il en va de même pour toutes les nations⁠[21]. Dieu offre sa paix à Israël et, par Israël, à toutes les nations, non pas par leur soumission à Israël mais par l’écoute de l’instruction et de la parole dispensées à Jérusalem, préfiguration de l’Église. C’est dans la mesure où les hommes se convertissent au Dieu de paix que la paix se fera car « point de paix, a dit mon Dieu, pour les méchants ! »[22] La paix n’est pas une récompense qui vient de l’extérieur, elle est concomitante de la transformation radicale de l’homme immoral, pécheur et impie. C’est la condition sine qua non⁠[23] : que la loi du Seigneur vive dans le cœur de l’homme⁠[24] et Dieu le purifiera⁠[25]. La promesse vaut pour Israël et pour les nations : « Tous tes fils seront disciples du Seigneur, et grande sera la paix de tes fils. »[26] La justice -l’intégrité morale et religieuse- et la paix sont solidaires : « Le fruit de la justice sera la paix ; la justice produira le calme et la sécurité pour toujours »[27] ; « Fidélité et Vérité se sont rencontrées, elles ont embrassé Paix et Justice. »[28] Celui qui veut la paix doit avoir foi dans la paix de Dieu, et lui prêter patiemment ses forces.


1. COMBLIN J., Théologie de la paix, Principes, Editions universitaires, 1960, p. 36.
2. Id., pp. 44-45.
3. Dt 7, 6-14 ; 28, 2-10.
4. Nb 14, 8.
5. Dt 30, 19.
6. Cf. Dt 17, 17 et surtout 1 S 8, 11.
7. 1 Ch 22, 7-10.
8. Is 9, 5-6 : « Car un enfant nous est né, un fils nous a été donné. La souveraineté est sur ses épaules. On proclame son nom : « Merveilleux - Conseiller, Dieu - Fort, Père à jamais, Prince de la paix. » Il y aura une souveraineté étendue et une paix sans fin pour le trône de David et pour sa royauté, qu’il établira et affermira sur le droit et la justice dès maintenant et pour toujours - l’ardeur du Seigneur, le tout-puissant, fera cela. »
9. Ex 15, 3. Quant à l’expression « Yahweh Sabaoth », souvent traduite par « Dieu des armées » ou « Dieu des armées d’Israël », elle désigne plus vraisemblablement le « Dieu des armées célestes », le Dieu du « monde des cieux et des astres (…), le Dieu unique qui dispose de toutes les puissances de l’univers » (GUILLET Jacques in Vocabulaire de théologie biblique, Cerf, 2005).
10. Cf. Dt 9, 4-6.
11. COMBLIN J., op. cit., p. 69.
12. « Malheur ! Ils descendent en Égypte pour y chercher du secours. Ils s’en remettent à des chevaux, ils font confiance aux chars parce qu’ils sont nombreux, aux cavaliers parce qu’ils sont en force, mais ils n’ont pas un regard pour le Saint d’Israël, ils ne cherchent pas le Seigneur. Lui aussi, pourtant, il est habile : il peut faire venir le malheur. Il ne retire pas ce qu’il a dit. Il se dresse contre le parti des méchants et contre les malfaisants qu’on appelle au secours. » (Is 31, 1-2). Lire aussi Is 22, 8-14 ; Is 7.
13. Cf. Jr 6, 14.
14. On peut aussi citer les guerres que Yahweh mène contre son propre peuple lorsqu’il est infidèle en se servant des puissances ennemies : « Malheur à l’Assyrie, gourdin de ma colère ; ce bâton dans sa main, c’est mon indignation. Je l’envoie contre une nation impie, je le dépêche contre le peuple qui m’excède, pour y faire du butin et le mettre au pillage, pour le fouler aux pieds comme la boue des rues. » (Is 10, 5-6)
15. COMBLIN J., op. cit., p. 73. L’auteur précise que des textes comme le cantique de Débora (Jg 5) ou le cantique du passage de la mer Rouge (Ex 15) sont des textes « infiltrés » et « maintenus dans le corps du Livre sacré à cause de la coutume des historiens anciens de transcrire leurs sources sans les remanier, et de faire l’histoire par adjonction de documents, sans se soucier toujours de les corriger. » (Id., p. 66).
16. « Mais quand le seigneur aura achevé toute son œuvre sur la montagne de Sion et à Jérusalem, « j’interviendrai, dit-il, contre les prétentions orgueilleuses du roi d’Assyrie et contre l’éclat de son regard hautain, car il s’est dit : « C’est par la force de ma main que j’ai agi et par ma sagesse ; car je suis intelligent. J’ai supprimé les frontières des peuples et pillé leurs réserves. Comme un héros, j’ai fait descendre ceux qui siégeaient sur des trônes. (…) » »_ (Is 10, 12-13).
17. « Comment es-tu tombé du ciel, Astre brillant, Fils de l’Aurore ? Comment as-tu été précipité à terre, toi qui réduisais les nations, toi qui disais : « Je monterai dans les cieux, je hausserai mon trône au-dessus des étoiles de Dieu, je siégerai sur la montagne de l’assemblée divine à l’extrême nord, je monterai au sommet des nuages, je serai comme le Très-Haut. » » (Is 14, 12-14).
18. Ez 38-39 et Ap 20, 8.
19. COMBLIN J., op. cit., p. 76.
20. Is 19, 19-24 : « Ce jour-là, il y aura un autel du Seigneur au cœur du pays d’Égypte et une stèle du Seigneur près de sa frontière. Ce sera un signe et un témoin pour le Seigneur, le tout-puissant, dans le pays d’Égypte : quand ils crieront vers le Seigneur à cause de ceux qui les oppriment, il leur enverra un sauveur qui les défendra et les délivrera. Le Seigneur se fera connaître des Égyptiens, et les Égyptiens, ce jour-là, connaîtront le Seigneur. Ils le serviront par des sacrifices et des offrandes, ils feront des vœux au Seigneur et ils les accompliront. Alors, si le seigneur a vigoureusement frappé les Égyptiens, il les guérira : ils reviendront au Seigneur qui les exaucera et les guérira.
   Ce jour-là, une chaussée ira d’Égypte en Assyrie. Les Assyriens viendront en Égypte, et les Égyptiens en Assyrie. Les Égyptiens adoreront avec les Assyriens.
   Ce jour-là, Israël viendra le troisième, avec l’Égypte et l’Assyrie. Telle sera la bénédiction que, dans le pays, prononcera le Seigneur, le tout-puissant : « Bénis soient l’Égypte, mon peuple, l’Assyrie, œuvre de mes mains, et Israël, mon patrimoine. » »
21. Is 2, 2-5 : « Il arrivera dans l’avenir que la montagne de la Maison du Seigneur sera établie au sommet des montagnes et dominera sur les collines. Toutes les nations y afflueront. Des peuples nombreux se mettront en marche et diront : « Venez, montons à la montagne du Seigneur, à la Maison du Dieu de Jacob. Il nous montrera ses chemins, et nous marcherons sur ses routes. » Oui, c’est de Sion que vient l’instruction et de Jérusalem la parole du Seigneur. Il sera juge entre les nations, l’arbitre de peuples nombreux. Martelant leurs épées, ils en feront des socs, de leurs lances, ils feront des serpes. On ne brandira plus l’épée nation contre nation, on n’apprendra plus à se battre. Venez, maison de Jacob, marchons à la lumière du Seigneur. » 
22. Is 57, 21.
23. Jr 6, 14 : « Tous, petits et grands, sont âpres au gain. Tous, prophètes et prêtres, ont une conduite fausse. Ils ont bien vite fait de remédier au désastre de mon peuple, en disant « Tout va bien ! tout va bien ! » Et rien ne va. » Jérusalem traduit : « …​ en disant : Paix ! Paix ! » alors qu’il n’y a point de paix. ». Ou encore Jr 14, 11-16 : « Le Seigneur me dit « N’intercède pas en faveur de ce peuple, ne souhaite pas son bonheur ! S’ils jeûnent, je n’écoute pas leur plainte. S’ils me présentent holocaustes et offrandes, cela ne me plaît pas. C’est par l’épée, la famine et la peste que je vais les exterminer. » Je dis : « Ah ! Seigneur Dieu, mais les prophètes leur disent : Vous ne verrez pas l’épée, et la famine ne vous surprendra pas ; je vous donnerai en ce lieu une prospérité assurée . » Le Seigneur me répondit : « C’est faux ce que les prophètes prophétisent en mon nom ; je ne les ai pas envoyés, je ne leur ai rien demandé, je ne leur ai pas parlé. Fausses visions, vaticinations, mirages, trouvailles fantaisistes, tel est leur message prophétique ! » C’est pourquoi, ainsi parle le Seigneur : « Pour ce qui est des prophètes qui prophétisent en mon nom alors que je ne les ai pas envoyés : bien qu’ils prétendent que l’épée et la famine ne surprendront pas ce pays, c’est en fait par l’épée et la famine que ces prophètes disparaîtront. Et les gens à qui ils prophétisent joncheront les ruelles de Jérusalem à cause de la famine et de l’épée (…). »
24. Jr 31, 31-34 : « Des jours viennent -oracle du Seigneur- où je conclurai avec la communauté d’Israël -et la communauté de Juda - une nouvelle alliance. Elle sera différente de l’alliance que j’ai conclue avec leurs pères quand je les ai pris par la main pour les faire sortir du pays d’Égypte. Eux, ils ont rompu mon alliance ; mais moi, je reste le maître chez eux -oracle du Seigneur. Voici donc l’alliance que je conclurai avec la communauté d’Israël après ces jours-là -oracle du Seigneur : je déposerai mes directives au fond d’eux-mêmes, les inscrivant dans leur être ; je deviendrai Dieu pour eux, et eux, ils deviendront un peuple pour moi. Ils ne s’instruiront plus entre compagnons, entre frères, répétant : « Apprenez à connaître le Seigneur », car ils me connaîtront tous, petits et grands -oracle du Seigneur,. Je pardonne leur crime ; leur faute, je n’en parle plus. »
25. Ez 36, 25-28 : « Je ferai sur vous une aspersion d’eau pure et vous serez purs ; je vous purifierai de toutes vos impuretés et de toutes vos idoles. Je vous donnerai un cœur neuf et je mettrai en vous un esprit neuf ; j’enlèverai de votre corps le cœur de pierre et je vous donnerai un cœur de chair. Je mettrai en vous mon propre Esprit, je vous ferai marcher selon mes lois, garder et pratiquer mes coutumes. Vous habiterez le pays que j’ai donné à vos pères ; vous serez mon peuple et je serai votre Dieu. Je vous délivrerai de toutes vos souillures, j’appellerai le blé, je le ferai abonder, je ne vous imposerai plus la famine. Je ferai abonder le fruit de l’arbre, le produit des champs afin que vous n’ayez plus à supporter parmi les nations la honte d’avoir faim. »
26. Is 54, 13.
27. Is 32, 17.
28. Ps 85, 11.

⁢vi. qu’en est-il de l’universalisme biblique ?

Dès la Genèse, il apparaît que le message est universel. Dieu est le Dieu de tout, créateur et Seigneur de tout, « roi des nations »[1] : « La Bible est une histoire universelle, c’est-à-dire l’histoire de toutes les choses que Dieu a faites. Que cette histoire paraisse se restreindre (…) et se concentrer autour du destin d’un petit peuple, ne lui enlève pas sa portée universelle. Au contraire, cela ne fait que consacrer le rôle de ce peuple et lui donner une envergure mondiale. »[2] qu’ils le veuillent ou non, tous les hommes ont été créés par Dieu, frères d’un même Père, et sont embarqués dans son dessein : « Des cieux, le Seigneur regarde et voit tous les hommes. Du lieu où il siège, il observe tous les habitants de la terre, lui qui leur modèle un même cœur, lui qui est attentif à toutes leurs œuvres ».⁠[3] Le monothéisme affirmé est universaliste. Dieu n’est pas simplement le Dieu d’Israël, il est le Dieu de toutes les nations : « N’est-ce pas moi le Seigneur, et nul autre n’est Dieu, en dehors de moi ; un dieu juste qui sauve, il n’en est pas, excepté moi ! Tournez-vous vers moi et soyez sauvés, vous, tous les confins de la terre, car c’est moi qui suis Dieu Il n’y en a pas d’autre. »[4] « Tous, dans toutes les nations de la terre entière, reviendront et craindront Dieu en toute vérité. Tous abandonneront leurs idoles trompeuses qui les faisaient s’égarer dans leur erreur et ils béniront le Dieu des siècles dans la justice. »[5] Mais le rassemblement final ne sera pas simplement l’œuvre des hommes. S’ils sont invités à y travailler, c’est Dieu qui convoque l’ultime pèlerinage. Son empire remplacera les empires orgueilleux des hommes.⁠[6]

L’élection d’Israël implique, en effet, un service.  Le récit de l’élection d’Abraham se termine par cette promesse : « Et toutes les familles de la terre seront bénies en toi. »[7] Israël a une mission parmi les nations. Ce peuple est choisi en vue du salut de tous.⁠[8] A part des autres nations, Israël, éduqué par les prophètes, doit progressivement se détacher des pratiques des autres nations et représenter la sainteté⁠[9] : « Dieu donne la paix au monde par le choix qu’il fait d’un peuple auquel il enseigne la paix »[10] pour que ce peuple enseigne la paix au monde en vivant selon les mœurs de Dieu.⁠[11]

Mais comment tout cela se fera-t-il ?


1. Jr 10, 7.
2. COMBLIN J., op. cit., p. 117.
3. Ps 33, 13-16. 
4. Is 45, 21-22.
5. Tb 14, 6.
6. Cf. Dn 7, 13-14 : « Je regardais dans les visions de la nuit, et voici qu’avec les nuées du ciel venait comme un Fils d’Homme ; il arriva jusqu’au Vieillard , et on le fit approcher en sa présence. Et il lui fut donné souveraineté, gloire et royauté : les gens de tous les peuples, nations et langues le servaient. Sa souveraineté est une souveraineté éternelle qui ne passera pas, et sa royauté, une royauté qui ne sera jamais détruite. »
7. Gn 12, 3.
8. Ce caractère est nettement présent dans le livre d’Isaïe à propos du Serviteur de Dieu : « C’est moi le Seigneur, je t’ai appelé selon la justice, je t’ai tenu par la main, je t’ai mis en réserve et je t’ai destiné à être l’alliance du peuple, à être la lumière des nations, (…). » (Is 42, 6) ; « Il m’a dit : « C’est trop peu que tu sois pour moi un serviteur en relevant les tribus de Jacob, et en ramenant les préservés d’Israël ; je t’ai destiné à être la lumière des nations, afin que mon salut soit présent jusqu’à l’extrémité de la terre ». » (Is 49, 6) .
9. Cf. Gn 18, 18-19 : « Abraham doit devenir une nation grande et puissante en qui seront bénies toutes les nations de la terre, car j’ai voulu le connaître afin qu’il prescrive à ses fils et à sa maison après lui d’observer la voie du Seigneur en pratiquant la justice et le droit (…) ».  Lv 18, 3 : « Ne faites pas ce qui se fait au pays d’Égypte, où vous avez habité ; ne faites pas ce qui se fait au pays de Canaan, où je vais vous faire entrer ; ne suivez pas leurs lois ; mettez en pratique mes coutumes et veillez à suivre mes lois. »
10. COMBLIN J., op. cit., p. 113. Ce peuple sera infidèle  et son élection nourrira souvent un nationalisme plutôt qu’un universalisme. Dieu se servira des autres nations pour châtier cette infidélité et il faudra que Dieu mette à part, à nouveau, au sein du peuple, un petit reste pour témoigner de son projet. N’empêche qu’Israël aura, malgré ses fautes, préparé un terreau fertile, une relative sainteté qui tranchera quand même sur les mœurs païennes.
11. J. Comblin précise que si Israël a une mission vis-à-vis des nations païennes, celles-ci ont aussi un rôle à jouer dans le dessein de Dieu : purifier Israël de ses infidélités. (Op. cit., p. 118). Toutes les nations ont une origine commune. Comme le montre la généalogie des nations (Gn 10), par Noé, elles découlent toutes du couple initial et sont toutes appelées à retrouver l’unité à la fin de l’histoire : « Aussi, je vous le dis, beaucoup viendront du levant et du couchant prendre place au festin avec Abraham, Isaac et Jacob dans le Royaume des cieux, tandis que les héritiers du Royaume seront jetés dans les ténèbres du dehors : là seront les pleurs et les grincements de dents. » (Mt 8, 11). Les Juifs qui n’auront pas cru au Christ verront les païens prendre leur place (Bible de Jérusalem, p. 1425, note d).

⁢vii. La puissance de Dieu dans la faiblesse des hommes.

La puissance de Dieu est force et pouvoir, il est « le puissant de Jacob », le « rocher », la « citadelle », le « bouclier d’Israël » qui « déploie la force de son bras » ou « de sa droite » en faveur de son peuple. Puissance créatrice dont dérivent toutes les autres puissances humaines vouées à achever la création : Dieu donne à l’homme un jardin pour qu’il le cultive et domine sur les animaux. Et le pouvoir politique tout provisoire, relatif et imparfait⁠[1] qu’il soit, fondé sur la force et même la violence, vient aussi de Dieu et a son rôle à jouer sachant qu’il est limité et voué à préparer les voies du Seigneur.⁠[2]

La puissance de Dieu réside en sa parole créatrice et efficace, une parole qui convainc et entraîne par la bouche des prophètes⁠[3]. Et la parole essentielle de l’Ancien testament est la parole du Sinaï, la Loi, la Torah, les cinq livres du Pentateuque qui fondent le peuple de Dieu. Peuple des « pauvres de Yahweh », peuple de ceux qui écoutent humblement le message et non le peuple d’l’Israël orgueilleux et sourd.⁠[4] Peuple patient qui souffrira la persécution à l’instar de ses prophètes, de Moïse, d’Elie, Zacharie ou encore Jérémie mais toutes ces souffrances seront salvatrices car la puissance de Dieu s’y manifestera⁠[5] dans la mesure où, dans la faiblesse la plus extrême, le serviteur gardera sa confiance en Dieu et s’abandonnera à sa puissance. Telle est la puissance paradoxale de Dieu.⁠[6] Et le peuple médiateur de la paix sera l’humble peuple de Dieu : « il ne fera pas la guerre pour obtenir la paix. Il aura la puissance de Dieu. »[7]


1. A l’image de Nabuchodonosor, le pouvoir politique a tendance à se donner un caractère religieux empiétant sur l’autorité de Dieu. (Cf. Dn 3).
2. Cf. Rm 13, 1-7 : « Que tout homme soit soumis aux autorités qui exercent le pouvoir, car il n’y a d’autorité que par Dieu et celles qui existent sont établies par lui. Ainsi celui qui s’oppose à l’autorité se rebelle contre l’ordre voulu par Dieu, et les rebelles attireront la condamnation sur eux-mêmes. En effet, les magistrats ne sont pas à craindre quand on fait le bien, mais quand on fait le mal. Veux-tu ne pas avoir à craindre l’autorité ? Fais le bien et tu recevras ses éloges, car elle est au service de Dieu pour t’inciter au bien. Mais si tu fais le mal, alors crains. Car ce n’est pas en vain qu’elle porte le glaive : en punissant, elle est au service de Dieu pour manifester sa colère envers le malfaiteur. C’est pourquoi il est nécessaire de se soumettre, non seulement par crainte de la colère, mais encore par motif de conscience. C’est encore la raison pour laquelle vous payez des impôts : ceux qui les perçoivent sont chargés par Dieu de s’appliquer à cet office. Rendez - chacun ce qui lui est dû : l’impôt, les taxes, la crainte, le respect, à chacun ce que vous lui devez. » Si le pouvoir politique était intrinsèquement mauvais, le psalmiste ne nous dessinerait pas le portrait du roi idéal (cf. Ps 2 ; 20 ; 21 ; 45 ; 72 ; 101 ; 110 et 144 et notamment Ps 45, 2, 7 ; 72, 3,4,7,16).
3. Cf. Jr 1, 4-10 : « La parole du Seigneur s’adressa à moi : « Avant de te façonner dans le sein de ta mère, je te connaissais ; avant que tu ne sortes de son ventre, je t’ai consacré ; je fais de toi un prophète pour les nations. » Je dis : « Ah ! Seigneur Dieu, je ne saurais parler, je suis trop jeune. » Le Seigneur me dit : « Ne dis pas : je suis trop jeune. Partout où je t’envoie, tu y vas ; tout ce que je te commande, tu le dis ; n’aie peur de personne : je suis avec toi pour te libérer -oracle du Seigneur. » Le Seigneur, avançant la main, toucha ma bouche, et le Seigneur me dit : « Ainsi je mets mes paroles dans ta bouche. Sache que je te donne aujourd’hui autorité sur les nations et sur les royaumes, pour déraciner et renverser, pour ruiner et démolir, pour bâtir et planter. » » Isaïe dira : « Il a disposé ma bouche comme une épée pointue, dans l’ombre de sa main il m’a dissimulé. Il m’a disposé comme une flèche acérée, dans son carquois il m’a tenu caché. » (Is 49, 2). Et Dieu dit par le prophète : « C’est que, comme descend la pluie ou la neige, du haut des cieux, et comme elle ne retourne pas là-haut sans avoir saturé la terre, sans l’avoir fait enfanter et bourgeonner, sans avoir donné semence au semeur et nourriture à celui qui mange, ainsi se comporte ma parole du moment qu’elle sort de ma bouche : elle ne retourne pas vers moi sans résultat , sans avoir exécuté ce qui me plaît et fait aboutir ce pour quoi je l’avais envoyée. » (Is 55, 10-11).
4. Comme l’annonce le Seigneur par la bouche de Sophronie : « En ce jour-là, tu n’auras plus à rougir de toutes tes mauvaises actions, de ta révolte contre moi ; car à ce moment-là, j’aurai enlevé du milieu de toi tes vantards orgueilleux, et tu cesseras de faire l’arrogante sur ma montagne sainte. Je maintiendrai au milieu de toi un reste de gens humbles et pauvres ; et ils chercheront refuge dans le nom du Seigneur. Le reste d’Israël ne commettra plus d’iniquité ; ils ne diront plus de mensonges, on ne surprendra plus dans leur bouche de langage trompeur ; mais ils pourront paître et se reposeront sans personne pour les faire trembler. » (So 3, 11-13).
5. Cf. Is 53, 11-12, à propos du serviteur souffrant : « Ayant payé de sa personne, il verra une descendance, il sera comblé de jours ; sitôt connu, juste, il dispensera la justice, lui, mon Serviteur, au profit des foules, et c’est avec des myriades qu’il constituera sa part de butin, puisqu’il s’est dépouillé lui-même jusqu’à la mort et qu’avec les pécheurs, il s’est laissé recenser, puisqu’il a porté, lui, les fautes des foules et que, pour les pécheurs, il vient s’interposer. »
6. Cf. Za 9, 9-10 : « Tressaille d’allégresse, fille de Sion ! Pousse des acclamations, fille de Jérusalem ! Voici que ton roi s’avance vers toi ; il est juste et victorieux, humble, monté sur un âne - sur un ânon tout jeune. Il supprimera d’Ephraïm le char de guerre et de Jérusalem, le char de combat. Il brisera l’arc de guerre et il proclamera la paix pour les nations. Sa domination s’étendra d’une mer à l’autre et du Fleuve jusqu’aux extrémités du pays. »
7. COMBLIN J., op. cit., p. 176.

⁢viii. Que conclure après ce long périple ?

Ce n’est qu’à partir d’une lecture sélective et littérale que l’on peut tirer de l’Ancien Testament des justifications ou des prétextes à la violence religieuse. De même, seuls un découpage savant et une interprétation simpliste permettent de dessiner le visage d’un Dieu dur et sanguinaire.

Qui scrute l’Écriture dans toute sa variété, conscient qu’il va de genre littéraire en genre littéraire et qu’il ne peut se passer de guides éclairés, philologues, historiens, exégètes, celui-là découvre, au moins, un chemin de sagesse, au mieux une invitation à reconnaître l’amour que Dieu lui porte. Un Dieu qui a pris l’initiative sans attendre notre mérite, un Dieu qui, en retour, demande l’exclusivité de notre dévotion, qui nous propose bénédiction et donc la paix si nous suivons le chemin qu’il nous indique par ses commandements.

Dans cette découverte de l’Ancien Testament, le chrétien, d’emblée, se débarrassera de la présentation dialectique qui traîne encore trop souvent dans les esprits et selon laquelle le Nouveau Testament, lui, offrirait enfin le visage d’un Dieu de bonté et de tendresse après l’effroi provoqué par la révélation d’un Dieu intransigeant et impitoyable.⁠[1]

Le lecteur tiendra compte de la pédagogie divine : « Dieu s’est choisi un peuple et s’est révélé progressivement à lui ; il n’est pas intervenu brutalement dans son histoire, mais il a respecté la lenteur de son évolution ».⁠[2]

Le lecteur se souviendra aussi du contexte historique, qu’« Israël était un petit peuple qui cherchait à subsister entre de grands empires » et que « les bouleversements politiques rendaient la guerre inévitable. Il ne faut donc pas projeter sur l’Ancien Testament les exigences (relativement récentes !) de notre conscience humaine et chrétienne. »[3]

En fait, l’Ancien Testament annonce le Nouveau et le Nouveau n’annule ni ne corrige l’Ancien. Il le complète et l’accomplit. Nous allons le voir.

En attendant, nous avons constaté que l’Ancien Testament met en évidence la cause fondamentale de la violence humaine. Elle naît du désir non maîtrisé, de la convoitise⁠[4]. Cette révélation interpelle singulièrement la culture libérale ou libertaire où nous sommes immergés, culture individualiste où, comme nous l’avons vu, nous avons l’impression que notre dignité n’est pas reçue mais à acquérir par la revendication incessante de droits qui, au-delà du nécessaire, sont autant de manifestations de notre volonté particulière.

Nous entrons, pour reprendre les termes de Maurice Bellet, dans le temps de la « violence pure »« l’ « autre », littéralement, n’existe pas », une violence qui annonce « non la violence en général, mais celle-ci qui, au nom même de la vie, donne la mort ; qui se justifie de l’ordre premier et nécessaire pour jeter l’humain dans l’abominable », la « violence absolue »[5] Sans l’ « antique Parole » des « grandes Instances », l’homme ne tient plus debout que par la consommation et la concurrence, la jouissance et la puissance : « le désir tourné en envie, devient compulsion . La concurrence, dévorant la convivialité, se fait meurtre (…). On passe de la consommation au surencombrement (…). On va de l’exploitation (…) à l’exclusion (…). Finalement, tout se ramène à la compulsion : un appétit, une urgence d’appétit qui ne connaît plus que la hâte de la satisfaction. »⁠[6]

A la rencontre de ce monde-là qui est notre monde, le Christ, Verbe de Dieu, Parole faite chair, crucifié, mort et ressuscité, peut-il nous sauver de la violence ?


1. Adrian Schenker, spécialiste de l’Ancien Testament (né en1939, ce dominicain, professeur émérite d’Ancien Testament à l’Université de Fribourg, professeur à l’Ecole biblique et archéologique de Jérusalem) en étudiant les rites de sacrifice dans la Bible hébraïque dégage, en conclusion de ses recherches, sept traits caractéristiques :
   1. Le rituel du sacrifice appelé « asham » (Lv 5, 7, 1-7), sacrifice de compensation en contrepartie d’un sacrilège (cf 1 S 5 et 6) comme celui du sacrifice appelé « hattât » (Lv 1, 1-2 ; 4, 1-2 ; 5, 14-15) pour l’expiation du péché, ont été codifiés aux 6e et 5e siècles et peut-être avant.
   2. « L’existence même d’un sacrifice fondé par Dieu pour servir de compensation apaisante exprime et signifie la douceur divine. »
   3. « Le rituel sacrificiel n’est pas violent en lui-même bien qu’il comporte l’immolation d’une victime animale innocente, puisque cette immolation n’est ni gratuite ni cruelle vu qu’elle sert une nécessité vitale et grave dans l’existence des éleveurs de troupeaux. » L’abattage n’est pas ici dicté par la cruauté ou l’avarice (ce qui est condamnable : cf. 2 S 12, 1-4) mais peut être rapporté symboliquement au repas offert en hommage où l’on sert le meilleur produit de son travail (Gn 9, 2-3)
   4. « La colère divine signifie la transcendance divine par rapport au monde profane. C’est le mysterium tremendum [terreur mystérieuse] qui s’exprime dans les métaphores de la colère mortelle de YHWH. » (cf 2 S 6, 6-10 ou encore les passages où « YHWH se donne à voir dans le feu inaccessible à l’homme et dont le contact met sa vie en danger mortel » : Gn 15 , 17 ; Ex 3, 1-6 ; Jg 6, 21 ; 13, 20).
   5. « En revanche, les récits et les rites qui manifestent la douceur divine révèlent une autre dimension du sacré, celle de l’accueil de l’homme dans une transcendance infiniment bienveillante, maternelle et tendre. Paradoxalement l’homme est ici davantage chez lui que dans son propre monde, celui des hommes et de la nature. Car il y est en repos et rassasié d’affection au-delà de ce qui est possible dans la réalité profane. L’homme s’abîme dans la transcendance où il est accueilli avec une attention et une délicatesse infinies. (…) C’est l’expérience d’une paix sans fond, de pure bienveillance et de douceur sans aspérité qui s’ouvre dans la transcendance. Ici prend racine le désir mystique de Dieu (…). Car le sacré est aussi un mystère de douceur au-delà de toute limite, et cette douceur se révèle en particulier dans le pardon dissipant toute peur de la colère divine. » (cf. Ps 130, 7).
   6. « Il semble ainsi que la violence « démoniaque » de YHWH soit en face, dans une relation dialectique, d’une douceur qui est encore plus grande. L’une ne peut être sans l’autre, faute de quoi le sacré serait vidé de sa substance. » (Le mot « démoniaque » renvoie à une conférence prononcée en 1924 par VOLZ Paul, intitulée Das Dämonische in Jahwe (ancien titulaire de la chaire d’histoire de l’Ancien Testament de Tübingen (1871-1941).)
   7. « Ce rapport entre la colère et la douceur de Dieu était exposé dans l’histoire, et reste exposé aujourd’hui, à des interprétations tendancieuses justifiant la violence en matière religieuse. Peut-être peut-on déduire une règle herméneutique des textes bibliques qui montrent le Dieu d’Israël donnant la préférence à la douceur sur la violence. Il faut par conséquent interpréter les textes de la colère ou de la violence de Dieu à la lumière de ceux qui manifestent sa douceur puisque c’est elle la basse continue de toute la partition. »
   (SCHENKER Adrian, La douceur et le sacré, Les sacrifices de la Bible comme expression de la douceur divine, in Religions et violences, Sources et interactions, Editions universitaires, Fribourg Suisse, 2000, pp. 227-228.)
2. BARBIER Maurice, in Francisco de Vitoria, Leçons sur les Indiens et sur le droit de guerre, Droz, 1966, p. LII.
3. Id..
4. « La convoitise (…) dénie à l’autre le statut de sujet et de partenaire. » (WENIN A., La Bible ou la violence surmontée, op. cit., p. 170.
5. BELLET Maurice, op. cit., pp. 31 et 34.
6. Id., pp. 58-59.

⁢ix. Note complémentaire sur l’interdit:

« Institution fort ancienne, qui s’est transmise, avec des modifications, jusque dans l’Église chrétienne. Elle s’inspire d’une idée primitive très générale : ce qui doit servir à l’usage de la
divinité doit être détourné de son usage ordinaire et mis à part (objets consacrés, offrandes votives, etc.). L’interdit est un cas particulier de consécration : ce qui a été voué par interdit, doit être entièrement détruit (ou égorgé s’il s’agit d’êtres vivants, animaux ou créatures humaines), cet anéantissement étant le seul moyen d’éviter que ce qui a été consacré à la divinité puisse servir à qui que ce soit. Ainsi le mot « interdit » est-il devenu synonyme de « destruction totale ».

  1. La forme la plus ancienne et la plus répandue de l’interdit est l’interdit en temps de guerre. En théorie, il doit toujours être exercé de la manière la plus rigoureuse : lorsqu’une ville prise est vouée à l’interdit, tout doit être détruit : hommes, femmes, enfants, bestiaux sont passés au fil de l’épée et les biens de toute nature sont anéantis par le feu (Dt 13:15-18). Le traitement des Amalécites (1S 15) en est un exemple célèbre. Le cas d’Acan (Jos 7), après la prise et la mise à l’interdit de Jérico, éclaire d’un jour particulier l’idée religieuse associée à la coutume de l’interdit : toute chose vouée à l’interdit devient la propriété inviolable de l’Éternel ; si elle peut être mise dans le « trésor de la maison de l’Éternel », on ne la détruit pas (Jos 6:19,24) ; sinon elle devient « tabou » et possède la contagion mortelle de ce qui est sacré. (cf. Lv 27:28) Ainsi, en retenant une partie des objets voués à l’interdit pour se les approprier, Acan provoqua une rupture du peuple avec l’Éternel et toutes les désastreuses conséquences qu’elle comportait (Jos 6:18 7, cf. Dt 7:25). En pratique, on rencontre fréquemment une forme adoucie de l’interdit, mais d’un caractère moins religieux et moins moral. On détruit les êtres humains que l’on craint, mais le bétail et le butin deviennent la propriété des vainqueurs (Dt 2:34 3:6 et suivant, Jos 11:14). La loi permet même parfois que les femmes et les enfants fassent partie du butin et soient épargnés (Dt 20:10 et suivant). Dans certaines circonstances spéciales, les jeunes filles seules ont la vie sauve (Nb 31:17 et suivant, Jg 21,11 et suivant).

  2. Une autre forme de l’interdit s’applique comme punition juridique parmi les membres de la communauté théocratique que forme Israël. Elle apparaît dans la législation la plus ancienne, à l’égard de l’apostolat (Ex 22:20), et le code deutéronomique l’étend à la cité idolâtre (Dt 13:12,18). Ici, l’interdit doit toujours être rigoureusement appliqué. Mais plus tard, la mise à mort se transforme en exclusion (Esd 10:8). Ce sera le point de départ d’une lente évolution, qu’on retrouve ainsi au début de l’ère chrétienne dans les communautés juives, et dans l’Église chrétienne (voir excommunication)

  3. Enfin, l’interdit peut être appliqué à des circonstances privées, par une personne : (Lv 27:28) dans ce passage, l’interdit désigne la consécration particulièrement rare et solennelle, inaliénable, par un Israélite, d’êtres ou d’objets déterminés (personne, animal ou champ du patrimoine) à l’Éternel. Cet acte dépasse la consécration ordinaire, dont il est question dans les passages précédents. Tandis que, pour celle-ci, les objets sont désignés par les termes de « consacrés » (Vers. Syn.), ou « sanctifiés » (Sg.), et peuvent être rachetés, ceux qui sont voués à l’interdit sont « entièrement consacrés » (Vers. Syn.), ou « d’une sainteté éminente » (traduction du Rabbinat français), et ne sont pas susceptibles de rachat (cf. Nb 18:14, Ez 44:29, et l’expression « corban » dans Mc 7:11). La Bbl. Cent., jugeant incroyable que la loi sacerdotale pût reconnaître à un particulier le droit de tuer l’un des siens en le vouant à YHWH, suppose que cet article « est un rappel, sans application pratique, d’un antique usage tombé en désuétude », à moins qu’il ne s’agisse, malgré les apparences, d’une sentence de tribunal comme Ex 22,20.

  4. L’interdit était pratiqué, en dehors d’Israël, sous sa forme la plus rigoureuse, par divers peuples, les Moabites, peut-être aussi les Ammonites. On retrouve des pratiques semblables chez beaucoup de peuples non civilisés modernes. Lorsque des tribus ennemies considèrent chacune leurs dieux respectifs comme alimentés, entretenus, soutenus par les sacrifices de leurs fidèles, l’extermination des vaincus devient œuvre aussi religieuse que patriotique, en ce qu’elle contribue à anémier leur dieu en lui supprimant non seulement des soldats, mais aussi des adorateurs. Quant à son application par les Hébreux, dans la conquête de Josué, il est vraisemblable qu’elle n’a pas été aussi brutale que ne la décrivent les textes plus tardifs et pénétrés de l’esprit de généralisation de l’époque exilique. Certes les Hébreux de la conquête étaient bien de leur époque ; mais des massacres aussi effroyables que ceux qui sont décrits dans des passages comme Jos 11:11-14 sont probablement exagérés sous l’influence des prescriptions plus tardives du Dt. ; nous ne pouvons déterminer dans quelle mesure le paganisme cananéen, dont l’action pernicieuse s’est exercée pendant plusieurs siècles sur la religion israélite, a pu influencer la rédaction de ces prescriptions deutéronomistes et des passages de Josué relatifs à l’interdit, mais cette influence semble réelle.

  5. Quoi qu’il en soit, on peut distinguer quelques-uns des éléments déterminants, à caractère nettement moral et religieux, qui ont été à l’origine de cette pratique ; ainsi dans Nb21:2 et suivant, elle se présente comme un acte de reconnaissance envers l’Éternel, en conformité avec un vœu précédemment fait : car il y a une solidarité réelle entre un dieu et son clan, et, même en Israël, les guerres des Hébreux sont les « guerres de l’Éternel » (voir Guerre). Il faut aussi voir à l’origine de l’interdit un moyen de protéger la communauté contre une menace sérieuse pour sa vie religieuse ; c’est ce que met en lumière le passage Dt 20:13-16, qui n’autorise des adoucissements à l’interdit du temps de guerre que lorsque les ennemis vaincus habitent loin du territoire palestinien, mais maintient toute sa rigueur à l’égard des peuples au milieu desquels vivait Israël, « afin qu’ils ne vous apprennent pas à imiter toutes les pratiques abominables qu’ils font en l’honneur de leurs dieux, et que vous ne péchiez pas contre l’Éternel votre Dieu » (Dt 20:18). Ainsi, dans la forme la plus rigoureuse de l’interdit, on trouve un élément religieux, et même moral, puisqu’il oblige au renoncement complet à tout bénéfice ou profit matériel quelconque dans la victoire, et accentue la gratitude du vainqueur pour le Dieu qui lui a permis cette victoire. Mais les atténuations apportées à l’interdit lui ont enlevé cet élément moral, en ne lui laissant que sa signification religieuse. « L’interdit est donc une manifestation du zèle religieux à une époque où le sens moral était moins développé que le sens religieux. » (A.R.S. Kennedy.) R. de R. (sur http://456-bible.123-bible.com)

⁢Chapitre 2 : Le Nouveau testament et les premiers temps de l’Église

 N’allez pas croire que je sois venu apporter la paix sur la terre…

— Mt 10, 34.

Si la Bible nous montre le visage souvent inquiétant de notre monde, la laideur de notre propre visage déformé par l’orgueil et l’envie, elle nous offre aussi un aperçu du monde tel que Dieu le rêve pour nous.

Nous l’avons vu, le Jardin d’Eden était un monde sans violence que nous avons perdu par notre convoitise immodérée. Mais Dieu est têtu ou plutôt fidèle. C’est pourquoi la Révélation qui s’inaugure dans le Paradis perdu s’achève dans le Paradis promis : la Jérusalem céleste.

Du Jardin à la Ville, l’idéal eschatologique est bien une vie sans violence. Devant nous est un monde tel qu’il était prévu à l’origine, un monde où « Le loup habitera avec l’agneau, le léopard se couchera près du chevreau. Le veau et le lionceau seront nourris ensemble, un petit garçon les conduira. La vache et l’ourse auront même pâture, leurs petits, même gîte. Le lion, comme le bœuf mangera du fourrage. Le nourrisson s’amusera sur le nid du cobra. Sur le trou de la vipère, le jeune enfant étendra la main. Il ne se fera ni mal, ni destruction sur toute ma montagne sainte, car le pays sera rempli de la connaissance du Seigneur, comme la mer que comblent les eaux. »[1] C’est bien cette vision d’ « un ciel nouveau » et d’ « une terre nouvelle » que confirme l’Apocalypse : « Il essuiera toute larme de leurs yeux, La mort ne sera plus. Il n’y aura plus ni deuil, ni cri, ni souffrance, car le monde ancien a disparu. »[2]

Ce Royaume est déjà mystérieusement présent et est manifesté dans les paroles, les œuvres et la présence du Christ. Et à sa suite, les chrétiens doivent étendre ce Royaume de paix qui atteindra sa perfection quand le Seigneur reviendra.⁠[3]

A la suite de Jésus. Toutefois, plusieurs commentateurs contestent «  l’image d’un Jésus qui ne serait que bonté un peu molle ». Elle « ne résiste pas, disent-ils, à une lecture même superficielle des Évangiles ». « Il y a ainsi une image de Jésus, très répandue, qui voit en lui l’homme de bonté, l’homme d’accueil, de bienveillance, de pardon. Il est le non violent par excellence, qui sera finalement (n’est-ce pas logique ?) victime exemplaire de la violence des pouvoirs établis. Il prêche l’amour et vit ce qu’il prêche : il guérit, il encourage, il met fin à l’exclusion, il dénonce le culte de l’argent. Son Évangile est un appel à l’amour. »[4]

Les passages qui montrent cet amour sont bien connus : « Vous avez appris qu’il a été dit : Œil pour œil et dent pour dent. Et moi, je vous dis de ne pas résister au méchant. Au contraire, si quelqu’un te gifle sur la joue droite, tends-lui aussi l’autre. »[5]

« Vous avez entendu qu’il a été dit aux ancêtres : Tu ne tueras point ; et si quelqu’un tue, il en répondra au tribunal. Eh bien ! moi je vous dis : Quiconque se fâche contre son frère en répondra au tribunal ; mais s’il dit à son frère : « Crétin ! », il en répondra au Sanhédrin ; et s’il lui dit : « Renégat ! », il en répondra dans la géhenne de feu. »[6]

« Voici quel est mon commandement : vous aimer les uns les autres comme je vous ai aimés. »[7]

« Vous avez entendu qu’il a été dit : Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. Eh bien ! moi je vous dis : Aimez vos ennemis, et priez pour vos persécuteurs… »[8]

« Ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le semblablement pour eux. »[9]

Jésus réprimande Jacques et Jean qui voulaient faire descendre le feu du ciel sur un village de Samarie qui ne voulait pas le recevoir⁠[10].

Tout cela nous est familier mais il ne faut pas occulter d’autres passages où Jésus, le non-violent, se montre rude dans son langage et dans ses actes.

« Mais si quelqu’un doit scandaliser l’un de ces petits qui croient, il serait mieux pour lui de se voir passer autour du cou une de ces meules que tournent les ânes et d’être jeté à la mer. Et si ta main est pour toi une occasion de péché, coupe-la : mieux vaut pour toi entrer manchot dans la Vie que de t’en aller avec tes deux mains dans la géhenne, dans le feu qui ne s’éteint pas. Et si ton pied est pour toi une occasion de péché, coupe-le : mieux vaut pour toi entrer estropié dans la Vie que d’être jeté avec tes deux pieds dans la géhenne. Et si ton œil est pour toi une occasion de péché, arrache-le : mieux vaut pour toi entrer borgne dans le Royaume de Dieu que d’être jeté avec tes deux yeux dans la géhenne où leur ver ne meurt point et où le feu ne s’étaient point. Car tous seront salés par le feu. C’est une bonne chose que le sel ; mais si le sel devient insipide, avec quoi l’assaisonnerez-vous ? Ayez du sel en vous-mêmes et vivez en paix les uns avec les autres. »[11]

Contre les riches, Jésus vitupère : « Malheur à vous, les riches ! car vous avez votre consolation. Malheur à vous, qui êtes repus maintenant ! car vous aurez faim. Malheur à vous qui riez maintenant ! car vous connaîtrez le deuil et les larmes. Malheur, lorsque tous les hommes diront du bien de vous ! C’est de cette manière, en effet, que leurs pères traitaient les faux prophètes. »⁠[12]

Contre les Pharisiens et les scribes, il n’est pas plus tendre. Ils sont l’objet de malédictions, accusés, à sept reprises, d’hypocrisie, d’être « aveugles » (cinq fois), « insensés », semblables « à des sépulcres blanchis, pleins d’iniquité ». Et la série des sept malédictions s’achève durement : « Serpents, engeance de vipères ! comment pourrez-vous échapper à la condamnation de la géhenne ? C’est pourquoi, voici que j’envoie vers vous des prophètes, des sages et des scribes ; vous en tuerez et mettrez en croix, vous en flagellerez dans vos synagogues et pourchasserez de ville en ville, pour que retombe sur vous le sang innocent répandu sur la terre, depuis le sang de l’innocent Abel jusqu’au sang de Zacharie, fils de Barachie[13], que vous avez assassiné entre le sanctuaire et l’autel ! En vérité, je vous le dis, tout cela va retomber sur cette génération. »[14]

Ailleurs, à la manière des prophètes⁠[15], Jésus s’emporte : « N’allez pas croire que je sois venu apporter la paix sur la terre ; je ne suis pas venu apporter la paix, mais bien le glaive. Car je suis venu opposer l’homme à son père, la fille à sa mère et la bru à sa belle-mère : on aura pour ennemis les gens de sa famille. » ⁠[16]

« Je suis venu jeter un feu sur la terre, et comme je voudrais que déjà il fût allumé ! »[17] « Pensez-vous que je sois apparu pour établir la paix sur la terre ? Non, je vous dis, mais bien la division. »[18]

« Etant entré dans le Temple, il se mit à chasser les vendeurs et les acheteurs qui s’y trouvaient : il culbuta les tables des changeurs et les sièges des marchands de colombes et il ne laissait personne transporter d’objet à travers le Temple »[19] et Jean précise qu’il s’était fait « un fouet de cordes »[20]

« Voyant de loin un figuier qui avait des feuilles, il alla voir s’il trouverait quelque fruit, mais s’en étant approché, il ne trouva rien que des feuilles : car ce n’était pas la saison des figues. S’adressant au figuier, il lui dit : « Que jamais plus personne ne mange de tes fruits ! (…) Passant au matin, ils virent le figuier desséché jusqu’aux racines. »⁠[21]

Dans l’évocation du jugement dernier, Jésus promet à ceux qui ne suivent pas ses préceptes qu’« ils s’en iront, ceux-ci, à une peine éternelle… »[22]

Une fois encore, il ne s’agit pas de sélectionner l’image qui nous plaît ou qui servirait au mieux notre thèse mais d’accepter tout le message tel qu’il est même s’il paraît contradictoire ou du moins embarrassant à certains égards. Même si le style peut paraître ici et là hyperbolique⁠[23], il faut dépasser les effets littéraires pour révéler l’esprit qui les sous-tend.

Xavier Léon-Dufour⁠[24] explique le portrait contrasté de Jésus en attirant notre attention sur les enjeux de sa mission. Comme les Prophètes, Jésus dénonce tout ce qui empêche le Royaume de s’établir. Il conteste l’ordre établi, non pas systématiquement, car on y trouve des valeurs respectables, mais, au nom de valeurs supérieures qui sont celles du Royaume, Jésus s’insurge contre lui dans la mesure où il fait obstacle au projet de Dieu, dans la mesure où il génère l’injustice ou s’en accommode, dans la mesure où il manque à la charité. En même temps, Jésus récuse toute libération politique et toute contrainte venue du ciel.

De leur côté, les autorités religieuses et politiques qui sont les garants aveugles de cet ordre, affublés par Jésus de termes sans douceur, ne peuvent que considérer cette contestation comme une violence puisque l’enseignement de Jésus semble violer la Loi : il se dit maître du sabbat⁠[25], il divise les familles par ses exigences et bouscule les convenances⁠[26]. Il apparaît comme un trouble-fête, un révolutionnaire : « Nous avons trouvé cet homme mettant le trouble dans notre nation : empêchant de payer les impôts à César et se disant Christ Roi. »[27]

Jésus est un  »signe de contradiction »[28], qui, sans vouloir les discordes, les provoque nécessairement par les exigences du choix qu’il requiert.⁠[29]

Pour ce qui est du feu que Jésus veut jeter sur la terre, il peut symboliquement évoquer « l’Esprit Saint, ou encore le feu qui purifiera et embrasera les cœurs et qui doit s’allumer sur la Croix. » Toutefois, la suite du texte⁠[30] suggérerait « plutôt l’état de guerre spirituelle que suscite l’apparition de Jésus. »[31] Pensons au « glaive » évoqué pat Matthieu. Il existe, en effet, une paix trompeuse, bâtie sur le compromis ou le mensonge, qui refuse qu’il y ait un bien et un mal, un oui et un non.

A l’approche de l’heure du combat décisif, Jésus parle aux apôtres : « Puis il leur dit : « Quand je vous ai envoyé sans bourse, ni besace, ni sandales, avez-vous manqué de quelque chose ? » -« De rien », dirent-ils. Et il leur dit : « Mais maintenant, que celui qui a une bourse la prenne, de même celui qui a une besace, et que celui qui n’en a pas vende son manteau pour acheter un glaive. Car, je vous le dis, il faut que s’accomplisse en moi ceci qui est écrit : Il a été compte parmi les scélérats. Aussi bien, ce qui me concerne touche à sa fin. » -« Seigneur, dirent-ils, il y a justement ici deux glaives. » Il leur répondit : « C’est bien assez ! ». »[32]  Jésus coupe court car les apôtres n’ont pas compris le sens symbolique de ces paroles. Ils n’ont pas compris que Jésus annonçait ainsi l’hostilité universelle⁠[33]. En effet, La venue du Royaume suscite la violence⁠[34].

L’essentiel se révèle évidemment lors de la passion. Jésus est confronté à la pire violence. Pourtant, sa force est manifeste comme on le voit et l’entend lors de son arrestation, « Quand Jésus leur eut dit : « C’est moi », ils reculèrent et tombèrent à terre. »[35] Il dit néanmoins à Pierre qui est prêt à se battre⁠[36] : « Rengaine ton glaive ; car tous ceux qui prennent le glaive périront par le glaive. Penses-tu donc que je ne puisse faire appel à mon Père, qui me fournirait sur-le-champ plus de douze légions d’anges ? Comment alors s’accompliraient les Écritures d’après lesquelles il doit en être ainsi ? »[37] « Rentre le glaive dans le fourreau. La coupe que m’a donnée le Père, ne la boirai-je pas ? »[38]

Jésus n’est pas comme Barrabas le zélote qui prône la révolte contre l’occupant et la violence contre ceux qu’ils jugent hérétiques.⁠[39] Jésus, lui, ne résiste pas⁠[40], il va supporter la violence et même s’offrir à ses persécuteurs. Mais, en même temps, il va triompher de la violence et il nous invite à l’imiter : « Serviteurs, soyez soumis avec une profonde crainte à vos maîtres, non seulement aux bons et aux doux, mais aussi aux acariâtres. Car c’est une grâce de supporter, par respect pour Dieu, des peines que l’on souffre injustement. Quelle gloire y a-t-il, en effet, à supporter les coups si vous avez commis une faute ? Mais si, après avoir fait le bien, vous souffrez avec patience, c’est là une grâce aux yeux de Dieu. Or, c’est à cela que vous avez été appelés, car le Christ aussi a souffert pour vous, vous laissant un exemple afin que vous suiviez ses traces : Lui qui n’a pas commis de péché et dans la bouche duquel il ne s’est pas trouvé de tromperie ; lui qui, insulté, ne rendait pas l’insulte, dans sa souffrance, ne menaçait pas, mais qui s’en remettait au juste Juge ; lui qui, dans son propre corps, a porté nos péchés sur le bois, afin que, morts à nos péchés, nous vivions pour la justice ; lui dont les meurtrissures vous ont guéris. »[41]

Comme dit Paul Beauchamp, la croix de Jésus montre « le paroxysme de la violence et son contraire ».⁠[42]

 Xavier Léon-Dufour⁠[43] montre que, face à la violence du monde, à sa méchanceté, souvent Jésus se retire⁠[44]Jésus est plus radical que l’AT et dépasse son idéal. Il va au delà de la loi du Talion en pardonnant⁠[45] en nous invitant à aimer nos ennemis, à ne pas résister au méchant, à donner sans jugement⁠[46]. Jésus refuse la gloire sans la croix⁠[47], il refuse le combat au jardin des oliviers et guérit l’adversaire. Jésus, victime du violent, ne verse pas le sang des autres mais le sien.

Pourquoi Jésus ne résiste-t-il pas au méchant et nous demande de suivre cette voie ? Par principe de non-violence ? Non, par esprit d’amour et de sacrifice pour obtenir la réconciliation entre le violent et la victime⁠[48]. C’est ainsi que s’établit le Royaume et non par la force⁠[49]. Jésus ne souhaite pas faire descendre le feu du ciel sur les Samaritains inhospitaliers⁠[50] ni dominer comme les chefs politiques⁠[51]. Il n’est pas révolutionnaire politique⁠[52]. Ce sont les doux qui auront la terre en héritage⁠[53]. Ce sont les persécutés qui sont dits « bienheureux »⁠[54]. Jésus pardonne à ceux qui le crucifient⁠[55], il demande de tendre l’autre joue. Il ne s’agit pas d’un abandon passif entre les mains de Dieu mais plutôt comme dit W. Léon-Dufour, de « faire violence à la violence » pour une réconciliation dès ici-bas.

On peut aussi interpréter⁠[56] le portrait contrasté de Jésus en le situant dans le cadre d’une guerre eschatologique. Jésus ne guerroie pas pour un royaume terrestre et donc refuse les moyens violents mais il lutte contre le mal, contre le Prince de ce monde⁠[57] qui réagit contre Jésus avec violence jusqu’à sa mise à mort de Jésus⁠[58]et suscite les réactions des puissances terrestres⁠[59]. Mais nous retrouvons le paradoxe déjà évoqué plus haut : c’est la mort de Jésus qui marque la fin du règne du Prince de ce monde⁠[60]et la résurrection de Jésus consacre sa défaite complète⁠[61]

C’est que ce confirment les épîtres de Paul⁠[62]. Paul maintient le langage de l’AT pour montrer que la « douceur » évangélique n’est pas mièvrerie, faiblesse ou lâcheté : Jésus va vaincre le dernier ennemi qui est la mort, « il a tout mis sous ses pieds »[63], « il a tué la haine »[64], « la mort a été engloutie dans la victoire »[65], « Alors se révélera l’Impie, que le Seigneur Jésus détruira du souffle de sa bouche et anéantira par l’éclat de sa venue »[66]

Le combat de Jésus, combat spirituel avec ses violences se prolonge dans l’histoire. Jésus apporte la paix entre Dieu et les hommes et entre les hommes⁠[67] mais, comme nous allons le voir plus loin, elle n’est pas de ce monde et les chrétiens rencontreront comme Jésus l’opposition et la violence⁠[68], le « glaive »⁠[69]. Chaque chrétien affronte Satan⁠[70] De même l’Église en butte aux puissances du monde, l’Empire romain, par exemple⁠[71]. Dans ce combat, les armes chrétiennes sont les armes de Jésus⁠[72] et comme Jésus, même s’ils sont défaits, les chrétiens triomphent par leur martyre. Cela demande en fait plus de courage que dans les vieux combats de l’AT.

Les guerres humaines portent la marque du péché de l’humanité qui n’a pas accueilli la paix du Christ. Elles portent la marque du Jugement qui vient⁠[73]. A la fin des temps, le combat va s’intensifier entre le Christ et l’Antichrist. Le dernier combat est décrit dans l’Apocalypse⁠[74]. Le Christ y sera vainqueur⁠[75] et Satan vaincu⁠[76]. Alors, une Paix parfaite s’instaurera⁠[77].


1. Is 11, 6-9.
2. Ap 21,4.
3. Cf. notamment LG 5, GS 39, AA 3, AG 1.
4. BELLET M., « Je ne suis pas venu apporter la paix… », Essai sur la violence absolue, op. cit., pp. 79-80.
5. Mt 5, 38-39.
6. Mt 5, 21-22.
7. Jn 15, 12.
8. Mt 5, 43-44.
9. Lc 6, 31.
10. Lc 9, 54-55.
11. Mc 9, 42-49.
12. Lc 6, 24-26.
13. Il s’agit du premier meurtre (Abel) et vraisemblablement du dernier raconté dans 2 Ch 24, 20-22, dernier livre du canon juif (cf. note a, p. 1448, Jérusalem).
14. Mt 23, 13-36.
15. Cf. Jr 6, 14.
16. Mt 10, 34-36.
17. Lc 12, 49.
18. Lc 12, 51. Cf. Mt 10, 34-36 : « N’allez pas croire que je sois venu apporter la paix sur la terre ; je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive. Car je suis venu opposer l’homme à son père, la fille à sa mère et la bru à sa belle-mère : on aura pour ennemis les gens de sa famille (Mi 7, 6). »
19. Mc 11, 15-16. Cf. aussi Mt 21, 12 et svts.
20. Jn 2, 15.
21. Mc 11, 13, 14 et 20.
22. Mt 25, 46. On lit dans Ac 5, 1-11 : « Un certain Ananie, d’accord avec Saphire sa femme, vendit une propriété ; il détourna une partie du prix, de connivence avec sa femme, et apportant le reste, il le déposa aux pieds des apôtres. « Ananie, lui dit alors Pierre, pourquoi Satan a-t-il rempli ton cœur, que tu mentes à l’Esprit Saint et détournes une partie du prix du champ ? Quand tu avais ton bien, n’étais-tu pas libre de le garder, et quand tu l’as vendu, ne pouvais-tu disposer du prix à ton gré ? Comment donc cette décision a-t-elle pu naître dans ton cœur ? Ce n’est pas à des hommes que tu as menti, mais à Dieu. » En entendant ces paroles, Ananie tomba et expira. Une grande crainte s’empara alors de tous ceux qui l’apprirent. Les jeunes gens vinrent envelopper le corps et l’emportèrent pour l’enterrer.
   Au bout d’un intervalle d’environ trois heures, sa femme, qui ne savait pas ce qui était arrivé, entra. Pierre l’interpella : « Dis-moi, le champ que vous avez vendu, c’était tant ? » Elle dit : « Oui, tant. » Alors Pierre : « Comment donc avez-vous pu vous concerter pour mettre l’Esprit du Seigneur à l’épreuve ? Eh bien ! voici à la porte les pas de ceux qui ont enterré ton mari : ils vont aussi t’emporter. » A l’instant même elle tomba à ses pieds et expira. Les jeunes gens qui entraient la trouvèrent morte ; ils l’emportèrent et l’enterrèrent auprès de son mari. Une grande crainte s’empara alors de l’Église entière et de tous ceux qui apprirent ces choses. »
23. L’hyperbole est une « figure de style qui consiste à mettre en relief une idée au moyen d’une expression qui la dépasse. » (R)
24. In VTB.
25. « Le sabbat a été fait pour l’homme, et non l’homme pour le sabbat ; en sorte que le Fils de l’homme est maître même du sabbat. » (Mc 2, 27-28).
26. « Il dit à un autre : « Suis-moi. » Celui-ci dit : « Permets-moi de m’en aller d’abord enterrer mon père. » Mais il lui dit : « Laisse les morts enterrer leurs morts ; pour toi, va-t’en annoncer le Royaume de Dieu. » Un autre encore dit : « Je te suivrai, Seigneur, mais d’abord permets-moi de prendre congé des miens. » Mais Jésus lui dit : « Quiconque a mis la main à la charrue et regarde en arrière est impropre au Royaume de Dieu. » »Lc 9, 59-62).
27. Lc 23, 2.
28. Lc 2, 34.
29. Cf. Lacoste.
30. Lc 12, v. 51-53 (comme dans Mt 10, 34-36).
31. Jérusalem, p. 1502, note c.
32. Lc, 22, 35-38.
33. Notes i et j in Jérusalem, p. 1514.
34. Xavier Léon-Dufour cite à l’appui ce passage : « Depuis les jours de Jean le Baptiste jusqu’à présent, le Royaume des cieux est assailli avec violence ; ce sont des violents qui l’arrachent » (Mt 11, 12). Il estime que « selon l’interprétation la plus probable (biastai désigne toujours les attaquants, les ennemis), Jésus vise les adversaires qui empêchent les hommes d’entrer dans le Royaume ». Mais l’Évangile de Luc suggère une autre interprétation : « Efforcez-vous d’entrer par la porte étroite, car beaucoup, je vous le dis, chercheront à entrer et ne le pourront pas » (Lc 13, 24). Et en équivalence du texte de Mt, nous avons : «  »La Loi et les prophètes vont jusqu’à Jean ; depuis lors, la bonne nouvelle du Royaume de Dieu est annoncée, et tout homme déploie sa force (biazetai) pour y entrer » (Lc 16, 16). (In VTB).
   La Bible de Jérusalem apporte encore d’autres interprétations (p. 1430, b) : « Il peut s’agir : 1° de la sainte violence de ceux qui s’emparent du royaume au prix des plus durs renoncements ; 2° de la mauvaise violence de ceux qui veulent établir le Royaume par les armes (les Zélotes) ; 3° de la tyrannie des puissances démoniaques, ou de leurs suppôts terrestres qui prétendent garder l’empire de ce monde et entraver l’essor du Royaume de Dieu. Enfin certains traduisent : « le Royaume des cieux se fraie sa voie avec violence », c’est-à-dire s’établit avec puissance en dépit de tous les obstacles. »
35. Jn 18, 6.
36. La version de Luc : « Voyant ce qui allait arriver, ses compagnons lui dirent : « Seigneur, faut-il frapper du glaive ? » Et l’un d’eux frappa le serviteur du grand prêtre et lui enleva l’oreille droite. Mais jésus prit la parole et dit : « Restez-en là. » Et, lui touchant l’oreille, il le guérit. » (Lc 22, 49-51).
37. Mt 26, 52-53.
38. Jn 18, 11.
39. Cf. RENAUD Bernard et DUFOUR Xavier-Léon, Zèle in VTB.
40. Mt 25, 53, Jn 18, 36.
41. 1 P 2, 18-24.
42. In Lacoste.
43. In VTB.
44. Mt 12, 15 (citant Is 42, 1-4) ; 14, 13 ; 16, 4.
45. Mt 6, 12. 14 et svts ; Mc 11, 25 ; Mt 18, 22.
46. Mt 5, 38-48.
47. Mt 16, 22 et svts.
48. Cf. la confrontation entre Jacob et Esaü (Gn 33), la rencontre de Joseph et ses frères (Gn 45) et l’attitude de David face à Saül, 1 S 26.
49. Mt 4, 3 et svts ; 4, 8 et svts.
50. Lc 9, 54.
51. Mt 20, 25 et svts.
52. Jn 6, 15.
53. Mt 5, 4.
54. Mt 5, 10 et svts. Cette béatitude était prophétisée dans Is 50, 5-6 ; 53, 9.
55. Lc 23, 34 ; 1 P 2, 23 et svts.
56. CAZELLES Henri et GRELOT Pierre, in VTB.
57. Mt 4, 1-11 ; 12, 27 svts ; Lc 11, 18 et svts.
58. Lc 22, 3 ; Jn 13, 2.27 ; 14, 30.
59. Ac 4, 25-28.
60. Jn 12, 31 ; 16, 33.
61. Col 2, 15.
62. Cf. Lacoste.
63. 1Co 15, 25s cite le Ps 110, 1.
64. Ep 2, 16.
65. 1 Co 15, 54 citant Is 25, 8.
66. 2 Th 2, 8 citant Is 11, 4.
67. Lc 2, 14 ; Jn 14, 27 ; 16, 33.
68. Jn 15, 18-21.
69. Mt 10, 34 svts ; Mt 11, 12.
70. Ep 6, 10. ; 1 P 5, 8.
71. Ap 12, 17-13, 10 ; 17.
72. 1 Th 5, 8 ; Ep 6, 11 ; 13-17 ; 1 Jn 2, 14 ; 4, 4 ; 5, 4.
73. Mt 24, 6. ; Ap 6, 1-4 ; 9, 1-11.
74. Ap 19, 19 ; 20, 7 et svts.
75. Ap 19, 11-16. 21 ; cf Mt 24, 30.
76. Ap 19, 20 ; 20, 10. Le Messie suivi des armées du ciel « est revêtu d’un manteau trempé de sang » (Ap 19, 13). Voici venu « le temps de la destruction pour ceux qui détruisent la terre » ( Ap 11, 18).
77. Ap 21 ; Ap 12, 10 ; Ap 3, 21.

⁢i. Jésus, prince de la paix

Le mot shalom[1], dans l’Ancien Testament, ne désigne pas simplement l’absence de guerre. Ce mot « est d’une grande richesse sémantique », « un concept englobant » qui renvoie à un « bien-être physique, psychique, relationnel, religieux ». Quel que soit l’aspect qu’il souligne, il a « sa source en Dieu »[2]. Il inclut une idée de plénitude, d’intégrité à divers niveaux, d’harmonie personnelle et sociale, de vie calme et paisible, de stabilité voire de bonheur.⁠[3] On se souhaite mutuellement le shalom, on le souhaite aussi pour la collectivité⁠[4].

Mais il y a plus. Dans les promesses à Sion adressées au prophète Michée⁠[5] se trouve l’affirmation d’une paix à venir, une paix qui est quelqu’un. En effet, « dans la suite des temps », on dira : « « Venez, montons à la montagne de Yahvé, au Temple du Dieu de Jacob, qu’il nous enseigne ses voies et que nous suivions ses sentiers. Car de Sion vient la Loi et de Jérusalem la parole de Yahvé. » Il jugera entre des peuples nombreux et sera l’arbitre de nations puissantes. Ils briseront leurs épées pour en faire des socs et leurs lances pour en faire des serpes. On ne lèvera plus l’épée nation contre nation, on n’apprendra plus à faire la guerre. Mais chacun restera assis sous sa vigne et sous son figuier, sans personne pour l’inquiéter. » Quand cela sera-t-il ? « Et toi, (Bethléem) Ephrata, le moindre des clans de Juda, c’est de toi que me naîtra celui qui doit régner sur Israël ; ses origines remontent au temps jadis, aux jours antiques. C’est pourquoi il {Yahvé} les abandonnera jusqu’au temps où aura enfanté celle qui doit enfanter. Alors le reste de ses frères reviendra aux enfants d’Israël. Il se dressera, il fera paître son troupeau par la puissance de Yahvé, par la majesté du nom de son Dieu. Ils s’établiront, car alors il sera grand jusqu’aux extrémités du pays. Celui-ci sera paix ! » Si Michée pense aux origines anciennes de la dynastie de David et si l’on peut associer à cette description du Messie la figure de Salomon dont le nom signifie « paix », on ne peut s’empêcher, à la lumière des Évangiles de « pressentir comme une lointaine préparation du mystère de Jésus, en qui le combat de Dieu pour la paix rejoint celui de l’homme Jésus qui « a établi la paix par le sang de sa croix », celui au sujet de qui Ep 2, 14 déclare : « C’est lui notre paix » »[6].

Dans le livre de Michée, Yhwh est la source de l’espérance de paix qui anime les hommes. Dans ce sens, on peut dire que la paix est donnée : « C’est la parole et la Loi se Yhwh, accueillies par l’ensemble des nations, qui « à la fin des jours » permettront au Seigneur de gouverner le monde dans l’harmonie et la paix. » Mais, en attendant l’avenir idyllique promis, la paix est aussi à conquérir. Dieu est Maître de l’histoire mais il appelle à la collaboration.⁠[7]

« Celui-ci sera paix », « C’est lui notre paix » : Jésus donc.

Dès avant sa naissance, par la prophétie de Zacharie nous entendons proclamer le lien entre le Messie, la paix et le salut.⁠[8] De même, Syméon, « poussé par L’Esprit », vient au Temple, reçoit Jésus dans ses bras et dit : « Maintenant, Souverain Maître, tu peux, selon ta parole,, laisser ton serviteur s’en aller en paix ; car mes yeux ont vu ton salut, que tu as préparé à la face de tous les peuples, lumière pour éclairer les nations et gloire de ton peuple Israël. »⁠[9]

Le ministère de Jésus confirme le lien entre salut et paix, le salut apportant la plénitude de la vie, même s’il s‘agit d’une anticipation des « effets du messianisme au moment de sa pleine réalisation » lors de la résurrection.⁠[10] A Bethléem, les anges lancent cette louange : « Gloire à Dieu au plus haut des cieux et sur la terre paix aux hommes objets de sa complaisance. »[11] A la femme pécheresse, il dit « Tes péchés sont remis. (…) Ta foi t’a sauvée ; va en paix. »[12] Et à l’hémorroïsse : « « Ma fille, ta foi t’a sauvée ; va en paix. »[13] Deux femmes, « objets » de la complaisance de Dieu. Si la paix comme « manifestation du salut dans l’immédiat (…) peut être accordée individuellement (…) à quiconque croit en Jésus »[14], elle peut être offerte aussi à la maisonnée : « En entrant dans la maison, saluez-la : si cette maison en est digne, que votre paix vienne sur elle ; si elle ne l’est pas, que votre paix vous soit retournée. »[15] Le salut qui donne la paix ne s’impose pas, il est offert et doit être accueilli dans la foi.

Lorsque Jésus dit⁠[16] : « Je vous laisse la paix ; c’est ma paix que je vous donne ; je ne vous la donne pas comme le monde la donne. Que votre cœur ne se trouble ni ne s’effraie », il révèle que le don de la paix est lié à sa personne. Jésus donne d’une manière unique, puisqu’il est Seigneur, une paix qui dissipe trouble et angoisse, qui donne aux disciples la force nécessaire à leur mission, courage et confiance. Jésus est bien la paix proposée la paix dissipe la crainte : « « Je vous ai dit ces choses, pour que vous ayez la paix en moi. Dans le monde vous aurez à souffrir. Mais gardez courage ! J’ai vaincu le monde. »[17] Ainsi, Jésus, apparaissant aux disciples qui s’étaient enfermés par peur des Juifs, leur offre immédiatement la paix par sa présence : « Paix à vous ! »[18] dit-il. Comme l’écrit, Michèle Morgen, « ce shalom diffère d’un simple bonjour. »[19]Ce shalom nous renvoie au sens riche que le mot a dans l’AT mais, cette paix désormais synonyme de salut, c’est le Christ mort et ressuscité qui seul la rend possible qui seul peut la donner à tout fidèle. « Parce que la paix est don du Christ, elle se distingue qualitativement de la paix construite par les seuls hommes. Elle n’a rien à faire avec la pax romana qui s’impose par la contrainte et dont le garant est la force armée. Cette spécificité assure sa pérennité : elle est précisément ce qui permet au croyant d’affronter l’hostilité du monde et les crises qui traversent l’histoire. En fait, le don de la paix récapitule tous les effets positifs liés à la connaissance et à l’appropriation de l’événement de la révélation. »⁠[20]

Complétant la louange des bergers, les disciples, à l’entrée dans Jérusalem, s’écrient : « Béni soit celui qui vient[21], le Roi, au nom du Seigneur ! Paix dans le ciel et gloire au plus haut des cieux. »[22] Mais Jésus pleure sur Jérusalem : « Ah ! si en ce jour tu avais compris, toi aussi, le message de paix ! Mais non, il est demeuré caché à tes yeux. »[23] Si, dans l’accueil, Jésus offre, comme signe, la guérison des malades, par exemple et annonce la proximité du Royaume, l’incompréhension ou le refus éloignent salut et paix pour Jérusalem : « Oui des jours viendront sur toi où tes ennemis t’environneront de retranchements, t’investiront, te presseront de toute part. Ils t’écraseront sur le sol, toi et tes enfants au milieu de toi, et ils ne laisseront pas en toi pierre sur pierre, parce que tu n’as pas reconnu le temps où tu fus visitée. »[24] Ressuscité, le Christ accueille ses disciples en leur disant : « Paix à vous ! »[25] Et il envoie ses disciples, le nouvel Israël, qui seront investis de la force de l’Esprit, « à toutes les nations, à commencer par Jérusalem. »[26] Le reste d’Israël reçoit la paix pour la porter au monde entier. Le reste d’Israël est sauvé pour porter le salut à tous les hommes, au loin, dans la perspective d’un rassemblement final des nations.

Jésus, comme on le voit bien dans l’Évangile selon Matthieu, proclame la Bonne Nouvelle dans un monde de violence. Et, comme nous le savons, si Jésus est non-violent dans son comportement, il l’est moins dans ses propos souvent musclés y compris, et même surtout, vis-à-vis de ceux qui le suivent. Matthieu voulait sans doute réveiller une communauté endormie mais ce portrait contrasté de Jésus n’introduit aucune contradiction : Jésus peut à la fois se montrer vigoureux et se dire « doux et humble de cœur »[27] Gérard Claudel⁠[28] a trouvé dans l’Ethique à Nicomaque un passage qui montre que « la douceur est le point moyen –in medio stat virtus- entre ce que nous appellerons l’apathie et la colère » : « L’homme (…) qui est en colère pour les choses qu’il faut et contre les personnes qui le méritent et qui en outre l’est de la façon qui convient, au moment et aussi longtemps qu’il faut, un tel homme est l’objet de notre éloge. Cet homme sera dès lors un homme doux. »[29] Cette approche peut être confirmée, toujours selon G. Claudel, par l’articulation dialectique des Béatitudes : « « Sois doux (v.5), mais sans oublier la faim et la soif de la justice qui doivent continuer à t’habiter (v.6). » « Sois miséricordieux (v.7), tout en demeurant un cœur pur (v.8), non partagé entre le bien et le mal. » « Sois artisan de paix (v.9), dans un monde où sévit la violence subie à cause de la justice (v. 10). » »[30] Jésus n’offre-t-il pas après la résurrection, une seconde chance à Jérusalem qui ne l’avait pas accueilli ?

Comme l’écrit Thomas P. Osborne, « Que la paix venue sur terre en Lc 2, 14 soit retournée au ciel en Lc 19, 38 ne signifie pas la fin définitive de l’offre de paix. Ce retour marque simplement la reconnaissance du refus d’accueil et les conséquences inhérentes à ce refus, car si la pax romana est imposée par la force militaire romaine, la paix qui vient de Dieu ne peut être qu’accueillie par les hommes de bienveillance ou refusée par ceux qui ne s’y ouvrent pas. »[31]

Ajoutons encore que Jésus confirme et précise la vocation universelle d’un petit peuple déjà proclamée dans l’Ancien Testament. C’est l’Église désormais quoi reçoit les privilèges du peuple de l’ancienne alliance, tenté d’interpréter son élection dans un sens nationaliste⁠[32] alors que le Seigneur convoque⁠[33], de toutes les nations, les hommes libérés par son Alliance. « Le salut vient des Juifs »[34] mais, dit Jésus, « vous serez mes témoins à Jérusalem, dans toute la Judée et la Samarie, et jusqu’aux extrémités de la terre. »[35] « De toutes les nations, faites des disciples »[36], « allez par le monde entier, proclamez l’Évangile à toutes les créatures ».⁠[37] Comme nous l’avons vu, rien n’échappe à l’action créatrice de Dieu et rien n’échappe à son action rédemptrice. La Révélation est un message de salut universel.⁠[38] A la suite d’Israël⁠[39], l’Église invite à l’unité qui sera réalisée par Dieu dans le Royaume⁠[40], l’empire de Dieu remplaçant les empires humains fragilisés par leur orgueil. Jésus a montré que la puissance de Dieu n’est pas la puissance des rois dont l’attribut est l’épée.⁠[41] Sa royauté n’est pas politique⁠[42]. Sa puissance n’est pas dans l’épée mais dans la parole toujours efficace. Jésus est Parole de Dieu incarnée : « le Verbe s’est fait chair et il habité parmi nous. »[43] Parole qui entraîne⁠[44], transforme, guérit, libère et sauve⁠[45]. Refusée, elle condamne.⁠[46] Aujourd’hui, Jésus n’a que la voix de l’Église⁠[47] comme arme : « c’est par elle que le Royaume de Dieu pénètre, grandit et remporte la victoire. Chaque fois que les chrétiens perdront la confiance dans cette puissance de la parole de Dieu et auront la faiblesse de recourir à la force, à la puissance politique, ils agiront contre le Royaume de dieu, et ce sera la catastrophe. »[48] Jésus confirme l’Ancien Testament : la force de Dieu se déploie dans la faiblesse. Voilà ce qui doit inspirer son disciple : « Comportez-vous ainsi entre vous, comme on le fait en Jésus Christ : lui qui est de condition divine n’a pas considéré comme une proie à saisir d’être l’égal de Dieu ; mais il s’est dépouillé, prenant la condition de serviteur, devenant semblable aux hommes, et, reconnu à son aspect comme un homme, il s’est abaissé, devenant obéissant jusqu’à la mort, à la mort sur une croix. C’est pourquoi Dieu l’a souverainement élevé et lui a conféré le Nom qui est au-dessus de tout nom, afin qu’au nom de Jésus tout genou fléchisse, dans les cieux, sur la terre et sous la terre, et que toute langue confesse que le Seigneur, c’est Jésus Christ, à la gloire de Dieu le Père. »[49] Jésus est le serviteur souffrant qui, dans la confiance, s’abandonne à la puissance divine. Tel est clairement le paradoxe qu’esquissait déjà l’Ancien testament et qui s’affirme aussi dans le Magnificat.⁠[50]

Jésus proclame et fonde la paix⁠[51] par sa croix et sa résurrection. Il appelle « un nouveau type d’hommes »[52] dont Jacques nous dresse le portrait face aux « hommes anciens » : « Qui est sage et intelligent parmi vous ? qu’il tire de sa bonne conduite la preuve que la sagesse empreint ses actes de douceur. Mais si vous avez le cœur plein d’aigre jalousie et d’esprit de rivalité, ne faites pas les avantageux et ne nuisez pas à la vérité par vos mensonges. Cette sagesse-là ne vient pas d’en haut ; elle est terrestre, animale, démoniaque. En effet, la jalousie et l’esprit de rivalité s’accompagnent de remous et de force affaires fâcheuses. Mais la sagesse d’en haut est d’abord pure, puis pacifique, douce, conciliante, pleine de pitié et de bons fruits, sans façon et sans fard. Le fruit de la justice est semé dans la paix pour ceux qui font œuvre de paix. »[53]Ces hommes nouveaux vivront en paix les uns avec les autres⁠[54] anticipant la paix universelle et définitive qui ne peut venir que de Dieu : « Pour moi, dit Jésus, quand j’aurai été élevé de terre, j’attirerai à moi tous les hommes »[55]. L’unité et la paix seront son œuvre selon sa propre prière : « que tous soient un comme toi, Père, tu es en moi et que je suis en toi, qu’ils soient en nous eux aussi, afin que le monde croie que tu m’as envoyé. Et moi, je leur ai donné la gloire que tu m’as donnée, pour qu’ils soient un comme nous sommes un, moi en eux comme toi en moi, pour qu’ils parviennent à l’unité parfaite et qu’ainsi le monde puisse connaître que c’est toi qui m’as envoyé et que tu les as aimés comme tu m’as aimé. »[56]


1. Shalôm est de même racine que Shlemout, la plénitude (cf. MANNS Frédéric, Textes rabbiniques sur la paix, in Bible et paix, op. cit., p. 318.
2. LAURENT Françoise, Alentour de l’Exode, Jéthro ou la paix pour Israël, in BONS Eberhard, GERBER Daniel, KEITH Pierre et alii, Bible et paix, Mélanges offerts à Claude Coulot, Cerf, 2010, pp. 19-20 (Bible et paix).
3. X. Léon-Dufour définit ainsi la paix biblique : elle « désigne le bien-être de l’existence quotidienne, l’état de l’homme qui vit en harmonie avec la nature, avec lui-même, avec Dieu ; concrètement, elle est bénédiction, repos, gloire, richesse, salut, vie. » (VTB)
4. Ainsi, dans le lettre de Jérémie aux déportés de Babylone, on peut lire : « Ainsi parle Yahvé Sabaot, le Dieu d’Israël, à tous les exilés, déportés de Jérusalem à Babylone : bâtissez des maisons et installez-vous ; plantez des jardins et mangez leurs fruits ; prenez femme et engendrez des fils et des filles ; choisissez des femmes pour vos fils ; donnez vos filles en mariage et qu’elles enfantent des fils et des filles, ; multipliez-vous là-bas, ne diminuez pas ! Recherchez la paix pour la ville où je vous ai déportés ; priez Yahvé en sa faveur, car de sa paix dépend la vôtre » (Jr 29, 4-7). Commentant ce passage, Eberhard Bons fait remarquer que Jérémie « n’évoque, ni le problème de l’identité religieuse des exilés, ni le danger de l’adoration d’autres dieux (…). Pour Jérémie, il est impératif que les exilés adressent des prières à Yhwh en faveur de la ville qui réunit des babyloniens et des exilés. Quelle que soit l’idée que le prophète a eue concernant les autres pratiques religieuses de ses compatriotes, il met le doigt sur la nécessité de s’engager en faveur su shalom de la ville. Voilà probablement une valeur que partageaient les exilés et les babyloniens. » L’auteur conclut en tirant cette leçon : « Ne peut-on voir dans les conseils du prophète un modèle à appliquer mutatis mutandis dans d’autres situations où deux peuples d’origine, d’identité et de religion différentes sont obligés de vivre ensemble et de partager le même territoire ? » (« Recherchez le Shalom pour la ville où je vous ai déportés », Quelques réflexions sur l’interprétation de Jr 29, 5-7 », in Bible et paix, op. cit., p.45.)
5. Mi 4 et 5.
6. RENAUD Bernard, La paix est un combat, L’éclairage du livret de Mi 4-5, in Bible et paix, op. cit., p. 57 .
7. Id.. Le combat pour la paix est mené par Dieu qui, selon Michée, « rassemble les exilés (4, 6-7), les conduit à Sion où il établit son règne (4,8) et suscite l’avènement du Messie (5, 1-3). » En même temps, « il sollicite aussi la collaboration du « reste d’Israël » en l’appelant vigoureusement à l’espérance (4, 9-14), en lui permettant d’enfanter le Messie (5,2), en l’associant à ce combat (5, 4-5), et finalement en lui confiant à l’égard des peuples une mission de médiation : bénédiction ou malédiction (5, 6-7). »
8. Lors de la circoncision de son fils Jean, Zacharie « fut rempli de l’Esprit Saint et se mit à prophétiser : « Béni soit le Seigneur, le Dieu d’Israël, de ce qu’il a visité et délivré son peuple, et nous a suscité une puissance de salut dans la maison de David, son serviteur, selon qu’il l’avait annoncé par la bouche de ses saints prophètes des temps anciens, pour nous sauver de nos ennemis et de la main de tous ceux qui nous haïssent. Ainsi fait-il miséricorde à nos pères, ainsi se souvient-il de son alliance sainte, du serment qu’il a juré à Abraham, notre père, de nous accorder que, sans crainte, délivrés de la main de nos ennemis, nous le servions en sainteté et justice devant lui, tout au long de nos jours. Et toi, petit enfant, tu seras appelé prophète du Très-Haut ; car tu marcheras devant le Seigneur, pour lui préparer les voies, pour donner à son peuple la connaissance du salut par la rémission de ses péchés ; grâce aux sentiments de miséricorde de notre Dieu, dans lesquels nous a visités l’Astre d’en haut (Astre qui apporte la lumière ou germe du tronc de David : titres du Messie dans l’AT), pour illuminer ceux qui demeurent dans les ténèbres et l’ombre de la mort, afin de guider nos pas dans le chemin de la paix. » (Lc 1, 67-79).
9. Lc 2, 27-32.
10. MAINVILLE Odette, La paix messianique dans la perspective lucanienne : quand et pour qui ?, in Bible et paix, op. cit., p.126.
11. Lc 2, 14. La TOB traduit : « paix pour ses bienaimés ». La Bible de Jérusalem conteste la traduction « aux hommes de bonne volonté » qui s’appuie sur la Vulgate mais ne rend pas compte du sens usuel du terme grec.
12. Lc 7, 48 et 50.
13. Lc 8, 48.
14. MAINVILLE Odette, op.cit., p. 127.
15. Mt 10, 12-13. Voir aussi Mc 6, 8-11 ; Lc 9, 1-6. Jérusalem note (p. 1428, d) : « Le salut oriental consiste à souhaiter la paix. Ce souhait est conçu comme quelque chose de très concret, qui ne peut rester vain mais revient, s’il ne peut s’accomplir, à celui qui l’a émis. »
16. Jn 24, 27. 
17. Jn 16, 33. 
18. Jn 20, 19 et 26 .
19. La paix dans l’évangile de Jean, in Bible et paix, op. cit., p. 176.
20. ZUMSTEIN Jean, La paix dans le quatrième évangile, in Bible et paix, op. cit., p.187. Déjà dans Isaïe, le règne de Dieu et l’avènement de la paix sont deux réalités liées, « ce sont les deux faces d’un même évènement » (COMBLIN J., op. cit., p. 184) : « Quant à toi, monte sur une haute montagne, Sion, joyeuse messagère, élève avec énergie ta voix , Jérusalem, joyeuse messagère élève-la, ne crains pas, dis aux villes de Juda : « Voici votre Dieu, voici le Seigneur Dieu ! Avec vigueur il vient, et son bras lui assurera la souveraineté ; voici avec lui son salaire, et devant lui sa récompense. Comme un berger il fait paître son troupeau, de son bras il rassemble ; il porte sur son sein les agnelets, procure de la fraîcheur aux brebis qui allaitent. » (Is 40, 9-11).
21. Cf. Ps 118, 26.
22. Lc 19, 38.
23. Lc 19, 42.
24. Lc 19, 41-44.
25. Lc, 24, 36.
26. Lc 24, 47.
27. Mt 11, 29.
28. Violence, douceur et paix dans le premier évangile, in Bible et paix, p.82.
29. ARISTOTE, Ethique à Nicomaque, 1125b, Vrin, 1990, p.197.
30. CLAUDEL G., in Bible et paix, p. 82. Pour être complet, notons que pour l’auteur, la première béatitude « donne l’orientation générale de la péricope, tandis que la seconde rappelle le contexte dysphorique dans lequel l’enseignement des béatitudes doit être actualisé. » La neuvième béatitude élargit la huitième et, « à la deuxième personne embraie sur l’ici-maintenant des destinataires de l’évangile marqué par la persécution (v. 11-12). » (Id., pp. 82-83).
31. L’offre de paix entre Lc 2, 14 et 19, 38, in Bible et paix, op. cit., p.164.
32. Les Juifs ne peuvent se targuer d’être, eux, de « la descendance d’Abraham » (Jn 8, 33), comme si le fait d’être de la descendance d’Abraham suffisait au salut. Jean-Baptiste les avaient prévenus : « ne vous avisez pas de dire en vous-mêmes : « Nous avons pour père Abraham. » Car je vous le dis, des pierres que voici Dieu peut susciter des enfants à Abraham. » (Mt 3, 9). Dieu peut susciter n’importe où de vrais fils d’Abraham.
33. Ecclesia en grec désigne « une assemblée par convocation ».
34. Jn 4, 22.
35. Ac 1, 8.
36. Mt 28, 19.
37. Mc 16, 15.
38. Le Fils est « l’image du Dieu invisible, Premier-né de toutes les créatures, car en lui tout a été créé, dans les cieux et sur la terre, les êtres visibles comme les invisibles, Trônes, et Souverainetés, Autorités et pouvoirs. Tout est créé par lui et pour lui, et il est, lui, la tête du corps, qui est l’Église. Il est le commencement, Premier-né d’entre les morts, afin de tenir en tout, lui, le premier rang. Car il a plu à Dieu de faire habiter en lui toute la plénitude et de tout réconcilier par lui et pour lui, et sur la terre et dans les cieux, ayant établi la paix par le sang de sa croix. » (Col 1, 17-20).
39. Israël, dans son effort missionnaire, à soumis les peuples à ses lois plutôt qu’à Dieu.
40. Il est intéressant de confronter de que disait Isaïe au chapitre 60 à ce qu’écrit Jean dans l’Apocalypse  à propos de la lumière de Dieu éclairant toutes les nations : « Le trône de Dieu et de l’agneau sera dans la cité, et ses serviteurs lui rendront un culte, ils verront son visage et son nom sera sur leurs fronts. Il n’y aura plus de nuit, nul n’aura besoin de la lumière du flambeau ni de la lumière du soleil, car le Seigneur Dieu répandra sur eux sa lumière, et ils régneront aux siècles des siècles. » (Ap 22, 3-5). 
41. Jésus repousse l’empire que lui propose le diable (Mt 4, 1-11) et l’utilisation de la force au moment de son arrestation (Mt 26 , 51-54).
42. J. Comblin fait judicieusement remarquer que Jésus n’accepte le titre de roi que dans le contexte de la passion. Il vient, en effet « restaurer l’homme » et non une dynastie. Il ne règne pas sur son peuple mais avec lui. ( Théologie de la paix, Principes, Editions universitaires, 1960, p. 161).
43. Jn 1, 14.
44. Cf. Mt 4, 18-22 : « Comme il marchait le long de la mer de Galilée, il vit deux frères, Simon appelé Pierre et André, son frère, en train de jeter le filet dans la mer : c’étaient des pêcheurs. Il leur dit : « Venez à ma suite et je vous ferai pêcheurs d’hommes. » Laissant aussitôt leurs filets, ils le suivirent. Avançant encore, il vit deux autres frères : Jacques, fils de Zébédée, et Jean son frère, dans leur barque, avec Zébédée leur père, en train d’arranger leurs filets. Il les appela. Laissant aussitôt leur barque et leur père, ils le suivirent. » Et Mt 9, 9 : « Comme il s’en allait, Jésus vit, en passant, assis au bureau des taxes, un homme qui s’appelait Matthieu. Il lui dit : « Suis-moi. » Il se leva et le suivit. » Cette parole « appelle, mais ne force pas la liberté » (COMBLIN J., op. cit., p. 167). Pierre dira « Nous, nous avons tout laissé et nous t’avons suivi. » (Mt 19, 27). Mais d’autres résistent à cette parole et ne l’acceptent pas.
45. Mt 9, 2 : « Voici qu’on lui amenait un paralysé étendu sur une civière. Voyant leur foi, Jésus dit au paralysé : « Confiance, mon fils, tes péchés sont pardonnés. » Or, quelques scribes se dirent en eux-mêmes : « Cet homme blasphème ! » Voyant leurs réactions, Jésus dit : « Pourquoi réagissez-vous mal en vos cœurs ?  qu’y a-t-il donc de plus facile, de dire : « Tes péchés sont pardonnés, ou bien de dire : « Lève-toi et marche » ? Eh bien ! afin que vous sachiez que le Fils de l’homme a sur la terre autorité pour pardonner les péchés… » -il dit alors au paralysé : « Lève-toi, prends ta civière et va dans ta maison. » L’homme se leva et s’en alla dans sa maison. »
46. Cf. Lc 19, 41-44: « Quand il s’approcha de la ville et qu’il l’aperçut, il pleura sur elle. Il disait : « Si toi aussi tu avais su, en ce jour, comment trouver la paix… ! Mais hélas ! cela a été caché à tes yeux ! Oui, pour toi des jours vont venir où tes ennemis établiront contre toi des ouvrages de siège ; ils t’encercleront et te serreront de toutes parts ; ils t’écraseront, toi et tes enfants au milieu de toi ; et ils ne laisseront pas en toi pierre sur pierre, parce que tu n’as pas reconnu le temps où tu as été visitée. » Mt 10, 11-15 : « Dans quelque ville ou village que vous entriez, informez-vous pour savoir qui est digne de vous recevoir et demeurez là jusqu’à votre départ. En entrant dans la maison, saluez-la ; si cette maison en est digne, que votre paix vienne sur elle ; mais si elle n’en est pas digne, que votre paix revienne à vous. Si l’on ne vous accueille pas et si l’on n’écoute pas vos paroles, en quittant cette maison ou cette ville, secouez la poussière de vos pieds. En vérité, je vous le déclare : au jour du jugement, le pays de Sodome et de Gomorrhe sera traité avec moins de rigueur que cette ville ».
47. Que font les premiers disciples après que Jésus eut été enlevé au ciel ? « Quant à eux, ils partirent prêcher partout : le Seigneur agissait avec eux et confirmait la Parole par les signes qui l’accompagnaient. »
48. COMBLIN J., op. cit., p. 169.
49. Ph 2, 5-11.
50. « Mon âme exalte le Seigneur et mon esprit s’est rempli d’allégresse à cause de Dieu, mon Sauveur, parce qu’il a porté son regard sur son humble servante. Oui, désormais, toutes les générations me proclameront bienheureuse, parce que le Tout puissant a fait pour moi de grandes choses : saint est son Nom. Sa bonté s’étend de génération en génération sur ceux qui le craignent. Il est intervenu de toute la force de son bras ; il a dispersé les hommes à la pensée orgueilleuse ; il a jeté les puissants à bas de leurs trônes et il a élevé les humbles ; les affamés, il les a comblés de biens et les riches, il les a renvoyés les mains vides. Il est venu en aide à Israël soin serviteur en souvenir de sa bonté, comme il l’avait dit à nos pères, en faveur d’Abraham et de sa descendance pour toujours. » (Lc 1, 46-55). Ce texte fait écho au cantique d’Anne (1S 2, 1-10)
51. Jn 14, 27 : « Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix ? Ce n’est pas à la manière du monde que je vous la donne. »
52. COMBLIN J., op. cit., p. 199 .
53. Jc 3, 13-18.
54. Cf. Mc 9, 50.
55. Jn 12, 32.
56. Jn 17, 21-23.

⁢ii. Aux premiers temps de l’Église

Quelles leçons Paul va-t-il tirer de l’enseignement de Jésus qui s’est présenté comme notre paix ? « Dieu, écrit-il, n’est pas un Dieu de désordre, mais de paix. »[1] Il ne s’agit pas, vu le contexte, d’un rappel à l’ordre pour que les manifestations cultuelles ne soient pas anarchiques, il s’agit plutôt de rappeler que l’unité ecclésiale « se construit sur la foi au « Dieu de la paix » » et que la communauté doit témoigner de cette paix en la vivant⁠[2]. Et pour qu’on ne se trompe pas sur la nature de cette paix, il écrit aussi par ailleurs : « Alors la paix de Dieu, qui surpasse toute intelligence, prendra sous sa garde vos cœurs et vos pensées, dans le Christ Jésus. »[3] En écrivant cela, Paul ne méprise pas l’intelligence (le « nous » grec). Il ne veut pas dire non plus que l’intelligence humaine est incapable de comprendre la paix de Dieu. Au contraire, « Paul parle toujours positivement de l’intelligence » sauf quand il s’agit de « l’intelligence sans jugement des païens, conséquence du fait qu’ils tiennent la vérité captive dans l’injustice »[4] ou de l’intelligence obscurcie ou dévoyée des chrétiens⁠[5]. La paix de Dieu échappe à ces intelligences-là « sans jugement »[6]. Par ailleurs, on peut comprendre aussi que dans un contexte hostile, « la paix de Dieu surpasse tout ce que l’intelligence humaine peut prévoir et construire pour protéger de la peur. Elle est à la fois la source et la protection de l’amour en Christ dans les cœurs et les pensées. »[7] Autrement dit, « la paix de Dieu n’est pas comme celle que l’intelligence peut donner et […] à ce titre elle surpasse de loin cette dernière. »[8] Elle surpasse la paix que les hommes peuvent établir par les lois ou la force puisque la paix est liée au Règne de Dieu.⁠[9]

La paix de Dieu est inégalable, elle est offerte à qui s’attache au vrai bien et se détourne du péché : « Détresse et angoisse pour tout homme qui commet le mal, pour le juif d’abord et pour le Grec ; gloire, honneur et paix à quiconque fait le bien, au Juif d’abord puis au Grec, car en Dieu il n’y a pas de partialité »[10] ; « la chair tend à la mort, mais l’Esprit tend à la vie et à la paix »[11]. Tant que l’homme ne sera pas ajusté à Dieu, respectueux de la volonté de Dieu, il ne pourra espérer vivre en paix avec son semblable. La réconciliation avec Dieu précède la réconciliation entre les hommes et cette réconciliation avec Dieu dépend de sa miséricorde : « Mais en ceci Dieu prouve son amour envers nous : Christ est mort pour nous alors que nous étions encore pécheurs. Et puisque maintenant nous sommes justifiés par son sang, à plus forte raison serons-nous sauvés par lui de la colère. Si en effet, quand nous étions ennemis de Dieu, nous avons été réconciliés avec lui par la mort de son Fils, à plus forte raison, réconciliés, serons-nous sauvés par sa vie. Bien plus, nous mettons notre orgueil en Dieu par notre Seigneur Jésus Christ par qui, maintenant, nous avons reçu la réconciliation. »[12] Si le Christ réconcilie les hommes avec Dieu, il les réconcilie entre eux formant un peuple nouveau, le peuple d’Israël et des nations qui, par l’Église, esquisse et anticipe le Règne de Dieu⁠[13]. Mais cette paix, bien sûr, ne s’impose pas, elle doit être proclamée, suspendue à notre foi pour être acceptée. Elle est le fruit de l’Esprit⁠[14] .

Par ailleurs, Paul reconnaît à l’État un « droit de glaive »[15] qui n’est pas incompatible avec la volonté du Christ de réconcilier les hommes avec Dieu, les hommes entre eux et Israël avec les nations païennes. De même que dans les Évangiles, ne sont pas incompatibles les appels à ne pas résister au mal, à tendre l’autre joue, à aimer ses ennemis⁠[16] à ne pas se servir du glaive⁠[17], à ne pas rendre le mal pour le mal⁠[18] et ces textes où l’occasion était belle de condamner toute guerre notamment dans l’évangile de Luc, évangile de la paix !⁠[19]

Toujours est-il qu’il faut, avons-nous vu, que les communautés chrétiennes témoignent de la paix reçue du Seigneur. Luc témoigne : « Cependant les Églises jouissaient de la paix[20] dans toute la Judée, la Galilée et la Samarie ; elles s’édifiaient et vivaient dans la crainte du Seigneur, et elles étaient comblées de la consolation du Saint Esprit. »[21] On remarque le lien qui est fait entre la paix, la crainte de Dieu et la « consolation » ou l’ « encouragement » de l’Esprit. Dès lors, Luc ne cherche pas d’abord à évoquer l’absence ou la fin de persécutions mais plutôt un état de salut. Il y a un lien entre la paix reçue du Seigneur, une paix qui règne à l’intérieur⁠[22]où règne la concorde fraternelle et à l’extérieur puisque Paul le persécuteur a été intégré, et la croissance de l’Église⁠[23]. Autrement dit, la paix édifie l’Église. Voilà pourquoi il y a tant d’exhortations à la paix⁠[24]et d’invocations au Dieu de la paix⁠[25]. La paix est précieuse pour l’Église car elle est associée à la justice⁠[26], la joie⁠[27], la charité⁠[28], la longanimité⁠[29], la délicatesse⁠[30], la fidélité⁠[31], la douceur⁠[32] et l’humilité⁠[33]. Jacques écrira : « Mais la sagesse d’en-haut est d’abord pure, puis pacifique, douce, conciliante, pleine de pitié et de bons fruits, sans façon et sans fard. Le fruit de la justice est semé dans la paix pour ceux qui font œuvre de paix. »[34] Et Pierre : « Enfin, soyez tous dans de mêmes dispositions, compatissants, animés d’un amour fraternel, miséricordieux, humbles. Ne rendez pas le mal pour le mal, ou l’insulte pour l’insulte ; au contraire, bénissez, car c’est à cela que vous avez été appelés, afin d’hériter la bénédiction. »[35] Parmi les péchés qui privent du Royaume des cieux, Paul cite  « …haines, discorde, jalousie, emportements, rivalités, dissensions, factions, envie… »[36] et encore « colère, irritation, méchanceté, injures, grossièreté sortie de vos lèvres »[37]. A Timothée, il conseille : « Fuis les passions de la jeunesse, recherche la justice, la foi, l’amour, la paix avec ceux qui, d’un cœur pur, invoquent le Seigneur. Mais les controverses vaines et stupides, évite-les. Tu sais qu’elles engendrent les querelles. Or, un serviteur du Seigneur ne doit pas se quereller, mais être affable envers tous, capable d’enseigner, supportant les contrariétés. C’est avec douceur qu’il doit instruire les contradicteurs : qui sait si dieu ne leur donnera pas de se convertir pour connaître la vérité, de revenir à eux-mêmes en se dégageant des filets du diable qui les tenait captifs et assujettis à sa volonté ? » Chacun est donc responsable de la paix. Ce n’est pas simplement l’affaire des « autorités » et des lois. Chacun est responsable de la paix dans le monde et dans l’Église puisqu’elle est une : « Je vous y exhorte donc dans le Seigneur, moi qui suis prisonnier : accordez votre vie à l’appel que vous avez reçu ; en toute humilité et douceur, avec patience, supportez-vous les uns les autres dans l’amour ; appliquez-vous à garder l’unité de l’esprit par le lien de la paix. Il y a un seul corps et un seul Esprit, de même que votre vocation vous a appelés à une seule espérance ; un seul Seigneur, une seule foi, un seul baptême ; un seul Dieu et Père de tous, qui règne sur tous, agit par tous, et demeure en tous. »[38] Ainsi s’accomplira, par l’Église visible et invisible , le destin de l’humanité.⁠[39]

Dans le même temps, Pierre rappelle que Jésus « a envoyé sa parole aux enfants d’Israël, leur annonçant la bonne nouvelle de la paix par Jésus-Christ : c’est lui le Seigneur de tous. »[40]. « La paix messianique était d’abord destinée à Israël »[41] mais elle est destinée à tous : « Je constate en vérité, dit Pierre rappelant la salutation angélique à la naissance de Jésus, que Dieu ne fait pas acception de personnes, mais qu’en toute nation celui qui le craint et pratique la justice lui est agréable. »[42] Pierre évoquant ainsi l’action de Dieu à l’occasion de la conversion du païen Corneille souligne l’universalité du salut et l’on constate de nouveau que « la paix représente l’attribut messianique par excellence ».⁠[43]

A cet endroit de notre réflexion, nous pouvons déjà nous poser ces questions que se pose G. Claudel : « Se pourrait-il, en fait, que le salut soit la possibilité de vivre dans la paix ? Que la paix puisse être atteinte dans l’harmonie de l’être avec soi-même et avec le cosmos, en dépit des turbulences de ce monde ? Harmonie inspirée de la personne de Jésus, modèle et source de paix, en raison de son impeccabilité ou de sa perfection ? Harmonie toujours perfectible à cause de la finitude de l’être humain ? Se pourrait-il que cette paix/salut soit déjà possible ici et maintenant, parce que le modèle Jésus se prolonge par son Esprit (règne pneumatique) en tout être humain désireux de vivre selon ce modèle ? Et que la plénitude de la paix ne se trouverait finalement que dans le partage de la vie résurrectionnelle du Christ ? »[44]

La réponse semble positive mais avançons pas à pas dans le temps pour vérifier si l’Église marche bien sur le chemin de la paix.

Le Christ « impartial » qui « ne fait pas acception des personnes »[45], « Seigneur de tous », « Prince de la vie », « Prince et sauveur », « Juge des vivants et des morts », « lumière des nations »[46] a été rejeté par Israël et Rome. Il « a souffert et lui, le premier à ressusciter d’entre les morts, il doit annoncer la lumière au Peuple et aux nations païennes »[47] C’est à partir du petit reste d’Israël qui a cru, dans l’Église, que la réconciliation universelle à laquelle les Juifs n’ont pas cru, va s’opérer petit à petit entre les hommes de toutes nations, qui accueilleront la bonne nouvelle. « L’Église ne sera pas seulement témoin de la paix de Dieu, messagère de la paix de Dieu, mais la paix de Dieu elle-même établie sur terre. » L’Église, certes, ne réalisera pas la paix finale et définitive promise,  mais, hors d’elle, « il n’y a pas de paix de Dieu possible et, sans paix de Dieu, (…) il n’y a pas de paix universelle »[48] L’Église convoquée par Dieu, forme une nouvelle société une, supranationale⁠[49] et missionnaire mais elle ne sera « vraiment à l’aise que si, en-dessous de son universalisme propre, [existe] également un universalisme temporel et politique. »[50]


1. 1 Co 14, 33. 
2. GERBER Daniel, in Bible et paix, op. cit., p. 237.
3. Ph 4, 7. 
4. FOCANT Camille, in Bible et paix, op. cit., p. 248. Cf Rm 1, 28.
5. Cf. 1 Tm 6, 5 ; 2 Tm 3, 8 ; Tt 1, 15.
6. Cf. St Thomas : « En tant qu’elle existe dans les saints sur terre, elle [la paix de Dieu] surpasse la connaissance de tous ceux à qui la grâce fait défaut. » (Commentaire sur 1 Th et Ph, cité in Bible et paix, op. cit., p. 248).
7. FOCANT Camille, op. cit., p. 248.
8. Id., p. 249.
9. Cf. Rm 14, 17 : « Car le Règne de Dieu n’est affaire de nourriture ou de boisson ; il est justice, paix et joie dans l’Esprit Saint. »
10. Rm 2, 9-10.
11. Rm 8, 6.
12. Rm 5, 8-11.
13. Ep 2, 19-22: « Ainsi, vous n’êtes plus des étrangers, ni des émigrés ; vous êtes concitoyens des saints, vous êtes de la famille de Dieu. Vous avez été intégrés dans la construction qui a pour fondation les apôtres et les prophètes, et Jésus Christ lui-même comme pierre maîtresse. C’est en lui que toute construction s’ajuste et s’élève pour former un temple saint dans le Seigneur. C’est en lui que, vous aussi, vous êtes ensemble intégrés à la construction pour devenir une demeure de Dieu par l’Esprit. » Ajoutons que la pacification concerne aussi les « Trônes et Souverainetés, Autorités et Pouvoirs » (Col 1, 16) mais dans le sens où ces Puissances sont vaincues : « il a dépouillé les Autorités et les pouvoirs, il les a publiquement livrés en spectacle, il les a traînés dans le cortège triomphal de la croix » (Col 2, 15) à la manière d’un Empereur victorieux.
14. Ga 5, 22 : « Mais voici le fruit de l’Esprit : amour, joie, paix, patience, bonté, bienveillance, foi, douceur, maîtrise de soi… ».
15. Rm 13, 4. On lit aussi dans He 11, 32-35: « Le temps me manquerait pour parler en détail de Gédéon, Baraq, Samson, Jephté, David, Samuel et les prophètes, eux qui, grâce à la foi, conquirent des royaumes, mirent en œuvre la justice, virent se réaliser des promesses, muselèrent la gueule des lions, éteignirent la puissance du feu, échappèrent au tranchant de l’épée, reprirent vigueur après la maladie, se montrèrent vaillants à la guerre, repoussèrent les armées étrangères… ».
   On peut rappeler aussi la protection armée dont jouit Paul : « On cherchait à le tuer, quand cette nouvelle parvint au tribun de la cohorte : Tout Jérusalem est sens dessus dessous ! » Il rassembla immédiatement soldats et centurions, et fit charger la foule ; à la vue du tribun et des soldats, on cessa de frapper Paul. » (Ac 21, 31-32). C’est encore grâce à l’armée que Paul échappe à un complot : le tribun « appela alors deux des centurions et leur dit : « Tenez prêts à partir pour Césarée, dès neuf heures du soir, deux cents soldats, septante cavaliers et deux cents auxiliaires. qu’on prépare aussi des montures pour conduire Paul sain et sauf au gouverneur Félix. » (Ac 23, 23-24).
16. Mt 5, 38-44.
17. Mt 26, 52.
18. Rm 12, 14-21.
19. Cf. Lc 3, 14 ; 7, 1-10 ; ou encore Ac 10.
20. Dans les Actes, la « paix » peut renvoyer aussi à la paix civile ou politique (Ac 12, 20 : « Hérode était en conflit aigu avec les gens de Tyr et de Sidon. d’un commun accord ceux-ci se présentèrent devant lui et, après avoir gagné Blastus, le chambellan du roi, ils sollicitaient la paix. » ; Ac 24, 2 : « …Tertullus entama l’accusation en ces termes : « La paix profonde dont nous jouissons grâce à toi et les réformes dont cette nation est redevable à ta providence, en tout et partout nous les accueillons, très excellent Félix, avec toutes sortes d’actions de grâce. » »).
21. Ac 9, 31. Autre traduction : « Donc l’Église, par toute la Judée, la Galilée et la Samarie, était en paix, s’édifiant/étant édifiée et marchant dans la crainte du Seigneur et, par l’encouragement du Saint Esprit, elle se multipliait. » (FLICHY Odile, Paix et édification de l’Église (Ac 9, 31), Luc et la tradition paulinienne, in Bible et paix, op. cit., p.190).
22. Cf. Ac 15, 33 : « Au bout de quelque temps, les frères les renvoyèrent avec des souhaits de paix vers ceux qui les avaient députés. »
23. Dans le texte grec, ecclesia est au singulier et l’on peut penser que Luc, à l’instar de Paul, désigne ainsi, « à la fois, l’Église locale et l’Église « de Dieu en Christ Jésus » (1 Co 1, 2) » (FLICHY Odile, op. cit., p. 193).
24. Mc 9, 50 ; Rm 12, 18 ; Rm 14, 19 ; Rm 14, 19 ; 2 Co 13, 11 ; 1 Th 5, 13 ; 2 Tm 2, 22 ; He 12, 14 ; Jc 3, 18 ; 1 P 3, 11.
25. Rm 15, 33 ; Rm 16, 20 ; 2 Co 13, 11 ; Ph 4, 7 et 9 ; Col 3, 15 ; 1 Th 5, 23 ; 2 Th 3, 16 ; He 13, 20.
26. Rm 14, 17 ; Ga 5, 22 ; Ep 4, 2 ; Col 3, 12-14 ; 2 Tm 2, 22.
27. Rm 14, 17, 2 Tm 2, 22.
28. Ga 5, 22 ; Ep 4, 3 ; Col 3, 14, 2 Tm 2, 22.
29. Ga 5, 22 ; Ep 4, 2 ; Col 3, 12. La longanimité est la patience à supporter les douleurs morales. Elle est aussi synonyme d’indulgence. (R)
30. Ga 5, 22 ; Col 3, 12.
31. Ga 5, 22 ; 2 Tm 2, 22.
32. Ga 5, 22 ; Ep 4, 3 ; Col 3, 12.
33. Ep 4, 2 ; Col 3, 12.
34. Jc 3, 17.
35. 1 P 3, 8-9.
36. Ga 5, 19-20.
37. Col 3, 8.
38. Ep 4, 1-6. Cf. également Col 3, 15 : « Supportez-vous les uns les autres, et si l’un a un grief contre l’autre, pardonnez-vous mutuellement ; comme le Seigneur vous a pardonné, faites de même, vous aussi. Et par-dessus tout, revêtez l’amour : c’est le lien parfait. Que règne en vos cœurs la paix du Christ, à laquelle vous avez été appelés tous en un seul corps. »
39. COMBLIN J., op. cit., p. 253.
40. Ac 10, 36. Cf Is 52, 7 : « qu’ils sont beaux, sur les montagnes, les pieds du messager qui annonce la paix, du messager de bonnes nouvelles qui annonce le salut, qui dit à Sion : « Ton Dieu règne ». » Et Na 2, 1 : « Voici sur les montagnes les pas du messager ; il annonce : « La Paix ! ». ». »
41. CLAUDEL G., op. cit., p.131. Cf Ac 13, 46-47: devant les Juifs, « s’enhardissant alors, Paul et Barnabé déclarèrent : « C’était à vous d’abord qu’il fallait annoncer la parole de Dieu. Puisque vous la repoussez et ne vous jugez pas dignes de la vie éternelle, eh bien ! nous nous tournons vers les païens. Car ainsi l’a ordonné le Seigneur : Je t’ai établi la lumière des nations (Is 49, 6), pour que tu portes le salut jusqu’aux extrémités de la terre.(Jn 8, 12 et svts). »
42. Ac 10, 34-35. Jérusalem (p. 1586, g) : « Est agréable à Dieu un sacrifice irréprochable ou celui qui l’offre (Lv 1, 3 ; 19, 5 ; 22, 19-27). Isaïe (56, 7) avait annoncé qu’à la fin des temps les sacrifices des païens seraient agréables à Yahvé (Mi 1, 10-11 ; Rm 15, 16 ; Ph 4, 18 ; 1 P 2, 5). »
43. SIFFER Nathalie, La bonne nouvelle de la paix par Jésus Christ selon Ac 10, 36, in Bible et paix, op. cit., p. 211 .
44. Op. cit., p. 133.
45. Ac 10, 34 « …en toute nation, quiconque le craint et pratique la justice trouve accueil auprès de lui. »
46. Ac 10, 36 ; 2, 36 ; 3, 15 ; 5, 31 ; 10, 42 ; 13, 47.
47. Ac 26, 23.
48. COMBLIN J., op. cit., p. 271.
49. Nous sommes, membres de l’Église, « comme étrangers et voyageurs » (1 P 2, 11), écho du Ps 39, 13 : « … je suis l’étranger chez toi, un passant comme tous mes pères. »  
50. COMBLIN J., op. cit., p. 272. Notons encore que l’unité de l’Église n’est pas uniformité. Elle se vit dans la diversité des peuples et des langues. Certes, « vous vous êtes dépouillés de vieil homme avec ses agissements, et vous avez revêtu le nouveau, celui qui s’achemine vers la vraie connaissance en se renouvelant à l’image de son Créateur. Là, il n’est plus question de Grec ou de Juif, de circoncision ou d’incirconcision, de Barbare, de Scythe, d’esclave, d’homme libre ; il n’y a que le Christ, qui est tout en tout » (Col 3, 10-11) et on peut chanter le cantique nouveau : « … tu rachetas pour Dieu, au prix de ton sang, des hommes de toute race, langue, peuple et nation ; tu as fait d’eux pour notre Dieu une Royauté de Prêtres régnant sur la terre. » (Ap 5, 9). Mais, à la fin, apparut « une foule immense, que nul ne pouvait dénombrer, de toute nation, race, peuple et langue ; debout devant le trône et devant l’Agneau, vêtus de robes blanches, des palmes à la main, ils crient d’une voix puissante : « Le salut à notre Dieu, qui siège sur le trône, ainsi qu’à l’Agneau ! » » (Ap 7, 9).

⁢iii. Les Pères de l’Église

[1]

Les Pères évoquent deux sortes de paix. La paix, c’est, bien sûr, l’absence de haine, de conflit et de guerre, la réconciliation donc entre les hommes mais aussi le repos, la tranquillité.
d’une part donc, il faut rechercher l’union avec les frères. Commentant la 7ème béatitude, Pierre Chrysologue⁠[2] montre les effets de la paix reçue du Seigneur : « C’est à juste titre que les vertus chrétiennes développent chez celui qui maintient la paix chrétienne entre tous ; et l’on n’obtient le titre de fils de Dieu que si l’on mérite le nom d’artisan de paix. La paix […] est ce qui débarrasse l’homme de l’esclavage, fait de lui un homme libre, transforme sa condition personnelle aux yeux de Dieu, fait d’un serviteur un fils, d’un esclave un homme libre. La paix entre frères est ce que Dieu veut, ce qui réjouit le Christ, ce qui accomplit la sainteté, ce qui règle la justice, ce qui enseigne la doctrine, ce qui protège les mœurs, bref c’est en toutes choses une conduite digne d’éloges. La paix fait exaucer nos prières, elle ouvre une route facile et praticable à nos supplications, elle accomplit parfaitement tous nos désirs. La paix est la m ère de la charité, le lien de la concorde, le signe évident d’une âme pure, qui peut réclamer à Dieu tout ce qu’elle veut ; car elle demande tout ce qu’elle veut et elle reçoit tout ce qu’elle demande. […] Planter les racines de la paix, c’est l’œuvre de Dieu ; arracher entièrement la paix, c’est le travail de l’ennemi. Car, de même que l’amour fraternel vient de Dieu, ainsi la haine vient du démon ; c’est pourquoi il faut condamner la haine contre son frère, car il est écrit : « Tout homme qui a de la haine contre son frère est un meurtrier »[3]. Vous voyez […] pourquoi il faut aimer la paix et chérir la concorde : ce sont elles qui engendrent et nourrissent la charité. […] Il faut donc que tous nos désirs s’attachent à l’amour, car il peut obtenir tous les bienfaits et toutes les récompenses. Il faut garder la paix plus que toutes les autres vertus, parce que Dieu est toujours dans la paix. […] Aimez la paix, et tout sera dans le calme : afin que vous obteniez pour nous la récompense et pour vous la joie, afin que l’Église de Dieu, fondée sur l’unité de la paix, mène une vie parfaite dans le Christ. »[4]

La paix doit assurer l’union entre les frères et d’autre part, elle permet, dans le repos de l’âme et du corps, la rencontre avec le Seigneur, comme l’évoque saint Macaire⁠[5] : « Ceux qui s’approchent du Seigneur doivent s’adonner à la prière en grand repos, calmes et apaisés et non point par des cris inconvenants et confus. C’est le labeur de notre cœur, c’est la sobriété de nos pensées qui nous permettent d’approcher du Seigneur. Il ne convient pas à un serviteur de Dieu de s’établir dans l’agitation, mais dans une grande douceur et sagesse comme dit le Prophète : « Vers qui jetterai-je les yeux, c’est vers le doux et le paisible qui tremble à mes paroles. »[6] Aux temps de Moïse et d’Elie, nous trouvons que, dans leur rencontre avec Dieu, la manifestation du Seigneur était précédée du ministère des trompettes et des puissances mais le Seigneur n’était point là et sa présence se manifestait dans le repos, la paix et la tranquillité du cœur. « Voici, dit l’Écriture, la voix d’une brise légère, en elle était le Seigneur. »[7] Il est clair que le repos du Seigneur est dans un cœur paisible et tranquille. Il reste que le fondement

Posé par l’homme dès le début, et le départ qu’il a pris le marquent jusqu’à la fin. A-t-il commencé à prier avec cris et agitation, jusqu’à la fin il gardera une telle habitude. Mais le Seigneur qui aime les hommes, à celui-là aussi donnera son secours. »[8]

Méditant la parole de Paul : « Car c’est lui qui est notre paix, lui qui des deux peuples n’en a fait qu’un… »[9], Grégoire de Nysse⁠[10] écrit :  « Puisque nous comprenons ainsi que le Christ est notre paix, nous montrerons quelle est la véritable définition du chrétien si, par cette paix qui est en nous, nous montrons le Christ dans notre vie. En sa personne, il a tué la haine, comme dit l’Apôtre. Ne la faisons donc pas revivre en nous, mais montrons par notre vie qu’elle est bien morte. Puisqu’elle a été magnifiquement tuée par Dieu pour notre salut, ne la ressuscitons pas pour la perte de nos âmes ; en cédant à la colère et au souvenir des injures, n’ayons pas le tort d’accomplir la résurrection de celle qui a été magnifiquement mise à mort.

Mais puisque nous avons le Christ, qui est la paix, à notre tour tuons en nous la haine, afin de réussir dans notre vie ce que notre foi nous montre réalisé en lui : il a fait tomber le mur qui séparait les deux peuples, il a créé en lui-même un seul homme nouveau, et il a établi la paix. De même nous : amenons à la réconciliation non seulement ceux qui nous font la guerre à l’extérieur, mais encore ceux qui soulèvent des contestations en nous-mêmes ; que la chair n’oppose plus ses désirs à ceux de l’esprit, que l’esprit ne s’oppose plus à la chair ; mais, la prudence charnelle étant soumise à la loi de Dieu, soyons en paix en nous-mêmes pour édifier, à partir de cette double réalité, l’homme nouveau, unifié et pacifié.

Telle est en effet la définition de la paix : l’harmonie de ceux qui étaient désunis. Aussi, lorsque s’arrête la guerre civile qui règne dans notre nature et que nous établissons la paix en nous, à notre tour nous devenons en nous-mêmes paix, et nous montrons que cette appellation donnée au Christ s’applique véritablement à nous. »[11]

Paix en nous, paix avec les autres, paix avec Dieu et tout naturellement, pourrait-on dire, paix en Dieu au bout du chemin. Saint Augustin nous explique ainsi le terme de notre existence : « …il est dit que Dieu s’est reposé parce qu’il n’a plus tiré du néant aucune créature nouvelle une fois que tout a été fait. L’Écriture parle alors de repos pour nous avertir que nous nous reposerons après nos œuvres bonnes. Si nous trouvons en effet écrit dans la Genèse : Dieu fit toutes choses très bonnes et Dieu se reposa le septième jour, c’est pour toi, ô homme, en remarquant que Dieu lui-même s’est reposé après des œuvres bonnes, tu n’espères ton repos qu’après avoir fait des œuvres bonnes et pour qu’à l’exemple de Dieu, qui s’est reposé le septième jour après avoir, le sixième jour, créé l’homme à son image et ressemblance et mis le sceau de la perfection sur toutes ses œuvres qui étaient très bonnes, tu n’espères le repos pour toi qu’après être revenu à la ressemblance à laquelle tu as été créé et que tu as perdue par le péché. »[12] Le repos final, la paix ultime culmine dans la joie puisqu’alors nous verrons Dieu : « …on louera Dieu sans fatigue et sans relâche, l’esprit ne connaîtra nul dégoût, le corps nulle fatigue ; il n’y aura ni indigence à craindre, ni misère à soulager chez le prochain. Dieu sera délice, rassasiement pour la sainte cité, vivant en lui et de lui, avec sagesse et béatitude. Nous deviendrons selon la promesse, comme nous l’espérons et l’attendons, « égaux aux visions de la Trinité que nous n’atteignons encore que par la foi. « Car nous croyons ce que nous ne voyons pas encore » (2 Co 5, 7), afin que le mérite de notre foi nous permette de voir un jour et de posséder ce que nous croyons actuellement. Alors, au lieu de confesser avec les mots de la foi et des syllabes qui ne sonnent qu’aux oreilles l’égalité du Père, du Fils et du Saint-Esprit, et l’unité de la Trinité, nous jouirons de cette vision ineffable, dans le silence de la plus pure et de la plus brûlante contemplation. »[13]. Saint Jean de la Croix confirme : « …en ce degré de contemplation, où l’âme renverse les raisonnements de ceux qui avancent dans la vie spirituelle, c’est Dieu qui opère en elle de telle manière, qu’il semble lier ses puissances intérieures et arrêter leur activité, ne laissant ni soutien à l’entendement, ni douceur à la volonté, ni espèces de discours à la mémoire. Car tout ce qu’elle peut faire d’elle-même en ce temps-là n’est bon qu’à troubler sa paix intérieure, et qu’à faire obstacle à l’oeuvre que Dieu fait dans l’esprit, pendant que le sens expérimente de grandes aridités ; laquelle opération, étant toute spirituelle et très-délicate, produit un effet paisible, délicat, dégagé de ces premières tendresses qui étaient si sensibles. Et c’est là sans doute cette tranquillité dont parle le prophète David : « Le Seigneur, dit-il, annoncera la paix à son peuple (Psal., LXXXIV, 9), c’est-à-dire à l’âme, afin qu’elle soit spirituelle. » »[14]

C’est en progressant dans la contemplation et dans la méditation de la parole de Dieu, que l’on progresse dans la paix et la joie. Cette progression se fait dans l’absence de mouvement et de désir. Une fois l’âme au repos dans le silence, elle peut recevoir la paix infinie de Dieu. La joie, écrit saint Thomas, « est au désir ce que le repos est au mouvement […]. Le repos est plein et parfait, quand plus rien ne reste du mouvement ; de même, la joie est pleine et entière, quand il ne reste plus rien à désirer. » C’est, bien sûr, « une fois en possession de la béatitude parfaite, [que] tout désir cesse avec la jouissance pleine et entière de Dieu, qui satisfait également « et comble de biens les désirs » (Ps 102, 5) de l’homme. » qu’en est-il dans la vie présente ? « …tant que nous sommes en ce monde, ce mouvement intérieur, qui est le désir, reste inapaisé parce que la grâce peut toujours nous rapprocher de Dieu. »[15]

Cette dernière remarque de saint Thomas est intéressante et précieuse. Si nous savons que nous devons faire la paix en nous et autour de nous, nous mettre l’âme et le corps en repos pour vivre de la paix et dans la paix de Dieu, si nous savons que la contemplation de Dieu, notre fin, se vit dans le silence et l’abandon, si nous savons que notre prière d’aujourd’hui doit se vivre ainsi, nous savons aussi que nous devons être le « sel de la terre » et que notre retraite dans le « château de l’âme »⁠[16] ne doit pas nous faire oublier le monde et la mission que nous avons à y accomplir selon notre état et notre charisme.

Un Père de l’Église comme Grégoire de Nysse propose plutôt que l’image du saint priant et contemplant dans le silence et l’immobilité, celle du saint qui ne cesse de marcher : « Le verbe, écrit-il, nous enseigne […] que celui qui désire voir Dieu voit Celui qu’il désire dans le fait même de marcher toujours à sa suite et que la contemplation de la face de Dieu, c’est la marche sans repos à sa suite, que l’on accomplit en suivant le Verbe par derrière. »[17]

Il nous faut donc marier paix et action, douceur et sel comme le décrit un bienheureux. Il se demande : « …comment la douceur, à elle seule, parviendrait-elle à rendre saint qui que ce soit alors qu’elle a été condamnée chez Héli (1 S 2, 17-36), qui par ailleurs était un saint ? » Il répond : « Frères, « ayez la pitié entre vous », nous commande le Maître pacifique et doux ; mais il précise auparavant : « Ayez du sel en vous » (Mc 9, 49). Il sait en effet que la douceur de la paix est la nourrice des vices si la rigueur du zèle ne les a pas auparavant saupoudrés du piquant du sel. Ainsi en est-il pour les viandes, qu’un temps clément fait grouiller de vers si le feu du sel ne les a pas desséchées. Ayez donc la paix entre vous, mais une paix qui soit assaisonnée du sel de la sagesse. Recherchez la douceur, mais une douceur qui brûle du zèle de la foi. »[18]

Rappelons-nous aussi que lorsque Jésus envoie les disciples en mission, il leur donne cette consigne : « En quelque maison que vous entriez, dites d’abord : « Paix à cette maison ! » Et s’il y a là un fils de paix, votre paix ira reposer sur lui ; sinon, elle vous reviendra. »[19] La Bible de Jérusalem explique que l’expression « fils de paix » est un hébraïsme et désigne « quelqu’un qui est digne de la « paix », c’est-à-dire de l’ensemble des biens temporels et spirituels souhaités par ce salut. »[20]

Si la paix de la salutation qui annonce celle du Seigneur ne peut être accueillie que par celui qui est déjà un « fils de la paix » et si la douceur ne peut affadir le sel mais que le sel ne peut être sans douceur, quelle sera l’attitude concrète du chrétien face à la violence ?


2. 406-450. Il fut évêque de Ravenne, déclaré docteur de l’Église par Benoît XIII en 1729.
3. 1 Jn 3, 15.
4. Homélie sur la paix, 53, 380-450.
5. Anachorète né vers 300, mort en 394.
6. Is 66, 2. La TOB traduit : « c’est vers celui-ci que je regarde : vers l’humilié, celui qui a l’esprit abattu, et qui tremble à ma parole. » Et Jérusalem : « Mais celui sur qui je porte les yeux, c’est le pauvre et l’humilié, celui qui tremble à ma parole. »
7. 1 R 19, 13.
8. Homélies spirituelles, 6.
9. Ep 2, 14-18 : « Car c’est lui qui est notre paix, lui qui des deux peuples n’en a fait qu’un, détruisant la barrière qui les séparait, supprimant en sa chair la haine, cette loi des préceptes et des ordonnances, pour créer en sa personne les deux en u n seul Homme Nouveau, faire la paix, et les réconcilier avec Dieu, tous deux en un seul Corps, par la Croix : en sa personne il a tué la Haine. Alors il est venu proclamer la paix, paix pour vous qui étiez loin et paix pour ceux qui étaient proches : par lui nous avons en effet, tous deux en un seul Esprit, libre accès auprès du Père. » Jérusalem explique (p. 1689, notes f, g, h) : Jésus a supprimé la barrière qui séparait les Juifs et les Gentils, et la loi qui faisait des Juifs un peuple privilégié séparé des païens.
10. Vers 331- vers 395.
11. Lettre à Olympios  touchant la perfection, texte disponible sur www.JesusMarie.com
12. Homélies sur l’Évangile de saint Jean, Tract. XX, 2.
13. St AUGUSTIN, De catechizandis rudibus, 47.
14. Nuit obscure, I, chap. 9. Texte disponible sur www.JesusMarie.com
15. IIa IIae, qu. 28, a 3.
16. Cf. Ste THERESE de JESUS, Le château de l’âme ou le livre des demeures, in Œuvres complètes, Seuil, 1948.
17. Homélie sur le Cantique des cantiques, Hom. XII. On peut rapprocher cette réflexion d’une idée chère au P. L.-J. Lebret pour qui  « l’action engagée par amour pour ses frères n’est pas un obstacle à l’union à Dieu ». Il explique : « Le regard se porte vers Dieu, le cœur se donne à Dieu, l’âme se fond en Dieu, se complaît en Dieu, la volonté veut ardemment le bien de Dieu ; elle se réjouit de la plénitude divine, les deux volontés se fondent dans l’unité. Mais Dieu veut le bien des hommes. Dieu a créé l’univers pour le bien des hommes et voici que les hommes ne savent pas se servir de l’univers. Les hommes ne savent pas trouver le bonheur en marchant vers Dieu. Les hommes sont des malheureux, des égarés. Leur malheur met l’âme en torture. Ils étaient faits pour le bonheur. L’âme vole au secours des malheureux, entraînant le corps dans l’action. L’action, dès lors, est pleine de Dieu. Elle va de Dieu à Dieu. L’âme, dans l’action, se nourrit de lumière divine, de vouloir divin. Dans l’action, elle trouve encore Dieu ; elle ne peut échapper à son emprise. » (in Action, marche vers Dieu, Editions ouvrières, 1967, pp. 7 et 155.
   Union à Dieu et action sont aussi au centre des préoccupations de Madeleine Delbrêl : « Par son baptême le chrétien a échangé sa liberté contre la liberté du Christ. Il est libre parce que le Christ est souverainement libre, mais il n’a plus le droit de choisir : un état de vie qui soit autre que celui du Christ, une action qui soit autre que celle du Christ, une pensée qui soit autre que celle du Christ. C’est l’état de foi vivante. La foi est pour lui un état de fait et il n’a qu’à l’accepter. Cet état de vie c’est être enfant de Dieu dans le Christ avec tous ses frères qui sont avec lui le Christ. Face à Dieu et face au monde, en Dieu et dans le monde, c’est avec tous les autres qu’il est le Christ. Il est le Christ total, le Christ-Église : c’est un état de fait sur lequel il ne peut rien. » (in Nous autres, gens des rues, Seuil, 1966, p. 107.
18. IGNY Guerric d’, 4e sermon sur st Benoît, 2. Ce bienheureux est né à Tournai entre1070-1080, mort en 1157.
19. Lc 10, 5-6 
20. P. 1498, b.

⁢a. Face à la violence

Face aux autorités qui toujours « portent le glaive », Paul et Pierre conseillent : « Je recommande donc, avant tout, qu’on fasse des demandes, des prières, des supplications, des actions de grâces pour tous les hommes, pour les rois et tous les dépositaires de l’autorité, afin que nous puissions mener une vie calme et paisible en toute piété et dignité. »[1] « Soyez soumis, à cause du Seigneur, à toute institution humaine : soit au roi, comme souverain, soit aux gouverneurs, comme employés par lui pour punir ceux qui font le mal et féliciter ceux qui font le bien. Car c’est la volonté de Dieu qu’en faisant le bien vous fermiez la bouche à l’ignorance des insensés. Agissez en hommes libres, non pas en hommes qui font de la liberté un voile sur leur malice, mais en serviteurs de Dieu. Honorez tout le monde, aimez vos frères, craignez Dieu, honorez le roi. »[2] La leçon de Paul et de Pierre paraît claire mais parfaitement irénique dans la mesure où les autorités dont ils parlent sont rarement recommandables ! Néanmoins, Paul ne manque pas de rappeler que le pouvoir peut exercer son autorité d’une manière musclée pour le bien commun : « Veux-tu ne pas avoir à craindre l’autorité ? Fais le bien et tu recevras des éloges, car elle est au service de Dieu pour t’inciter au bien. Mais si tu fais le mal, alors crains. Car ce n’est pas en vain qu’elle porte le glaive : en punissant, elle est au service de Dieu pour manifester sa colère envers le malfaiteur. »[3] Et pour la bonne cause d’Israël, Paul ne craint pas de rappeler la figure de quelques « violents » : « …le temps me manquerait si je racontais ce qui concerne Gédéon, Baraq, Samson, Jephté, David, ainsi que Samuel et les Prophètes, eux qui, grâce à la foi, soumirent des royaumes, exercèrent la justice, obtinrent l’accomplissement des promesses, fermèrent la gueule des lions, éteignirent la violence du feu, échappèrent au tranchant du glaive, furent rendus vigoureux, de malades qu’ils étaient, montrèrent de la vaillance à la guerre, refoulèrent les invasions étrangères. »[4]

Nous savons aussi que Paul utilise aussi un vocabulaire militaire pour parler du combat spirituel.⁠[5] S’il l’utilise on peut penser qu’il n’estime pas ces réalités mauvaises en soi. Toujours est-il que cette comparaison inspirera de nombreux auteurs par la suite. Et cela n’empêche que l’obsession de Paul sera toujours la paix spirituelle et terrestre.⁠[6]

Malgré ces quelques nuances, beaucoup de chrétiens⁠[7], dans les premiers temps de l’Église, jusqu’au IVe siècle, adoptèrent une attitude, dans l’ensemble, résolument pacifiste, confortés par quelques textes fondamentaux : « Tu ne tueras pas »[8] ; « Heureux les artisans de paix, car ils seront appelés fils de Dieu »[9] ; « La paix soit avec vous »[10] ; « Bénissez ceux qui vous persécutent ; bénissez, ne maudissez pas. Réjouissez-vous avec qui est dans la joie, pleurez avec qui pleure. Pleins d’une égale complaisance pour tous, sans vous complaire dans l’orgueil, attirés plutôt par ce qui est humble, ne vous complaisez pas dans votre propre sagesse. Sans rendre à personne le mal pour le mal, ayant à cœur ce qui est bien devant tous les hommes, en paix avec tous si possible, autant qu’il dépend de vous, sans vous faire justice à vous-mêmes, mes bien-aimés, laissez agir la colère ; car il est écrit : C’est moi qui ferai justice, moi qui rétribuerai, dit le Seigneur. Bien plutôt, si ton ennemi a faim, donne-lui à manger ; s’il a soif, donne-lui à boire ; ce faisant, tu amasseras des charbons ardents sur sa tête. Ne te laisse pas vaincre par le mal, mais sois vainqueur du mal par le bien ».⁠[11]

Ajoutons que le métier des armes répugnait aussi aux Chrétiens dans la mesure où ils devaient « rendre un culte à l’empereur et que, sur le plan des moeurs, ce métier avait une réputation assez sulfureuse. »[12]

On ne sera donc pas étonné de lire quelques mises en garde de la part de certains Pères.

Certains ont une position nette et claire mais le radicalisme que nous découvrons est peut-être dû au fait que le problème de la violence, de la guerre, de l’armée, n’est pas au centre de leurs préoccupations et n’a pas été étudié sous tous ses aspects.

Ainsi en est-il de la Didachè ou Doctrine des douze apôtres[13]. Elle reprend presque mot à mot des textes bien connus des Évangiles : « Si quelqu’un te donne une gifle sur la joue droite, tends-lui aussi l’autre et tu seras parfait : si quelqu’un te requiert pour un mille, fais-en deux avec lui » (1, 4) ; « Bénissez ceux qui vous maudissent, priez pour vos ennemis » (1, 3) ; « Tu ne tueras pas » (2, 2). Ce petit livre ne parle pas de la guerre ni du soldat mais est, en somme, un appel à la paix : « Tu ne formeras pas de mauvais dessein contre ton prochain. Tu ne haïras personne, mais tu reprendras les uns, tu prieras pour les autres, d’autres encore, tu les aimeras plus que ton âme » (2, 6-7) ; « Tu ne créeras pas de dissension, mais tu réconcilieras ceux qui combattent » (4, 3).

Plus explicite mais tout aussi catégorique, le philosophe grec Aristide adresse à l’empereur Hadrien ou, plus vraisemblablement à l’empereur Antonin, vers 140, une Apologie où il affirme que les dieux grecs n’ont rien de divin puisque nombre d’entre eux sont meurtriers ou font la guerre : « Il s’en trouve parmi eux qui sont adultères et meurtriers, jaloux et envieux, se mettent en colère et en furie, tuent leurs parents, volent et pillent »[14] ; « Arès, ils le présentent comme un dieu belliqueux (…). Comment donc était-il un dieu, le guerrier, le captif, l’adultère ? »[15] ; « Puis ils introduisirent une autre Dieu, que l’on appelle Arès. On dit que c’est un guerrier (…) alors qu’il n’est pas possible qu’un dieu soit guerrier »[16] ; « Héraclès dont ils disent qu’il est un dieu (…), un guerrier et un tueur de méchants (…) alors qu’il est impossible que soit dieu un fou, un ivrogne ou le meurtrier de ses propres enfants (…) »⁠[17]. Le peuple chrétien qui marche dans la lumière du Christ ne peut vouloir la guerre alors que « les autres peuples se laissent fourvoyer et se fourvoient eux-mêmes : marchant dans les ténèbres, ils se heurtent les uns aux autres comme des hommes ivres »[18].

Certains pourraient insinuer une contradiction dans la pensée d’Aristide en faisant remarquer qu’en citant le décalogue, il ne rappelle pas l’injonction « tu ne tueras point ». Mais en relisant ce passage, on se rend compte que sa formulation exclut le meurtre : les chrétiens « reconnaissent en effet le Dieu créateur et artisan de toutes choses en son Fils unique et en l’Esprit Saint, et ils ne vénèrent pas d’autre Dieu que lui. (…) Ils ne commettent pas d’adultère, ils ne se prostituent pas, ils ne portent pas de faux témoignages, ils ne convoitent pas les biens d’autrui, ils honorent leur père et leur mère, ils aiment leur prochain, ils jugent avec droiture, ils ne font pas à autrui ce qu’ils ne veulent pas qu’on leur fasse, ils réconfortent ceux qui leur nuisent et s’en font des amis, ils s’efforcent de rendre service à leurs ennemis, ils sont doux et indulgents, ils s’abstiennent de toute fréquentation illégitime et de toute impureté, ils ne méprisent pas la veuve, n’accablent pas l’orphelin ; celui qui possède donne sans parcimonie à celui qui ne possède pas ; s’ils voient un étranger, ils l’introduisent sous leur toit et ils se réjouissent de sa (présence) comme (de celle) d’un véritable frère »[19]. Il est clair que, sans reprendre textuellement le cinquième commandement, Aristide exclut toute violence ne fût-ce qu’en écrivant des chrétiens qu’ « ils ne font pas à autrui ce qu’ils ne veulent pas qu’on leur fasse ».

Saint Irénée⁠[20]décrit ainsi les chrétiens: « La parole de Dieu a accompli dans le monde une grande transformation, changeant les glaives et les lances en instruments de paix, en charrues, que lui-même a fabriquées, et en faucilles, si bien que les hommes ne songent plus à se battre, mais tendent l’autre joue quand ils sont souffletés. »[21]

Le jugement de Cyprien de Carthage⁠[22]est tranchant : « L’univers ruisselle d’un sang fraternel et l’homicide pratiqué par de simples particuliers est un crime ; on l’appelle action valeureuse quand on l’accomplit au nom de l’État. Pour l’impunité, ce n’est pas la considération de l’innocence qui l’obtient aux forfaits mais l’étendue de la cruauté. »⁠[23]

De même, Hippolyte de Rome⁠[24], attaché à l’idée qu’un chrétien ne peut tuer, a une position très ferme : « A un soldat qui se trouve près d’un gouverneur, qu’on dise de ne pas mettre à mort. S’il en reçoit l’ordre, qu’il ne le fasse pas. S’il n’accepte pas, qu’on le renvoie. Que celui qui possède le pouvoir du glaive ou le magistrat d’une cité, qui porte la pourpre, cesse ou qu’on le renvoie. Si un catéchumène ou un fidèle veut se faire soldat, qu’on le renvoie, car il a méprisé Dieu »[25]

Persuadé que le retour du Christ est imminent et qu’il va établir la paix universelle, Lactance⁠[26] parle nettement. Dans tous les cas, la guerre est à rejeter car elle tue : « Il n’est pas permis au juste de porter les armes ; sa milice à lui, c’est la justice ; il ne lui est même pas permis de porter contre quelqu’un une accusation capitale : il importe peu, en effet, que l’on tue par le fer ou la parole, car ce qui est défendu, c’est de tuer. Il n’y a pas la moindre exception à faire au précepte divin : tuer un homme est toujours un acte criminel. »[27]

Un peu plus développée mais toujours négative est l’opinion d’Hermas⁠[28], le frère du Pape Pie Ier. Il emploie des images militaires, comme saint Paul : « Quant à toi, revêts-toi du désir de justice et cuirassé de la crainte du Seigneur, résiste-leur ; car la crainte de Dieu habite dans le bon désir. Le désir mauvais, s’il te voit cuirassé de la crainte de Dieu et offrant de la résistance, fuira loin de toi et tu ne le verras plus : il craindra les armes. Et toi vainqueur et couronné pour sa défaite »[29]. Dans la liste des mauvaises actions qu’il cite, on ne trouve pas l’homicide⁠[30] mais ce sont les mauvaises actions que Jean Baptiste interdit aux soldats : « Des soldats aussi l’interrogeaient en disant : « Et nous, que nous faut-il faire ? » Il leur dit : « Ne molestez personne, n’extorquez rien, et contentez-vous de votre solde. » »[31]. De plus, les bonnes actions recommandées excluent la guerre et même le métier de soldat : « Ecoute (…) les œuvres du bien qu’il te faut accomplir et non éviter (…) La foi, la crainte du Seigneur, la charité, la concorde, la parole de justice, la vérité, la résignation (…) Assister les veuves, visiter les orphelins et les indigents, racheter de l’esclavage les serviteurs de Dieu, être hospitalier (…), ne s’opposer à personne, être calme, se faire l’inférieur de tout le monde, honorer les vieillards, pratiquer la justice, garder la fraternité, supporter la violence, être patient, n’avoir pas de rancune, consoler les âmes affligées, ne pas rejeter ceux qui sont inquiets dans leur foi (…) et autres actions semblables »[32]. Enfin, il recommande de garder tous les commandements du Seigneur : « Crains le Seigneur, et garde ses commandements. En gardant les commandements de Dieu, tu seras fort en toute action »[33]. Et cette force n’est pas la violence au sens habituel du terme, au contraire, elle sert la paix : « « Vous, vous avez rejeté votre mollesse et la force vous est revenue et vous vous êtes affermis dans la foi. En voyant votre force, le Seigneur s’est réjoui : c’est pourquoi il vous a montré la construction de la tour et il vous fera d’autres révélations, si du fond du cœur vous faites la paix entre vous »[34]. Le démon, lui, « ne se plaît que dans la discorde »[35]. Et face à l’injustice, que faire ? « Sois patient et prudent, et tu triompheras de toutes les turpitudes et tu réaliseras toute justice »[36] ; « Ecoute quels sont les effets de la colère, comment elle est mauvaise, comment par sa puissance elle pervertit les serviteurs de Dieu, comment elle les détourne de la justice »[37] ; « Il y a deux anges avec l’homme : l’un de justice, l’autre du mal (…) L’ange de justice est délicat, modeste, doux, calme »[38].

Une nuance intéressante apparaît avec Clément d’Alexandrie⁠[39]. d’une part, il considère la guerre comme une manifestation du démon. En effet, écrit-il, « c’est lui qui pour les mortels du bien fait sortir le mal, et la guerre qui glace d’effroi, et les souffrances avec les larmes »[40]. Mais, dans son Protreptique, il semble dire que le soldat qui se convertit peut continuer à exercer son métier à condition de suivre un chef juste : « La foi chrétienne t’a saisi sous les armes guerrières, écoute le capitaine dont le mot de ralliement est la justice »[41]. Cette note, nous le verrons, va prendre beaucoup d’importance par la suite.

Durant cette première période, deux auteurs se distinguent sur le sujet qui nous préoccupe dans la mesure où ils ont réfléchi précisément à la présence éventuelle de chrétiens dans l’armée. Il s’agit de Tertullien et d’Origène.

A l’époque de Tertullien⁠[42], des chrétiens servent dans l’armée. Il en témoigne⁠[43]. La question se pose de savoir si ces soldats étaient chrétiens avant d’entrer dans l’armée ou s’ils se sont convertis après leur incorporation.

A propos des chrétiens qui désirent entrer dans l’armée, Tertullien tout en reconnaissant qu’« il est vrai que les soldats se rendirent auprès de Jean et reçurent de sa bouche la règle qu’il fallait observer [et qu’] il est bien vrai que le centurion eut la foi » ajoute immédiatement,  « toujours est-il que le Seigneur, en désarmant Pierre, a désarmé tous les soldats. Rien de ce qui sert à un acte illicite n’est licite chez nous. »[44] Pour Tertullien, toute profession qui expose à l’idolâtrie et, en particulier, au culte de l’empereur est inacceptable⁠[45]. « Croyez-vous qu’on puisse ajouter un serment humain au serment divin ? se donner un autre maître après s’être donné au Christ ? (…) Est-il permis de vivre l’épée au côté, alors que le Seigneur déclare que celui qui se servira de l’épée périra par l’épée ? Et le fils de paix ira-t-il au combat, lui à qui est interdit même la dispute ? Et fera-t-il souffrir à autrui les liens, la prison, la torture, les supplices, lui qui ne venge même pas ses injures ? Puis montera-t-il la garde pour d’autres que pour le Christ, surtout le dimanche, jour où il ne peut le faire même pour le Christ ? Veillera-t-il sur ces temples auxquels il a renoncé ? Soupera-t-il dans ces lieux où l’Apôtre interdit de le faire ? Et ces démons qu’il aura mis en fuite pendant le jour par ses exorcismes, les défendra-t-il la nuit, s’appuyant et se reposant sur cette lance qui a percé le flanc du Christ ? Portera-t-il un étendard qui est l’ennemi du Christ ? Ayant reçu de Dieu une enseigne, va-t-il en demander une autre à César ? Se fera-t-il incinérer selon l’usage des camps, lui à qui la crémation est interdite ? »[46]

Quant aux soldats qui se convertissent, il vaudrait mieux certes qu’ils abandonnent le métier des armes car « jamais le chrétien n’est autre que chrétien, en quelque part qu’il soit : autre chose est de ceux qui étaient soldats avant d’être chrétiens, comme ceux que saint Jean baptisait, et le très fidèle centurion que Jésus-Christ approuve, et que Pierre catéchise, pourvu qu’après avoir reçu la foi et s’être souscrit à celle-ci, on s’en départe, comme plusieurs ont fait, ou bien qu’on prenne bien garde de ne commettre contre Dieu des choses qui ne sont pas même permises par les lois militaires, voire même de souffrir à l’extrémité pour l’amour de Dieu ce que la foi païenne commande, car l’état militaire ne permet ni impunité de forfaits ni impunité de martyre. »[47] Le forfait, pour un chrétien, c’est de verser le sang : « Pour quelle guerre nous aurait manqué ou la force ou le courage (…) si notre foi ne nous permettait pas plutôt d’être tués que de tuer. »[48]

Est-ce à dire que la guerre ou le service des armes soit toujours illégitime ? Il ne semble pas puisqu’il écrit : « Et par nos prières incessantes, nous demandons pour les empereurs (…) des troupes vertueuses »[49]. Nous en arrivons ainsi à une position un peu curieuse puisqu’il semble accepter pour le païen ce qu’il interdit au chrétien. Un peu curieuse et, par ailleurs, un peu dangereuse car dans ce passage où il présente le chrétien comme un soldat du Christ, certains pourraient lire une justification de la guerre sainte alors qu’il ne s’agit, semble-t-il que d’une comparaison⁠[50] avec la vie du martyre : « Nous sommes appelés sous les drapeaux du Dieu vivant, dès lors que nous répondons par les mots du serment. Aucun soldat ne part au combat sans renoncer aux agréments de la vie et ce n’est pas d’une chambre à coucher qu’il sort pour se rendre en première ligne mais de tentes de campagne exigües où l’on éprouve vie à la dure, incommodités et importunités. Déjà en temps de paix, les troupes, à travers pénibilités et désagréments, apprennent à supporter par avance la guerre : elles partent en manœuvres avec leur barda, parcourent le champ de manœuvre, creusent la tranchée, et apprennent à compacter la torture. Le tout dans la sueur, pour que corps et esprit, le moment venu, ne s’effraient pas du passage de l’ombre au soleil, du temps ensoleillé au grand froid, de la tunique à la cuirasse, du silence aux cris et du repos au brouhaha. »[51]

On rapproche la pensée de Tertullien de celle d’Origène⁠[52] telle qu’elle apparaît dans son ouvrage Contre Celse[53]. On y lit le même credo pacifiste, du moins en qui concerne les chrétiens : « Nous ne levons pas plus longtemps l’épée contre une nation et nous n’apprenons pas non plus l’art de la guerre. Au lieu de suivre la tradition qui nous fait « étrangers à l’alliance », nous recevons les paroles de paix de Jésus notre fondateur. »[54] Il n’y a pas d’incompatibilité entre le métier des armes ou le recours à la force et le christianisme mais le chrétien ne peut pas faire usage de cette force tout en restant fidèle au pouvoir politique : « Plus que d’autres nous combattons pour l’empereur. Nous ne servons pas avec ses soldats, même s’il l’exige, mais nous combattons pour lui en levant une armée spéciale, celle de la piété, par les supplications que nous adressons à la divinité »[55] Il n’empêche que la guerre peut-être juste : « Peut-être même ces sortes de guerres des abeilles[56] sont-elles un enseignement, pour que les guerres parmi les hommes, si jamais il le fallait, soient justes et ordonnées. »[57] Les chrétiens, eux, participent spirituellement à la guerre : « « Ils […] luttent par des prières adressées à Dieu pour ceux qui se battent justement et pour celui qui règne justement, afin que tout ce qui est opposé et hostile à ceux qui agissent justement puisse être vaincu. De plus, nous qui par nos prières vainquons tous les démons qui suscitent les guerres, font violer les serments et troublent la paix, nous apportons à l’empereur un plus grand secours que ceux que l’on voit combattreNous qui faisons monter nos justes prières accompagnées des exercices et des pratiques qui nous enseignent à mépriser les plaisirs et à ne pas être égarés par eux, nous combattons donc pour l’empereur plus que qui que ce soit d’autre. Nous ne servons pas en tant que soldats avec lui mimais nous servons comme soldats pour lui, entraînant les pieuses troupes qui nous sont propres par le moyen de l’intercession de Dieu »[58] Si les païens peuvent s’engager dans une guerre juste au nom du droit naturel, si les Juifs ont pu, pour leur sauvegarde et mandés par Dieu, se battre contre leurs ennemis, les Chrétiens ne peuvent le faire même sous la persécution : « Nous venons, suivant les conseils de Jésus, briser les épées rationnelles de nos contestations et de nos violences pour en faire des socs de charrue et forger en faucilles les lances auparavant employées à la lutte. Car nous ne tirons plus l’épée contre aucun peuple ni ne nous entraînons à faire la guerre : nous sommes devenus enfants de la paix par Jésus. »[59] Les chrétiens forment un peuple de prêtres⁠[60] qui, par la prière et le culte, éclairés par le Verbe de Dieu, constituent une communauté en marche vers la patrie divine. Ils ne s’évadent pas du monde mais transforment le monde, ses structures et ses activités.⁠[61]

Pour terminer ce rapide panorama des opinions des Pères de l’Église sur la guerre et l’armée durant les trois premiers siècles, il faut citer deux autres Pères qui, soucieux de démontrer que les chrétiens sont des citoyens fiables, adoptent un point de vue nettement moins négatif que les autres.

L’intention de Justin de Naplouse⁠[62], dans son Apologie, est de persuader les Romains et l’empereur Antonin le Pieux particulièrement, que les chrétiens sont de bons citoyens et qu’ils ne méritent pas les persécutions dont ils sont l’objet : « Vous trouverez en nous les amis et les alliés les plus zélés de la paix »[63] ; « Nous sommes les premiers à payer les tributs et les impôts à ceux que vous préposez à cet office »[64] ; « Nous n’adorons donc que Dieu seul, mais pour le reste, nous vous obéissons volontiers, vous reconnaissant pour les rois et les chefs des peuples, et nous demandons à Dieu qu’avec la puissance souveraine, on voie en vous la sagesse et le raison »[65]. Justin ne remet en cause ni l’armée ni l’enrôlement des chrétiens. Il va même jusqu’à voir la Croix du Christ dans les étendards de l’armée : « Vous avez aussi des signes qui disent la puissance de la croix, je veux dire les étendards et les trophées qui précèdent partout vos armées. Sans que vous vous en doutiez, vous montrez que la croix est ainsi le signe de votre puissance et de votre force »[66] ; « Il est étrange que les soldats que vous enrôlez et qui s’engagent par serment sacrifient à la fidélité qu’ils vous doivent, à vous qui ne pouvez leur donner qu’une récompense corruptible, leur vie, leurs parents, leur patrie, tous leurs intérêts »[67].

A la même époque ou un peu plus tard, Athénagore⁠[68] apparaît comme favorable aux conquêtes militaires de Rome et à la soumission à l’empereur, peut-être dans l’optique paulinienne. Le chrétien est un bon citoyen respectueux de l’Empire : « Qui mériterait mieux, écrit-il à l’Empereur, d’obtenir la satisfaction de leur requête que des hommes comme nous, qui prions pour ton pouvoir souverain afin que le fils puisse suivre le père dans une juste succession de l’autorité impériale, afin que votre empire soit prospère et qu’il s’accroisse sans rébellion nulle part. Ceci est à notre profit aussi afin que nous puissions vivre une existence tranquille et paisible et que tous obéissent à ton autorité. »[69] Toutefois, il met des limites à la guerre et à l’action du prince : « Le brigand , le despote ou le tyran qui a fait périr contre le droit des milliers et des milliers de gens, ne saurait se libérer par une seule mort du châtiment que méritent ses crimes ; de même pour celui (…) qui fait outrage aux enfants tout autant qu’aux femmes, qui détruit les cités contre le droit, qui brûle les maisons avec leurs habitants, ravage le pays et anéantit du même coup peuples, nations ou même race entière. »[70]. Mais est-il favorable à la présence de chrétiens dans l’armée ? Il n’en parle pas directement mais note le chrétien répugne à verser le sang en répondant à l’accusation d’anthropophagie : « Car ceux qu’on sait même incapables de supporter le spectacle d’une exécution, fut-elle juste, qui pourrait les accuser de meurtre ou d’anthropophagie (…)  ? Mais nous, nous estimons que la vue d’un meurtre se rapproche de l’homicide, et nous avons interdit de pareils spectacles : comment donc, si nous en refusons même la vue pour ne contracter ni tache, ni souillure, pouvons-nous commettre des meurtres ? »[71]. Il pense toutefois aux gladiateurs et aux jeux du cirque. Pour répondre à l’accusation d’athéisme, il insiste sur le refus des chrétiens de participer à des sacrifices sanglants ou à des actes idolâtres. Les sacrifices sont vains. Or le métier des armes implique de tels gestes. Il ne parle pas du soldat païen.


1. 1 Tm 2, 1-2.
2. 1 P 2, 13-17.
3. Rm 13, 3-4.
4. He 11, 32-34.
5. Eph 6, 10-17 : « En définitive, rendez-vous puissants dans le Seigneur et dans la vigueur de sa force. Revêtez l’armure de Dieu, pour pouvoir résister aux manœuvres du diable. Car ce n’est pas contre des adversaires de sang et de chair que nous avons à lutter, mais contre les Principautés, contre les Puissances, contre les Régisseurs de ce monde de ténèbres, contre les Esprits du Mal qui habitent les espaces célestes. C’est pour cela qu’il vous faut endosser l’armure de Dieu, afin qu’au jour mauvais, vous puissiez résister et, après avoir tout mis en œuvre, rester fermes. Tenez-vous donc debout, avec la vérité pour ceinture, la justice pour cuirasse et pour chaussures le Zèle à propager l’Évangile de la Paix : ayez toujours en main le bouclier de la Foi, grâce auquel vous pourrez éteindre tous les traits enflammés du Mauvais ; enfin recevez le casque du Salut et le glaive de l’Esprit, c’est-à-dire la Parole de Dieu. » On aura, au passage, reconnu des emprunts à Is 11, 5 ; Is 59, 17 ; Sg 5, 18 ; Is 52, 7 ; Is 40, 3 et 9. Ce texte a donné lieu à d’innombrables commentaires. Voir, par exemple : http://paysciel.iquebec.com/armes.html. Certaines de ces images de d’autres se trouvent aussi dans 1 Th 5, 8 ; 1 Co 14, 8 ; 2 Tm 2, 3-4.
6. « Or je vous dis : laissez-vous mener par l’Esprit et vous ne risquerez pas de satisfaire la convoitise charnelle. Car la chair convoite contre l’esprit, et l’esprit contre la chair ; il ya entre eux antagonisme, si bien que vous ne faites pas ce que vous voudriez. Mais si l’Esprit vous anime, vous n’êtes pas sous la Loi. Or on sait bien tout ce que produit la chair : fornication, impureté, débauche, idolâtrie, magie, haines, discorde, jalousie, emportements, disputes, dissensions, scissions, sentiments d’envie, orgies, ripailles et choses semblables –et je vous préviens, comme je l’ai déjà fait, que ceux qui commettent ces fautes n’hériteront pas du Royaume de Dieu. – mais le fruit de l’Esprit est charité, joie, paix, longanimité, serviabilité, bonté, confiance dans les autres, douceur, maîtrise de soi ; contre de telles choses il n’y a pas de loi. Or ceux qui appartiennent ay Christ Jésus ont crucifié la chair avec ses passions et ses convoitises. Puisque l’Esprit est notre vie, que l’Esprit nous fasse aussi agir. Ne cherchons pas la vaine gloire, en nous provoquant les uns les autres, en nous envia nt mutuellement. » (Ga 5, 16-26)
7. Sur les Pères de l’Église, la violence et la guerre, on peut consulter le blog de BONNEFOI Serge : http://serge-bs.over-blog.com/
8. Ex 20, 13.
9. Mt 5, 9.
10. Lc 24, 36 ; Jn 20, 19-21-26.
11. Rm 12, 14-21.
12. NAYAK A. , in Religions et violences, Editions universitaires, Fribourg, 2000, p. 192.
13. Ce petit précis d’obligations morales individuelles et sociales (Cayré, p. 43) a été écrit à la fin du 1er siècle ou au début du 2ème.
14. Apol. VIII, 1 dans la version syriaque.
15. Apol. X, 4 dans la version grecque. 
16. Apol. X, 4 dans la version syriaque.
17. Apol. X, 6 dans la version syriaque.
18. Cité par BONNEFOY S., sur http://serge-bs.over-blog.com
19. Apol. XV, 3-6 dans la version grecque.
20. Vers 120 ou 130-202.
21. Adversus Haereses IV, 34, 4.
22. Vers 200-258.
23. In A Donat et La vertu de patience, Sources chrétiennes, 291, pp. 91 et 93.
24. Vers 170-vers 235.
25. La Tradition apostolique, 16. Notons que certaines versions ajoutent à la deuxième phrase : « qu’on ne lui permette pas de prêter serment ». Dans les Canons d’Hippolyte qui semblent une compilation postérieure incomplète de La Tradition apostolique, on peut lire : « Celui qui a pouvoir de tuer, par exemple le soldat, ne doit pas être admis dans l’Église (…) qu’un chrétien ne se fasse pas soldat de sa propre volonté, à moins qu’il n’y soit forcé par un chef. S’il porte le glaive, qu’il prenne garde de verser le sang et de devenir ainsi coupable d’un crime (…) Est-il avéré qu’il a versé le sang, il devra s’abstenir de la participation aux mystères, à moins qu’il ne soit purifié par une singulière conversion de mœurs avec larmes et gémissements » (Canones Hippolyti, 71-75). Dans un autre remaniement de La Tradition apostolique, Constitution de l’Église égyptienne, l’interdiction est tout aussi claire : « Le soldat qui accomplit son service n’a pas le droit de tuer » (XI, 9).
26. Vers 250-après 320.
27. Inst. VI, 20, 15-17.
28. IIe siècle.
29. Le Pasteur, 42, 1-2. d’autres auteurs vont, comme Paul, employer des images militaires pour parler du combat spirituel. C’est le cas dans l’Epître du Pseudo-Barnabé (entre 96 et 138) ou chez Clément de Rome (pape vers 92-101) dans son Epître aux Corinthiens  : « Servons donc en soldats, frères, de tout notre zèle sous Ses ordres irréprochables. Considérons les soldats qui servent sous nos gouvernants, avec quelle discipline, quelle docilité, quelle soumission ils exécutent les tâches qui leur sont assignées. Tous ne sont pas commandants en chef, ni chefs de mille, ni chefs de cent, ni chefs de cinquante, ni ainsi de suite, mais chacun à son rang propre exécute ce qui lui est prescrit par le roi et les gouvernants. » (Ad Corinthos, 37, 1-3) Notons au passage que Clément en invoquant les chefs de cinquante, grade qui n’existe pas dans l’armée romaine reprend en fait la répartition traditionnelle du peuple de Dieu au désert ( Ex 18, 21-25 ; Dt 1, 15 ; 1M 3, 55).
30. « Quels sont (…) les vices dont il nous faut s’abstenir ? (…) l’adultère, la fornication, les excès de boisson, la mollesse coupable, les festins multipliés, le luxe que permet la richesse, l’ostentation, l’orgueil, la jactance, le mensonge, la médisance, l’hypocrisie, la rancune et tout méchant propos. Voilà de loin les plus mauvaises actions dans la vie des hommes (…) Et beaucoup, dont le serviteur de Dieu doit s’abstenir : le vol, le mensonge, la spoliation, le faux témoignage, la cupidité, la passion mauvaise, la tromperie, la vaine gloire, la vantardise et tous les vices semblables » (Pasteur, 38, 3-5).
31. Lc 3, 14.
32. Le Pasteur 38, 8-10.
33. Le Pasteur 37, 1. Cf.  Qo, 12, 13 : « Crains Dieu et observe ses commandements car c’est là tout l’homme ».
34. Le Pasteur 20, 3.
35. Le Pasteur 27, 3.
36. Le Pasteur 33, 1. 
37. Le Pasteur 34, 1. 
38. Le Pasteur 36, 1 et 3.
39. Vers 150-vers 215.
40. Stromates V, 126, 5.
41. Protrep. X, 100.
42. Tertullien, 155-222. Né et mort à Carthage ce fils de centurion de la Légion proconsulaire fut jurisconsulte puis avocat. Il se convertit en 193.
43. Il écrit dans son Apologétique : « Nous sommes d’hier et déjà nous avons rempli la terre et tout ce qui est à vous : les villes, les îles, les postes fortifiés, les municipes, les bourgades, les camps eux-mêmes, les tribus, les décuries… » (Apol XXXVII, 2) ; « Avec vous (…) nous naviguons, avec vous nous servons comme soldats, nous travaillons la terre, nous faisons le commerce… » (Apol LII, 3).
44. De l’idolâtrie, 19, 1-3.
45. Il n’empêche que Tertullien fidèle en cela à la pensée de Paul, reconnaît : « nous sacrifions donc pour le salut de l’empereur, mais en nous adressant à Dieu, notre maître et le sien, mais conformément à sa loi, par de chastes et pacifiques prières. » (Ad Scapulam, II).
46. De Corona, XI.
47. De Corona, XI.
48. Apol. XXXVII, 5. Le rigorisme moral de Tertullien l’a conduit à adhérer au montanisme, déclaré hérétique déjà vers 220 au synode d’Iconium, puis en 404 par le pape Innocent 1er et encore en 601 par le pape Grégoire 1er. Cette doctrine affirme l’imminence de la parousie, annonce le règne du paraclet et une troisième révélation, affirme l’obligation de faire face à la persécution ce qui érige l’héroïsme en loi générale, rejette les secondes noces, se montre excessivement rigoriste par les jeûnes et autres pratiques chrétiennes, et déclare certains péchés irrémissibles. (cf. Cayré, I, p. 239.) Dans le De corona, Tertullien approuve pleinement « un soldat chrétien qui refusa de porter sur la tête une couronne de lauriers, prescrite par les règlements pour recevoir le « donativum » (cadeau en argent fait par l’empereur), et préféra la prison en attendant la mort. » (Id., p. 230)
49. Apol. XXX, 4.
50. Paul avait utilisé cette métaphore militaire dans son Epître aux Ephésiens : « Revêtez-vous de toutes les armes de Dieu, afin de pouvoir tenir ferme contre les ruses du diable. Car nous n’avons pas à lutter contre la chair et le sang, mais contre les dominations, contre les autorités, contre les princes de ce monde de ténèbres, contre les esprits méchants dans les lieux célestes. C’est pourquoi, prenez toutes les armes de Dieu, afin de pouvoir résister dans le mauvais jour, et tenir ferme après avoir tout surmonté. Tenez donc ferme : ayez à vos reins la vérité pour ceinture ; revêtez la cuirasse de la justice ; mettez pour chaussure à vos pieds le zèle que donne l’Évangile de paix ; prenez par-dessus tout cela le bouclier de la foi, avec lequel vous pourrez éteindre tous les traits enflammés du malin ; prenez aussi le casque du salut, et l’épée de l’Esprit, qui est la parole de Dieu. Faites en tout temps par l’Esprit toutes sortes de prières et de supplications ». (Ép 6, 11-18). Notons aussi que Jésus (Lc 14, 31) a recours à l’image de la guerre, sans porter de jugement. Après avoir recommandé aux disciples de ne pas haïr (Lc 14, 26), il leur dit : « Quel est le roi qui, partant faire la guerre à un autre roi, ne commencera pas par s’asseoir pour examiner s’il est capable, avec dix mille hommes, de se porter à la rencontre de celui qui marche contre lui avec vingt mille ? ». Il s’agit, comme nous le constatons, d’une guerre défensive.
51. Ad martyras, III. Le style enflammé de Tertullien le pousse aussi à interpréter ainsi l’emprisonnement des martyrs : « La prison est la forteresse où le démon enferme sa famille. Mais pour vous, vous n’avez franchi ces portes que pour fouler aux pieds l’ennemi jusqu’au centre de son empire, et y achever un triomphe commence ailleurs. qu’il ne puisse donc pas dire: Ils sont chez moi ; je les tenterai par de basses animosités, par de lâches affections, par des rivalités jalouses. Non ; qu’il fuie à votre aspect ; qu’il aille se cacher au fond de son repaire, honteux et rampant, comme un de ces reptiles que l’on chasse par des paroles ou des flammes magiques. qu’il ne soit point assez heureux pour vous commettre l’un avec l’autre jusque dans son domaine ; mais qu’il vous trouve toujours prêts et armés de concorde. Car votre paix à vous, c’est sa plus cruelle guerre ; paix, au reste, si précieuse, que les infortunés qui l’ont perdue dans l’Église, vont d’ordinaire la demander aux martyrs dans leurs cachots. Raison de plus pour la garder parmi vous, pour la maintenir avec persévérance, afin qu’il vous soit possible de la distribuer aux autres. » (Id., 1).
52. 185-254. 
53. Philosophe grec épicurien (IIe siècle) auteur du « Discours véritable » où il reproche, entre autres, aux chrétiens d’être de mauvais citoyens qui mettent en danger l’empire et la civilisation en se dérobant aux devoirs civils et au service militaire. Si l’empire devenait chrétien, il tomberait aux mains des barbares. A la suite de Celse, beaucoup d’auteurs imputent aux Chrétiens la ruine de l’empire romain. C’est le cas, au XVIIIe siècle, de l’anglais GIBBON Edouard, Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain ; au XIXe siècle, RENAN Ernest, dans Marc-Aurèle ou la fin du monde antique déclare : « Durant le IIIe siècle, le christianisme suce comme un vampire la société antique, soutire toutes ses forces et amène cet énervement général contre lequel luttent vainement les empereurs patriotes. Le christianisme n’a pas besoin d’attaquer de vive force ; il n’a qu’à se renfermer dans ses églises. Il se venge en ne servant pas l’état, car il détient presque à lui seul des principes sans lesquels l’état ne saurait prospérer. C’est la grande guerre que nous voyons aujourd’hui faite à l’état par nos conservateurs. L’armée, la magistrature, les services publics ont besoin d’une certaine somme de sérieux et d’honnêteté. Quand les classes qui pourraient fournir ce sérieux et cette honnêteté se confinent dans l’abstention, tout le corps souffre.
   L’église, au IIIe siècle, en accaparant la vie, épuise la société civile, la saigne, y fait le vide. Les petites sociétés tuèrent la grande société. La vie antique, vie tout extérieure et virile, vie de gloire, d’héroïsme, de civisme, vie de forum, de théâtre, de gymnase, est vaincue par la vie juive, vie antimilitaire, amie de l’ombre, vie de gens pâles, claquemurés. La politique ne suppose pas les hommes trop détachés de la terre. Quand l’homme se décide à n’aspirer qu’au ciel, il n’a plus de pays ici-bas. On ne fait pas une nation avec des moines ou des yogis ; la haine et le mépris du monde ne préparent pas à la lutte de la vie. L’Inde, qui, de tous les pays connus, a le plus versé dans l’ascétisme, n’est, depuis un temps immémorial, qu’une terre ouverte à tous les conquérants. Il en fut de même à quelques égards de l’Égypte. La conséquence inévitable de l’ascétisme est de faire considérer tout ce qui n’est pas religieux comme frivole et inférieur. Le souverain, le guerrier, comparés au prêtre, ne sont plus que des rustres, des brutaux  ; l’ordre civil est tenu pour une tyrannie gênante. Le christianisme améliora les mœurs du monde ancien ; mais, au point de vue militaire et patriotique, il détruisit le monde ancien. » (texte intégral disponible sur www.mediterranee-antique.info/Renan/Marc_Aurele/MA_32.htm): Nietzsche, bien sûr, reprendra l’accusation : « Le chrétien et l’anarchiste sont décadents tous deux, tous deux incapables d’agir autrement que d’une façon dissolvante, venimeuse, étiolante ; partout ils épuisent le sang, ils ont tous deux, par instinct, une haine à mort contre tout ce qui existe, tout ce qui est grand, tout ce qui a de la durée, tout ce qui permet de l’avenir à la vie… le christianisme a été le vampire de l’empire romain ; il a mis à néant, en une seule nuit, cette action énorme des Romains : avoir gagné un terrain pour une grande culture qui a le temps. Ne comprend-on toujours pas ? L’empire romain que nous connaissons, que l’histoire de la province romaine enseigne toujours davantage à connaître, cette admirable œuvre d’art de grand style, était un commencement : son édifice était calculé pour être démontré par des milliers d’années ; jamais jusqu’’ à nos jours on n’a construit de cette façon, jamais on n’a même rêvé de construire en une égale mesure, sub specie aeterni ! Cette organisation était assez forte pour supporter de mauvais empereurs : le hasard des personnes ne doit rien avoir à voir en de pareilles choses, premier principe de toute grande architecture. Pourtant elle n’a pas été assez forte contre l’espèce la plus corrompue des corruptions, contre le chrétien… » (cité in CESSOLE Bruno de, PHILONENKO Alexis, CAUSSE Jeanne, Nietzsche : 1892-1914, Editions des Deux Mondes, 1997, p. 235) ; de même, Georges Sorel explique le succès du christianisme par le fait qu’il constituait, pour les classes défavorisées, une force de résistance et pour les classes privilégiées un moyen de se préserver de la haine des autres classes. La nouvelle religion « a coupé les liens qui existaient entre l’esprit et la vie sociale ; elle a semé partout des germes de quiétisme, de désespérance et de mort » (La ruine du monde antique, Conception matérialiste de l’histoire, Librairie Jacques1902, cité in GUCHET Yves, Georges Sorel, 1847-1922: serviteur désintéressé du prolétariat, L’Harmattan, 2001, p. 50 ; au XXe siècle, ce sont des auteurs proches d’une extrême droite néo-païenne qui prennent le relais : ROUGIER Louis, Celse contre les chrétiens, Editions du siècle, 1925 ; ROUGIER Louis, Le conflit du christianisme primitif et de la civilisation antique, Copernic, 1977 ; PAUWELS Louis, L’Église et le déclin de l’Occident, in Eléments, septembre-octobre 1974 ; BENOIST Alain de, La thèse du christianisme poison, in Questions de…, n° 5, 4e trimestre 1974, pp. 5-21. Ces derniers auteurs estiment qu’à leur époque aussi le christianisme transporte, comme dans l’empire romain, un ferment de destruction culturelle, de subversion politique et sociale et qu’il fait le jeu du communisme. (Sur ces sujets, on peut lire WANKENNE A., Aux origines de l’Occident, L’Empire romain de la république cicéronienne à la Cité de Dieu, Presses universitaires de Namur, 1983 ; MORTEAU L. et LE PENQUER Y., La thèse du christianisme poison, in Permanences, juin-juillet 1975, pp. 39-40 ; OUSSET Jean, Ruine de Rome, Incurie des Césars, CLC, s.d. ; COUDY Julien, La chute de l’Empire romain, Julliard, 1967 ; et même MONTESQUIEU, Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence, (1734), Garnier-Flammarion,1968.) C’est un très vieux débat dans lequel saint Augustin s’est engagé (Lettres CXXXVI, 2 ; CXXXVIII, 14-15).
54. Contre Celse, 3 et 8.
55. Contre Celse, VIII, 73, 34-38.
56. Celse estime que les abeilles, entre autres animaux, ont plus le sens de la justice que les chrétiens. Il a parlé « des abeilles, dit Origène, pour déprécier autant qu’il peut, non seulement chez nous, chrétiens, mais encore chez tous les hommes, les villes, les régimes, les autorités, les gouvernements, les guerres pour la défense des patries… » (Contre Celse, IV, 83, 1-5)
57. Contre Celse, IV, 82, 2-3.
58. Contre Celse, VIII, 73, 23-30.
59. Contre Celse, V, 33, 31-36 (allusion à Mi 4, 3-4 et Is 2, 2-4).
60. Ap 20, 6. Origène rappelle que les prêtres païens ne combattent pas non plus suivant la loi romaine et utilise cet argument en faveur des chrétiens : « …parmi vous, les prêtres de certaines statues et les gardiens des temples de ceux que vous considérez comme des dieux conservent leur main droite non polluée eu égard aux sacrifices, afin qu’ils puissent offrir les sacrifices prescrits à ceux que vous appelez dieux avec des mains non souillées par le sang humain et pures de tout acte de massacre. C’est pourquoi, lorsqu’une guerre survient, vous ne faites pas servir les prêtres dans l’armée. Si donc il est raisonnable d’agir ainsi, combien plus raisonnable est-il, alors que les autres servent dans l’armée, les chrétiens, eux, accomplissent leur service militaire en tant que prêtres et serviteurs de Dieu conservant pure leur main… » (Contre Celse, VIII, 73).
61. « Chacun de nous, en servant la parole de Dieu, creuse un puits et cherche l’eau pour en réconforter ceux qui l’écoutent. Si, à mon tour, je me mets à expliquer les paroles des anciens, si j’y cherche le sens spirituel et m’efforce de retirer le voile qui couvre la Loi, pour y découvrir le sens allégorique de l’Écriture, à mon tour je creuse des puits d’eau vive. (…) Ne nous lassons pas de creuser des puits d’eau vive. (…) Considère donc qu’en chacune de nos âmes est creusé un puits d’eau vive ; il s’y rencontre un certain sens céleste, l’image de Dieu s’y abrite. (…) Nous y verrons jaillir l’eau vive dont le Seigneur affirme : « Celui qui croit en moi, des fleuves d’eau vive couleront en son sein. (…) Creusons si profond que les eaux jaillissent sur les places publiques, que la science des Écritures ne nous comble pas seul, mais nous permette d’enseigner et de former les autres, d’abreuver les hommes (…) » (Homélie 13 sur la Genèse).
62. Vers 100-vers 165.
63. 1 Apol. 12. 
64. 1 Apol. 17.
65. Id..
66. 1 Apol. 55. 
67. 1 Apol. 39.
68. Fin du IIe siècle. Philosophe platonicien, né à Athènes et converti au christianisme. Il fonda à Alexandrie une académie réputée. Vers 177, il adresse à l’empereur Marc Aurèle et à son fils, Commode, une apologie en 30 chapitres intitulée Presbeia peri Christianon (Supplique pour les chrétiens). Il y réfute la triple accusation portée contre les juifs, puis contre les chrétiens, qui seraient athées, cannibales et incestueux. Athénagore montre que le culte de Dieu n’est ni sanguinaire ni immoral contrairement à l’idolâtrie.
69. Supplique au sujet des chrétiens, XXXVII, 2.
70. Sur la résurrection des morts, XIX, 6.
71. Supplique au sujet des chrétiens, XXXV, 4-5.

⁢b. L’exigence de la charité

Au IVe siècle, l’Église est à un tournant important de son histoire. De minoritaire, elle devient majoritaire⁠[1] et religion officielle⁠[2] au moment où l’empire s’effondre⁠[3]. Elle va devoir gérer le problème de la violence et de la guerre, problème normalement dévolu à l’État. Cette fois, les chrétiens qui constituaient jusque là une « minorité irresponsable » deviennent, brusquement « le principal appui de l’État ».⁠[4]

Entre 312 et 324, Eusèbe de Césarée⁠[5] rédige une Histoire ecclésiastique qui est riche en renseignements sur notamment les persécutions de Dèce⁠[6] et de Valérien⁠[7], qui visaient à épurer l’armée de ses officiers chrétiens⁠[8]. Condamnant la guerre militaire comme une calamité, il lui oppose la guerre spirituelle que l’on mène pour acquérir la paix de l’âme : « Nous exposons dans ce livre la manière de se conduire selon Dieu : les guerres très pacifiques pour la seule paix de l’âme et le nom des hommes qui ont le courage d’y combattre pour la vérité plutôt que pour la patrie, pour la religion plutôt que pour ceux qu’ils aimaient le mieux, y seront inscrits sur des tables éternelles »[9]. Néanmoins, il lui arrive de louer les soldats qui ne renient pas leur foi mais s’en glorifient :  « Une escouade complète de soldats, Ammon, Zénon, Ptolémée, Ingénès et avec eux le vieillard Théophile, se tenaient devant le tribunal. Alors qu’on jugeait comme chrétien quelqu’un qui inclinait déjà vers l’apostasie, ceux-ci qui étaient près de lui grinçaient des dents, faisaient des signes de tête, tendaient les mains, gesticulait de leur corps. Tout le monde se tourna de leur côté, mais avant qu’aucun d’entre eux n’eût été pris autrement, ils se hâtèrent de monter sur le degré, disant qu’ils étaient chrétiens, de sorte que le gouverneur et ses assesseurs furent remplis de crainte et que ceux qui étaient jugés furent remplis de courage pour ce dont ils devaient être convaincus et que les juges eurent peur. Et ces hommes sortirent solennellement du tribunal, se réjouissant de leur témoignage : Dieu les faisait triompher glorieusement »[10].

Mais Eusèbe est aussi l’auteur d’une Vie de Constantin écrite vers 335-340. Il y loue l’empereur qui prie avant la bataille et qui porte l’emblème de la Croix⁠[11]. L’empereur devenu chrétien lui apparaît comme le lieutenant de Dieu, établissant l’ordre divin sur la terre : « Dieu lui-même, le grand Roi, lui a du haut des Cieux tendu sa droite, et lui a donné la victoire sur tous ses adversaires et ennemis jusqu’à ce jour »[12]. Dans ces conditions, l’armée apparaît désormais comme instrument de Dieu.

Nous savons que le problème du sang versé fait toujours difficulté au chrétien. Dans cet esprit, Ambroise de Milan⁠[13] approuve un magistrat qui s’était privé spontanément des sacrements après avoir prononcé une peine capitale⁠[14]. Plus impressionnante encore est sa lettre à l’empereur Théodose⁠[15] après le massacre de Thessalonique⁠[16], celle que reconnaissent Damase et Pierre d’Alexandrie, c’est-à-dire la Sainte Trinité du Père, du Fils et du Saint-Esprit. » Le christianisme devenait la religion prédominante. Il condamna l’⁠arianisme lors du second concile œcuménique de Constantinople en 381. A Thessalonique, en 390, la répression d’une sédition fut terrible : Théodose fit massacrer sept mille habitants rassemblés dans l’hippodrome. Ambroise invita par écrit Théodose à faire pénitence sous peine d’excommunication. Théodose finit par s’incliner. Pour la première fois dans l’histoire de l’empire, le pouvoir temporel se soumettait au pouvoir spirituel. (_Mourre)] : « Il a été commis dans la ville de Thessalonique un attentat sans exemple dans l’histoire : je n’ai pu le détourner ; mais j’ai dit d’avance combien il était horrible. (…) je n’ai contre toi aucune haine ; mais tu me fais éprouver une sorte de terreur. Je n’oserais, en ta présence, offrir le divin sacrifice ; le sang d’un seul homme injustement versé me le défendrait ; le sang de tant de victimes innocentes me le permet-il ? »[17]. Il est à noter qu’Ambroise parle de sang versé injustement ce qui peut sous-entendre qu’il y a des guerres justes. Par ailleurs, seul l’empereur est pris à partie par l’évêque et non les exécutants. En fait, l’empereur, aux yeux d’Ambroise, est seul responsable dans la mesure où il a donné l’ordre du massacre.

Ceci dit, Ambroise se pose une question importante : comment concilier la non-violence des Béatitudes avec le devoir de charité du chrétien face à une menace ? Cette position ambigüe où se trouve le chrétien, explique le P. Joseph Joblin sj, « donne une importance extraordinaire au jugement de la conscience »[18]. Selon Ambroise, on peut pécher contre la justice de deux manières : en commettant un acte injuste et en ne secourant pas celui qui est victime de l’injustice : « Est pleine de justice la force qui, à la guerre, protège la patrie contre les barbares ou, à la maison, défend les faibles ou les commensaux contre les brigands »[19] ; « Celui qui, s’il le peut, n’écarte pas une injustice de son prochain, est aussi coupable que celui qui commet l’injustice. »[20] « En effet, commente le P. Comblin, si le précepte de la non-violence contenu dans les Béatitudes m’interdit d’user de la force, celui de la charité me commande de défendre, dans la mesure du possible, celui dont la vie est en péril. »[21]

De son côté, Jean Chrysostome⁠[22] reprend la réflexion de Jean le Baptiste sur la vaine gloire mais, au contraire de Tertulllien, s’il dénonce la vaine gloire acquise dans les jeux et les spectacles⁠[23], il ne met pas en cause la gloire militaire. Dans son De inani gloria et de educandis liberis, il conseille au père qui éduque son fils : « A cela, ajoute la considération qu’il acquiert à l’armée dans les affaires publiques »[24]. Dans son livre Contre les adversaires de la vie monastique, il met en scène un jeune homme qui veut embrasser la vie monastique alors que son père le destinait à l’armée. Ce jeune homme fait le bon choix car la vie avec Dieu est meilleure mais cette préférence ne signifie pas que le service de la cité est mauvais sinon écrirait-il : « Les uns combattent contre ceux qui commettent l’injustice, comme les soldats dans une cité ; les autres veillent à l’ensemble, à ce qui concerne le corps et la maison, comme les gens chargés de l’administration civile ; les autres donnent des ordres, comme les magistrats… »[25]. Quel que soit le choix, il faut, en toute circonstance, être juste, honnête et désintéressé : « S’il sert dans l’armée, qu’il apprenne à ne pas faire de profits illicites »[26]. Le métier des armes, dans cet esprit, est utile : « Si vous privez l’armée de son général, vous la livrez sans défense aux ennemis »[27]. Un père peut y destiner son fils : « Si tu les destines à la vie du monde, amène-lui de bonne heure une fiancée et n’attends pas qu’il soit à l’armée ou qu’il ait abordé les affaires publiques. »[28] Si Jean utilise souvent l’exemple de la vie militaire pour la confronter au service de Dieu, à l’instar de Paul, c’est, bien sûr, pour montrer que la vie religieuse est meilleure mais il n’empêche que la vie profane, celle du Roi, du chef des armées n’est pas nécessairement mauvaise si l’on veille à respecter la vertu et à exercer la justice.⁠[29]

Comme nous venons de le voir, le chrétien est dans une « situation ambigüe ». En effet, les Béatitudes lui interdisent d’user de la violence et la charité lui demande de protéger celui qui est menacé : il y a donc « deux manières (…) de pécher contre la justice ; l’une est de commettre un acte injuste, l’autre de ne pas venir au secours de la victime d’un injuste agresseur. »[30]

Méditant sur les vertus et en particulier sur le courage, saint Ambroise fait remarquer que le courage n’est jamais « une vertu sans compagnes ; en effet elle ne s’en remet pas à elle-même, autrement le courage sans la justice est occasion d’iniquité. De fait, plus il est fort, plus il est enclin à écraser le petit, bien que l’on estime qu’il faut considérer, dans les entreprises guerrières elles-mêmes, si les guerres sont justes ou injustes. » Et il précise : « ce n’est pas à commettre l’injustice, mais à la repousser que consiste la loi de la vertu. Celui en effet qui ne repousse pas l’injustice loin de son compagnon, alors qu’il le peut, est en faute tout autant que celui qui l’accomplit. Aussi le saint Moïse commença-t-il, par là d’abord, ses essais de courage guerrier. De fait, ayant vu un hébreu qui subissait l’injustice de la part d’un Égyptien, il le défendit si bien qu’il abattit l’Égyptien et le cacha dans le sable[31]. » « Ainsi donc, écrit-il encore, selon la volonté de Dieu ou le lien de la nature, nous devons nous secourir mutuellement, rivaliser dans l’accomplissement des devoirs, mettre pour ainsi dire en commun tous les intérêts et, pour user du mot de l’Écriture, nous porter assistance l’un à l’autre ou bien par le zèle, ou bien par l’accomplissement du devoir, ou bien par l’argent, ou bien par les œuvres, ou bien de n’importe quelle manière, afin d’accroître l’agrément du lien social entre nous. Et que personne ne soit détourné du devoir, mais par l’effroi du danger, mais qu’il tienne pour siennes toutes adversités ou prospérités. Ainsi le saint Moïse ne redouta pas, en faveur du peuple, d’entreprendre les lourdes guerres pour une patrie, ni ne trembla devant les rames d’un roi très puissant, ni ne s’effraya devant la fureur de la cruauté des barbares, mais il abandonna son propre salut pour rendre à son peuple la liberté. »[32]

A partir de Constantin donc, à l’instar d’Eusèbe, Ambroise ou Jean Chrysostome, les Pères vont s’efforcer de lever les scrupules des chrétiens qui doivent cette fois participer à la défense de l’Empire qui les protège et les favorise, des chrétiens qui pourraient rester en retrait étant donné l’insistance évangélique sur le pardon des injures, la non-résistance au mal et l’amour des ennemis. S’esquisse ainsi la théorie de la guerre juste que nous allons examiner.


1. Rappelons quelques dates: 312, l’empereur Constantin se convertit ; en 313, l’ « Edit de Milan » proclame la tolérance pour les chrétiens comme pour les païens, en Orient comme en Occident.
2. La politique de tolérance est abandonnée par l’empereur Gratien (375-383) qui, sous l’influence de saint Ambroise va combattre le paganisme.
3. Dès le IIe siècle, l’empire connaît des infiltrations germaniques pacifiques qui s’intègrent bien. A partir du IIIe siècle, certaines régions frontières sont abandonnées aux envahisseurs. Valens est vaincu et tué par les Wisigoths en 378. C’est aussi à partir de cette époque que, sous la pression des Huns, de nombreuses peuplades germaniques envahissent l’empire de différents côtés. Les Wisigoths s’emparent de Rome en 410. Rome est pillée encore par les Vandales en 455. En 476, c’en est fini de l’empire : le dernier empereur, le tout jeune Romulus Augustule est déposé.
4. COMBLIN J., Théologie de la paix, II, Applications, Editions universitaires, 1963.
5. Vers 265- 339.
6. Empereur de 249-251.
7. Empereur de 253-260.
8. L’empereur, écrit-il, « ne commença pas tout d’un coup la guerre contre nous, mais il dirigea ses efforts seulement contre ceux qui étaient dans les camps (il pensait en effet prendre facilement les autres aussi de cette manière, si auparavant il l’emportait dans le combat contre ceux-là). On put voir un très grand nombre de ceux qui étaient aux armées embrasser très volontiers la vie civile pour ne pas devenir des renégats de la religion du créateur de l’univers. Car lorsque le chef de l’armée, quel que fût celui qui l’était alors, entreprit la persécution contre les troupes, en répartissant et en épurant ceux qui servaient dans les camps, il leur donna le choix ou bien, s’ils obéissaient, de jouir du grade qui leur appartenait, ou bien, au contraire, d’être privés de ce grade, s’ils s’opposaient à cet ordre. Un très grand nombre de soldats du royaume du Christ préférèrent, sans hésitation ni discussion, la confession du Christ à la gloire apparente et à la situation honorable qu’ils possédaient » (HE, VIII, IV, 2-3).
9. HE V, praef., 4.
10. HE VII, XLI, 22-23.
11. Vita Const. II, 4 ; IV, 56.
12. Discours Louanges de Constantin 8.
13. Vers 337-397.
14. Epist. XLIV.
15. 347-395.
16. En 380, il adhéra au symbole de Nicée, devint l’ardent défenseur des chrétiens et à Thessalonique, il publia l’édit (dit édit de Thessalonique) suivant : « Tous les peuples doivent se rallier à la foi transmise aux Romains par l’apôtre http://fr.wikipedia.org/wiki/Pierre(ap%C3%B4tre)[Pierre
17. Epist. LVI.
18. JOBLIN Joseph sj, De la guerre juste à la construction de la paix, in DC n° 2206, 20-6-1999, p. 588.
19. De officiis ministrorum, 1, 27, 129. 
20. Id., 1, 36, 178.
21. JOBLIN J., op. cit., p. 588.
22. 344-398. Ses œuvres sont disponibles sur : http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/chrysostome/
23. Comme d’autres Pères, Jean n’aime ni le théâtre, ni les acteurs, surtout parce qu’ils se travestissent, portent des masques, incarnent des dieux, participent à des cultes païens, etc..
24. De inani Gloria…, 84.
25. Id., 23.
26. Id., 89.
27. Sermons, Sur les statues, 6.
28. De inani gloria, 81.
29. « Car le véritable roi, c’est celui qui commande à la colère, à l’envie, à toutes les passions ; qui assujettit tout aux lois de Dieu, qui garde son esprit libre, et qui ne laisse pas la tyrannie des voluptés dominer dans son âme. J’aurais certes grand plaisir à voir un tel homme commander aux peuples, à la terre et à la mer, aux cités, aux nations et aux armées. Celui qui impose aux passions le joug de la raison, imposerait bien aussi aux hommes le joug heureux des lois divines. Il serait un père pour ses sujets ; sa douceur le rendrait abordable à tous les peuples. Mais cet esclave de la colère, de l’ambition et des plaisirs coupables qui a l’air de commander aux hommes ne mérite que le mépris des peuples ; l’or et les diamants couronnent sa tête, et la sagesse ne couronne pas son cœur. Tout son corps est resplendissant de pourpre, et son âme est sans ornement. Il ne saura même pas exercer son pouvoir. Comment gouverner les autres quand on ne peut se gouverner soi-même ?
   S’agit-il du mérite guerrier ? Il éclate dans les luttes soutenues par le sage bien mieux que dans les combats livrés par un roi. Le sage fait la guerre aux démons, il les repousse, il triomphe, et reçoit de la main du Christ, la couronne immortelle, prix de sa victoire. Il ne peut que vaincre, il s’avance au combat ayant Dieu pour auxiliaire et une armure céleste pour se couvrir. Le roi fait la guerre à quelques peuples barbares, moins redoutables assurément que les légions de l’enfer : son triomphe ne saurait donc être aussi glorieux que celui du vainqueur des démons. Mais considérez les motifs des deux guerres, quelle différence ! C’est pour remplir un devoir de piété, pour servir Dieu que le sage fait la guerre au démon : s’il cherche à conquérir des villes et des villages, c’est sur l’erreur et pour la vérité. La guerre que le roi fait aux barbares, a pour objet un territoire à prendre ou à défendre, une frontière à reculer ou à maintenir, des représailles à exercer ; souvent l’avarice et une injuste ambition lui mettent les armes à la main ; et combien de fois le désir de conquérir lui fait perdre ce qu’il avait déjà 1 Telles sont, sous le rapport de la puissance et de la guerre, les différences que nous remarquons entre le roi et le serviteur de Dieu. » (Comparaison du solitaire et du Roi, 2-3).
30. JOBLIN J., op. cit., p. 588.
31. Ex 2, 11-12.
32. De Officiis, livre I. Texte disponible sur http://livres-mystiques.com.

⁢Chapitre 3 : Une théologie de la paix ?

« Heureux ceux qui font œuvre de paix :
Ils seront appelés fils de Dieu. »[1]


1. Mt 5, 9.

⁢i. Saint Augustin et la guerre juste

[1]

C’est saint Augustin qui va offrir au monde une série de réflexions approfondie sur la question de la guerre et son influence sera considérable. On va découvrir, dans son œuvre, des règles à respecter pour qu’une guerre soit juste. Nous retrouverons un écho de ces règles encore dans divers documents aux XXe et XXIe siècles notamment dans des règlements militaires.

Sa réflexion est alimentée par les événements tragiques auxquels il assiste. Né en 354 et mort en 430, Augustin a vécu l’effondrement de l’empire romain.⁠[2] Les institutions politiques et administratives sont ébranlées, restent, comme seules autorités stables, les chefs des Églises qui vont devoir apporter des réponses à des problèmes temporels. Dans la Cité de Dieu[3], il décrit les guerres qui ont ravagé Rome depuis sa fondation. Des guerres qui touchent les combattants comme les civils⁠[4], guerres contre l’étranger ou guerres civiles⁠[5].


1. Selon FLORI J., il vaudrait mieux parler de guerre « justifiable » chez Augustin. (Croisade et chevaliers (XIe-XIIe s), De Boeck, 1998, p. 12.
2. Rappelons quelques dates : en 395, l’empire est partagé ; dès 406, les Vandales et les Alains menacent la Gaule ; en 409, les Vandales sont en Espagne ; en 410 Alaric, roi des Wisigoths (acquis à l’arianisme) s’empare de Rome ; en 425, les provinces romaines sont occupées par les barbares ; en 429, Genséric entre en Afrique et sera le premier roi Vandale de cette région.
3. Livre III.
4. Evoquant les guerres puniques, il écrit : « Que de régions et de territoires dévastés sur une vaste étendue ! Que de fois les combattants furent tour à tour vainqueurs et vaincus ! Quelles pertes d’hommes parmi les combattants et parmi les populations désarmées ! Que de navires coulés dans les batailles navales ou engloutis par toutes sortes de tempêtes ! Si nous tentions de raconter ou d’évoquer ces désastres, nous ne ferions rien d’autre que réécrire à notre tour l’histoire. » (La Cité de Dieu, III, 18)
5. Entre Rome et Albe : « Cette guerre ne fut-elle pas plus que civile, puisque la cité fille y combattit contre la cité mère ? » (La Cité de Dieu, III, 14). A propos de l’enlèvement des Sabines : « A combien de proches et d’alliés cette victoire coûta-t-elle la vie, et de part et d’autres quel nombre de blessés ! (Id., III, 13) Et « La guerre de César et de Pompée n’était que la lutte d’un seul beau-père contre un seul gendre, et encore, quand elle éclata, la fille de César, l’épouse de Pompée n’était plus ; et cependant, c’est avec un trop juste sentiment de douleur que Lucain s’écrie : « Je chante cette guerre plus que civile, terminée aux champs de l’Emathie et où le crime fut justifié par la victoire ». » (Id..). Et que dire de Sylla ? « Sylla qui vint tirer vengeance de ces cruautés au prix de tant de sang, mit fin à la guerre ; mais comme sa victoire n’avait pas détruit les inimitiés, elle rendit la paix encore plus meurtrière. (…) Bientôt Sylla entra victorieux à Rome, après avoir fait égorger dans une ferme publique sept mille hommes désarmés et sans défense. Ce n’était plus la guerre qui tuait, c’était la paix ; on ne se battait plus contre ses ennemis, un mot suffisait pour les exterminer. » (Id., III, 28)

⁢a. Un théologien de la paix

[1]

Si l’on présente saint Augustin comme un « théoricien » (et le mot est un peu fort, comme nous le verrons) de la guerre juste, il est fondamentalement et premièrement convaincu que le chrétien est et doit être un artisan de paix.⁠[2]

Commentant le passage de l’Évangile où il nous est demandé de présenter la joue gauche après avoir été frappé sur la joue droite, il fait cette recommandation : « il faut prendre garde que le plaisir de la vengeance ne nous fasse perdre, pour ne rien dire de plus, cette patience elle-même qui est d’un bien plus grand prix que tout ce que peut nous ôter un ennemi, même malgré nous. »[3]

Il rappelle volontiers⁠[4] que « Le fruit de la justice est semé dans la paix pour ceux qui font œuvre de paix »[5] ; « Heureux ceux qui font œuvre de paix, ils seront appelés fils de Dieu »[6]. « La guerre, écrit-il, étant le contraire de la paix, comme la misère l’est à la béatitude et la mort à la vie, on peut demander si à la paix dont on jouira dans le souverain bien répond une guerre dans le souverain mal. »[7]

La guerre est « …une plaie, une vraie misère », qui « n’est pas touché du malheur de la guerre est d’autant plus malheureux qu’il a perdu tout sens humain. »[8] La guerre offre « de beaux spectacles et de riches festins » aux démons⁠[9]. Si certaines guerres romaines paraissent avoir apporté quelque bien – ne parle-t-on pas, avec bienveillance, dans les livres d’histoire, de la pax romana ? – « au prix de combien de guerres et de quelles guerres, au prix de quels massacres d’hommes, de quelle effusion de sang humain, n’a-t-il pas fallu l’acheter ? »[10]

La guerre, en fait, contredit le dessein de Dieu : « Si Dieu a fait sortir le genre humain d’un seul homme, c’est pour montrer aux hommes combien il appréciait l’unité dans la pluralité »[11]. Dieu veut « unir les hommes en une seule société par la similitude de la nature » mais aussi les « rassembler, grâce aux nœuds de la parenté, en une harmonieuse unité par les liens de la paix »[12]. C’est le péché de l’homme qui a introduit la guerre : « Dieu n’ignorait pas d’ailleurs que l’homme pécherait et que désormais, voué à la mort, il engendrerait des fils destinés à mourir ; et ces mortels porteraient si loin leur férocité criminelle que les bêtes, sans raison, sans volonté, aux souches nombreuses pullulant des eaux et des terres, vivraient entre elles en leur espèce avec plus de sécurité et d paix que les hommes dont la race était née d’un seul en gage de concorde. Ni les lions en effet, ni les dragons n’ont jamais déchaîné entre eux des guerres semblables à celles des hommes. »[13] La liberté sans Dieu s’enlise dans la passion de dominer qui « bouleverse et broie le genre humain par de grandes calamités. »[14] Guerre et pais appartiennent à deux amours incompatibles, à deux cités différentes : « L’une se glorifie en elle-même, l’autre dans le Seigneur. L’une dans ses chefs ou dans les nations qu’elle subjugue, est dominée par la passion de dominer ; dans l’autre on se rend mutuellement service par la charité »[15]. « Ceux qui se plaisent aux combats resteront étrangers à toute paix, aux prises avec les pires difficultés, car ces difficultés ont pour principe la guerre et la rivalité ».⁠[16]

La paix est le plus grand bien⁠[17], si grand « que même dans les affaires terrestres et périssables on ne peut rien entendre de plus agréable, rien chercher de plus enviable, rien trouver de meilleur »[18]. Preuve en est que tous les hommes la recherchent au même titre que le bonheur : « Puisque même ceux qui veulent la guerre ne veulent rien d’autre assurément que la victoire, c’est donc à une paix glorieuse qu’ils aspirent à parvenir en faisant la guerre. qu’est-ce vaincre en effet, sinon abattre toute résistance ? Cette œuvre accomplie, ce sera la paix. C’est donc en vue de la paix que se font les guerres, et cela même par ceux qui s’appliquent à l’exercice des vertus guerrières dans le commandement et le combat. d’où il est clair que la paix est le but recherché par la guerre, et nul ne cherche la guerre en faisant la paix. »[19]

Toutefois le sage peut être contraint de faire la guerre. Certes, « Il vaut mieux abolir la guerre par un mot, que de tuer des hommes, et d’obtenir la paix par la volonté que par la guerre. (…) On doit vouloir la paix et ne faire la guerre que par nécessité. (…) pour obtenir la paix. »[20]. « C’est l’injustice de l’ennemi qui impose de faire une juste guerre. »[21]

Il trouve la justification de cette nuance dans l’Évangile : « Si la doctrine chrétienne condamnait toutes les guerres, on aurait répondu aux soldats dont il est parlé dans l’Évangile qu’ils n’avaient qu’à jeter leurs armes et à se soustraire au service militaire. Mais au contraire il leur a été dit : « Ne faites ni violence ni tromperie à l’égard de personne ; contentez-vous de votre paie (Lc 3, 14). » En prescrivant aux soldats de se contenter de leur paie, l’Évangile ne leur interdit pas la guerre. »[22] Et, se référant à la réponse de Jean Baptiste, il déclare encore : « Réellement, mes frères, si les soldats agissaient ainsi, l’État serait heureux. (…) Nous voulons que les soldats soient dociles aux leçons du Christ ; soyons-y dociles nous-mêmes. (…) Tous écoutons-le et vivons cordialement en paix. »[23]

Son développement théologique du thème de la paix confirme bien son absolue prééminence et son prix inestimable : « Ainsi, la paix du corps réside dans le juste tempérament de ses parties, et celle de l’âme sensible dans le calme régulier de ses appétits satisfaits. La paix de l’âme raisonnable, c’est en elle le parfait accord de la connaissance et de l’action ; et celle du corps et de l’âme, c’est la vie bien ordonnée et la santé de l’animal. La paix entre l’homme mortel et Dieu est une obéissance réglée par la foi et soumise à la loi éternelle ; celle des hommes entre eux, une concorde raisonnable. La paix d’une maison, c’est une juste correspondance entre ceux qui y commandent et ceux qui y obéissent. La paix d’une cité, c’est la même correspondance entre ses membres. La paix de la Cité céleste consiste dans une union très réglée et très parfaite pour jouir de Dieu, et du prochain en Dieu. L’ordre est ce qui assigne aux choses différentes la place qui leur convient. (…) Or, quand ils [les malheureux] souffrent, la paix est troublée à cet égard ; mais elle subsiste dans leur nature, que la douleur ne peut consumer ni détruire, et à cet autre égard, ils sont en paix. (…) Aussi bien celui qui s’afflige d’avoir perdu la paix de sa nature ne s’afflige que par certains restes de paix qui font qu’il aime sa nature. (…) Dieu donc, qui a créé toutes les natures avec une sagesse admirable, qui les ordonne avec une souveraine justice et qui a placé l’homme sur la terre pour en être le plus bel ornement, nous a donné certains biens convenables à cette vie, c’est-à-dire la paix temporelle, dans la mesure où l’on peut l’avoir ici-bas, tant avec soi-même qu’avec les autres (…). De même qu’il y a quelque vie sans douleur, et qu’il ne peut y avoir de douleur sans quelque vie ; ainsi il y a quelque paix sans guerre, mais il ne peut y avoir de guerre sans quelque paix, puisque la guerre suppose toujours quelque nature qui l’entretienne, et qu’une nature ne saurait subsister sans quelque sorte de paix. Ainsi, il existe une Nature souveraine où il ne se trouve point de mal et où il ne peut même s’en trouver ; mais il ne saurait exister de nature où ne se trouve aucun bien. »[24]

Au mal, à la violence, il faut s’efforcer d’opposer le bien. Cette sagesse n’avait pas échappé aux Anciens. Augustin l’invoque pour répondre à ceux qui accusent le christianisme de mettre l’État en péril avec ses préceptes non-violents⁠[25]. On dit, écrit-il, « que la prédication et la doctrine du Christ sont incompatibles avec les besoins des États. Ne rendre à personne le mal pour le mal[26] ; après avoir été frappé sur une joue, présenter l’autre ; donner notre manteau à celui qui veut nous prendre notre tunique ; si un homme veut nous obliger de marcher avec lui, faire le double de chemin qu’il nous demande[27]  : ce sont là des préceptes contraires au bon ordre des États. Qui supportera qu’un ennemi lui enlève quelque chose, ou bien qui donc, par le droit de la guerre, ne rendra pas le mal pour le mal au ravageur d’une province romaine ? » Si je n’avais pas affaire à des hommes instruits dans les lettres, peut-être faudrait-il mettre plus de soin à réfuter ces objections inspirées, soit par la haine du christianisme, soit par le sincère désir de s’éclairer. Mais qu’est-il besoin de chercher longtemps ? qu’on veuille bien nous dire comment les Romains, qui aimaient mieux pardonner une injure que la venger[28], sont parvenus à gouverner et à agrandir leur république, et, de pauvre et petite qu’elle était à la faire grande et riche ? qu’on nous dise comment Cicéron, élevant jusqu’aux cieux César et ses moeurs, louait le chef de la république de ce qu’il avait coutume de ne rien oublier que les injures[29] ! Car ces paroles de Cicéron renfermaient ou une grande louange ou une grande flatterie ; dans le premier cas, c’est qu’il connaissait César tel ; dans le second, c’est qu’il montrait que le chef d’un gouvernement devait avoir les qualités qu’il prêtait faussement à César. Mais qu’est-ce de ne pas rendre le mal pour le mal ? C’est de repousser le plaisir de la vengeance, c’est de mieux aimer pardonner que de venger une injure et ne rien oublier que le mal qu’on a reçu.

Lorsqu’on lit ces maximes dans les auteurs païens, on admire, on applaudit ; on ne se lasse pas de louer ces mœurs généreuses, et l’on trouve que la république qui aimait mieux pardonner que de venger une injure était bien digne de commander à tant de nations. Mais quand c’est l’autorité divine qui enseigne qu’il ne faut prendre le mal pour le mal, quand cette salutaire exhortation retentit de haut à tous les peuples et comme à des écoles publiques de tout sexe, de tout âge, de tout rang, on accuse la religion d’être ennemie de la république ! Si cette religion était entendue comme elle devrait l’être, elle établirait, consacrerait, affermirait, agrandirait une république mieux que n’ont jamais su faire Romulus, Numa, Brutus et d’autres hommes illustres de la nation romaine »[30]

Le christianisme va dans le même sens, préférant le pardon à la vengeance pour vaincre le mal par le bien : « lorsqu’on est frappé sur une joue, présenter l’autre ; donner son manteau à celui qui veut nous enlever notre tunique, faire le double du chemin avec celui qui veut nous obliger à marcher. — Cela se fait pour que le méchant soit vaincu par le bon, ou plutôt pour que le mal dans l’homme méchant soit vaincu par le bien, et que l’homme soit délivré du mal, non extérieur et étranger, mais intime, personnel, et dont le ravage est beaucoup plus terrible que le ravage d’un ennemi extérieur, quel qu’il soit. Celui qui triomphe du mal par le bien se résigne patiemment à la perte des avantages temporels, pour qu’on sache combien la foi et la justice doivent mépriser des biens qui, trop aimés, inspirent des sentiments pervers : l’homme coupable d’iniquités apprend ainsi de l’homme même envers qui il a des torts ce que valent les choses pour lesquelles il a commis une injustice ; le repentir le fait rentrer dans l’union ; si utile au bien public ; il n’est pas vaincu par la violence, mais par la bonté de celui qui a eu tant à supporter. On se conforme au véritable esprit de ces maximes lorsqu’on les suit en vue même du bien de celui pour qui l’on agit ainsi : ce bien, c’est le redressement et l’union. Ce sentiment doit toujours nous animer, quand même nous n’obtiendrions pas les résultats désirés, c’est-à-dire le retour à des idées meilleures et l’apaisement, quand même fa guérison ne suivrait pas l’emploi de ce religieux remède.

 d’ailleurs, si on veut regarder aux mots, ce n’est pas la joue droite qu’il faut présenter si on est frappé sur la joue gauche. « Si quelqu’un, dit l’Évangile, vous frappe sur la joue droite, présentez-lui la gauche[31] ; » c’est plutôt la joue gauche qui est frappée par la main droite, parce qu’elle se prête mieux au coup de l’agresseur. Voici donc comment il faut entendre ces paroles : si quelqu’un atteint en vous ce qu’il y a de meilleur, présentez-lui ce qu’il y a de moindre, de peur que, plus occupé de vengeance que de patience, vous ne délaissiez les biens éternels pour les temporels, au lieu de mépriser les choses du temps pour vous attacher aux choses éternelles, comme on préfère à la main gauche la main droite. Telle fut toujours la pensée des saints martyrs : il n’est juste de demander la dernière vengeance qu’en présence d’un amendement impossible, c’est-à-dire au jour du suprême et souverain jugement. Maintenant, il faut prendre garde que le plaisir de la vengeance ne nous fasse perdre, pour ne rien dire de plus, cette patience elle-même qui est d’un bien plus grand prix que tout ce que peut nous ôter un ennemi, même malgré nous. Un autre évangéliste[32], rapportant cette maxime, ne parle pas de la joue droite, mais seulement des deux joues[33], ce qui tend à recommander simplement la patience, tandis que le premier évangéliste insinue la distinction que je viens de signaler. C’est pourquoi l’homme de justice et de piété doit supporter patiemment la malice de ceux qu’il cherche à ramener, afin qu’il contribue à accroître le nombre des bons, au lieu d’accroître le nombre des méchants en faisant comme eux.

Enfin ces préceptes tiennent plus à la préparation intérieure du cœur qu’aux œuvres extérieures ; ils ont pour but d’entretenir dans le secret de l’âme les sentiments de bonté patiente et de nous inspirer, dans la conduite extérieure, ce qui vaut le mieux à l’égard d’autrui ; le Seigneur Jésus, modèle unique de patience, l’a fait voir dans les paroles adressées à celui qui venait de le frapper sur la face : « Si j’ai mal parlé, montre-le ; mais si j’ai bien parlé, pourquoi me frappes-tu ?[34] » Si on regarde aux mots, le Seigneur n’a pas suivi son propre précepte. Car il n’a pas présenté (autre joue à celui qui venait de le frapper, mais plutôt il a voulu empêcher qu’on ne recommençât ; et cependant il était venu, non-seulement disposé à recevoir des coups sur la face, mais encore à mourir sur la croix pour ses insulteurs et ses bourreaux ; suspendu à la croix, il dit en leur faveur : « Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font[35]. » L’apôtre Paul n’aurait pas accompli non plus le commandement de son Maître, lorsque, frappé à la face, il dit au prince des prêtres : « Dieu vous frappera, muraille blanchie. Vous êtes là pour me juger selon la loi, et contre la loi vous ordonnez « que je sois frappé ! » Et comme les assistants reprochaient à l’Apôtre de manquer de respect envers le prince des prêtres, il voulut faire entendre ironiquement, à ceux d’entre eux qui pouvaient le comprendre, que l’avènement du Christ devait détruire la muraille blanchie, c’est-à-dire l’hypocrisie du sacerdoce des juifs. « Je ne savais pas, frères, répondit-il, que ce fût le prince ; car il est écrit : Vous ne maudirez point le prince de votre peuple[36]. » Il est hors de doute que Paul, qui avait grandi au milieu de ce même peuple et qui était instruit dans la loi, n’ignorait pas qu’Ananias fût le prince des prêtres : son langage ne pouvait tromper non plus ceux dont il était si connu.

Le cœur ne doit donc jamais oublier ces préceptes de patience, et la bienveillance doit être toujours entière dans la volonté, pour empêcher qu’on ne rende le mal pour le mal. Toutefois il arrive souvent qu’il faut employer contre des résistances une certaine sévérité qui a son principe dans le désir du bien ; on consulte alors non pas la volonté, mais l’intérêt de ceux qu’on punit : cette conduite a été fort bien louée dans un chef de république par les auteurs païens. Quelque rude que soit la correction infligée à un fils, l’amour paternel est toujours là. C’est en faisant ce qu’il ne veut pas et ce qui est une souffrance, qu’on cherche à le guérir par la douleur. Ainsi donc, si les sociétés politiques gardaient ces préceptes chrétiens, les guerres elles-mêmes ne se feraient pas sans une certaine bonté, et les vaincus seraient plus aisément ramenés à la paix sociale qui repose sur la piété et la justice. La victoire est utile lorsqu’elle ôte au vaincu le pouvoir de faire le mal. Rien n’est plus malheureux que la prospérité des méchants ; elle nourrit l’impunité vengeresse, elle fortifie la volonté mauvaise comme un ennemi intérieur. Mais les mortels, dans l’égarement de leur corruption, croient que les choses humaines prospèrent, quand de splendides palais s’élèvent et que les âmes tombent en ruines ; quand on bâtit des théâtres et que les fondements des vertus sont renversés ; quand on met de la gloire à dépenser follement et qu’on se raille des oeuvres de miséricorde ; quand les histrions s’enivrent des prodigalités des riches et, que les pauvres ont à peine le nécessaire ; quand des peuples impies blasphèment le Dieu qui, par les prédicateurs de sa doctrine, condamne ce mal public, et qu’on s’empresse autour des dieux en l’honneur de qui se donnent des représentations théâtrales qui déshonorent le corps et l’âme. C’est surtout en permettant ces choses, que Dieu laisse voir sa colère ; en les laissant impunies, il les punit plus terriblement. Au contraire, lorsqu’il détruit ce qui aide à soutenir les vices, et qu’il substitue la pauvreté aux richesses dangereuses, il frappe miséricordieusement. Il faudrait même, si c’était possible, que les gens de bien fissent miséricordieusement la guerre pour dompter de licencieuses cupidités et détruire des vices que, l’autorité publique devrait extirper ou réprimer. »[37]


1. Cf. l’article de NEUSCH Marcel (augustin de l’Assomption) Le défi de la guerre dans la pensée d’Augustin, publié sur www.assomption.org
2. Parmi les textes où la guerre est dénoncée on peut citer : Contra Faustum manicheum (398) ; Lettres à Marcellin (412) ; Lettres à Boniface (418) ; Lettres à Darius (429).
3. Lettre CXXXVIII à Marcellin.
4. Cf., par exemple, le Sermon CCCLVII prononcé en 411.
5. Jc 3, 18. 
6. Mt 5, 9.
7. De Civitate Dei XIX 28.
8. Lettre CLXXXIX à Boniface. Le comte Boniface, général de l’empire d’occident fut nommé gouverneur de l’Afrique en 422 (Mourre).
9. De Civitate Dei 3, 18.
10. La Cité de Dieu, XIX, 7 : « Mais (…) voici qu’une Cité faite pour l’empire, en imposant sa loi aux nations vaincues, leur a donné sa langue, de sorte que les interprètes, loin de manquer, sont en grande abondance. Cela est vrai ; mais combien de guerres gigantesques, de carnage et de sang humain a-t-il fallu pour en venir là ? Et encore, ne sommes-nous pas au bout de nos maux. Sans parler des ennemis extérieurs qui n’ont jamais manqué à l’empire romain et qui chaque jour le menacent encore, la vaste étendue de son territoire n’a-t-elle pas produit ces guerres mille fois plus dangereuses, guerres civiles, guerres sociales, fléaux du genre humain, dont la crainte seule est un grand mal ? ».
11. La Cité de Dieu, XII, 22-23.
12. La Cité de Dieu, XIV, 1.
13. La Cité de Dieu, XII, 23.
14. La Cité de Dieu, III, 14.
15. La Cité de Dieu, XIV, 28.
16. La Cité de Dieu, XIX, 11.
17. Voici une série de définitions qu’Augustin donne de la paix : « Ainsi la paix du corps réside dans le juste tempérament de ses parties, et celle de l’âme sensible dans le calme régulier de ses appétits satisfaits. La paix de, l’âme raisonnable, c’est en elle le parfait accord de la connaissance et de l’action ; et celle du corps et de l’âme, c’est la vie bien ordonnée et la santé de l’animal. La paix entre l’homme mortel et Dieu est une obéissance réglée par la foi et soumise à la loi éternelle ; celle des hommes entre eux, une concorde raisonnable. La paix d’une maison, c’est une juste correspondance entre ceux qui y commandent et ceux qui y obéissent. La paix d’une cité, c’est la même correspondance entre ses membres. La paix de la Cité céleste consiste dans une union très-réglée et très-parfaite pour jouir de Dieu, et du prochain en Dieu ; et celle de toutes choses, c’est un ordre tranquille. L’ordre est ce qui assigne aux choses différentes la place qui leur convient. » (La Cité de Dieu, XIX, 13, 1)
18. La Cité de Dieu, XIX, 11.
19. La Cité de Dieu, XIX, 12.
20. Lettre CLXXXIX à Boniface.
21. La Cité de Dieu, XIX, 7.
22. Lettre CXXXVIII à Marcellin. L’empereur Honorius (395-423) devant les divisions religieuses qui affaiblissent encore la région d’Afrique face aux menaces barbares et qu’il ne peut supporter pas en raison de sa volonté de défendre la foi catholique, ordonne, le 14 octobre 410, au tribun Flavius Marcellin de réunir à Carthage les évêques catholiques et les évêques donatistes pour en finir avec le schisme. Il nomme Flavius Marcellin juge et suprême ordonnateur de la conférence. Au terme de cette conférence qui se déroula en juin 411 et où brilla saint Augustin, Marcellin donna raison aux catholiques, interdit aux donatistes toute assemblée religieuse et ordonna que leurs églises reviennent aux catholiques. Marcellin payera plus tard de sa vie ce jugement.
   Le donatisme (du nom de son initiateur Donat) naît après la persécution de 303-305. Ses adeptes bannirent de l’Église ceux qui avaient livrés les livres des Écritures, les « traditeurs », à cause de la persécution. De plus, « ils furent amenés à proclamer que la validité des sacrements dépendait de la sainteté des ministres » (Lacoste)
23. Sermon CCCII, 15.
24. De civitate Dei, XIX, 13.
25. Ces critiques avaient été développées par Volusianus, proconsul d’Afrique qui se convertit à sa mort. Augustin reprend ses objections dans la Lettre CXXXVI ( 2) : « Car ne rendre à personne le mal pour le mal (Rm 12, 17) ; après avoir été frappé sur une joue, tendre l’autre ; donner son manteau à celui qui veut nous voler notre tunique ; si quelqu’un veut nous forcer à marcher avec lui, l’accompagner deux fois plus loin qu’il n’e l’exige (Mt 5, 39) ; toutes ces choses ordonnées par le précepte chrétien sont contraires aux moeurs d’une république. Qui se laisserait, en effet, enlever quelque chose par un ennemi ? Qui, selon les droits de la guerre, ne rendrait pas le mal pour le mal à celui qui ravagerait une province romaine […]  ? Beaucoup de maux sont arrivés à la république par des empereurs chrétiens qui oint voulu observer, en grande partie, les maximes de la religion chrétienne. » Avant la lettre, Volusianus oppose l’éthique de conviction du Sermon sur la Montagne à l’éthique de responsabilité qui anime l’homme politique. WEBER Max (1864-1920, cité par NEUSCH Marcel, Le christianisme est-il incompatible avec les mœurs d’une République ? sur www.assomption.org) à sa suite, opposera « l’éthique de l’indignité » à la « dignité virile » qui dit : « Résiste au mal, sinon tu auras une part de responsabilité s’il l’emporte. » Il explique : « S’il est dit, en conséquence de l’éthique d’amour acosmique : « Tu ne dois pas résister au mal par la violence », la proposition qui vaut pour l’homme politique est au contraire ; « Tu dois résister au mal par la violence, faute de quoi tu es responsable de sa propagation. » Et il ajoute : même s’il faut « s’accommoder de moyens douteux ou au moins dangereux du point de vue moral. » (Le savant et le politique, La découverte/Poche, 2003, pp. 98, 190 et 193). Nous allons voir que, pour Augustin, il n’y a pas à choisir entre l’une et l’autre éthique. Elles doivent au contraire se conjuguer.
26. Rm 12, 17.
27. Mt 10, 39-41.
28. SALLUSTE, Guerre de Catilina.
29. Pro Ligario.
30. Lettre CXXXVIII, 9-10.
31. Mt 5, 39.
32. Lc 6, 29.
33. Lc 6, 29.
34. Jn, 18, 23.
35. Lc, 23, 34.
36. Ac 23, 3, 5.
37. Lettre CXXXVIII, 11-14.

⁢b. qu’est-ce qu’une guerre juste ?

[1]

Pour affiner sa position, saint Augustin s’est bien sûr inspiré des textes de la Bible, des récits de guerre si nombreux dans l’Ancien Testament⁠[2] et de l’exigence de paix clairement affirmée dans les Béatitudes. Il s’est servi aussi, comme nous l’avons déjà vu, de la pensée païenne quand elle se réfère à la loi naturelle.

Saint Augustin cite notamment des extraits perdus du troisième livre du traité de la République de Cicéron où l’auteur « soutient qu’une sage république n’entreprend jamais de guerre, hormis pour le devoir et le salut » et déclare que « toutes les guerres entreprises sans motif sont injustes »[3]. « Cicéron, écrit-il encore, s’applique à réfuter cette opinion que l’injustice est nécessaire au gouvernement de l’État. Bien au contraire, conclut-il, la République ne fleurit et ne prospère que par la justice. Les actes de l’État n’échappent pas à la loi morale, ils doivent respecter toujours la loi naturelle[4]. Pour être permise, la guerre doit être juste. »[5]

Les idées de Cicéron, nous les retrouvons développées dans le De officiis[6] où il présente les « règles morales à observer même envers ceux qui nous ont fait du tort » car « il y a une mesure à garder dans la vengeance et le châtiment et je ne sais s’il ne suffit pas d’amener le coupable à regretter l’injustice qu’il a commise de telle façon qu’il n’y retombe pas et que les autres y soient moins enclins. Quand il s’agit des affaires de l’État, il faut observer très rigoureusement les lois de la guerre. » Pourquoi cette retenue ? Comment justifie-t-il cet appel à la modération ? « Il y a en effet, explique-t-il, deux façons de lutter : on défend sa cause par la parole ou l’on use de la force ; l’un de ces moyens est propre à l’homme, l’autre aux bêtes et l’on y a recours quand on ne peut employer le premier. C’est donc pour vivre en paix sans injustice qu’il faut entreprendre une guerre. » La guerre « pour l’empire et pour la gloire »[7] doit avoir de « justes motifs ». Elle n’a donc comme cause légitime qu’une injustice subie et, comme but, la paix mais pas n’importe quelle paix à n’importe quel prix : « on doit toujours avoir en vue une paix qui n’expose aucun des adversaires à tomber dans un piège ».

Cicéron insiste sur le respect de l’adversaire. Tout d’abord, « une guerre ne peut être juste si elle n’a pas été précédée d’une réclamation en forme ou d’une dénonciation et d’une déclaration. » Cicéron ensuite se réjouit qu’on ait perdu l’usage de désigner l’ennemi par un vocabulaire trop rude : « on a donné le nom de « hostis » à celui qui précédemment s’appelait « perduellis », comme pour atténuer par une désignation plus humaine ce que la condition d’ennemi a d’affreux. Ce mot de « hostis » en effet s’appliquait au temps de nos ancêtres à ceux que nous appelons « étrangers ». (…) Quel adoucissement ajouter à celui dont témoigne le fait de donner pareille appellation à ceux qui sont nos adversaires dans une guerre ? Il est vrai que par l’usage ce mot a acquis un sens plus fort : il a cessé de s’appliquer à l’étranger et s’emploie pour désigner celui qui porte les armes contre la cité. »[8] Enfin une fois « la victoire acquise, on doit laisser vivre les adversaires qui, pendant la durée des hostilités, n’ont pas montré de cruauté, pas offensé l’humanité. »[9] « Il faut penser aussi au salut de ceux qu’on a vaincus, recevoir en grâce tous ceux qui s’en remettent à la loyauté du général victorieux, même si le bélier a battu les murs de leur cité. Cette forme de la justice a été en si grand honneur parmi nos ancêtres que des cités, des nations vaincues sont devenues les clientes de leurs propres vainqueurs. Et les lois de la guerre ont trouvé dans le code fécial[10]une consécration religieuse. » De plus, « si, en raison de circonstances particulières, quelqu’un a fait à l’ennemi une promesse, il doit la tenir loyalement »[11]

Telle est la sagesse des Anciens. Reste à la confronter aux enseignements des Écritures où l’Ancien Testament regorge de récits guerriers alors que le Nouveau peut paraître pacifiste.

« On définit ordinairement les guerres justes, écrit-il, celles qui ont pour objet de venger des injures, soit que la ville ou la nation qu’on attaque, ait négligé de réparer les injustices commises par les siens, soit qu’elle n’ait pas rendu ce qui a été pris injustement. Il est évident qu’on doit aussi considérer comme une guerre juste, celle que Dieu commande : car il n’y a pas d’iniquité en lui, et il sait ce qu’il convient de faire à chacun (Rm 9, 14). (…) Dans une guerre de ce genre, le chef de l’armée et le peuple lui-même sont moins les acteurs de la guerre que les exécuteurs des desseins de Dieu »[12]

Cette réflexion justifie-t-elle les guerres de religion ? On peut répondre non puisqu’il nous demande de considérer « aussi les temps du Nouveau Testament, lorsqu’il a fallu non plus seulement garder au cœur la douceur de la charité, mais la mettre en lumière, lorsque le glaive de Pierre a été remis au fourreau par le commandement du Christ, afin de montrer qu’il ne fallait pas tirer l’épée pour le Christ lui-même »[13]. Dieu, en effet, après avoir élu un peuple inséré dans les réalités de son temps, « élit » toute l’humanité.

Mais n’y a-t-il pas contradiction ou du moins exception quand on lit cette remarque qu’Augustin fonde sur Lc 14, 15-24⁠[14] : « Si nous voulons nous en tenir à la vérité, nous reconnaîtrons que la persécution injuste est celle des impies contre l’Église du Christ, et que la persécution juste est celle de l’Église du Christ contre les impies. Elle est donc bienheureuse de souffrir persécution pour la justice, et ceux-ci sont misérables de souffrir persécution pour l’iniquité. L’Église persécute par amour et les impies par cruauté. »[15]

Ce passage isolé du contexte historique et de l’ensemble de la lettre dont il est extrait peut être utilisé dangereusement⁠[16]. Il vaut donc la peine de s’y arrêter.

Notons tout d’abord qu’Augustin ne réclama jamais la coercition du pouvoir contre les Juifs dont il respectait la liberté de culte, ni contre les païens même s’il approuvait les lois interdisant le culte des idoles, ni contre les manichéens avec lesquels il débattait⁠[17].

Cette coercition, il s’y résout face à la crise donatiste⁠[18]. Devant les excès des donatistes, « leurs insultes », « leurs agressions », « leurs brigandages »[19], « quelle doit être la conduite de la charité ? » se demande Augustin, « que doit donc faire l’amour fraternel ? ». Au départ, explique Augustin, « nous pensions que, malgré la rage de ce parti, il ne fallait pas demander aux empereurs la destruction de l’hérésie en prononçant des peines contre les adhérents. (…) Plusieurs de mes frères et moi-même pensions que, malgré la rage de ce parti, il ne fallait pas demander aux empereurs la destruction de l’hérésie en prononçant des peines contre les adhérents ; il nous semblait qu’il suffisait de protéger contre ses violences ceux qui annonceraient la foi catholique par des discours ou des lectures. Nous étions d’avis que cela pouvait se faire à l’aide de la loi de Théodose, de très pieuse mémoire, contre tous les hérétiques ; cette loi condamne tout évêque ou clerc non catholique, en quelque lieu qu’on le trouve, à une amende de dix livres d’or ; nous désirions qu’on l’appliquât plus expressément aux donatistes qui prétendaient n’être pas hérétiques ; et toutefois nous ne voulions pas les soumettre tous à cette peine ; seulement dans chaque pays où l’Église catholique aurait eu à souffrir de la part de leurs clercs, de leurs circoncellions ou de leurs peuples, les évêques ou d’autres ministres de ce parti, sur la plainte des catholiques, auraient été condamnés par les magistrats au paiement de l’amende. Cette menace les aurait empêchés de rien entreprendre ; il nous paraissait qu’on pourrait ainsi prêcher et pratiquer librement la vérité catholique ; chacun aurait été libre de la suivre sans obéir à aucun sentiment de crainte et nous n’aurions pas eu des catholiques faux et simulés. » Malgré des frères « avancés en âge » qui pensaient autrement parce qu’ils avaient constaté l’efficacité des anciennes lois impériales « qui forçaient à rentrer dans l’unité », le concile de Carthage du 26 juin 404 se rallia à la thèse défendue par Augustin.⁠[20]

Il le confirme dans une autre lettre : « …mon premier sentiment était de ne contraindre personne à l’unité du christianisme, mais d’agir par la parole, de combattre par la discussion, de vaincre par la raison, de peur de changer en catholiques dissimulés ceux qu’auparavant nous savions être ouvertement hérétiques. Ce ne sont pas des paroles de contradiction, mais des exemples de démonstration qui ont triomphé de cette première opinion que j’avais. On m’opposait d’abord ma propre ville qui appartenait tout entière au parti de Donat, et s’est convertie à l’unité catholique par la crainte des lois impériales ; nous la voyons aujourd’hui détester si fortement votre funeste opiniâtreté qu’on croirait qu’il n’y en a jamais eu dans son sein. Il en a été ainsi de beaucoup d’autres villes dont on me citait les noms, et je reconnais qu’ici encore pouvaient fort bien s’appliquer ces paroles : « Donnez au sage l’occasion et il se fera plus sage » (Pr 9, 9). Combien en effet, nous en avons les preuves certaines, frappés depuis longtemps de la vérité, voulaient être catholiques, et différaient de jour en jour parce qu’ils redoutaient les violences de ceux de leur parti ! »[21] Les faits donc lui montrent que sa politique de dialogue ne porte pas les fruits escomptés. Le climat d’insécurité croissant, l’urgence de rétablir l’unité de l’empire menacé poussent Augustin à recourir à la coercition. Son attitude pleine de mansuétude se heurte à des « beaucoup d’âmes perverses et froides ». De plus, quelques évêques « qui avaient eu beaucoup à souffrir (…) et avaient même été expulsés de leurs sièges », avaient déposé « des plaintes graves ». Enfin, l’évêque de Bagaïe, Maximien, qui avait eu à souffrir, comme d’autres⁠[22], d’ « horribles violences » et avait été laissé pour mort après une agression, demanda du secours à l’empereur « moins pour venger sa cause que pour défendre l’Église confiée à ses soins. S’il n’eût pas fait cela, il n’eût pas mérité des éloges pour sa patience, mais il eût mérité le blâme pour sa négligence. »[23] Dès lors, et à l’instar des Paul qui avait invoqué les lois romaines et demandé le secours du païen César, « un religieux et pieux empereur, ayant pris connaissance de tant d’actes détestables, a mieux aimé attaquer une erreur impie par des lois et ramener à l’unité catholique par la crainte et la force ceux qui portaient contre le Christ l’étendard du Christ, que de se borner à réprimer des violences et de laisser à chacun la liberté d’errer et de périr. »[24]

Reste à Augustin la tâche de justifier théologiquement ce recours à la force.

Pour lui, la persécution exercée par l’Église n’est pas de même nature que celle à laquelle se livrent les donatistes. En effet, l’Église « veut ramener, les autres veulent détruire ; elle veut tirer de l’erreur, et les autres y précipitent. L’Église poursuit ses ennemis et ne les lâche pas jusqu’à ce que le mensonge périsse en eux et que la vérité triomphe ; quant aux donatistes, ils rendent le mal pour le bien ; pendant que nous travaillons à leur procurer le salut éternel, ils s’efforcent de nous ôter le salut même temporel ; ils ont un si grand goût pour les homicides, qu’ils se tuent eux-mêmes lorsqu’ils ne peuvent tuer les autres[25]. Tandis que la charité de l’Église met tout en œuvre pour les délivrer de cette perdition afin que nul d’entre eux ne périsse, leur fureur cherche à nous tuer pour assouvir leur passion de meurtre, ou à se tuer eux-mêmes, de peur de paraître se dessaisir du droit qu’ils s’arrogent de tuer les hommes. »[26]

L’Église « souhaite ardemment que tous vivent, mais elle travaille encore plus pour empêcher que tous ne périssent ». « Il vaut mieux (qui en doute ?) amener par l’instruction les hommes au culte de Dieu que de les y pousser par la crainte de la punition ou par la douleur ; mais parce qu’il y a des hommes plus accessibles à la vérité, il ne faut pas négliger ceux qui ne sont pas tels. (…) ; les meilleurs sont ceux qu’on mène avec le sentiment, mais c’est la crainte qui corrige le plus grand nombre. » Augustin trouve à cette idée quelque soutien dans le livre des Proverbes[27] mais aussi dans la vie de Paul « renversé par terre » : « le Christ le force, puis l’instruit, il le frappe, et puis le console ». Pour Augustin, « il faut admirer comment celui qu’une punition corporelle a contraint d’entrer dans l’Évangile a fait plus pour l’Évangile que tous ceux qui ont été appelés par la parole seule du Sauveur[28] : celui qu’une crainte plus grande pousse vers la charité met dehors toute crainte pour la perfection même de cette charité. » Ainsi, « plusieurs, comme de mauvais serviteurs et en quelque sorte de méchants fugitifs, sont ramenés à leur Seigneur par le fouet des douleurs temporelles. (…) Pourquoi l’Église ne forcerait-elle pas au retour les enfants qu’elle a perdus, puisque ces enfants perdus forcent les autres à périr ? Si, au moyen de lois terribles, mais salutaires, elle retrouve ceux qui n’ont été que séduits, cette pieuse mère leur réserve de plus doux embrassements et se réjouit de ceux-ci beaucoup plus que de ceux qu’elle n’avait jamais perdus. Le devoir du pasteur n’est-il pas de ramener à la bergerie du maître, non seulement les brebis violemment arrachées, mais même celles que des mains douces et caressantes ont enlevées au troupeau, et, si elles viennent à résister, ne doit-il pas employer les coups et même les douleurs ? » Augustin cite 2 Cor 10, 6 : « …nous nous tenons prêts à punir toute désobéissance dès que votre obéissance sera totale. » A la lumière de cette citation, il explique Lc 14, 16-24 : « …si par la puissance qu’elle a reçue de la faveur divine et au temps voulu, au moyen de la piété et de la foi des rois, l’Église force d’entrer ceux que l’on rencontre le long des chemins et des haies, c’est-à-dire dans les hérésies et les schismes, ceux-ci ne doivent pas se plaindre d’être contraints, mais ils doivent faire attention à quoi on les contraint. Le festin du Seigneur c’est l’unité du corps du Christ, non seulement dans le sacrement de l’autel, mais encore dans le lien de la paix. Nous pouvons assurément dire des donatistes en toute vérité qu’ils ne forcent personne au bien, car lorsqu’ils forcent c’est toujours au mal. (…)  Quiconque pense qu’en de telles extrémités l’Église aurait dû tout souffrir plutôt que de demander le secours de Dieu par les empereurs chrétiens, réfléchit peu à l’impossibilité de donner de bonnes raisons pour justifier une semblable négligence. Ceux qui ne veulent pas que des lois justes soient établies contre leurs impiétés, nous disent que les apôtres ne demandèrent rien de pareil aux rois de la terre ; ils ne font pas attention que c’était alors un autre temps que celui où nous sommes, et que tout vient en son temps. » Les rois de l’Ancien Testament lui inspirent cette conviction⁠[29] : « Comment donc les rois servent-ils le Seigneur avec crainte, si ce n’est en empêchant ou en punissant, par une sévérité religieuse, ce qui se fait contre les commandements du Seigneur ? On ne sert pas Dieu de la même manière comme homme, et de la même manière comme roi ; comme homme, on sert Dieu par une vie fidèle ; mais comme roi, on le sert en faisant des lois, avec une vigueur convenable, pour ordonner ce qui est juste et empêcher ce qui ne l’est pas. »[30]

La contrainte des lois peut entraîner des conversions simulées. Mais Augustin est optimiste car, nous dit-il, « un grand nombre (…) à force d’entendre prêcher la vérité (…) revinrent sincèrement. »[31]

Envisage-t-il la contrainte jusqu’à la peine capitale ? Théoriquement, elle est envisageable : « Qui de nous veut qu’un seul d’entre eux périsse ou même qu’il perde quoi que ce soit ? Mais si la maison de David ne put pas avoir la paix sans la mort d’Absalon qui avait déclaré la guerre à son père, malgré tout le soin du roi à ordonner qu’on lui rendît, autant que possible, vivant et sauf ce fils à qui son paternel amour réservait le pardon, que fit David ? Il ne lui resta plus qu’à pleurer le fils qu’il avait perdu, et à chercher le rétablissement de la paix de son royaume une consolation à sa douleur. »[32] Et donc « si l’Église en retrouve un grand nombre en en perdant quelques-uns, et ce n’est pas dans une guerre qu’elle les perd, comme David perdit Absalon, c’est d’une mort volontaire que ceux-ci périssent, elle adoucit ou guérit la douleur de son cœur maternel, par la pensée que tant de peuples sont délivrés. »[33] Néanmoins, il écrivit à Marcellin : « Quelle que soit l’énormité des crimes avoués par les coupables, épargnez-leur la peine de mort ; je vous le demande, pour le repos de notre conscience, et pour mieux montrer aux hommes la mansuétude catholique. L’avantage que nous tirons de l’aveu des criminels est de procurer à l’Église catholique l’occasion de signaler sa douceur envers ses plus grands ennemis (…) Si quelques-uns des nôtres, indignés de l’atrocité de leurs crimes, vous accusent de relâchement et de négligence, une fois cette indignation, qui est la suite ordinaire des faits récents, apaisée, on reconnaîtra toute l’étendue de votre bonté. »[34]

En tout cas, le pardon est toujours offert aux repentis : « qu’ils détestent donc leur erreur passée avec une aussi amère douleur que Pierre détesta son lâche mensonge, et qu’ils reviennent à la véritable Église du Christ, c’est-à-dire à l’Église catholique leur mère ; qu’ils y soient clercs, qu’ils y soient de bons évêques, ceux qui auparavant s’étaient si cruellement armés contre elle. Nous n’en sommes point jaloux, mais plutôt nous les embrassons, nous les souhaitons, nous les exhortons, et ceux que nous trouvons le long des chemins et des haies, nous les forçons d’entrer, quoiqu’il s’en rencontre parmi eux à qui nous ne puissions pas persuader que ce n’est pas leurs biens que nous cherchons, mais eux-mêmes. (…) qu’ils viennent ; que la paix se fasse dans la forteresse de Jérusalem, c’est-à-dire dans la charité (…) »⁠[35]. L’amour, en effet, doit toujours l’emporter. Le chrétien ne peut être tout entier à la colère, à la sévérité, à la punition : « Le cœur ne doit (…) jamais oublier ces préceptes de patience, et la bienveillance doit être toujours entière dans la volonté, pour empêcher qu’on ne rende le mal pour le mal. Toutefois il arrive souvent qu’il faut employer contre les résistances une certaine sévérité qui a son principe dans le désir du bien ; on consulte alors non pas la volonté, mais l’intérêt de ceux qu’on punit : cette conduite a été fort bien louée dans un chef de république par les auteurs païens. Quelque rude que soit la correction infligée à un fils, l’amour paternel est toujours là. C’est en faisant ce qu’il ne veut pas et ce qui est une souffrance, qu’on cherche à le guérir par la douleur. Ainsi donc, si les sociétés politiques gardaient ces préceptes chrétiens, les guerres elles-mêmes ne se feraient pas sans une certaine bonté, et les vaincus seraient plus aisément ramenés à la paix sociale qui repose sur la piété et la justice. (…) Il faudrait même, si c’était possible, que les gens de bien fissent miséricordieusement la guerre pour dompter de licencieuses cupidités et détruire des vices que l’autorité publique devrait extirper ou réprimer. »[36]

Après cette importante mise au point, revenons à la question de la guerre proprement dite.

Les conditions de la guerre juste

Si le souci de l’unité, de la charité et du salut des âmes pousse, en dernier ressort, Augustin à faire appel au bras séculier contre les donatistes, il va de même, tout en reconnaissant l’horreur de la guerre, l’admettre mais à certaines conditions. En rassemblant une série de prises de position éparses dans son œuvre, Gratien⁠[37] puis saint Thomas esquisseront ce qu’on appellera plus tard le jus ad bellum et le jus in bello.⁠[38]

Quelles sont ces prises de position ?

Il faut un motif légitime pour faire la guerre. Elle ne peut être entreprise que pour combattre une injustice avérée : « Mais, dira-t-on, le sage n’entreprendra que des guerres justes. Eh ! n’est-ce pas cette nécessité même de prendre les armes pour la justice qui doit combler le sage d’affliction, si du moins il se souvient qu’il est homme ? Car enfin, il ne peut faire une guerre juste que pour punir l’injustice de ses adversaires, et cette injustice des hommes, même sans le cortège de la guerre, voilà ce qu’un homme ne peut pas ne pas déplorer. Certes, quiconque considérera des maux si grands et si cruels tombera d’accord qu’il y a là une étrange misère. Et s’il se rencontre un homme pour subir ces calamités ou seulement pour les envisager sans douleur, il est d’autant plus misérable de se croire heureux, qu’il ne se croit tel pour avoir perdu tout sentiment humain. »[39]

« Il ne peut faire une guerre juste que pour punir l’injustice de ses adversaires, et cette injustice des hommes, même sans le cortège de la guerre, voilà ce qu’un homme ne peut pas ne pas déplorer. »[40]

Rappelons-nous la définition que saint Augustin nous a donnée plus haut de la guerre juste : elle a pour objet « de venger des injures, soit que la ville ou la nation qu’on attaque, ait négligé de réparer les injustices commises par les siens, soit qu’elle n’ait pas rendu ce qui a été pris injustement.[41] Une « injure » (injuria) est une violation du droit ; « venger une injure » (vindicare), c’est punir une injustice. La guerre juste est donc une guerre qui est conforme à la justice, au droit et, par extension, à l’équité.⁠[42] Il n’y a pas de paix sans justice : « Supprimée dès lors la justice, que sont les royaumes sinon de vastes brigandages ? Car les brigandages eux-mêmes que sont-ils sinon de petits royaumes »[43] L’établissement de la justice éloigne le spectre de la guerre aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur et la puissance de l’État ne trouve sa justification qu’au service de la justice : « Non que la puissance soit à fuir comme un mal : mais il faut respecter l’ordre en vertu duquel la justice est première. »[44] L’État a besoin de la force pour se maintenir⁠[45] et garantir la justice : « Là où il n’y a pas de justice, il n’y a pas d’État »[46] Ainsi, au comte Boniface il conseille de ne pas « quitter la profession des armes », pour assurer le salut de l’État⁠[47].

La guerre doit être décrétée par une autorité légitime, le prince ou Dieu lui-même :

« Il importe assurément de voir pour quelle raison et par ordre de qui la guerre est entreprise ; cependant l’ordre naturel exige, dans l’intérêt de la paix du genre humain, que le pouvoir de la commander appartienne au prince, et que le devoir de la faire, pour la paix et le bien général, incombe au soldat (Contra Faust. XXII, 75). Nul ne doit se contenter de dire : Dieu sait que je ne voulais pas qu’on fît cela. Ne pas y avoir pris part, n’y avoir pas consenti : voilà bien deux choses ; mais ce n’est pas encore assez. Il ne suffisait point de ne pas consentir, il fallait encore s’opposer. Il ya pour les méchants des juges, il y a des pouvoirs établis. « Ce n’est pas s ans raison, dit l’Apôtre, que le pouvoir porte le glaive ; car il est le ministre de Dieu dans sa colère : mais contre celui qui fait le mal. Le ministre de la colère divine contre le mal. Si donc tu fais le mal, poursuit-il, crains. Ce n’est pas sans raison qu’il porte le glaive. »[48]

« Ce qui intéresse dans les guerres qui sont entreprises, ce sont les causes qui les font entreprendre et ceux qui en sont les auteurs. Cependant l’ordre naturel, qui veut la paix entre les hommes, demande que le pouvoir de déclarer la guerre et de conduire la guerre appartienne au prince, tandis que les militaires ont, pour obligation, d’exécuter les ordres de guerre qui leur sont donnés dans l’intérêt de la paix et du salut de tous. Quant à la guerre qu’on n’entreprend de faire que sur ordre de Dieu, nul ne saurait douter qu’il soit juste de l’entreprendre, soit pour effrayer, soit pour anéantir, soit pour subjuguer l’orgueil des hommes. »[49] Est juste la guerre « que Dieu commande : car il n’y a pas d’iniquité en lui, et il sait ce qu’il convient de faire à chacun (Rm 9, 14). (…) Dans une guerre de ce genre, le chef de l’armée et le peuple lui-même sont moins les acteurs de la guerre que les exécuteurs des desseins de Dieu »[50]

« On ne s’étonnera point des guerres faites par Moïse, on n’en aura point horreur, attendu qu’en cela, il n’a fait que suivre les ordres mêmes de Dieu. Il n’a point cédé à la cruauté, mais à l’obéissance. Quant à Dieu, en donnant de tels ordres, il ne se montrait point cruel, il ne faisait que traiter ces hommes et les effrayer comme ils le méritaient. En effet, que trouve-t-on à blâmer dans la guerre ? Est-ce parce qu’on y tue des hommes qui doivent mourir un jour, pour en soumettre qui doivent encore vivre en paix ? Faire à la guerre de semblables reproches serait le propre d’hommes pusillanimes, non point d’hommes religieux. »[51]

Il est important de ne pas se substituer à ces autorités légitimes : « Nous vous recommandons, nous vous prions, au nom du Seigneur et de sa mansuétude, de vivre avec douceur, de vivre en paix. Laissez les autorités accomplir tranquillement les devoirs dont elles rendront compte à Dieu et à leurs supérieurs. »[52] Dans une guerre demandée par Dieu, les chefs et les soldats ne sont pas les auteurs mais les exécuteurs du dessein de Dieu. L’erreur serait de faire de sa volonté un dessein de Dieu.

On peut aussi penser que la guerre entreprise par une autorité légitime pour réparer une injustice sera un dernier recours puisqu’il vaut mieux, écrit Augustin, « tuer la guerre par la parole plutôt que les hommes par le glaive »[53], c’est-à-dire d’abord négocier.

S’esquisse aussi ce qu’on appellera le jus in bello. En effet, dans la guerre, le souci de la justice, du bien, et surtout de la paix doit subsister :

« Ce qu’on blâme avec raison dans la guerre, c’est le désir de faire du mal, la cruauté dans la vengeance, une âme implacable, ennemie de la paix, la fureur des représailles, la passion de domination et tous autres sentiments semblables. »[54] « Un juste engagé comme soldat sous un roi, même sacrilège, a droit de demander à combattre par son commandement, en respectant l’ordre et la paix chez les citoyens, quand il est assuré que ce qu’on exige de lui n’est point contre la loi de Dieu, ou du moins quand il n’est pas sûr du contraire, en sorte que l’injustice de l’ordre rende peut-être le roi coupable, pendant que l’obéissance excuse le soldat. »[55]

Tout n’est pas permis. Il faut demeurer en toute circonstance fidèle à sa foi et continuer à chercher la paix : « Songez avant tout, quand vous êtes armé pour marcher au combat, que votre force corporelle est aussi un don de Dieu, et cette pensée vous empêchera de tourner un don de Dieu contre Dieu même. La foi promise doit être gardée même envers un ennemi contre lequel on est en guerre ; combien plus doit-elle l’être à l’égard d’un ami en faveur duquel on combat. Nous devons vouloir la paix, et ne faire la guerre que par nécessité, afin que Dieu nous délivre de cette nécessité et nous conserve dans la paix. On ne cherche pas la paix pour exciter la guerre, mais on fait la guerre pour avoir la paix. Aimez donc la paix même en combattant, afin de ramener par la victoire au bonheur de la paix ceux que vous combattez ».⁠[56]

Dans une autre lettre au Comte Darius il écrit : « Ils sont grands, et grands d’une gloire qui leur est propre, les guerriers qui se distinguent par leur courage et ce qui est beau encore, par leur fidélité à leurs devoirs sous l’aile et la protection du Seigneur, triomphent par leurs fatigues et leur valeur dans les dangers des ennemis de la patrie et rendent le calme et la paix aux provinces de la République. Mais ce qui est plus précieux encore, c’est de tuer la guerre par la parole plutôt que les hommes par le glaive, et de gagner ou d’obtenir la paix par la paix elle-même plutôt que par la guerre. Ceux qui livrent des combats veulent sans doute la paix s’ils sont des gens de bien, mais ils n’y arrivent qu’en répandant le sang. Vous au contraire, vous êtes envoyés pour empêcher que le sang de personne ne coule. Aux autres cette triste nécessité ; à vous cette joie et ce bonheur. »[57]

Le chrétien ne peut ressembler au méchant : « Tu le condamnes et tu fais comme lui ? Tu veux par le mal triompher du mal ? Triompher de la méchanceté par la méchanceté ? Il y aura alors deux méchancetés qu’il faudra vaincre l’une et l’autre. »[58] Et un peu plus loin, il évoque l’exemple de Paul en disant « Mais il a fait attention : il a médité, pesé, adapté, châtié son langage. Remarquez bien ces mots : « Fais le bien, et par elle [la puissance] tu seras glorifié » ; soit qu’elle te loue elle-même, si elle est bonne ; soit que, si elle est injuste et que tu meures pour la foi, pour la justice, pour la vérité, elle travaille à ta gloire par ses cruautés mêmes, non pas en te louant, mais en te donnant l’occasion de mériter des louanges. Ainsi donc fais le bien, et tu en jouiras avec sécurité. »[59]

Son intention doit être droite. Est injuste la guerre que l’on fait par orgueil ou soif de pouvoir ou esprit de possession : « Quand elle est entreprise par l’ordre de Dieu même, on ne peut sans crime douter qu’elle soit juste, et quand son but soit ou d’effrayer, ou d’écraser ou de subjuguer l’orgueil humain[60]. « Faire la guerre à ses voisins, attaquer des peuples dont on n’a reçu aucune offense et seulement pour satisfaire son ambition, qu’est-ce autre chose que du brigandage en grand ?[61] La guerre juste doit procurer un bien ou éviter un mal. Le but n’est pas la victoire mais la paix dans la justice « On doit vouloir la paix et ne faire la guerre que par nécessité, pour que Dieu vous délivre de la nécessité de tirer l’épée et vous conserve dans la paix. On ne cherche pas la paix pour exciter la guerre, mais on fait la guerre pour obtenir la paix. Restez donc amis de la paix, même en combattant, afin que la victoire vous serve à ramener l’ennemi aux avantages de la paix. »[62] La réparation du dommage ne suffit donc pas à l’intention droite, encore faut-il vouloir la paix.

Augustin a donc bien inscrit ces réflexions sur la guerre « juste » dans une théologie de la paix.

Augustin n’oppose pas l’amour chrétien et l’emploi de la force. Il n’oppose pas, comme nous disions, l’éthique de conviction et l’éthique de responsabilité. Il y a un usage illégitime et un usage légitime de la force. On pourrait, dans le premier cas, parler de violence et dans le second cas de force, de correction, de châtiment qui se présente comme « une forme de miséricorde »[63]. Si personnellement, je peux sous la menace, choisir de laisser « l’épée au fourreau », il se peut aussi que je doive me défendre pour protéger le bien commun ou dans l’intérêt de l’agresseur « car celui que l’on prive du pouvoir de mal faire subit une défaite profitable. Rien n’est plus malheureux en effet que l’heureux succès des pécheurs, car l’impunité qui est leur peine s’en trouve nourrie, et leur mauvaise volonté, qui est leur ennemi intérieur, s’en trouve fortifiée. »[64] Dans quelque situation, toute méchanceté (malitia) doit être bannie, toute action doit se faire en vue du bien et de la paix.

Il nous reste à évaluer l’influence de la pensée d’Augustin et le sort qui lui sera réservé dans le temps par les théologiens et le Magistère de l’Église.

En gros, après Augustin, on reconnaîtra la légitimité du service militaire et de la guerre à certaines conditions. C’est le cas chez saint Maxime de Turin (+ 465) et saint Grégoire le Grand (+604). Une peine canonique est prévue pour ceux qui ont versé le sang jusqu’au milieu du XIe siècle mais Augustin va s’imposer en Occident et au XIIe siècle, Gratien va synthétiser son enseignement dans son traité de science canonique : Decreta concordia discordantium canonum.⁠[65]


1. MINOIS G., L’Église et la guerre, Fayard 1994, p. 71-72 : « C’est par un abus de langage que l’on parle de la théorie de la guerre juste chez Saint Augustin. En effet, le contexte dans lequel il se situe est plutôt celui de la guerre sainte : il s’agit des luttes entre l’Empire romain assimilé à la chrétienté, et le monde barbare, assimilé au paganisme ou à l’hérésie. Ce sont en fait des combats pour Dieu, formes de guerre légitimes par excellence : pour quel meilleur motif pourrait-on se battre ? Ce n’est qu’une fois ce type de guerre admis que l’on pourra chercher si d’autres justifications sont possibles. Mais cela ne viendra que plus tard. Chez Saint Augustin, le terme de guerre juste sous-tend en réalité la guerre sainte. (…) Les perspectives changent complètement. Certes la guerre apparaît plus que jamais comme une nécessité, mais une nécessité monstrueuse et non plus triomphante. La guerre, c’est d’abord un cortège de maux innombrables. (…) Il ne faut donc se lancer dans la guerre qu’en dernière extrémité, lorsque toutes les autres possibilités de rétablir la paix sont épuisées. »
2. La distinction entre guerre juste et guerre injuste est sans doute sommaire et tributaire des mœurs du temps, mais elle existe. Les guerres justes sont les guerres du Seigneur, guerres qu’il suscite pour la survie de son peuple ou des guerres déclarées par les chefs du peuple pour punir l’injure, le crime ou l’insulte ou encore pour défendre les alliés. Est injuste, par définition, la guerre menée pour une cause injuste, par orgueil, par volonté de puissance. La guerre juste est gagnée, la guerre injuste est perdue. De plus, les Hébreux sont tenus de respecter la loi mosaïque, de déclarer la guerre avant de la mener et de proposer la paix en demandant la soumission avant d’attaquer (Dt 20, 10). Enfin, toute une série d’exactions, de « crimes de guerre » sont interdits : rapts et rapines (Ex 20, 15 et 17 ; Dt 5, 19 et 21 ; Am 3, 10) et, dans le livre d’Amos, Yahvé s’emporte contre des crimes commis par les nations voisines d’Israël et par Israël lui-même.
3. Ces citations sont reprises sur http://remacle.org/bloodwolf/orateurs/republique3.htm. Elles reprennent des extraits du troisième livre de la République qui ne nous sont parvenus que par le biais d’autres auteurs comme Augustin ou Isidore de Séville (560/570-636). Le manuscrit du Vatican que nous avons est, en effet, très mutilé. Isidore de Séville, comme on le sait, utilise dans ses Etymologies les auteurs latins. Il utilise Cicéron (De Republica III, XXXV) pour définir la guerre juste : « Sont injustes les guerres qu’on entreprend sans une juste cause. Donc, à l’exception de celles qu’on déclare pour venger une injure ou repousser un envahisseur, il n’existe aucune guerre que l’on considère juste. (…) On ne peut considérer juste aucune guerre si elle n’a été annoncée, déclarée et qu’elle n’ait comme motifs des faits répétés. » (traduit de l’espagnol d’après Etimologias, Edicion bilingüe preparada por José Oroz Reta, , Biblioteca de autores cristianos, 1982, II, p. 383)  
4. Cicéron écrit : « Il est une loi véritable, la droite raison, conforme à la nature, universelle, immuable, éternelle, dont les ordres invitent au devoir, dont les prohibitions éloignent du mal. Soit qu’elle commande, soit qu’elle défende, ses paroles ne sont ni vaines auprès des bons, ni puissantes sur les méchants. Cette loi ne saurait être contredite par une autre, ni rapportée en quelque partie, ni abrogée tout entière. Ni le sénat, ni le peuple, ne peuvent nous délier de l’obéissance à cette loi. Elle n’a pas besoin d’un nouvel interprète, ou d’un organe nouveau. Elle ne sera pas autre, dans Rome, autre, dans Athènes ; elle ne sera pas demain autre qu’aujourd’hui : mais, dans toutes les nations et dans tous les temps, cette loi régnera toujours, une, éternelle, impérissable ; et le guide commun, le roi de toutes les créatures, Dieu même donne la naissance, la sanction et la publicité à cette loi, que l’homme ne peut méconnaître, sans se fuir lui-même, sans renier sa nature, et par cela seul, sans subir les plus dures expiations, eût-il évité d’ailleurs tout ce qu’on appelle supplice. »  (République, livre III, XVII).
5. St Augustin cité par S. Bonnefoi sur le site indiqué plus haut.
6. De Officiis, I, XI-XIII.
7. Il n’empêche que Cicéron envisage aussi des « guerres où il s’agit d’assurer son prestige » mais celles-ci « doivent, écrit-il, être conduites avec moins de rudesse que les autres. »
8. Si « hostis » en latin classique désigne bien « l’ennemi », « perduellis » désigne un « ennemi acharné », « perduellio » signifie « crime de haute trahison », « attentat ».
9. Il ajoute : « C’est ainsi qu’en ont usé nos ancêtres : ils ont même admis dans la cité les Tusculans, les Èques, les Volsques, les Sabins, les Herniques, mais ont entièrement rasé Carthage et Numance. Je voudrais qu’ils n’en eussent pas fait autant à Corinthe, mais ils ont eu, je crois, quelque motif particulier de détruire cette ville : ils craignaient que sa situation naturellement trop forte n’incitât quelque jour les habitants à recommencer la guerre. »
10. Le nom « fécial » (fecialis) est « donné à des prêtres de Jupiter italique, institués à Rome, suivant la tradition, par Numa ou par Ancus Martius, qui jouaient un grand rôle dans les rapports internationaux et dans la conclusion des traités de paix. C’étaient eux qui, dans les querelles que Rome avait avec ses voisins, étaient d’abord envoyés pour demander satisfaction, et puis, en cas de refus, déclaraient la guerre. Lorsqu’il s’agit de déclarer la guerre à Philippe et à Antiochus, on consulta les féciaux pour savoir s’il fallait la leur dénoncer à eux-mêmes en personne, ou s’il suffirait de le faire à la première place de leur obéissance ». [Rollin Charles (1661-1741), Histoire ancienne]. On utilise aussi le mot fécial comme adjectif : le droit fécial.
11. Cicéron cite plusieurs exemples de justes comportements durant les guerres : « C’est ainsi que, dans la première guerre punique, Regulus, prisonnier des Carthaginois, envoyé à Rome pour traiter de l’échange des captifs, émit d’abord au sénat l’avis qu’il ne fallait pas consentir à l’échange, puis, malgré ses proches et ses amis qui voulaient le retenir, aima mieux retourner à Carthage pour y subir un supplice que manquer à la foi jurée à l’ennemi. Dans la deuxième guerre punique, après la bataille de Cannes, Hannibal envoya à Rome pour traiter du rachat des captifs dix prisonniers qui avaient prêté serment de revenir s’ils échouaient et les censeurs les retinrent tous en prison leur vie entière, sans excepter celui d’entre eux qui avait usé d’un moyen malhonnête pour se délier de son serment : sorti du camp avec la permission d’Hannibal, il y était rentré un instant après, disant qu’il avait oublié quelque chose. En étant ressorti ensuite il pensait n’être plus tenu par son serment ; au sens littéral il ne l’était plus, en réalité il l’était encore, car c’est la signification, non les mots d’une formule qu’il faut toujours avoir dans l’esprit. » Et même les ennemis peuvent respecter un code de bonne conduite. Ainsi Pyrrhus, roi d’Epire, en guerre contre Rome au IIIe siècle avant J.-C., tint-il un « langage royal » en rendant les prisonniers : « Ce n’est pas de l’or que je réclame et vous n’aurez pas à me payer rançon ! Nous ne sommes pas, vous et moi, des trafiqueurs de la guerre, mais des guerriers ; dans la lutte vitale que nous soutenons, c’est le fer et non l’or qui doit décider. À qui le destin, notre maître, donnera-t-il de régner ? Que le meilleur emporte le prix de cette épreuve. Et toi, Fabricius, écoute ce que je vais te dire : que ceux de vos valeureux guerriers qu’aura épargnés la fortune des combats en soient certains : je ne leur ravirai pas la liberté. Bien plutôt, les dieux le voulant, la recevront-ils en présent de moi. » Les Romains ne furent pas en reste : « Nos ancêtres ont donné un très bel exemple de justice envers l’ennemi quand un transfuge de l’armée de Pyrrhus promit au sénat qu’il donnerait du poison au roi et le ferait périr. Le sénat et C. Fabricius envoyèrent le transfuge à Pyrrhus : ils se refusaient à sanctionner un attentat criminel contre la vie d’un roi puissant qui leur faisait la guerre. »
12. Questions sur l’Heptateuque, Livre VI, Questions sur Josué, X (Jos 8, 2).
13. Cf. sa méditation sur Mt 26,52 dans sa Lettre XCIII à Vincent, 8 (en 408).
14. « Le maître dit alors au serviteur : « Va-t’en par les routes et les jardins, et force les gens à entrer, afin que ma maison soit remplie. Car je vous le dis, aucun de ceux qui avaient été invités ne goûtera de mon dîner. »
15. Lettre CLXXXV (415 ?) adressée au comte Boniface.
16. Hans Küng écrit notamment : « L’évêque Augustin, qui savait parler de manière si convaincante de l’amour de Dieu et des hommes, va servir de caution au long des siècles, en raison de son argumentation fatale dans la crise donatiste. Caution de quoi ? De la justification théologique des conversions forcées, de l’Inquisition et de la guerre sainte contre les déviationnistes de tout genre. » (Cité, sans références, par NEUSCH Marcel, in Le combat pour l’unité, Augustin face aux Donatistes, Itinéraires augustiniens, sur www.assomption.org).
17. Cf. NEUSCH Marcel, op. cit..
18. Lors des grandes persécutions, notamment celle de Dioclétien en 303, « on exigea des chrétiens qu’ils sacrifient aux dieux de l’Empire et qu’ils livrent les Écritures ». Ceux qui avaient tenu bon dénoncèrent les « traditores » (du verbe tradere), ceux qui avaient remis les livres saints. Ils devaient faire pénitence avant d’être rebaptisés. Donat, évêque de Carthage de 313 à 353, fut la figure de proue d’une nouvelle église de « purs » qui fut relativement tolérée par le pouvoir impérial jusqu’à ce que Théodose fasse du catholicisme une religion d’État par l’édit de Thessalonique en 380. Pour refaire l’unité, le combat d’Augustin fut d’abord théologique. Il lui fallait rappeler que la vraie église est universelle, ouverte et non pas un camp retranché réservé aux gens intègres. Les donatistes oubliaient aussi que la validité d’un sacrement comme le baptême ne dépend pas « de la qualité morale du ministre mais de l’action salvifique du Christ » (Cf. sa théorie du baptême dans le Commentaire sur l’Évangile de saint Jean VI, 7). Enfin, Augustin souligne que la rupture d’unité met en péril le salut. (Cf. NEUSCH Marcel, Le combat pour l’unité, Augustin face aux donatistes, Itinéraires augustiniens, www.assomption.org). Outre la lettre CLXXXV que nous allons longuement citer, on peut aussi lire les Lettres LXXXIX à Festus catholique qui avait des fermiers et des paysans donatistes (402), LXXXVIII à Janvier évêque donatiste de Cases-Noires (Numidie) et primat de son parti (406), XCIII à Vincent (408), CXXXIV à Apringius (412), CXXXIX à Boniface (415) ou encore Contre les lettres de Pétilianus
19. Aux donatistes s’allièrent les « circoncellions », ouvriers agricoles journaliers en révolte contre Rome et les propriétaires. Ils constituèrent l’aile violente du donatisme. On les appelait circoncellions car ils « rôdaient autour des granges » (circum cellas) et « des chapelles » (cellae).
20. Lettre CLXXXV.
21. Lettre XCIII, en 408.
22. Parmi les évêques et les clercs, « quelques-uns ont eu les yeux crevés ; un évêque a eu les mains et la langue coupées ; plusieurs même ont été massacrés ». Augustin évoque aussi des « meurtres commis avec des raffinements de cruautés, [des] maisons pillées dans des attaques de nuit, [des] habitations particulières incendiées et aussi [des] églises livrées aux flammes », des livres saints jetés au feu.
23. Lettre CLXXXV.
24. Id..
25. Le texte décrit comment les donatistes cherchent la mort allant même jusqu’à menacer de mort ceux qui ne les tuent pas. Cette pratique est clairement démoniaque pour Augustin évoquant la tentation de Jésus en Luc 4, 9 ou encore, d’après Marc 5, 13, le troupeau de porcs qui se précipite dans la mer.
26. Lettre CLXXXV.
27. Pr 13, 24 ; 23, 14 ; 29, 19.
28. 1 Cor 15, 10.
29. Augustin cite Ps 2 ; 2 R 18, 4 ; 2 R 23, 4-5 ; Jon 3, 6-9 ; Dn 4 et 6. Augustin note qu’ « au temps des apôtres, les rois ne servaient pas le Seigneur, mais au contraire, selon les prophéties, méditaient des choses vaines contre le Seigneur et contre son Christ… ».
30. Lettre CLXXXV. Nous savons que l’Ancien Testament ne connaît pas le principe de la distinction des pouvoirs qui émergera lentement à travers les siècles ni celui de la liberté religieuse telle qu’il sera défini au concile Vatican II. Il n’empêche que selon Dignitatis humanae, le pouvoir politique doit défendre l’ « ordre public juste » ( § 2, 3, 4), l’ « ordre moral objectif » (§7). Ne peut-on en percevoir l’annonce dans l’évocation des « commandements du Seigneur » si ceux-ci sont bien une expression du droit naturel ?
31. Id..
32. Cf. 2 S 18 et 19.
33. Lettre CLXXXV.
34. Lettre CXXXIX.
35. Lettre CLXXXV.
36. Lettre CXXXVIII à Marcellin.
37. Mort vers 1179. Ce moine bénédictin composa un recueil de décisions papales appelé « Décret de Gratien » qui eut une influence considérable sur le droit ecclésiastique médiéval et constitua plus tard la première partie du Code de droit canonique jusqu’à sa révision en 1917(Mourre).
38. Ces expressions apparaîtront à l’époque de la Société des nations. Tout au plus peut-on en trouver l’annonce dans les Prolégomènes (§ 28) du De iure belli ac pacis (1625) de Grotius lorsqu’il se dit « pleinement convaincu, par les considérations avancées, qu’il y a un droit commun entre les nations, valable autant pour procéder à la guerre que dans la guerre. » (Cf. l’article très documenté de KOLB Robert, Sur l’origine du couple terminologique ius ad bellum/ius in bello, in Revue internationale de la Croix Rouge, 31-10-1997, n° 827, pp. 593-602).
39. La Cité de Dieu, XIX, 7.
40. Id..
41. Questions sur l’Heptateuque, Livre VI, Questions sur Josué, X (Jos 8, 2).
42. GUYON Gérard D., Les prémisses françaises d’un droit international public, in Cuadernos de Historia del Derecho, 2005, 12, p. 32.
43. La Cité de Dieu, IV, 4 .
44. De Trinitate, XIII, 13, 17.
45. La Cité de Dieu, XXII, 2.
46. La Cité de Dieu, XIX, 21.
47. Lettre CCXX, 12
48. Sermon CCCII, 11.
49. Contra Faustum, XXII, 75.
50. Questions sur l’Heptateuque, Livre VI, Questions sur Josué, X (Jos 8, 2).
51. Contre Fauste, XXII, 74.
52. Sermon CCCII, 21.
53. Lettre CCXXIX, 2.
54. Contre Fauste, XXII, 74. 
55. Contre Fauste, XXII, 75.
56. Lettre CLXXXIX, 6 au Comte Boniface.
57. Lettre CCXXIX.
58. Sermon CCCII, 10.
59. Id., CCCII, 12.
60. Contre Fauste, XXI, 75. L’Ancien testament nous présente plusieurs exemples de ces guerriers : 1 R 20, 3 ; 2 R 14, 8 ;  2 Ch 25, 20-23.
61. La Cité de Dieu, IV, 6.
62. Lettre CLXXXIX à Boniface, 6.
63. Religions et violences, Sources et interactions, Symposium sous la direction de Anand Nayak, Editions Universitaires, Fribourg, Suisse, 2000, p. 196.
64. Lettre CXXXVII, 2.
65. Ce Décret servit de base au Corpus juris cononici de 1582, qui sera en vigueur jusqu’au Code de droit canonique de 1917.

⁢ii. Thomas d’Aquin

Saint Thomas, lui, va structurer, à partir des réflexions éparses de saint Augustin, une théorie de la guerre juste.⁠[1]

A l’instar de saint Augustin dont il s’inspire largement, saint Thomas⁠[2] développe lui aussi une théologie de la paix⁠[3] dans laquelle s’inscriront ses réflexions sur la guerre notamment.

A la question de savoir comment la paix, Thomas précise qu’elle implique que la concorde entre les hommes : « la concorde implique l’union des tendances affectives de plusieurs personnes, tandis que la paix suppose en outre l’union des appétits dans la même personne. »[4]

La paix a donc deux dimensions, l’une intérieure et l’autre extérieure, que lon ne peut dissocier.

Ces deux dimensions de la paix correspondent aux deux dimensions de la charité qui oriente l’homme vers Dieu et le prochain. Ajusté à Dieu, l’homme est intérieurement pacifié et ajusté au prochain, l’homme est en accord avec les autres hommes :

« La paix (…) implique une double union ; l’une qui résulte de l’ordination de nos appétits propres à un seul but ; l’autre qui se réalise par l’accord de notre appétit propre avec celui d’autrui. Ces deux unions sont produites par la charité. La première, selon que nous aimons Dieu de tout notre coeur au point de lui rapporter tout ; et ainsi tous nos appétits sont unifiés. La seconde, parce que, en aimant le prochain comme nous-même, nous voulons l’accomplissement de sa volonté comme de la nôtre. C’est pourquoi Aristote a mis l’identité du choix parmi les éléments de l’amitié, et que Cicéron affirme : « Chez des amis il y a même vouloir et même non-vouloir ». »[5] C’est pourquoi l’on peut dire que « l’unité de la charité fait l’unité de la paix »[6].

Dès lors, tout manque de charité rend la paix improbable :

« La vraie paix ne peut donc exister que chez les bons et entre les bons. Et la paix des méchants est apparente, non véritable »[7]

C’est à partir du moment où les hommes cherchent Dieu comme leur souverain bien qu’ils peuvent trouver la paix intérieure et c’est dans la mesure où ils s’accordent entre eux dans l’amour de Dieu que la concorde, ou mieux la vraie paix extérieure, peut s’établir.

Cette paix ne sera parfaite que dans la vie éternelle. Ici-bas, sa forme est toujours imparfaite. En effet, « La vraie paix ne peut concerner que le bien ; mais comme on peut posséder un vrai bien de deux façons, parfaitement ou imparfaitement, de même il y a deux sortes de paix véritable. L’une, parfaite, qui consiste dans la jouissance parfaite du bien suprême, qui unit et apaise tous les désirs : là est la fin dernière de la créature raisonnable, selon la parole du Psaume (147, 14) : « Il a établi la paix à tes frontières. » L’autre, imparfaite, est celle que l’on possède en ce monde. Parce que, si le désir primordial de l’âme trouve son repos en Dieu, bien des assauts, et du dedans et du dehors, viennent troubler cette paix ».⁠[8]

Il n’empêche que, dès ici-bas, les volontés humaines peuvent s’accorder sur des biens essentiels :  « L’amitié, remarque Aristote, ne comporte pas l’accord en matière d’opinions, mais en matière de biens utiles à la vie, et surtout des plus importants ; car le dissentiment dans les petites choses est compté pour rien. C’est ce qui explique que les hommes ayant la charité aient des opinions différentes, ce qui d’ailleurs ne s’oppose pas à la paix, puisque les opinions sont affaire d’intelligence et que celle-ci vient avant l’appétit, qui par la paix fait l’unité. De même, pourvu que l’on soit d’accord sur les biens fondamentaux, un désaccord sur des choses minimes ne va pas contre la charité. Il provient en effet d’une diversité d’opinions ; l’un pense que ce qui est en question est essentiel pour tel bien sur lequel on est d’accord, et l’autre ne le croit pas. Ainsi pareil dissentiment en matière légère, et portant sur de simples opinions, n’est pas compatible, en vérité, avec la paix parfaite, qui suppose la vérité pleinement connue et tous les désirs comblés. Mais il peut coexister avec cette paix imparfaite qui est notre lot ici-bas. »[9]

Faire la paix est non seulement désirable mais est aussi un devoir qui découle du devoir de charité : « La paix, dit saint Thomas, est de précepte, parce qu’elle est un acte de charité »[10]

A côté de cette paix imparfaite mais nécessaire, il est une paix apparente, trompeuse, qui est celle des pécheurs, et surtout celle des hommes qui font la guerre. Ils souhaitent la paix comme Augustin l’a aussi souligné. Mais si cette paix désirée exclut Dieu et la charité, l’accord sera trompeur. La paix ne plaira qu’au vainqueur et sera frustrante pour le vaincu. Ce sera un répit avant une autre guerre. Il n’y a pas d’ « ordre véritable c’est-à-dire un ordre où chacun trouve satisfaction » sans justice⁠[11]. Certes la charité produit directement la paix « parce qu’elle la cause en raison de sa nature propre. L’amour est en effet, selon la parole de Denys, « une force unifiante », et la paix est l’union des inclinations appétitives ». Mais  « La justice produit la paix indirectement, en écartant ce qui lui ferait obstacle. ».⁠[12]

A la lumière de cette analyse, on se rend compte que la paix ne peut être que le fruit d’une volonté constante. La paix n’est jamais établie une fois pour toutes. Aucun traité, aucune organisation ne peut la garantir. d’autre part, s’il est des causes économiques, politiques aux guerres, ce sont toujours des hommes qui, à l’origine, en décident. La paix est donc tributaire de la volonté d’« hommes intérieurement pacifiés, en accord avec leur vraie vocation humaine ».⁠[13] Enfin, comme le souligne le P. Comblin, Thomas a rangé la question de la paix dans le chapitre consacré à la charité et non dans celui où il traite de la justice. C’est là que réside, à la suite d’Augustin, la plus grande originalité de Thomas qui, après hésitation⁠[14], a estimé qu’on ne pouvait prendre dans un sens trop absolu la citation d’Isaïe : « la paix est l’œuvre de la justice »[15]. Grande originalité par rapport à une vieille tradition occidentale qui a conservé la nostalgie de la pax romana et à la pensée contemporaine qui estiment que la paix découle d’un ordre social juste que celui-ci soit identifié à l’ordre établi qu’il faut maintenir ou rétablir, ou à un nouvel ordre à instaurer. S’appuyant sur l’histoire, le P. Comblin n’hésite pas à écrire que « la notion de justice a plus souvent provoqué la guerre que la paix. »[16] Certes, la justice, chez Aristote et saint Thomas, est une vertu morale, « une certaine  disposition de la personne par rapport à son semblable »[17] mais aujourd’hui, elle renvoie à un ordre social dont les conceptions diffèrent et s’opposent. La justice peut engendrer la paix « quand les différents partenaires se soumettent à la même règle, reconnaissent conjointement la pertinence des mêmes critères. C’est dire que la paix suppose la charité d’abord : elle suppose le dialogue. » Le dialogue naît de l’amour du prochain puisqu’il suppose qu’on abandonne sa propre conception de la justice pour s’ouvrir à la celle de l’autre.

Le monde vit dans une situation où se mêlent paix imparfaite et paix apparente. C’est dans ce cadre que se pose la question de la guerre.

Tomas, en s’inspirant toujours de saint Augustin, établit trois conditions pour qu’une guerre soit juste : les deux premières concernent ce qu’on appellera le jus ad bellum ; la troisième, le jus in bello.

\1. « L’autorité du prince, sur l’ordre de qui on doit faire la guerre. Il n’est pas du ressort d’une personne privée d’engager une guerre, car elle peut faire valoir son droit au tribunal de son supérieur ; parce qu’aussi le fait de convoquer la multitude, nécessaire pour la guerre, n’appartient pas à une personne privée. Puisque le soin des affaires publiques a été confié aux princes, c’est à eux qu’il appartient de veiller au bien public de la cité, du royaume ou de la province soumis à leur autorité. De même qu’ils le défendent licitement par le glaive contre les perturbateurs du dedans quand ils punissent les malfaiteurs, selon cette parole de l’Apôtre (Rm 13, 4) : « Ce n’est pas en vain qu’il porte le glaive ; il est ministre de Dieu pour faire justice et châtier celui qui fait le mal » ; de même aussi il leur appartient de défendre le bien public par le glaive de la guerre contre les ennemis du dehors. C’est pour cela qu’il est dit aux princes dans le Psaume (82, 4) : « Soutenez le pauvre, et délivrez le malheureux de la main des pécheurs » et que S. Augustin écrit (Contre Fauste 25, 75) : « L’ordre naturel, appliqué à la paix des mortels, demande que l’autorité et le conseil pour engager la guerre appartiennent aux princes ». » En bref, si seule l’autorité publique a le droit de déclarer la guerre c’est parce qu’elle a la responsabilité du bien commun. Seule la défense du bien commun peut légitimer la guerre.

\2. « Une cause juste : il est requis que l’on attaque l’ennemi en raison de quelque faute. C’est pour cela que S. Augustin écrit : « On a coutume de définir guerres justes celles qui punissent des injustices quand il y a lieu, par exemple, de châtier un peuple ou une cité qui a négligé de punir un tort commis par un des siens, ou de restituer ce qui a été enlevé par violence » (Question sur l’Heptateuque. VI, qu. 10) ». On ne part pas en guerre pour des motifs économiques ou politiques. On part en guerre contre une injustice, un désordre, un péché qui menace la société et sans garantie que la justice triomphe. La guerre n’est pas un jugement de Dieu : ne parle-t-on pas de la « fortune » des armes ? Ce second principe nous renvoie au respect absolu dû à la vie innocente. On ne sacrifie pas la vie humaine à n’importe quel bien.

\3. « Une intention droite chez ceux qui font la guerre : on doit se proposer de promouvoir le bien ou d’éviter le mal. C’est pour cela que S. Augustin écrit (Livre sur le Verbe du Seigneur) : « Chez les vrais adorateurs de Dieu, les guerres mêmes sont pacifiques, car elles ne sont pas faites par cupidité ou par cruauté, mais dans un souci de paix, pour réprimer les méchants et secourir les bons. » En effet, même si l’autorité de celui qui déclare la guerre est légitime et sa cause juste, il arrive néanmoins que la guerre soit rendue illicite par le fait d’une intention mauvaise. S. Augustin écrit en effet (Contre Fauste, 22, 74) : « Le désir de nuire, la cruauté dans la vengeance, la violence et l’inflexibilité de l’esprit, la sauvagerie dans le combat, la passion de dominer et autres choses semblables, voilà ce qui dans les guerres est jugé coupable par le droit ». » Le but de la guerre étant la paix et non la destruction de l’adversaire, il s’agit de brider ou d’éliminer les violents pour rétablir le dialogue. La guerre est donc mesurée dans ses moyens par sa finalité.

Thomas répond ensuite à quelques objections : Comment entendre cette parole du Christ : « Tous ceux qui prennent l’épée périront par l’épée » (Mt 26, 52) ? Encore une fois, il va s’appuyer sur l’enseignement d’Augustin : « Comme le dit saint Augustin, « celui-là prend » l’épée qui, sans autorité supérieure ou légitime le commandant ou le permettant, s’arme pour verser le sang de quelqu’un ». Mais celui qui, par l’autorité des princes ou des juges, s’il est une personne privée ou par zèle de la justice et comme par l’autorité de Dieu, s’il est une personne publique, se sert de l’épée, celui-là ne prend pas lui-même l’épée mais se sert de l’épée qu’un autre lui a confiée. Il n’encourt donc pas de peine. Par ailleurs, ceux qui prennent l’épée en péchant ne meurent pas toujours par l’épée car ayant péché en la prenant, ils encourent la peine éternelle, à moins qu’ils ne fassent pénitence. »

Et comment entendre cette autre parole : « Je vous dis de ne pas résister au méchant » (Mt 5, 39) ? « Ces sortes de préceptes, explique saint Augustin, doivent toujours être observés à titre de préparation de l’âme : l’homme doit toujours être prêt à ne pas résister ou à ne pas se défendre si l’occasion le veut. Mais il faut parfois agir autrement en raison du bien commun ou même pour le bien de ceux avec qui l’on se bat. »

Enfin, la paix étant une vertu, la guerre n’est-elle pas un péché ? Thomas répond : « Ceux qui mènent des guerres justes recherchent la paix. Et ainsi, ils ne s’opposent pas à la paix, sinon à cette paix mauvaise que le Seigneur « n’est pas venu apporter sur la terre » (Mt 10, 34). C’est pourquoi saint Augustin écrit : « On ne cherche pas la paix pour faire la guerre mais on fait la guerre pour obtenir la paix. Sois donc pacifique en combattant, afin de conduire par ta victoire ceux que tu combats à l’utilité de la paix. »[18]

St Thomas ajoute que « la guerre est tout à fait incompatible avec les fonctions exercées par les évêques et les clercs ». Ils n’ont pas à s’encombrer « des affaires du siècle » puisqu’ils sont voués aux choses divines et qu’ils doivent plutôt « être prêts à verser leur propre sang pour le Christ » plutôt que de tuer et verser le sang. ⁠[19]

Dans la conduite de la guerre, rappelle avec saint Ambroise qu’il y a « des droits de la guerre et des conventions qui doivent être observées, même entre ennemis. »[20] Ailleurs il précise : « Celui qui doit exécuter un ordre doit considérer, avant d’obéir, dans quelle mesure il est de son devoir de l’exécuter. (…) En conséquence, le chrétien est tenu d’obéir exclusivement dans la mesure où le pouvoir est issu de Dieu, et pas autrement. (…) Quant à l’abus de pouvoir, il peut également être double. d’une part, si ce qui est ordonné par le chef est contraire à la fin pour laquelle le pouvoir a été établi : par exemple, s’il ordonne de faire un péché, contraire à la vertu, alors que le pouvoir est établi pour inciter à la vertu et pour la maintenir. Dans ce cas, non seulement on n’est pas tenu d’obéir à un tel chef, mais encore on ne doit pas lui obéir, à l’exemple des saints martyrs qui ont souffert la mort plutôt que d’obéir aux ordres impies des tyrans. d’autre part, si l’on est contraint au-delà de la compétence du pouvoir établi : par exemple, si un maître exige un impôt que son dépendant n’est pas tenu de donner, ou autres excès semblables. En ce cas, le sujet est libre d’obéir ou de ne pas obéir. »[21]

Enfin si la nécessité le demande, on peut faire la guerre les jours de fête « mais, en l’absence de nécessité, il n’est pas permis de faire la guerre les jours de fête »[22].

La réflexion de saint Thomas sur la guerre doit être mise en relation avec la question de l’homicide où il revient sur le droit de légitime défense et le droit d’exécuter les malfaiteurs.⁠[23], Thomas y rappelle que le prince et le prince seul en tant que gardien du bien commun a le droit de mettre à mort l’individu qui « devient un péril pour la société » et dont le  péché est « contagieux pour les autres » mais à condition que cette sanction ne frappe pas en même temps les bons ou les mette en péril et en épargnant « dans l’espoir d’une repentance, ceux dont les exemples ne sont pas si dangereux pour leur prochain. ».⁠[24] Mais n’est-ce pas manquer à la charité ? Thomas répond : « Dans les méchants, on peut considérer deux choses : la nature et la faute. Par leur nature qu’ils tiennent de Dieu, ils sont capables de la béatitude, sur la communication de laquelle est fondée la charité ; et par le fait même, il faut les aimer de charité quant à leur nature. Mais leur faute les dresse contre Dieu et les empêche de recevoir la béatitude. Aussi, à cause du péché, qui les rend ennemis de Dieu, faut-il les haïr, quels qu’ils soient, père, mère ou proches, comme le dit saint Luc (Lc 14, 26). Car nous devons haïr dans les pécheurs, ce qui les rend pécheurs, et nous devons les aimer en tant qu’hommes et capables de la béatitude. C’est là véritablement les aimer par charité et à cause de Dieu. » Et s’appuyant cette fois sur Aristote (Ethique 9, 3), il en vient au châtiment suprême : « quand des amis commettent des fautes, il ne faut pas leur retirer les dévouements de l’amitié, aussi longtemps qu’on peut espérer les guérir. Il faut, au contraire, les aider à recouvrer la vertu, bien plus qu’on ne les aiderait à recouvrer leur fortune s’ils l’avaient perdue ; d’autant plus que la vertu a plus d’affinité avec l’amitié que l’argent. Mais, lorsqu’ils tombent dans une extrême malice et qu’ils sont incorrigibles, alors il n’y a plus à traiter familièrement avec eux. De là vient que, s’ils sont jugés plus nuisibles autres que susceptibles d’amendement, la loi divine comme la loi humaine ordonnent leur mort. -Et cependant cette peine, le juge ne l’applique point par haine, mais par amour de charité ; il fait passer le bien commun avant l’existence d’un individu. De plus, la mort infligée par le juge sert au pécheur, s’il se convertit, à l’expiation de sa faute ; et, s’il ne se convertit pas, elle met un terme à son crime, en lui ôtant la possibilité d’en commettre d’autres. »[25]

Et qu’en est-il de l’innocent ? « A considérer l’homme en lui-même, il n’est jamais permis de le tuer, parce que dans tout homme ; fût-il pécheur, nous devons aimer sa nature qui est l’œuvre de Dieu et que le meurtre supprime. Si la mort du pécheur peut devenir licite, ce n’est, on l’a déjà vu, que pour préserver le bien commun contre les atteintes que lui porte le péché. Mais la vie des justes au contraire est une sauvegarde pour le bien commun et un facteur de prospérité. Les justes, en effet, sont l’élite de la société. Il s’ensuit qu’il ne sera jamais permis de tuer un innocent. »[26]


1. FLORI Jean, Croisade et chevalerie (XIe-XIIe s.), De Boeck, 1998 p. 198.
2. Thomas avait à sa disposition le fameux Décret de Gratien (notamment Décret, Pars II, causa XXIII, De re militari et bello, qu. I à VIII), où sont repris les textes bibliques qui touchent au problème de la guerre, les textes patristiques de saint Ambroise (De officiis, I, 35 (« In ipsis rebus bellicis, justa bella an injusta sint spectandum est », saint Athanase (Epist. Ad Amonem, PG t. XXVI, 1173), saint Jean Chrysostome (Hom. VII in Tim. PG t. LXII, 354), saint. Maxime de Turin (Hom. LXIV, I), saint Léon, (Epist. CLXVII, 14) et les textes augustiniens fondamentaux où Thomas puisa son argumentation (Cf. COMBLIN J., Théologie de la paix, II, Applications, Editions universitaires, 1962, p. 359). Comme le Décret de Gratien est un recueil de textes, il est facile d’en tirer une vision partiale du problème. Ainsi, BAYET Albert, in Le suicide et la morale, Felix Alcan, 1922, p. 515, offre cette caricature : . « Le Décret de Gratien admet sans hésitation la peine de mort et les justes guerres. On peut se battre sans crime, même quelquefois sous un roi sacrilège. Et encore : non est crudelis qui crudeles jugulat. On ne peut incriminer celui qui fait métier de donner la question. Les ennemis de la religion, etiam bellis sunt coercendi. Le chef doit tuer ceux de ses sujets qui vont apostasier. Non sunt homicidoe qui adversus excommunicatos zelo matris ecclesiae armantur. Le Pape peut pousser à la guerre contre ceux qui l’oppriment. Innocens est qui non iratus sed propter dusciplinam aliquem casu peremit. L’Église fait appel au bras séculier pour punir certains crimes : hérésie, sorcellerie, rapt de religieuses, bestialité. Enfin, la guerre contre l’hérétique est tenue pour œuvre pie, et le Décret reprend la formule : « Vous hérétiques, quand vous combattez, vous êtes pareils au serviteur du grand-prêtre qui frappa Jésus ; nous, nous sommes pareils à saint Pierre, qui tira l’épée. » »
3. IIa IIae, qu. 29.
4. IIa IIae, qu. 29, art. 1.
5. IIa IIae, qu. 29, art. 3.
6. COMBLIN J., Théologie de la paix, II Applications, Ed. universitaires, 1963, p. 256.
7. IIa IIae, qu. 29, art.2, sol. 3.
8. IIa IIae, qu. 29, art. 2, sol. 4.
9. IIa IIae, qu. 29, art. 3, sol. 2.
10. IIa IIae, qu. 29, art. 4, sol. 1. 
11. J.Comblin, op. cit., p. 258.
12. IIa IIae, qu. 29, art. 3, sol. 3.
13. COMBLIN J., op. cit., p. 263.
14. Cf. IIa IIae, qu. 29, art. 3, 1.
15. Is 32, 17.
16. COMBLIN J., op. cit., p. 265.
17. Id..
18. IIa IIae, qu. 40, art 1.
19. IIa IIae, qu. 40, art. 2. Thomas évoque le cas, courant à l’époque, où des prélats sont devenus des seigneurs temporels: « Lorsque les supérieurs ecclésiastiques sont investis d’un pouvoir temporel, ils ne sauraient décréter eux-mêmes une mise à mort, mais ils peuvent déférer les criminels aux tribunaux soumis à leur autorité. » (Id., art. 4)
20. IIa IIae, qu. 40, art. 3.
21. Commentaire du livre II des Sentences de Pierre Lombard, dist. XLIV, qu. II, art. 2.
22. IIa IIae, qu. 40, art. 4.
23. IIa IIae, qu. 64.
24. IIa IIae, qu. 64, art. 2. Faut-il supprimer, faut-il guérir le délinquant ? La législation chrétienne, depuis fort longtemps a hésité. En 1208, le pape Innocent III déclare : « Au sujet du pouvoir séculier peut, nous affirmons qu’il peut, sans péché mortel, exercer un jugement portant effusion de sang, pourvu que pour exercer la vindicte, il ne procède pas par haine mais par un jugement, ni avec imprudence mais avec modération. » (Lettre Eius exemplo, à l’archevêque de Tarragone)(DZ 795). Les ordalies (jugements de Dieu par l’eau ou le feu) encore très usitées au XIIe siècle furent condamnées par Honorius III (1216-1227). St Thomas lui-même reconnaît que l’autorité publique est libre d’appliquer ou de changer la législation concernant la juste mise à mort des malfaiteurs et ennemis de l’État (Ia IIae, qu. 100, art8, sol. 3)
25. IIa IIae, qu. 25, art. 6.
26. IIa IIae, qu. 64, art. 6.

⁢a. La légitime défense est-elle permise ?

La question est plus délicate car s’opposent sur la question des opinions autorisées bien tranchées. Thomas convoque, d’une part, le livre de l’Exode⁠[1] et, d’autre part, l’apôtre Paul⁠[2], le Pape Nicolas Ier⁠[3] et l’auteur dont il s’inspire constamment dans les questions qui touchent à la guerre et à la violence, saint Augustin⁠[4]. Il a été établi à la question 40 que la société a un droit de légitime défense vis-à-vis de qui menace gravement le bien commun. Dès lors celui qui est investi d’une autorité publique, soldat, agent préposé au maintien de l’ordre peut « avoir directement l’intention de tuer pour assurer sa propre défense, mais en rapportant cette action au bien public » et sans se laisser « entraîner par une passion personnelle ». En dehors de ce cas, tuer peut être licite si l’intention directe est de protéger sa vie « puisqu’il n’y a rien de plus naturel à un être que de se maintenir de tout son pouvoir dans l’existence ». La mort de l’agresseur est un effet indirect de l’acte. Encore faut-il que la défense soit proportionnée à l’agression⁠[5] : « Il peut arriver cependant qu’un acte accompli dans une bonne intention devienne mauvais quand il n’est pas proportionné à la fin que l’on se propose. Si donc, pour se défendre, on exerce une violence plus grande qu’il ne convient, ce ne sera pas sans péché ; mais si l’on repousse une attaque avec la mesure opportune ce sera un cas de légitime défense. Les Droits civil et canonique statuent en effet : « Il est permis d’opposer la violence à la violence, en la mesurant toutefois aux nécessités de la sécurité menacée ». »[6]


1. « Si le voleur est surpris sapant un mur ou enfonçant la porte pour pénétrer dans une maison, et qu’alors il soit blessé mortellement, celui qui l’a frappé ne sera pas responsable du sang versé » (Ex 22, 2).
2. « Bien-aimés, ne vous défendez pas » (Rm 12, 19).
3. (858-867) « Vous m’avez consulté au sujet de ces clercs qui pour se défendre ont tué un païen, afin de savoir si, après avoir fait pénitence, ils pourraient être réintégrés dans leur ancien état ou même être promus à un office supérieur. Eh bien, pour nous, nous n’admettons aucun prétexte et nous leur dénions absolument le droit de tuer un homme quel qu’il soit et en quelque circonstance que ce soit. » (Décret de Gratien, 50).
4. « Je trouve mauvais de conseiller à quelqu’un de tuer d’autres hommes pour empêcher d’être tué par eux, à moins toutefois que ce conseil ne s’adresse à un soldat ou à un agent de l’ordre public ; de telle sorte qu’il n’agisse pas pour son propre intérêt mais celui des autres, et parce qu’il en a reçu personnellement le pouvoir légitime » (Lettre XLVII, 154) ; On peut aussi méditer ce dialogue entre Evode et Augustin dans son Traité du libre arbitre ( I, 5, 11et 12) : « E. Il faut (…) examiner si la passion est complètement étrangère à l’homicide commis dans le but de défendre sa vie, sa liberté et sa pudeur contre un homme brutal qui fond sur nous avec violence, ou contre un sicaire qui nous attaque traîtreusement.— A. Comment être d’avis que la passion n’est pour rien dans cette sorte de meurtres, puisque ceux qui les commettent tirent l’épée pour des choses qu’ils peuvent perdre malgré eux ? Car s’ils ne les peuvent perdre ainsi, comment en venir, pour cela, jusqu’à tuer un homme ?— E. Elles ne sont donc pas justes, les lois qui donnent la faculté au voyageur de tuer le brigand de peur d’être tué par lui ; à l’homme et à la femme, menacés d’attentat à la pudeur, de tuer, s’ils le peuvent, l’agresseur avant la perpétration du crime ? Les lois veulent encore que les soldats tuent les ennemis, et s’ils s’abstiennent de le faire, ils sont punis par leur chef. Oserons-nous dire que ces lois sont injustes, ou plutôt qu’elles ne sont pas des lois ? Car à mon avis, une loi injuste n’est pas une loi.
   A. Je trouve cette législation assez bien défendue en elle-même contre une semblable accusation. En effet, elle permet aux peuples qu’elle régit des attentats moindres, pour en éviter de plus grands. Il serait par trop rigoureux de préférer la vie de l’agresseur à celle de l’innocent qui ne fait que se défendre ; et il serait bien plus inhumain de vouloir qu’un homme souffrît malgré lui un attentat à sa pudeur, que de voir celui qui veut l’outrager tué par lui. Quant au soldat, en tuant l’ennemi, il est le ministre de la loi, et il lui est facile de faire son office sans passion. Pour ce qui est de la loi même de la guerre, portée pour la défense du peuple, on ne peut non plus l’accuser de passion. Car si le législateur l’a portée par l’ordre de Dieu, c’est-à-dire conformément aux prescriptions de l’éternelle justice, il a pu la décréter sans passion aucune. Lors même qu’une passion quelconque a été le mobile d’un législateur, il ne suit pas nécessairement de là que ceux qui se conforment à la loi cèdent à la passion. Un méchant peut faire une bonne loi. Par exemple, un homme parvenu à la tyrannie reçoit de l’argent d’un citoyen à qui cela est utile, pour porter une loi qui défende le rapt, même en vue d’épouser ; cette loi ne sera pas mauvaise, bien que celui qui l’a faite ait été un homme injuste et corrompu. Le soldat peut donc, sans agir par passion, se conformer à la loi qui lui ordonne de repousser la force par la force pour défendre ses concitoyens. Il faut en dire autant de tous les subordonnés, obéissant aux pouvoirs constitués dans quelque ordre et hiérarchie que ce soit.
   Mais pour les autres, je ne vois pas comment, après avoir disculpé la loi, on peut les innocenter eux-mêmes. Car la loi ne les contraint pas à tuer, seulement elle les laisse libres. Ils peuvent donc ne tuer personne pour défendre ces sortes de biens qu’on peut perdre malgré soi, et que pour cette cause on ne doit pas aimer. Et en effet, d’abord, quand on tue le corps, ôte-t-on la vie à l’âme ? Si on peut l’ôter, c’est un bien méprisable, et si on ne peut l’ôter, il n’y a rien à craindre. Quant à la pudeur, personne ne doute qu’elle n’ait son siège dans l’âme, puisqu’elle est une vertu. Comment donc la violence d’un homme brutal pourrait-elle l’enlever ? En résumé, l’homme sur lequel on commet un meurtre, dans ces sortes de circonstances, ne nous enlève que des choses qui ne sont pas en notre pouvoir, des choses qui, à parler exactement et pour quelqu’un qui réfléchit, ne sont pas vraiment à nous. C’est pourquoi je ne blâme pas la loi qui autorise ces sortes de meurtres ; mais d’un autre côté je ne vois pas comment on peut justifier ceux qui les commettent.
   13. E. Je vois moins encore pourquoi tu cherches à défendre des hommes qu’aucune loi ne tient pour coupables. — A. Aucune de ces lois extérieures et qu’on lit dans les codes, je l’admets. Mais ne sont-ils pas liés par une autre loi plus puissante et plus secrète, puisque nous admettons que rien en ce monde n’échappe à l’action de la Providence de Dieu. Comment peuvent-ils être exempts de péché à ses yeux, ces hommes qui se souillent de sang humain pour défendre des choses que l’on doit mépriser ? A mon avis, c’est donc avec raison que cette loi écrite en vue de gouverner les peuples permet ces actes, et que la Providence divine les punit. Car cette loi ne punit qu’autant qu’il le faut pour maintenir la paix parmi des hommes sans expérience et que le comporte le gouvernement d’un mortel. Mais quant à ces fautes dont j’ai parlé, je crois qu’il existe pour elles des peines proportionnées, que la sagesse seule peut faire éviter. »
5. « …il n’est pas de nécessité de salut que l’homme renonce à l’acte d’une défense mesurée pour éviter le meurtre d’un autre ; car il est davantage tenu de pourvoir à sa propre vie qu’à celle de son prochain. » (IIa IIae, qu. 64, art. 7) (cf. également : Ia IIae, qu. 87, art. 3, sol. 1). Le droit romain établissait cette règle : « poena debet commensurari delicto » (la peine doit être proportionnée au délit »). La peine capitale est, comme toute peine, expiatoire pour le coupable, elle répare l’ordre social perturbé et prévient les crimes par intimidation. Si l’on estime qu’il y a disproportion entre la faute et le châtiment, c’est que l’on oublie que le bien social l’emporte sur le bien individuel. Toutefois, saint Thomas  envisage la prison perpétuelle ou l’exil comme châtiment possible de l’homicide montrant ainsi que l’application de la peine dépend de diverses circonstances qui peuvent être atténuantes : « …parce que l’adultère ou l’homicide se commettent en un moment, ce n’est pas une raison de les châtier par une peine d’un moment. Au contraire, on les punit quelquefois de prison perpétuelle ou d’exil, quelquefois même de la mort » (id.). (Cf. SPICQ C., in Somme théologique, La justice, Tome II, Ed. de la Revue des Jeunes, 1947, pp. 213-216).
6. IIa IIae, qu. 64, art. 7. Revenant sur les citations qui semblent condamner celui qui donne la mort pour se défendre, Thomas fait remarquer qu’Augustin dénonce une « intention formelle de meurtre » ; Paul, interdit « de se défendre avec un désir de vengeance » comme le précise la Glose : « Ne vous défendez pas ; entendons : ne cherchez pas à rendre à vos adversaires tous les coups qu’ils vous ont portés. » Enfin, à propos de la décision du pape Nicolas Ier (820-867), Thomas fait remarquer que « tout homicide même si l’on n’en est pas responsable » entraîne une « irrégularité ». Encore aujourd’hui le droit canon (can. 1044) stipule qu’est irrégulier pour l’exercice des ordres reçus celui qui a commis un homicide volontaire. La dispense d’une irrégularité est réservée au seul Siège Apostolique (can. 1047).

⁢b. Et qu’en est-il du tyrannicide ?

Peut-on le considérer comme une manifestation de légitime défense ? A la question de savoir si un simple particulier peut tuer un pécheur⁠[1], Thomas a répondu que c’est l’autorité compétente qui a droit de punir le malfaiteur. Mais il établit aussi le principe qu’à certaines conditions, le particulier peut se défendre et indirectement sans l’avoir voulu, tuer l’agresseur. Le problème se complique évidemment avec le tyran dans la mesure où il a été écrit aussi que « tout pouvoir vient de Dieu »[2].

Nous allons voir que la position de Thomas est très nuancée.

Tout d’abord, il condamne clairement le régime tyrannique : « Le régime tyrannique n’est pas juste parce qu’il n’est pas ordonné au bien commun, mais au bien privé de celui qui détient le pouvoir, comme le montre Aristote. C’est pourquoi le renversement de ce régime n’est pas une sédition ; si ce n’est peut-être dans le cas où le régime tyrannique serait renversé d’une manière si désordonnée que le peuple qui lui est soumis éprouverait un plus grand dommage du trouble qui s’ensuivrait que du régime tyrannique. C’est davantage le tyran qui est séditieux, lui qui nourrit dans le peuple les discordes et les séditions, afin de pouvoir le dominer plus sûrement. C’est de la tyrannie, puisque c’est ordonné au bien propre du chef, en nuisant au peuple. »[3]

La question qui nous préoccupe reste entière. Certes renverser un tel régime n’est pas une sédition mais comment renverser ce régime ? Peut-on tuer le tyran ?

C’est dans le De Regno que Thomas avait examiné de plus près ce problème.⁠[4]

Il y est clairement affirmé, comme plus tard dans la Somme théologique, que « le gouvernement d’un tyran est le pire ». En effet,  « Plus un gouvernement s’éloigne du bien commun, plus il est injuste » et  « l’on s’éloigne davantage encore de ce bien commun dans la tyrannie où le seul bien d’un seul homme est recherché (…)  La même évidence se dégage encore très clairement quand on considère les maux qui proviennent de la tyrannie ; comme le tyran recherche son intérêt privé au mépris du bien commun, il s’ensuit qu’il accable de diverses manières ses sujets, selon qu’il est la proie de diverses passions qui le poussent à ambitionner certains biens. » Et, « Ce n’est pas seulement dans les choses corporelles que le tyran accable ses sujets, mais il empêche aussi leurs biens spirituels, parce que ceux qui désirent plus gouverner qu’être utiles, entravent tout progrès chez leurs sujets, interprétant toute excellence chez ceux-ci comme un préjudice à leur domination inique. En effet, ce sont les bons plus que les méchants qui sont suspects aux tyrans, et ceux-ci s’effrayent toujours de la vertu d’autrui. Les tyrans dont nous parlons s’efforcent donc d’empêcher que leurs sujets devenus vertueux, n’acquièrent la magnanimité et ne supportent pas leur domination inique ; ils s’opposent à ce qu’aucun pacte d’amitié ne s’affermisse entre leurs sujets ni qu’ils jouissent des avantages réciproques de la paix, afin qu’ainsi, personne n’ayant confiance en autrui, on ne puisse rien entreprendre contre leur domination. A cause de cela, ils sèment des discordes entre leurs sujets eux-mêmes, ils alimentent celles qui sont nées, et ils prohibent tout ce qui tend à l’union des hommes, comme les mariages et les festins en commun et toutes les autres manifestations de ce genre qui ont coutume d’engendrer l’amitié et la confiance entre les hommes. Ils s’efforcent encore d’empêcher que leurs sujets ne deviennent puissants ou riches, parce que, soupçonnant les sujets d’après la conscience qu’ils ont de leur propre malice, comme eux-mêmes ils usent de la puissance et des richesses pour nuire, de même ils craignent que la puissance et les richesses de leurs sujets ne leur deviennent nuisibles. C’est pourquoi dans le livre de Job (XV, 21), il est dit du tyran : « Des bruits de terreur obsèdent sans cesse ses oreilles ; et même au sein de la paix », c’est-à-dire alors que personne ne cherche à lui faire de mal, « il soupçonne toujours des embûches. » Il découle de ceci que les chefs, qui devraient conduire leurs sujets à la pratique des vertus, jalousant indignement la vertu de leurs sujets et l’entravant dans la mesure de leur pouvoir, on trouve peu d’hommes vertueux sous le règne des tyrans. Car, selon la sentence du Philosophe : « On trouve les hommes de courage auprès de ceux qui honorent tous ceux qui sont les plus courageux », et, comme dit Tullius Cicéron, « elles sont toujours gisantes et ont peu de force les valeurs qui sont réprouvées de chacun ». Il est naturel aussi que des hommes nourris dans la crainte s’avilissent jusqu’à avoir une âme servile et deviennent pusillanimes à l’égard de toute œuvre virile et énergique, on peut le constater d’expérience dans les provinces qui furent longtemps sous la domination de tyrans. C’est pourquoi l’Apôtre dit (Ep. aux Colossiens III, 21) : « Pères, ne provoquez pas vos fils à l’irritation, de peur qu’ils ne deviennent pusillanimes. » C’est en considérant ces méfaits de la tyrannie que le roi Salomon (Prov. XXVIII, 12) dit : « Quand les impies règnent, c’est une ruine pour les hommes », c’est-à-dire qu’à cause de la méchanceté des tyrans, les sujets abandonnent la perfection des vertus. Il dit encore (XXIX, 2) : « Quand les impies se sont emparés du pouvoir, le peuple gémit », comme ayant été emmené en servitude. Et encore (XXVIII, 28) : Quand les impies se sont levés, les hommes se cachent s, afin d’échapper à la cruauté des tyrans. Et ceci n’est pas étonnant, parce que l’homme qui gouverne en rejetant la raison et en obéissant à sa passion ne diffère en rien de la bête, ce qui fait dire à Salomon (Ibid., XXVIII, 15) : « Un lion rugissant, un ours affamé, tel est le prince impie dominant sur un peuple pauvre. » C’est pourquoi les hommes se cachent des tyrans comme des bêtes cruelles, et il semble que ce soit la même chose d’être soumis à un tyran ou d’être la proie d’une bête en furie. »[5]

Ceci dit, comment s’opposer à ce régime malfaisant ? Thomas envisage deux cas.

Tout d’abord, « s’il n’y a pas excès de tyrannie, il est plus utile de tolérer pour un temps une tyrannie modérée, que d’être impliqué, en s’opposant au tyran, dans des dangers multiples, qui sont plus graves que la tyrannie elle-même. Il peut en effet arriver que ceux qui luttent contre le tyran ne puissent l’emporter sur lui, et qu’ainsi provoqué, le tyran sévisse avec plus de violence. Que si quelqu’un peut avoir le dessus contre le tyran, il s’ensuit souvent de très graves dissensions dans le peuple, soit pendant l’insurrection contre le tyran, soit qu’après son renversement, la multitude se sépare en factions à propos de l’organisation du gouvernement.

Il arrive aussi que parfois, tandis que la multitude chasse le tyran avec l’appui d’un certain homme, celui-ci, ayant reçu le pouvoir, s’empare de la tyrannie, et craignant de subir de la part d’un autre ce que lui-même a fait à autrui, il opprime ses sujets sous une servitude plus lourde. Il se produit en effet habituellement dans la tyrannie, que le nouveau tyran est plus insupportable que le précédent, puisqu’il ne supprime pas les anciennes charges, et que, dans la malice de son cœur, il en invente de nouvelles. C’est pourquoi, comme jadis les Syracusains désiraient tous la mort de Denys, une vieille femme priait continuellement pour qu’il reste sain et sauf et qu’il survive. Quand le tyran connut ceci, il lui demanda pourquoi elle agissait ainsi : « Quand j’étais jeune fille, répondit celle-ci, comme nous avions à supporter un dur tyran, je désirais sa mort ; puis, celui-ci tué, un autre lui succéda un peu plus dur ; j’estimais aussi que la fin de sa domination serait d’un grand prix ; nous t’eûmes comme troisième maître beaucoup plus importun. Ainsi, si tu étais supprimé, un tyran pire que toi te succéderait. » »

Même face à l’excès de tyrannie, Thomas recommande la patience car il n’appartient pas à une initiative personnelle de pouvoir tuer le tyran. De plus, la patience est méritoire, sur le plan surnaturel.

« Mais, si cet excès de tyrannie est intolérable, il a paru à certains qu’il appartenait à la vertu d’hommes courageux de tuer le tyran et de s’exposer à des risques de mort pour la libération de la multitude ; il y a même un exemple de ceci dans l’Ancien Testament (Juges III, 15 et suiv.). En effet un certain Aioth tua, en lui enfonçant son poignard dans la cuisse, Eglon, roi de Moab, qui opprimait le peuple de Dieu d’une lourde servitude, et il devient juge du peuple. Mais cela n’est pas conforme à l’enseignement des Apôtres. Saint Pierre, en effet, nous enseigne d’être respectueusement soumis non seulement aux maîtres bons et modérés, mais aussi à ceux qui sont difficiles (I Pierre II, 18) : « C’est, en effet, une grâce, si, pour rendre témoignage à Dieu quel qu’un supporte des afflictions qui l’atteignent injustement. » C’est pourquoi, alors que beaucoup d’empereurs romains persécutaient la foi du Christ d’une manière tyrannique, et qu’une grande multitude tant de nobles que d’hommes du peuple se convertissaient à la foi, ceux qui sont loués ne le sont pas pour avoir résisté, mais pour avoir supporté avec patience et courage la mort pour le Christ, comme il apparaît manifestement dans l’exemple de la sainte légion des Thébains. Et l’on doit juger qu’Aioth a tué un ennemi, plutôt qu’un tyran, chef de son peuple. C’est aussi pourquoi on lit dans l’Ancien Testament (IV, Rois XIV, 5-6) que ceux qui tuèrent Joas, roi de Juda, furent tués, quoique Joas se fût détourné du culte de Dieu, et que leurs fils furent épargnés selon le précepte de la loi.

Il serait, en effet, dangereux pour la multitude et pour ceux qui la dirigent, si, présumant d’eux-mêmes, certains se mettaient à tuer les gouvernants, même tyrans. Car, le plus souvent, ce sont les méchants plutôt que les bons qui s’exposent aux risques d’actions de ce genre. Or le commandement des rois n’est habituellement pas moins pesant aux méchants que celui des tyrans, parce que selon la sentence de Salomon (Prov. XX, 26) : « Le roi sage met en fuite les impies. » Une telle initiative privée (praesumptio) menacerait donc plus la multitude du danger de perdre un roi qu’elle ne lui apporterait le remède de supprimer un tyran. »

S’il l’initiative personnelle n’est pas recommandable, l’autorité publique, elle, peut supprimer le tyran.

« Mais il semble que contre la cruauté des tyrans il vaut mieux agir par l’autorité publique que par la propre initiative privée de quelques-uns.

d’abord s’il est du droit d’une multitude de se donner un roi, cette multitude peut sans injustice destituer le roi qu’elle a institué ou réfréner son pouvoir, s’il abuse tyranniquement du pouvoir royal. Et il ne faut pas penser qu’une telle multitude agisse avec infidélité en destituant le tyran, même si elle s’était auparavant soumise à lui pour toujours, parce que lui-même, en ne se comportant pas fidèlement dans le gouvernement de la multitude, comme l’exige le devoir d’un roi, a mérité que ses sujets ne conservassent pas leurs engagements envers lui.[6]

Il faut recourir à une autorité supérieure, s’il y a lieu.

« Mais si le droit de pourvoir d’un roi la multitude revient à quelque supérieur, c’est de lui qu’il faut attendre un remède contre la perversion du tyran. Ainsi Archélaüs, qui avait commencé à régner en Judée à la place d’Hérode son père, imitait la méchanceté de celui-ci. Comme les Juifs avaient porté plainte contre lui auprès de César-Auguste, on diminua d’abord son pouvoir en le privant du titre de roi, et en divisant une moitié de son royaume entre ses deux frères ; ensuite, comme, même ainsi, il ne faisait pas cesser sa tyrannie, il fut relégué en exil par Tibère Auguste à Lyon, cité de Gaule. »

Et pourquoi ne pas recourir à Dieu, qui a pouvoir sur le tyran ?

« Que si l’on ne peut absolument pas trouver de secours humain contre le tyran, il faut recourir au roi de tous, à Dieu, qui dans la tribulation secourt aux moments opportuns. Car il est en sa puissance de convertir à la mansuétude le cœur cruel du tyran, selon la sentence de Salomon (Prov. XXI, 1) : « Le cœur du roi est dans la main de Dieu qui l’inclinera dans le sens qu’il voudra. » C’est Lui, en effet, qui changea en mansuétude la cruauté du roi Assuérus qui se préparait à faire mourir les Juifs. C’est Lui qui a converti le cruel Nabuchodonosor au point d’en faire un héraut de la puissance divine. « Maintenant donc, dit-il, moi Nabuchodonosor, je loue, je magnifie et je glorifie le roi du ciel, parce que ses œuvres sont vraies et parce que ses voies sont justes et qu’il peut humilier ceux qui marchent dans l’orgueil. » (Daniel IV, 34). Quant aux tyrans qu’il juge indignes de conversion, il peut les supprimer ou les réduire à un état très bas, selon cette parole du Sage, dans l’Ecclésiastique (X, 17) : « Dieu a détruit le trône des chefs orgueilleux et à leur place, il a installé des hommes doux. » C’est Lui, en effet, qui, voyant l’affliction de son peuple en Égypte et entendant sa clameur, jeta à la mer le tyran Pharaon et son armée. C’est Lui qui, non seulement chassa du trône royal ce même Nabuchodonosor mentionné plus haut, auparavant plein d’orgueil, mais encore, l’ôtant de la société des hommes, Il le rendit semblable à une bête. Car son bras ne s’est pas raccourci, au point qu’Il ne puisse libérer son peuple des tyrans.

Il promet en effet à son peuple, par la voix d’Isaïe, qu’Il lui donnera le repos, en le retirant de la peine, de la confusion et de la dure servitude à laquelle il était auparavant soumis. Et il dit, par la voix d’Ezéchiel (XXXIV, 10) : « Je délivrerai mon troupeau de leur gueule », c’est-à-dire de la gueule des pasteurs qui se paissent eux-mêmes. Mais, pour que le peuple mérite d’obtenir ce bienfait de Dieu, il doit se libérer du péché, parce que c’est pour la punition des péchés que les impies, par une permission divine, reçoivent le pouvoir, comme le dit le Seigneur par la bouche d’Osée (XIII, 11) : « Je te donnerai un roi dans ma fureur », et., au livre de Job (XXXIV, 30), il est dit que Dieu « fait régner l’homme hypocrite à cause des péchés du peuple ». Il faut donc ôter le péché, pour que cesse la plaie de la tyrannie. »[7]

Comme on le voit, face à un pouvoir légitime, Thomas, exclut l’action d’un particulier qui ne serait pas investi d’une mission officielle.⁠[8] C’est le peuple ou une autorité supérieure qui peut destituer l’oppresseur. Le destituer. La condamnation à mort relèverait de la punition à infliger aux malfaiteurs. Ce ne serait pas un tyrannicide mais la punition d’un souverain qui aurait gravement abusé de son pouvoir.

La prudence de Thomas est confortée par les exemples que l’histoire sainte ou profane lui fournit. Les risques de l’action entreprise contre le tyran sont tels qu’il faut éviter l’aventure d’autant plus que le pouvoir d’un tyran n’est pas aussi solide qu’on le croit souvent et qu’il ne peut durer.

En effet, il ne peut jouir du meilleur ciment d’un état qui est l’amitié que les sujets portent à leur prince. Dès lors le pouvoir tyrannique reste incertain et précaire⁠[9]. Ne pouvant compter sur l’amitié et la fidélité de son peuple, le tyran règne par la crainte qui est un fondement fragile⁠[10] comme le révèle l’histoire⁠[11]. Enfin, comme il est rare que les tyrans se repentent⁠[12], le châtiment éternel est leur punition⁠[13] : « Leur péché est encore aggravé par la dignité de l’office qu’ils ont assumé. »[14]


1. IIa IIae, qu. 64, art. 3.
2. Rm 13, 1.
3. IIa IIae, qu. 42, art. 2, sol. 3.
4. De Regno ad Regem Cypri Livre I. Toutes les citations sont extraites des chapitres 3-11. Cet ouvrage appelé aussi De Regimine principum, aurait été écrit dans les années 1265-1267 et est resté inachevé sans doute à cause de la mort prématurée de son destinataire.
5. Dieu permet les tyrans pour punir le peuple : « Ceci devient encore plus manifeste quand on considère le jugement de Dieu. En effet, comme il est dit dans le Livre de Job (XXX IV, 30) : « Dieu fait régner l’homme hypocrite à cause des péchés du peuple. » Or personne ne peut être appelé hypocrite avec plus de vérité que celui qui assume l’office de roi et se montre un tyran. Car on appelle hypocrite celui qui joue le rôle d’un autre, comme on a coutume de le faire dans les spectacles de théâtre. Ainsi donc Dieu a permis la domination des tyrans pour punir les péchés des sujets. Une telle punition est ordinairement appelée dans l’Écriture « colère de Dieu ». C’est pourquoi le Seigneur dit par la bouche d’Osée (XIII, 30) : « Je vous donnerai un roi dans ma colère. » Mais malheureux le roi qui est accordé au peuple dans la colère de Dieu. Car sa domination ne peut être stable : parce que « Dieu n’oubliera jamais d’avoir pitié et que dans Sa colère, Il n’oubliera jamais Sa miséricorde » (Psaume LXXVI, 10). N’est-il pas dit dans Joël (II, 13) : « qu’a Il est compatissant, plein de miséricorde, et s’afflige du mal qu’Il envoie ». Dieu donc ne permet pas aux tyrans de régner longtemps, mais après la tempête déchaînée par eux sur le peuple, Il amènera, par leur rejet, la tranquillité. C’est pourquoi il est dit dans l’Ecclésiastique (X, 17) : « Dieu a détruit le trône des chefs superbes et Il a fait asseoir les doux à leur place. » » (De Regno, I, chap. 6)
6. « Ainsi les Romains chassèrent de la royauté Tarquin le Superbe, qu’ils avaient pris pour roi, à cause de la tyrannie que lui et ses fils faisaient peser, et lui substituèrent un pouvoir moindre, le pouvoir consulaire. Ainsi encore comme Domitien, qui avait succédé à des empereurs très modérés, son père Vespasien et son frère Titus, exerçait la tyrannie, il fut mis à mort sur ordre du sénat romain, et par un sénatus-consulte toutes les lois que dans sa perversion, il avait décrétées pour les Romains furent justement et salutairement gouvernés. Ceci eut pour conséquence que le Bienheureux Jean l’Evangéliste, le disciple bien-aimé de Dieu, qui avait été relégué en exil dans l’île de Pathmos, par Domitien lui-même, fut renvoyé à Ephèse par un sénatus-consulte. »
7. De Regno, chap. 6.
8. Le 23 novembre 1407, Louis d’Orléans, chef des Armagnacs, avait été tué sur ordre de son cousin Jean sans Peur, duc de Bourgogne. Jean petit, maître de l’université de Paris, avait justifié ce crime (8 mars 1408) en le présentant comme un tyrannicide légitime. En 1413, un concile de Paris condamna les neuf thèses tirées de la Iustificatio ducis Burgundiae de Petit . Les partisans de Petit firent appel à Rome. Le concile de Constance examina l’affaire et, le 6 juillet 1415, décréta :  « La proposition : « Tout tyran peut et doit licitement et méritoirement être tué par n’importe lequel de ses vassaux ou sujets, même en recourant à des pièges, à la flagornerie ou à la flatterie, nonobstant tout serment ou alliance contractée avec lui, et sans attendre la sentence ou l’ordre de quelque juge que ce soit », … est erronée en matière de foi et de mœurs, et le concile la réprouve comme hérétique, scandaleuse, séditieuse et prêtant aux fraudes, aux tromperies, aux mensonges, aux trahisons et aux parjures. De plus, il déclare, décide et définit que ceux qui soutiennent avec entêtement cette doctrine très pernicieuse sont hérétiques. » (DZ 1235). Le Pape Paul V condamna le tyrannicide dans la constitution Cura dominici gregis du 24 janvier 1615.
9. « Il n’est donc pas facile d’ébranler le pouvoir d’un prince que le peuple aime d’une affection si unanime ; c’est pourquoi Salomon dit au livre des Proverbes XXIX, 14) : « Un roi qui juge les pauvres avec justice, son trône sera affermi pour l’éternité. » Mais le pouvoir des tyrans ne peut pas être durable, puisqu’il est odieux à la multitude. Car ce qui répugne aux vœux du grand nombre ne peut être conservé longtemps. En effet, difficilement quelqu’un peut traverser la vie présente sans qu’il souffre quelques adversités. Or, au temps de l’adversité, l’occasion ne peut manquer de s’insurger contre le tyran, et dès que l’occasion se présentera, il se trouvera au moins un homme, parmi la multitude, pour en profiter. Le peuple accompagne de ses voeux celui qui s’insurge, et ce qui est tenté avec la faveur de la multitude manquera difficilement d’aboutir. Il ne peut donc guère arriver que la domination du tyran se prolonge longtemps. »
10. « Ceci apparaît encore manifestement, si l’on considère par quoi la domination d’un tyran est conservée. Car ce ne peut être par l’affection, puisque l’amitié de la multitude sujette pour le tyran est petite ou nulle, comme nous l’avons vu plus haut. Quant à la fidélité des sujets, les tyrans ne peuvent s’y fier. Car on ne trouve pas dans une multitude une vertu si grande, qu’elle soit retenue, par sa fidélité, de rejeter le joug d’une injuste servitude, si elle en a la possibilité. Probablement même, selon l’opinion de beaucoup, on n’agirait pas contrairement à la fidélité, en s’opposant d’une manière ou d’une autre à l’iniquité du tyran. Il reste donc que le gouvernement du tyran n’est soutenu que par la seule crainte ; c’est pourquoi celui-ci applique tous ses efforts à se faire craindre de ses sujets. Or la crainte est un fondement débile. Car ceux qui sont sous l’emprise de la crainte, s’il arrive une occasion qui leur laisse espérer l’impunité, se révoltent contre ceux qui les commandent, avec d’autant plus d’ardeur que leur volonté était plus contrainte par cette seule crainte. De même une eau contenue par violence, s’écoule avec plus d’impétuosité quand elle a trouvé une issue. Mais la crainte elle-même n’est pas sans danger, car un grand nombre sous l’effet d’une crainte excessive sont tombés dans le désespoir. Or quand on désespère de son salut, on se précipite sou vent avec audace vers n’importe quelles tentatives. La domination d’un tyran ne peut donc pas être de longue durée. »
11. « …si l’on considère les faits et gestes des anciens et les événements de l’époque moderne, on trouve difficile ment quelque tyran dont la domination ait duré longtemps. C’est pourquoi Aristote, dans sa Politique (Lib. V, cap. IX, 23), après avoir énuméré de nombreux tyrans, montre que leur domination à tous a pris fin après un temps court ; quelques-uns d’entre eux cependant commandèrent plus longtemps, parce qu’ils n’excédaient point beaucoup dans la tyrannie, mais en beaucoup de points imitaient la modération d’un roi. »
12. « …enflés du vent de l’orgueil, abandonnés justement de Dieu pour leurs péchés, et corrompus par les flatteries des hommes, rarement de tels hommes se repentent, et plus rarement encore peuvent-ils donner une juste satisfaction. Quand, en effet, restitueront-ils tout ce qu’ils ont enlevé, en passant outre le devoir de justice ? Cependant personne ne doute qu’ils ne soient tenus de restituer tout cela. Quand donc indemniseront-ils ceux qu’ils ont oppressés et qu’ils ont injustement lésés d’une manière ou d’une autre ?
   Ce qui s’ajoute encore à leur impénitence, c’est qu’ils estiment que tout ce qu’ils ont pu faire impunément, sans rencontrer de résistance, leur est permis, d’où non seulement ils ne se tourmentent pas pour réparer les maux qu’ils ont commis, mais usant de leur habitude comme d’une autorité, ils transmettent à leurs successeurs l’audace de pécher, et ainsi ils sont tenus coupables devant Dieu non seulement de leurs propres crimes, mais encore des crimes de ceux à qui ils ont donné l’occasion de pécher. »
13. « Le tyran est en outre privé de la béatitude la plus élevée, qui est due comme récompense aux rois, et, ce qui est plus grave, il se réserve le plus grand tourment comme châtiment. Si, en effet, celui qui dépouille un homme, le réduit en servitude, ou le tue, mérite le plus grand châtiment qui, quant au jugement des hommes, est la mort, quant au jugement de Dieu, la damnation éternelle, à combien plus forte raison faut-il penser que le tyran mérite les pires supplices, lui qui vole partout et à tous, qui entreprend contre la liberté de tous, qui tue n’importe qui pour le bon plaisir de sa volonté ? »
14. « De même, en effet, qu’un roi de la terre punit plus sévèrement ses ministres, s’il découvre qu’ils lui sont opposés, ainsi Dieu punira davantage ceux qu’Il a faits les agents et les ministres de son gouvernement, s’ils agissent mal et tournent en amertume le jugement de Dieu. C’est pourquoi il est dit aux rois iniques, dans le Livre de la Sagesse (VI, 4) : « Parce que, quand vous étiez les ministres de Sa royauté, vous n’avez pas jugé avec droiture, ni observé la loi de notre justice, ni marché selon la volonté de Dieu, Il vous apparaîtra terrible et soudain, parce qu’un jugement très rigoureux s’exerce sur ceux qui ont le pouvoir. Car au petit on accorde la miséricorde, mais les puissants seront puissamment châtiés ». Et il est dit à Nabuchodonosor, dans Isaïe (XIV, 15) : « Tu seras entraîné dans les enfers au fond de l’abîme. Ceux qui te verront se pencheront vers toi et ils te regarderont » comme si tu étais plongé plus profondément dans les châtiments. » (De Regno, I, chap. 11).

⁢c. Dans la guerre, face à la violence des particuliers ou des princes, qu’en est-il de la charité ?

Deux distinctions sont à envisager.

Tout d’abord, il faut bien distinguer le péché et le pécheur.

Thomas rappelle que la charité est due aux pécheurs. Il faut les aimer eux mais non pas leur péché⁠[1]comme il faut faire du bien à ses ennemis et les aimer non en tant qu’ennemis mais en tant que participant à une même nature. Ainsi le dévouement de la charité est même dû à un ennemi en grande nécessité.⁠[2]

Il faut ensuite aussi distinguer le pécheur et l’Église.

La question se pose en particulier pour les hérétiques⁠[3]. Si l’on considère les hérétiques en eux-mêmes, « assurément il y a un péché par lequel ils ont mérité non seulement d’être séparés de l’Église par l’excommunication mais aussi d’être retranchés du monde par la mort. Il est en effet beaucoup plus grave de corrompre la foi qui assure la vie de l’âme que de falsifier la monnaie qui permet de subvenir à la vie temporelle. Par conséquent, si les faux monnayeurs ou autres malfaiteurs sont immédiatement mis à mort en bonne justice par les princes séculiers, bien davantage les hérétiques, aussitôt qu’ils sont convaincus d’hérésie, pourraient-ils être non pas seulement excommuniés mais très justement mis à mort. » L’Église, elle, envisage autrement l’hérésie : « Du côté de l’Église (…), il y a une miséricorde en vue de la conversion de ceux qui sont dans l’erreur. C’est pourquoi elle ne condamne pas tout de suite, mais « après un premier et un second avertissement », comme l’enseigne l’Apôtre. Après cela, en revanche, s’il se trouve que l’hérétique s’obstine encore, l’Église n’espérant plus qu’il se convertisse pourvoit au salut des autres en le séparant d’elle par une sentence d’excommunication, et ultérieurement elle l’abandonne au jugement séculier pour qu’il soit retranché du monde par la mort. »[4] Les armes de l’Église sont, en effet, strictement spirituelles : « Les prélats doivent résister, non seulement aux loups qui, spirituellement tuent le troupeau, mais encore aux ravisseurs et aux tyrans qui le maltraitent corporellement. Non pas toutefois en usant personnellement d’armes matérielles, mais d’armes spirituelles selon cette parole de l’Apôtre (2 Co 10, 4) : « Les armes de notre combat ne sont pas charnelles, mais spirituelles. » Entendons par là les avis salutaires, les prières ferventes et, contre les obstinés, les sentences d’excommunication. » ⁠[5]

Pour résumer la pensée de Thomas d’Aquin, on peut répondre à la violence par une défense légitime même si elle entraîne la mort de l’adversaire à condition que ces principes soient tous respectés : l’agression doit être injuste ; la riposte doit être décidée par une autorité légitime ; cette riposte doit être proportionnée à l’attaque.


1. IIa IIae, qu. 25, art. 6.
2. IIa IIae, qu. 25, art. 8.
3. Thomas distingue deux sortes d’infidélité : celle de ceux qui n’ont pas la volonté d’adhérer au Christ, comme les païens et les Juifs et celle de ceux qui adhérant au Christ suivent ce que leur propre esprit leur suggère. Ceux-ci sont hérétiques. (IIa IIae, qu. 11, art 1).
4. IIa IIae, qu. 11, art. 3. Saint Thomas s’appuie ici sur saint Jérôme : « Il faut couper les chairs pourries et chasser de la bergerie la brebis galeuse, de peur que toute la maison, toute la masse, tout le corps et tout le troupeau, ne souffre, ne se corrompe, ne pourrisse et périsse. Arius dans Alexandrie fut une étincelle ; mais parce qu’il n’a pas été aussitôt étouffé, sa flamme a ravagé tout le globe. » (Commentaire sur l’épître aux Galates, III, 5, 9). L’Église demanda pour la première fois l’intervention du pouvoir séculier au XIIe siècle, aux conciles de Toulouse (1119), Latran (1139), Montpellier (1162), Tours (1163). Il s’agissait alors d’emprisonnement et de confiscation de biens. C’est au XIIIe s que la peine de mort fut décrétée à l’encontre des Cathares et des Vaudois dont les thèses étaient anti-sociales. En 1252, Innocent IV rédige une bulle qui ordonne « aux autorités laïques de soumettre les hérétiques à la torture (quaestio) « en évitant toute mutilation de membre et tout danger de mort », pour les obliger à avouer leurs erreurs et à dénoncer leurs complices. » (C. Spicq, op. cit., p. 219). Cela n’empêcha pas certains prélats de faire condamner au bûcher certains hérétiques… Par ailleurs, le Saint Office (qui devint l’Inquisition) créé par Grégoire IX en 1232 et souvent confié aux Dominicains, influença les tribunaux civils…. Le problème est qu’à l’époque, on n’a pas une vision claire de la distinction des pouvoirs. En effet, Thomas déclare : « La puissance séculière est soumise à la puissance spirituelle comme le corps à l’âme. Il n’y a par conséquent aucune usurpation de pouvoir si le supérieur spirituel intervient dans l’ordre temporel quant aux choses où la puissance séculière lui est soumise. » (IIa IIae, qu. 60, art. 6, sol. 3). Pire, en 1520, Léon X (Bulle Exsurge), condamne cette proposition de Luther : « Brûler les hérétiques est contre la volonté du Saint-Esprit » sans préciser le juge ni l’exécuteur…
5. IIa IIae, qu. 40, art. 2, sol. 1.

⁢iii. Francisco de Vitoria

[1]

L’enseignement de Vitoria fut centré sur la Somme théologique de saint Thomas qu’il commenta de 1526 à 1540. Thomas lui fournit les références essentielles quand il prendra position en 1539 sur la question indienne et sur le droit de guerre⁠[2]. Les deux problèmes étant liés. Il n’est donc pas inutile de revenir donc sur l’essentiel de ce que Vitoria a établi dans sa leçon sur les Indiens.

Trois idées importantes sont à retenir.⁠[3]

« L’empereur n’est pas le maître du monde entier. »[4] Ni le droit naturel, ni le droit divin ni le droit humain ne fondent un tel pouvoir et « les Espagnols ne peuvent s’emparer des territoires des Indiens »[5]

« Le pape n’est pas le maître temporel du monde »[6] et « même si le pape était le maître temporel du monde, il ne pourrait transmettre son pouvoir aux princes »[7] Et donc la bulle In caetera de 1493 par laquelle Alexandre VI⁠[8] concédait à l’Espagne le Nouveau-Monde ne peut s’interpréter que comme un mandat missionnaire mais non un mandat politique.⁠[9] S’il est vrai que « le pape n’a de pouvoir temporel qu’en vue du spirituel », comme « il n’a pas de pouvoir spirituel sur les infidèles », « il n’a donc pas non plus de pouvoir temporel sur eux. »[10] Et « Les Espagnols ne peuvent faire la guerre aux Indiens, même s’ils refusent la foi »[11].

Enfin, Vitoria affirme que tous les hommes, chrétiens ou non, appartiennent à une communauté universelle⁠[12]. Déjà, en 1528, dans sa Leçon sur le pouvoir politique, il écrivait : « …chaque État est une partie du monde entier et chaque province chrétienne, une partie de l’État tout entier. Si donc une guerre est utile à une province ou à un État mais porte préjudice au monde ou à la Chrétienté, je pense qu’elle est injuste par le fait même. »[13] Plus loin, il précise le pouvoir de cette communauté universelle : « Le droit des gens ne tient pas seulement sa valeur d’un pacte ou d’un accord entre les hommes, mais il a aussi valeur de loi. Car le monde entier, qui forme, d’une certaine manière, une seule communauté politique, a le pouvoir de faire des lois justes et bonnes pour tous, comme celles qui se trouvent dans le droit des gens. Il en ressort clairement que ceux qui violent le droit des gens, soit en temps de paix, soit en temps de guerre, commettent un péché mortel, mais à condition que ce soit sur des points assez importants, comme l’immunité des ambassadeurs. Et il n’est permis à aucun État de refuser de se soumettre au droit des gens, car c’est en vertu de l’autorité du monde entier qu’il a été établi. »[14]

qu’entend-il par « droit des gens », droit, nous dit-il, « qui est ou du droit naturel ou dérivé du droit naturel » ? Vitoria emprunte sa définition au juriste romain Gaius⁠[15] qui avait établi que « Ce que la raison naturelle a établi entre tous les hommes [homines] est observé de la même manière par tous les peuples et est appelé droit des gens pour autant que tous les peuples utilisent ce droit ». Vitoria reprend cette définition mais remplace « homines » par « gentes » : « on appelle droit des gens ce que la raison naturelle a établi entre tous les peuples [gentes] ».⁠[16] Dès lors, le droit des gens n’est plus simplement un droit entre les hommes mais un droit entre les nations, autrement dit, un droit international qui est un droit naturel mais peut-être aussi un droit positif.⁠[17]

Toujours est-il que Vitoria, à travers « le droit naturel de société et de communication »[18] affirme l’existence d’une communauté politique mondiale naturelle qui est responsable du bien commun de l’univers. Elle n’est pas le fruit d’un accord entre les États puisqu’elle est de droit naturel : « Tous les hommes et tous les États en font partie de plein droit et tout ce qui est nécessaire au gouvernement de l’univers est de droit naturel. »[19] L’idée d’une communauté mondiale est déjà présente dans la philosophie stoïcienne, chez Cicéron notamment mais elle s’impose à Vitoria à la lumière du livre de la Genèse : « Au commencement du monde, alors que tout était commun, il était permis à chacun d’aller et de voyager dans tous les pays qu’il voulait. Or cela ne semble pas avoir été supprimé par la division des biens. Car les nations n’ont jamais eu l’intention d’empêcher, par cette division, les rapports des hommes entre eux ; et, au temps de Noé, cela aurait certainement été inhumain. »[20]

Ces principes fondamentaux rappelés, nous pouvons examiner de plus près la question de la guerre.

Il était logique qu’après avoir abordé la question des Indiens, Vitoria en vienne à la question du droit de guerre puisque la conquête du Nouveau monde pouvait se justifier par ce droit. Déjà dans la Leçon sur les Indiens, Vitoria s’était posé la question de savoir si les Espagnols avaient quelque titre légitime pour « dominer les barbares ». Parmi les titres évoqués, il citait notamment : « la tyrannie des chefs barbares eux-mêmes ou les lois tyranniques qui oppriment injustement des innocents, en permettant, par exemple, de sacrifier des hommes innocents ou même de mettre à mort des hommes non coupables pour les manger. J’affirme que, même sans autorisation du pape, les Espagnols peuvent empêcher les barbares de pratiquer toute coutume ou cérémonie injuste, car ils peuvent défendre les innocents d’une mort injuste. »[21] On trouve ici l’affirmation d’un « droit d’intervention pour raison d’humanité ». « En effet, « Dieu a donné à chacun des commandements à l’égard de son prochain » [Si 17, 14]. Or tous ces barbares sont notre prochain. N’importe qui peut donc les défendre contre une telle tyrannie et une telle oppression, et cela revient principalement aux princes.

En outre, l’Écriture dit : « Délivre ceux qu’on envoie à la mort et sauve ceux qu’on traîne au supplice » (Pr 24, 11). On ne doit pas seulement entendre cela du cas où des innocents sont effectivement conduits à la mort, mais on peut aussi obliger les barbares à abandonner de telles coutumes. S’ils ne le veulent pas, on peut, pour cette raison, leur faire la guerre et exercer contre eux les droits de la guerre. Si on ne peut supprimer autrement ces coutumes abominables, on peut changer les chefs et établir un nouveau gouvernement. L’opinion d’Innocent IV et de saint Antonin, selon laquelle on peut punir les barbares à cause de leurs péchés contre nature, est vraie dans ce cas.⁠[22]

Que tous les barbares acceptent de telles lois et de tels sacrifices et qu’ils ne désirent pas que les Espagnols les en délivrent, cela n’est pas un obstacle. Car, dans ce domaine, ils ne sont pas libres au point de pouvoir se livrer à la mort, eux ou leurs enfants. »[23]

Vitoria établit aussi un « Droit d’assistance aux alliés » : « En effet, les barbares eux-mêmes font parfois des guerres légitimes entre eux et la partie qui a subi une injustice a le droit de faire la guerre ; elle peut donc appeler les Espagnols à son secours et partager avec eux les fruits de la victoire. »[24]

Dans la Leçon sur le droit de guerre, et malgré ce titre⁠[25], l’objectif de Vitoria, fidèle à saint Thomas⁠[26], est de sauver la paix à tout prix : « Lorsqu’un prince a le pouvoir de faire la guerre, il doit tout d’abord non pas chercher des occasions et des causes de guerre, mais vivre en paix avec tous les hommes si possible, comme l’ordonne saint Paul (Rm 12, 18)⁠[27]. Il doit se rappeler que les autres hommes sont notre prochain que nous devons aimer comme nous-mêmes et que nous avons tous un seul et même Seigneur au tribunal duquel nous devons rendre compte. Chercher des raisons - et se réjouir lorsqu’on en trouve - pour tuer et anéantir des hommes que Dieu a créés et pour lesquels le Christ est mort, c’est bien la dernière abomination. Mais c’est par contrainte et malgré soi que l’on doit en venir à l’extrémité de la guerre. »[28]

Quelle est cette contrainte qui, en dernière extrémité, fait de la guerre un devoir ? C’est l’injustice : toute guerre juste est une guerre qui punit une injustice⁠[29].

Ainsi, « on ne peut avoir de doute en ce qui concerne la guerre défensive, car il est permis de repousser la force par la force »[30], plus exactement de repousser une injustice⁠[31].

Et la guerre offensive doit viser « à punir l’injustice reçue » et détourner les ennemis de l’injustice par la crainte du châtiment.⁠[32] En effet, « le but de la guerre est la paix et la sécurité de l’État »[33] et même, ajoute Vitoria, du monde, car il faut rechercher « le bien de l’univers tout entier »[34]. « Lorsqu’il est évident que l’on fait la guerre pour de justes raisons, il faut la faire non pour la perte de la nation contre laquelle on doit combattre, mais pour la poursuite de son droit, la défense de la patrie et de son État et pour obtenir qu’un jour la ; paix et la sécurité soient le résultat de cette guerre. »[35] La guerre juste a donc quatre buts : « on fait la guerre premièrement pour se défendre, soi et ses biens, deuxièmement pour recouvrer les choses enlevées, troisièmement pour punir l’injustice subie, quatrièmement pour assurer la paix et la sécurité »[36].

Dans sa présentation du jus ad bellum et du jus in bello, Vitoria reprend les trois conditions de la guerre juste telles qu’elles ont été édictées par saint Thomas : autorité légitime, juste cause et intention droite.


1. Entre 1480 et 1492-1546. De 1509 à 1516, il se forme à l’université de Paris. De 1516 à 1523, il y enseigne et participe au renouveau du thomisme. En 1523, il enseignera au studium dominicain de Valladolid puis de 1526 à sa mort, à l’université de Salamanque. Francisco de Vitoria, professeur brillant, clair et vivant, fut un intellectuel ouvert aux problèmes du temps. Il s’engagea dans les discussions sur l’orthodoxie d’Erasme ; il donna son avis sur le divorce d’Henri VIII dans sa Leçon sur le mariage. Soucieux de la paix en Europe, il prit position sur le conflit entre François Ier et Charles-Quint. Au sein de son université, il fut attentif à la situation matérielle des étudiants et du personnel et est considéré comme l’initiateur de l’Ecole économique de Salamanque. Mais il est surtout célèbre pour son enseignement sur les problèmes posés par la découverte et la conquête du Nouveau-Monde. (Cf. BARBIER Maurice in Fr. de Vitoria, Leçons sur les Indiens et sur le droit de guerre, Introduction, traduction et notes par Maurice Barbier, o.p., Droz, 1966, pp. XII-XV).(Toutes nos références aux textes de Vitoria viennent de cette édition).
2. Notons aussi que Vitoria était au courant de ce qui se passait en Amérique grâce à des missionnaires revenus au pays.
3. Vitoria s’oppose à tout un courant de théologiens-juristes dont le célèbre canoniste Henri de Suse (1200-1271), cardinal d’Ostie surnommé Ostiensis ou Hostiensis. Sa théorie : « quand les païens se convertissent, tous les pouvoirs politiques et administratifs de leurs gouvernants passent au Christ, donc à son vicaire, le pape, qui peut en disposer en faveur du prince de son choix ». (cité par MAHN-LOT Marianne, in B. de Las Casas, L’Évangile et la force, Cerf, 1964, p. 19.
4. Leçon sur les Indiens, op. cit., § 112.
5. Id., § 133.
6. Id., § 138. Sur ce point, Vitoria s’oppose explicitement à divers auteurs dont saint Antonin (Somme théologique) et émet des réserves sur tel passage du Commentaire les Sentences de Pierre Lombard où saint Thomas semble accréditer cette thèse du pouvoir temporel universel du pape.
7. Leçon sur les Indiens, op. cit., § 145.
8. Dans cette bulle Alexandre VI partage le monde en deux autour d’un méridien de démarcation passant à cent lieues à l’ouest des îles du cap Vert. La souveraineté sur les terres à découvrir à l’ouest appartient à la castille, à l’est au Portugal. Le traité de Tordesillas de 1494 entre la Castille et le Portugal repousse le méridien à 370 lieues à l’est du même archipel. (cf. MOLINIE-BERTRAND Annie et DUVIOLS Jean-Paul, Charles-Quint et la monarchie universelle, Presses de l’université de Paris-Sorbonne, 2001, p. 146).
9. La Bulle d’Alexandre VI allait bien au-delà de l’attribution d’une mission d’évangélisation : « Par l’autorité de Dieu tout-puissant à Nous transférée par saint Pierre, et par celle du Vicariat de Jésus-Christ que nous exerçons sur ces terres, et sur toutes leurs seigneuries, leurs villes, leurs forces, leurs lieux, leurs cités, leurs droits de juridiction et toutes leurs appartenances, par la teneur des présentes Nous vous les donnons, concédons et octroyons à perpétuité, à vous et aux Rois de Castille et de Léon, vos héritiers et successeurs. Et nous vous faisons, constituons et députons, ainsi qu’à vos héritiers et successeurs, leurs maîtres avec libre, plein et absolu pouvoir, autorité et juridiction. Nous déclarons que par cette donation, concession et adjudication il ne faut pas entendre que l’on dépossède ou que l’on puisse déposséder de quelque droit acquis quelque prince chrétien qui possèderait actuellement, jusqu’au susdit jour de Noël, ces îles ou ces terres continentales. En outre, Nous vous obligeons en vertu de sainte obéissance, conformément à votre promesse et comme il convient à votre grande dévotion et royale magnanimité, à envoyer sur ces îles et terres fermes des hommes bons, craignant Dieu, doctes, savants, experts, pour instruire leurs naturels et habitants dans la foi catholique et leur apprendre les bonnes coutumes, et à vous occuper de cela avec toute la diligence nécessaire. Et Nous défendons absolument à quiconque, de quelque dignité —fût-elle royale ou impériale — état, grade, ordre ou condition que ce soit, sous peine d’excommunication dans laquelle il encourrait ipso facto, d’aller chercher des biens marchands, ou d’aller pour n’importe quel autre motif sans disposer de votre autorisation spéciale ou celle de vos héritiers et successeurs, sur ces îles et terres fermes découvertes et à découvrir vers l’Occident et vers le Midi à partir de ladite ligne […]. Donné à Rome, près de Saint Pierre, le 4 mai de l’an 1493 de l’incarnation de N. S. J. C., premier de notre pontificat. » (Cité in ZAVALA Silvio : Amérique latine : philosophie de la conquête, Mouton, Paris, 1977, pp. 131-132.)
10. Leçon sur les Indiens, op. cit., § 152.
11. Leçon sur les Indiens, op. cit., § 194-196: « Même si la foi a été annoncée aux barbares d’une manière acceptable et suffisante, cependant, s’ils n’ont pas voulu la recevoir, il n’est pas permis pour autant de leur faire la guerre et de s’emparer de leurs biens. C’est la conclusion expresse de saint Thomas. Il dit, en effet, dans la Somme de théologie (II-II, q. 10, a. 8), que les infidèles qui n’ont jamais reçu la foi, comme les païens et les Juifs, ne doivent être en aucune manière obligés à la recevoir. Et c’est la conclusion commune des docteurs, même des docteurs en droit canon et en droit civil. Croire est, en effet, un acte de la volonté ; or la crainte diminue beaucoup la liberté, comme le dit Aristote dans l’Ethique (I. III). d’autre part, c’est un sacrilège de s’approcher des mystères et des sacrements du Christ sous le seul effet d’une crainte servile. »
12. Il rompt ainsi avec la conception moyenâgeuse qui envisageait uniquement la communauté universelle des chrétiens (la chrétienté).
13. VITORIA Fr. de, Leçon sur le pouvoir politique, Introduction, traduction et notes par Maurice Barbier, Vrin, 1980, § 14.
14. Id., § 21.
15. Si Gaius (IIe siècle) reste un personnage mal connu, voire inconnu, son œuvre les Institutes a eu une influence considérable. On les retrouve dans le Code de Justinien (Corpus juris civilis romani) (529et 534) vaste compilation de textes de droit empruntés à la tradition romaine dans son ensemble des origines à Justinien et accordés au christianisme. Il contient quatre mille sept cents articles et est le fondement du droit civil moderne.
16. Leçon sur les Indiens, op. cit., § 231.
17. La question était disputée déjà parmi les juristes romains : le droit des gens est-il ou non de droit naturel ? Pour Gaius, il l’était ; pour Ulpien (IIIe s), non ; pour Augustin, oui ; pour saint Isidore, non ; saint Thomas penchait pour l’opinion de Gaius mais sa position n’était pas très claire. Vitoria lui-même dans son commentaire sur saint Thomas estime qu’il s’agit plutôt d’un droit positif avant d’affirmer dans la Leçon sur les Indiens que « le droit des gens est ou du droit naturel ou dérivé du droit naturel ».
18. Leçon sur les Indiens, op. cit ., § 230.
19. BARBIER Maurice, in Leçons sur les Indiens et sur le droit de guerre, op. cit., p. XLIII.
20. Leçon sur les Indiens, op. cit., § 232.
21. Leçon sur les Indiens, § 290. Il ne s’agit pas de punir des fautifs mais de sauver des innocents : « Même en vertu de l’autorité du pape, les princes chrétiens ne peuvent obliger les barbares à se détourner de leurs péchés contre la loi naturelle ni les punir à cause de ces péchés. » (Leçon sur les Indiens, § 205).
22. Cf. Leçon sur les Indiens, § 204 et note 1.
23. Id., § 291-293.
24. Id., § 296.
25. Vitoria intitule cette leçon : Deuxième leçon sur les Indiens ou sur le droit de guerre des Espagnols contre les barbares.
26. Pour l’essentiel, il va reprendre ce qu’écrivaient saint Augustin et saint Thomas. Un chrétien peut être soldat et faire la guerre contrairement à ce qu’ont prétendu Tertullien et Luther qui, bien qu’il conserve, en grande partie, la théorie scolastique classique, s’opposait à la croisade contre les Turcs. Luther écrit : « Combattre contre les Turcs, c’est s’opposer à Dieu qui visite nos iniquités par leur intermédiaire » (Resolutiones Disputationis de Virtute Indulgentiarum (1518) ; proposition condamnée par Léon X dans la bulle Exsurge Domine (15-6-1520) (DZ 1484). Vitoria se penchera aussi sur les réflexions de quelques prédécesseurs et contemporains qu’il cite : le Décret de Gratien, le Digeste, les Décrétales, Bartole (jurisconsulte + 1356), saint Antonin (archevêque de Florence 1459), Nicolas de Tudeschis (archevêque de Palerme +1445), Adrien VI (pape + 1523), Sylvestre de Prierio (théologien + 1523), les Pères de l’Église saint Ambroise ( 397), saint Jérôme (+ 420) et saint Isidore (évêque de Séville, + 636). Il se réfère aussi à des auteurs païens : Aristote principalement, Cicéron et incidemment Térence, Horace et Salluste. Dans le Bible, il cite de nombreuses fois Dt 20, 10-14 ; Dt 25, 2 ; Ps 82, 4 ; 1 M 9, 32-42 ; Mt 22, 21 ; Lc 3, 14 ; Rm 13, 1, 4 et 6-7 ; Jc 1, 25 et 2, a. 4.
27. « S’il est possible, pour autant que cela dépend de vous, vivez en paix avec tous les hommes ».
28. Leçon sur le droit de guerre, § 154.
29. Cf. Id., § 12.
30. Id., § 11.
31. Contrairement à ce qu’il écrit, Vitoria cite ici non le Digeste (Digesta Iustitiani : recueil de citations de juristes romains de la république ou de l’empire) mais les Décrétales : « Toutes les lois permettent de repousser la force par la force [vim vi]… Cependant, cela doit être fait en gardant le souci d’une défense irréprochable, non pour se venger mais pour repousser l’injustice ». (Cité in VITORIA, op. cit., p. 113, note 2).
32. Leçon sur le droit de guerre, § 12 et 13.
33. Id., § 14.
34. Id.., § 15.
35. Id., § 155.
36. Id., § 126.

⁢a. Qui a autorité pour déclarer ou faire la guerre ?

En cas de guerre défensive, « n’importe qui, même une personne privée (…), n’importe qui peut, sans autorisation de personne, faire une telle guerre pour défendre non seulement sa personne mais aussi ses biens matériels ».⁠[1]

Un État, lui, « a autorité non seulement pour se défendre, mais aussi pour se venger, lui et les siens, et punir les injustices ». ⁠[2]

qu’est-ce qu’une juste cause ?

Ce ne peut être ni la différence de religion⁠[3], ni l’agrandissement de l’Empire, ni la gloire ou tout autre intérêt du prince⁠[4] : « seule une injustice peut constituer une cause de guerre ».⁠[5] Et encore, pas n’importe quelle injustice : « En effet, il n’est pas permis pour n’importe quelle faute d’infliger aux citoyens et aux indigènes eux-mêmes des peines cruelles, comme la mort, l’exil ou la confiscation des biens. Puisque tout ce qui arrive dans une guerre - meurtres, incendies, dévastations - est atroce et cruel, il n’est donc pas permis, en cas d’injustices légères, d’en poursuivre les auteurs par la guerre, car les châtiments doivent être proportionnés à la gravité du délit (Dt 25, 2[6]). »[7]


1. Leçon sur le droit de guerre, § 17. Toutefois, si toute personne peut se défendre, soi et ses biens, elle « n’a pas le droit de punir une injustice, ni même de recouvrer, après un espace de temps, les biens enlevés. Mais la défense doit avoir lieu devant un danger présent, « incontinent », disent les juristes. C’est pourquoi le droit de se battre cesse dès que la nécessité de se défendre disparaît. » (Id., § 22)
2. Leçon sur le droit de guerre, § 23. A la suite d’Aristote (Politique, 1, III, c. 1, 1275 b 20-21), Vitoria définit l’État comme une communauté parfaite, complète, « qui n’est pas une partie d’un autre État, mais qui a ses lois propres, son conseil propre et ses magistrats propres » (§ 26) Le prince, en vertu du choix de l’État, en exerce l’autorité et peut déclarer la guerre même si ce prince est lui-même vassal d’un autre mais pour autant qu’il soit à la tête d’un État parfait. Les autres princes d’États imparfaits ne peuvent déclarer la guerre qu’en vertu d’une coutume antique ou par nécessité. (§24-29). Deux exceptions que refusera Francisco Suarez (1548-1617). Notons en passant cette réflexion de Vitoria : « il n’y a de prince qu’en vertu du choix de l’État » (§ 24) : si tout pouvoir a Dieu pour origine et auteur, « sa désignation relève de la communauté politique qui choisit la forme de gouvernement et le sujet de l’autorité publique. » (BARBIER M., op. cit., p. 118, note 4).
3. Il ne s’agit pas seulement des Indiens (Leçon sur les Indiens, § 186-187 et 194-200) mais de tous les infidèles : on ne peut leur faire la guerre en raison de leur infidélité, pour les forcer à croire mais seulement à cause de leurs injustices, parce qu’ils font obstacle, par exemple, à la foi chrétienne. Telle est l’opinion du canoniste Henri de Suse (1200-1271, du pape Innocent IV (1243-1254), de saint Thomas et de son commentateur Cajetan (1469-1534).
4. Leçon sur le droit de guerre, § 30-35.
5. Id., § 36. C’est bien l’enseignement de saint Paul : « Ce n’est pas sans raison que l’autorité porte le glaive ; elle est, en effet, un instrument de Dieu pour punir et châtier celui qui fait le mal » (Rm 13, 4).
6. « Si le coupable mérite des coups, le juge le fera mettre à terre, et lui fera donner en sa présence un nombre de coups proportionné à sa culpabilité. »
7. Leçon sur le droit de guerre, § 40.

⁢b. Enfin, qu’est-il permis de faire dans une guerre juste ?

Dans le jus in bello donc, l’intention droite implique tout d’abord qu’ « il est permis de faire tout ce qui est nécessaire pour défendre le bien public [1], (…) de recouvrer tous les biens perdus ou leur équivalent »[2] et « de payer sur les biens de l’ennemi les dépenses de la guerre et tous les dommages injustement causés par l’ennemi. »[3] De plus, le prince « peut, par exemple, détruire une citadelle ennemie et même construire des fortifications sur le territoire des ennemis, si c’est nécessaire pour écarter tout danger de leur part. »[4] Enfin, « après la victoire et le recouvrement des biens, on peut exiger des ennemis des otages, des navires, des armes et les autres choses qui sont honnêtement et loyalement nécessaires pour maintenir les ennemis dans le devoir et écarter tout danger de leur part »[5] Et « il est permis de punir l’injustice commise par les ennemis, de sévir contre eux et de les châtier pour leur injustice. »[6]

Tout ce qui est permis doit être accompli avec modération : « Après la victoire, lorsque la guerre est terminée, c’est avec une mesure et une modération toutes chrétiennes qu’il faut profiter de sa victoire. Le vainqueur doit considérer qu’il est juge entre deux États : l’un est lésé, l’autre a commis une injustice. Ce n’est donc pas en qualité d’accusateur mais de juge qu’il portera une sentence qui puisse cependant donner satisfaction à l’État lésé. Mais, après avoir puni les coupables d’une manière convenable, que l’on réduise, autant que possible, au minimum le désastre et le malheur de l’État coupable, d’autant plus que, généralement, chez les chrétiens, toute la faute revient aux princes. Car c’est de bonne foi que les sujets combattent pour leurs princes et il est tout à fait injuste que, selon le mot du poète : « Les Achéens soient punis pour toutes les folies de leurs rois »[7]. »[8] 

Comment le vainqueur peut-il se considérer comme juge entre les deux États ? Nous dirions qu’il est juge et partie ! Vitoria s’appuie sur l’exemple de ce qu’un État peut faire contre les « ennemis de l’intérieur » c’est-à-dire les « mauvais citoyens » : celui qui « a commis une injustice envers un citoyen, non seulement le magistrat oblige l’auteur de l’injustice à faire réparation à la victime, mais encore, s’il inspire quelque crainte à celle-ci, on l’oblige à fournir une garantie ou à quitter la cité, de manière à écarter tout danger de sa part. »[9] Entre deux États, qui peut-être juge ? A cet endroit, Vitoria qui a déjà montrer son attention au bien commun universel, exprime un regret : « S’il y avait un juge légitime agréé par les deux parties belligérantes, il devrait condamner les agresseurs injustes et les auteurs d’injustice non seulement à restituer les choses prises mais encore à supporter les dépenses de la guerre et à réparer tous les dommages. »[10] Ce juge institué par la communauté politique mondiale n’existe pas à l’époque de Vitoria. C’est donc le prince de la juste cause qui remplira cet office au nom du droit naturel qui investit les princes d’une autorité politique mondiale.⁠[11]

Vitoria, nous venons de le voir, ne se contente pas de répéter ce que ses prédécesseurs ont écrit, il ajoute déjà, dans sa présentation générale des trois conditions, des éléments intéressants. Mais il va plus loin encore. Dans les deuxième et troisième parties de son ouvrage, il va répondre avec force détails à des questions supplémentaires que l’on peut se poser à propos de la justice de la guerre et de la conduite de la guerre.

En ce qui concerne la justice de la guerre, « est-il suffisant, pour que la guerre soit juste, que le prince croie défendre une juste cause ? » Non, répond Vitoria, « ce n’est pas toujours suffisant » : le prince peut commettre une « erreur vincible » dont il sera responsable. « Pour que la guerre soit juste, il faut examiner avec beaucoup de soin la légitimité et les causes de la guerre et entendre aussi les raisons des adversaires, s’ils veulent discuter d’une manière équitable et honnête. » Vitoria invite donc à la négociation et aussi à la consultation « des hommes honnêtes et sages, capables de parler librement, sans colère, ni haine, ni cupidité. »[12] Finalement, c’est la communauté politique qui va se prononcer par ses représentants : « Les notables, les vassaux et, d’une manière générale, ceux qui sont admis ou appelés au conseil de l’État ou du prince ou même ceux qui y viennent spontanément sont tenus d’examiner si la cause de la guerre est juste. »[13] Vitoria conclut : « On ne doit donc pas entreprendre la guerre sur le seul avis du roi, ni même de quelques-uns, mais sur l’avis de nombreux citoyens sages et honnêtes »[14]

Si le prince doit examiner soigneusement, de la manière dite, la cause de la guerre, ses sujets sont-ils tenus à la même prudence ? Dans sa réponse, Vitoria pose le principe de l’objection de conscience : « Si l’injustice de la guerre est évidente pour un sujet, il ne lui est pas permis de combattre, même sur l’ordre du prince ». Qui plus est, « si les sujets ont conscience que la guerre est injuste, il ne leur est pas permis d’y participer, qu’ils se trompent ou non, « car tout ce qui ne procède pas de la bonne foi est péché » (Rm 14, 23). »[15]

Vitoria justifie ces précautions en rappelant que si l’on entreprend une guerre injuste, ce sont des innocents que l’on va tuer et à qui on va infliger de grandes calamités.⁠[16]

Vitoria poursuit sa réflexion en envisageant le cas ou la justice de la guerre est douteuse, celui de la guerre juste des deux côtés, et les devoirs de restitution en cas de guerre injuste.⁠[17]

En ce qui concerne la conduite de la guerre, Vitoria aborde des questions très précises sur la légitimité du meurtre, de la spoliation, de la captivité, de la mise à mort des coupables et des prisonniers, sur le sort des biens enlevés pendant la guerre, l’imposition d’un tribut et la déposition des princes. Questions qui reflètent les habitudes guerrières de l’époque, choquantes aujourd’hui, mais auxquelles Vitoria impose des limites en confrontant des textes apparemment contradictoires de l’Ancien Testament et en se référant aux meilleures traditions païennes et au droit des gens tel qu’établi à l’époque : on ne peut tuer les innocents sauf par accident s’il n’est pas possible de les éviter en frappant les coupables ; même les innocents qui peuvent représenter un danger pour l’avenir doivent être épargnés ; il n’est pas permis de spolier des innocents sauf si leurs biens servent à la guerre ou renforcent l’ennemi ou s’ils sont le seul moyen de dédommager les innocents spoliés par les ennemis ; pour mettre un terme à la guerre, on peut emmener en captivité, par nécessité, des innocents pour obtenir une rançon mais non pour les réduire en esclavage sauf s’il s’agit de païens⁠[18] ; on ne peut mettre à mort des otages innocents.

Pour ce  qui est des coupables, la réponse est plus nuancée : dans le feu de l’action, « il est permis de tuer indistinctement tous ceux qui combattent et, d’une manière générale, il en est de même tant qu’il y a un danger. »[19]Après la victoire, comme on peut punir ses propres citoyens qui ont mal agi, on peut mettre à mort les ennemis coupables d’injustice surtout si la sécurité n’est pas assurée pour l’avenir mais « il n’est pas toujours permis de mettre à mort tous les coupables » : « il faut tenir compte de l’injustice commise par l’ennemi, du dommage causé et des autres fautes, et c’est à la lumière de cet examen qu’il faut punir et châtier en évitant toute cruauté et toute dureté ».⁠[20] Mais si l’on ne peut obtenir la sécurité qu’en détruisant tous les ennemis parce qu’ « on ne pourra jamais espérer la paix à aucune condition », il est permis de le faire à condition qu’ils soient coupables.⁠[21] Encore faut-il se rappeler que les soldats qui participent à une guerre injuste et qui s’en sont remis à l’avis du prince ou de l’État « sont en majorité innocents d’un côté comme de l’autre. C’est pourquoi, lorsqu’ils ont été vaincus et qu’ils ne sont plus dangereux, je pense non seulement qu’on ne peut les tuer tous, amis qu’on ne peut même pas en tuer un seul, si on présume que c’est de bonne foi qu’ils ont participé au combat. »[22]. Selon le droit des gens, on ne met pas « à mort les prisonniers après la victoire et lorsque tout danger est écarté, à moins que, par hasard, ils ne s’enfuient. » Sous condition d’avoir la vie sauve, les ennemis qui se rendent ne doivent pas être mis à mort mais s’ils se rendent sans conditions, le prince ou le juge peut mettre à mort les plus coupables.⁠[23] Entre chrétiens, la mise à mort de tous les ennemis coupables n’est pas permise : « il faut […] que le châtiment soit à la mesure de la faute et que la punition ne la dépasse pas »[24].

Enfin, que deviennent les biens enlevés pendant une juste guerre ? d’une manière générale, ils restent la propriété de ceux qui s’en sont emparés « jusqu’à concurrence des choses injustement prises et aussi des dépenses de la guerre. »[25]. Toutefois, il faut distinguer les biens meubles et les biens immeubles.

Les biens meubles (richesses, vêtements, or, argent, etc.) sont gardés « même s’ils dépassent ce qui est exigé pour compenser les dommages »[26]. Le pillage ou l’incendie d’une ville -« surtout une ville chrétienne »- peuvent être autorisés uniquement par le prince ou le chef « si c’est nécessaire à la conduite de la guerre, pour effrayer les ennemis ou pour exciter l’ardeur des soldats ». Mais il faut qu’il y ait nécessité et raison grave. Il vaudrait mieux que les chefs les chefs les interdisent et les empêchent « autant qu’ils le peuvent » car « de telles permissions entraînent, de la part des soldats barbares, toutes sortes de brutalités et de cruautés absolument inhumaines », des « abominations » et des « atrocités ».⁠[27]

Les biens immeubles (champs, places fortes, citadelles, etc.), on peut les prendre et les garder, « pour autant que c’est nécessaire à la compensation des dommages causés », « pour assurer la sécurité et pour éviter tout danger de la part des ennemis », ou « en raison de l’injustice commise et à titre pénal »[28]. Toutefois, « il faut agir avec modération » : « On ne doit garder que ce que la justice demande pour compenser les dommages et les dépenses de la guerre et pour punir l’injustice, en restant équitable et humain, car la peine doit être proportionnée à la faute. »[29]

Toujours comme compensation ou punition, on peut imposer un tribut à l’ennemi⁠[30]. Quant à la déposition des princes, l’injustice n’est pas toujours une raison suffisante pour y procéder car on risque de violer les droits humain, naturel et divin. On peut parfois y recourir si des raisons légitimes et suffisantes se présentent : « soit le nombre et la cruauté des dommages et des injustices, soit surtout le fait le fait qu’on ne puisse obtenir autrement la paix et la sécurité de la part des ennemis, qui, sans cela, feraient courir un grave danger à l’État. »[31]

Dans tous ces cas, il ne faut pas oublier que sont excusés sujets et princes qui ont combattu de bonne foi et que les biens matériels pris ne peuvent être que de justes compensations⁠[32].


1. Id., § 41.
2. Id., § 42.
3. Id., § 43.
4. Id., § 46.
5. Id., § 50.
6. Id., § 51.
7. HORACE, Epîtres, 1, II, Ep. 2, v. 14.
8. Leçon sur le droit de guerre, § 156.
9. Id., § 49.
10. Id., § 45.
11. « Pour le montrer », Vitoria fait « remarquer que les princes n’ont pas seulement pouvoir sur leurs sujets mais aussi sur les étrangers pour les obliger à s’abstenir d’injustices, et cela en vertu du droit des gens et de l’autorité du monde entier. Bien plus, il semble que cela soit de droit naturel : autrement, le monde ne pourrait demeurer stable si personne n’avait pouvoir et autorité pour écarter les malfaiteurs et les empêcher de nuire aux hommes de bien et aux innocents. Or ce qui est nécessaire au gouvernement et à la protection du monde est de droit naturel : c’est précisément cette raison qui montre que l’État a, en vertu du droit naturel, le pouvoir de punir et de châtier ses propres citoyens quand ils lui portent préjudice. Si l’État possède ce pouvoir vis-à-vis de ses sujets, le monde le possède sans aucun doute vis-à-vis de tous ceux qui lui portent préjudice et ne vivent pas humainement ; et il ne l’exerce que par l’intermédiaire des princes. Il est donc certain que les princes peuvent punir les ennemis qui commettent une injustice envers l’État et, lorsqu’une guerre a été entreprise d’une façon conforme au droit et à la justice, les ennemis sont totalement soumis au prince comme à leur juge propre. » (Leçon sur le droit de guerre, § 52).
12. Id., § 54-59.
13. Id., § 65.
14. Id., § 68.
15. Id., § 65. Le sujet peut faire confiance à l’autorité légitime mais il est des cas où l’injustice est telle que l’ignorance ne sera pas une excuse. (§ 69-75).
16. Id., § 63 et 65.
17. Id., §76-101.
18. Par exemple, « il est permis d’emmener en captivité et en esclavage les enfants et les femmes des Sarrasins ». Vitoria justifie cette pratique en disant que la guerre contre les païens est « perpétuelle » et qu’ « ils ne peuvent jamais donner satisfaction pour les injustices et les dommages qu’ils ont causés ». (§ 123).
19. Leçon sur le droit de guerre, § 127.
20. Id., § 132.
21. Id., § 133.
22. Id., § 135.
23. Id., § 136-137.
24. Id., § 134.
25. Id., § 138.
26. Id., § 139.
27. Id., § 141-142.
28. Id., § 143-145.
29. Id., § 145. Vitoria s’appuie sur Dt 20, 12-13, sur saint Augustin, saint Jérôme, saint Ambroise, saint Thomas à propos de l’empire romain et sur Mt 22, 21 et Rm 13 ; 1 et 6-7 aussi à propos de l’empire romain.
30. Leçon sur le droit de guerre, § 150.
31. Id., § 152.
32. Id., § 153.

⁢c. L’influence de Vitoria

[1]

Outre la reprise de l’essentiel de la pensée de saint Augustin et de saint Thomas, on retiendra l’insistance du dominicain espagnol sur la nécessité d’assurer la paix. Ce n’est que « par contrainte et malgré soi que l’on doit en venir à l’extrémité de la guerre »[2] Et le but de cette guerre ne peut être que la paix et la sécurité.⁠[3]

Vitoria a compris que la guerre relevait de ce que nous appelons le droit international. Il s’est rendu compte que tout préjudice vis-à-vis d’un État portait préjudice aussi à la communauté internationale qui a droit de punir ce débordement par l’intermédiaire des princes. Restait, bien sûr, à organiser cette communauté universelle et à la doter d’une vraie autorité sur le monde entier. C’était la tâche des siècles à venir.

En tout cas, il insiste pour qu’on ne laisse pas la déclaration de guerre à la seule responsabilité du chef de l’État. Au contraire, il faut prendre l’avis de nombreux citoyens et se donner la peine de négocier, d’écouter l’adversaire.

Autre point remarquable dans la pensée de Vitoria : l’affirmation d’un droit à l’objection de conscience sauf dans le cas d’une conscience douteuse qui nous oblige à obéir, à nous en remettre à l’autorité. Mais ajoute-t-il, « si, en fait, la guerre a été déclarée pour une raison objectivement douteuse ou si les maux qu’elle entraîne sont supérieurs aux dommages causés ou aux avantages procurés, alors l’injustice de la guerre n’est plus douteuse mais certaine et, dans ce cas, l’objection de conscience n’est pas seulement permise mais obligatoire. »[4]


1. Cf. BARBIER Maurice, op. cit., pp. LXX et svtes.
2. Leçon sur le droit de guerre, § 154.
3. M. Barbier parle d’une « œuvre de la vertu de force » : La guerre « est un moyen d’atteindre ce qu’une charité trop faible ne peut obtenir » (op. cit., p. LXXII) et il cite Emmanuel Mounier : « Dans toute la mesure où je n’ai pas assumé de servir la paix par la Charité parfaite et héroïque, je lui dois de la protéger aussi par la force, quand notre défaillance collective à l’Absolu chrétien a rendu ce recours nécessaire et tant que cette force sert la paix sans l’écraser. » (MOUNIER E., Les Chrétiens devant le Problème de la Paix, Œuvres, 1961, t. 1, p. 800 ; cité in BARBIER, op. cit., p. LXXI).
4. BARBIER Maurice, op. cit., p. LXXV.

⁢iv. En conclusion, on peut faire deux remarques

Les développements des théologiens interpellent la conscience chrétienne et doivent lui permettre, en principe, de porter un jugement moral sur l’action à entreprendre ou à éviter. Pour le P. Joblin, « la théorie de la guerre juste fut à l’origine une pédagogie pour libérer la conscience des conditionnements dans lesquels elle se trouve : passion, désir de vengeance, mise à profit d’une situation de domination, etc., et pour aider à choisir ce que l’Église tient pour une attitude juste ; elle est une grille de lecture offerte au croyant pour décider si le recours à la violence est tolérable et donc justifiable à tel moment ».

Par ailleurs, cette théorie, continue le P. Joblin, « place le croyant en présence de Dieu mais leur face à face n’est pas solitaire. L’Église y intervient ; le jugement que forme le politique ou le chef de guerre n’est pas une appréciation subjective des circonstances ; celle-ci doit tenir compte des règles objectives de moralité dont l’Église est l’interprète ; ainsi celles-ci ne peuvent être détournées de leur sens et mises au service d’intérêts temporels ».

Idéalement cette analyse est juste mais s’est-elle toujours vérifiée dans les faits ?

Certes, je crois, que l’intention des théologiens était bien telle que la décrit le P. Joblin mais leur vision a-t-elle toujours été celle de l’Église hiérarchique, concrète, dans les soubresauts de l’histoire ? Il est plus conforme à la réalité de corriger quelque peu l’analyse et d’écrire que cette « grille de lecture » que fut la théorie de la guerre juste devait aider, dans l’esprit de ses concepteurs, à choisir ce que l’Église aurait dû tenir pour une attitude juste en fonction des règles de moralité dont elle aurait dû être l’interprète.

Nous allons voir, dans le chapitre suivant que l’Église et la papauté ont parfois -trop souvent- oublié la sagesse théologique et cédé à des tentations mondaines avant, à l’époque contemporaine surtout, de redécouvrir la voie ouverte par saint Augustin et d’oser aller au-delà des leçons de prudence et de modération pour répondre de mieux en mieux à l’exigence des Béatitudes.

⁢Chapitre 4 : De la théorie de la guerre juste à la construction de la paix…

… Auteur de la paix,
que dans les épreuves de ce monde,
nous t’ayons toujours pour gardien et protecteur.

— Ancienne liturgie espagnole
VIIe-IXe s.

Comme nous l’avons vu, à partir de Constantin et pratiquement jusqu’à l’époque contemporaine, l’Église qui, ici et là, profite de l’existence d’un pouvoir civil officiellement chrétien, a naturellement tendance à soutenir la politique du prince et cherche souvent à justifier ses guerres.⁠[1] Sans distinction claire des pouvoirs temporels et spirituels, une théologie de la paix aura bien du mal à influer sur la conduite des hommes. Toutefois, alors qu’avant Constantin, toute l’Église était invitée à vivre selon l’idéal de paix, désormais, prêtres et moines devront, en principe, continuer à témoigner du royaume de paix. Quant aux laïcs, s’ils sont invités, sur le plan privé, à suivre les préceptes évangéliques, dans la vie publique, ils agiront selon la théorie de la guerre juste. d’autant mieux que le bras séculier sera au service de l’Église.⁠[2]

Parallèlement à ce service, le Prince s’efforcera d’éliminer les guerres privées. Il y parviendra petit à petit et aujourd’hui, en tout cas, il est clair et admis que seul l’État est détenteur de la violence légitime.

Mais n’anticipons pas.

Du IVe siècle au XIXe siècle, de l’époque de Constantin jusqu’à l’aube du pontificat de Léon XIII, la paix entendue comme tranquillité de l’ordre naît d’une collaboration directe des pouvoirs temporels et spirituels : le prince reconnu, consacré par l’Église maintient l’ordre et soutient et défend l’Église.

Eusèbe de Césarée prête ce langage à l’empereur⁠[3] : « Dieu qui a la bonté de seconder tous mes desseins, et de conserver tous les hommes, m’est témoin que j’ai été porté par deux motifs à entreprendre ce que j’ai été heureux d’exécuter. Je me suis d’abord proposé de réunir les esprits de tous les peuples dans une même créance au sujet de la divinité, et ensuite j’ai souhaité de délivrer l’univers du joug de la servitude sous laquelle il gémissait. J’ai cherché dans mon esprit des moyens aisés pour venir à bout du premier dessein, sans faire beaucoup d’éclat, et je me suis résolu de prendre les armes pour exécuter le second. Je me persuadais que si j’étais assez heureux, pour porter les hommes à adorer tous le même Dieu, ce changement de Religion en produirait un autre dans le Gouvernement de l’Empire. »[4] 15 siècles plus tard, le 9 novembre 1846, Pie IX écrit : « Nous aimons à nous fortifier dans l’espoir que nos très chers fils en Jésus-Christ, les princes, guidés par leurs principes de religion et de piété, ayant toujours présente à la mémoire cette vérité : « Que l’autorité suprême ne leur a pas été donnée seulement pour le gouvernement des affaires du monde, mais que le pouvoir placé entre leurs mains doit servir principalement aussi à la défense de l’Église » (S. Léon, Epist. 156 ad Leonem Augustum), et Nous-mêmes n’oubliant pas qu’en donnant tous nos soins à la cause de l’Église, Nous devons travailler efficacement au bonheur de leur règne, à leur propre conservation, et de manière à procurer à ces princes « un pacifique exercice de leurs droits sur les provinces de leur empire » (S. Léon, Epist. 43 ad Theodosium) ; Nous pouvons Nous fier, disons-Nous, à l’espoir que tous les princes sauront favoriser par l’appui de l’autorité et le secours de leur puissance, des vœux, des desseins et des dispositions ardentes au bien de tous et que nous avons en commun avec eux. qu’ils défendent donc et protègent la liberté et l’entière plénitude de vie de cette Église catholique, afin que Jésus-Christ de sa main puissante, soutienne aussi leur empire » (Ibid.) »[5]

La mission de l’empereur ou du prince est de garantir la paix et de soutenir l’Église qui, par l’unité de la foi, fondra cette paix.

La paix dont il est question ici n’est pas une paix d’origine chrétienne. Il s’agit d’une conception politique très romaine que l’Église assume, l’idée que seul l’Empire peut garantir la paix universelle. Les stoïciens grecs ou latins⁠[6] ont légué à l’empereur cette conception d’une humanité pacifiée unie par la raison et la culture et maintenue en l’état par le glaive. Cette humanité devient avec l’Église la communauté des croyants, la chrétienté. L’empereur est le gardien armé de la chrétienté⁠[7], protecteur de l’Église, « évêque du dehors »[8]

Après l’empereur de Rome, l’empereur byzantin⁠[9], l’empereur carolingien⁠[10], l’empereur romain germanique⁠[11] vont jouer ce rôle, défendre les intérêts de l’Église et lutter contre ses ennemis.

Toutefois, vu la fragilité de ces empires qui se présentent comme les héritiers de l’empire romain, vu que souvent l’empereur va entrer en conflit avec le pape⁠[12], vu l’instabilité de la société féodale, l’Église va tenter de s’attacher la classe militaire, la noblesse armée, c’est-à-dire la chevalerie. Ainsi, le pape Nicolas II⁠[13], en 1059, reçoit comme un seigneur le reçoit de son vassal, le serment de fidélité de deux princes normands⁠[14] pour résister à l’empereur.


1. Cf. EUSÈBE de CÉSARÉE (vers 265- vers 340, Harangue à la louange de l’empereur Constantin (disponible sur http://remacle.org/bloodwolf/historiens/eusebe ) : Eusèbe établit un parallèle entre l’action du Verbe et l’action de l’Empereur, « fidèle image » de Dieu, à la tête d’un Empire, image du Royaume : « C’est de sa main que notre Empereur très-chéri de Dieu, a reçu la souveraine puissance, pour gouverner son État, comme Dieu gouverne le monde. Le Fils unique de Dieu règne avant tous les temps, et régnera après tous les temps avec son Père. Notre Empereur qui est aimé par le Verbe, règne depuis plusieurs années par un écoulement, et une participation de l’autorité divine. Le Sauveur attire au service de son Père, le monde qu’il gouverne comme son royaume, et l’Empereur soumet ses sujets à l’obéissance du Verbe. Le Sauveur commun de tous les hommes chasse par sa vertu divine, comme un bon Pasteur, les puissances rebelles qui volent dans l’air et qui tendent des pièges à son troupeau. Le Prince qu’il protège, défait avec son secours les ennemis de la vérité, les réduit à son obéissance, et les condamne au châtiment qu’ils méritent. Le Verbe qui est la raison substantielle, qui existe avant le monde, jette dans les esprits des semences de science et de venté, par lesquelles il les rend capables de servir son Père. Notre Empereur qui brûle d’un zèle sincère pour la gloire de Dieu, rappelle toutes les nations à sa connaissance, et leur annonce à haute voix la vérité, comme l’Interprète du Verbe. Le Sauveur ouvre la porte du royaume de son père à ceux qui y arrivent d’ici bas. L’Empereur qui se propose continuellement son exemple, extermine l’erreur, assemble les personnes de piété dans les Églises et prend tout le soin possible pour sauver le vaisseau, de la conduite duquel il est chargé. » (Chap. II) « Notre Empereur que notre Dieu a établi, demeure seul comme sa fidèle image. Les tyrans qui ne connaissaient point Dieu, ont enlevé les personnes de piété par les meurtres les plus cruels et les plus barbares. L’Empereur, à l’imitation du Sauveur, a conservé les tyrans-mêmes, et leur a enseigné la douceur, et la piété. Il a vaincu les deux sortes d’ennemis, que j’ai dit que nous avions à combattre. Il a vaincu les hommes les plus barbares, en les dépouillant de leurs mœurs farouches, et en les accoutumant à une manière de vivre conforme à la raison, et aux lois. Et il a vaincu les démons, qui sont les ennemis invisibles, en rendant leur défaite toute publique, et en publiant les avantages que le Sauveur avait remportés sur eux. Il y longtemps que ce Sauveur commun de tous les hommes, a défait invisiblement ces esprits invisibles. Mais l’Empereur les a poursuivis comme son ministre, et a partagé leurs dépouilles entre ses soldats. » (Chap. VII) « L’autorité de l’Empire, et la sainteté de la Religion, ont été comme deux sources d’où Dieu a sait couler des fleuves de prospérité et de bonheur. Avant ce temps-là chaque pays était sous la domination de divers Seigneurs (…) Mais deux grandes puissances, l’Empire Romain, et la Religion Chrétienne ayant paru en un même temps, ont apaisé la fureur de ces Nations ; la doctrine du Sauveur a ruiné la Polycratie des démons, et la multitude des Dieux, en annonçant aux Grecs, aux Barbares, et aux Nations les plus reculées, la Monarchie du vrai Dieu. L’Empire Romain a réuni les peuples en les assujettissant, et d’ennemis qu’ils étaient les a rendus amis et alliés, en abolissant un grand nombre de petits États, dont les intérêts différents étaient une source inépuisable de haines et d’inimitiés continuelles. Il a déjà réconcilié en très-peu de temps plusieurs peuples. II embrassera bientôt les plus éloignés, et s’étendra jusqu’aux extrémités de là terre à la faveur de la doctrine céleste de l’Évangile, qui rend l’exécution de toutes ses entreprises aisées. Quiconque considérera sans préoccupation de si grands événements avouera qu’ils sont tout-à-sait merveilleux. En un même temps l’erreur a été convaincue, la superstition abolie, la guerre éteinte, la paix rappelée, l’unité de Dieu reconnue, la Majesté de l’Empire Romain établie. Tous les hommes ont commencé alors à s’embrasser comme des enfants nés du même Père qui est Dieu, et de la même Mère qui.est l’Église. Le monde n’a plus été qu’une famille dont tous les membres étaient unis par une parfaite intelligence. Tous les peuples.ont voyagé en sureté .d’Orient en Occident., et d’Occident .en Orient, selon les anciennes Prophéties qui ont été faites touchant le Verbe. » (Chap. XVI).
2. Cf. Charlemagne écrit au pape Léon III qu’il se donne comme devoir « avec l’aide de la divine pitié, de défendre en tous lieux la divine Église du Christ par les armes : au dehors contre les incursions des païens et les dévastations des infidèles ; au-dedans, en la protégeant par la diffusion de la foi catholique. » (cité in COMBLIN J., Théologie de la paix, II, Applications, Editions universitaires, 1963, p. 31).
3. Rappelons que l’empereur Constantin Ier (280/288-337) convoque, finance et préside sans doute le concile de Nicée en 325. Après avoir réunifié l’⁠Empire romain après avoir vaincu Licinius qui régnait sur l’Orient, à Andrinople, en 324, il centralise à l’extrême le pouvoir en établissant l’hérédité des fonctions et renforçant la hiérarchie des fonctions. En réunissant le Concile, il cherche à rétablir l’unité religieuse mise à mal par l’hérésie arienne. L’unité religieuse doit ainsi renforcer l’unité de l’empire. Se considérant comme « évêque du dehors », il accueille la première séance solennelle dans le palais impérial et soutient de toute son autorité la cause anti-arienne. Dans son discours inaugural, il déclare  : « La discorde à l’intérieur de l’Église de Dieu m’a paru plus dangereuse et plus insupportable que toutes les guerres et les combats. […] Dès que j’appris, contre toute espérance, votre différend, j’estimais que je ne devais surtout pas le négliger. Bien plutôt, désireux d’apporter ma contribution pour remédier à ce mal, je vous ai tous immédiatement réunis. Je me réjouis grandement de vous voir rassemblés. Mais je ne pourrai le faire totalement, selon mes vœux, que lorsque je vous verrai tous unis en esprit […] ». (EUSÈBE de CÉSARÉE, Vie de Constantin, III, 12) .La procédure suivie fut la procédure sénatoriale : l’empereur convoque les évêques comme il convoque les sénateurs ; comme au Sénat, les problèmes en suspens sont d’abord discutés en comités privés par les évêques les plus notoires et l’empereur ; comme au sénat, l’empereur explique les raisons de la convocation et présente le sujet à discuter ; comme au sénat, l’empereur ne vote pas mais la formule de définition de la foi inspirée vraisemblablement par Hosius de Cordoue, conseiller et confident de l’empereur, fut acceptée par 318 prélats. Hosius fut le premier à signer avant les deux prêtres représentant le pape Sylvestre Ier, trop âgé. A la fin des travaux, les deux évêques récalcitrants furent, sur l’ordre de l’empereur exilés ainsi qu’Arius. Constantin informa par lettre les évêques empêchés en déclarant : « Soyez prêts à accepter cette faveur céleste et un ordre si manifestement divins, car tout ce qui est décidé dans les saints conciles des évêques doit être attribué à la volonté divine. » (Cf. Mourre  ; METZ René, Histoire des conciles, PUF, 1968, pp. 20-22 ; DVORNIK Francis, Histoire des conciles, Seuil, 1962, pp. 17-23) Notons encore que Constantin et sa mère Hélène sont vénérés comme saints dans l’Église orthodoxe. Même si les bollandistes inscrivirent « saint Constantin », l’Église d’Occident répugna à lui rendre un culte, vraisemblablement, comme l’a expliqué le pape Benoît XIV (1740-1758) parce qu’il se fit baptiser in extremis par un évêque arien : Eusèbe de Nicomédie. (Cf. HUVELIN H., Constantin, Nicée, les hérésies, Cours sur l’histoire de l’Église, 4, Editions Saint-Paul, 1965, p. 112).
4. Lettre de Constantin à Alexandre, évêque et à Arius, prêtre, in EUSÈBE de CÉSARÉE, Vie de Constantin, Livre II, chapitres 64 et 65 (disponible sur remacle.org/bloodwolf/historiens/eusebe/constantin1.htm). Notons que certains doutent que ce soit Eusèbe l’auteur de cette vie. Peu importe ici. L’essentiel est dans le texte qui reflète bien l’esprit d’une époque. Alexandre avait condamné l’enseignement d’Arius.
5. PIE IX (1792-1878), Encyclique Qui pluribus. Notons que Pie IX avait été élu grâce au fait que l’ « exclusive » [le veto, dirions-nous] lancée contre sa nomination par l’empereur d’Autriche était parvenue trop tard. C’est Pie X qui, en 1904, interdit, sous peine d’excommunication, la pratique de l’exclusive inaugurée par Charles-Quint et réservée à l’Espagne, la France et l’Autriche en tant qu’héritière du saint empire germanique. Notons que saint Léon, cité, est un pape du Ve siècle. A propos de sa béatification le 3 septembre 2000 (en même temps que Jean XXIII), le pape Jean-Paul II déclara : « La sainteté se vit dans l’histoire et aucun saint n’échappe aux limites et aux conditionnements propres à notre humanité. En béatifiant l’un de ses fils, l’Église ne célèbre pas les choix historiques particuliers qu’il a pris, mais elle le montre plutôt comme devant être imité et vénéré pour ses vertus comme une louange à la grâce divine qui resplendit en celles-ci ».
6. Les exemples les plus représentatifs se trouvent chez PLUTARQUE, in De la fortune d’Alexandre et Marc-Aurèle, in Pensées. Cf. les citations reprises par COMBLIN J., in Théologie de la paix II, op. cit., pp. 86-90.
7. Cf. ce sermon (82) de saint Léon le Grand (pape de 440 à 461) : « La Providence divine a dirigé les destinées de Rome. De nombreux États ont été réunis en un seul empire afin que fussent prêtes les voies nécessaires à la prédication de l’Évangile et que la lumière de la vérité dévoilée pour le salut de tous les peuples, pût rayonner efficacement en passant de la tête dans le corps entier ». Ou encore cette hymne du poète Prudence (né en 348 et proche de l’empereur Théodose) : « O Christ, accordez aux Romains que leur cité soit chrétienne, elle par qui vous avez donné une même foi à toutes les cités de la terre. C’est par elle que tous les hommes prirent le même Dieu. C’est par elle que le monde a été soumis ; qu’elle se soumette elle aussi. » (Peristephanon, 432-440)(cf. FUX Pierre-Yves, Les sept passions de Prudence, Université de Genève, 2003 (texte disponible sur http://www.unige.ch/cyberdocuments/theses1997/FuxP-Y/these_front.html). COMBLIN J., op. cit., p. 93, cite aussi cette oraison pour l’Empereur extraite de l’office romain du Vendredi Saint : « Prions aussi pour notre empereur très chrétien (…) pour que notre Dieu et Seigneur lui soumette toutes les nations barbares et que nous vivions dans une paix perpétuelle. -Dieu tout-puissant et éternel, dans la main de qui sont tous les pouvoirs et tous les droits des royaumes, regarde avec bienveillance l’empire romain ; pour que les païens qui s’enorgueillissent de leur sauvagerie, soient refoulés par la droite de ta puissance. »
8. Cette expression qui apparaît au concile de Nicée convoqué par Constantin, désigne le statut particulier de l’empereur.
9. L’Église orthodoxe fut fidèle à l’empereur byzantin puis au tsar de Russie et même longtemps au tsar rouge…
10. L’Église lui confère le titre d’« Auguste sérénissime, couronné par Dieu, grand et pacifique empereur, gouvernant l’empire romain, pareillement par la miséricorde de Dieu, roi des Francs et des Lombards » (Cité par COMBLIN J., op. cit., p. 94). Charlemagne a été couronné empereur, à Rome, en 800, par le pape Léon III. Les « laudes regiae » vers 796-800 « célèbrent la victoire du roi et la victoire du Christ dont il est le représentant, et l’armée des francs, sans la moindre restriction. (…) Quant à l’empire, Charlemagne y vit un témoignage de plus que les ennemis des Francs étaient les ennemis de Dieu. (…) La guerre était sainte par elle-même puisqu’elle était franque et que le peuple franc était le peuple de dieu. » (id., p. 100)
11. C’est au Xe siècle, que l’Empire se forme à partir de la partie orientale de l’empire de Charlemagne. Otton Ier roi de Germanie est couronné Empereur et Auguste en 962, à Rome, par le pape Jean XII. La désignation Sacrum Imperium est attestée pour la première fois en 1157 et le titre Sacrum Romanum Imperium apparaît vers 1184 pour être utilisé de manière définitive à partir de 1254. Le complément Nationis Germanicæ a été ajouté au XVe siècle.
12. Grégoire VII, en pleine querelle des investitures, appelle l’empereur d’Allemagne Henri IV : « ce contempteur de la foi chrétienne, ce destructeur des églises et de l’empire, ce fauteur et complice d’hérétiques. » (Lettre à Hermann, évêque de Metz, 15-3-1081).
13. Pape de 1058 à 1061.
14. « Je te donnerai ainsi qu’à la saint Église romaine appui contre tous hommes, selon mes forces, pour conserver et gagner à Saint Pierre ses possessions et ses Regalia, et je t’aiderai à maintenir la sécurité et l’honneur du Saint-Siège. » (Cité par COMBLIN J., op. cit., p. 95). Les « regalia » désignent les instruments liturgiques et plus largement les ornements et insignes royaux.

⁢i. Au moyen-âge, croisades et chevalerie

Les livres d’histoire mettent en exergue les efforts de l’Église pour mettre un peu de civilité dans une société violente livrée à des guerres privées. On se souvient ainsi de la Trêve de Dieu et de la Paix de Dieu.

Le but de la Trêve de Dieu codifiée en plusieurs endroits au XIe siècle, était d’interdire la guerre à certaines périodes particulièrement sanctifiées : durant l’avent et le carême, du samedi au lundi et même du mercredi au lundi, sous peine d’excommunication. Cette législation eut, en réalité, peu d’effet⁠[1].

La Paix de Dieu⁠[2], établie aussi au XIe siècle, devait protéger les non-belligérants, les « inermes » (clercs, laboureurs, marchands, pèlerins) et des biens comme les églises, les moulins, les animaux de labour, etc.. Mais non seulement, cette mesure fut aussi peu efficace que la précédente mais elle généra une contradiction. Ainsi, en 1038, au concile de Bourges, « l’archevêque Aimon établit que dans tout son diocèse, tout fidèle était tenu, dès l’âge de quinze ans, de jurer la paix de Dieu. Mieux encore : il devait s’engager dans une troupe armée qui devait contraindre à la paix, par la force des armes, ceux qui la rompaient. Les prêtres devaient appeler aux armes les fidèles de leurs paroisses et se mettre à leur tête avec la bannière de l’Église. Mais par ces moyens militaires, on ne pouvait rien contre les chevaliers exercés à la guerre et les troupes de l’évêque Aimon en firent bientôt l’expérience. Sept cents prêtres, dit-on, trouvèrent ainsi la mort. » ⁠[3]

En 1054, le concile de Narbonne établira que « celui qui tue un chrétien verse à coup sûr le sang du Christ »[4]. Cette mesure avait pour but d’empêcher les chrétiens de se battre entre eux. En vain.

L’Église tenta aussi d’interdire certaines armes comme l’arbalète⁠[5] et d’http://fr.wikipedia.org/wiki/Anath%C3%A8me[anathème].]. Cette interdiction, par ailleurs valable uniquement pour les combats entre chrétiens, restera médiocrement observée par les princes d’ Occident, malgré les efforts des papes.

Par ailleurs, le pardon chrétien dans un contexte guerrier paraît excentrique. Dans son Histoire ecclésiastique du peuple anglais[6], Bède le Vénérable[7]/http://fr.wikipedia.org/wiki/673[673 - 735. Il fut proclamé docteur de l’Église par Léon XIII.] raconte que Sigeberht II⁠[8], surnommé « le Bon » (Bonus) ou « le Béni » (Sanctus), roi d’Essex, était pieux et enclin au pardon chrétien. Selon Bède, cette attitude n’aurait pas plu à deux de ses parents qui lui auraient reproché d’être « trop prompt à pardonner à ses ennemis ».

d’une manière générale, l’homme du moyen-âge tire si facilement l’épée « qu’il a aligné l’Ancien Testament sur son propre modèle ». Ce serait un contresens de prétendre qu’il « s’est aligné sur le modèle de l’Ancien Testament. » La violence fut première et les causes de la guerre, y compris la croisade, à rechercher ailleurs que dans la Bible, comme nous le verrons plus loin. En fait, le M-A utilise l’Ancien Testament pour justifier ses guerres en orientant l’interprétation⁠[9].

Voyons tout d’abord pourquoi on ne peut parler de guerre sainte dans un contexte chrétien.⁠[10] et sa « mission divine ». Deux des principaux outils de propagande de ce régime appelé shōwa furent le Mouvement National de Mobilisation Spirituelle et la Ligue des Parlementaires adhérant aux Objectifs de la Guerre Sainte.
   En 2010, le président Kadhafi de Libye appelle à la guerre sainte contre la Suisse à cause de l’interdiction des minarets dans ce pays. (Le Figaro 26-2-2010)
   La même année, le ministre de la défense nord-coréen déclare (le 23 décembre) : « Nos forces armées révolutionnaires sont fin prêtes à lancer une guerre sainte fondée sur la dissuasion nucléaire quand nous le jugerons nécessaire. » (Courrier international 24-12-2010).
   En 2011, les députés européens d’« Europe écologie », José Bové et Eva Joly sont présentés comme menant une guerre sainte (Le Point 9-2-2011)
   On se rappelle aussi qu’à cette époque, le mouvement islamiste Al-Qaïda appelait à la guerre sainte en Égypte contre le pouvoir cor rompu.
   Plus anecdotique, on nous apprend, en 2010, qu’entre deux groupes rivaux de rappeurs (NTM et IAM), en France, c’est « la  guerre sainte du rap » (www.suite101.fr)
   L’expression « guerre sainte » est, dans le langage courant, synonyme de croisade, de guerre juste, de lutte armée entre partisans de religions différentes, de guerre menée au nom de la religion ou plus simplement de lutte tenace, plus ou moins pacifique entre partisans de visions de l’économie, de la société ou de l’art différents. ] Ensuite nous verrons ce qu’il en est de la croisade.

L’expression « guerre sainte » est difficile à définir car elle est employée, comme nous l’avons vu, pour désigner des réalités fort différentes. Dans le Dictionnaire de la violence[11], il n’est guère question que de guerre religieuse à laquelle tout un article est consacré. L’expression « guerre sainte » est associée dans d’autres articles au djihad et, en ce qui concerne la Bible, dans l’article Religion, sociologie de la violence religieuse, l’auteur⁠[12] nous offre, à propos de l’Ancien Testament, une mise au point très éclairante et qui corrobore nos analyses précédentes (cf. vol.8) : « Les récits bibliques dans lesquels Yahweh se manifeste comme « homme de guerre » (Gn 15, 3) atteste de la fidélité divine à l’Alliance dont il est lui-même l’auteur et renvoient ultimement à la guerre eschatologique par laquelle le mal sera expulsé du monde. Mais ces guerres saintes bibliques ne renvoient pas à des guerres qui auraient effectivement eu lieu, sous la forme que leur donne le récit. Le livre de Josué, qui fait le récit d’une violence extrême exercée contre la descendance de Cham, maudite par Noé (Gn 9, 25-26), n’est pas un livre d’histoire : écrit, selon les historiens, longtemps après la conquête de la terre de Canaan et l »’assimilation progressive de la population cananéenne, il entre dans la geste de la promesse de la terre et de l’accomplissement eschatologique. Non que l’histoire concrète ait été dépourvue de violences. Mais les Écritures en offrent avant tout une scénographie symbolique dans laquelle se dit la puissance d’un Dieu, dont est soulignée en même temps la détestation pour la violence des hommes entre eux (Ps 11, 5). La logique de l’Alliance (acceptée ou refusée par le peuple) conduit Yahweh à laisser cependant le cours de cette violence transgressive s’accomplir dans le temps de l’histoire, même s’il est conduit à en contrer, en diverses occasions, les excès destructeurs, annonçant ainsi qu’il est, ultimement, celui qui met fin au cycle de la violence générée par la faute des hommes. » L’auteur ajoute enfin et rappelle qu’ « à cette violence ne s’oppose radicalement que l’abandon parfait du Serviteur de Dieu, enseveli avec les méchants, alors qu’il n’a pas commis de violence, ni de tromperie (Is 53, 9). »

En tout cas, l’expression « guerre sainte » n’existe pas dans Bible⁠[13]. On parle de « sanctifier une guerre » de manière ironique dans Jl 4, 9⁠[14] où le prophète évoque cette habitude qu’ont les peuples de la terre de sanctifier la guerre.⁠[15] [« consacre » dans la TOB] contre toi des destructeurs, chacun avec ses armes »). La TOB emploie l’expression « guerre sainte » (Jr 6, 4) mais cette traduction est sujette à caution comme vu plus haut.
   Le VTB remarque qu’« il faut (…) distinguer entre la sainteté véritable qui est propre à Dieu et le caractère sacré qui arrache au profane certaines personnes et certains objets, les situant dans un état intermédiaire, qui voile et manifeste à la fois la sainteté de Dieu ». Dès lors, une guerre ne peut être ni sainte ni sacrée, si ce n’est pas abus de langage. ] L’histoire d’Israël, c’est l’histoire de la sortie progressive de ce monde qui sacralise tout y compris la violence.  Une sortie qui prendra des siècles. S’il y a tant de violence dans l’Ancien testament, c’est précisément parce qu’il veut démasquer cette violence qui va apparaître comme le péché central de l’homme. Si au début, Israël demande à Dieu de le venger quand il ne peut y arriver lui-même, il en arrive à confier le soin de toute vengeance à Dieu avant de se rendre compte que Dieu n’a pas besoin de violence pour établir son règne.⁠[16] Le monde à venir étant d’ailleurs un monde sans violence. Dieu « est et reste un Dieu de la violence et de l’anéantissement de tout mal » tout en étant un Dieu de paix qui exige la renonciation à la violence⁠[17].

J. Comblin confirme en parlant du « mythe de la guerre sainte »[18]. Il remarque comme Norbert Lohfink que l’expression n’existe pas dans la Bible. Nous l’employons, faute de mieux, pour désigner la guerre menée par Yahvé et toutes les guerres contées dans l’Ancien Testament ne sont pas des guerres de Yahvé mais des guerres que le peuple mène à la manière antique c’est-à-dire en les sacralisant. Dieu n’a pas de passion guerrière à l’instar d’innombrables dieux dans d’autres traditions. Même s’il est dit que « Yahvé est un guerrier »[19], « c’est uniquement par référence à la libération du peuple hébreu ».⁠[20] La guerre de Yahvé n’est pas la guerre profane sacralisée comme il est de coutume à l’époque. Yahvé combat pour réaliser son dessein contre ceux qui opposent qui apparaissent comme des pécheurs et non des peuples rivaux du sien⁠[21]. De plus, Yahvé ne guerroie pas mais sa présence suffit à disperser les ennemis. Yahvé anticipe le jugement dernier qui interviendra à la fin de l’histoire. Personne ne peut prendre l’initiative de ce jugement. Dès lors, au sens strict, il n’y a pas de guerre sainte dans la Bible.⁠[22]

Qui plus est, les prophètes condamnent les guerres que mènent les rois qui ne se confient pas à Dieu⁠[23] et Dieu lui-même mène la guerre contre son peuple infidèle. L’Alliance rompue, Dieu ne combat plus avec son peuple livré aux conflits de l’époque.⁠[24]

De son côté, Christophe Batsch⁠[25], tente, discutablement, de montrer⁠[26] qu’une guerre sainte devrait manifester à la fois un « prosélytisme guerrier » et susciter un « enthousiasme belliqueux particulier ». Deux conditions qui ne lui paraissent pas remplies, en tout cas, dans le judaïsme du deuxième Temple, c’est-à-dire le judaïsme de l’époque perse, hellénistique et romaine. Il conclut : « …la guerre juive se définit d’abord par opposition à ce qu’elle n’est pas. La guerre n’est pas un des moyens de puissance (…) Cela n’interdit pas que des armées juives recherchent un avantage stratégique, ou puissent intervenir aux côtés de leurs alliés, voire au titre de mercenaires. Mais, même placées dans ces circonstances, les combats que mènent ces armées s’inscrivent dans le cadre du lien particulier entre YHWH et son peuple. (…)

La guerre n’est pas non plus, « en dernier ressort », économique. Ceci n’exclut pas l’intérêt porté au butin et aux règles régissant son partage. Mais on ne voit pas, dans toute l’histoire de la période, que la guerre vienne se substituer à des échanges défaillants, ni qu’elle vise à s’approprier un avantage comparatif décisif. Au contraire, dans les textes de l’époque (comme d’ailleurs dans les écrits bibliques), l’enrichissement et la prospérité sont largement associés aux périodes de paix.

Enfin la guerre ne peut pas être assimilée à ce que l’on place habituellement sous le vocable de « guerre sainte ». Les deux principales caractéristiques de celle-ci en sont absentes : non seulement il n’est jamais question de prosélytisme guerrier, mais la guerre ne

suscite aucun enthousiasme belliqueux particulier. Jusque dans les récits de la bataille eschatologique, transparaît surtout le sentiment d’une justice nécessaire, plutôt que celui d’une fougueuse exaltation. Ces traits négatifs, définissant la guerre juive « en creux », par tout ce qu’elle n’est pas, permettent de mesurer les écarts qui séparent cette représentation de celles qui ont cours dans les autres sociétés de l’Antiquité méditerranéenne. »[27]

Il relève aussi ailleurs⁠[28] que si, dans les textes les plus anciens (avant les écrits post-exiliques), la guerre n’a rien d’impur en elle-même tout en étant codifiée et réglée⁠[29], comme d’autres activités, par les lois de pureté, à l’époque du deuxième Temple, elle devient impure fondamentalement et par elle-même.⁠[30]

A la première époque, seul le guerrier qui a été en contact avec un cadavre doit se purifier après le combat, les femmes peuvent participer aux combats⁠[31] et le camp des guerriers est saint car Dieu y est présent (Dt 23, 15), plus exactement, saint parce que des règles de pureté y sont appliquées

A l’époque du deuxième Temple, l’impureté est étendue aux armes et donc tout guerrier est destiné à être impur. La guerre en devient impure et plus la guerre est impure et plus le camp des guerriers doit être saint. Une participation féminine est impossible en vertu des règles de pureté. Exclues du camp, elles sont exclues de la guerre. Quant au guerrier, plus la guerre est impure, plus le guerrier doit être pur pour y participer. Il devra se soumettre à des rites de purification pour passer d’un espace à l’autre : de la vie civile au camp, du camp au champ de bataille, du champ de bataille à la vie civile, pacifique, domaine des femmes.⁠[32]  

Toutes ces réflexions nous montrent que ce n’est pas la Bible qui véhicule l’idée d’une guerre qui serait, par elle-même, sainte ou divine. Cette idée n’est pas chrétienne même si elle a subsisté à travers les siècles chrétiens. La sacralisation de la guerre est une habitude primitive et souvent politique.⁠[33] La Bible, quant à elle, et déjà à travers l’Ancien Testament, désacralise la guerre. Les deux testaments « lui ont précisément enlevé son caractère traditionnel d’opération divine en réservant ce caractère divin à quelques actes précis. Il n’y a plus rien de sacré, sinon l’économie du salut biblique. Dieu ne se révèle pas par la guerre. La guerre est seulement humaine, sauf quand elle est le jugement de Dieu sur les pécheurs. En fin de compte, il y aura seulement une seule guerre sainte : le jugement dernier ».⁠[34]

Dans le contexte du Nouveau Testament, l’expression « guerre sainte » paraît particulièrement paradoxale. En effet, « la « guerre » vise à arracher par violence la vie à autrui ; et la « sainteté », dans l’Évangile, consiste à donner par amour sa propre vie pour autrui ; comment unir ces deux mots ? »[35] N’empêche que le cardinal Journet estime que trois sortes de guerres, à condition qu’elles soient justes, pourraient être qualifiées de « saintes », si « l’on admet que l’expression de « guerre sainte », qu’on ne rencontre pas chez saint Thomas, soit susceptible de recevoir un sens acceptable » : les guerres « entreprises soit pour la défense de l’État pontifical ; soit pour la défense de la chrétienté contre ses ennemis intérieurs, comme les hérétiques et les schismatiques ; soit pour la défense de la chrétienté contre ses ennemis extérieurs, comme l’Islam. Ces trois sortes de guerres tranchent sur les autres guerres justes en raison du rapport très particulier qui les rattache aux choses spirituelles. » On pourrait donc appeler « saintes » « les guerres justes que l’Église non seulement encourage, mais encore récompense par ses faveurs spirituelles ». Toutefois, l’auteur précise qu’elles ne peuvent être considérées comme « entreprises et dirigées par l’Église, à savoir par le pouvoir canonique de l’Église ; elles sont entreprises et dirigées par le pouvoir extra-canonique du pape, agissant comme chef de l’État pontifical ou comme tuteur de la chrétienté. » Une guerre due à la responsabilité directe ou indirecte du pouvoir canonique laissé par le Christ à ses apôtres « est un non-sens depuis la loi évangélique. »[36] Elle ne peut avoir lieu. Reste la guerre due au pouvoir extra-canonique du pape, une guerre marquée historiquement, comme nous allons le voir, et qui actuellement ne peut plus avoir lieu, le pouvoir politique des papes ayant disparu.⁠[37]

En attendant, allons plus loin et examinons ce que fut la croisade que certains rapprochent des guerres de Yahvé ou encore du jihad.

Notons tout d’abord que, selon Jacques Paviot dans une communication à l’Académie des inscriptions et belles-lettres, le terme de « croisade » n’apparaît en latin qu’au XIVe siècle et en français au XVe siècle⁠[38]. Mais le mot est employé au XIIIe siècle dans la péninsule ibérique où, depuis le VIIIe siècle, a lieu une « guerra fria » entre chrétiens et musulmans appelée plus souvent « reconquista ».⁠[39] En réalité, à l’époque, on parle de « voyage à Jérusalem », de « saint passage » ou encore de « pèlerinage armé »[40].

Pour en revenir à la comparaison entre « croisade », selon l’usage courant et le jihad, une grande personnalité de l’Islam moyenâgeux écrit : « La guerre sainte n’est pas une institution religieuse chez les chrétiens. Ils n’ont pas l’obligation de dominer les autres nations comme dans l’Islam. Tout ce qu’on leur demande, c’est d’établir leur religion chez eux. »[41]

La croisade ne serait donc pas « une sorte de « guerre sainte » chrétienne fonctionnant en miroir avec le jihad ».

Examinons les faits

En 636, Jérusalem est conquise par les Arabes musulmans mais, au même titre que les chrétiens, ils considèrent la ville comme une ville sainte et la respectent et les pèlerins chrétiens continuèrent à se rendre au Saint Sépulcre. C’est à partir de la conquête de la Ville par les Turcs Seldjoukides en 1070 et 1078 que les chrétiens s’alarmèrent et que l’idée de délivrer le Saint Sépulcre se répandit. Les pèlerinages n’en continuèrent pas moins jusqu’à la fin du XIe siècle mais les guerres entre Byzantins et Turcs les rendaient périlleux.

Parallèlement, comme dit plus haut, l’Occident connaissait une grande croissance démographique et économique et une aristocratie guerrière devenait de plus en plus nombreuse et turbulente. A la fin du Xe siècle, avec la dissolution de l’ordre carolingien, des bandes de pillards et de brigands s’attaquent aux églises, aux biens ecclésiastiques, aux évêques que l’on rançonne, avec parfois la complicité des pouvoirs locaux. Deux solutions s’offrent à l’Église dans ses conciles locaux. Soit réglementer la guerre avec des armes spirituelles, excommunications, interdits, paix de Dieu, Trêve de Dieu. Soit donner aux combattants, aux chevaliers, un champ d’action où des chrétiens ne s’entretueraient plus : partir lutter contre les ennemis de la chrétienté en reconquérant l’Espagne, et en portant la guerre en Orient contre les infidèles et leur reprendre les terres qu’ils avaient conquises dans le bassin méditerranéen depuis le VIIIe siècle.

Les mesures spirituelles ayant peu d’effet, on mobilisa pour la « croisade ».

d’autre part, dès 1071 l’empereur Michel VII avait demandé au pape Grégoire VII des secours pour son armée. En mars 1095, son successeur, Alexis Ier, lançait, au concile de Plaisance, le même appel à Urbain II.

C’est au Concile de Clermont le 27 novembre de la même année⁠[42] qu’Urbain II appela à la mobilisation. Voici la prédication -hypothétique⁠[43]- d’Urbain II aux évêques réunis:

« O fils de Dieu ! Après avoir promis à Dieu de maintenir la paix dans votre pays et d’aider fidèlement l’Église à conserver ses droits, et en tenant cette promesse plus vigoureusement que d’ordinaire, vous qui venez de profiter de la correction que Dieu vous envoie, vous allez pouvoir recevoir votre récompense en appliquant votre vaillance à une autre tâche. C’est une affaire qui concerne Dieu et qui vous regarde vous-mêmes, et qui s’est révélée tout récemment [Allusion possible à la venue d’une ambassade byzantine au concile de Plaisance en mars 1095]. Il importe que, sans tarder, vous vous portiez au secours de vos frères qui habitent les pays d’Orient et qui déjà bien souvent ont réclamé votre aide.

En effet, comme la plupart d’entre vous le savent déjà, un peuple venu de Perse, les Turcs, a envahi leur pays. Ils se sont avancés jusqu’à la mer Méditerranée et plus précisément jusqu’à ce qu’on appelle le Bras Saint-Georges [Le Bosphore]⁠[44]. Dans le pays de Romanie [L’empire byzantin en tant qu’héritier de l’Empire romain], ils s’étendent continuellement au détriment des terres des chrétiens, près avoir vaincu ceux-ci à sept reprises en leur faisant la guerre. Beaucoup sont tombés sous leurs coups ; beaucoup ont été réduits en esclavage. Ces Turcs détruisent les églises ; ils saccagent le royaume de Dieu. Si vous demeuriez encore quelque temps sans rien faire, les fidèles de Dieu seraient encore plus largement victimes de cette invasion. Aussi je vous exhorte et je vous supplie – et ce n’est pas moi qui vous y exhorte, c’est le Seigneur lui-même - vous, les Hérauts du Christ, à persuader à tous, à quelque classe de la société qu’ils appartiennent, chevaliers ou piétons, riches ou pauvres, par vos fréquentes prédications, de se rendre à temps au secours des chrétiens et de repousser ce peuple néfaste loin de nos territoires. Je le dis à ceux qui sont ici, je le mande à ceux qui sont absents : le Christ l’ordonne.

A tous ceux qui y partiront et qui mourront en route, que ce soit sur terre ou sur mer, ou qui perdront la vie en combattant les païens, la rémission de leurs péchés sera accordée. Et je l’accorde à ceux qui participeront à ce voyage, en vertu de l’autorité que je tiens de Dieu.

Quelle honte, si un peuple aussi méprisé, aussi dégradé, esclave des démons, l’emportait sur la nation qui s’adonne au culte de Dieu et qui s’honore du nom de chrétienne ! Quels reproches le Seigneur Lui-même vous adresserait si vous ne trouviez pas d’hommes qui soient dignes, comme vous, du nom de chrétiens ! qu’ils aillent donc au combat contre les infidèles – un combat qui vaut d’être engagé et qui mérite de s’achever en victoire -, ceux-là qui jusqu’ici s’adonnaient à des guerres privées et abusives, au grand dam des fidèles ! qu’ils soient désormais de chevaliers du Christ, ceux-là qui n’étaient que des brigands ! qu’ils luttent maintenant, à bon droit, contre les barbares, ceux-là qui se battaient contre leurs frères et leurs parents ! Ce sont les récompenses éternelles qu’ils vont gagner, ceux qui se faisaient mercenaires pour quelques misérables sous ! Ils travailleront pour un double honneur, ceux-là qui se fatiguaient au détriment de leur corps et de leur âme. Ils étaient ici tristes et pauvres ; ils seront là-bas joyeux et riches. Ici, ils étaient les ennemis du Seigneur ; là-bas, ils seront ses amis ! »

Cet appel eut un succès relatif. Certes la première croisade souleva un grand enthousiasme. Ils furent nombreux à partir et nombreux à mourir dans cette aventure.⁠[45] Ce fut une reconquête plus qu’un pèlerinage armé et en 1099, Jérusalem fut prise. Cette reconquête avait sur la reconquête espagnole assortie des mêmes promesses un avantage : c’était un lieu de pèlerinage particulier à reconquérir⁠[46]. Toutefois, elle s’inscrit dans le même mouvement de libération non seulement de l’Espagne mais aussi de la Corse ou encore de la Sicile, terres qui étaient sous le joug sarrasin à cause des péchés des chrétiens.

La guerre de libération va devenir une guerre de purification. Il est sûr, divers recoupements en témoignent, que le Pape « prêcha sur le thème des récompenses promises par le Christ à ceux qui prendraient sa croix, à partir du texte bien connu de Mt 10, 37 , mais détourné de son contexte originel : « Quiconque abandonnera pour mon nom, sa maison, ou ses frères, ou ses sœurs, ou son père, ou sa mère, sa femme ou ses enfants ou ses terres, en recevra le centuple et aura pour héritage la vie éternelle. » » Robert le Moine, par exemple, prête ce propos au pape : « Prenez donc ce chemin en rémission de vos péchés et partez, certains de la gloire impérissable qui vous attend dans le royaume des cieux. ».⁠[47] Ajoutons qu’à l’époque, une incertitude existait quant au sort des âmes des défunts entre le décès et la résurrection promise. En tout cas, le concile de Clermont établit ce canon : « Quiconque par sa seule piété, non pour gagner honneur ou argent, aura pris le chemin de Jérusalem en vue de libérer l’Église de Dieu, que son voyage lui soit compté pour seule pénitence ».⁠[48] Chez les divers chroniqueurs, « on note une tendance à accorder davantage le martyre aux guerriers tués les armes à la main qu’aux inermes, pauperes, armigeri, pedites et milites momentanément désarmés, ainsi qu’aux femmes, vieillards, enfants massacrés par les Turcs, qui ne l’obtiennent jamais »[49] Certains soulignent toutefois que ceux qui sont morts de faim, de soif ou noyés devraient bénéficier des mêmes récompenses. L’allusion faite parfois aux ouvriers de la dernière heure (Mt 20, 16) confirme cette interprétation.

Urbain II était apparu, au concile de Clermont, comme le chef de la militia Christi. A tel point que les chefs croisés inviteront Urbain II à prendre la tête de l’expédition, « de cette guerre que tu as ordonnée » lui écrivent-ils, pour achever « cette guerre qui est la tienne »[50] Toutefois, le Pape Urbain II ne parvint pas à regrouper la militia en chevalerie chrétienne. Au XIIe siècle, l’Église dut tenter de la diriger par l’entremise des princes. Jean de Salisbury, par exemple, « affirme que les milites servent Dieu en obéissant aux princes, et qu’ils sont saints en accomplissant ainsi, indirectement, le service du Christ. »[51]

La croisade pourrait ainsi apparaître « comme une institution de paix dont l’action aurait l’Orient pour théâtre ». En effet, on peut penser que « de même que les ligues de paix employaient les guerriers au maintien de l’ordre en Occident, de même les chevaliers appelés à la croisade chercheraient à ramener la paix en Orient en mettant les envahisseurs à la raison. »[52] Mais la croisade est bien plus qu’une opération de police à l’échelle internationale.

En tout cas, entre le pacifisme du christianisme des premiers siècles et l’appel à la croisade d’Urbain II en 1095, il y a, c’est le moins qu’on puisse dire, « une surprenante révolution »[53]. Mais même par rapport à la conception de saint Augustin, il y a une évolution importante.

Pour l’historien J. Flori il semble plus adéquat de parler chez Augustin de « guerre justifiable » que de guerre juste et a fortiori de guerre sainte.⁠[54] Les expressions « guerre juste », « guerre sainte », « guerre sacrée » n’apparaissent pas mais la notion est présente. Toute guerre contre l’hérétique ou l’infidèle est-elle ipso facto juste, sainte, sacrée ? La thèse de Flori et de dire qu’une guerre peut être considérée comme juste, sainte, sacrée, comme croisade, « dès lors qu’elle est prêchée ou sollicitée par le souverain pontife et décrétée dans l’intérêt du Saint-Siège, confondu avec celui de l’Église et de la chrétienté ». Au départ chez Augustin, la défense de l’empire romain contre les barbares se confond avec la défense de l’ensemble des chrétiens. De même, à plusieurs reprises, la défense de la terre chrétienne incitera les papes à demander l’aide du pouvoir politique, d’abord pour la défense de l’Église de Rome⁠[55] puis pour la défense de la Chrétienté, de la patrie commune des chrétiens assimilée à l’Église universelle. La croisade est le résultat d’une habitude née au IXe siècle dans la dissolution de l’empire carolingien où le Pape appelle au secours le bras séculier en échange de biens spirituels. Dans cette évolution, la guerre « acquiert ipso facto un caractère sacré qui la rend à la fois juste, sainte et méritoire ».⁠[56] Les souverains pontifes, en effet, considèrent comme martyrs ceux qui meurent dans ces combats face à des adversaires qui ne sont pas nécessairement tous des Sarrasins ou des hérétiques.⁠[57] Ceux qui s’y engagent se voient promettre des indulgences, jouissent de bénédictions et de l’absolution de leurs péchés. Ils sont la militia sancti Petri ou, sous Grégoire VII, les milites Christi. La guerre qui demandait pénitence, devient elle-même pénitence et source de grâces, elle devient méritoire et rédemptrice.

Confrontons maintenant croisade et jihad.

Ce sont surtout les différences de fond qui frappent au premier abord.

Premièrement, le jihad guerrier -par opposition au jihad spirituel- ne pose pas de problème fondamental dans l’islam surtout au Moyen Age. Mahomet n’apparaît pas comme un apôtre de la non-violence alors qu’il est beaucoup plus difficile évidemment de mettre en accord la guerre et le message de Jésus.

Deuxièmement, selon un spécialiste de l’Islam, « on ne forcera pas le trait en affirmant que la guerre que poursuit l’Islam est toujours légale et juste. Et comme son propos est d’assurer la victoire de la Faction d’Allah, elle ne peut être que sainte »[58]. Or, nous avons vu qu’il était difficile d’appeler « saintes », sans beaucoup de restrictions, les guerres de l’Ancien Testament.

Sur le plan historique, des différences apparaissent aussi.

Tout d’abord, au contraire du jihad, la croisade n’est pas une guerre missionnaire ayant pour but de convertir⁠[59]. La guerre juste menée par les chrétiens entend rétablir un droit bafoué, récupérer des biens spoliés. Il était injuste et anormal que les lieux saints soient soumis aux infidèles.

Le jihad qui est une conquête de terres impies et non une reconquête comme dans le cas de la croisade⁠[60]. S’il s’agit de récupérer un bien injustement enlevé, on a le droit de punir les malfaiteurs, ceux qui ont violé les lois de Dieu de quelque manière : hérétiques, schismatiques, blasphémateurs, simoniaques⁠[61] et, bien sûr, infidèles.⁠[62]

On peut aussi ajouter que le jihad vise d’abord les ennemis de l’extérieur et ensuite les rebelles à l’intérieur de la communauté - L’Église elle s’applique d’abord à punir les ennemis intérieurs avant de se tourner vers l’ennemi extérieur

Mais il y a un point commun aux deux guerres.

La guerre est juste si elle est déclarée par une autorité légitime : Dieu. Les guerres commandées par Jahwé, comme celles menées par le Prophète, sont légitimes, justes et « saintes ». A l’époque chrétienne, ce trait est encore accentué par l’idéologie théocratique, ou, plus simplement, par ce que Fiori appelle la « papalisation de l’Église »[63] : le pape est le chef mais aussi le défenseur, armé s’il le faut, de l’Église⁠[64]. Urbain II ne lance pas son appel au nom de saint Pierre comme ses prédécesseurs (militia sancti Petri) mais au nom du Christ. C’est le Christ qui ordonne : la guerre devient sainte avec en contrepartie les récompenses spirituelles comme dans le jihad. L’Islam promet à ceux qui meurent dans le combat contre les infidèles une place au paradis : Dieu leur pardonne toutes leurs fautes.

Alors que dans le christianisme primitif, le martyr est celui qui ne résiste pas par la force au persécuteur, au moment de la première croisade apparaît un courant de pensée favorable à considérer comme martyrs ceux qui meurent à la croisade et on peut dire qu’« à la fin du XIe siècle, l’idée de martyre des guerriers morts au combat « pour Dieu » contre ses ennemis hérétiques ou infidèles rejoint à son tour la doctrine parallèle du jihad. »[65]

Dans le christianisme, classiquement, la rémission des péchés s’obtient par la confession et l’accomplissement d’une pénitence. Or, déjà le pape Léon IX, avant la bataille de Civitate en 1053⁠[66], avait absout les guerriers de leurs péchés et les avait dispensés de la pénitence dans la mesure où c’est le combat qui devenait pénitence. En ce qui concerne la croisade, Flori se pose la question de savoir si « une expédition guerrière contre les infidèles, impliquant de quitter les siens et éventuellement de perdre sa vie pour le Seigneur en luttant pour reprendre Jérusalem et récupérer les lieux saints, pouvait (…) constituer en elle-même une action susceptible d’entraîner cette rémission des péchés ? »[67] Il lui semble que oui car de très nombreux textes, chartes, chroniques, exhortations, montrent que les Croisés partaient ou étaient invités à mener une guerre « pour gagner leur salut, expier leurs fautes, obtenir la guérison de leur âme, la rémission de leurs péchés, leur rachat ou autres expressions du même genre (…) »⁠[68] Prêchée par le pape au nom de Jésus pour délivrer les lieux saints, la guerre est juste, méritoire et comme sacralisée ou du moins sanctifiée. Est-ce seulement en fonction de l’adversaire infidèle ? Il semble que non puisqu’Etienne II (753) Léon IV (847) Jean VIII (879) « assimilaient à des guerres saintes les combats qu’ils incitaient les Francs à entreprendre pour libérer le Siège de Rome de la menace ou de l’oppression des Sarrasins »[69].

Rappelons enfin que les textes n’emploient pas les expressions « guerre sainte » ou « guerre juste » mais l’idée est bien présente puisqu’on assimile aux martyrs ceux qui meurent dans ces combats. On leur promet l’accès direct au paradis.

Cette « sanctification » de la guerre renoue avec les pratiques primitives et cette tendance persistera d’une manière ou d’une autre⁠[70] jusqu’au XXe siècle où, de manière claire, le Magistère de l’Église rompra avec cette funeste tradition renforcée par l’idéologie théocratique mêlant temporel et spirituel.⁠[71] Mais à l’époque, vu les circonstances, pouvait-il en être autrement ?

Toujours est-il qu’au XIIe siècle, saint Bernard de Clairvaux⁠[72] envoie à Hugues de Payns, fondateur et premier Gand Maître de l’Ordre des Templiers⁠[73] une lettre restée célèbre sous le titre Éloge de la Nouvelle Milice[74]. Cette lettre écrite après la défaite de l’armée franque au siège de Damas en 1129 souligne l’originalité du nouvel ordre où le même homme se consacre autant au combat spirituel qu’aux combats dans le monde :

« Il n’est pas assez rare de voir des hommes combattre un ennemi corporel avec les seules forces du corps pour que je m’en étonne ; d’un autre côté, faire la guerre au vice et au démon avec les seules forces de l’âme, ce n’est pas non plus quelque chose d’aussi extraordinaire que louable, le monde est plein de moines qui livrent ces combats ; mais ce qui, pour moi, est aussi admirable qu’évidemment rare, c’est de voir les deux choses réunies. »[75]

Mieux encore, la nouvelle milice « est sainte et sûre » En effet, elle est « exempte du double péril auquel sont exposés ceux qui ne combattent pas pour Jésus-Christ ! ». Ceux-ci, c’est-à-dire ceux qui font partie de la « milice séculière », doivent craindre de tuer leur âme en tuant l’adversaire ou d’être tué corps et âme. C’est ce qui arrive quand la cause n’est pas bonne, et que l’intention n’est pas droite, par exemple, quand on combat par vengeance personnelle, colère irréfléchie, vain amour de la gloire, désir de conquête terrestre, orgueil ou simplement pour échapper à la mort. Quelle que soit alors l’issue, vainqueur ou vaincu, le combattant est homicide.⁠[76]

Par contre, le soldat du Christ, vainqueur ou vaincu est toujours en « sécurité » car il est le « ministre de Dieu » : il exécute les vengeances de Dieu « en punissant ceux qui font de mauvaises actions et en récompensant ceux qui en font de bonnes. » Il n’est pas « homicide mais malicide ». Certes, ajoute saint Bernard, « il ne faudrait pourtant pas tuer les païens mêmes, si on pouvait les empêcher, par quelque autre moyen que la mort, d’insulter les fidèles ou de les opprimer. Mais pour le moment, il vaut mieux les mettre à mort que de les laisser vivre pour qu’ils portent les mains sur les justes, de peur que les justes, à leur tour, ne se livrent à l’iniquité. »[77]

A moins d’être engagé « dans un état plus parfait », il n’est pas défendu « à un chrétien de frapper de l’épée », sinon « d’où vient que le héraut du Sauveur disait aux militaires de se contenter de leur solde, et ne leur enjoignait pas plutôt de renoncer à leur profession (Lc III, 13) ? » Peuvent donc « frapper de l’épée » « tous ceux qui ont été établis de Dieu dans ce but », « ceux dont le bras et le courage nous conservent la forte cité de Sion, comme un rempart protecteur derrière lequel le peuple saint, gardien de la vérité, peut venir s’abriter en toute sécurité, depuis que les violateurs de la loi divine en sont tenus éloignés. » Conclusion :  « Repoussez donc sans crainte ces nations qui ne respirent que la guerre, taillez en pièces ceux qui jettent la terreur parmi nous, massacrez loin des murs de la cité du Seigneur, tous ces hommes qui commettent l’iniquité et qui brûlent du désir de s’emparer des inestimables trésors du peuple chrétien qui reposent dans les murs de Jérusalem, de profaner nos saints mystères et de se rendre maîtres du sanctuaire de Dieu. Que la doublé épée des chrétiens soit tirée sur la tête de nos ennemis, pour détruire tout ce qui s’élève contre la science de Dieu, c’est-à-dire contre la foi des chrétiens, afin que les infidèles ne puissent dire un jour : Où donc est leur Dieu ? »[78]

Dans une description très idéalisée, Bernard montre que le soldat du Christ est bien différent du soldat du monde qui sert « le diable bien plus que Dieu ». Le nouveau milicien est discipliné et obéissant, modeste et frugal, célibataire, pauvre volontaire, vivant du strict nécessaire, uniquement préoccupé par le bien de sa communauté, l’entraide, la charité fraternelle et la loi du Christ. Il ne fait acception de personne et est « sans égard pour le rang et la noblesse », ne rendant « honneur qu’au mérite ». En temps de paix, jamais oisif, il remet en état ses armes et ses vêtements. Il vit dans le silence⁠[79], fuyant les plaisirs, les spectacles et la chasse. Et il se coupe les cheveux selon le vœu de l’Apôtre. Bref, ces chevaliers, « négligés dans leur personne et se baignant rarement, on les voit avec une barbe inculte et des membres couverts de poussière, noircis par le frottement de la cuirasse et brûlés par les rayons du soleil. »⁠[80]

Au combat, ils sont prudents et circonspects et portent « la paix au fond de leur âme ». Ils n’ont peur de rien « malgré leur petit nombre », « car ils mettent toute leur confiance, non dans leurs propres forces, mais dans le bras du Dieu des armées…​ »⁠[81]. Ils sont « en même temps, plus doux que des agneaux et plus terribles que des lions, au point qu’on ne sait s’il faut les appeler des religieux ou des soldats, ou plutôt qu’on ne trouve pas d’autres noms qui leur conviennent mieux que ces deux-là… »[82]

Leur tâche essentielle est la garde du Saint-Sépulcre

Dans une lettre de 1146⁠[83], saint Bernard exhorte les chevaliers à participer à la deuxième croisade⁠[84]. La terre sainte qui avait été, à la génération précédente, débarrassée des païens est à nouveau envahie par les « fiers et sacrilèges ennemis de la croix ». Jérusalem est menacée. C’est « l’ennemi du salut » qui « grince les dents de rage » qui « soulève les peuples qui sont ses vases d’iniquité, et se prépare à détruire jusqu’aux derniers vestiges de tant de saints mystères ». Aussi saint Bernard demande-t-il aux « généreux guerriers, serviteurs de la croix » : « Abandonnerez-vous le Saint des saints aux chiens et des perles aussi précieuses aux pourceaux ? » C’est l’occasion, « pour des homicides et des ravisseurs, pour des adultères et des parjures, enfin pour des hommes souillés de toute espèce de crimes », de se sauver, de saisir l’offre du Seigneur qui leur « prépare des moyens de conversion et de salut » qui leur promet la rémission de leurs péchés et le don de la vie éternelle. Au lieu de s’entre-tuer et de perdre leur âme dans cette « folie », il les invite à se croiser : « C’est à vous […] de vous lever comme un seul homme, et de ceindre vos flancs des armes bénies des chrétiens. » Ainsi, continue-t-il, « vous êtes assurés de gagner l’indulgence de tous vos péchés après que vous les aurez confessés avec un cœur contrit. »[85]

La création de la Nouvelle Milice confirme l’idée que l’exercice de la guerre peut être salutaire à l’âme.⁠[86]

Aux XIIIe et XIVe siècles, la préoccupation de la papauté (Boniface VIII, Martin IV, Clément V, Jean XXII, Benoît XII) est toujours d’unir les chrétiens pour la reconquête des lieux saints. Ils tâchent donc d’apaiser les conflits entre chrétiens sans y parvenir. C’est dans cet esprit que Louis IX avait inspiré le traité de Paris de 1259 pour en finir avec la querelle avec l’Angleterre à propos de l’Aquitaine (Guyenne)⁠[87]. « Les Souverains Pontifes de la fin du XIIIe siècle qui avaient encore la puissance nécessaire pour imposer un arbitrage impartial, méconnaissaient la gravité et les causes des difficultés aquitaines. Les premiers papes d’Avignon, au contraire, qui, par un hasard extraordinaire, s’en trouvaient fort avertis, n’eurent plus le prestige suffisant pour se faire écouter les rois. Une deuxième guerre de cent ans, funeste à la croisade, allait donc apporter la solution définitive que la papauté n’avait pas su ou pu donner dans la paix au conflit franco-anglais en Aquitaine. »[88]


1. Mourre.
2. Id.
3. SCHNÜRER G., L’Église et la civilisation au Moyen Age, t. II, Payot, 1933, p. 387).
4. FLORI J., Croisade et chevalerie (XIe-XIIe s.), De Boeck, 1998, p. 11.
5. Son usage est interdit en 1139 par le IIe concile du Latran. Quelques années plus tard, en 1143 le pape Innocent II menaça les arbalétriers, les fabricants de cette arme et ceux qui en faisaient le commerce d’http://fr.wikipedia.org/wiki/Excommunication[excommunication
6. Livre III, chapitre 22.
8. v. 653 – 660/ 661.
9. COMBLIN J., Théologie de la paix, Principes, Editions universitaires, 1960, pp. 59-64. A saint Rémi qui lui parlait du Calvaire, Clovis aurait dit : « Que n’étais-je là avec mes Francs ! » 
10. L’expression « guerre sainte » est encore volontiers employée aujourd’hui pour « sanctifier » un combat, en souligner le caractère vital et finalement le justifier.
   En 1937, l’invasion de la Chine fut officiellement qualifiée de « guerre sainte » (seisen) par le gouvernement du prince Fumimaro Konoye. La propagande nippone puisa alors abondamment dans la tradition shinto et notamment le concept du hakko ichi’u (huit coins du monde sous un seul toit), revitalisé par le kokka shinto, pour assurer la mobilisation du peuple autour de l’http://fr.wikipedia.org/wiki/Empereur_Sh%C5%8Dwa[empereur Hirohito
11. MARZANO Michela, sous la direction de, Quadrige-Puf, 2011.
12. HERVIEU-LEGER Danièle, sociologue, auteur de nombreux ouvrages sur la religion et en particulier sur le christianisme.
13. Cf. l’article de LOHFINK Norbert sj, La « guerre sainte » et le « bannissement » dans la Bible, in Communio, XIX, 4, n° 114, juillet-août 1994, pp. 33-44. N. Lohfink est exégète et spécialiste de l’Ancien Testament. Sa position est confortée, selon les spécialistes, par EVEN-SHOSHAN Abraham, (in New Concordance of the Bible : Thesaurus of the Language of the Bible, Hebrew and Aramaic, Roots, Words, Proper Names Phrases and Synonyms, Central Kentucky Book Supply, 1984) : l’expression « guerre sainte » n’existe pas dans la Bible.
14. « Publiez ceci parmi les nations : Préparez la guerre ! Appelez les braves ! qu’ils s’avancent, qu’ils montent, tous les hommes de guerre ! » « Préparez », littéralement, dit Jérusalem, « sanctifiez »
15. Il est intéressant de noter que les traducteurs utilisent les mots « saint » « sanctifier » faute de mieux. A propos d’Is 13, 3 : « « Moi j’ai donné des ordres à mes saints guerriers », la Bible de Jérusalem précise : littéralement : « mes sanctifiés ». La TOB, elle, traduit : « Moi, j’ai mandé ceux qui me sont consacrés, j’ai convoqué les guerriers de ma colère ».
   On lit dans Jr 6, 4 : « Préparez contre elle le saint combat ». Littéralement, dit Jérusalem : « « sanctifiez contre elle la guerre », celle-ci ayant été jusque là considérée comme un devoir sacré (…). Mais, malgré le vocabulaire, on est à l’opposé de l’idéal de guerre sainte dans laquelle Yahvé combat avec son peuple ( cf. Dt 2, 30 : « Yahvé votre Dieu qui marche à votre tête combattra pour vous, tout comme vous l’avez vu faire en Égypte. » ; Dt 20, 4 : « Car Yahvé votre Dieu marche avec vous, pour combattre pour vous contre vos ennemis, et vous sauver. » ; Is 31, 4 : « Car ainsi m’a parlé Yahvé : comme gronde le lion, le lionceau après sa proie, quand on fait appel contre lui à l’ensemble des bergers, sans qu’il se laisse terroriser par leurs cris ni troubler par leur fracas, ainsi descendra Yahvé Sabaot pour guerroyer sur le mont Sion, sur sa colline. »), ou au moins, contre ses ennemis (cf. Is 13, 3 : « Moi, j’ai donné des ordres à mes saints guerriers, j’ai même appelé mes héros pour servir ma colère, mes fiers triomphateurs. »). Pour Jérémie, la guerre n’est plus un acte religieux, car Yahvé a quitté le camp d’Israël qu’il a décidé de châtier (cf. Jr 21, 5 : « Et je combattrai moi-même contre vous, à main étendue et à bras puissant, avec colère, fureur et grande indignation » ; Jr 34, 22 : « Voici, je vais donner un ordre - oracle de Yahvé - et les ramener vers cette ville pour qu’ils l’attaquent, la prennent et l’incendient. Et je ferai des villes de Juda une solitude où personne n’habite. » ; Jr 22, 7 : « Je voue [littéralement : « je sanctifie »
16. Michel Dubost confirme. A propos de la guerre prescrite par Dieu contre Amaleq, il écrit : « Cette guerre n’a pas pour but la conquête du territoire, mais plutôt l’établissement d’une paix juste et durable. Et, pour que les combattants d’Israël ne pensent pas l’emporter par leurs propres mérites (car il y a dans la Bible, une méfiance contre tout ce qui est force armée), c’est Dieu qui conduit à la victoire. Ce transfert à Dieu de la responsabilité de la victoire est quelque chose d’extrêmement important : c’est une manière d’indiquer que l’on ne doit pas se faire justice soi-même. » A propos des autres guerres prescrites par Dieu pour s’emparer des terres qu’Il a données aux Hébreux, l’auteur pense que « le sens de ces récits de guerres est, cette fois, de raconter l’histoire du peuple d’Israël sans doute de manière légendaire, pour montrer qu’Israël ne doit son existence qu’au Seigneur. Au- delà de ces guerres prescrites par Dieu, et qui ne correspondent plus à la réalité d’aujourd’hui, un refus de la guerre et un profond désir de paix courent tout au long de la Torah, comme du Nouveau Testament. » (DUBOST Michel, La guerre, Mame/Plon, 2003, pp. 100-101). M. Dubost fut, pendant plus de 10 ans, évêque aux armées, en France.
17. LOHFINK Norbert, op. cit., p. 43.
18. COMBLIN J., Théologie de la paix, I, Principes, Editions universitaires, 1960, p. 61.
19. Dt 15,3.
20. COMBLIN J., op. cit., p.62. Quant à l’expression « Yahvé Sabaot » (1 S 1,3 ; 1 S 4, 4 ; 2 S 6, 2 et 18 ; 2 S 7, 8 et 27), la traduction en est incertaine, comme nous l’avons déjà vu : Dieu des armées d’Israël, des armées célestes, de toutes les forces cosmiques ? Selon Comblin, la première interprétation est la moins vraisemblable.
21. Cf. Dt 9, 4-6 : « Ne dis pas dans ton cœur, lorsque Yahvé ton Dieu les chassera devant toi : « C’est à cause de ma juste conduite que Yahvé m’a fait entrer en possession de ce pays », alors que c’est en raison de leur perversité que Yahvé dépossède ces nations à ton profit. Ce n’est pas en raison de ta juste conduite ni de la droiture de ton cœur que tu entres en possession de leur pays, mais c’est en raison de leur perversité que Yahvé ton Dieu dépossède ces nations à ton profit ; et c’est aussi pour tenir la parole qu’il a jurée à tes pères, Abraham, Isaac et Jacob. Sache aujourd’hui que ce n’est pas ta juste conduite qui te vaut de recevoir de Yahvé ton Dieu ces heureux pays pour domaine, car tu es un peuple à la nuque raide. »
22. Le Cantique de Débora (Jg 5) est le texte qui s’approche le plus de l’idée d’une guerre « sainte ».
23. Cf. Jr 6, 14 ; 8,11 ; 12,12 ; Ez 13, 10 et 16 ; Is 31 et notamment 1 : « Malheur à ceux qui descendent en Égypte pour y chercher du secours. Ils comptent sur les chevaux, ils mettent leur confiance dans les chars, car ils sont nombreux et dans les cavaliers, car ils sont très forts. Ils ne sont pas tournés vers le Saint d’Israël, ils n’ont pas consulté Yahvé. »
24. Is 10, 5-6 : « Malheur à Assur, férule de ma colère ; c’est un bâton dans leurs mains que ma fureur. Contre une nation impie [Israël] je l’envoyai, contre le peuple objet de mon emportement je le mandais, pour se livrer au pillage et rafler le butin, pour les piétiner comme la boue des rues. » On peut lire aussi Is 5, 25-30 ; 8, 5-10 ; 9, 10. L’explication, nous la trouvons dans Dt 8, 5-6 : « Comprends donc que Yahvé ton Dieu te corrigeait comme un père corrige son enfant, et garde les commandements de Yahvé ton Dieu pour marcher dans ses voies et pour le craindre. » Ou encore dans Dt 28, 15 : « Mais si tu n’obéis pas à la voix de Yahvé ton Dieu, ne gardant pas ses commandements et ses lois que je te prescris aujourd’hui, toutes les malédictions que voici t’adviendront et t’atteindront. » Dieu, commente J. Comblin, « se sert des causes secondes, c’est-à-dire du cours de l’histoire » (op. cit., p. 71)
25. Docteur en anthropologie et sciences des religions, Chargé de cours d’araméen ancien, Maître de conférence d’hébreu à l’université de Lille III.
26. Son analyse peut être contestée parce qu’il ne précise pas son niveau de lecture. Ces textes ne doivent-ils pas être lus symboliquement ? Par ailleurs, au temps du deuxième Temple, Israël n’avait pas d’armée propre sauf à l’époque très brève des Maccabées. Ceci dit, toute insuffisante que soit cette interprétation pour les raisons dites, ne renforce-t-elle, par ses lacunes mêmes, a fortiori la thèse de l’absence de « guerre sainte » dans l’AncienTestament ?
27. In La guerre et les rites de guerre dans le judaïsme du deuxième Temple, Supplements to the Journal for the Study of Judaism [93], Brill, 2005, p. 460.
28. Guerre et lois de pureté dans le judaïsme ancien : exclusion des femmes, purification des guerriers, 2005, texte disponible sur http://cecille.recherche.univ-lille3.fr/l-equipe/publications-de-christophe-batsch/article
29. Cf. Dt 20.
30. Ainsi, dans 2 S 7, 9. 11 et 1 R 5,3, les guerres de David sont portées à son crédit, Yhwh lui-même contribua à leur succès. Ces guerres ne justifient pas qu’il ne peut construire le temple. Par contre, dans 1 Ch 22, 8, et 1 Ch 28, 3, si David n’a pu construire le Temple, c’est parce qu’il a été souillé par les nombreuses guerres qu’il a menées. Des commentateurs juifs confirment : « [Dieu] lui interdit de construire le Temple, parce qu’il était souillé de sang humain et qu’il avait fait la guerre durant de nombreuses années » (Eupolème cité in EUSÈBE de CÉSARÉE, Praeparatio evangelica IX, 30, 5) ; « Il ne lui permettait pas de construire le Temple, à lui qui avait combattu de nombreuses guerres et été souillé du meurtre de ses ennemis » (Flavius Josèphe, Antiquités juives, VII, 92).
31. Débora organise la guerre contre Sisera mis à mort par Yaël (Jg 4-5). Abimélec est tué par une pierre lancée par une femme (Jg 9).
32. Judith apparaît, par rapport à ces règles énoncées, comme une figure subversive.
33. J. Comblin montre aussi qu’il y a une différence fondamentale entre le récit biblique de la création du monde et les récits mythiques d’autres traditions. Dans ceux-ci, la création est le résultat d’une guerre entre les dieux à l’instar de ce qui se passe dans la création des États. Et l’État se crée à l’image de la création du monde. Le roi guerrier est à l’image du dieu guerrier. La guerre en devient divine. Par contre, le récit biblique nous montre Dieu créant librement le monde et l’établissant dans la paix. La guerre ne vint pas de Dieu mais de l’homme.
34. COMBLIN J., op. cit., p. 73.
35. JOURNET Charles, L’Église du Verbe incarné, I, Desclée-de Brouwer, 1941, p. 361.
36. JOURNET Ch., op. cit., pp. 368-369.
37. Encore au XIXe siècle, Pie IX mobilisera ses zouaves contre les bandes de Garibaldi.
38. Confirmé par BvonW.
39. Cf. MONGRENIER Jean-Sylvestre, Guerres justes et croisades, Réflexions autour de l’intervention armée en Libye, Institut Thomas More, 28-3-2011 (texte disponible sur www.institut-thomas-more.org), p. 4, note 6. La « reconquista » a commencé vers 1030 avec le déclin du califat de Cordoue (Mourre).
40. Id., p. 2.
41. Ibn Khaldun (né à Tunis en 1332 et mort au Caire en 1406), cité in MONGRENIER, op. cit.).
42. Le but du concile de Clermont était de rétablir la paix en France où le roi Philippe Ier était excommunié pour bigamie et de détourner vers l’extérieur la violence qui régnait à l’intérieur en passant au-dessus de l’autorité des princes.
43. Cette prédication a été retranscrite quelques années plus tard, vers 1127, par Foucher de Chartres qui a été sans doute témoin de l’homélie, dans son Historia Hierosolymitana (récit de la première croisade vers Jérusalem)( Cf. BALARD M., DEMURGER A., GUICHARD P. in Pays d’Islam et monde latin Xe-XIIe siècles, Hachette, 2000). Né en 1059, à Chartres, Foucher partit, après le concile de Clermont pour la croisade. Il devint chapelain de Baudouin Ier, comte d’Edesse puis roi de Jérusalem. Il vécut en terre sainte jusqu’à sa mort vers 1127. Il ne participa pas à la prise de Jérusalem ce qui expliquerait qu’il n’en parle pas dans sa « réécriture » du discours d’Urbain II alors qu’il en était question selon d’autres sources (Robert le Moine, Baudri de Dol et Geoffroy de Vendôme pour ne citer que des témoins oculaires). Au début du XIIe siècle, Foucher veut, sans doute, par ce texte, remobiliser les chrétiens pour qu’ils soutiennent les Croisés menacés par les musulmans.
44. Forts de leur victoire à Manzikert, en 1071, les Turcs Seldjoukides chassent les chrétiens d’Anatolie et s’installent sur les rives du Bosphore.
45. La première croisade regroupe, en fait, plusieurs tentatives de groupes divers de pèlerins plus ou moins armés et qui furent des proies faciles ou de troupes plus aguerries sous la direction de barons. Plusieurs dizaines de milliers d’hommes se mirent en route. Les estimations des chroniqueurs comme celles des historiens révèlent la difficulté d’évaluer une foule comme on le voit encore aujourd’hui lors des manifestations. Il est sûr qu’une foule innombrable se mit en route et que les pertes au combat furent nettement moindres que les pertes au long du chemin. Ces milliers d’hommes qui avaient tout quitté étaient motivés par la promesse du Christ d’être récompensés au centuple (Mc 10, 28-30) même s’ils interprétaient d’une manière un particulière ces paroles, influencés par les prédicateurs ! (Lire in FLORI J., Un problème de méthodologie, La valeur des nombres chez les chroniqueurs du Moyen Age, A propos des effectifs de la première Croisade, in Croisade et chevalerie (XIe-XIIe s.), De Boeck, 1998,  pp. 319-343)
46. St-Jacques-de-Compostelle n’est pas occupé et son prestige, quoique considérable, est moindre que celui lié au tombeau du Christ. En Orient, où le miles sancti Petri devient miles Christi, l’attraction est telle qu’Urbain II souhaite que les Espagnols s’en tiennent à la reconquête de leur pays plutôt que d’aller en Orient. La reconquista a la même nécessité et les mêmes mérites que la croisade. Pascal II, (lettre du 14 octobre 1100) interdira d’ailleurs purement et simplement aux Espagnols de participer à la croisade.
47. Cf. FLORI, Croisade et chevalerie, op. cit., p. 47.
48. Id., p. 79.
49. Id., p. 107.
50. Lettre des princes croisés à Urbain II, citée in FLORI J., op. cit., p. 18.
51. In Policraticus, cité in FLORI J., op. cit., p. 20.
52. RICHARD Jean, Histoire des Croisades, Fayard, 1996, p. 33, cité in J. Flori, op. cit., p. 80, qui partage cet avis.
53. FLORI J., op. cit., p. 3.
54. Id., p. 12.
55. Au IXe siècle, Léon IV (847-855) appelle à l’aide l’armée franque pour combattre les Sarrasins qui se livrent à des razzias sur les côtes d’Italie en promettant aux combattants tués des récompenses spirituelles. Jean VIII (872-882) appelle au secours Charles le Chauve « pour la défense de l’Église » avec des promesses semblables.
56. FLORI J., op. cit., p. 16.
57. Cela est déjà vrai sous les pontificats d’Etienne II (753), Léon IV (847) et Jean VIII (879) pour la défense du Siège de Rome. Ce qui change au XIe siècle, c’est l’élargissement du principe à la chrétienté. De plus, à la même époque, des canonistes comme Yves de Chartres, Bonizo de Sutri, Anselme de Lucques, estiment qu’on peut contraindre, par la force, les infidèles, les hérétiques et les schismatiques et même tuer les infidèles ou les ennemis de la foi à l’exception des Juifs.
58. MORABIA A., Le Gihad dans l’islam médiéval, Albin Michel, 1993, pp. 23-24, cité in FLORI J., op. cit., p. 197.
59. Contrairement à ce que l’on lit dans les chansons de geste du XIIe siècle, il n’y a, ni chez les chroniqueurs, ni dans les chartes des croisés, ni dans les lettres d’Urbain II, d’appel à la conversion des « infidèles ». Tous les travaux consacrés à cette question ne relèvent que « quelques cas très isolés assimilables à la fameuse formule « crois ou meurs » ». d’ailleurs, l’interdiction d’utiliser la contrainte pour convertir fut déjà affirmée par Nicolas1er (pape de 858-867) avant d’être reprise encore par Innocent IV (1243-1254). Même les persécutions que certaines bandes de croisés infligèrent aux juifs d’Allemagne ne sont pas imputables à la proclamation de la croisade mais à l’antisémitisme et à un courant apocalyptique populaire. (Cf. FLORI J., op. cit., pp. 198-199).
60. La Mecque ou Médine n’ont jamais été aux mains des « infidèles ».
61. La simonie désigne l’achat ou la vente de biens spirituels comme les sacrements ou de charges ecclésiastiques. Le nom vient de Simon le Magicien qui dans les Actes des Apôtres (8, 9-21) veut acheter à saint Pierre son pouvoir de faire des miracles : « Périsse ton argent, déclara Pierre, et toi avec lui, pour avoir cru que tu pouvais acheter, avec de l’argent, le don gratuit de Dieu ».
62. Alexandre II (1061-1073) encourage Erlambaud dans sa lutte armée contre les prêtres simoniaques et concubinaires en bénissant et en lui faisant remettre le vexillum sancti Petri « pour qu’il devienne un très vaillant guerrier de Dieu et de l’Église ». A partir de ce moment, l’action de ce chevalier est sacralisée. Alexandre II agira de même avec Guillaume de Normandie partant à la conquête de l’Angleterre confisquée par le « parjure » Harold II d’Angleterre qui sera tué à Hastings en 1066 ; avec Robert Guiscard engagé dans la reconquête de la Sicile contre les musulmans. On évoque aussi très souvent l’attention portée par ce pape à la reconquista. Dans sa correspondance, on relève que le combat contre les Sarrasins est légitime puisqu’ils persécutent les chrétiens et occupent leurs territoires. Par contre, on ne peut attaquer les juifs : « toutes les lois civiles ou ecclésiastiques interdisent l’effusion de sang sauf lorsqu’il s’agit de punir un criminel ou de s’opposer aux méfaits des Sarrasins. » (cf. FLORI J., op. cit., pp. 54-59).
   En 1087, sous Victor III (1086-1087), on considérera comme saintes l’expédition en Afrique du Nord de même que la Reconquista. La charte de Hugues de Lusignan (Hugues VI) de cette même année présente l’expédition d’Espagne « comme une œuvre pie puisque celui-ci l’entreprend comme il le ferait d’un pèlerinage, « pour le salut de son âme ». » (Id., p. 59).
   Grégoire VII (1073-1087) invite tous les fidèles, prêtres ou laïcs à combattre, y compris par la force, les « ennemis de Dieu, du Christ, de saint Pierre et de la sainte Église » c’est-à-dire les clercs hostiles aux réformes papales, les princes chrétiens adversaires du Pape et ceux qui n’appartiennent pas à la chrétienté qui veulent dominer ou massacrer les chrétiens. Il s’agit de rien moins que de choisir entre le Christ et le diable dont les « membres naturels » sont les musulmans appelés « païens » ou « sarrasins ». Quand le pape demande le servitum sancti Petri, cette expression implique souvent plus que la révérence ou l’obéissance doctrinale mais renvoie aussi à la « contribution matérielle, financière et armée à la défense du patrimoine de saint Pierre, à la protection ou à la récupération des biens d’Église menacés par des ennemis, mais aussi à la reconquête de territoires tombés entre leurs mains » (Id., p. 67). Ainsi en est-il de l’Espagne (ou au moins de Tarragone) que le pape revendique comme une propriété. Mais qu’en est-il du métier des armes ? C’est une profession, comme celle de marchand, qui est peccamineuse comme le proclame le synode de Rome du 19 novembre 1078. En général, les milites doivent faire pénitence, restituer les biens mal acquis et déposer les armes sauf si c’est pour une bonne cause (légitime défense, défense de son seigneur, de ses amis, des pauvres et des églises) et pour servir leurs évêques. Quant aux soldats au service du Saint-Siège, mercenaires soldés ou guerriers sollicités pour protéger les territoires du pape et combattre les hérétiques, les schismatiques, les musulmans, le pape leur promet des récompenses spirituelles (la gloire éternelle), parfois des territoires et des titres valorisants : miles sancti Petri ou miles Christi. (Erlembaud fut béatifié par Urbain II). En 1074, Grégoire, devant l’apathie des princes, envisage de prendre lui-même la tête d’une troupe pour aller libérer l’Orient jusqu’à Jérusalem, du schisme et des Turcs. A ceux qui le suivront, il promet « des biens éternels par l’absolution de tous les péchés et leur assure la patrie céleste. » (Flori, op. cit., p.72). Cette expédition n’eut pas lieu mais il est clair qu’aux yeux du pape, une telle guerre était juste et sacrée, une « guerre de Dieu », disait-il, puisque menée contre le diable dans ses diverses incarnations. La guerre est juste puisqu’elle rétablit la paix, la justice et la liberté, elle est sainte puisqu’elle est ordonnée par le pape, cautionnée par saint Pierre et Dieu et qu’elle est assortie de rétributions spirituelles.
63. GENICOT L., Discours de clôture du colloque de Mendola, 1989, cité in FLORI J., op. cit., p. 205.
64. Rappelons-nous l’intention de Grégoire VII de mener lui-même les troupes vers Jérusalem ou encore la demande adressée par les Croisés à Urbain II après la mort du légat pontifical et chef spirituel de la croisade Adhémar de Monteil (en 1098 à Antioche), pour qu’il vienne prendre la relève.
65. FLORI J., op. cit., p. 209.
66. Les armées de Léon XI et d’Henri III le Noir, sont défaites par les troupes normandes chrétiennes qui occupaient un territoire revendiqué par le Pape.
67. FLORI J., op. cit ., p. 211.
68. Id., p. 210.
69. Id., p. 13.
70. Donnons ici un seul exemple : la Bulle Exsurge Domine de Léon X, en 1520, dénonce, parmi les erreurs de Martin Luther, cette proposition : « 34. Se battre contre les Turcs, c’est s’opposer à Dieu qui par eux visite nos iniquités ».
71. Au niveau le plus haut de l’Église, l’implication de l’autorité du pape dans les affaires temporelles et militaires sera renforcée par certains théoriciens qui défendront l’idée selon laquelle, après l’Incarnation du Christ, les peuples païens « auraient perdu en droit, leur souveraineté politique ». Leur souveraineté est alors transmise alors au pape, qui, à son tour, peut la remettre aux Rois Catholiques. (cf. HUGON Alain, Maître de conférence en histoire moderne à l’université de Caen, « Les Européens et le monde : XVème-XVIIIème » (www.etab.ac-caen.fr) ). Pour d’autres historiens, la question en théorie n’est pas très claire : les infidèles ont-ils un « dominium » légitime ? le pape a-t-il la compétence, de jure, sur tous les infidèles ? une potestas absoluta ? Toujours est-il qu’en fait plusieurs papes agiront comme si la réponse était clairement positive (cf. Alain PENNINGTON Alain à propos du cardinal et canoniste Henri de Suse (vers1200-1271) : Enrico da Susa, detto l’Ostiense (Hostiensis, Henricus de Segusio o Segusia), in Dizionario biografico degli Italiani 42 (Instituto della Enciclopedia italiana 1993, 758-763).
72. 1090 ?-1153.
73. Hugues de Payns ou Payens (ou de Pains - de Paganis) né vers 1070, il est le fondateur (1118) et le premier Grand Maître de l’Ordre des Templiers. Il s’installe à Jérusalem avec ses 8 compagnons. Baudouin II, roi de Jérusalem, le charge d’une ambassade auprès du pape Honorius II : Pour obtenir du saint père une nouvelle croisade, ou du moins engager le plus grand nombre possible de guerriers chrétiens pour venir défendre Jérusalem. Honorius II l’envoie au concile de Troyes, en 1128, où l’Ordre reçoit sa règle. Il participe à la deuxième croisade. Pour financer ce voyage il « emprunte » une partie du trésor de son abbaye en 1142. + Sous sa direction, les chevaliers du Temple obtiennent leurs premières victoires militaires aux frontières du royaume, déjà encerclé. Mais, parallèlement, il incite Baudouin à s’entendre avec l’Ismaélien Aboull-Fewa ; les deux souverains échangent Tyr contre Damas. De ces négociations discrètes naîtront des relations « qui dureront quatre-vingts ans » entre les Templiers et les chefs de la secte des Ismaéliens. Hugues de Payns meurt le 24 mai 1136.
74. Le titre complet est Liber ad milites Templi de laude novae militiae. Texte complet disponible sur http://www.histoire-fr.com/Bibliographie_bernard_de_clairvaux_nouvelle_chevalerie_0.htm []
75. §1. 
76. § 2 et 3.
77. § 4.
78. § 5.
79. « On n’entend parmi eux, ni parole arrogante, ni éclats de rire, ni le plus léger bruit, encore moins des murmures, et on n’y voit aucune action inutile… »
80. § 7 et 9.
81. « …bien des fois, il leur est arrivé de mettre l’ennemi en fuite presque dans la proportion d’un contre mille et de deux contre dix mille. »
82. § 8. Avec un certain réalisme toutefois, Bernard que ces Templiers qui aujourd’hui font le bonheur de la montagne de Sion, ont fait aussi le bonheur de leur propre pays en le quittant car ils y étaient, avant leur conversion, « des scélérats et des impies, des ravisseurs et des sacrilèges, des homicides, des parjures et des adultères ». (§ 10). Il est vrai que cet éloge permit aux Templiers de rencontrer une grande ferveur et une reconnaissance générale : grâce à saint Bernard, l’ordre du Temple connut un accroissement significatif : bon nombre de chevaliers s’engagèrent pour le salut de leur âme ou, tout simplement, pour prêter main forte en s’illustrant sur les champs de bataille.
83. Lettre CCCLXIII adressée A messeigneurs et très chers pères les archevêques et évêques, à tout le clergé et aux fidèles de la France orientale et de la Bavière, ou encore, dans d’autres manuscrits Au peuple anglais ou A Manfred, évêque de Brixen. Texte disponible sur www.abbaye-sant-benoit.ch
84. 1147-1149.
85. Il est intéressant aussi de noter que, dans cette même lettre, saint Bernard recommande aux Croisés, au nom des Écritures, de ne pas persécuter, mettre à mort ni chasser les Juifs. Même s’ils attaquent les premiers, « c’est à ceux qui ont reçu en main l’épée du pouvoir de repousser leurs injustes agressions ». En homme pratique, en stratège pourrait-on dire, il interdit aux Croisés de se disperser comme l’avait fait, à ses dépens, la troupe de Pierre l’ermite lors de la première croisade (1096-1099) mais plutôt de former une « armée en un seul corps » commandée par des « capitaines expérimentés » pour être « partout en force et à l’abri de toute violence ».
86. La même attitude se manifeste lors des croisades contre les Albigeois (à la demande du IIIe concile de Latran en 1179,et du pape Innocent III), les Hussites (Martin V en 1420), les Vaudois (Innocent VIII en 1487). Le IVe concile de Latran, par exemple, en 1215, déclare : « Les catholiques qui, ayant pris la croix se sont armés pour l’extermination des hérétiques, jouissent de la même indulgence et du même privilège que l’on concède à ceux qui se rendent en Terre Sainte. » (cf. COMBLIN J., op. cit., II, p. 110).
87. Ce conflit est né en 1152 avec le mariage d’Eléonore d’Aquitaine avec Henri II Plantagenet, roi d’Angleterre. Au traité de Paris, l’Aquitaine est anglaise mais le roi d’Angleterre en tant que duc d’Aquitaine est vassal du roi de France. Cette situation fut source de conflits permanents.
88. RENOUARD Yves, Les papes et le conflit franco-anglais en Aquitaine de 1259 à 1337, in Mélanges d’archéologie et d’histoire, t. 51, 1934, p. 292.

⁢ii. Les rois, défenseurs de l’Église et de la religion.

La dernière croisade (la huitième) se termine de manière dramatique en 1270. L’effort des rois sera désormais d’éradiquer les guerres privées : l’État devient le seul détenteur légitime de la violence légitime. L’Église va s’efforcer de convaincre des rois de leur responsabilité religieuse.⁠[1] Pour elle, « le meilleur moyen de lutter pour la paix, c’était de renforcer le pouvoir des princes et de lutter contre les hérésies ».⁠[2] Et pour le prince, le meilleur moyen d’établir la paix, c’est l’épée qu’il a reçue.

Ainsi, au XVe siècle, l’archevêque de Reims, Jean Jouvenel des Ursins⁠[3] déclare au roi Charles VII⁠[4] : « Au regard de nous, mon souverain Seigneur, vous n’êtes pas seulement personne laye , mais prélat ecclésiastique, (…) premier en vostre royaume qui soit après le pape, le bras dextre de l’Église »[5]

Cette déclaration indique clairement aux rois leur devoir. « Bras dextre de l’Église », ils doivent maintenir leurs peuples dans la foi chrétienne, combattre les hérésies, défendre le peuple chrétien contre l’étranger, musulman en particulier.

François Ier⁠[6] : « Ma vraye et naturelle inclinacion est, sans fiction ne dissimulacion, d’employer ma force et jeunesse à faire la guerre pour l’onneur et révérence de Dieu nostre Saulveur contre les ennemys de sa foy. »[7]

Pendant huit siècles, lors de leur sacre, les rois de France, par exemple, ont prononcé ce serment : « Je vous promets et octroie qu’à chacun d’entre vous et aux Églises à vous soumises, je conserverai le privilège canonique, la loi due et la justice, et que, dans la mesure où je le pourrai, avec l’aide de Dieu, je vous assurerai la défense, comme roi en son royaume le doit par droit à chaque évêque et à l’Église à lui soumise. »[8]

Lors de la cérémonie du sacre, le roi s’engage à protéger le catholicisme, à combattre « l’hérésie ». Cette fonction de défense n’est pas dirigée uniquement contre les ennemis de l’extérieur, contre les «  infidèles » ; elle implique un contrôle sur les affaires internes de l’Église. Le roi est une sorte d’évêque laïc. Il nomme les évêques, auxquels le pape confère l’investiture canonique. On est dans une situation caractérisée à la fois par la subordination de la religion à l’État, et par l’imprégnation de l’État et de la nation par la religion. Notons tout de même que la protection promise à l’Église dans ce sens s’entend aussi comme une mesure contre les seigneurs féodaux qui s’entendra parfois aussi contre le pape…

Le statut du Roi rend l’Église muette au moment des guerres à moins que celles-ci ne nuisent aux intérêts de l’Église…

Hors ce cas, le roi très chrétien n’est-il pas louable jusque dans la guerre ? Sacrant le roi, l’Église  consacre leur épée.⁠[9]

Dans un célèbre sermon, l’illustre prédicateur jésuite Louis Bourdaloue⁠[10] dit à Louis XIV⁠[11] : « Sans oublier la sainteté de mon ministère, et sans craindre que l’on m’accuse de donner à Votre Majesté une fausse louange, je dois en présence de cet auditoire chrétien, rendre à Dieu de solennelles actions de grâces, quand je vois dans votre Majesté un monarque victorieux et invincible dont tout le zèle est de pacifier l’Europe, dont toute l’application est d’y travailler, et d’y contribuer par ses soins, dont toute l’ambition est d’y réussir, et qui par là est sur la terre l’image visible de celui dont le caractère est d’être tout ensemble, selon l’Écriture, le Dieu des armées et le Dieu de la paix. Cette paix est l’ouvrage de Dieu, et nous reconnaissons plus que jamais que le monde ne la peut donner : mais notre confiance, Sire, est que, malgré le monde même, Dieu se servira de votre majesté, de sa sagesse, de ses lumières, de la droiture de son cœur, de la grandeur de son âme, de son désintéressement, pour donner cette paix au monde. Ce qui nous console, c’est que votre majesté, suivant les règles de sa religion, ne fait la guerre aux ennemis de son État que pour procurer plus utilement et plus avantageusement cette paix à ses sujets. Ce qui nous rassure, c’est que, dans les vues qui la font agir, toutes ses conquêtes aboutissent là, et qu’elle ne gagne des batailles, qu’elle ne fonde des villes, qu’elle ne triompha partout que pour parvenir plus sûrement et plus promptement à cette paix. » Bourdaloue ajoute cette prière à Dieu inspirée des Psaumes 67, 31 et 78, 6 : « Dissipez ces nations opiniâtres qui veulent la guerre ; renversez leurs desseins, rompez leurs alliances, rendez vaines leurs entreprises, troublez leurs conseils. (…) S’il le faut, ô mon Dieu ? que votre colère éclate, répandez-la sur ces nations qui ne vous connaissent point, et sur ces royaumes qui n’invoquent pas votre nom, c’est-à-dire sur ces nations où la vérité de votre religion n’est pas connue, et sur ces royaumes où l’hérésie a aboli la pureté de votre culte ». Le prédicateur termine son Sermon en s’adressant de nouveau au roi : « ainsi, en véritable imitateur du Dieu des armées et du Dieu de la paix, vous aurez, Sire, l’avantage, après avoir été le héros du monde chrétien, d’en être encore le pacificateur. »[12]

Quels sont les faits évoqués par l’orateur ? A l’époque, la France est en guerre contre la Ligue d’Augsbourg⁠[13]. Quelles sont les causes de cette guerre ? La cause essentielle est la politique des « réunions » menée dès 1679 par Louis XIV : en pleine paix, il annexe des villes et des terres relevant du saint Empire de la nation germanique.⁠[14] Cette politique poussa presque toute l’Allemagne où la France jusque là avait de nombreux alliés et clients à rejoindre la Ligue d’Augsbourg. De plus, la révocation de l’Edit de Nantes en1685 poussa l’Europe protestante alliée de la France jusque là à se joindre à la coalition et à rejoindre les catholiques de l’Empire, de Savoie et d’Espagne. De défensive, la Ligue devint offensive à cause de la politique impérialiste de Louis XIV. Les belligérants épuisés financièrement signèrent les traités de Rijswick en 1697 et Louis XIV rendit la plupart des territoires annexés sauf Strasbourg et Sarrelouis.

Au cœur de cette guerre, on peut évoquer l’occupation de Namur en 1692 par les Français et surtout le bombardement de Bruxelles en 1695.⁠[15]

Si le XVIIe siècle, est appelé http://fr.wikipedia.org/wiki/Portail : France_du_Grand_Si%C3%A8cle[Grand Siècle] par les Français, ce fut pour les habitants des Pays-Bas méridionaux, ou Pays-Bas espagnols, séparés des Provinces-Unies, un siècle noir durant lequel, à l’exception du règne des archiducs Albert et Isabelle (1595-1633), ils ont eu à subir une succession de guerres, de destructions, de pillages et de blocus de la part des différentes armées qui ont traversé les territoires au gré des différentes alliances. En 1695, il y a près de quarante ans que, depuis la bataille des Dunes, la France de Louis XIV a entamé sa politique d’expansion territoriale, dont l’annexion progressive des possessions espagnoles du nord fait partie.⁠[16]

En juillet 1695, la ville de Namur, occupée depuis trois ans par les Français, est assiégée par Guillaume III d’Angleterre, prince d’Orange, à la tête des armées alliées. Suite à la perte récente et inopinée du maréchal de Luxembourg, l’armée française des Flandres a été confiée au maréchal de Villeroy, piètre stratège, « aussi présomptueux qu’incapable »[17] mais proche du roi. Ce dernier, irrité de la tournure que prennent les évènements, exige de Villeroy, qui piétine dans les Flandres, une action d’éclat lui enjoignant de détruire Bruges ou Gand. Villeroy, désireux de plaire au roi et d’effacer ses échecs, parvient à le convaincre de ce que « (…) bombarder Bruxelles aurait plus d’effet et permettrait d’attirer l’ennemi en un lieu où l’on puisse le combattre avec plus d’avantage qu’en approchant de Namur (…) ».

Dès la fin juillet, Villeroy fait parvenir au roi un mémoire complet établi par son maître d’artillerie. Celui-ci évalue le matériel nécessaire à 12 canons, 25 mortiers, 4000 boulets, 5000 bombes incendiaires, de grandes quantités de poudre, balles de plomb, grenades et mèches, et 900 chariots pour transporter tout cela. Il faut y ajouter encore le charroi transportant vivres et matériels pour une armée de près de 70 000 hommes.

Villeroy ajoute au document un calendrier précis et l’inventaire des chevaux, chariots, armes, matériels qu’il compte prélever dans les différentes places fortes aux mains des Français, ainsi que les bataillons d’escorte et de renfort. L’armée et le convoi de près de 1 500 chariots, rassemblés à Mons, quitte la ville le 7 août en direction de Bruxelles.

De telles manœuvres ne passent pas inaperçues, Villeroy laisse connaître ses intentions dans le but de détourner les armées alliées du siège de Namur. Entre-temps, le 3 août, le maréchal de Boufflers, qui défend la place, a demandé et obtenu une trêve en échange de la capitulation de la ville pour soigner ses blessés et se replier dans la citadelle. Après six jours, le siège a repris, ni les troupes de Guillaume d’Orange, ni celles de Maximilien-Emmanuel de Bavière ne quittent les lieux. Seule l’armée du prince de Vaudémont, qui se trouve près de Gand, gagne les abords de Bruxelles mais, ne comptant que quinze mille hommes, elle se tient prudemment à l’écart.

L’armée française arrive en vue de Bruxelles le 11 août et s’installe sur les hauteurs à l’ouest de la ville. Bruxelles n’est ni une place forte ni une ville de garnison, ses fortifications sont vétustes malgré les améliorations qui y ont été apportées par les Espagnols au siècle précédent, elles n’offriront aucune défense, d’autant plus qu’il ne s’agit pas pour l’agresseur de prendre la ville, mais de la bombarder. Deux retranchements devant les portes de Flandre et d’Anderlecht sont pris facilement. Les Français n’ont plus qu’à creuser leurs tranchées et installer leurs batteries.

Le 13 août à midi, alors que les préparatifs s’achèvent, le maréchal de Villeroy fait parvenir, au nom du roi, une lettre au prince de Berghes⁠[18], gouverneur militaire de Bruxelles. L’agression contre la ville ne pouvant décemment se justifier par l’espoir de détourner les armées alliées de Namur, le prétexte invoqué est une action de représailles en réponse à des bombardements par la flotte anglaise des villes françaises de la Manche qui faisaient suite à la guerre de course menée par les corsaires français. La lettre qui annonce le bombardement, dans les six heures qui suivent, affirme que « Dès que l’on voudra assurer que l’on ne jettera plus de bombes dans les places maritimes de France, le Roi, pareillement, n’en fera point jeter dans celles qui appartiennent aux princes contre lesquels il est en guerre » (à l’exception des villes assiégées) et que « Sa Majesté s’est résolue au bombardement de Bruxelles avec d’autant de peine que madame l’Électrice de Bavière s’y trouve », Villeroy termine en demandant qu’on lui communique l’endroit où se trouve cette dernière, le Roi lui ayant défendu d’y faire tirer. Le prince de Berghes demande un premier sursis pour communiquer la lettre au prince-électeur qui arrive à Bruxelles, puis, alors que les tirs ont commencé, un délai de 24 heures pour en référer à Guillaume d’Orange, suppliant Villeroy de considérer l’injustice que serait de se venger sur Bruxelles par un bombardement dont la responsabilité était exclusivement celle du roi d’Angleterre. Le maréchal néglige de répondre à la seconde requête, considérant que le roi « (…) ne m’a point ordonné d’entrer en traité avec Mr. Le prince d’Orange  »http://fr.wikipedia.org/wiki/Bombardement_de_Bruxelles_de_1695#cite_note-4[[5]].

Les batteries françaises entrent en action peu avant sept heures du soir. Les premières bombes et boulets incendiaires atteignent quelques maisons, déclenchant un début d’incendie qui se propage rapidement parmi les ruelles étroites, encore bordées le plus souvent de maisons et d’ateliers partiellement construits en bois.

Seules, trois batteries défensives installées sur les remparts ouest de la ville tentent de riposter, mais ne disposent que de peu de boulets, de poudre ou de canonniers. Les quelques salves de boulets, puis de pavés, tirées par les milices bourgeoises, parviennent cependant à tuer quelques Français, sans retarder le bombardement.

Les autorités de la ville qui, jusqu’au dernier moment, ont cru que le pire pourrait être évité, ont exhorté la population à rester chez elle et ont recommandé de prévoir des seaux d’eau devant chaque maison pour éteindre les feux avant qu’ils ne s’étendent. Ces moyens dérisoires apparus rapidement comme inutiles, la panique pousse les habitants à fuir, en essayant de sauver leurs biens les plus précieux vers le haut de la ville, à l’est de la vallée de la Senne. Une foule impuissante assiste à l’incendie depuis le parc du palais ducal. Au milieu de la nuit, tout le cœur de la ville est embrasé, y compris les bâtiments en pierre de la Grand-Place et des environs, l’Hôtel de ville, abandonné par les membres du conseil, le Magistrat, dont la flèche sert de point de mire aux canonniers, la Maison du roi, la Grande Boucherie, le couvent de Récollets et l’église Saint-Nicolas, dont le clocher s’écroule sur les maisons voisines.

Maximilien-Emmanuel, rentré précipitamment de Namur avec quelques troupes, tente en vain d’organiser la lutte contre le feu et de maintenir l’ordre.

Au matin du 14 août, les tirs s’interrompent le temps de réapprovisionner les batteries en munitions. Le bruit court en ville que d’autres quartiers vont être visés, dans l’affolement, les habitants de ceux-ci transportent leurs biens dans les parties déjà touchées. Tout sera détruit à la reprise des bombardements.

Le pilonnage reprend de plus belle sur une surface de plus en plus large, au nord, vers le quartier de la Monnaie et le couvent des Dominicains où ont été entreposés de grandes quantités de meubles, d’œuvres d’art et d’archives familiales, qui disparaîtront sous les décombres, à l’est où l’on craint pour la collégiale (future cathédrale) dont on évacue les richesses. Dans la soirée, le quartier de la Putterie et l’http://fr.wikipedia.org/wiki/Chapelle_de_la_Madeleine_de_Bruxelles[église de la Madeleine] sont embrasés, le couvent des récollets, déjà touché la nuit précédente, est presque totalement détruit, puis c’est le tour de l’hôpital Saint-Jean et, dans la nuit, du quartier et de l’http://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89glise_de_la_Chapelle[église de la Chapelle]. Au matin du 15 août, tout le centre de la ville est un immense brasier et Maximilien-Emmanuel, pour sauver la zone qui l’entoure en stoppant la progression des flammes, fait sauter à la poudre plusieurs bâtiments malgré l’opposition des propriétaires.

Les batteries françaises ne se taisent qu’en milieu de journée, après près de 48 heures de bombardement.

La population ayant eu le temps de se réfugier vers l’est, le bombardement a fait peu de victimes humaines. Aucune source n’en dresse un bilan précis, tant leur nombre en ces temps de guerre apparaît dérisoire en regard de celui occasionné par d’autres batailles. Il est question d’un homme tué à la première salve, de deux frères lais écrasés sous les ruines de leur couvent, de quatre malades brûlés dans l’hôpital Saint-Nicolas, d’habitants tentant de sauver.

Les dégâts matériels et culturels sont quant à eux inestimables. De nombreuses descriptions en font l’inventaire. Il y est question, suivant les sources, d’un nombre 4 à 5000 bâtiments détruits ou en ruine, représentant le tiers de la surface bâtie de la ville et situés pour la plupart dans un périmètre délimité sur de nombreux plans de la ville, en dehors duquel des bombes sont tombées sur plusieurs points isolés, quelques boulets atteignant même le parc. Seize églises ont été détruites. Le chaos est fidèlement rendu par une série de dix-sept dessins exécutés par le peintre bruxellois Augustin Coppens. Ayant lui-même perdu sa maison, il restitue des vues des différents quartiers qui seront ensuite gravées et largement diffusées. Les décombres dissimulent presque entièrement le tracé des rues. Les habitations, encore souvent construites, à l’exception des murs mitoyens et des cheminées, en bois, ont presque entièrement disparu. Seules émergent les structures de pierre et de briques noircies des bâtiments publics, églises et couvent.

Le patrimoine artistique de la ville, accumulé depuis des siècles, est fortement amputé. Les œuvres inestimables qui décoraient l’intérieur de ces bâtiments, ainsi que celles que des bourgeois de la ville et les couvents des environs avaient cru pouvoir mettre à l’abri des remparts et des murs des églises, tapisseries bruxelloises, mobilier, peintures et dessins de Rogier van der Weyden, de Rubens, d’http://fr.wikipedia.org/wiki/Antoine_van_Dyck[Antoine van Dyck], de Bernard van Orley et de bien d’autres, sont réduites en cendres. La mémoire historique de la ville est également affectée par la perte d’une partie de ses archives.

Tout cela auquel s’ajoute l’énorme quantité d’objets, de matériels et de marchandises perdues, est difficilement estimable. Bernardo de Quiros, écrit au roi Charles II d’Espagne, une semaine après la catastrophe, que les premières estimations s’élèveraient à trente millions de florins de perte. Le nonce apostolique Piazza les évalue à cinquante millions. Pour comparaison, la location annuelle d’une maison neuve ordinaire s’élève alors à une somme de variant de 120 à 150 florins, et pour acheter, c’était environ 2000 florins. Par comparaison, le prix moyen d’une maison aujourd’hui est environ 200000€, ce qui met le coût des dommages (très approximativement) à entre 3 et 5 milliards d’euros.

Les Français eux-mêmes semblent surpris du succès, au-delà de ce qu’ils avaient prévu, de leur opération. Villeroy écrit : « Le désordre que nous avons fait dans cette ville est incroyable, le peuple nous menace de beaucoup de représailles, je ne doute pas qu’il en ait la volonté, mais je n’en devine pas les moyens ». Le grand maître de l’artillerie française, M. de Vigny, qui n’en est pas à son coup d’essai, écrit : «  J’ai été employé à faire plusieurs répétitions, mais je n’ai point encore vu un si grand feu, ni tant de désolation qu’il en paraît dans cette ville ». Le jeune duc de Berwick, futur maréchal de France qui est présent, désapprouve : «  Jamais on ne vit un spectacle plus affreux et rien qui ressembloit mieux à ce que l’on raconte de l’embrassement de Troie »

Dans l’Europe entière, la destruction de Bruxelles suscite l’indignation. L’événement représente une rupture avec les conventions tacites qui régissent les guerres jusqu’à cette époque. Un tel bombardement de terreur, prenant pour cible une population civile étrangère au conflit et destiné à impressionner les armées ennemies, est inédit. Les bombardements servent à abattre les défenses dans le but de prendre une ville plus ou moins intacte, ou encore de détruire les infrastructures guerrières ou les ports. Comment admettre qu’aucune capitale n’est plus à l’abri des bombes lancées par dessus les remparts dans le seul but de détruire, le refus de Villeroy d’attendre ni la réponse du gouverneur de la ville ni la tentative du prince-électeur auprès du roi d’Angleterre d’obtenir la cessation des attaques contre les côtes françaises qui visent les ports et non les cités ? Les ministres des nations coalisées se réunissent à La Haye et jurent de venger Bruxelles.

Le pape Innocent XII, en recevant la liste des nombreux dommages subis par les églises et institutions religieuses, qui occupent près d’un cinquième de la ville, s’écrie « Cette guerre me fait gémir ».

En plus des protestations officielles, de nombreux pamphlets anonymes circulent, parmi ceux-ci une attaque incendiaire contre la France dont la barbarie menace toute l’Europe ou des écrits plus humoristiques ou cyniques, comme cette lettre de félicitation du diable aux Français dans laquelle il leur dit sa joie et son admiration et assure qu’il les accueillera plus tard chez lui avec plaisir, ou cette autre signée par Manneken-pis[19] en personne, qui se moque de la rage de Louis XIV et se plaint que ce bombardement lui ait enlevé l’envie de pisser : « …​si je voyais brancher Villeroy à quelque arbre, j’en rirais tant que j’en pisserais de nouveau ».

Inutile d’un point de vue militaire, puisque n’ayant pas servi à détourner les troupes alliées de la citadelle de Namur, laquelle se rendra le 5 septembre après que l’armée de Villeroy a été stoppée dans la plaine, le bombardement de Bruxelles contribuera à faire pâlir en Europe l’étoile du Roi Soleil. Napoléon Ier lui-même jugera, un siècle plus tard, cette action « aussi barbare qu’inutile  ».⁠[20] vous leur rappellerez tant de lieux saints profanés ; tant de dissolutions capables d’attirer la colère du Ciel sur les plus justes entreprises ; le feu, le sang, le blasphème, l’abomination et toutes les horreurs qu’enfante la guerre ; vous leur rappellerez nos crimes, plutôt que nos victoires.
   O fléau de Dieu ! ô guerre ! cesserez-vous enfin de ravager l’héritage de Jésus-Christ ? O glaive du Seigneur ! levé depuis longtemps sur les peuples et sur les nations, ne vous reposerez-vous pas encore ? Vois vengeances, ô mon Dieu, ne sont-elles pas encore accomplies ? N’auriez-vous donné qu’une fausse paix à la terre ? » A l’occasion des Te Deum qui se succédèrent dans son diocèse, il profita de ses mandements épiscopaux pour poursuivre sa critique de la guerre. d’une manière générale d’ailleurs et au contraire des Jésuites, les Oratoriens prêchèrent la paix. (cf. MINOIS Georges, L’Église et la guerre, De la Bible à l’ère atomique, Fayard, 1994, pp. 319-323). ]

Quoi qu’il en soit, il faudra encore du temps pour que l’Église se dissocie suffisamment des pouvoirs temporels pour faire entendre un langage de paix véritable conforme à sa mission.

Toujours fermement attachée à l’unité spirituelle du monde chrétien, l’Église n’acceptera pas que des pays à la suite de leur prince passent à la Réforme. Celle-ci appliquant le principe « cujus regio, illius religio »[21] qui consacre aussi, à sa manière, la confusion entre les domaines spirituel et temporel. Il a été mis en pratique pour la première fois pendant la Réforme pour régler la question religieuse, lors de la paix d’Augsbourg, entre catholiques et luthériens, en Allemagne, en 1555. Ce compromis fut remis en question, notamment lors de la guerre de Trente ans (1618-1648) et finalement repris dans les traités de Westphalie en 1648. Innocent X ⁠[22] condamna immédiatement ces traités dans la bulle Zelo Domus Dei en termes sévères⁠[23].

En cette époque de révolutions, l’Église maintiendra son soutien aux rois plutôt qu’aux peuples ce qui, en Amérique latine provoquera « des réactions violemment anticléricales dans les mouvements d’indépendance des États issus de la décomposition de l’Empire espagnol. »[24]

Certes, Pie VI⁠[25] conteste à juste titre la Constitution civile du clergé qui est une intrusion du pouvoir temporel dans les affaires spirituelles mais il demande, embarrassé, à Louis XVI qui l’a pressé de confirmer des articles déjà revêtus de la sanction royale « d’engager tous les Evêques de son royaume à lui faire connaître leurs sentiments avec confiance… » et il rappelle, contre la proclamation de la « liberté de penser et d’agir » la nature, le rôle et la source de l’autorité : « Par nécessité, soyez soumis, dit l’Apôtre saint Paul : ainsi les hommes n’ont pu se rassembler et former une société civile, sans établir un gouvernement, sans restreindre cette liberté, et sans l’assujettir aux lois et à l’autorité de leurs chefs. La société humaine, dit saint Augustin, n’est autre chose qu’une convention générale d’obéir aux rois ; et ce n’est pas tant du contrat social, que de Dieu lui-même, auteur de tout bien et de toute justice, que la puissance des rois tire sa force. Que chaque personne soit soumise aux puissances supérieures, dit le grand Apôtre dans la même Epître : car toute puissance vient de Dieu ; celles qui existent ont été réglées par Dieu même : leur résister ;, c’est résister à l’ordre que Dieu a établi ; et ceux qui se rendent coupables de cette résistance, se vouent eux-mêmes à des châtiments éternels. »[26]

A l’annonce de la mort de Louis XVI, Pie VI s’en prend avec force au peuple : « Le roi très chrétien, Louis XVI a été condamné au dernier supplice par une conjuration impie, et ce jugement s’est exécuté. […] La convention nationale n’avait ni droit, ni autorité pour la prononcer. En effet, après avoir abrogé la monarchie, le meilleur des gouvernements, elle avait transporté toute la puissance publique au peuple, qui ne se conduit ni par la raison, ni par conseil, ne se forme sur aucun point des idées justes, apprécie peu de choses par la vérité, et en évalue un grand nombre d’après l’opinion ; qui est toujours inconstant, facile à être trompé et entraîné à tous les excès, ingrat, arrogant, cruel ; qui se réjouit dans le carnage, et dans l’effusion du sang humain, et se plaît à contempler les angoisses qui précèdent le dernier soupir comme on allait voir expirer autrefois les gladiateurs dans les amphithéâtres des anciens. La portion la plus féroce de ce peuple, peu satisfaite d’avoir dégradé la majesté de son roi, et déterminée à lui arracher la vie, voulut qu’il fût jugé par ses propres accusateurs, qui s’étaient déclarés hautement ses plus implacables ennemis. »

Calvinistes et philosophes veulent « la chute de l’autel et du trône ». Citant saint Hilaire de Poitiers⁠[27], Pie VI rappelle que « le principal objet de la religion est […] de propager partout un esprit de soumission et d’obéissance ». Enfin, il prévoit la punition de la France. Il invoque son prédécesseur Clément VI ⁠[28]« qui ne cessa de poursuivre la punition de l’assassinat d’André roi de Sicile, en infligeant les peines les plus fortes à ses meurtriers et à leurs complices », et puisque le peuple français ne veut rien entendre⁠[29] et même calomnie le pape, « laissons-le donc, écrit-il, s’endurcir dans sa déplorable dépravation, puisqu’elle a pour lui tant d’attraits ». Mais que la France « se souvienne des châtiments effroyables qu’un Dieu juste vengeur des forfaits a souvent infligés à des peuples qui avaient commis des attentats moins énormes. »[30]

Pie VII⁠[31], malgré les soubresauts que connaît l’Europe espère encore dans les princes : « …les rois chrétiens et les chefs des États ne voudront sûrement nous laisser aucun motif de prier, d’exhorter, d’avertir et de réclamer. Ils savent parfaitement qu’Isaïe les a proclamés les « nourriciers » de l’Église et ils s’en glorifient. »[32]

Tout naturellement, il se réjouit de la restauration des Bourbons en la personne de Louis XVIII⁠[33] en 1814 espérant que « la religion catholique serait délivrée sans aucun retard de toutes les entraves qu’on lui avait imposées »[34] pour « la rétablir dans tout son lustre et pourvoir à sa dignité. » Mais dans le même message, il déplore la nouvelle constitution qui établit les libertés de cultes, de conscience, de presse et espère « que le roi désigné ne souscrira pas les articles mentionnés de la nouvelle constitution. » Il invite l’évêque de Troyes auquel il s’adresse, à aller trouver le roi qui appartient à la lignée des « rois très chrétiens » et à lui dire de sa part que : « Nous ne pouvons nous persuader qu’il veuille inaugurer son règne en faisant à la religion catholique une blessure si profonde et qui serait presque incurable. Dieu lui-même, aux mains de qui sont les droits de tous les royaumes, et qui vient de lui rendre le pouvoir, au grand contentement de tous les gens de bien, et surtout de notre cœur, exige certainement de lui qu’il fasse servir principalement cette puissance au soutien et à la splendeur de son Église. »

Et même si les princes chrétiens se sont divisés, comme nous l’avons vu, ils tiendront à maintenir en Europe un commun dénominateur chrétien. C’est le sens de la Sainte-Alliance en 1815⁠[35] qui fut conclue par le tsar Alexandre Ier, François Ier, empereur d’Autriche et Frédéric-Guillaume III de Prusse, c’est-à-dire par trois puissances orthodoxe, catholique et protestante qui affirmaient : « Leurs Majestés […] ayant acquis la conviction qu’il est nécessaire d’asseoir la marche à adopter par les Puissances dans leurs rapports mutuels sur les vérités sublimes que nous enseigne l’éternelle religion du Dieu sauveur : Déclarons solennellement que le présent acte n’a pour objet que de manifester à la face de l’univers leur détermination inébranlable de ne prendre pour règle de leur conduite, soit dans l’administration de leurs États, soit dans leurs relations politiques avec tout autre gouvernement, que les préceptes de cette religion sainte, préceptes de justice, de charité et de paix… »[36]

Au la même époque précisément, Grégoire XVI insiste sur la nécessité pour les États de défendre la religion seule garante de leur stabilité : « une fois rejetés les liens sacrés de la religion, qui seuls conservent les royaumes et maintiennent la force et la vigueur de l’autorité, on voit l’ordre public disparaître, l’autorité malade, et toute puissance légitime menacée d’une révolution toujours prochaine. » Or, « Nous avons appris que, dans des écrits répandus dans le public, on enseigne des doctrines qui ébranlent la fidélité, la soumission due aux princes et qui allument partout les torches de la sédition ; il faudra bien prendre garde que trompés par ces doctrines, les peuples ne s’écartent des sentiers du devoir ». Et de rappeler la fameuse citation de Paul : « il n’est point de puissance qui ne vienne de Dieu ; et celles qui existent ont été établies par Dieu ; ainsi résister au pouvoir c’est résister à l’ordre de Dieu, et ceux qui résistent attirent sur eux-mêmes la condamnation. » Les droits divins et humains s’élèvent […] contre les hommes qui, par les manœuvres les plus noires de la révolte et de la sédition, s’efforcent de détruire la fidélité due aux princes et de les renverser de leurs trônes. » Dans ces conditions, « …que les Princes nos très chers fils en Jésus-Christ favorisent de leur puissance et de leur autorité les vœux que nous formons avec eux pour la prospérité de la religion et des États ; qu’ils songent que le pouvoir leur a été donné, non seulement pour le gouvernement du monde, mais surtout pour l’appui et la défense de l’Église ; qu’ils considèrent sérieusement que tous les travaux entrepris pour le salut de l’Église, contribuent à leur repos et au soutien de leur autorité. Bien plus, qu’ils se persuadent que la cause de la foi doit leur être plus chère que celle même de leur empire, et que leur plus grand intérêt, nous le disons avec le Pape saint Léon, « est de voir ajouter, de la main du Seigneur, la couronne de la foi à leur diadème. » Etablis comme les pères « et les tuteurs des peuples, ils leur procureront un bonheur véritable et constant, l’abondance et la tranquillité, s’ils mettent leur principal soin à faire fleurir la religion et la piété envers le Dieu qui porte écrit sur son vêtement : « Roi des rois, Seigneur des seigneurs. » »[37]

Cette consécration du prince, gardien de la tranquillité, de l’ordre, de la paix, non seulement, comme nous l’avons déjà dit, empêche l’Église de juger en toute indépendance les guerres du prince mais peut amener à des situations paradoxales.

En1831, lors de l’insurrection polonaise contre la Russie, Grégoire XVI, sollicité par l’Envoyé extraordinaire russe d’exhorter le clergé polonais à ne pas sortir de ses attributions spirituelles, envoie le 19-2-1831 le bref Impensa caritas aux évêques polonais les invitant à la soumission au gouvernement russe, bref qui ne parvint pas, semble-t-il, aux destinataires. Le 1er mars 1831, c’est le gouvernement polonais qui demande, en vain, au Pape de soutenir la cause de l’indépendance polonaise auprès des autres puissances. Sollicité de nouveau par les Russes de rappeler au clergé polonais l’obéissance au pouvoir russe, Grégoire XVI adresse aux évêques de Pologne le bref Cum primum, le 9-6-1832⁠[38]. Le Tsar n’est-il pas le « père des peuples », le « gardien de la foi » ?

Comme l’écrit J. Comblin, « la politique internationale du clergé resta, jusqu’à Léon XIII, basée sur le même principe : faire de Rome l’arbitre des rois chrétiens et de ceux-ci les défenseurs de la paix de la chrétienté »[39]. De la paix ou plus exactement de l’ordre ? Au détriment, bien souvent, des peuples ! A l’extérieur, les ennemis sont toujours les musulmans, « les pires des scélérats »[40].

Dans cet esprit, l’Église a pu apparaître comme le porte-parole du parti de la guerre. Non seulement elle s’est engagée dans la guerre pour maintenir la suprématie pontificale sur la société chrétienne⁠[41] mais aussi dans des guerres politiques, en Italie, au profit des États pontificaux⁠[42] et enfin dans les guerres des grandes monarchies européennes⁠[43].

Comment donc ne pas croire qu’elle est du parti de la guerre lorsque le pape Grégoire XIII⁠[44] accueille la nouvelle du massacre de la Saint-Barthélemy⁠[45] comme un « témoignage singulier de la miséricorde de Dieu béni. »[46] Clément VIII⁠[47] reçut avec colère la proclamation de l’Edit de Nantes qui mettait fin en 1598 aux guerres religieuses en France.⁠[48] Par contre, la révocation de cet Edit en 1685, par Louis XIV, cause de persécutions souleva Bossuet d’enthousiasme.⁠[49]


1. Tout comme les empereurs, les princes et les rois seront aussi chargés de l’application des décrets des conciles.
2. COMBLIN J., op. cit., II, p. 106.
3. 1388-1473.
4. 1403-1461. C’est lui que Jeanne d’Arc fit sacrer à Reims.
5. Cité in COMBLIN J., op. cit., p. 19.
6. 1494-1547, sacré roi le 25-1-1515.
7. Lettre de François Ier au roi de Navarre, 14-12-1515, cité in La RONCIERE Ch. de, François Ier et la défense de Rhodes, Bibliothèque de l’Ecole des Chartes, 1901, vol. 62, n° 62, p. 223.
8. Cité in MARAL Alexandre, La chapelle royale de Versailles sous Louis XIV : cérémonial, liturgie et musique, Mardaga, Editions du Centre de musique baroque de Versailles, Ecole nationale des chartes, 2002, p. 286.
   Au temps de Louis XIV, on constate qu’ « au sein des cérémonies royales, un certain nombre de rites, d’usages et de gestes cérémoniels concernent directement le roi dans sa définition sacrale. Si, en dehors du sacre, il n’existe pas de cérémonie proprement dite pour affirmer ou reconnaître le roi comme évêque du dehors, tout un ensemble d’actions liturgiques ou cérémonielles lui réservent un traitement particulier et peuvent être rapprochées du sacre. Dès le sacre, le roi pratiquement assimilé à un évêque, était placé à part : « Encore que les roys de France ne soient pas prestres comme les roys des payens, pour ce que les dignitez de roy et de prestre sont diverses et séparées entre les chrestiens -et les saintes letrres nous enseignent qu’Ozias, roy de Juda, s’estant meslé d’encenser et faire ce qui estoit de l’office de prestre, fut frappé de ladrerie de la main de Nostre Seigneur et chassé du temple-, si est-ce qu’ils participent à la prestrise et ne sont pas purs laïques. (…) Et en tesmoignage de ce qu’ils portent à leur sacre, sous le manteau royal, la dalmatique, qui ets l’habit des diacres. (…) Ils sont oincts comme les prestres, tout ainsi que Saül et David, premier et second roys d’Israël, furent oincts, par le commandement de Dieu, de la main de Samuel. (…) Ils confèrent de plein droit l’infinité de prébendes et de dignitez ecclésiastiques et font des miracles de leur vivant par la guérison des malades des escrouelles, qui monstrent bien qu’ils ne sont pas purs laïques, mais que, participans à la prestrise, ils ont des grâces particulières de Dieu, que mesme les plus réformez prestres n’ont pas. » (Abbé Guillaume Du Peyrat, (prêtre et trésorirer de la sainte chapelle),Histoire ecclésiastique de la cour ou les antiquitez et recherches de la Chapelle du roy de France, 1645) » .
   Voici une description du sacre : « Deux jours avant d’être sacré, le roi de France faisait retraite au palais de Tau, la résidence de l’archevêque de Reims, jouxtant la cathédrale. La nuit précédant la cérémonie, il la passait dans le jeûne et la prière, comme à la veille d’une initiation chevaleresque. Le jour même, aux aurores, deux prélats venaient frapper à sa porte afin de le « réveiller de son sommeil », puis ils l’accompagnaient en cortège jusqu’à l’église. Pouvaient alors se déployer les fastes du rituel immémorial. Le nouveau souverain prêtait serment sur les Évangiles, recevait les attributs royaux, l’épée, le sceptre, la main de justice et la couronne. Il était oint en sept endroits, d’une huile bénite, mélangée à une parcelle du baume de la Sainte Ampoule, cette fiole de verre apportée, selon la légende, par une colombe lors du baptême de Clovis. Le roi de France s’inscrivait de cette façon dans la descendance spirituelle de David et des monarques d’Israël. Il devenait une sorte d’ »évêque du dehors », laïc ordonné au seul ministère de son peuple. » (http://www.cathedraledereims.fr/IMG/pdf/20110519104540.pdf ).
9. Cf. COMBLIN J., Théologie de la paix, II, Applications, op. cit., p. 96.
10. 1632-1704.
11. 1638-1715.
12. Sermon sur la Nativité de Jésus-Christ, disponible sur www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/bourdaloue
   Dans son Dictionnaire philosophique (1764-1772), à l’article « guerre », Voltaire s’en prend durement à l’orateur : « Vous avez fait un bien mauvais sermon sur l’impureté, ô Bourdaloue ! mais aucun sur ces meurtres variés en tant de façons, sur ces rapines, sur ces brigandages, sur cette rage universelle qui désole le monde. Tous les vices réunis de tous les âges et de tous les lieux n’égaleront jamais les maux que produit une seule campagne. » (Ed. Garnier-Flammarion, 1964, pp. 219-220).
13. Il s’agit d’une coalition européenne dirigée par Guillaume III d’Orange stadhouder des Provinces Unies et futur roi d’Angleterre, la Suède, l’Espagne, l’empereur Léopold 1er d’Allemagne, plusieurs princes électeurs dont Maximilien-Emmanuel de Bavière, gouverneur des Pays-Bas espagnols dont la capitale est Bruxelles. La guerre dura de 1688-1697.
14. On peut citer l’occupation du Palatinat ou encore la volonté du roi d’imposer par la force sur l’archevêché-électorat de Cologne le candidat de son choix contre le candidat du pape et de l’empereur.
15. Cf. wikipedia.org où le lecteur trouvera des illustrations et des références.
16. C’est à cette époque, que les troupes de Louis XIV s’emparent d’Arras, Lille et Cambrai, villes flamandes.
17. Mourre.
19. Cette statue d’un « petit homme qui urine » est, depuis le XVe siècle, le symbole de la « zwanze » (humour) bruxelloise.
20. Il faut relever toutefois la Lettre à Louis XIV de Fénelon, archevêque de Cambrai (1651-1715) et ennemi de Bossuet. En 1694, il destinait cette lettre à Madame de Maintenon, épouse du roi, alors qu’il était précepteur du duc de Bourgogne, petit-fils de Louis XIV. Avec un rare courage, il dénonce les fautes politiques de Louis XIV et notamment la « guerre de Hollande » de 1672, « source de toutes les autres » : « … vous avez passé votre vie entière hors du chemin de la vérité et de la justice, et par conséquent hors de celui de l’Évangile. Tant de troubles affreux qui ont désolé toute l’Europe depuis plus de vingt ans, tant de sang répandu, tant de scandales commis, tant de provinces ravagées, tant de villes et de villages mis en cendres, sont les funestes suites de cette guerre de 1672… » . On ne sait si le roi la lut. S’il l’avait lue, n’aurait-il pas été embastillé ? Toujours est-il que même s’il en a eu connaissance, il n’en a tenu aucun compte. En 1699, paraîtra Les aventures de Télémaque, œuvre qui valut à Fénelon disgrâce et bannissement car, sous la fiction, la critique du régime de Louis XIV était claire : condamnation de l’autoritarisme, de la politique étrangère agressive et du mercantilisme.
   Après lui, Jean-Baptiste Massillon, oratorien et futur évêque de Clermont, prononce l’oraison funèbre de Louis XIV, en 1715, et critique sévèrement les guerres du roi. Les monuments élevés à la gloire des conquêtes, que rappelleront-ils aux citoyens ? Il répond : « Vous leur rappellerez un siècle entier d’horreurs et de carnages : l’élite de la noblesse française précipitée dans le tombeau ; tant de maisons anciennes éteintes ; tant de mères point consolées, qui pleurent encore sur leurs enfants ; nos campagnes désertes, et au lieu des trésors qu’elles renferment dans leur sein, n’offrant plus que des ronces au petit nombre des laboureurs forcés de les négliger ; nos villes désolées ; nos peuples épuisés ; les arts à la fin sans émulation ; le commerce languissant ; vous leur rappellerez nos pertes, plutôt que nos conquêtes […
21. Ce principe juridique (que l’on trouve aussi sous la forme eius regio illius religio ou cujus regio ejus religio) établit le droit du souverain d’un pays d’imposer sa religion à ses sujets. C’est le juriste luthérien Joachim Stephani (1544-1623), professeur à l’université de Greifswald qui le formule dans son livre Institutiones iuris canonici en 1599 (lib. I cap. 7) (cf. GARRISSON Janine, SAUZET Robert, AUDISIO Gabriel, Les frontières religieuses en Europe du XVe au XVIIe siècle, Vrin, 1992).
   Le P. BONSIRVEN Joseph, sj remarque toutefois qu’avant que ce principe ait été formulé, il était appliqué dans le judaïsme : « …​ toutes les fois qu’ils furent maîtres, les Juifs appliquèrent le principe cujus regio illius religio : les Macchabées poursuivent et châtient leurs compatriotes apostats et impies, et imposent de force la circoncision à ceux qui par négligence ou par peur avaient négligé de se marquer du signe de l’alliance. Plus tard, les Asmonéens, faisant la conquête de l’Idumée, de l’Iturée et de la côte philistine, ne se contenteront pas d’en soumettre les habitants au tribut : ils les circonciseront pour en faire des Juifs authentiques. En conséquence, la loi romaine tiendra pour Juif tout circoncis » (Le judaïsme palestinien au temps de Jésus-Christ, Beauchesne, 1950, p. 71). Encore faut-il nuancer cette réflexion du P. Bonsirven. Ce que l’on constate dans l’histoire d’Israël, ne peut être interprété, ipso facto, comme une obligation, un précepte à appliquer. Au contraire, si l’idolâtrie n’est pas tolérée car insensée, le respect de l’étranger implique le respect de sa religion et exclut la coercition .
   Par ailleurs, on peut se demander si cette formule protestante ne consacre pas une tentation qui a existé du côté catholique ? JOURNET Ch., (in L’Église du Verbe incarné, I, Desclée de Brouwer, 1941, pp. 261-263) rappelle que le quatrième concile national de Tolède, en 633, s’est intéresse au cas des Juifs « qui avaient été forcés de se faire chrétiens sous le règne de Sisebut » (roi Wisigoth, 612-621, à ne pas confondre avec saint Sisebut mort en 1082 ni avec le moine Sisebut qui vécut un siècle plus tôt et composa sans doute le Te Deum laudamus) ». Le concile n’ose remettre en cause la validité des conversions extorquées et établit que ceux  qui avaient reçu les sacrements, devraient rester chrétiens. Mais précise le concile, « à l’avenir on ne devra jamais contraindre personne à croire. Le Seigneur, en effet, fait miséricorde à qui il veut, et il endurcit qui il veut (Rm, 9, 18). Ce n’est pas malgré eux que les Juifs doivent être sauvés, mais librement afin que toute justice soit gardée. C’est le consentement non la contrainte, la persuasion non la force, qui doivent faire les conversions »  Vers 1190, CLEMENT III interdit « à quiconque, de forcer les Juifs à recevoir le baptême contre leur gré » (Décrétales, lib. V, tit. VI, cap. IX) ; et vers 1250, INNOCENT IV rappelle à l’archevêque d’Arles les mêmes principes : « Il est contraire à la religion chrétienne qu’un homme, sans l’avoir jamais voulu et malgré son opposition absolue, soit forcé de devenir te de rester chrétien » (Décrétales, lib. III, tit. XLII, cap. III). On se rappelle aussi que saint Thomas estime que « pour les infidèles qui n’ont jamais accepté la foi, tels les Gentils et les Juifs, ils ne doivent en aucune manière être contraints à croire, car croire est un acte de volonté ». (II-IIae, qu. 10, a. 8). Enfin le concile de Trente déclarera que « l’Église n’exerce jamais de jugement sur quelqu’un qui n’est pas entré en elle par le porte du baptême » (Session XIV, De Poenitentia, cap. II). L’Église donc, en tant que telle, regarde au moyen âge comme inviolable le droit naturel des païens et ne veut pas qu’on baptise leurs enfants contre leur gré, ni qu’on les force eux-mêmes à croire. Il est clair, dès lors, que si des princes chrétiens même inspirés par certains théologiens ont procédé autrement, ils n’ont pas exprimé la vraie pensée de l’Église.
   Néanmoins, on sent une petite hésitation chez Vitoria. S’il estime qu’on ne doit pas contraindre au baptême  les infidèles qui ne sont pas soumis aux princes chrétiens, ou qui se sont soumis spontanément à eux à condition que leur religion soit respectée, les infidèles soumis aux princes chrétiens, par exemple par le droit d’une juste guerre, le prince ferait bien de les forcer à accepter la foi. Mais il ajoute qu’absolument parlant, à cause des inconvénients qui en résultent, une telle façon d’agir doit être écartée. « On sent, commente Journet, la présence du principe fameux du temps de la réforme : cujus regio illius religio ». « Je ne sais pas, écrit Vitoria, s’il est heureux que de nos jours les Sarrasins aient été forcés à la foi, et qu’on leur ait donné à choisir entre la conversion ou l’exil de l’Espagne. Bien souvent, ils ont choisi la conversion, et c’est pourquoi il y a tant de mauvais chrétiens. Sans doute, je n’hésite pas à le déclarer, si une cité tout entière comme Constantinople venait à la foi, et qu’il ne restât que trente ou quarante hommes pour refuser de se convertir, ils devraient être forcés et obligés de suivre la majorité de la population. Pareillement, je n’hésite pas à dire que, si le grand Turc se convertissait à la foi, il pourrait contraindre ses sujets par des peines à devenir chrétien… Tout ceci, bien sûr, à condition que la contrainte n’entraînât ni la simulation ni quelque plus grand mal. » (Commentaire de II-II, qu. 10, a. 8, n° 3-6) A propos de ce cas où une cité, « à l’exception d’une petite minorité, aurait demandé son incorporation dans la chrétienté de type médiéval, il y aurait eu, dit Journet, deux moyens de ne pas manquer de justice à l’égard de la minorité : le recours au pluralisme cultuel ou à l’expatriation, mais conçue comme une expropriation en vue de l’utilité publique et indemnisée. »
22. 1574–1655, pape de 1644 à 1655.
23. « C’est pourquoi Nous …disons et déclarons… que les dits articles… ont été de droit, sont et seront perpétuellement nuls, vains, invalides, iniques, injustes, condamnés, réprouvés, frivoles, sans force et effet, et que personne n’est tenu de les observer… encore qu’ils soient fortifiés par un serment… ; nous condamnons, réprouvons, cassons, annulons et privons de toutes forces et effets les dits articles et toutes les autres choses préjudiciables à ce que dessus ».
24. COMBLIN J., Théologie de la paix, II, Applications, Editions universitaires, 1963, p. 97.
25. 1717-1799, pape de 1775-1799.
26. Quod Aliquantum, 10-3-1791. Nous avons vu précédemment comment il fallait interpréter le passage repris ici de Rm 13, 1-7 et la critique de la liberté et de l’égalité développée par Pie VI.
27. 315-vers 368.
28. 1291-1352, pape de 1342-1352. Il est décrit comme dépensier et fastueux, habile en politique, dans la querelle des investitures notamment, théologien de valeur qui obtint la soumission de Guillaume d’Occam, il prit la défense des ordres mendiants et accorda sa protection aux Juifs que les populations rendaient responsables de l’épidémie de peste noire (Mourre).
29. Le  peuple « est toujours inconstant, facile à être trompé, entraîné à tous les excès, ingrat, arrogant et cruel ; qui se réjouit dans le carnage et l’effusion de sang humain. » (Allocution au Consistoire secret du 17-6-1793)
30. Id. Faisant un parallèle entre l’exécution de la reine Marie Stuart qui estimait « qu’une reine ne devait compte de sa conduite qu’à Dieu seul », Pie VI pense que Louis XVI mérite aussi la palme du martyre. Tous deux ont été victimes des réformés, victimes de la haine contre la religion catholique. Dans sa Lettre (3-3-1792) à l’empereur Léopold II (1747-1792), Pie VI prévient : « L’esprit d’impiété qui désole ce malheureux pays menace d’étendre ses ravages dans tous les autres États ; et, par la richesse dont ils disposent, par leurs complots, par leurs nouvelles opinions, enfin par tous les moyens de corruption qu’ils emploient ouvertement ou en secret, ces forcenés travaillent à anéantir partout les droits de la Religion, du trône et de la société. Ils attaquent la puissance de Dieu même pour faire disparaître entièrement l’autorité des Rois qui en est une émanation et dont sa volonté suprême est le plus ferme appui. Tandis que cette audace, jusqu’à présent inconnue, fait craindre de toutes parts les succès les plus désastreux, tandis que cette contagion devient de jour en jour plus terrible, et qu’elle étend au loin les influences d’un venin prêt à se développer par le bouleversement général de l’ordre public, à qui importe-t-il plus qu’aux rois de couper le mal dans ses racines et d’en étouffer entièrement le germe ? Vous occupez, Notre très cher Fils, le premier rang entre les Souverains. Vous pouvez donc être le promoteur et le chef d’une coalition nécessaire pour défendre la cause de Dieu, votre propre cause à tous et pour la faire triompher par la réunion de Vos forces. » (La lettre est arrivée après la mort de Léopold survenue le 1er mars)
31. 1740-1823, pape de 1800-1823.
32. Diu satis, lettre encyclique du 15-5-1800.
33. 1755-1824, roi de 1814-1815 et de1815-1824. Il est décrit comme voltairien et libertin (Mourre).
34. Entre la période révolutionnaire et 1814, il y avait eu pourtant le Concordat de 1801 signé par Bonaparte et Pie VII. Mais, ce concordat avait été suivi d’ « Articles organiques » que Napoléon ajouta subrepticement sans en avertir Pie VII ni ses légats qui protestèrent en vain en 1802. Ces « articles organiques » apportaient des restrictions par rapport à ce qui avait été conclu lors du Concordat.
35. Tous les princes européens y souscrivirent à l’exception du prince régent d’Angleterre et du pape qui ne voulait pas s’associer à des hérétiques. Cette alliance décida des interventions contre les mouvements révolutionnaires à Naples, au Piémont, en Espagne. L’Angleterre veilla à protéger contre l’Alliance les mouvements d’indépendance des colonies espagnoles d’Amérique. Mais la Russie, l’Angleterre et la France (qui se retira de l’Alliance en 1830) soutinrent la Grèce révoltée contre les Turcs (1827). Au nom de la Sainte-Alliance, la Prusse se montra hostile à l’insurrection polonaise contre la Russie (1831) et le tsar intervint contre le mouvement d’indépendance hongroise (1849). Si la Saint-Alliance ne put juguler toutes les révolutions libérales, elle maintint dans la paix jusqu’en 1854 les nations européennes.
   En 1815 également fut constituée la Quadruple-Alliance entre la Russie, l’Autriche, la Prusse et l’Angleterre contre toute velléité guerrière de la France.
36. L’article 2 stipule : « L’Autriche, la Prusse et la Russie, confessant ainsi que la nation chrétienne dont eux et leurs peuples font partie, n’a réellement d’autre souverain que celui à qui seul appartient en propriété la puissance, parce qu’en lui seul se trouvent tous les trésors de l’amour, de la science et de la sagesse infinie, c’est-à-dire Dieu, notre Divin Sauveur Jésus-Christ, le Verbe du Très-Haut, la Parole de Vie. Leurs Majestés recommandent en conséquence avec la plus tendre sollicitude à leurs peuples comme unique moyen de jouir de cette paix qui naît de la bonne conscience et qui seule est durable, de se fortifier chaque jour davantage dans les principes et l’exercice des devoirs que le Divin Sauveur a enseigné aux hommes. » (Cité in COMBLIN J., op. cit., II, pp. 98-99)
37. Mirari vos, 15-8-1832. L’insurgé est l’incarnation du mal. Grégoire XVI appelle Cathares et Vaudois des « enfants de Bélial, la honte et l’opprobre du genre humain ». (Id.)
38. Il faut ajouter que Grégoire XVI, dans le même temps fit parvenir un mémoire confidentiel mais énergique au gouvernement russe sur les graves difficultés et entraves que l’Église catholique connaissait en Russie. Le gouvernement russe fit la sourde oreille. Alors que la persécution des catholiques était réelle, le pape sous l’influence de Metternich, ne protesta pas mais écrivit à Nicolas Ier non une lettre de protestation mais tout en assurant le Tsar que l’Église catholique réprouvait la rébellion contre un pouvoir légitime, exprimait à l’empereur sa confiance dans la bienveillance du tsar demandant aussi que le tsar ait confiance dans l’exercice de son ministère apostolique en Russie et en Pologne. Le tsar l’assura de sa tolérance. N’empêche que, en 1837, l’Église grecque-unie de Russie fut « purifiée », russifiée et unie à l’Église orthodoxe, église d’État. Malgré une intervention du pape, la conversion à l’orthodoxie fut accélérée. d’autres affaires en Pologne notamment nourrirent une correspondance entre Nicolas Ier et le pape. Aucune détente dans le sort de l’Église catholique dans l’Empire russe. En 1842 dans son Allocution Haerentem diu animo le pape dévoile au monde entier l’oppression subie par les catholiques et expose publiquement les efforts qu’il a faits en faveur de l’Église catholique dans l’Empire russe et fait appel une fois encore à la magnanimité de Nicolas Ier. Le gouvernement russe répondit quelques mois plus tard : « le cabinet impérial sera toujours disposé à s’entendre avec le Saint-Siège sur les intérêts de l’Église catholique en Russie et en Pologne, toutes les fois qu’il lui en témoignera le désir par les voies usitées, mais, que, forte de la pureté de ses intentions, Sa majesté Impériale n’entend renoncer à aucun de ses droits, qu’Elle tient de la Providence. » Encouragée par ce message, l’Église réclame la liberté religieuse pour les grecs-unis et les catholiques romains, le respect de sa juridiction, la restitution de ses biens et la possibilité d’avoir un représentant en Russie. En vain. DE 1842 à 1844, de nouveaux oukases attaquèrent l’Église catholique. En 1845, rencontre entre Grégoire XVI et Nicolas Ier qui promit : « Tout ce qui peut être fait pour la réalisation des intentions du Saint-Père, sans heurter de front les lois organiques de l’Empire, les droits et canons de l’Église dominante, sera fait. ». Après la mort de Grégoire XVI, la négociation se poursuivit avec Pie IX. De 1846 à 1847 plus de vingt conférences, concordat incomplet mais qui fut vite, dans ses points positifs contredit par de nouvelles mesures anti-catholiques. (Cf. OLSZAMOWSKA-SKOWRONSKA Sophie, La correspondance des papes et des empereurs de Russie (1814-1878), in Miscellanea Historiae Pontificiae, vol XIX, Pontificia Università Gregoriana, 1970, pp. 35-90.
39. Théologie de la paix, II, Applications, op. cit., p. 97.
40. BENOÎT XIV, Lettre Quoniam mater à l’Ordre de Jérusalem, 17-12-1743.
41. Quelques exemples : Grégoire VII (1015/20-1085) contre l’empereur Henri IV. Celui-ci écrit au pape le 27-3-1076 : « Henri, roi non par usurpation mais par la sainte ordination de Dieu, à Hildebrand, qui n’est plus pape, mais faux moine ! Tu as bien mérité pour ta confusion cette forme de salut, toi qui dans ta conduite des choses de l’Église, t’es fait un jeu de mettre la confusion là où on attend la dignité, la malédiction là où l’on attend la bénédiction… Tu as escaladé les degrés : par astuce, moyen si opposé à la profession monastique, tu as eu l’argent ; par l’argent, la faveur ; par la faveur, les armes ; par les armes, le siège de Paix. Et du siège de Paix, tu as troublé la paix. Tu as armé les sujets contre les prélats… » (cité in COMBLIN J., op. cit., II, p. 121). Grégoire IX (1145-1241)et Innocent IV (1180/1190-1254) contre Frédéric II. L’empereur déclare : « L’Église dévorée d’avarice et de concupiscence, ne se contente plus de ses propres biens, elle entend déshériter les empereurs, rois et princes et en faire ses tributaires… Ils disent que la cour de Rome est notre mère et notre nourrice. N’est-elle pas plutôt l’origine et la racine de tous les maux ? Ses actes ne viennent pas d’une mère, il faut y reconnaître plutôt les excès d’une marâtre… Voilà les mœurs des Romains, voilà les ruses grossières dans lesquelles les prélats cherchent à capter les peuples et les incrédules, pour « esmoucher [chasser] leurs écus », asservir les hommes libres, troubler les pacifiques… » (Cité in LAGARDE G. de, La naissance de l’esprit laïque au Moyen-Age, I, Nauwelaerts, 1956, p. 162) Boniface VIII (1235-1303) contre Sciarra Colonna en Italie. Dante, dans La divine comédie, place Boniface VIII en enfer et déclare : « Ce n’est pas contre les infidèles, les Sarrasins ou les Juifs que part en guerre le chef des modernes Pharisiens : il n’a d’ennemis que parmi les chrétiens. » (Enfer, XXVII, 85-88). Jean XXII (1244-1334) contre Louis IV de Bavière. Etc..
42. Par exemple : Léon IX (1002-1054), Grégoire VII encore, Jules II (1443-1513), Adrien VI (1459-1523). Juan Luis Vives, juif converti au catholicisme, théologien et philosophe humaniste écrit précisément à Adrien VI : « Ce qu’on attend d’abord de vous, c’est de faire la paix entre les princes. De nos jours, la guerre se fait entre les chrétiens presque que plus cruellement qu’entre païens. On dit que le Christ est un Père et entre soi, on se traite non en frères, mais en ennemis. Ne dites pas que vous êtes dans l’impuissance de faire cette paix. Ayez le courage de ne pas chercher comme tant de papes et tant de savants, des prétextes pour défendre la légitimité de la guerre. Dites que la guerre entre chrétiens est criminelle et malfaisante ; blâmez-la absolument comme une dispute entre des membres du même corps, puisqu’il n’ya dans le Christ ni Espagnols, ni Français. » (cité in COMBLIN J., op. cit., II, p. 124).
43. Erasme dira (Querela pacis) : « Que dirais-je de ces Saints Sacrements et de ces sacrifices qu’on traîne dans le camp et en présence desquels on court, rangés en lignes de bataille, le frère enfonçant son fer dans la poitrine de son frère, pendant qu’on fait du Christ le spectateur de ces infâmes forfaits. Mais ce qui est le comble de l’absurdité, c’est de voir dans les deux camps briller le signe de la Croix : la messe y est dite dans un camp comme dans l’autre. Y a-t-il quelque chose de plus monstrueux ? Comment la Croix combat-elle la Croix ? Le Christ peut-il combattre le Christ ? »
44. Pape de 1572-1585.
45. Dans la nuit du 23 au 24 août 1572.
46. Cité par COMBLIN J., op. cit., II, p. 111.
47. Pape de 1592-1605.
48. « Cet édit, le plus mauvais qui se pouvait imaginer, permettait liberté de conscience à tout un chacun, qui est la pire chose au monde. Grâce à lui, les hérétiques allaient envahir les charges et les Parlements pour promouvoir et avancer l’hérésie et s’opposer désormais à tout ce qui pourrait tourner au bien de la religion. » (Cité par COMBLIN J., op. cit., II, p. 111.) Henri IV s’était ainsi défendu devant le Parlement de Paris : « Ce que j’en ai fait est pour le bien de la paix, je l’ai fait au dehors, je le veux faire au-dedans de mon royaume… Ne m’alléguez point la religion catholique ; je l’aime plus que vous, je suis plus catholique que vous : je suis fils aîné de l’Église ?, nul de vous ne l’est, ni ne peut l’être… Je suis Roi maintenant et je parle en Roi. Je veux être obéi. » (Id., p. 112).
49. « … l’univers étonné de voir dans un événement si nouveau la marque la plus assurée comme le plus bel usage de l’autorité, et le mérite du prince plus reconnu et plus révéré que son autorité même. Touché de tant de merveilles, épanchons nos cœurs sur la piété de Louis, poussons jusqu’au ciel nos acclamations et disons à ce nouveau Constantin, à ce nouveau Théodose, à ce nouveau Marcien, à ce nouveau Charlemagne, ce que les six cent trente Pères dirent autrefois au concile de Chalcédoine : « Vous avez affermi la foi ; vous avez exterminé les hérétiques ; c’et le digne ouvrage de votre règne ; c’en est le propre caractère. Par vous, l’hérésie n’est plus. Dieu seul a pu faire cette merveille. Roi du ciel, conservez le roi de la terre : c’est le vœu des Églises ; c’est le vœu des Evêques. » » (Oraison funèbre de Michel Le Tellier, le chancelier qui signa la révocation).

⁢iii. Des pacifistes au XVIe siècle ?

⁢a. La non-violence évangélique

Les premiers mouvements pacifistes sont nés au sein du christianisme. L’interdiction de tuer a été prise au pied de la lettre. Cette interprétation a été renforcée par le commandement de l’amour et par la certitude d’anticiper dès ici-bas le Royaume de Dieu, Royaume d’amour et de paix. Ce pacifisme chrétien implique dès l’origine une méfiance vis-à-vis des pouvoirs temporels qui n’hésitent pas à utiliser la violence et la guerre.

Durant les trois premiers siècles, les chrétiens furent nombreux à embrasser ce pacifisme surtout par désir de ne pas servir un empereur païen mais aussi parce que tuer leur paraissait incompatible avec leur vocation chrétienne. «  Le Seigneur a ôté son épée à tout soldat quand il a désarmé Pierre » écrit Tertullien⁠[1]. Il est plus légitime pour un chrétien d’être tué plutôt que de tuer⁠[2]. Tertullien toutefois estime que le pouvoir politique a le droit de maintenir l’ordre même par des moyens coercitifs.

Maurice Barbier⁠[3] présente deux non-violents comme deux exceptions. Saint Martin qui déclare, selon Sulpice Sévère⁠[4], à l’empereur Constant, vers 341, alors qu’il n’y a plus de risque d’idolâtrie dans l’armée : « Je suis soldat du Christ ; il ne m’est pas permis de combattre »[5]. Paulin de Nole⁠[6] félicite saint Victrice⁠[7] d’avoir abandonné ses armes pour suivre le Christ : « Tu as jeté les armes de sang pour revêtir des armes de paix, refusant d’être armé par le fer par ce que tu l’étais par le Christ »[8].

Si l’on cherche une position officielle, on peut citer le pape Nicolas Ier qui écrit aux Bulgares en 866 : « Les passions de la guerre et des combats, et les causes de toutes querelles, ont été inventées sans aucun doute par la fourberie de l’art diabolique, et seul l’homme avide d’étendre son pouvoir, ou esclave de la colère, de l’envie ou de quelque autre vice, pourra rechercher ces choses et s’y complaire. C’est pourquoi, hors le cas de nécessité, c’est non seulement en temps de carême, mais en tout temps, qu’il faut s’abstenir de combattre. » ⁠[9]

Mais ce sont surtout les sectes dissidentes qui vont reprendre l’exigence évangélique de non-violence⁠[10] mais elles seront tôt ou tard confrontées à la persécution ou à la défense par les armes. Certaines de ces sectes seront tentées de passer aux actes dans leur mouvement de contestation.⁠[11]


1. L’idolâtrie, 19.
2. Apologétique, 37.
3. In VITORIA Fr. de, Leçons sur les Indiens et sur le droit de guerre, Droz, 1966, p. LVI.
4. Auteur d’une Vie de saint Martin, au début du Ve siècle.
5. De vita beati Martini, 4, P.L., 20, 162.
6. Vers 353-431, saint Paulin est surtout connu comme poète.
7. Un des premiers évêques de Rouen, mort vers 415.
8. Ep. XVIII, 7, P.L., 61, 240.
9. Cité in JOURNET Ch., L’Église du Verbe incarné, I, op. cit., p. 362.
10. Les Vaudois, par exemple (du nom d’un certain Vaudès (vers 1130-1217) ou Valdès). Ce sont des laïcs guidés par la pureté de l’Église primitive, pauvres, dévoués à la prédication de l’Évangile. Cette pratique fut l’élément déterminant dans leur condamnation (1215, Latran IV) car le ministère de la parole était réservé aux clercs. Ils refusent la construction hiérarchique de l’Église, ils considèrent que les sacrements célébrés par des prêtres indignes ne sont pas valides, ils s’opposent à tout élément lié au culte : cimetières, églises, habits religieux, encens, eau bénite, images, cloches, etc., ils refusent toute pratique ou cérémonie qui n’est pas justifiée par les Écritures et surtout le Nouveau Testament : procession, jeûne, adoration de la croix, signe de croix, indulgences, prières pour les défunts. Ils refusent les serments, la peine de mort et tout acte de violence. Le mouvement vaudois s’éteint au XVIe siècle, absorbé par la Réforme. On peut aussi ranger dans ce camp de purs non-violents : les Mennonites, les Sociniens, les Huttérites au XVIe siècle, les Amish au XVIIe siècle, héritiers de l’anabaptisme pacifique. Les Quakers seront en général non violents mais n’excluent pas la participation à une guerre juste.
11. C’est le cas des Lollards au XIVe siècle, des Hussites au XVe siècle, des anabaptistes révolutionnaires et des puritains engagés dans la chasse aux sorcières.

⁢b. qu’en est-il dans le protestantisme classique ?

Luther

Luther a eu longtemps, dans la famille catholique, la réputation d’être pacifiste⁠[1], ce qui à une certaine époque était considéré comme une hérésie. Jusqu’au XXe siècle, plusieurs auteurs catholiques en furent persuadés. En 1520, le pape Léon X⁠[2], dans la bulle Exsurge Domine dénonce les erreurs de Martin Luther et, parmi celle-ci, l’affirmation « Se battre contre les Turcs, c’est s’opposer à Dieu qui par eux visite nos iniquités »[3]

En 1529, Sepùlveda dénonce le pacifisme en écrivant :  « …et je sais que non seulement tu tiens pour suspects d’impiété, mais encore pour odieux et dangereux ces hommes dont j’entends se propager les murmures, qui, sous couleur de christianisme, affirment que la tolérance chrétienne interdit que l’on s’oppose par les armes à la violence des Turcs, instruments de la colère de Dieu, que l’on doit vaincre par la patience et non par la force. »[4] Vitoria précisera : « bien que l’unanimité se fasse parmi les catholiques en cette matière, Luther, cependant, lui qui s’est même de tout en souillant tout, affirme que les chrétiens n’ont pas le droit de prendre les armes même contre les Turcs ».⁠[5] d’une manière générale, les penseurs espagnols de l’époque répéteront cette prise de position, pour la condamner.⁠[6]

qu’en est-il exactement ?

Dans son long commentaire du quatrième commandement, Luther loue l’obéissance aux « autorités supérieures », au prince, « père de tous les habitants d’un même pays » et condamne la révolte : « Celui qui est soumis, respectueux, serviable et qui s’acquitte avec plaisir des devoirs que l’honneur lui impose, est agréable à Dieu et aura pour récompense de la joie et du bonheur. Celui, au contraire, qui ne se soumet pas volontairement, mais qui résiste et se révolte, ne peut attendre ni miséricorde ni bénédiction (…). Et d’où vient que le monde est si plein d’infidélité, de honte, de misère et de meurtre, si ce n’est de ce que chacun veut être son propre maître et faire ce qui lui plaît ? »[7] Dans le commentaire du cinquième commandement, il précise que « ce commandement ne concerne pas les autorités, et que le pouvoir d’ôter la vie ne leur est pas ôté ; car Dieu a donné aux magistrats le pouvoir de punir, comme il l’avait donné autrefois aux parents qui étaient obligés de traduire eux-mêmes leurs enfants en justice et de les condamner à mort (Dt 21, 18-21). Cette défense n’est donc pas faite à ceux qui sont appelés à exercer la justice, mais à chacun de nous en particulier »[8]. Il faut donc se soumettre aux autorités supérieures et elles seules ont le droit de tuer. Comme le remarque un commentateur, « s’il faut obéir à l’autorité, c’est celle-ci et non plus l’instance de la conscience ou le Droit qui décide de la « guerre juste » et de la « guerre injuste ». Mais dans une guerre, ce sont deux autorités qui se font face et chacun des ennemis conduirait donc une guerre juste et toutes les guerres alors seraient justes puisque Luther refuse de nous soumette un quelconque critère religieux ou moral ou juridique autre que l’interdiction de pratiquer sa foi -la nouvelle foi, cela va de soi. La soumission à l’autorité qui en a décidé est donc le seul critère de la guerre juste. »[9]

Bref, l’autorité temporelle a le droit et le devoir de « porter  le glaive ».⁠[10] car c’est pour cela qu’il porte le glaive afin de maintenir dans la crainte -pour qu’ils laissent aux autres paix et repos- ceux qui ne se soucient pas de cet enseignement divin. En cela non plus il ne cherche pas son propre avantage, mais le profit du prochain et l’honneur de Dieu ; sans doute aimerait-il lui aussi se tenir tranquille et laisser reposer son épée, si Dieu n’avait pas prescrit cela pour réprimer les méchants […] ainsi, le prince qui gagne la guerre, c’est celui par qui Dieu a battu les autres » (Magnificat, 1521)
   « En premier lieu, il nous faut fonder solidement le droit temporel et le glaive, de telle manière que personne ne puisse douter qu’ils existent en ce monde de par la volonté et par l’ordre de Dieu[…] Si donc le Christ n’a pas porté le glaive, et s’il n’en a pas fait l’objet d’un enseignement, il suffit qu’il ne l’ait pas interdit ni aboli, mais reconnu. » (De l’autorité temporelle et des limites de l’obéissance qu’on lui doit, 1523) ]

En fonction de ces principes, comment Luther a-t-il réagi face aux conflits ou aux menaces de conflit de son temps ?

Quel attitude eut-il, par exemple, lors de la guerre des paysans qui de, 1524 à 1526, qui fit rage dans de nombreuses régions d’Allemagne. Rappelons que ces paysans qui vivaient dans des conditions misérables réclamaient avec modération plus de justice au nom de l’Évangile⁠[11].

A leur tête se trouvaient nobles mécontents et des chefs anabaptistes qui vont donner une justification religieuse à la révolte⁠[12] en faire ? L’employer à supprimer et à anéantir les méchants qui font obstacle à l’Évangile, si vous voulez être de bons serviteurs de Dieu. Le Christ a très solennellement ordonné (Lc 19, 27) : saisissez-vous de mes ennemis et étranglez-les devant mes yeux… Ne nous objectez pas ces fades niaiseries que la puissance de Dieu le fera sans le secours de votre épée ; autrement elle pourrait se rouiller dans le fourreau. Car ceux qui sont opposés à la révélation de Dieu, il faut les exterminer sans merci, de même qu’Ezéchias, Cyrus, Josias, Daniel et Elie ont exterminé les prêtres de Baal. Il n’est pas possible autrement de faire revenir l’Église chrétienne à son origine. Il faut arracher les mauvaises herbes des vignes de Dieu à l’époque de la récolte. Dieu a dit (Moïse 5, 7) : « Vous ne devez pas avoir pitié des idolâtres. Détruisez leurs autels, brisez leurs images et brûlez-les, afin que mon courroux ne s’abatte sur vous ! » » (MARX et ENGELS Fr., op. cit ., pp. 112-113). Son programme « frisait le communisme » : aucune différence de classe, aucune propriété privée, aucun pouvoir d’État, biens en commun et égalité la plus complète (id., pp. 114-115). Son langage devait plaire aux pères du communisme moderne : « Ce sont les seigneurs eux-mêmes qui sont responsables de ce que les pauvres deviennent leurs ennemis. S’ils se refusent à supprimer la cause de la révolte, comment veulent-ils supprimer la révolte elle-même ? Ah ! mes chers seigneurs, comme le Seigneur frappera joliment parmi les vieux pots avec une barre de fer ! Si vous me dites, à cause de cela, que je suis rebelle, eh bien, soit, je suis un rebelle ! » « Ecoute, j’ai placé mes paroles dans ta bouche, afin que tu déracines, brises, détruises, renverses, que tu construises et que tu plantes. Un mur de fer contre les rois, les princes, les prêtres et contre le peuple est érigé. qu’ils se battent ! la victoire est certaine, pour la ruine des puissants tyrans impies. » (Ecrits politiques de Th. Müntzer, in MARX et ENGELS, op. cit., p. 116)
   Comment la protestation religieuse a-t-elle pu s’associer à la protestation politique ? Comment la réforme a-t-elle pu susciter des hérésies radicales, il n’y a rien d’étonnant à cela selon certains auteurs : « la nature même de la réforme protestante la rendait vulnérable à d’infinies interprétations. Détrôner le pape et détruire la hiérarchie ecclésiastique encourageait toutes les dissidences ; affirmer que la foi seule sauve libérait l’action ; fonder la vérité sur les seules Écritures, offertes aux simples fidèles dans leur langue de tous les jours, faisait de tout un chacun un prêtre. Plus menaçante encore pour le Réformateur, la revendication de la liberté religieuse se doublait chez les radicaux de tout poil qui poussaient aux marges de  « sa » réforme, d’exigences sociales et politiques proprement révolutionnaires. Là où lui exaltait la « liberté » du chrétien », liberté purement spirituelle s’entend, certains s’empressaient de la traduire en liberté, ici et maintenant. Là où lui abolissait la hiérarchie de sainteté entre l’ordre sacerdotal et les simples croyants et affirmait que tous les chrétiens étaient égaux devant Dieu, eux s’écriaient qu’il ne devait pas y avoir de hiérarchie et que tous étaient égaux, ici et maintenant. » (BARNAVI Elie et ROWLEY Anthony, Tuez-les tous ! La guerre de religion à travers l’histoire, VIIe-XXIe siècle, Perrin, 2006, pp. 49-50). ].

Pour Luther, cette guerre est illégitime puisque les paysans nient l’autorité dont ils dépendent. C’est avec une violence extrême qu’il dénonce l’action des paysans dans un libelle intitulé « Contre les hordes criminelles et pillardes des paysans » au début du mois de mai 1525.⁠[13]

Le ton de cette lettre est très dur. Luther reprochent trois péchés aux insurgés : ils ont rompu leur vœu d’obéissance à l’autorité, ils pillent et saccagent cloîtres et châteaux et couvrent de l’Évangile leur péché. En fait, ils servent le diable. « Je crois, écrit Luther, qu’il n’y a plus un seul diable en enfer, mais que tous sont entrés dans les paysans ». Ils sont d’ailleurs menés par l’ « archidiable » qui n’est autre que Müntzer. Il n’y a « rien de plus venimeux, de plus nuisible et de plus diabolique qu’un insurgé » et donc celui qui « le premier qui peut l’égorger commet une bonne action ». Le seigneur qui « en a le pouvoir et ne châtie pas, que ce soit par meurtre ou par effusion de sang, […] est responsable de tous les meurtres commis par ces coquins » : « c’est l’heure du glaive et de la colère et non pas l’heure de la grâce ». « Pourfende, frappe et étrangle qui peut ». « Un prince peut, en répandant le sang gagner le ciel mieux que d’autres en priant. » L’autorité doit « frapper avec bonne conscience ». Il a pour lui la parole de Dieu telle qu’elle s’exprime dans l’Epître aux Romains (13, 1-4). « Le paysan qui y perdra la vie sera perdu corps et âme et appartiendra éternellement au diable »

Ainsi encouragée, la répression fut terrible. Dès le 12 mai et le 15 mais, les différentes bandes de paysans furent anéanties par des armées professionnelles mobilisées par les princes. On estime que sur 300.000 insurgés, 100.000 furent massacrés.

Cette hécatombe interpella la conscience de nombreux réformés qui tinrent Luther pour responsable de la brutalité de la riposte⁠[14].

Au mois de juillet de cette même année 1525, Luther répond longuement⁠[15] à ses détracteurs dans une lettre adressée au comte de Mansfeld.⁠[16]

Rappelant qu’il a pour lui l’épître aux Romains et maint texte de l’Ancien testament, Luther accuse : « c’est se mêler aux séditieux que de s’occuper d’eux, les plaindre, les justifier et avoir pitié d’eux, alors que Dieu n’a pas pitié d’eux mais qu’il veut les voir châtiés et détruits ». Ceux qui condamnent son livre « ce sont sûrement des partisans des paysans, des séditieux et de vrais bouchers, ou bien ils sont égarés par de telles gens. » Ce sont des « flatteurs dix fois pires des gredins criminels et des paysans cruels », des « meurtriers sanguinaires ». Le contradicteur n’est « qu’une araignée qui suce du venin de la rose ». Derrière sa « fourberie » il voit « le diable noir et hideux ». Il ne sert à rien de rappeler au réformateur le devoir de miséricorde car « les paroles qui traitent de miséricorde concernent le royaume de Dieu et les chrétiens, et non pas le royaume temporel », « royaume de la colère et de la rigueur », « le pouvoir temporel, par grande miséricorde, doit être sans miséricorde ». Il persiste donc et signe : « ce que j’ai écrit alors, je l’écris encore maintenant. Que personne n’ait la moindre pitié pour les paysans entêtés, endurcis et aveuglés qui ne se laissent rien dire, mais que frappe, pourfende, étrangle et donne des coups parmi ces gens comme parmi des chiens enragés, qui le peut et comme il le peut ». » Il renchérit : « un insurgé ne mérite pas qu’on lui réponde par la raison ; il ne l’accepte d’ailleurs pas ; mais c’est avec le poing qu’il faut répondre à ces individus, que le sang leur jaillisse par le nez. Les paysans aussi n’ont pas voulu entendre et ne se sont rien laissé dire ; il a fallu alors leur débrider les oreilles avec des pierres à arquebuse, afin que les têtes sautent en l’air ». Les autorités devaient, « sans attendre, frapper dans la foule des insurgés, sans se soucier de savoir si elles atteignent des coupables ou des innocents. Et si elles frappaient des innocents, elles ne doivent pas en faire un cas de conscience, mais reconnaître que par là, elles accomplissent le service de Dieu ».⁠[17]

Essentiellement la faute des paysans c’est de s’être insurgés⁠[18] alors qu’ils avaient la paix et la sécurité. Faisant allusion à leur situation économique, Luther estime qu’ils devraient apprendre « dorénavant à remercier Dieu d’avoir dû livrer une vache pour pouvoir jouir en paix de l’autre. » Quant à leur rêve d’égalité politique, Luther lui oppose cette sentence : « L’âne veut avoir des coups, et la plèbe être gouvernée par la force ».⁠[19]

Enfin, si certains, lors de la répression ont abusé de leur pouvoir, écrit-il, « ce n’est pas de moi qu’ils l’ont appris »

A la question de savoir « Les soldats peuvent-ils être en état de grâce ?[20], Luther répond positivement: « C’est pourquoi aussi Dieu honore si grandement le glaive, au point qu’il le nomme son ordre propre […] Ainsi donc, il faut considérer avec des yeux d’homme la raison pour laquelle l’office de la guerre ou du glaive égorge et agit avec cruauté ; on trouvera alors la preuve que cet office est divin en soi et qu’il est aussi utile et nécessaire au monde que le manger et le boire ou toute autre œuvre. […] Je serais presque tenté de me vanter que, depuis le temps des Apôtres, personne d’autre que moi n’a aussi clairement décrit et aussi excellemment exalté le pouvoir du glaive temporel et l’autorité. »

Pour ce qui est de la guerre contre les Turcs, le texte de Luther qui a inspiré à Léon X la condamnation signalée se trouve dans un opuscule de 1518 consacré à la pénitence et à l’absolution des péchés⁠[21] où le réformateur écrit : « Bien que beaucoup de gens d’Église, et non des moindres, ne songent à rien d’autre qu’à guerroyer contre le Turc, il va de soi qu’ils s’apprêtent à faire la guerre non pas à leurs injustices, mais à la verge qui châtie celle-ci, et qu’ils vont ainsi s’opposer à Dieu, lui qui nous dit : par cette verge, j’éprouve vos iniquités puisque vous-mêmes ne les éprouvez pas. »[22] Il est clair que Léon X a simplifié la pensée de Luther en négligeant tout le contexte.

Or, en 1529, Luther consacre un livre à La guerre contre les Turcs où sa position est claire : « De stupides prédicateurs font croire au peuple qu’on ne doit pas combattre les Turcs ; des extravagants enseignent qu’il est défendu aux chrétiens de leur résister les armes à la main. » Et il explique la citation de 1518 qui inspira à Léon X sa condamnation et pourquoi il écrivait que combattre les Turcs s’était s’opposer à Dieu : « C’est parce que c’était une guerre religieuse à laquelle on nous conviait, la guerre du Pape, guerre qu’il ne voulait pas lui-même sérieusement, la guerre de Dieu contre l’incrédulité. Non, le chrétien ne doit pas défendre sa foi avec des armes charnelles ; car s’il en était ainsi, c’est le Pape lui-même qu’il nous faudrait combattre. Néanmoins, dans ce péril qui nous menace, les chrétiens ont leur rôle aussi : Christianus doit combattre aussi bien que Carolus…. »

Difficile donc de considérer Luther comme un pacifiste…⁠[23] Selon un commentateur, « Luther préférait le bon vieux droit germanique aux subtilités érudites du droit romain, ce qui revient à dire que le triomphe de la force était pour lui le jugement de Dieu. »[24]

Il faut toutefois reconnaître que la position de Luther a évolué et qu’il fut très embarrassé par sa propre volonté de respecter et faire respecter l’autorité légitime à part celle du Pape. Paul (Rm 13) l’a persuadé que le chrétien doit respecter l’autorité civile pour ce qui est du royaume terrestre, de la sphère temporelle et même si cette autorité est tyrannique. On a vu que ce principe justifiait son opposition à la guerre des paysans. Le problème va se poser de nouveau lorsque les princes catholiques constituèrent une ligue de défense face aux États luthériens et que ceux-ci envisagèrent à leur tour une alliance semblable. Tous ces princes étant, par ailleurs, sujets de l’empereur catholique Charles-Quint. Luther n’était pas partisan d’une telle alliance même défensive car elle témoignait d’un manque de confiance en Dieu, risquait d’entraîner une guerre préventive en soi impie et associait des États gagnés aux théories « blasphématoires » de Zwingli⁠[25]. Il admettait une alliance avec les puissances catholiques contre les Turcs par exemple mais refusait « un pacte ou une alliance de défense sans l’existence d’un danger préalable. Il continuait également à refuser une alliance dirigée contre l’Empereur, qui restait pour lui une autorité instituée par Dieu, et donc légitime. »[26] Une attaque contre un territoire catholique était pour lui impensable et même si l’Empereur était injuste, il fallait supporter l’injustice aussi longtemps que l’Empereur serait empereur. La position de Luther ne fut guère appréciée et Luther, en 1530, finit par changer d’avis dans la mesure où il estima que l’Empereur avait agi illégitimement en exigeant, cette année-là, que les États protestants reviennent dans les six mois à l’ancienne religion en attendant qu’un concile prenne une décision. La résistance devenait légitime. Dès lors, Luther accepta mais à contrecoeur⁠[27] la Ligue de Smalkalde (1531), association d’assistance mutuelle, en lui recommandant la modération, autorisant la résistance en cas d’attaque pour motif religieux, interdisant toute guerre préventive. Si jamais l’Empereur déclenchait une guerre, ce qui ne se produisit pas, « ce serait sous l’influence des évêques et du pape, contre lesquels il est licite de se défendre. Dans une telle guerre, […] l’Empereur n’interviendrait pas en tant qu’Empereur, mais en tant que « soldat et brigand du pape » »[28]. Contre le pape, l’ « Antéchrist », la « bête de l’abîme », la révolte est un devoir.

Jean Calvin

Aussi convaincu que Luther par le chapitre 13 de l’Epître aux Romains, Calvin, la paix civile doit être respectée, de même que tout pouvoir qui vient de Dieu. Un sujet ne peut se révolter contre un pouvoir même s’il est tyrannique. Pour le Réformateur, très classiquement, « il y a des guerres justes, et il est donc légitime que les princes et magistrats organisent leurs armées et fassent même des alliances miliaires avec leurs voisins. »[29] Mais est-il permis de défendre le royaume de Jésus-Christ par les armes ?

La réponse est nuancée mais positive : « Car quand il est commandé aux rois et aux princes de faire hommage au Fils de Dieu, non seulement ils sont admonestés de s’assujettir quant à leurs personnes sous son obéissance et sa domination, mais aussi d’employer tout ce qu’ils ont de puissance pour maintenir l’Église et défendre la vraie religion. […] bien que les rois fidèles maintiennent le royaume de Jésus-Christ par le glaive, toutefois cela se fait bien d’une autre façon que les royaumes mondains n’ont coutume d’être défendus. Car comme le royaume du Christ est spirituel, ainsi il faut qu’il soit fondé en la doctrine et en la vertu su Saint-Esprit. En cette même sorte aussi se parfait son édification ; car ni les lois, ni les édits des hommes n’entrent jusque dans les consciences. Cela toutefois n’empêche point que par accident les princes ne maintiennent et défendent le royaume de Jésus-Christ ; en partie quand ils ordonnent et établissent la discipline externe, en partie quand ils prêtent leur protection et défense à l’Église contre les méchants. Toujours est-il que la perversité du monde fait que le royaume de Jésus-Christ est plus confirmé et établi par le sang des martyres que par la force des armes. »[30]

Dans la première préface de la Bible de Genève (1535), Calvin déclare : « Et vous, rois, princes et seigneurs chrétiens, qui êtes ordonnés de Dieu pour punir les iniques et entretenir les bons en paix selon la Parole de Dieu, à vous il appartient de faire publier, enseigner et entendre par tous vos pays, régions et seigneuries cette sainte doctrine tant utile et nécessaire, afin que par vous Dieu soit magnifié et son Évangile exalté, comme de bon droit il appartient que tous rois et royaumes, en toute humilité, obéissent et servent à sa gloire. Pour ce faire, il ne suffit pas de confesser Jésus-Christ et faire profession d’être siens pour en avoir le titre sans la vérité et la chose ; mais il faut donner lieu à son saint Évangile et le recevoir en parfaite obéissance et humilité, ce qui est bien l’office d’un chacun. Mais il appartient spécialement à vous de faire qu’il ait audience et qu’il soit publié par vos pays pour être entendu de tous ceux qui vous sont commis en charge, afin qu’ils vous reconnaissent serviteurs et ministres de ce grand roi, pour le servir et honorer en vous obéissant sous sa main et conduite. […] [Il faut encore] procurer que la bonne doctrine de vérité et pureté de l’Évangile demeure en son entier, que la sainte Écriture soit fidèlement prêchée et lue, que Dieu soit honoré selon la règle d’icelle, et l’Église bien policée, que tout ce qui contrevient ou à l’honneur de Dieu ou à la bonne police de l’Église soit corrigé et abattu, tellement que le règne de Jésus-Christ fleurisse en la vertu de sa Parole. »[31]

Calvin a été surtout choqué par les excès des anabaptistes et de tous les fauteurs de désordres. On sait aussi qu’il a sa part de responsabilité dans la condamnation à mort de Michel Sevret bien qu’il ait réclamé une mort moins spectaculaire et douloureuse que la mort sur le bûcher.⁠[32]


1. Disons d’emblée que Luther n’envisage pas la conversion à la « pointe de l’épée » : « Je ne suis pas pour que l’on gagne la cause de l’Évangile par la violence et les effusions de sang. C’est par la parole que le monde a été vaincu, c’est par la parole que l’Église s’est maintenue, c’est par la parole qu’elle sera remise en état, et de même que l’Antéchrist s’en est emparé sans violence, il tombera aussi sans violence. » (in Lettre à Georg Burckhard, dit Spalatin, du 16-1-1521). Spalatin (1484-1545), juriste et théologien, était le principal conseiller ecclésiastique de l’électeur de Saxe.
   Tous ne l’envisageaient pas ainsi. Dans une correspondance adressée à Martin Luther, en 1520, on peut lire cette question posée à propos des prêtres romains : « Si le déchaînement de leur furie devait continuer, il me semble qu’il n’y aurait certes meilleur moyen et remède pour le faire cesser que de voir les rois et les princes intervenir par la violence, attaquer cette engeance néfaste qui empoisonne le monde et mettre foin à leur entreprise par les armes et non par la parole. De même que nous châtions les voleurs par la corde, les assassins par l’épée, les hérétiques par le feu, pourquoi n’attaquons-nous pas plutôt ces néfastes professeurs de ruine, les papes, les cardinaux, les évêques, et toute la horde de la Sodome romaine, avec toutes les armes dont nous disposons et ne lavons-nous pas nos mains dans leur sang ? ». (Texte cité par ENGELS Friedrich, La guerre des paysans, in MARX K. et ENGELS F., Sur la religion, Ed. sociales, 1972, p. 106) ? Notons qu’Engels prête cette réflexion à Luther alors qu’en note il indique qu’il s’agit de l’« extrait d’une réponse à Martin Luther ».
2. Pape de 1513 à 1521.
3. Article 34.
4. Juan Ginès de Sepùlveda, Exhortacion al invicto Eperador Carlos Quinto, cité par MECHOULAN Henri, Le pacifisme de Luther ou le poids d’une bulle, in Mélanges de la Casa de Velàzquez, tome 9, 1973, pp. 724-725.
5. De jure belli.
6. A. de Castro : « La seconde hérésie est celle de Martin Luther ; et je ne sais s’il faut la dire plus bénigne ou au contraire plus impudente et plus farouche que la précédente. Il affirme en effet que les chrétiens n’ont pas le droit de faire la guerre aux Turcs parce que, d’après ses dires, on s’oppose ainsi à la volonté de Dieu qui instrumente par les Turcs pour corriger nos fautes. » (Adversus omnes haereses, 1534) ; Melchior Cano, Luis de Molina, Francisco Suàrez, Dominique Bañes, etc..
7. LUTHER Martin, Le Grand catéchisme, J. Cherbuliez, 1854, p.54
8. Id., p. 60.
9. PAUL Jean-Marie, Guerre juste et paix juste : saint Augustin et Luther in CAHN Jean-Paul, KNOPPER Françoise, SAINT-GILLE Anne-Marie, De la guerre juste à la paix juste : aspects confessionnels de la construction de la paix dans l’espace franco-allemand (XVIe - XXe siècle), Septentrion, 2008. (En abrégé : CAHN). J.-M. Paul est professeur émérite de l’université d’Angers. L’auteur ajoute que dans le traité de 1526, Ob Kriegsleute auch in seligem Stande sein können, Luther « introduit le droit à la désobéissance quand le maître conduit une guerre injuste. Mais cette possibilité reste théorique dans la mesure où le sujet, le soldat doit être sûr de l’injustice de son maître […]. En l’absence d’une certitude absolue, le sujet doit choisir l’obéissance.
10. « Le pouvoir temporel a le devoir de protéger ses sujets […
11. Voici les Douze articles reprenant leurs revendications :
Article 1
   Chaque communauté doit pouvoir choisir elle-même son pasteur. Elle doit pouvoir le destituer, s’il se conduit indignement. Ce guide élu doit prêcher l’Évangile dans toute sa pureté, sans y ajouter aucun point de doctrine ni d’obligation, de sa propre initiative.
   Seule l’annonce de la vraie foi, nous conduit à la grâce de Dieu. L’Écriture dit clairement que nous ne pouvons y arriver que par sa miséricorde seule qui nous rendra bienheureux. Un tel guide nous est nécessaire et notre requête est fondée sur l’Écriture.
Article 2
   Nous sommes disposés à fournir la vraie dîme des céréales qui a été établie par l’Ancien Testament. Elle est due au pasteur qui prêche la parole de Dieu dans sa pureté et ne doit être recueillie que par un serviteur de l’Église choisi par la communauté. qu’il soit donné au pasteur ce que celle-ci estime nécessaire à son entretien ainsi qu’à celui de sa famille. Une partie du surplus devra être équitablement distribué aux nécessiteux du village comme le dit la sainte Écriture. Le reste devra être mis en réserve pour pourvoir aux besoins du pays en cas de guerre.
   Les acquéreurs de dîmes, vendues par nécessité, seront remboursés équitablement dans des délais convenables. Ceux dont les ancêtres se sont appropriés la dîme par la force ne seront pas remboursés.
   Quant à la petite dîme inventée par les hommes, nous ne voulons pas la donner du tout, ni aux ecclésiastiques, ni aux laïcs car Dieu a créé le bétail pour l’homme sans poser de conditions.
Article 3
   Il est lamentable que nous soyons considérés comme des serfs vu que le Christ en donnant son sang, nous a tous sauvé et racheté, sans exception, du plus humble au plus grand. Nous voulons être absolument libres, comme nous l’apprend l’Écriture. Nous devons cependant obéir de bon cœur à toute autorité élue, ou instituée par Dieu en tout ce qu’elle ordonne de convenable et de chrétien. Vous nous affranchirez certainement en votre qualité de vrais et d’authentiques chrétiens ou vous nous montrerez dans l’Évangile que nous sommes serfs.
Article 4
   On défend aux pauvres de prendre du gibier, des oiseaux ou des poissons dans les eaux vives. Nous estimons cela inconvenant et anti-fraternel, très égoïste et contraire à la parole de Dieu. En plus l’autorité nous oblige à supporter le grand dommage que nous cause le gibier. Ces animaux privés de raison dévorent et détruisent capricieusement nos récoltes que Dieu a fait pousser pour notre service. Par notre silence, il nous faut accepter ces contraintes qui sont contraires à la volonté divine et à l’intérêt du prochain. Quand Dieu créa l’homme, il lui a donné le pouvoir sur tous les animaux, sur les oiseaux de l’air et sur les poissons de l’eau. C’est pourquoi nous demandons que celui qui détient une étendue d’eau, prouve par des titres suffisants, qu’elle a été achetée au su des paysans. Si tel devait être le cas, nous ne demanderons pas sa restitution mais il doit en user fraternellement dans un esprit communautaire chrétien. Mais celui qui ne sait pas justifier suffisamment son acquisition, est tenu de restituer ses prétendus droits à la communauté.
Article 5
   Nous sommes opprimés quant au bois. Nos seigneurs se sont approprié toutes les forêts. Quand le pauvre homme a besoin de bois, il faut qu’il l’achète au double de sa valeur.
   Les forêts détenues par les ecclésiastiques ou par des laïcs et dont le titre de propriété ne résulte pas d’un achat, doivent retourner à l’ensemble de la communauté. Celle-ci laissera chacun de ses membres chercher gratuitement le bois de chauffage qui lui est nécessaire. Il en sera de même pour les bois de construction. Celui-ci doit également être disponible gratuitement, après information d’un responsable désigné par la communauté.
   Si une forêt n’a pas été achetée honnêtement, on devra s’arranger avec le détenteur dans un esprit de fraternité chrétienne.
   Lorsqu’il s’agit d’un bien d’abord accaparé et vendu à un tiers par la suite, il faudra trouver un arrangement conforme à la situation et inspiré par l’amour fraternel et par l’Écriture sainte.
Article 6
   Nous sommes durement chargés de corvées qui augmentent de jour en jour. Nous demandons que l’on s’applique à comprendre objectivement notre situation. qu’on s’abstienne de nous charger si durement et que l’on se tienne à ce que l’on exigeait de nos parents. Tout doit se réaliser en conformité avec la parole de Dieu.
Article 7
   Nous ne voulons pas qu’à l’avenir les seigneurs nous imposent de nouvelles charges. On se tiendra aux conditions de location convenues entre le seigneur et le paysan. Le seigneur ne doit pas le contraindre à de nouvelles astreintes non rétribuées. Le paysan doit pouvoir user et jouir du bien loué, sans tracas et en toute tranquillité. Mais si le seigneur avait besoin d’un service, il sera du devoir du paysan de lui rendre volontiers et docilement, à condition que le moment choisi, ne le désavantage pas. Le service rendu doit alors être rétribué convenablement.
Article 8
   Nous nous plaignons du fait que ceux qui cultivent les terres louées, soient incapables de supporter les redevances exigées. Les paysans y perdent leur bien et se ruinent. Que les seigneurs fassent réexaminer les conditions de location des terres, par des gens objectifs et que la redevance soit établie équitablement. Le paysan ne doit pas travailler pour rien car chaque journalier mérite son salaire.
Article 9
   Nous nous plaignons au sujet des amendes, vu que l’on édicte sans cesse de nouvelles dispositions d’application. On ne nous punit pas d’après la nature des faits. Tantôt on applique une sévérité excessive tantôt on prodigue une grande faveur. Notre avis est que l’on punisse d’après les paragraphes concernés et non selon le bon vouloir des juges.
Article 10
   Nous nous plaignons de ce que plusieurs ont accaparé des prés ou des terres labourables qui appartiennent à la communauté. Nous remettrons ces terres à la disposition de tous, à moins qu’on ne les ait achetées honnêtement. Mais s’il s’agit de biens mal acquis, on devra s’entendre à l’amiable et fraternellement selon les données objectives.
Article 11
   Nous voulons que soit complètement aboli l’usage de payer une redevance en cas de décès. Jamais nous ne tolérerons ni n’admettrons que l’on dépouille honteusement les veuves et les orphelins, de ce qu’ils possèdent. Cette procédure est contraire aux lois de Dieu et de l’honneur. Cela est arrivé sous des formes multiples, en de nombreux lieux, de la part de ceux qui devraient les assister et les protéger. Ils nous ont écorchés et étrillés. Si même on leur concédait un droit restreint dans ce domaine, ils se sont arrogé ce droit dans toute son ampleur. Dieu ne tolérera plus cet excès qui doit être complètement supprimé. Personne ne sera plus obligé de donner quoi que ce soit en cas de décès.
Article 12
   Voici notre conclusion et notre avis final : Si un ou plusieurs articles ici proposés n’étaient pas conformes à la parole de Dieu, (ce que nous ne pensons pas) et si on nous expliquait par l’Écriture, qu’ils sont contraires à la parole de Dieu, nous y renoncerions. Si on admettait maintenant plusieurs articles et que l’on trouvât par la suite qu’ils fussent iniques, ils devraient être considérés aussitôt sans valeur et déclarés nuls et non avenus. De même, si on découvrait dans l’Écriture encore d’autres articles qui feraient apparaître des choses contraires à Dieu et nuisibles au prochain, nous voulons nous le réserver. Nous voulons nous exercer dans toute la doctrine chrétienne et l’appliquer. Nous prions Dieu le Seigneur de nous accorder ce que lui seul peut nous accorder. Que la paix du Christ soit avec nous tous. 
(http://www.recherche-clinique-psy.com/spip.php?page=imprimir_articulo&id_article )
12. Notamment Thomas Müntzer (1489-1525) partisan de Luther à l’origine avant que celui-ci ne le dénonce comme fauteur de troubles. Aux yeux d’Engels, Müntzer est un vrai révolutionnaire alors que Luther a pris le parti des bourgeois. Müntzer justifiait ainsi son action : « Le Christ ne dit-il pas : je ne suis pas venu vous apporter la paix, mais l’épée ? Mais qu’allez-vous [princes saxons
13. LUTHER, Oeuvres, Tome IV, Labor et Fides, 1960, pp. 172-179. Il s’agit d’une lettre adressée au conseiller du comte Albert qui se préparait à la lutte contre les insurgés.
14. Outre Thomas Müntzer qui, avec d’autres chefs, fut décapité, sa femme enceinte dut subir les derniers outrages. A posteriori, Luther s’indignera du sort qu’elle eut à subir. (Missive touchant le dur livret contre les paysans, in LUTHER, Œuvres, Tome IV, op. cit., pp. 202-203). Disons aussi que Müntzer et ses partisans ne représentaient qu’une « petite minorité dans la masse des insurgés » (MARX et ENGELS Fr., op. cit., p. 120)
15. Cette Missive est quatre fois plus longue que le livret incriminé.
16. Missive touchant le dur livret contre les paysans, op. cit., pp. 185-203.
17. « S’il y a des innocents parmi eux, Dieu les sauvera et les préservera certainement […] S’il ne le fait pas, il est sûr qu’ils ne sont pas innocents, mais que pour le moins, ils se sont tus et ont acquiescé. qu’ils aient fait cela par pleutrerie et crainte, cela est mal néanmoins et punissable aux yeux de Dieu, comme quand quelqu’un renie le Christ par crainte. […] » (Lettre à Johann Rühel, 30-5-1525, cité par PAUL Jean-Marie, op. cit., in CAHN, p. 29).
18. « Mon livre n’est pas écrit contre des malfaiteurs ordinaires, mais contre les insurgés. […] Car un meurtrier ou un autre malfaiteur laisse subsister la tête et l’autorité et ne s’attaque qu’aux membres et aux biens, car il redoute l’autorité. […] Par contre un insurgé s’attaque à la tête même et porte atteinte à son pouvoir et à sa fonction […]. L’insurrection n’est pas une plaisanterie ; aucun crime sur terre ne l’égale. […] L’insurrection ne mérite aucun débat judiciaire et aucune clémence […]. C’est pourquoi ici, il n’y a rien de plus à faire que d’égorger aussitôt et de faire à l’insurgé ce qu’il mérite. […]  Si les paysans devenaient les maîtres, le diable alors deviendrait abbé […] » (Une missive touchant le dur livret contre les paysans, op. cit., p. 199)
19. Plus crûment encore, commentant, dès le 30 mai, la pensée du Siracide (Si 33, 25) : « Le fourrage, la trique et les charges pour l’âne, au serviteur, le pain, la correction et le travail », Luther écrit : « Ce qu’il faut au paysan, c’est de la paille d’avoine ». Il ajoute : « ils n’entendent point las paroles de Dieu, ils sont stupides ; c’est pourquoi il faut leur faire entendre le fouet, l’arquebuse ; cela leur fera du bien. Prions pour eux qu’ils obéissent. Sinon, pas de pitié ! Faites parler les arquebuses, sinon ce sera bien pis ! » Puisque Müntzer a séduit les paysans, « il est grand temps, ajoute-t-il, une fois encore, de les égorger comme des chiens enragés » (Lettre à Johann Rühel, 30-5-1525, cité par PAUL Jean-Marie, op. cit., in CAHN, p. 29).
20. Ouvrage écrit en 1526.
21. Resolutiones disputationum de virtute indulgentiarum.
22. Cité in MECHOULAN H., op. cit., p. 726.
23. H. Mechoulan pense qu’en accusant Luther de pacifisme malgré ces textes connus de plusieurs, c’est Erasme qu’on voulait atteindre en le compromettant avec les hérétiques protestants. N’empêche qu’au XXe siècle encore beaucoup défendent la thèse d’un Luther iréniste (op. cit., pp. 728-729).
24. PAUL J.-M., op. cit., p. 32. De toute façon, Dieu a choisi le camp de Luther. Il écrit en 1530 : « S’il s’ensuit une guerre, qu’elle s’ensuive ; nous avons assez prié et fait. Le Seigneur les a choisis pour victimes pour les châtier selon leurs œuvres. Mais nous, son peuple, il nous libérera. » (Id., p. 30).
25. En bref, Luther croit à une présence réelle de Christ dans le pain, mais il nie la transsubstantiation. Il s’agit plutôt de consubstantiation : le pain et le vin ne deviennent pas réellement le corps et le sang de Christ, mais la présence de Christ est liée à eux et présente en eux. Si la personne qui la prend est croyante, elle reçoit le salut, sinon elle reçoit le jugement. C’est comme ça que Luther comprend 1Cor 11,29.5. Zwingli, le réformateur suisse, n’admet pas la présence corporelle de Christ dans l’eucharistie. Selon Zwingli, Christ est présent parmi les croyants pendant la sainte cène, car il vit en eux et c’est pour ça qu’il met l’accent sur la communion dans l’église, selon 1Cor 11, où Paul demande à ceux dont la relation avec un frère ou une soeur n’est pas en ordre de la régler, car Christ est présent dans son corps qui est l’église. Selon lui, le pain reste du pain et le vin du vin pendant chaque moment de la sainte cène. La présence de Christ est là par sa présence dans son corps, l’église. (Cf. http://www.la-rencontre.lu/etudesftp/lr050216.pdf )
26. GUICHARROUSSE Hubert, (université Paris X Nanterre) Luther et la légitimité de la guerre : La Ligue de Smalkalde et le droit de résistance, in CAHN, op. cit., p. 40.
27. « Tout d’abord, nous avons laissé ces sujets aux juristes. S’ils considèrent, comme c’est l’avis de certains, que le droit impérial implique dans ce cas la résistance comme un droit de légitime défense, alors, nous ne pouvons pas suspendre le droit séculier. En effet, comme théologiens, nous devons enseigner qu’un chrétien ne doit pas résister mais tout subir et ne pas utiliser le prétexte : Vim vi repellere licet. Donc, les juristes ont raison d’affirmer qu’un chrétien peut résister non comme chrétien mais comme citoyen et membrum corporis : nous ne nous opposons pas à cela. […] Mais conseiller le membrum politicum en vue d’une telle résistance, notre fonction ne le souffre pas -nous ne connaissons pas leur droit, et ils doivent le prendre eux-mêmes sur leur conscience et voir s’ils ont le droit, dans le cas présent, de résister à l’autorité, en tant que membra corporis politici. S’il s’avère qu’un tel droit existe, alors l’alliance est par le fait même nécessaire, en vertu de ce même droit. Mais cependant, il ne convient pas que nous théologiens conseillions une telle alliance, et ce serait périlleux pour nos consciences […]. » (Lettre du 18-3-1531, citée in GUICHARROUSSE Hubert, op. cit., p. 44.
28. GUICHARROUSSE Hubert, op. cit., p. 47.
29. WANEGFFELLEN Thierry, (Université de Toulouse II) Bonne paix et néfaste guerre civiles, odieuse paix et juste guerre religieuses. Un paradoxe de M. Jean Calvin ?, in CAHN, op. cit., p.92.
30. Cité par WANEGFFELLEN Thierry, op. cit., p.98.
31. Id., pp. 98-99.
32. Michel Servet, théologien et médecin espagnol, : né le 29 septembre 1511 et exécuté le 27 octobre 1553 à Genève, sur ordre du Grand Conseil. Il refusait le dogme de la Trinité « un diable et monstre à trois têtes » et considérait que le baptême des petits enfants n’est « qu’invention diabolique et sorcellerie ». Sur la responsabilité de Calvin dans sa condamnation, voir PERROT Alain, Le visage humain de Jean Calvin, Labor-Fides, 1986, pp. 93-94 et http://www.info-bible.org/histoire/reforme/calvin-servet.htm

⁢c. Et dans le camp catholique ?

Bartolomeo de Las Casas

[1]

Bartolomeo de Las Casas a certainement connu le célèbre théologien Francisco de Vitoria qu’il appellera « ce maître dont la doctrine a répandu une si grande lumière en Espagne »[2] ou, du moins, sa pensée. En tout cas, il se liera d’amitié avec les disciples du maître, notamment Domingo de Soto⁠[3], Bartolomé Carranza⁠[4], Melchior Cano⁠[5], tous dominicains.⁠[6]

On peut reprendre ici quelques faits importants de la vie de Las Casas

En 1502, il embarque pour Hispaniola, l’Ile espagnole Haïti, où l’on transpose le système de l’encomienda (repartimiento en Andalousie) imaginé lors de la reconquête : les chevaliers avaient reçu « des terres et des villages, avec juridiction sur les habitants, qui, devenus vassaux, versaient un tribut et s’acquittaient de corvées » En Amérique, on pratique de même mais l’encomendero « devait en retour entretenir une force armée et, surtout, soutenir le culte divin et se préoccuper de la conversion de « ses Indiens ». »[7]

La reine Isabelle était de bonne intention⁠[8] mais les conquérants recherchent or et esclaves. De plus, ils étaient influencés par la théorie d’Henri de Suse⁠[9], cardinal, évêque d’Ostie. Grand spécialiste du droit canon.] : « quand les païens se convertissent, tous les pouvoirs politiques et administratifs de leurs gouvernants passent au Christ, donc à son vicaire, le pape, qui peut en disposer en faveur du prince de son choix ».⁠[10]

Dès leur arrivée en 1510 en Amérique, les dominicains prirent la défense des Indiens et plaidèrent leur cause auprès du roi. En 1512, les lois de Burgos stipulèrent que le travail était limité à neuf mois par an, que les encomenderos devaient construire des églises, instruire les Indiens dans la foi, confier aux moines les fils des caciques à partir de 13 ans.

En 1513, est institué le principe du requerimiento[11] : des interprètes lisent aux Indiens un bref récit de l’histoire du monde où sont présentées la révélation chrétienne, la papauté et la donation d’Alexandre VI ; ensuite les Indiens sont « requis » de reconnaître l’Église souveraine et le roi d’Espagne qui agit en son nom et d’autoriser l’enseignement de la religion sous peine de guerre⁠[12].

Las Casas est ordonné prêtre en 1512 et en 1514 a lieu la « conversion » de Las Casas méditant le chapitre 34 de l’Ecclésiastique.

En 1515, il rentre en Espagne car il veut concilier le salut des Indiens et les intérêts des colons. Pour cela, il élabore plusieurs plans⁠[13].

En 1516, il retourne à Hispaniola comme « Procureur des Indiens ». De retour, en 1517, dans la métropole, il est chargé par Charles Quint de « remédier aux maux des Indiens »[14]

En 1519 a lieu la « controverse de Barcelone ». Juan de Quevedo, évêque du Darien (province de l’Est du Panama) l’accuse d’être un « homme peu lettré qui se mêle de s’occuper de questions qu’il ignore »[15]. Devant le roi, l’évêque déclare que les Indiens « sont des êtres inférieurs, des esclaves par nature » selon la distinction défendue par Aristote. Las Casas réplique que cet avis « est aussi éloigné de la vérité que les cieux le sont de la terre ». Il précise que les Indiens « sont des hommes très aptes à recevoir la doctrine chrétienne, à pratiquer toute espèce de vertus et à adopter des coutumes vertueuses (…) ce sont des êtres libres par nature. »⁠[16]

En 1520, il retourne aux Amériques où il prend l’habit de saint Dominique et reçoit une solide formation doctrinale. De plus, depuis leur arrivée sur les terres nouvelles, dominicains et franciscains défendent l’idée d’une évangélisation pacifique et leurs efforts seront couronnés par la promulgation, par le pape Paul III⁠[17], en 1537, des brefs Pastorale officium[18] et Veritas ipsa[19], de la constitution Altitudo divini consilii[20] et enfin de la bulle Sublimis Deus[21], documents qui traitent des affaires indiennes et en particulier de l’esclavage puni d’excommunication.

En 1537 commence l’évangélisation de la « terre de guerre », région rebelle du Guatemala. Las Casas obtient que, pendant cinq ans, aucun Espagnol ne puisse pénétrer à l’exception des missionnaires et qu’aucune encomienda n’y soit établie.

En 1539, il est de nouveau en métropole pour soutenir la cause des Indiens. Et en 1542, sont promulguées les Leyes nuevas.  Elles interdisent les concessions d’Indiens ; les encomiendas existantes retourneront à la Couronne après la mort de leurs bénéficiaires ; tous les indigènes sont appelés à devenir « libres vassaux du Roi » ; l’esclavage est aboli, et il est interdit d’utiliser les Indiens dans les pêcheries de perles.⁠[22]

En 1543, Las Casas fait partie du Conseil des Indes et est nommé évêque de Chiapa.

En 1545, il repart pour les Indes où les lois nouvelles sont mal accueillies. En 1546, l’Assemblée ecclésiastique de Mexico  déclare que « le but de l’occupation par les Espagnols est d’ordre spirituel ; les Indiens ne peuvent être enseignés que par la persuasion ; les asservissements d’Indiens opérés au cours de guerres de conquêtes sont illégitimes ». Il est décidé d’« élaborer un manuel du confesseur où seraient taxées les restitutions exigibles des conquistadors »[23]

En 1547, il retourne en métropole et en 1550 a lieu la célèbre « Controverse de Valladolid » sous la présidence de Domingo de Soto. Las Casas y est opposé au théologien Juan Ginés de Sepùlveda⁠[24]qui se présente comme l’avocat des conquistadors. Ce n’est certes pas le premier venu : spécialiste d’Aristote, il est proche du pape Adrien VI, il a été chargé par le cardinal Cajetan de revoir le texte grec du Nouveau testament ; de plus, il est le chroniqueur de Charles Quint et le précepteur du futur Philippe II. Sous le pseudonyme de Democrates, Sepúlveda développa ses idées dans deux ouvrages⁠[25].

Sepúlveda déclare que la guerre contre les Indiens est licite et que l’on peut employer la force contre les Indiens dans l’intérêt de l’évangélisation⁠[26] pour quatre raisons :

« 1° La gravité des délits des Indiens, principalement leur idolâtrie et leurs péchés contre nature. » Ils sont idolâtres.

« 2° La grossièreté de leur intelligence qui en fait une nation « servile » et barbare, destinée à être placée sous l’obédience d’hommes plus évolués comme le sont les Espagnols. » Ils sont esclaves de nature.

 « 3° Les besoins mêmes de la foi, car leur sujétion rendra plus facile et expédiente la prédication qui leur sera faite. » Leur soumission facilite la prédication.

« 4° Les maux qu’ils s’infligent les uns aux autres, tuant des hommes pour les offrir en sacrifice ou pour les manger. » Il faut délivrer les innocents qu’ils font périr.

Sepúlveda s’appuie sur les Écritures : la destruction des idoles et de leurs temples dans Dt 12, la destruction de Sodome et Gomorrhe dans Gn 18-19, les menaces de destruction lancées par Dieu à son peuple dans Lv 26, l’injonction de Lc 14 : « Force-les à entrer ») et l’exemple de rois chrétiens conseillés par des saints.

Las Casas réplique que ces exemples doivent nous inspirer la crainte mais non nous inciter à la violence, qu’il faut faire, comme saint Thomas la distinction entre l’apostat et le païen. Il rappelle aussi ce que dit st Thomas dans le De Veritate : « la contrainte dont il s’agit n’est pas coercition mais efficace persuasion »[27].

Las Casas a aussi ses références : 1 Co 5, 12-13⁠[28] ; saint Augustin 6ème sermon De puero centurionis[29] ; et Ac 16 sur la force de la doctrine.

Le rôle du pape auquel se référait Sepúlveda, est « d’empêcher les rois chrétiens d’entreprendre d’injustes guerres » et de veiller à la prédication de la foi et « les moyens à mettre en œuvre pour cette tâche ne peuvent être le vol, scandales, asservissements, massacres, dépeuplements de royaumes, toutes choses qui font prendre en exécration la foi chrétienne et qui ne peuvent être le fait que de cruels tyrans. »[30] Las Casas accuse Sepúlveda d’avoir faussement interprété ce texte comme le prouvent par ailleurs les instructions royales.

Las Casas contestera aussi la théorie selon laquelle les Indiens seraient « naturellement esclaves » en s’appuyant sur st Thomas et Aristote lui-même

Le débat ne fut jamais conclu officiellement mais le livre de Sepúlveda De las justas causas de la guerra contra los Indios, fut interdit en Espagne et le mot « conquête » fut aboli et remplacé par « nouvelles découvertes »[31].

Mais revenons aux arguments en présence.

Les trois premiers arguments de Sepúlveda repoussés par l’Ecole de Salamanque, le quatrième non. Or Las Casas, sur ce point (il faut délivrer les innocents qu’ils font périr), se montre plus intransigeant et radical que Vitoria et ses héritiers. Les innocents sont, dit-il, « de droit divin sous la protection de l’Église » mais il ne faut pas aller jusqu’à faire la guerre pour les délivrer « car de deux maux il faut choisir le moindre »[32] Pour lui, les Indiens sont de bonne foi et pensent ainsi honorer la divinité.⁠[33]

Face au 3ème argument (la soumission facilite la prédication), il va aussi plus loin que Vitoria : « Si toute la république indienne, d’un commun accord, refuse de nous écouter, nous ne pouvons pour autant lui faire la guerre »[34] Vitoria, lui, admettait l’emploi de la force si les indigènes faisaient obstruction à la prédication.

Las Casas n’admet en aucun cas le recours à la force⁠[35] et il en appelle au Pape Pie V pour qu’il excommunie ceux qui préconisent la force dans l’œuvre d’évangélisation⁠[36]. Las Casas développera sa pensée dans De unico vocationis modo omnium gentium ad veram religionem (1522-1537) : « Après avoir instruit ses apôtres, le Seigneur (…) leur donna les règles à suivre à l’égard de ceux qui ne voudraient pas les recevoir : « Si l’on refuse de vous accueillir et d’écouter vos paroles, sortez de cette maison ou de cette ville en secouant la poussière de vos souliers… » On voit clairement par ces paroles que le Christ n’a donné à ses apôtres licence et autorité pour prêcher l’Évangile qu’à l’égard de ceux qui, librement, seraient disposés à les écouter ; mais non licence de forcer ou de molester ceux qui s’y refuseraient. »[37]

« Ainsi donc il est clair que le Christ n’a donné à personne le pouvoir de contraindre ou de molester les infidèles qui se refusent à écouter la prédication de la foi ou à accueillir les prédicateurs sur leur territoire. Et s’il pouvait subsister quelque doute concernant ce point, que l’on remarque la conduite du Christ lui-même : se rendant à la cité de Jérusalem et obligé de faire un détour par la Samarie, il envoya devant lui Jacques et jean pour préparer ce qui était nécessaire à l’hébergement ; mais les Samaritains ne voulurent pas les recevoir ; et les Apôtres, indignés de cette inhumanité et d ce refus, dirent au Seigneur : « Veux-tu que nous commandions au feu du ciel de les consumer ? » Mais Jésus se tourna vers eux et leur répondit : « Vous ne savez pas de quel esprit vous êtes. Le Fils de l’Homme est venu non pour perdre les hommes mais pour les sauver » (Lc 9). L’Esprit du Christ est en effet un esprit de douceur. »[38]

« De même qu’il n’y a qu’une seule espèce humaine raisonnable répandue dans le monde entier  (…)  il n’y a (…) qu’une seule manière d’enseigner, qui s’adresse à tous les hommes du monde, quelles que soient leurs sectes, leurs erreur, la corruption de leurs coutumes. Selon saint Ambroise (De vocatione omnium gentium), l’homme ne cesse d’être homme même par l’excès et l’horreur de ses mauvaises actions. Et, quand il se tourne vers la Bonté divine (…), il devient une nouvelle créature : non pas substantiellement une autre créature, mais une créature renouvelée, après être tombée. Ainsi donc, la substance même de l’homme ne change, ni par la faute, ni par la grâce. (…) Saint Jean Chrysostome vient appuyer notre affirmation lorsqu’il écrit, dans sa 14e homélie sur saint Matthieu : « La grâce de Dieu est toute-puissante pour redresser et ramener à la raison les esprits des Barbares - celle de ce Dieu qui changea le cœur de Nabuchodonosor (…). Elle est toute-puissante pour changer le cœur des bons comme le cœur des mauvais ». »[39]

Dans son Historia de las Indias, Las Casas n’envisage que la guerre avec les infidèles et affirme qu’ « aucun chrétien n’a le droit de faire la guerre ni de causer aucun dommage à quelque infidèle que ce soit, Arabe, Turc, Indien, à quelque loi ou secte qu’il appartienne ; sinon il commet de très graves péchés mortels et se trouve dans l‘obligation de restituer ce qu’il a pris. » Toutefois, il ajoute qu’ « il ne lui est permis de faire la guerre contre les infidèles qu’à trois conditions seulement. (…)

La première, si ces infidèles attaquent et inquiètent la chrétienté, actuellement, ou bien habituellement (c’est-à-dire s’ils se tiennent prêts à l’offensive, bien qu’ils ne soient pas encore passés à l’action, soit qu’ils ne le puissent, soit qu’ils attendent l’occasion favorable)[40] (…).

La seconde condition qui nous permet de faire une juste guerre contre les infidèles se présente lorsqu’ils persécutent malignement notre foi et religion chrétienne, qu’ils tuent sans raison ceux qui la prêchent, ou les contraignent par la force à l’abjurer (…). Mais j’ai dit « sans raison légitime » ; car si les infidèles tuent et persécutent les chrétiens à cause des maux et dommages qu’ils en ont reçus, et que les prédicateurs en subissent les funestes conséquences, non en tant que prédicateurs mais parce qu’ils appartiennent à la nation qui les a offensés, il serait tout à fait injuste à nous de leur faire la guerre et de prétendre les châtier (…) car ils ne sont nullement condamnables. 

La troisième condition qui autorise une juste guerre contre les infidèles se présente lorsque ceux-ci détiennent injustement nos royaumes et nos terres et se refusent à nous les rendre. Ce motif est très général et toute nation est ainsi autorisée par la loi naturelle à faire une juste guerre contre une autre nation. Mais il lui faudra, avant de s’y décider, bien peser son bon droit et le tort de la nation adverse surtout si la querelle est déjà ancienne (…). Car la guerre est un fléau si pestilentiel (…) que les nations chrétiennes sont dans l’étroite obligation d’examiner longuement la justice de leur cause, et de considérer les scandales, morts, dommages, de toutes sortes que la guerre entraînerait pour les infidèles, qui sont leurs prochains, ainsi que l’empêchement à leur conversion ; et aussi les risques qu’elle comporte pour beaucoup de chrétiens qui, pour la plupart, y participent avec une intention impure et y commettent de très grand péchés (…). A supposer donc que certains infidèles posséderaient des territoires qui nous appartiennent et ne voudraient pas nous les rendre, si néanmoins ils vivent en paix dans les limites de leurs frontières sans nous attaquer, et ne portent pas préjudice à notre foi, la légitimité d’une guerre que nous entreprendrions contre eux serait très douteuse devant le Tribunal de Dieu. »[41]

Sur un plan général, Las Casas s’en tient à la théorie de saint Augustin : « Il faut poursuivre la paix de toute sa volonté et ne recourir à la guerre que par nécessité absolue »[42] Il en déduit que « dans le cas des indiens, nous ne nous trouvons pas devant cette nécessité absolue de faire la guerre ».⁠[43] Pour lui ce n’est pas par les armes qu’on extirpera la coutume des sacrifices humains mais par la prédication de l’Évangile. On ne peut non plus forcer les Indiens à abandonner leurs divinités car « non seulement ils sont en droit de défendre leur religion, mais le droit naturel les y oblige, et s’ils ne vont pas jusqu’à exposer leurs vies pour défendre leurs idoles et leurs dieux, ils pèchent mortellement. La raison en est, entre beaucoup d’autres, que tous les hommes sont tenus, par loi naturelle, d’aimer et de servir Dieu plus qu’eux-mêmes, et de défendre l’honneur et le culte divins jusqu’à la mort inclusivement (…). Et il n’y a aucune différence quant à cette obligation entre ceux qui connaissent le véritable Dieu, c’est-à-dire les Chrétiens, et ceux qui ne le connaissent pas et qui estiment véritable quelque divinité (…). Car la conscience erronée oblige à l’égal de la conscience droite, licet non eodem modo⁠[44]. »⁠[45]

On peut résumer ainsi la philosophie de Las Casas : il croit à l’unité du genre humain, à l’universalité de la bonne nouvelle adressée à toutes les nations car tous les hommes sont capables de recevoir la foi, que l’Église n’a pas à exercer un pouvoir temporel direct et que le droit divin n’abolit pas le droit humain.⁠[46]

Le pacifisme de Las Casas déteignit sur Domingo de Soto. Dans son cours de 1553, De justicia et jure, on lit : « Nos armes sont l’amour et la persuasion » ; « C’est rendre la foi odieuse que de l’imposer par les armes » ; il rappelle aussi l’épître aux Romains : « Il n’est jamais permis de faire le mal pour que le bien s’ensuive » ; il doute, au contraire de Vitoria, qu’on ait le droit de punir les crimes d’anthropophagie et de sacrifices humains ; comme Las Casas, à propos du Dt 9, à propos de la conquête musclée des peuples idolâtres, il rappelle que Dieu seul a le droit de châtier les pécheurs.⁠[47] On sait aussi que, vers 1567-1568, deux jeunes missionnaires jésuites qui avaient suivi les cours de Domingo de Soto à Salamanque mirent en question la présence espagnole au Pérou. François Borgia (le futur saint)⁠[48] dut calmer leurs scrupules et chargea le P. José de Acosta⁠[49] de mettre au point une théologie missionnaire équilibrée.⁠[50]

En attendant que des structures internationales efficaces se mettent en place, on ne peut rester sans réagir aux innombrables manifestations de violence qui émaillent notre quotidien. Et on ne peut attendre indéfiniment une paix générale toujours problématique et pourtant nécessaire au développement des sociétés.

Ainsi sont apparues des théories immédiatement applicables par tout un chacun visant à juguler la violence ou à la remplacer par d’autres moyens d’action.

Le « pacifisme intégral » d’Erasme est-il vraiment intégral ?

Tout d’abord, posons-nous la question de savoir quel chrétien était Erasme⁠[51]. Etait-il protestant ou non ? Il répond lui-même à un ami réformateur : « Si (…) tu essaies de me faire embrasser la secte que tu défends, je l’aurais déjà fait depuis longtemps de moi-même, crois-moi, si mon esprit pouvait se laisser convaincre par des fables. Mais me faire embrasser une religion contre laquelle proteste ma conscience, nul ne le pourra jamais et, en tout cas dans mes dispositions actuelles, je préférerais affronter la mort. »[52]

En parcourant les différentes œuvres d’Erasme où il est question de la guerre, on ne peut être que vivement impressionné par la sévérité de son jugement. Il faut se rendre compte que l’époque était on ne peut plus agitée. Lui-même décrit ainsi l’état du « monde », c’est-à-dire de l’Europe, en 1529: « Trois grands monarques, excités par la haine, se ruent à leur perte mutuelle[53]. Il n’est pas une province chrétienne qui échappe aux horreurs de la guerre, car les grands monarques entraînent tous les autres dans leur concert belliqueux. Les esprits sont échauffés à ce point que nul ne veut céder, pas plus le Danois que le Polonais ou l’Ecossais. Naturellement, le Turc en profite pour s’agiter[54] ; de cruels dangers se préparent, tandis que la peste ravage l’Espagne, l’Angleterre, l’Italie et la France. En outre, une épidémie nouvelle[55], née de la diversité des opinions, a si bien faussé les esprits qu’il n’est plus sur terre de véritable amitié. Le frère se défie de son frère, la femme ne s’entend plus avec son mari. Si l’on en vient aux mains, après ces assauts de langue et de plume, il est permis d’espérer qu’un merveilleux conflit s’abattra sur le genre humain. »[56]

Nous mettrons à part l’Enchiridion militis christiani (1504), qui est une sorte de « manuel du soldat chrétien » truffé de termes militaires. Il est y question de guerre, mais il s’agit essentiellement du seul combat que le « soldat chrétien » doit mener sans relâche : le combat contre les mauvaises passions, le péché. Il n’est pas question de pactiser avec l’Ennemi !⁠[57]

Dans les autres œuvres où il parle de la guerre physique, comme dans le Panégyrique de Philippe le Beau (1504)⁠[58], Erasme se livre à une très éloquente diatribe contre les « vertus » des guerriers en notant que « La gloire de mépriser les dangers est commune également à une foule de gladiateurs, et (que) les plus scélérats des pirates la partagent ». Parmi les guerriers, ce sont surtout les mercenaires qu’il exècre, « cette lie détestable de scélérats »[59]

Il vaut mieux que les princes éloignent « l’ennemi par leur générosité plutôt que par la crainte ». Ainsi vaut-il mieux que Philippe le Beau soit « pacifique que victorieux ». En effet, « en temps de paix les arts sont pleinement actifs, les bonnes études sont florissantes, le respect des lois est de rigueur, la religion est en progrès, les richesses s’accroissent, les règles morales sont partout pratiquées. En temps de guerre tous ces avantages sont détruits, c’est la décadence, la confusion générale, et, accompagnant toutes les espèces de calamités, il n’est pas de lèpre morale qui ne vienne fondre partout : les objets sacrés sont profanés, le culte divin passe pour négligeable, la violence prend la place du droit. (…) Les malheureux vieillards sont plongés dans un deuil immérité, (…) les petits enfants sont privés de leur père, (…) les épouses sont arrachées à leur mari, (…) les champs dévastés, les villages abandonnés, les sanctuaires livrés aux flammes, les places-fortes démantelées, les maisons pillées, et les richesses des meilleurs citoyens passant aux mains des plus fieffés scélérats. Et de tous ces malheurs la plus grande part revient toujours aux plus innocents. » Il y a pire encore : des crimes « auxquels Dieu lui-même peut à peine porter remède (…) : accroissement du nombre des adultères, abandon de toute pudeur chez les femmes, vierges violées à l’envi ; et la jeunesse, qui d’elle-même est encline à mal faire, prend l’habitude, dans ce bouleversement général et dans l’impunité assurée, de ne faire cas d’aucune valeur, fonçant, tête baissée dans les crimes de toute sorte ! »[60]

Plus horribles encore que la guerre⁠[61], sont les séquelles de la guerre qui fait se lever la « lie de l’humanité », une « boue humaine », « une sentine » qui se répand partout. De plus une guerre en engendre une autre « et une chaîne inextricable de malheurs s’allonge démesurément ». C’est pour toutes ces raisons qu’ »un prince pieux sera parfaitement avisé à s’attacher à une paix, même injuste, plutôt que d’entreprendre même la plus juste des guerres ». A plus forte raison quand le prince est chrétien qui sait qu’il devra rendre à Dieu « le compte le plus scrupuleux de la moindre goutte de sang humain » et qui doit se rappeler que « le monde chrétien est une seule et même patrie ; l’Église du Christ est une seule et même famille ; appartenant au même peuple, à la même cité, nous sommes tous les membres d’un même corps auquel correspond une seule tête, Jésus-Christ, nous sommes vivifiés par un même Esprit, rachetés au même prix, conviés en toute égalité au même héritage, participant à des sacrements communs ! » C’est pourquoi toute guerre entre chrétiens (pensons à l’époque) est « une guerre civile », « domestique ». Erasme conclut : « la meilleure forme de régime politique n’est pas celle qui étend les frontières de son empire par des préoccupations guerrières, mais celle qui se rapproche le plus de l’image de la cité céleste. Son bonheur n’est fait de rien d’autre que de la sérénité, de la paix et de la concorde. Ainsi donc, pour le prince chrétien, qui a l’obligation de ne jamais écarter ses yeux de cet exemple, que sa plus haute gloire consiste à protéger, honorer, étendre de toutes ses forces et de tout son pouvoir, le meilleur et le plus doux héritage que nous a laissé le Christ, Prince des Princes, je veux dire, la paix ! »[62]

Cet amour de la paix le poussa à détester le pape Jules II⁠[63], pape belliqueux et conquérant qui se faisait appeler « Jupiter Très bon Très grand ».⁠[64] Il oppose « Jules, un pape qui certes n’avait pas l’approbation de tous » et qui « a pu déchaîner cette tempête guerrière » à Léon (Léon X) « un homme intègre et pieux » qui, espère-t-il, pourra apporter la paix. ⁠[65] Malheureusement, « …​à l’heure présente, ceux qui se glorifient d’être les vicaires et les successeurs de Pierre, chef de l’Église, et des autres Apôtres, placent le plus souvent toute leur confiance dans les moyens humains »[66] « Que Jules possède la gloire de la guerre, qu’il garde ses victoires, qu’il garde ses triomphes magnifiques. Quelles sont les activités qui conviennent au Pape ? Il n’appartient guère à des gens comme moi de se prononcer là-dessus. Je dirai seulement ceci : la gloire de ce vainqueur, si éclatante qu’elle ait été, s’est trouvée liée à la perte et aux souffrances d’un très grand nombre d’hommes. La paix rendue au monde vaudra à notre Léon une gloire beaucoup plus authentique que n’en valurent à Jules tant de guerres entreprise avec vaillance ou menées avec bonheur par tout l’univers[67]

Dans la Lettre à Antoine de Berghes (1514)⁠[68], Erasme montre que les hommes sont plus cruels que les fauves qui ne se font pas la guerre entre eux, n’utilisent que leurs armes naturelles et non des « machines » « des armes contre nature, inventées par l’artifice des démons »[69]. Ils ne combattent que pour la nourriture ou pour défendre leurs petits⁠[70] et non pour des motifs futiles et comme si la vie devait durer éternellement⁠[71]et non déboucher sur l’éternité. Le Christ n’a enseigné que la douceur. Quant au droit des princes qui, dit-on, doit être défendu, non seulement il ne s’agit souvent que d’un prétexte mais bien des conflits pourraient être évités par la négociation et l’arbitrage des « hommes sages et honnêtes », en bref, de l’Église. Un chrétien doit « supporter, rester en repos », se résigner aux malheurs comme l’enseignent le Christ, les apôtres, les Pères ou du moins calculer ce que coûtera la revendication du droit. Quel spectacle pour les non-chrétiens (les Turcs en l’occurrence) de voir les chrétiens s’entredéchirer !⁠[72]

« Vous voulez amener les Turcs au Christ ? écrit-il dans La guerre est douce pour ceux qui ne l’ont pas faite (1515), Ne faisons pas étalage de richesses, de troupes, de forces. qu’ils voient en nous non seulement le nom mais aussi ces marques certaines du chrétien : une vie pure, le désir de faire du bien même à des ennemis, la patience inaltérable devant toutes les offenses, le mépris de l’argent, l’oubli de la gloire, le peu de prix accordé à la vie ; qu’ils apprennent l’admirable doctrine qui concorde avec une existence de ce genre. » « Jugez-vous que ce soit un acte chrétien de tuer les infidèles ? - c’est nous qui les jugeons tels, alors qu’ils sont des hommes pour le salut de qui le Christ est mort (…) ». « Nous crachons sur les Turcs et nous nous faisons l’effet, ainsi, d’être de parfaits chrétiens, alors que nous sommes peut-être plus en abomination à Dieu que les Turcs eux-mêmes. » De même avec ceux que nous jugeons hérétiques, poursuit-il, ils sont peut-être plus orthodoxes que nous. « C’est un mal moindre d’être un Turc ou un Juif déclaré qu’un chrétien hypocrite ». « Je préfère un vrai Turc à un faux chrétien »[73]. Il vaut mieux prier pour les Turcs, conclura-t-il, et être des exemples pour eux.⁠[74]

Toujours dans La guerre est douce pour ceux qui ne l’ont pas faite, Erasme essaie de comprendre comment l’homme en est venu à la violence.

L’homme a été créé « pacifique », « nu, faible, tendre, désarmé », doué de parole et de raison « comme une réplique » de Dieu. Les guerriers, eux, sont une « pestilence » et la guerre, un « fléau universel », « un meurtre multiplié et réciproque, un banditisme », « le royaume du Diable ». Erasme explique comment « progressivement » l’homme pacifique est devenu pire que les fauves. L’homme a commencé par se défendre contre les bêtes sauvages puis les a chassées pour la gloire, pour leur peau, puis les a mangées. Il s’en est pris ensuite aux « animaux innocents », puis à leurs semblables, un contre un, puis foule contre foule pour la gloire puis avec l’assentiment et la participation des clercs. Or le Christ n’a enseigné que la paix et la charité : « Il a défendu de résister aux méchants. En résumé, de même que toute sa doctrine prêche la patience et l’amour, de même toute sa vie n’enseigne que la mansuétude. » En témoignent notamment les Béatitudes puis les épîtres de Paul. Comment se fait-il que la guerre se soit répandue parmi les chrétiens ? C’est « peu à peu » et « sous l’apparence du bien », d’abord par le « savoir », « l’éloquence », la controverse pour réfuter les hérétiques. Puis par l’étude d’Aristote, du droit romain, puis par goût de l’argent et du pouvoir temporel et au mépris des règles que même les païens respectaient. Les Juifs se battaient sur un ordre divin: « Pour eux, la différence de religion et l’adoration d’autres dieux causèrent la discorde ; nous, c’est une colère puérile, la cupidité ou la gloriole, souvent l’appât d’un salaire malpropre qui nous y conduit.(…) Mais depuis que le Christ a ordonné de rentrer le glaive au fourreau[75], il est indigne des chrétiens de combattre, si ce n’est dans cet admirable combat livré contre les plus affreux ennemis de l’Église : contre la cupidité, contre la colère, contre l’ambition, contre la crainte de la mort. » « Cette guerre seule engendre la paix véritable ». Depuis la venue du Christ, « la guerre, qui paraissait permise auparavant, était désormais interdite ». Le Christ a toléré que Pierre se trompe pour bien nous le signifier⁠[76]

Plus concrètement, dans L’institution du prince chrétien (1516), il décrit pour le futur Charles Quint les devoirs et les droits du prince chrétien en temps de paix comme en temps de guerre. Ce texte fut traduit dès le XVIe siècle en de nombreuses langues. Dans le chapitre XI intitulé De la guerre, il stipule qu’ « un bon prince n’entreprendra jamais aucune guerre excepté quand, après avoir tout tenté, il ne peut l’éviter par aucun moyen. »⁠[77] Précision qui nuance le pacifisme d’Erasme, qui, jusque là paraissait radical. Nous y reviendrons.

Mais le plus célèbre et le plus complet des textes « pacifistes » d’Erasme est La complainte de la paix qui fut écrite en 1517, l’année même où fut signé le Traité de Cambrai⁠[78] entre Maximilien du Saint Empire, François Ier et Charles Quint. Dans cette alliance défensive, les trois monarques s’engageaient à garantir leurs possessions et évoquaient un projet de croisade contre les Turcs. Projet chimérique car il eût été fort coûteux.⁠[79]

La paix, se plaint de n’avoir été reçue nulle part. Alors que les animaux, les plantes, la faiblesse humaine, toute la nature « enseigne la paix et la concorde »[80], elles ne sont reçues nulle part dans les sociétés humaines : ni par les chrétiens qui parlent d’elle abondamment, ni par les princes ou les grands, ni par les savants, ni par les prêtres, les religieux, les moines, par aucun individu toujours en lutte avec lui-même. Et même, « les mauvais génies qui ont les premiers rompu la paix entre Dieu et les hommes et qui n’ont pas cessé de poursuivre leur oeuvre de destruction, sont unis entre eux et toujours d’accord pour la protéger. »[81]

Erasme relève dans les Écritures tous les passages essentiels qui montrent que la paix, le souci de l’unité, est indissociable de la personne de Dieu comme en témoignent Isaïe, le Christ lui-même, toutes les paroles du Pater, les sacrements du baptême et de l’eucharistie, le signe de la Croix où la victoire sur la mort et le mal est obtenue par le sacrifice suprême.

Alors que les Juifs qui n’étaient pas totalement éclairés se battaient sur ordre de Dieu, contre des étrangers et pour des motifs graves, les chrétiens, ecclésiastiques compris⁠[82], prennent les armes pour des raisons futiles et honteuses. Même les païens Romains n’ont pas agi comme cela. La guerre naît de « passions absurdes et condamnables », d’un attachement excessif aux biens de la terre⁠[83].

Que faire ? Que les princes agissent comme des pères de famille, soucieux uniquement non de leur intérêt personnel mais du bonheur, de la vertu de la richesse et de la liberté de leurs peuples qui seuls pâtissent des guerres. Que les nobles et les magistrats aient les mêmes dispositions. Il faut « régner plutôt par les lois que par les armes. » ⁠[84]

Plus concrètement, Erasme décrit l’attitude que les souverains doivent adopter pour éviter les guerres : ne contracter mariage qu’à l’intérieur du royaume ; fixer une fois pour toutes leurs frontières ; ne s’unir entre eux que par « amitié sincère et pure » ; veiller à ce que l’héritier soit le fils aîné ou, parmi les princes de sang, « celui que le suffrage du peuple estimera le plus capable » ; éviter de passer les frontières de leur pays même pour voyager ; écarter de leur conseil les bellicistes au profit de vieillards patriotes « prudents et raisonnables » ; fermer les yeux sur certains droits en évaluant le coût d’une guerre ; ne faire la guerre « qu’avec le consentement de toute la nation ». Les ecclésiastiques ont un rôle important à jouer en ne prêchant que la paix et « s’ils ne peuvent empêcher le conflit armé, que du moins, ils ne l’approuvent pas, qu’ils n’y assistent jamais, afin de ne pas encourager par leur présence les honneurs décernés pour une chose aussi odieuse, ou tout au moins suspecte. »[85]

Toutes ces considérations générales peuvent se résumer ainsi : « la guerre est une monstruosité et une folie sans nom, dont les motifs sont plus futiles les uns que les autres ; elle est plus monstrueuse encore, et véritablement sacrilège, pour le chrétien, qu’elle accule à trahir à chaque instant la lettre et l’esprit de l’Évangile. »[86]

Voyons à présent quelques points particuliers.

Erasme admet-il la légitime défense ?

Il répond⁠[87] qu’on essaye de la justifier par des « distinctions rabbiniques » en citant certains papes comme Jules II, certains Pères comme Augustin, certains théologiens comme Bernard⁠[88] ou Thomas mais tous ces écrits ne dépassent pas l’enseignement du Christ.⁠[89] Donc, « mieux vaut laisser impuni le méfait de quelques-uns que de réclamer de l’un ou de l’autre un châtiment incertain et d’exposer certainement à de graves périls aussi bien les nôtres que nos ennemis - c’est le nom que nous leur donnons - alors qu’ils sont nos voisins et qu’ils ne nous font pas de mal. » Il vaut « mieux maintenir une paix injuste que de poursuivre la plus juste des guerres. […] « Pour un prince chrétien, il est plus glorieux d’abandonner une partie de sa puissance au prix de la paix et de la tranquillité de l’État, que de remporter des triomphes brillants et fastueux achetés par de telles souffrances humaines. »[90]

Que pense Erasme de la peine de mort ?

« Ce n’est pas sans raison que le prince porte un glaive, je le concède ; par contre, ce qui à coup sûr appartient en propre aux théologiens et aux évêques, c’est le devoir d’instruire, de reprendre, de guérir ; d’instruire ceux qui font erreur, de reprendre ceux qui sont trop hardis, de guérir ceux qu’on a trompés ; quant à la parabole du Seigneur qui nous avertit de ne pas arracher l’ivraie, elle se rapporte ou bien aux débuts d’une Église inexpérimentée, ou bien aux missionnaires de l’Évangile, auxquels on n’a pas confié de glaive, sinon ce glaive évangélique qu’est la parole de Dieu. (…) Considérons en revanche une hérésie comportant un blasphème manifeste, comme celle qui refuse au Christ la nature divine ou qui accuse les Livres Saints de mentir ; considérons le cas des hérétiques qui, usant de procédés malhonnêtes, ont comme objectif, à travers le désordre et la sédition, de s’enrichir, de s’arroger le pouvoir, de jeter la confusion dans les affaires humaines ; est-ce que dans ces cas nous allons immobiliser le glaive dans les mains du prince ? A supposer qu’il ne soit pas permis de mettre à mort des hérétiques, on a certainement le droit de mettre à mort des blasphémateurs et des séditieux, c’est même nécessaire pour protéger l’État. Ainsi donc, de même qu’il y a péché à traîner des hommes au bûcher pour n’importe quelle erreur, de même y a-t-il péché à croire que le magistrat séculier n’a le droit de faire périr aucun hérétique. » ⁠[91]

Notons que d’une part, Erasme reconnaît au prince le droit de ‘porter le glaive’ et qu’il peut mettre à mort certains hérétiques. « En réalité, retirer en toute circonstance le droit de glaive aux princes laïques ainsi qu’aux magistrats, c’est ni plus ni moins provoquer la subversion totale de l’État, livrer les biens et la vie des citoyens à l’audace des criminels ; en revanche, il n’est pas possible de fournir un seul bon exemple de prêtre, je ne dirai pas qui fasse la guerre lui-même, mais qui soit impliqué dans des négociations de guerre. La guerre est une affaire tellement temporelle qu’on pourrait presque la dire païenne. »[92]

A partir de là, on peut légitimement se poser la question de savoir si certaines guerres ne sont pas permises, voire souhaitables malgré tout ce qui a été dit plus haut.

Nous allons constater qu’Erasme, ici et là, reprend certaines caractéristiques de la guerre juste, telles qu’elles avaient été établies par saint Augustin et propagées par divers auteurs.

« Aucune guerre assurément, ne devrait être engagée d’aucune manière, à moins que la nécessité y contraignît. »[93] Tel est le principe qu’il répète en plusieurs endroits. Il est encore plus explicite ailleurs : « Il est des personnes (…) pour estimer que, d’une manière absolue, le droit de faire la guerre est interdit aux Chrétiens. Opinion que j’estime trop absurde pour avoir besoin de la réfuter. »[94]

Ainsi, en 1513, Erasme épouse la cause d’Henri VIII qui le protège et qui avait vaincu les Français.⁠[95], débarque le 30 juin 1513 à Calais et se joint aux troupes menées par l’empereur Maximilien Ier. Six semaines plus tard, les Français (Louis XII) sont surpris et écrasés par les armées de la Sainte Ligue à Guinegatte (aujourd’hui Enguinegatte, près de Saint-Omer), le 16 août 1513. Cette bataille fut aussi appelée « Journée des éperons » car la cavalerie française se servit plus de ses éperons (pour manœuvrer) que de ses armes (pour combattre).] Il déclare son admiration pour le vainqueur dans une lettre⁠[96] : « les vers que voici m’ont plu infiniment  : « Tandis qu’au loin, séparé du royaume anglais, tu brises la force française et circules vainqueur, parce qu’ils se mettent admirablement la chose sous les yeux. Je crois voir en effet le grand Alexandre s’avançant en armes jusqu’au-delà de l’Inde et, l’Océan passé, à la recherche d’un autre univers à vaincre, puis avec ses troupes victorieuses se répandant au loin à travers tous les peuples, tandis que tout ce qui faisait obstacle était pris, vaincu, soumis…​ » ».

Quelles guerres seraient permises ? A quelles conditions ?

« Si on ne peut vraiment pas l’éviter, à cause de la perversité générale, il sera bon, après n’avoir négligé aucune tentative, après avoir fait flèche de tout bois pour défendre la paix, de veiller à ce que seules de méchantes gens soient impliquées dans une aussi méchante affaire et à ce qu’elle coûte finalement le moins possible de sang humain. »[97]

« Il se peut qu’un bon prince fasse un jour la guerre, mais alors c’est qu’une nécessité extrême l’y aura poussé à la fin, après qu’il ait tout tenté vainement. »⁠[98]

« C’est « l’intérêt public (qui) doit être avant tout la cause essentielle d’une guerre. » et « le prince qui n’a pour dessein que l’intérêt public, n’entreprend pas facilement la guerre » car même s’il existe « une cause de guerre parfaitement juste et dont l’issue sera aussi heureuse que possible », encore faut-il calculer « tous les dommages et les avantages réalisés par la victoire ». Erasme décrit alors de nouveau les malheurs qui découlent de la guerre : malheurs humains, moraux, financiers, commerciaux, culturels. Finalement il déclare qu’aucune injure, aucune injustice ne mérite une telle décadence.⁠[99]

La guerre en dernier recours, une juste cause, une issue heureuse et un emploi proportionné de la force, telles sont les restrictions classiques auxquelles Erasme se réfère et qui relativisent son pacifisme.

Un exemple de juste cause est la guerre contre les Turcs.

Il faut se rappeler que depuis le XIe siècle déjà, les Turcs repoussent les Byzantins et peu à peu se constitue un empire ottoman qui de siècle en siècle va s’étendre toujours plus loin. A l’époque d’Erasme, cet empire couvre l’Anatolie, l’Arménie, une partie de la Géorgie et de l’Azerbaïdjan, le Kurdistan, la Mésopotamie, La Mecque, la Syrie, l’Égypte, Alger, Tunis, Tripoli, l’Irak, la Serbie, la Bulgarie, la Bosnie, l’Albanie, toute la péninsule balkanique, la Grèce, la Crimée, Rhodes et une grande partie de la méditerranée, la Hongrie. En 1529, les Turcs mettent le siège devant Vienne.

Il parle de la menace turque dans sa Lettre à Sigismond Ier de Pologne ⁠[100] et François Ier, roi de France se disputent la suprématie en Europe et plus particulièrement en Italie. Défait à pavie et fait prisonnier, François Ier doit renoncer à toutes ses prétentions sur l’http://fr.wikipedia.org/wiki/Italie[Italie], à certaines places fortes de la Picardie et restituer la Franche-Comté aux Habsbourg. En mai 1526, le pape Clément VII (Jules de Médicis), jouant sur le désir de revanche de François Ier, se fait le promoteur d’une ligue anti-impériale appelée la Sainte Ligue. Clément craint la main mise de l’Empereur sur toute l’Italie et la disparition de l’état pontifical. La Ligue se compose en plus du pape, du roi de France, du roi d’Angleterre (Henri VIII), du duché de Milan, de la République de Venise, de la République de Gênes ainsi que la Florence des Médicis. L’Empereur tente sans succès de reconquérir l’alliance du pape avec l’intention de contrôler momentanément l’Italie septentrionale : c’est pourquoi il décide d’intervenir militairement en lançant contre l’état pontifical la puissante famille romaine des Colonna, depuis toujours ennemie de la famille Médicis. Les soldats du cardinal Pompeo Colonna saccagent Rome, le 20 septembre 1526. Clément VII, assiégé, est obligé de demander l’aide de l’Empereur avec la promesse en échange de quitter l’alliance avec le roi de France. Colonna se retire et Clément VII, une fois libre, rompt le traité signé sous la contrainte avec l’Empereur et appelle à son aide François Ier. Dans cette situation, l’Empereur décide d’une intervention armée contre l’état pontifical, sous les ordres du duc Charles III de Bourbon qui fut connétable de France avant de passer au service de Charles Quint et qui meurt durant l’assaut. Clément VII, réfugié au château Saint-Ange, dut finalement se rendre et accepter les conditions des vainqueurs. L’armée impériale forte de 35.000 hommes, allemands, italiens et espagnols, surtout de lansquenets impériaux (12 à 15.000) mobilisés par Charles et commandés par des chef luthériens antipapistes va de saccager Rome pour se payer et en grande partie par haine anticatholique : vols, sacrilèges, massacres, tombes des papes violées, cadavres profanés, religieuses violées. La peste et la famine achèveront la Ville. En tout il y eut 20.000 morts sur 55.000 habitants et de graves dommages au patrimoine artistique.
   A propos de Clément VII (1478-1534), pape de 1523-1534, Erasme met en cause sa responsabilité : il « agirait lui-même avec plus de bonheur, et les princes souverains engageraient moins fréquemment entre eux des guerres de cette sorte, si persuadé pour son propre compte de l’excellence de la paix, il ne signait de traité avec aucun monarque, mais se présentait aux yeux de tous à égalité comme un père. » (op. cit., p. 302). Plus tard, en 1529, il écrira : « Seul le pape s’emploie avec zèle à prêcher la concorde, mais en vain ; autant vouloir blanchir un nègre ». (Charon, op. cit., p. 318). Clément avait alors signé le traité de Barcelone avec Charles Quint qu’il couronna à Bologne en 1530. ]. Non seulement Erasme était très prisé en Pologne par les cercles religieux et intellectuels anti-luthériens mais il avait aussi une grande admiration pour le roi dont il ne cesse de chanter les louanges. Sigismond apparaît comme le modèle des princes chrétiens, qui aurait été suscité par Dieu pour apaiser les « flots déchaînés » par sa piété, sa sagesse et son autorité⁠[101] et son souci de la paix.

Au début de son règne Sigismond mena plusieurs guerres contre les Moscovites, les Valaques, les Tatars et les Prussiens. Il a montré, écrit Erasme, « une hauteur d’âme manifestement royale ». Il a préféré chercher la paix ou livrer un combat limité malgré sa position de force, en dépit des oppositions internes et au détriment de sa réputation. Il a refusé des prises faciles, une succession légitime (Hongrie) et s’est efforcé de réconcilier des adversaires.⁠[102]

« Et si les princes, poursuit Erasme, suivant votre exemple et méprisant leurs passions privées, tournaient leurs yeux, comme d’un observatoire élevé, vers la piété, c’est-à-dire la gloire du Christ et le salut du peuple chrétien, et faisaient passer la paix publique et universelle avant je ne sais quels intérêts privés, ces intérêts qui font souvent commettre des fautes et, même dans le cas contraire, sont achetés à un prix trop cher : tout d’abord, unis entre eux par la concorde, ils règneraient d’une manière beaucoup plus heureuse et beaucoup plus glorieuse ; de plus ils desserreraient facilement de la gorge des Chrétiens l’étreinte du Turc, et apaiseraient ce funeste conflit au sein de l’Église avec d’excellents arguments. » Mais Erasme ne se fait guère d’illusion car « la plupart des guerres sont inspirées par la colère, par l’ambition, ou par quelque autre passion particulière, bien plutôt que par la considération du devoir ou de l’intérêt de l’État ; quant aux traités, nous constatons leur faiblesse et leur caractère éphémère, et, chose plus grave, ce sont eux qui engendrent souvent de nouvelles guerres. »⁠[103] Il vaudrait mieux renoncer aux possessions éloignées, renoncer à un grand empire difficile à administrer mais les princes veulent accumuler les possessions comme les ecclésiastiques accumulent (achètent) les charges. ⁠[104]

Erasme regrette que les querelles entre monarques chrétiens aient ouvert « la voie au Turc, si bien qu’il a commencé par envahir Rhodes[105], et aussi tout récemment la Hongrie[106]. Trop heureuse cruauté, destinée à pénétrer encore plus profondément chez nous, à moins que, nous mettant d’accord et joignant nos boucliers, nous opposions un barrage à cette entreprise. » Il déclare à Sigismond : « vous n’avez pas renoncé à la poursuite de pourparlers d’armistice avec les Turcs ; même avec les Scythes, vous êtes favorable à la conclusion d’un traité, à moins que, par leurs incursions scélérates et dignes de bêtes féroces plutôt que d’êtres humains, ils continuent sans trêve à attaquer votre empire. Détourner leur cruauté sauvage et implacable des possessions et de la gorge de vos propres sujets, c’est un devoir sacré plutôt qu’une action guerrière ; et si guerre il y a, elle appartient à la catégorie de celles qu’on ne peut éviter en aucune manière sans laisser s’accomplir un crime épouvantable »[107]

Erasme est d’autant plus attaché à la personne de Sigismond qu’il est souvent déçu par les rois⁠[108], même par ceux avec lesquels il entretenait des relations et auxquels il destinait certains de ses ouvrages sur la paix, comme François Ier ou Charles-Quint.⁠[109]

Erasme est déçu aussi, on l’a vu, par l’attitude des papes et pas seulement par Jules II. Bien sûr, Léon X⁠[110], ordonné prêtre quatre jours après avoir été élu pape, était d’un caractère pacifique mais il avait nommé son frère chef des armées pontificales qui menèrent des guerres et grevèrent les finances pontificales qu’il alimenta en, intensifiant la campagne des indulgences qui allait hâter la révolte luthérienne dont il ne comprit pas le fond. Il envisagea sans succès de lancer une croisade contre les Turcs. Généreux mécène et grand humaniste, plus préoccupé d’art, de culture et de politique que de réforme spirituelle, Léon laissa « se répandre autour de lui un paganisme et un amoralisme avoués »[111]. Adrien VI qui lui succède⁠[112], ancien collègue d’Erasme à Louvain, précepteur de Charles Quint à partir de 1507, déçoit Erasme : « Un espoir était permis avec notre nouveau pontife, d’abord comme théologien, et comme théologien dont l’intégrité morale était éprouvée depuis ses jeunes années. Or je ne sais comment il se fait que l’autorité pontificale prévaut bien davantage pour susciter la guerre chez les princes que pour les amener à composition. »[113]. Adrien VI, en effet, tenta, en vain, d’organiser une croisade contre les Turcs.

Comme dit précédemment Erasme n’est pas opposé à l’idée d’une guerre contre les Turcs mais, écrit-il, « commençons par faire en sorte que nous soyons nous-mêmes de vrais Chrétiens ; après, si nous le croyons bon, attaquons les Turcs ! »[114] Erasme ne supporte pas les guerres que les Chrétiens se livrent entre eux. Mais il fait remarquer : « Je ne suis pas, certes, du même avis, quand il est question de guerre où les Chrétiens, animés par un zèle unique et pieux, repoussent la violence du barbare envahisseur et défendent au péril de leur vie, la tranquillité publique. (…) Mais si la guerre, cette maladie funeste, est, à ce point inhérente à la nature humaine que nul ne puisse subsister sans elle, pourquoi les Chrétiens ne déchaînent-ils pas ce mal sur les Turcs ? Il serait, naturellement préférable de convertir les Turcs au christianisme, par la persuasion, par les bienfaits, et par l’exemple d’une vie pure, plutôt que par les armes : cependant, si la guerre est absolument inévitable, ce malheur serait moins grave que si les Chrétiens se déchiraient et se tuaient entre eux. Si l’amour réciproque n’est pas de nature à les unir, que du moins ils soient unis contre l’ennemi commun, le Turc, qui sera de quelque façon que ce soit invincible, dès que la discorde les séparera. »  »⁠[115]

Il aborde encore la question du péril turc dans un ouvrage au titre explicite : « Devons-nous porter la guerre aux Turcs ? », écrit en 1530⁠[116]. Rappelons-nous qu’en 1529, les Turcs étaient devant Vienne.

Face à cette menace, l’Europe est désunie : la France, en particulier, n’obéissant qu’à ses intérêts particuliers, fait alliance avec Soliman II contre Charles Quint et obtient ainsi un régime privilégié dans l’Empire ottoman⁠[117] par la concession de « capitulations » (conventions) qui restèrent en vigueur jusqu’au XXe siècle. La France acquit ainsi des avantages sur les plans commercial, fiscal, religieux, pénal, etc..

Erasme, lui, ne veut pas d’une croisade , il ne veut pas d’une guerre à n’importe quel prix et ne partage pas non plus le point de vue de Luther qui estimait que cette invasion était un châtiment divin auquel il ne fallait pas s’opposer : « S’il est vrai que toute guerre engagée contre les Turcs n’est pas forcément légitime et pieuse[118], il arrive aussi que la non-résistance au Turc ne soit rien d’autre que l’abandon des Chrétiens à des ennemis particulièrement cruels, la soumission de nos frères à leur indigne asservissement. »⁠[119]

Certes, cette « race barbare » qui se livre à de terribles massacres profite de l’indolence et des fautes chrétiennes mais il faut « porter secours aux peuples frères en détresse »[120]

Comment expliquer le succès des Turcs et la défaite des Chrétiens ? « C’est à nos vices qu’ils doivent leurs victoires » : les dissensions, l’ambition, la perfidie.⁠[121]

Ceci dit, comment mener une guerre « légitime et pieuse » ?

« On fait preuve d’une extrême impiété en estimant que l’art médical peut chasser la maladie malgré Dieu. Nous nous trouvons dans une situation semblable quand nous estimons pouvoir, malgré la colère de Dieu, repousser le désastre par nos propres forces, alors que nous reconnaissons dans les incursions des Turcs le moyen de nous inciter à une vie meilleure et à une concorde mutuelle. (…) Si nous désirons réussir dans notre entreprise d’arracher notre gorge à l’étreinte turque, il nous faudra, avant de chasser la race exécrable des Turcs, extirper de nos cœurs l’avarice, l’ambition, l’amour de la domination, la bonne conscience, l’esprit de débauche, l’amour de la volupté, la fraude, la colère, la haine, l’envie, et après les avoir jugulés avec le glaive spirituel, adopter un état d’âme véritablement chrétien ; alors, si la situation l’exige, nous pourrons combattre sous l’étendard du Christ l’adversaire turc, et le vaincre avec le même champion »[122]

En tout cas, nous ne devons pas combattre « les Turcs en Turcs »[123]. « Notre but unique, notre principal dessein : augmenter la puissance du Christ plutôt que la nôtre. »[124] Le soldat chrétien ne peut donc être animé de mauvais sentiments : « Si c’est le souci de la paix publique qui te fait sortit l’épée du fourreau, le souvenir de tes opprimés ou l’amour de la religion, si tout l’espoir d’une victoire est placé dans le secours de Dieu, si ton regard droit ne fixe rien d’autre que la gloire du Christ et l’intérêt du troupeau des Chrétiens, alors dis-toi que, par un effet de la volonté divine, une réponse te sera donnée en moyen propitiatoire: « Attaque, et tu vaincras ! » (…) Si c’est la cruauté, la passion d’étendre ta domination, le désir de rapines, qui t’appelle aux armes, sache bien qu’aucun oiseau ne peut voler sous de plus funestes auspices. En effet même si parfois quelque succès semble favoriser ceux qui font la guerre avec de tels augures, ce n’est pas une situation heureuse, mais une proie fallacieuse dont la séduction entraîne vers des calamités plus redoutables…​ »[125]

Encore faut-il que la guerre « s’engage sous la direction des plus grands monarques légitimes, et en pleine communion de vues »[126] Nous retrouvons ici une des conditions classiques de la guerre juste : qu’elle soit déclarée par une autorité légitime.

Quant à l’argent nécessaire, au lieu de faire porter au peuple cette charge financière, Erasme prévoit cette solution : « pour éviter de faire peser sur le peuple les lourdes charges financières nécessitées par la guerre, une méthode pourrait être mise en oeuvre, consistant pour les princes à réduire leurs dépenses superflues : en agissant ainsi, ils verront quelle énorme contribution s’ajoute à leurs revenus. Qui ferait en effet honnêtement le compte des sommes d’argent englouties dans les cérémonies, les prodigalités, les festins, les ambassades tapageuses, les plaisirs et les jeux ? S’ils estiment que faire la guerre aux Turcs est une sainte et pieuse action, pourraient-ils garantir à Dieu d’aumône plus agréable que d’augmenter le revenu de leurs impôts par leur économie et dépenser pour la piété ce qu’ils auraient soustrait aux folies bruyantes ?

Quand je parle des princes, la même opinion peut s’appliquer aux riches, quels qu’ils soient. Dieu sera doublement satisfait si l’argent dépensé pour la piété est soustrait aux vices. Le résultat de cette pratique sera que personne ne s’appauvrira par ses prodigalités, mais s’enrichira plutôt par un accroissement de vertu. En outre, la méfiance du peuple diminuera si les projets envisagés sont menés à leur terme. Jusqu’ici la collecte de l’argent s’est faite avec célérité, mais la poursuite de l’entreprise a été d’une lenteur remarquable, pour ne pas parler d’abandon. »[127]

N’empêche que pour Erasme, la guerre reste l’ultime recours : « une guerre contre les Turcs n’est pas de mon goût, à moins que ne nous y contraigne une nécessité inéluctable. Et j’avoue que nous devons à peine espérer la victoire si le Seigneur ne se tient pas à nos côtés ; mais si nous nous appliquons à nous le rendre favorable, quand bien même nous lutterions à cent contre dix mille, la victoire nous est assurée. »[128]

Comment se rendre Dieu favorable sinon en se convertissant et il importe même « que les princes de l’Église se détachent de toute espèce de luxe, d’ambition, d’avarice et de tyrannie. »[129] et que les combattants combattent en vrais chrétiens.⁠[130] « Il n’existe aucun bouclier fait de main d’homme qui puisse garantir tout le corps contre les blessures ; c’est même parfois le bouclier qui cause la perte de celui qui le porte ; mais lorsqu’on est couvert par le bouclier de Dieu, on est invulnérable de toutes parts. »⁠[131]

A l’instar de saint Augustin, il répète : « je ne dissuade pas de faire la guerre, mais, je veux, dans la mesure de mes moyens, travailler à ce qu’elle soit engagée et conduite avec bonheur. » Il ne faudrait pas qu’elle tourne à la catastrophe : « C’est dur, je l’avoue, mais mieux vaut encore supporter notre sort, si dur soit-il, si c’est la volonté de Dieu, plutôt que d’attirer sur nous une catastrophe totale. » ⁠[132]

Car la paix, la véritable paix, est un bien inestimable. Encore faut-il distinguer la vraie paix de la fausse paix : « Par nature, sans doute, tous les hommes sont à la poursuite de la paix ; ils sont en quête d’un endroit où leur esprit puisse se reposer ; mais comme ils accrochent leurs nids à des réalités vaines et périssables, plus ils s’affairent pour trouver le repos, plus ils s’enfoncent dans les tracas.(…) L’un pose son nid dans la science, l’autre dans la paresse, l’autre dans la volupté, certains, dans cette disposition vertueuse qu’ils appellent sagesse, d’autres encore, dans l’acte même et l’exercice de la vertu. Mais tous ces gens-là, comme le dit Paul, « ont perdu le sens commun de leurs réflexions » (Rm 1, 21) : alors qu’en paroles, et en paroles grandiloquentes, ils promettaient aux autres l’euthumia , leur cœur à eux-mêmes ne connaissait aucun repos. Et pourquoi cela ? Parce que ce n’est pas dans le Dieu vivant qu’ils cherchaient leur joie. »[133]

Il n’y a donc pas lieu de parler de pacifisme absolu à propos d’Erasme. Nous avons retrouvé dans ses réflexions les principes traditionnels de la guerre juste mais, on l’a vu, Erasme l’envisage dans le cadre d’une action militaire contre la menace turque et se montre, à juste titre, extrêmement sévère pour les guerres que les chrétiens, princes et papes, mènent entre eux.

La fin d’un monde

St Vincent de Paul , témoin d’un temps révolu ?

Il est intéressant de s’arrêter un instant à la vie de « Monsieur Vincent »⁠[134] connu tout particulièrement pour son action inlassable lutte contre les misères matérielles et spirituelles⁠[135]. Ce que l’on sait moins, ce sont ses relations politiques au plus haut niveau de l’État⁠[136]. A cette époque de guerres à l’extérieur et à l’intérieur du Royaume⁠[137], il travaille au soulagement de toutes les souffrances endurées par les militaires comme par les civils mais il est partisan de certaines interventions armées. Il cherche certes à rassembler des fonds pour racheter les captifs tombés aux mains des barbaresques mais aussi, en 1658, pour soutenir une expédition militaire susceptible d’aller les délivrer, pour, comme il l’écrit, « tirer justice des Turcs ».⁠[138]

Auparavant, entre 1656 et 1659, il avait soutenu de ses prières⁠[139] et par la recherche de fonds⁠[140] la lutte du royaume de Pologne⁠[141] face aux Suédois, aux Tartares et aux « Moscovites ».

Le souci de Vincent de Paul est de défendre les vies chrétiennes contre les leurs ennemis et les catholiques contre les hérétiques⁠[142] « et cela pour donner la paix qui est le but de la guerre »[143].

Ses prises de position, St Vincent les justifie en citant très souvent l’Eloge de la Milice nouvelle de saint Bernard que nous avons déjà évoquée. Le problème vient de ce qu’il lit l’actualité avec les critères anciens alors que les luttes dans lesquelles il prend position n’ont pas le caractère tranché qu’il leur prête comme en témoigne W. Cavanaugh  dans son livre Le mythe de la violence religieuse[144]. Cet auteur montre que les « guerres de religion » des XVIe et XVIIe siècles portent fort mal leur nom. Si l’Église a été impliquée profondément dans ces guerres, c’est parce qu’elle « a été de plus en plus identifiée avec le projet de construction de l’État qui l’a même absorbée. »[145] Ainsi, pour revenir à la guerre de Trente ans qui a fortement marqué la sensibilité de saint Vincent de Paul, ce n’est pas purement et simplement une lutte entre catholiques et hérétiques puisqu’on constate que la France catholique s’est alliée à la Suède luthérienne et que, par la suite, la guerre fut essentiellement un affrontement entre Habsbourgs et Bourbons, les deux grandes dynasties catholiques d’Europe.

Vincent de Paul ne s’est pas rendu compte -il n’avait pas suffisamment de recul- que le monde avait changé, plus exactement qu’un acteur -l’État- venait de changer de rôle :

« Le tournant des XVIe et XVIIe siècles, écrit J.-Fr. Thibault, apparaît (…) comme une période charnière où s’opère un basculement majeur de la pensée politique, qui voit l’État s’imposer, et le droit souverain s’affirmer. »[146]

Randall Lesaffer⁠[147] confirme : « l’émergence de l’État souverain - ou plutôt de la monarchie souveraine - à partir du haut Moyen Age et surtout de la Réforme au seizième siècle (a) détruit le système international médiéval de la res publica christiana et (…) précipité l’Europe dans une grave crise structurelle. » De 1530 aux traités de Westphalie (1648)⁠[148], on constate « l’absence relative d’un droit international aux dimensions européennes » et « la domination de droits internationaux particuliers ou bilatéraux ».⁠[149] Le pape et l’empereur ont perdu leur suprématie théorique et « le droit canon, mais aussi le droit féodal et le droit romain, perdirent rapidement leur signification comme base du droit international en Europe »[150]. On se souvient que pour saint Thomas, trois conditions devaient être remplies pour qu’une guerre soit déclarée juste : être déclarée par le souverain, avoir une juste cause et une intention droite. A partir du 16ème siècle, les deux dernières conditions ne peuvent plus être remplies car manque « un consensus réel concernant le droit international qui déterminait les droits des différents États » et s’est effacée « la présence d’un pouvoir supranational qui pouvait décider de la justice des revendications de belligérants potentiels. »[151] « L’analyse plus générale de la pratique des traités des Temps modernes a démontré que la souveraineté externe - soit l’absence d’un pouvoir international ou supranational efficace - était acquise dès les années 1530-1540. »[152]

Dans la pratique guerrière, on constate quelques modifications significatives : l’amnistie, la libération des prisonniers sans rançon, le refus de se prononcer sur la responsabilité de la guerre, l’abandon des représailles soulignent le caractère non discriminatoire de la paix. On atténue le caractère juridique des légitimations de guerre, on invoque la violation actuelle ou potentielle des droits, la violation d’intérêts politiques. L’important c’est la sécurité et la tranquillité des États. Et « la définition de la sécurité d’un État souverain [est] sujette à la discrétion du souverain »[153]et on se soucie de garantir les droits commerciaux. La notion de casus belli s’élargit donc.

Si même jusqu’au dix-septième siècle on trouve dans les traités de paix ou d’alliance référence à la res publica christiana, concept « entre autres invoqué afin de légitimer une guerre ou une paix sur la base de l’argument que l’unité et la stabilité interne de la chrétienté était une condition sine qua non pour la défendre contre ses ennemis externes, en première instance contre le Turc. Après la Réforme, le même raisonnement fut retenu par les adhérents des différents courants dans le monde chrétien vis-à-vis de leurs ennemis respectifs, catholiques ou protestants. »[154] Apparaît aussi progressivement une référence plus ou moins explicite à l’équilibre européen : cette théorie se substitue « à l’idée de l’unité chrétienne face à ses ennemis externes, comme principe de base de la société internationale » et vise « à garantir la souveraineté et la liberté de chaque pouvoir souverain ».⁠[155]

« Tout cela indique manifestement que la guerre était de moins en moins considérée comme une voie de recours ultime à caractère juridique, mais qu’elle était devenue un instrument politique à utiliser discrétionnairement par les États. »⁠[156]

« Le mécanisme très délicat d’éducation à la paix que constituait la théorie de la guerre juste dans la Chrétienté »[157] et, a fortiori, les efforts plus pacifistes d’un Las Casas ou d’un Erasme, sont mis à mal par le divorce entre les fins temporelles et les fins spirituelles et par la rupture de l’unité chrétienne. De son côté, la Réforme protestante a supprimé le rôle d’arbitre moral que pouvait jouer l’Église et a favorisé le développement des nationalismes en permettant à la religion d’être au service des politiques nationales et de leurs guerres.⁠[158]

Et la papauté n’arrive pas à combattre cette tendance.


1. 1474-1566.
2. Cité in LAS CASAS Barthélemy de, L’Évangile et la force, Présentation, choix de textes et traduction par Marianne Mahn-Lot, Cerf, 1964, p. 48.
3. 1494-1560, fut aussi professeur à l’université de Salamanque.
4. 1503-1576, participa au Concile de Trente et à la Controverse de Valladolid, fut le confesseur de Marie Tudor, archevêque de Tolède, arrêté par l’Inquisition qui le suspecte d’hérésie, condamné par Grégoire XIII bien que son travail au Concile ait été déclaré orthodoxe. Le pape rédigea toutefois cette épitaphe : « Bartolomé Carranza, navarrais, dominicain, Archevêque de Tolède, Primat des Espagnes, homme illustre par son lignage, par sa vie, par sa doctrine, par sa prédication et par ses aumônes ; d’esprit modeste dans les événements heureux et d’humeur égale dans l’adversité ». Proposer une meilleure traduction .
5. 1509-1560, participa au Concile de Trente et à la Controverse de Valladolid, fut professeur à Salamanque et Valladolid.
6. La pensée de Vitoria influença d’autres théologiens encore comme Domingo Bañez (1528-1604), directeur de conscience de sainte Thérèse et professeur à Salamanque, condamné par l’Inquisition en 1599 à ne plus enseigner ; le jésuite Luis Molina (1536-1600), professeur à Evora puis à Madrid, à l’origine d’une grande controverse avec les dominicains sur le libre-arbitre et la prédestination ; un autre jésuite, Francisco Suarez (1548-1617), qui enseigna à Avila, Ségovie, Valladolid, Rome, Alcala, Salamanque et Coimbra. Même des juristes protestants comme Alberico Gentili (1552-1608) qui fut professeur à Oxford, auteur d’un De jure belli et et Hugo Grotius (1583-1645) auteur du De jure belli ac pacis (1625) s’inspirèrent de Vitoria. L’œuvre de ce grand dominicain sombra ensuite dans l’oubli pratiquement jusqu’au XXe siècle.
7. LAS CASAS B. de, op. cit., p. 15.
8. Dans le codicille de son testament elle écrit : « Notre dessein principal étant d’inviter les peuples de là-bas à se convertir à notre sainte foi (…), je supplie le roi mon mari de ne pas consentir à ce que les Indiens soient lésés dans leur personne ou dans leurs biens… » (id., p. 17).
9. Henri de Suse, dit «  Hostiensis », vers 1200-http://fr.wikipedia.org/wiki/1271[1271
10. LAS CASAS B. de, op. cit., p.19.
11. Il fut aboli en 1543.
12. LAS CASAS B., op. cit., p. 20.
13. Un temps, il pense aux esclaves noirs pour remplacer les Indiens. On l’accuse d’ailleurs d’avoir été le premier à demander licence d’importer des esclaves noirs. En espagnol, « primero » signifie à la fois « premier » et « d’abord ». Le P. ANDRE-VINCENT (Las Casas, apôtre des Indiens, Nouvelle Aurore, 1975, p. 181) traduit : il a d’abord, dans un premier temps, demandé licence d’importer… Ce qui est plus vraisemblable puisqu’en 1502 déjà, des Noirs avaient été amenés à Hispaniola. d’autre part, Las Casas poursuit son récit, toujours à la troisième personne : « Depuis qu’il eut compris de quelle façon inique ces Noirs avaient été asservis par les Portugais, il n’aurait pour rien au monde renouvelé une pareille demande (…), il ne fut jamais certain que l’ignorance où il avait vécu à ce sujet lui servirait d’excuse devant le tribunal de Dieu »
   Telle est la traduction du P. André-Vincent. Par contre, Marianne Mahn-Lot écrit (pp. 27 et 28) : « Le clerc Las Casas fut le premier à demander licence d’importer des esclaves noirs » elle commente : « en réalité, il fut peut-être le premier à le « redemander », car des Noirs avaient été introduits à Hispaniola en 1502, mais comme ils avaient participé à une révolte aux côtés des Indiens, le gouverneur Ovando avait supplié le roi de ne plus permettre qu’on en introduisît ». Las Casas poursuit : « Depuis qu’il eut compris de quelle façon inique ces Noirs avaient été asservis par les Portugais, il n’aurait pour rien au monde renouvelé une pareille demande (…), il ne fut jamais certain que l’ignorance où il avait vécu à ce sujet lui servirait d’excuse devant le tribunal de Dieu. » Marianne Mahn-Lot commente : « On a souvent fait remarquer que les Européens n’avaient pas « inventé » l’esclavage des Noirs qui existait déjà en Afrique. Las Casas n’y aurait pas vu une excuse. Il écrit judicieusement : « Depuis longtemps les Portugais ont accoutumé de pratiquer des razzias en Guinée pour s’y procurer des esclaves ; voyant donc que nous, Espagnols, avions tant besoin d’esclaves et les leur achetions un bon prix, ils se mirent à en capturer de plus en plus. Et les Noirs eux-mêmes, voyant avec quelle avidité on les recherche, se sont mis à se faire entre eux d’injustes guerres et à se vendre les uns les autres aux Portugais, si bien que nous portons la responsabilité des péchés qu’ils commettent ainsi. » »
   Si nous nous en remettons au texte espagnol (Ed. Miguel Ginesta, 1875, édition digitale de la Biblioteca virtual Miguel de Cervantes, 2007 sur le site www.cervantesvirtual.com, au tome IV, Livre III, chapitre CII, p. 380), on lit : « Otras muchas y diversas mercedes se les prometieron, harto provocativas, à venir à poblar estas tierras, de los que las oian ; y porque algunos de los españoles desta isla dijeron al clérigo Casas, viendo lo que pretendia y que los religiosos de Sancto Domingo no quieran absolver à los que tenian indios, si no los dejaban, que si les traia licencia del Rey para que pudiesen traer de Castilla una docena de negros esclavos, que abririan mano de los indios, acordàndose desto el Clérigo dijo en sus memoriales, que le hiciese merced à los españoles vecinos dellas de darles licencia para traer de España una docena màs o ménos, de esclavos negros, porque con ellos se sustentarian en la tierra y dejarian libres los indios. Este aviso, de que se diese licencia para taer esclavos negros à estas tierras, dio primero_ el clérigo Casas, no advirtiendo la injusticia con que los portugueses los toman y hacen esclavos, el cual, despues, de que cayo en ello, no lo diera por cuanto habia en el mundo, porque siempre los tuvo por injusta y tirànicamente hechos esclavos, porque la misma razon es dellos que de los indios. »  _Primero employé adverbialement, est opposé à despues : d’abord… ensuite. Le P. André-vincent a donc raison de protester contre la traduction de primero par « le premier ». Plus loin (Tome V, livre III, chapitre 129, pp. 30-31 : « Deste aviso que dio el Clérigo, no poco despues se hallo arrepiso, juzgàndose culpado por inadvertencia, porque como despues vido y averiguo, segun parecerà, ser tanto injusto el captiverio de los negros como el de los indios, no fué discreto remedio el que aconsejo que se trujesen negros para que se libertasen los indios, aunque él suponia que eran justamente captivos, aunque no estuvo cierto que la ignorancia que en ésto tuvo y buena voluntad lo excusase delante el juicio divino.  […] siguiose de aqui tambien que como los portugueses de muchos años atràs han tenido cargo de robar à Guinea, y hacer esclavos à los negros, harto injustamente, viendo que nosotros mostràbamos tanta necesidad, y que se los compràbamos bien, diéron y dànse cada cada dia priesa à robar y captivar dellos, por cuàntas via smalas é inicuas captivarlos pueden ; item, como los mismos ven que con tanta ànsia los buscan y quieren, unos à otros se hacen injustas guerras y por otras vias ilicitas se hurtan y venden à los portugueses, por manera que nosotros somos causa de todos los pecados que los unos y los otros cometen, sin los nuestros que en comprallos cometemos. »
   GIROUD Nicole, dans une remarquable étude particulièrement bien documentée, est formelle : « L’opinion fréquente qui affirme que Las Casas est le premier à avoir amené des esclaves Noirs aux Indes pour libérer les Indios est fausse. Les premiers esclaves noirs sont arrivés, avec l’accord de la couronne espagnole, dès le début du XVIe siècle. […] En fait, comme il le raconte lui-même, […] Las Casas propose effectivement dans sa lutte contre l’esclavage des Indios de 1516 à 1543, la venue d’esclaves noirs aux Indes pour soulager le travail des Indios dans les mines, car les Noirs sont plus forts et plus résistants. Il croyait encore que leur esclavage était dû à une guerre juste. […] Entre 1556 et 1560, il commence à dénoncer aussi cet esclavage. Cet épisode montre bien que Las casas n’a pas mis en cause l’institution de l’esclavage, mais il s’y oppose lorsqu’il est le fruit d’une guerre injuste. Lorsqu’il saura que c’est le cas en Afrique, il défendra de la même façon les droits des Noirs et des Indios. » L’auteur ajoute que « ce repentir, souvent jugé tardif, est, en fait, historiquement précoce » puisque « les premiers textes qui condamnent réellement l’esclavage des Noirs, après Las Casas, apparaîtront à la fin du XVIIe siècle seulement ». (Une mosaïque de Fr. Bartolomé de Las Casas (1484-1566), Histoire de la réception dans l’histoire, la théologie, la société, l’art et la littérature, Editions universitaires de Fribourg Suisse, 2002, pp. 148-149). Nicole Giroud est docteur en théologie et travaille à l’université de Fribourg.
14. LAS CASAS B. de, op. cit., p. 29.
15. Id., p. 30.
16. Id..
17. Rappelons que le pape Paul III, né Alexandre Farnèse, fut un prince typique de la Renaissance, mondain et frivole dans sa jeunesse. Il eut quatre enfants alors qu’il était déjà cardinal-diacre (grâce à Alexandre VI qui avait une liaison avec sa sœur) puis évêque. Néanmoins, c’est lui qui convoque en 1536 le concile de trente et qui entame la réforme de l’Église. C’est lui aussi qui nomma Michel-Ange architecte du Vatican et lui fit exécuter les fresques de la Sixtine.
18. Bref adressé au cardinal Juan de Tavera, archevêque de Tolède, où on peut lire : « Il est parvenu à notre connaissance que pour faire reculer ceux qui, bouillonnant de cupidité, sont animés d’un esprit inhumain à l’égard du genre humain, l’empereur des Romains Charles a interdit par un édit public à tous ses sujets que qui que ce soit ait l’audace de réduire en esclavage les Indiens occidentaux ou ceux du Sud, ou de les priver de leurs biens.
   Puisque nous voulons que ces Indiens, même s’ils se trouvent en dehors du sein de l’Église, ne soient pas pour autant privés de leur liberté ou de la disposition de leurs biens, ou considérés comme devant l’être, du moment que ce sont des hommes et par conséquent capables de croire et de parvenir au salut, qu’ils ne soient pas détruits par l’esclavage mais invités à la vie par des prédications et par l’exemple, et puisque en outre, Nous désirons contenir les entreprises si infâmes de ces impies et pourvoir à ce qu’ils ne soient pas moins enclins à embrasser la foi du Christ parce qu’ils auront été révoltés par les injustices et les torts qu’ils auront subis.
   Nous demandons (…) à ta prudence que tu (…) interdises avec une très grande sincérité, sous peine d’excommunication portée d’avance, à tous et à chacun, quel que soit son rang, d’oser réduire en esclavage les indiens précités, de quelque façon que ce soit, ou de les dépouiller de leurs biens. » (DZ 1495). 
19. « La Vérité elle-même, qui ne peut ni tromper ni se tromper ni être trompée ni devenir trompée, a dit clairement lorsqu’elle destinait les prédicateurs de la foi au ministère de la parole : « Allez enseigner toutes les nations ». Elle a dit toutes, sans exception, puisque tous les hommes sont capables de recevoir l’enseignement de la foi. Ce que voyant, le jaloux adversaire du genre humain, toujours hostile aux œuvres humaines afin de les détruire, a découvert une nouvelle manière d’empêcher que la parole de _Dieu soit annoncée, pour leur salut, aux nations. Il a poussé certains de ses suppôts, avides de satisfaire leur cupidité, à déclarer publiquement que les habitants des Indes occidentales et méridionales, et d’autres peuples encore qui sont parvenus à notre connaissance ces temps-ci, devaient être utilisés pour notre service, comme des bêtes brutes, sous prétexte qu’ils ne connaissent pas la foi catholique. Ils les réduisent en esclavage en leur imposant des corvées telles qu’ils oseraient à peine en infliger à leurs propres animaux domestiques._
   Or Nous, qui, malgré notre indignité, tenons la place du Seigneur sur terre, et qui désirons, de toutes nos forces, amener à Son bercail les brebis de Son troupeau qui nous sont confiées et qui sont encore hors de Son bercail, considérant que ces Indiens, en tant que véritables êtres humains, ne sont pas seulement aptes à la foi chrétienne, mais encore, d’après ce que Nous avons appris, accourent avec hâte vers cette foi, et désirant leur apporter tous les secours nécessaires, Nous décidons et déclarons, par les présentes lettres, en vertu de Notre Autorité apostolique, que lesdits Indiens et tous les autres peuples qui parviendraient dans l’avenir à la connaissance des chrétiens, même s’ils vivent hors de la foi ou sont originaires d’autres contrées, peuvent librement et licitement user, posséder et jouir de la liberté et de la propriété de leurs biens, et ne doivent pas être réduits en esclavage. Toute mesure prise en contradiction avec ces principes est abrogée et invalidée.
   De plus, Nous déclarons et décidons que les Indiens et les autres peuples qui viendraient à être découverts dans le monde doivent être invités à ladite foi du Christ par la prédication de la parole de Dieu et par l’exemple d’une vie vertueuse. Toutes choses passées ou futures contraires à ces dispositions sont à considérer comme nulles et non avenues. » (2 juin 1537).
20. Cette constitution s’attaque notamment au problème posé par la conversion d’indiens polygames. Elle stipule, en bref que le converti conserve la première femme qu’il avait dans le paganisme, la première femme non pas forcément dans le temps, mais selon le droit. Et « au cas où il ne se rappelle pas quelle fut sa première femme légitime, le polygame converti choisit qui il lui plaît parmi celles qui vécurent avec lui maritalement, qu’elle soit encore païenne ou qu’elle soit devenue catholique. » (Cf. GRECO Joseph, sj, Le pouvoir du Souverain Pontife à l’égard des infidèles, Presses de l’Université grégorienne, 1967, p. 15.
21. « Le Pape Paul III, à tous les Chrétiens fidèles auxquels parviendra cet écrit, santé dans le Christ notre Seigneur et bénédiction apostolique. Le Dieu sublime a tant aimé le genre humain, qu’Il créa l’homme dans une telle sagesse que non seulement il puisse participer aux bienfaits dont jouissent les autres créatures, mais encore qu’il soit doté de la capacité d’atteindre le Dieu inaccessible et invisible et de le contempler face à face ; et puisque l’homme, selon le témoignage des Écritures Sacrées, a été créé pour goûter la vie éternelle et la joie, que nul ne peut atteindre et conserver qu’à travers la foi en Notre-Seigneur Jésus-Christ, il est nécessaire qu’il possède la nature et les facultés qui le rendent capable de recevoir cette foi et que quiconque est affecté de ces dons doit être capable de recevoir cette même foi.
   Ainsi, il n’est pas concevable que quiconque possède si peu d’entendement que, désirant la foi, il soit pourtant dénué de la faculté nécessaire qui lui permette de la recevoir. d’où il vient que le Christ, qui est la Vérité elle-même, qui n’a jamais failli et ne faillira jamais, a dit aux prédicateurs de la foi qu’il choisit pour cet office « Allez enseigner toutes les nations ». Il a dit toutes, sans exception, car toutes sont capables de recevoir les doctrines de la foi.
   L’Ennemi du genre humain, qui s’oppose à toutes les bonnes actions en vue de mener les hommes à leur perte, voyant et enviant cela, inventa un moyen nouveau par lequel il pourrait entraver la prédication de la parole de Dieu pour le salut des peuples : Il inspira ses auxiliaires qui, pour lui plaire, n’ont pas hésité à publier à l’étranger que les Indiens de l’Occident et du Sud, et d’autres peuples dont Nous avons eu récemment connaissance, devraient être traités comme des bêtes de somme créées pour nous servir, prétendant qu’ils sont incapables de recevoir la Foi Catholique.
   Nous qui, bien qu’indigne de cet honneur, exerçons sur terre le pouvoir de Notre-Seigneur et cherchons de toutes nos forces à ramener les brebis placées au-dehors de son troupeau dans le bercail dont nous avons la charge, considérons quoi qu’il en soit, que les Indiens sont véritablement des hommes et qu’ils sont non seulement capables de comprendre la Foi Catholique, mais que, selon nos informations, ils sont très désireux de la recevoir. Souhaitant fournir à ces maux les remèdes appropriés, Nous définissons et déclarons par cette lettre apostolique, ou par toute traduction qui puisse en être signée par un notaire public et scellée du sceau de tout dignitaire ecclésiastique, à laquelle le même crédit sera donné qu’à l’original, que quoi qu’il puisse avoir été dit ou être dit de contraire, les dits Indiens et tous les autres peuples qui peuvent être plus tard découverts par les Chrétiens, ne peuvent en aucun cas être privés de leur liberté ou de la possession de leurs biens, même s’ils demeurent en dehors de la foi de Jésus-Christ ; et qu’ils peuvent et devraient, librement et légitimement, jouir de la liberté et de la possession de leurs biens, et qu’ils ne devraient en aucun cas être réduits en esclavage ; si cela arrivait malgré tout, cet esclavage serait considéré nul et non avenu.
   Par la vertu de notre autorité apostolique, Nous définissons et déclarons par la présente lettre, ou par toute traduction signée par un notaire public et scellée du sceau de la dignité ecclésiastique, qui imposera la même obéissance que l’original, que les dits Indiens et autres peuples soient convertis à la foi de Jésus Christ par la prédication de la parole de Dieu et par l’exemple d’une vie bonne et sainte.
   Donné à Rome, le 29 mai de l’année 1537, la troisième de Notre Pontificat. »
22. La mesure concernant l’encomienda fut révoquée car l’institution était trop ancienne et intéressante. Elle fut néanmoins réglementée.
23. MAHN-LOT Marianne in LAS CASAS B. de, op. cit., pp. 55-56.
24. Vers 1490-1573.
25. De convenientia militaris disciplinae cum christiana religione, dialogus que inscribitur Democrates. Et Demócrates Segundo o De las justas causas de la guerra contra los Indios,
26. Cf. le Sumario que D. de Soto rédigea respectant scrupuleusement le discours de Sepúlveda (1ère controverse) puis celui de Las Casas à partir de son Argumentum Apologiae (cité par MAHN-LOT M., in op. cit. pp. 181 et svtes.
27. Qu. 22, a. 9.
28. « Est-ce à moi, en effet de juger ceux du dehors ? N’est-ce pas ceux du dedans que vous avez à juger ? Ceux du dehors, Dieu les jugera… »
29. « Beaucoup de païens ont des idoles abominables. Faudra-t-il que nous les brisions ? Bien plutôt agissons de telle sorte que nous brisions les idoles dans leurs cœurs ; une fois devenus chrétiens, ils nous demanderons eux-mêmes de les briser, ou ils s’en chargeront. Pour le moment, ce qu’il nous faut c’est prier pour eux, et non pas les irriter. »
30. Cité MAHN-LOT M., op . cit., p. 187.
31. Dans son Memorial de remedios (1543), Las Casas écrit : « Ce mot de « conquête » appliqué aux terres et royaumes des Indes découverts ou à découvrir, est un vocable digne de mahométans, inique, tyrannique, infernal ». (cité par MAHN-LOT M., in LAS CASAS B. de, op. cit., p. 59-60).
32. Cité par MAHN-LOT M., id, p. 60
33. Il semble qu’au moment de la controverse, le problème des sacrifices humains ne se posait pratiquement plus selon l’avis de M. Mahn-Lot. Dans son Historia de las Indias (tome IV, livre III, chap. 117, pp. 462-463, op. cit.), Las Casas explique : « …si l’on n’a pas d’abord, pendant un grand laps de temps, enseigné la doctrine chrétienne aux Indiens, comme d’ailleurs à toute autre nation idolâtre, c’est une grande absurdité que de prétendre leur faire abandonner leurs idoles. Jamais ils ne le font de bon gré ; car il n’est personne qui abandonne volontiers et de bon cœur le dieu que depuis bien des années il estime pour véritable, les croyances qu’on lui a enseignées à la mamelle et tout ce que ses ancêtres ont vénéré. »
34. Cité par MAHN-LOT M., id., p. 61
35. Le franciscain Motolinia qui vécut avec les Indiens au Mexique se plaint de Las Casas et écrit à Charles Quint : « Ceux qui ne voudront pas écouter l’Évangile de leur plein gré, qu’ils l’écoutent donc de force, car, comme dit le proverbe : « Mieux vaut le bien fait par contrainte que le mal commis volontiers ». » (Cité par MAHN-LOT M., id., p. 85).
36. Le pape institua en 1568 une commission chargée de « présider au développement de la religion chrétienne chez les Indiens » (MAHN-LOT M., id., p. 87), en 1622 est créée la Congrégation de la propagande ; en 1704, Clément XI confirmera la bulle Sublimis Deus de Paul III.
37. Chap. V, §17, p.176.
38. Id., p.179. 
39. Chap. V, §36, 384, 386, 388 et 390.
40. Las Casas cite « le cas des Turcs et des Maures de Barbarie et d’Orient, dont nous avons, écrit-il, chaque jour à pâtir. Contre ceux-ci, il est certain que nous sommes autorisés à faire une guerre juste, non seulement quand ils la suscitent, mais même quand ils cessent de nous la faire, car nous avons une longue expérience de leur intention de nous porter tort ; cette guerre mérite donc le nom de guerre de légitime défense. »
41. Tome 1, livre 1, chap. XXV, cité in LAS CASAS B. de, op. cit., pp. 195-200.
42. Cité par Las Casas avec la référence 23, q.1a, ch. Noli, in MAHN-LOT M., op. cit., p. 191.
43. Id..
44. THOMAS d’AQUIN, Somme théologique, Ia IIae, qu. 19, a. 5 et 6.
45. Cité in MAHN-LOT M., op. cit., p. 192.
46. Un dernier mot à propos de Las Casas. Il écrit dans son Apologie que les Espagnols  « ont fait mourir misérablement plus de vingt millions de personnes ». Cette affirmation a contribué à nourrir la « légende noire » de l’Espagne, légende développée et propagée par les ennemis de l’Espagne. Au terme d’une enquête sérieuse sur cette question, Joseph Pérez, ancien directeur de la Casa de Vélazquez de Madrid et professeur émérite de civilisation de l’Espagne et de l’Amérique latine à l’Université de Bordeaux III, conclut avec les historiens contemporains que les encyclopédistes français du XVIIIe siècle « peu suspects de sympathie pour une Espagne qu’ils qualifiaient volontiers de fanatique et de rétrograde » avaient porté un jugement correct sur cette affaire: « Las Casas a beaucoup exagéré ; il a idéalisé les Indiens ; les conquistadores se sont conduits en tyrans sanguinaires et cupides, mais leurs crimes ont été perpétré en violation de la législation que les autorités coloniales s’efforçaient de promulguer et qu’elles étaient rarement en mesure de faire respecter sur le terrain. » (PEREZ J., La légende noire de l’Espagne, Fayard, 2009, pp. 146-147).
   Nicole Giroud sur la base des études les plus récentes estime « qu’il sera toujours très difficile de définir la précision et l’exactitude de ces chiffres étant donné le manque de données quant au nombre d’Indios avant l’arrivée des Espagnols. » N’empêche que beaucoup furent décimés par la malnutrition, les guerres, les suicides, les maladies. Par contre, continue-t-elle, « les descriptions des méfaits commis par les Espagnols semblent plus susceptibles d’être mis en cause. » De toute façon, le but de Las Casas « n’a jamais été de porter préjudice à l’Espagne, au contraire. Il cherche la conversion de cette nation, afin qu’elle puisse accomplir au mieux sa mission évangélisatrice. » C’est « l’utilisation idéologique » de ses écrits par les Italiens et les Français qui est à l’origine de « la légende noire ». En réaction, les Espagnols tenteront  « de déprécier l’œuvre et la personne de fr. Bartolomé ». (op. cit., pp. 150-151).
47. Id., pp. 62-63.
48. François, fils aîné du duc Jean de Borgia, naquit en 1510 à Gandie, dans le royaume de Valence. Après une éducation raffinée à la cour de l’empereur Charles-Quint, il épousa en 1529 Éléonore de Castro, dont il eut huit fils. En 1542, il succéda à son père comme duc de Gandie ; mais après la mort de sa femme il renonça à son duché et, ses études de théologie achevées, fut ordonné prêtre en 1551. Entré dans la Compagnie, il fut élu troisième Général en 1565. Il fit beaucoup pour la formation et la vie spirituelle de ses religieux, pour les collèges qu’il fit fonder en divers lieux et pour les missions. Il mourut à Rome le 30 septembre 1572 et fut canonisé par Clément X en 1671. (www.jesuites.com)
49. 1539-1600. De 1559 à 1588, il enseigna la théologie au Pérou, fonda des collèges en Bolivie, au Pérou et au Panama, occupa différentes charges au Mexique. Il enseigna aussi à l’université grégorienne et fut recteur du collège de Salamanque. Il rencontra une opposition considérable de la part du vice-roi Francisco de Toledo (1515-1582) mais fut écouté de Philippe II. Il écrivit notamment, à propos du sujet qui nous préoccupe : De promulgatione Evangelii apud Barbaros, sive De Procuranda Indorum salute
50. Cf. MAHN-LOT M., op. cit., p. 78 qui cite MATROS F., El mito de Las Casas, in Razon y Fé, t. 167, n° 781, 1963.
51. MARGOLIN J.-Cl., in Erasme, Guerre et paix, Aubier-Montaigne, 1973, p. 13. Erasme (vers 1466-1469, mort en 1536). Tous les textes d’Erasme cités ici se trouvent dans ce livre.
52. Lettre contre de soi-disant évangéliques (1529).
53. Henri VIII d’Angleterre, François Ier de France, Charles Quint.
54. Allusion à la victoire des Turcs sur les Hongrois en 1526.
55. Il s’agit de la Réforme luthérienne.
56. Charon, 1529, op. cit., p. 315.
57. Op. cit., pp. 29-30.
58. Philippe de Habsbourg, né à Bruges en 1478, mort à Burgos en 1506, roi de Castille et de Léon, héritier de l’Empire des Habsbourg et dernier duc de Bourgogne, père de Charles Quint.
59. Op. cit., p. 235. Il y revient en plusieurs endroits : dans La confession du soldat, en 1522, le Dialogue satirique (pp. 257-261) et Le soldat et le chartreux (1524) (pp.284-290).
60. Op. cit., pp. 36-40.
61. Il n’y a pas « pire folie » écrira-t-il dans L’éloge de la folie (vers 1510), op. cit., p. 47.
62. Op. cit., pp. 40-43.
63. 1443-1513. Pape de 1503-1513. On peut ajouter que ce pape-soldat, « peu soucieux de la réforme spirituelle de l’Église, (…) laissa toute licence aux humanistes, fut un fastueux mécène et sut utiliser le génie de Michel-Ange, de Raphaël, de Bramante. En 1506, Jules II posa la première pierre de la nouvelle basilique Saint-Pierre, en faveur de laquelle il lança la campagne d’indulgences qui fut plus tard le prétexte de la révolte de Luther ». (Mourre).
64. Op. cit., p. 50. Erasme est peut-être l’auteur du dialogue satirique « Jules, chassé du ciel » (1513?) (op. cit., pp. 48-103) où l’on voit saint Pierre refuser l’entrée du Ciel à Jules II. Si ce texte n’est pas d’Erasme, il représente bien sa pensée.
65. Lettre à A de B, op. cit., p. 107.
66. La guerre est douce pour ceux qui ne l’ont pas faite, op. cit., p. 142.
67. Id., p. 148.
68. 1455-1532. Abbé de Saint-Bertin (St-Omer), conseiller de l’archiduc Philippe.
69. La guerre est douce pour ceux qui ne l’ont pas faite, op. cit., p. 118. Ailleurs, il écrit : « Ne sont-ce pas les Chrétiens qui ont inventé le canon ? Et pour que l’indignité de cette chose soit encore plus révoltante, on leur a donné le nom des Apôtres, on peint sur eux des figures représentant des saints. »(La complainte de la paix, op. cit , p. 327) N’y a-t-il pas quelque exagération de la part de l’auteur ? Les feux grégeois (grecs) venaient de Perse et avaient été repris par les Arabes. Les Chinois, les Indiens, les Mongols et les persans employèrent des substances explosives dès la plus haute antiquité. Déjà à partir du 11e siècle, les Chinois utilisaient la poudre noire militairement et ils auraient inventé le canon vers 1280. Les premières « bouches à feu », disent certains historiens, apparaissent au XIVe siècle, en occident. Un document attestant l’usage de ce type d’engin, d’origine arabe, date de 1304. d’autres disent que le premier coup de canon fut tiré vraisemblablement par un Arabe à la fin du 13e siècle, un certain Abou-Youssouf sultan du Maroc en 1275. d’autres encore que le premier coup de canon fut allemand, à la bataille de Cividale, en Italie, en 1331. d’autres affirment encore que le premier canon du monde date de 1332. Une légende raconte qu’entre 1320 et 1330 un moine franciscain allemand Berthold surnommé Schwarz (le noir) bien sûr, aurait réussi à faire exploser des corps solides et aurait inventé une bouche à feu. (www.china.org )
   Selon d’autres sources (www.afpyro.org), déjà en 950, les habitants de Tunis auraient utilisé des mortiers contre le roi des Maures de Séville ; en 1073 Belgrade aurait été bombardée par Salomon de Hongrie et en 1098, les Grecs auraient utilisé leur artillerie contre les Pisans. Ce n’est qu’en 1218, au siège de Damiette, que les Croisés auraient fait connaissance avec le feu grégeois. Toujours est-il que Bacon (1214-1292) donne une description de la poudre noire dans son Opus major, en 1250.
   Quoi qu’il en soit, il est difficile de prétendre que ce sont les chrétiens qui ont inventé le canon.
70. Op. cit., pp. 105-106.
71. Cf. La complainte de la paix, op. cit., p. 238.
72. Lettre à A. de Berghes, op. cit., pp. 106-107.
73. La guerre est douce pour ceux qui ne l’ont pas faite, op. cit., pp. 141-143.
74. Lettre à Paul Volz, 14-8-1518, op. cit., p. 254.
75. Mt 26, 52 ; Jn 18, 11.
76. La guerre est douce pour ceux qui ne l’ont pas faite, op. cit., pp. 114-135.
77. Op. cit., p. 159.
78. A ne pas confondre avec la Paix de Cambrai de 1508 appelée aussi et plus justement sans doute Ligue de Cambrai (qui réunissait en vue d’une guerre contre Venise, le Pape, l’empereur Maximilien, Louis XII, Ferdinand le catholique, les ducs de Ferrare et de Mantoue) ni avec le Traité de Cambrai de 1529 appelé aussi Paix des Dames entre Louise de Savoie au nom de François Ier et de Marguerite d’Autriche au nom de Charles Quint pour mettre fin à la guerre entre la France et la maison d’Autriche. Cette paix n’empêcha pas la guerre de reprendre en 1536. (Mourre)
79. Le secrétaire d’Antoine Duprat (1463-1535), cardinal et chancelier de François Ier écrit : « De toutes ces consultations de faire la guerre au Turc, n’est sorty aucun effect. » cité in LA RONCIERE Ch. de, op. cit., p. 224.
80. Op. cit., p. 209.
81. Id., p. 207.
82. Ils sont allés « jusqu’à détourner sans scrupule, pour ne pas dire avec impiété, les paroles de la Sainte Écriture ». Pour faire la guerre, « ils en appelaient tantôt au Pape Jules II, tantôt aux rois afin qu’ils hâtassent la guerre, comme s’ils n’avaient pas été assez fous eux-mêmes (…). » (op. cit., p.224) « Dès qu’un Pape en appelle à la guerre, on s’empresse d’accourir ; appelle-t-il à la paix ? Personne ne se hâte d’obéir. Si les princes aiment la paix, pourquoi étaient-ils si complètement soumis au Pape Jules, instigateur de la guerre ? » (id., p. 227).
83. Id..
84. Id., p. 240.
85. Id., pp. 229-230.
86. MARGOLIN J.-Cl., op. cit., p. 111.
87. Cf. op. cit., pp. 135-138. Erasme reprend l’argument dans L’institution du prince chrétien (p. 191).
88. Bernard de Clairvaux (1091-1153) prêcha la seconde croisade.
89. Erasme très critique vis-à-vis de la scolastique. Pour l’imitation de J.-C., contre une vision trop rationnelle de la foi.
90. Lettre à François Ier, 1523, op.cit., pp.268-269.
91. Lettre contre de soi-disant évangéliques, 1529, op. cit., p. 323.
92. Op. cit., p. 355.
93. Panégyrique, op. cit., p. 42.
94. Devons-nous porter la guerre aux Turcs ?, op. cit., p. 351.
95. Henri VIII, roi d’http://fr.wikipedia.org/wiki/Angleterre[Angleterre
96. Lettre adressée à André Ammonius, ami italien et confident d’Erasme, op. cit., p. 51. Il ne s’agit pas de Johann Agricola Ammonius (1496-1570), médecin et professeur de grec ni, bien sûr, d’Ammonius Saccas, philosophe néo-platonicien du IIIe siècle.
97. La guerre est douce pour ceux qui ne l’ont pas faite, op. cit., p. 146.
98. Lettre à François Ier, 1523.
99. La complainte de la paix, op. cit., pp. 231-236.
100. 1467-1548. Roi de 1506-1548. La Lettre à Sigismond Ier a été écrit en 1527, l’année du sac de Rome. Depuis 1526, Charles Quint, empereur du Saint-Empire romain germanique et roi d’http://fr.wikipedia.org/wiki/Espagne[Espagne
101. Op. cit., p. 297.
102. Id., pp. 299-300.
103. Id., p. 301.
104. Id., pp. 301-302.
105. Décembre 1522.
106. Août 1526.
107. Op. cit., pp. 299-300.
108. Pourtant Erasme est opposé au rêve de monarchie universelle très à la mode à cette époque. Il oppose à cette idée la figure du prince chrétien qui règne « à l’image de Dieu »… (Op. cit., p. 372).
109. Erasme dédie ses paraphrases sur les évangiles aux quatre grands princes : Marc à François Ier, Luc à Henri VIII, Jean à Ferdinand de Habsbourg frère de Charles-Quint, Matthieu à Charles-Quint. Vis-à-vis de leur politique, il reste prudent : « Il ne m’appartient pas de prendre personnellement position à l’égard d’aucun parti, en condamnant sa cause ou en la soutenant. » (Lettre à François Ier, 1523, op. cit., p. 268). Erasme accuse surtout les conseillers (id., p. 275).
   Même si François Ier estimait que certains textes d’Erasme favorisaient l’hérésie (op. cit., p. 292), la familiarité de l’humaniste avec le roi lui évitera des ennuis lorsque Noël Béda (1470-1537), recteur de la faculté de théologie de la Sorbonne, attaqua Erasme accusé d’ignorance crasse. Béda qui traquait luthériens et humanistes réussit tout de même à envoyer au bûcher Louis de Berquin, ami du roi, traducteur de Luther (dont il ne partageait pas toutes les thèses) et d’Erasme (Eloge du mariage et Complainte de la paix). Il fit aussi condamner le Pantagruel de Rabelais et Le miroir de l’âme pécheresse de Marguerite de Navarre, la soeur du roi gagnée aux idées de la Réforme. Son imprimeur (Antoine Augereau, 1485-1534) sera pendu et brûlé sur son ordre. (www.renaissance-france.org). A propos de Béda et de deux autres religieux qui furent des ennemis acharnés d’Erasme, celui-ci écrit : « Je prie pour qu’ils trouvent en Dieu un juge plus clément qu’ils ne l’ont eux-mêmes été pour les autres. Aux gens de leur espèce je rappelle la douceur chrétienne pour que, comme il convient à des hommes d’Église, ils soient plus attentifs à guérir qu’à faire périr. » (Lettre contre de soi-disant évangéliques, 1529, op. cit., p. 323)
110. 1475-1521, pape de 1513 à 1521.
111. Mourre.
112. 1459-1523, pape de 1522à 1523.
113. Les lois de la guerre et le pacte des muses, 1522, op. cit., p. 264.
114. L’institution du prince chrétien, op. cit., p. 195.
115. Op. cit., pp. 230-231.
116. Op. cit., pp. 328-374.
117. Mourre.
118. « …​les Chrétiens, d’une manière générale, estiment à tort que n’importe qui a le droit de tuer un Turc comme s’il s’agissait d’un chien enragé pour la seule raison qu’il est Turc. » (op. cit., p. 354).
119. Op. cit., pp. 350-351). « Que de fois je me suis étonné, lorsqu’il y a peu de temps nous apprenions les désastres répétés de la Hongrie, récemment la fin misérable de Louis, le sort lamentable de la reine marie, actuellement l’occupation du royaume de Hongrie et la dévastation si cruelle de l’Autriche, que de fois, dis-je, je me suis étonné de voir nos pays, et surtout l’Allemagne, rester tout aussi froids que si ces événements ne nous concernaient en rien ! Nous réduisons nos troupes et nous dépensons en plaisirs et en fadaises ce que nous nous refusons à dépenser pour protéger des Chrétiens. » (p. 361) Erasme s’en prend aussi, au passage, à la velléité ou à l’impuissance des souverains pontifes : « La comédie a été si souvent jouée par les pontifes romains, et chaque fois, le dénouement en fut ridicule. En effet ou l’affaire ne progressait pas, ou alors la situation allait en empirant. L’argent recueilli, entend-on dire, reste accroché aux mains des pontifes, des cardinaux, des moines, des ducs et des princes.(…) Aucune dépense n’a été consacrée à l’usage pour lequel l’argent avait été collecté. » (id., pp. 361-362).
120. Op. cit., pp. 339-340.
121. Id., p. 350.
122. Id., pp. 356-357.
123. Id., p. 350.
124. Id., p. 357.
125. Id., p. 359.
126. Id., p. 364.
127. Id., p. 367. Il faudra attendre 1570 pour que le pape Pie V suscite enfin, avec succès, une ligue chrétienne limitée (213 navires espagnols, vénitiens, pontificaux, maltais, génois) qui, sous le commandement de Don Juan d’Autriche triompha de la flotte ottomane (300 vaisseaux) à Lépante en 1571. Toutes les tentatives qui avaient été faites précédemment en vue d’une coalition européenne avaient échoué. Mais le reflux ottoman ne s’amorça vraiment qu’à partir de 1683. (Mourre)
128. Id., p. 370.
129. Id., p. 371.
130. «  Ce qui serait souhaitable au plus haut point, ce serait de pouvoir soumettre les territoires de l’empire turc de la manière dont les Apôtres ont soumis toutes les nations du monde à l’empire du Christ. Ce qu’il faut souhaiter en second lieu, c’est de faire usage de ses armes en visant essentiellement à ce que les ennemis se réjouissent d’avoir été vaincus. Ce résultat sera atteint plus utilement s’ils se rendent compte que le christianisme n’est pas une affaire de mots, et qu’ils découvrent en nous un comportement et une âme dignes de l’Évangile. Il faudra aussi envoyer pour faire la moisson des hérauts intègres, qui ne recherchent aucun avantage pour eux, mais seulement pour Jésus Christ. Enfin, que ceux qui n’auront pas encore pu se laisser séduire soient autorisés à vivre quelque temps sous leurs propres lois, en attendant qu’ils se fondent peu à peu avec nous. » (Id., p. 373)
131. Id., p. 379.
132. Id., p. 373.
133. Sur la concorde qui doit régner dans l’Église, id., p. 378. Un peu rapidement peut-être, mais en ayant sans doute Luther en point de mire, Erasme écrira que « si nous parlons en vérité, nul n’est plus épicurien qu’un chrétien authentique ». Illustrant la béatitude du pauvre, il ajoute : « Ce franciscain aux pieds nus, avec sa corde à noeuds et son froc pauvre et grossier, cet homme amaigri par les jeûnes, les veilles et les travaux, sans rien sur terre qui vaille un sou, mais à qui sa conscience ne fait aucun reproche, connaît une vie plus délectable, que six cents Sardanapales réunis. » (Les colloques d’Erasme, Presses académiques européennes, 1971, pp. 119 et 121, cités in CHANTRAINE G., Erasme et Luther : un autre débat, in Communio, VII, 1982, n° 2, p. 86).
134. 1581( ?)-1660.
135. Il a fondé, entre autres, la Congrégation de la mission (Lazaristes), la Compagnie des Filles de la Charité (avec l’aide de Louise de Marillac), l’œuvre des Enfants trouvés. Il entreprit aussi diverses actions pour améliorer la formation des prêtres (Conférences du mardi, etc.).
136. Il fut aumônier à la cour de la Reine Margot, première épouse d’Henri IV, précepteur des enfants de Philippe Emmanuel de Gondi, Lieutenant Général des Galères, en contact avec Richelieu et Mazarin, confesseur et d’Anne d’Autriche veuve de Louis XIII.
137. La guerre de trente ans, 1618-1648 et la Fronde (1648-1653)
138. Lettre de 1658 citée in SALEM Yves, Saint Vincent de Paul et l’armée, Le fer de lance, Ed. du Cèdre, 1974, p. 24. Le Chevalier Paul de Saumur (1597-1667) envisageait une telle expédition qui eut lieu au moment où Monsieur Vincent mourait mais qui n’eut pas le succès escompté. Ce marin mena la guerre contre les Turcs et les Espagnols en Méditerranée, Frère servant d’armes et chevalier de grâce de l’Ordre de malte, nommé capitaine de vaisseau par Richelieu, il fut chef d’escadre puis vice-amiral avant de recevoir le commandement général de la flotte de Toulon. (Mourre). Le 14 juin 1658, Vincent de Paul écrit à son propos : « Je me propose de célébrer la messe (…) pour prier sa divine bonté qu’il le conserve pour le bien de l’État et bénisse ses armes de plus en plus. » (in SALEM Yves, op. cit., p. 28).
139. Il appelle  de « nouvelles bénédictions sur les armes et les conduites du roi (…) pour en chasser les ennemis et y rétablir la paix qui est à désirer pour le soulagement du pauvre peuple. » (cité in SALEM Yves, op. cit., p. 36).
140. « Ce serait le fait d’un grand seigneur vraiment chrétien (…) de leur prêter la main dans cette persécution. J’ai su que pour le présent 30.000 livres leur viendraient fort à propos pour leur avoir des officiers, ce qui est leur plus pressant besoin. » (Lettre du 7 avril 1657, in SALEM Yves, op. cit., p. 35.)
141. La Française Louise-Marie de Gonzague (1611-1667) était devenue reine de Pologne en 1646 en épousant Ladislas IV Vasa puis son frère Jean II Casimir Vasa.
142. Il rappelle avec reconnaissance la campagne menée par Louis IX contre les Cathares : « Que ne fit point encore ce grand et généreux roi à la guerre des Albigeois ? Le comte de Toulouse s’était révolté dans le Languedoc, la Gascogne, une bonne partie de la Guyenne, la Provence, à l’occasion d’une hérésie qui s’était semée en peu de temps parmi toutes ces provinces. St Louis y envoya ses prédicateurs : St Dominique y fut et ces docteurs que vous savez et dont il est parlé et qui firent de merveilleux fruits, et ensuite, il y fut lui-même à main armée pour réduire à la raison toutes ces provinces révoltées ; ce qu’il fit avec tant de courage et de générosité que cela est admirable (…) or cela nous fait voir, mes frères, que l’humilité n’est point contraire à la générosité (…) puisque St Louis a été grandement humble et fort généreux. » (25 août 1655). (in SALEM Yves, op. cit., pp. 63-64).
143. St Vincent cité in Y. Salem, op. cit., p. 65.
144. Editions de L’Homme Nouveau, 2009. William Cavanaugh enseigne la théologie à l’Université Saint-Thomas à Saint-Paul, Minnesota, États-Unis. Rappelons que, sur la base d’une abondante documentation historique scientifique, l’auteur se refuse à séparer la violence religieuse et la violence séculière comme si la première était irrationnelle et fanatique tandis que la seconde serait « rationnelle et pacifique, et parfois malheureusement nécessaire pour contenir » la première (p. 8). Cette présentation est l’œuvre de l’État-nation libéral qui veut ainsi se présenter comme pacificateur « en reléguant la religion dans la vie privée et en unissant des peuples de différentes religions autour de la loyauté envers l’État souverain » ( p. 16).
145. CAVANAUGH W., op. cit., p. 19.
146. THIBAULT Jean-François, Lecture de Grotius, in Politique et société, vol. 19, n° 1, 2000, p. 163. (texte disponible sur http://id.erudit.org/iderudit/040212ar). J.-Fr. Thibault est professeur à l’Université d’Ottawa.
147. Paix et guerre dans les grands traités du dix-huitième siècle, in Journal of the History of International Law, 7, 2005, pp. 25-4. Randall Lesaffer est professeur d’histoire du droit à l’Université de Tilburg (NL) et à la KUL.
148. Traités qui mirent fin à la guerre de trente ans (guerre religieuse et politique), conclus, d’une part, entre l’Empire et la France et, d’autre part, entre l’Empire et la Suède. Ces traités comportaient des clauses territoriales redessinant la carte de l’Europe. Les clauses constitutionnelles stipulait que « Tout État immédiat d’Empire a chez lui la supériorité territoriale, qui s’étend sur l’ecclésiastique comme sur le temporel ; tout État immédiat a séance et suffrage à la diète impériale ; nulle loi ou interprétation de loi, nulle déclaration de guerre d’Empire, nulle paix ou alliance d’Empire, nulle taxe, levée, constructions de forts, etc., ne peut avoir lieu sans le consentement des États de l’Empire réunis en diète ; les villes impériales jouissent des mêmes privilèges ».(Mourre) Les traités comportaient aussi des clauses religieuses qui « confirmèrent la Paix d’Augsbourg (1555) (entre catholiques et luthériens) et étendirent le bénéfice de la liberté religieuse aux calvinistes allemands ; le principe cujus regio, ejus religio fut ratifié, sauf dans les régions où la tolérance existait en fait avant 1624 ; toute persécution fut proscrite ; le « reservatum ecclesiasticum » fut maintenu pour l’avenir, mais les luthériens furent autorisés à garder les biens ecclésiastiques dont ils s’étaient emparés avant le 1er janvier 1624 ; à la Diète et au collège des Electeurs, l’égalité absolue fut établie entre catholiques et protestants. » (Mourre) Il n’est pas inutile d’ajouter que « l’acceptation du principe cujus regio, ejus religio par les traités des Westphalie provoqua la condamnation de ceux-ci par Innocent X dans la bulle Zelo Dominus Dei (26-11-1648). » (Mourre) Les textes sont disponibles sur le site : cf. Die Westfälischen Friedensverträge vom 24 Oktober1648. Texte und Übersetzungen (Acta Pacis Westphalicae.Supplementa electronica,1).(http://www.pax-westphalica.de/ 7-4-2011).
   A propos d’Innocent X, rappelons que ce pape, dominé et manipulé par sa belle-sœur (Olimpia Maidalchini) avide d’argent, condamna néanmoins les cinq propositions tirées de l’Augustinus de Jansenius par la bulle Cum occasione (31 mars 1653). Il fit construire neuf prisons avec des critères caractérisés par une humanité peu commune pour l’époque. Il écrivit au tsar Alexis Ier de Russie en plaidant la cause des serfs et de la glèbe et en demandant leur affranchissement.
149. LESAFFER Randall, op. cit., p. 27
150. Id., p. 29.
151. Id., p. 30.
152. Id., p. 35.
153. Id., p. 36.
154. Id., p. 37.
155. Id., p. 39.
156. Id., p. 40.
157. JOBLIN P. Joseph, De la guerre juste à la construction de la paix, in DC n°2206, 20-6-1999, p. 590.
158. La Commission mixte catholique/luthérienne déclare : « L’enseignement des deux royaumes que Luther avait proposé pour libérer la société de l’emprise papale fut exploité pour légitimer l’abandon par l’Église de sa responsabilité dans le domaine social et politique », in DC, 1983, pp. 694-697, § 19, cité in JOBLIN, op. cit., p. 590.

⁢d. Grotius

Dans ce contexte, la main passe…

… des théologiens et moralistes aux juristes, aux philosophes et aux hommes politiques ainsi que le montre l’œuvre de Grotius, à la charnière de deux conceptions du droit naturel. La main passe à des gens qui considèrent que l’Église a trahi son message.⁠[1] Dans une société hiérarchisée selon la traditionnelle tripartition fonctionnelle, l’Église, du moins dans son haut clergé, est le plus souvent à côté de la noblesse pour soutenir l’ordre social et contenir les velléités de rébellion du peuple des campagnes ou des villes⁠[2] soutenu d’ailleurs par des mouvements hérétiques qui contestent les hiérarchies établies.⁠[3]

Grotius⁠[4] a été et est l’objet d’interprétations diverses. On peut affirmer que, « l’intelligibilité de l’œuvre de Grotius doit être appréciée à rebours, c’est-à-dire en fonction de ses prédécesseurs »[5] comme Francisco de Vitoria, Balthazar Ayala (1548-1584)⁠[6], Francisco Suarez (1548-1617)⁠[7] ou Alberico Gentili (1552-1608)⁠[8]. Dans un sens, « Grotius participerait en fait d’une tradition doctrinale, celle du droit de la guerre (ius belli), que l’on pourrait qualifier de « primitive » dans la mesure où elle ne fait pas plus la distinction entre autorité légale et autorité morale qu’entre une sphère juridique gouvernant les cas particuliers et une sphère juridique gouvernant les seuls souverains. »[9] Mais certains auteurs insistent plutôt sur la modernité de Grotius qui serait le premier des modernes, celui « qui s’est libéré des impasses scolastiques et de l’autorité d’Aristote » et qui a ouvert la voie à Hobbes, Spinoza, Pufendorf, Locke. Il serait même, pour certains, l’inventeur du droit naturel !⁠[10]

Certes, sa pensée n’est pas toujours homogène et son style est très encombré d’une vaste érudition humaniste mais on peut essayer de mesurer la relative modernité de la position de Grotius par rapport à ses prédécesseurs.⁠[11] Pour cela, il importe de replacer son œuvre majeure De jure belli ac pacis (1625) non seulement dans son contexte historique mais aussi dans la perspective de l’ensemble de son œuvre.

Que peut-on dire de sûr ?⁠[12] Grotius fait le lien entre les théologiens de la paix et les constructeurs de plans de paix que nous avons évoqués dans le volume précédent. Il n’est pas un simple continuateur des théologiens de la paix. Il n’est pas non plus totalement moderniste. Il n’est certainement pas utopiste ni tout-à-fait iconoclaste.⁠[13]

Grotius est confronté à un grave problème : le désordre moral, religieux et politique de son temps : « Quant à moi, écrit-il en pleine guerre de Trente ans, convaincu par les raisons que je viens d’exposer de l’existence d’un droit commun à tous les peuples et valant pour la guerre et dans la guerre, j’ai eu de nombreuses et graves raisons, pour me déterminer à écrire sur ce droit. Je voyais, dans l’univers chrétien, une débauche de guerre qui eut fait honte même aux nations barbares ; pour des causes légères ou nulles on court aux armes et, celles-ci une fois prises, on ne respecte ni droit divin, ni droit humain, comme si, en vertu d’un mot d’ordre général, la folie avait été déchaînée, ouvrant la voie à tous les crimes »[14]. La guerre se fait sans règle, sans qu’il soit possible de distinguer le juste et l’injuste. L’Église n’est plus qu’un facteur de division et non de paix et d’unité. Les querelles théologiques se durcissent et les positions deviennent inconciliables. De plus, la réforme a introduit par son scepticisme un relativisme moral qui s’accommode du respect de la diversité des coutumes locales.

Comment sortir de ce désordre, comment répondre au scepticisme  sinon en trouvant des règles universelles, un droit naturel qui s’impose à tous mais un droit naturel rationnel séparé « d’un contenu théologique exposé au doute sceptique »[15]. Il y a un « ordre normatif » légal et moral qui transcende « la volonté ou l’autorité des acteurs » et qui relève du droit naturel fondé sur la nature sociale de l’homme.⁠[16] Grotius retrouve l’argument stoïcien de la sociabilité : « une certaine inclination à vivre avec ses semblables, non pas de quelque manière que ce soit, mais paisiblement et dans une communauté de vie aussi bien réglée que ses lumières le lui suggèrent »[17]. De là découlent trois règles fondamentales : le respect de la propriété, la réparation des dommages que l’on cause et le respect de la parole donnée. Ces principes de droit naturel rationnel se suffisent à elles-mêmes : « Tout ce que nous venons de dire aurait lieu en quelque manière, quand même on accorderait, ce qui ne se peut sans un crime horrible, qu’il n’y a point de Dieu ou, s’il y en a un, qu’il ne s’intéresse pas aux choses humaines. »[18] N’empêche, ajoute-t-il, que ces règles s’accordent avec le droit qui procède de la volonté divine et que nous pouvons connaître par la Révélation⁠[19] et qu’elles sont aussi l’objet d’un « consensus commun à tous les peuples, du moins aux plus civilisés. »[20]

L’intention de Grotius est claire : régler la guerre par « des lois perpétuelles, qui sont faites pour tous les temps », par une « jurisprudence naturelle, commune à tous les temps et à tous les lieux. »[21] C’est ce droit naturel qui détermine la validité du droit volontaire humain qu’il soit public, « civil » (le droit de l’État), privé ou international (le droit des gens). Attention toutefois au fait que si le droit naturel détermine la validité du droit volontaire, celui-ci ne découle pas de celui-là comme chez les scolastiques. Le droit des gens naturel est « fondé en raison et commandé par le principe de sociabilité », dont les règles sont nécessaires moralement et le droit des gens positif (volontaire) qui ne dérive pas du droit naturel, est aussi rationnel mais commandé par le principe « pacta sunt servanda »[22] puisqu’il n’y a pas de supérieur commun aux États, civil ou religieux.

A la lumière de  ces principes, Grotius va réexaminer les théories de la guerre juste et « juridiciser » la guerre et la paix. La violation du droit -ce qui est juste- justifie la guerre : que ce soit le droit à la vie, à la propriété, au respect des promesses et des contrats. Et l’objectif de la guerre est d’établir la paix par le droit. Cette omniprésence du droit montre que « le problème de la guerre doit être considéré non pas à la seule lumière des requêtes de la conscience morale réglant le jeu des armes quand un conflit éclate entre des puissances ennemies, amis conformément aux termes des pactes qui, expressément ou tacitement, engagent les nations les unes envers les autres. Le droit des gens positif gouverne la guerre. Le jus belli étant à la fois jus ad bellum et jus in bello, il gouverne de part en part tout conflit armé : il règle l’ouverture des hostilités ; il est, dans le cours de la guerre, l’instrument régulateur des actes de belligérance ; il préside, au terme de la guerre, à la conclusion du conflit et, de la sorte, joue un rôle de premier plan eu égard à la paix. »[23] Seule la guerre qui, depuis sa déclaration en bonne et due forme jusqu’à sa conclusion par un traité, respecte les règles du droit peut être considérée comme légitime et juste.

Le jus in bello va nous permettre de comprendre l’écart que Grotius met entre le droit des gens naturel et le droit des gens volontaire ou positif. Dans les chapitres IV à IX du livre III⁠[24], il ne fait pas de différence entre les soldats et les civils : les femmes, les enfants, les vieillards sont des ennemis ; on peut parfois se livrer au pillage, réduire les prisonniers en esclavage ou les tuer. Puis, au chapitre X, il retourne sur ses pas pour « ôter, écrit-il, à ceux qui font la guerre presque tout ce qu’il peut sembler que nous leur ayons accordé effectivement ». Et de condamner ce qui était autorisé précédemment. Comment expliquer ce revirement ? Voici ce qu’écrit Grotius : « en commençant à traiter ces matières du droit des gens , nous avons déclaré que plusieurs choses sont dites être de droit ou permises, soit parce qu’on les fait impunément, soit à cause que les tribunaux de justice prêtent leur autorité à ceux qui les font ; quoiqu’elles soient contraires aux règles ou de la justice proprement ainsi nommée, ou des autres vertus ou que, du moins, ceux qui s’abstiennent de ces sortes de choses, agissent d’une manière plus honnête et plus louable dans l’esprit des gens de bien. »[25] Entre le droit des gens et la conscience morale, il n’y a donc pas de correspondance parfaite⁠[26] et il invite à « relâcher de son droit » c’est-à-dire à faire preuve de modération, d’humanité, à « passer de l’utile à l’honnête, de ce qui est permis à ce qui est louable »[27]. Mais toujours dans le cadre du droit car la morale n’est pas, en soi, effective. Autrement dit, il faut que les interdits du droit naturel, obligatoires, passent dans le droit positif, volontaire, qui les rendra effectifs. Autrement dit encore, il faut « juridiciser les conduites des hommes dans le cours de la guerre »[28]. « Il apparaît en définitive, conclut Simone Goyard-Fabre, que le contenu des dispositions du droit des gens importe moins que, entre les belligérants, le respect de la foi jurée et des conventions établies : toute promesse engage ; tout engagement oblige ; l’obligation juridique se surajoute à l’obligation morale. Il ne s’agit donc pas dans le droit de la guerre, de donner seulement effet aux droits naturels de l’homme mais aussi de reconnaître la force normative des règles institutionnelles acceptées par le consensus gentium. »[29]

Pour conclure, disons que Grotius « a opéré une synthèse entre la théologie scolastique telle qu’elle lui est apparue chez les docteurs de l’Ecole de Salamanque, et de l’esprit rationaliste à son éveil. En cette synthèse, il entend allier la vieille idée de la justice des guerres avec l’exigence humaniste du contrôle de leurs moyens et de la limitation de leurs effets par un ensemble de normes rationnelles à valeur universelle. »[30] Comme Grotius récuse l’autorité universelle de l’Église et estime qu’un immense État planétaire n’est ni possible ni souhaitable, comme « il n’y a [donc] pas de supérieur commun, pas de volonté une à laquelle se rapporter, on est plus facilement porté à soutenir que les rapports rationnels obligent par eux-mêmes. »[31] Les rapports rationnels entre les États comme entre les citoyens sont tellement importants aux yeux de Grotius que « la justice se trouve réduite à la seule justice des échanges , ou à la justice pénale ».⁠[32]

La modernité de Grotius réside donc, d’abord, dans le fait que le droit naturel est purement rationnel, « indépendant de toute institution, serait-elle divine », soustrait à l’autorité des théologiens⁠[33], et, ensuite, dans l’importance prépondérante qu’il accorde aux contrats dans la vie sociale et internationale.

Désormais, comme dit plus haut, ce ne sont plus l’Église et ses théologiens qui serviront de guides dans les relations entre États mais la raison libérée de tout ce qu’elle ne peut concevoir, de tout ce qui pourrait la limiter ou la baliser, une raison néanmoins qui se met au service de causes et d’intérêts divers. A tel point qu’un auteur comme le Suisse Emer de Vattel (1714-1767) s’il reprend bien des éléments des théories de la guerre juste, invoque « néanmoins l’égalité et l’indépendance des nations pour affirmer l’idée que chaque belligérant pouvait en même temps mener une guerre légitime. »[34]

Le juriste et philosophe allemand Carl Schmitt⁠[35] va plus loin. Dans un de ses livres majeurs, Le Nomos de la terre[36], il confirme l’apparition, en Europe, entre la fin du XVIe siècle et la fin du XVIIe, d’un ordre juridique interétatique qui « déthéologise » la vie publique et la guerre⁠[37]. Les grandes puissances de l’époque, pour circonscrire la guerre, veillent à ne pas perturber l’équilibre continental. Ainsi se bat-on sur la mer ou dans les colonies et non sur la terre. Ce sont les États qui autorisent et organisent la guerre qui, selon Schmitt, ressemble désormais au duel. En effet, « un duel, précise Schmitt, n’est pas juste parce que la juste cause triomphe toujours, mais parce que le respect de la forme présente certaines garanties. » C’est la souveraineté des États qui permet l’analogie avec une personne. Et cette personnification rend les relations entre États souverains susceptibles de courtoisie autant que de juridicité. L’adversaire est un ennemi mais non un criminel comme c’était le cas dans la perspective de la guerre juste. On parlait jadis de guerre juste parce qu’on croyait à un point de vue « neutre », « universel », « transnational », « impartial », « philosophique », au-delà de la cité. Or, les guerres ont interdit, « par hypothèse tout accord sur une commune conception de la justice », chacun en ayant sa propre conception. Et donc la théorie de la guerre juste ne séparait pas les bonnes guerres des autres mais radicalisait le conflit, délégitimait l’opposant, introduisait la guerre civile dans l’espace européen au nom de principes moraux ou religieux qui permettait les pires cruautés⁠[38] Le concept de guerre juste pouvait avoir quand même un sens au Moyen Age dans la mesure où l’occident référait plus ou moins à la même autorité religieuse, à un droit naturel commun, à une théologie politique commune. Ces références disparues ou refusées par certains, l’ordre juridique national se substitue au rêve d’ordre juridique universel. Le Nomos, la loi, ne se conçoit que par rapport à un territoire, une terre.[39] Il n’y a pas de droit naturel, universel, pas de vérité qui transcende les hommes et permette de distinguer l’ami de l’ennemi. Comme il n’y a ni juste ni injuste en soi, « l’égalité des souverains fait d’eux des belligérants jouissant de droits égaux et tient à l’écart les méthodes de la guerre d’anéantissement », affirme Schmitt. Pour cet auteur, la guerre moderne jusqu’au XXe siècle s’est civilisée en refoulant l’idée de guerre juste. Durant cette période, « au lieu de partir de la notion de Justa Causa, ce droit des gens est parti du justus hostis et qualifie toute guerre inter-étatique entre souverains de conforme au droit. Alain Finkielkraut conclut : « Par cette formalisation juridique, on a réussi pour deux cents ans à rationaliser, à humaniser, à circonscrire la guerre. La justice d’une guerre ne résidait plus dans la conformité avec la teneur de certaines normes théologiques ou morales mais dans la qualité des entités politiques qui se font la guerre. En l’absence d’autorité plus haute, chaque personne étatique souveraine décide de la cause qui lui paraît légitimer une guerre, en sachant que l’autre bénéficie d’un même jus ad bellum » Et de citer Schmitt : « Le principe de l’égalité juridique des États rend impossible une discrimination entre l’État qui mène une guerre étatique juste et celui qui mène une guerre étatique injuste. Sinon, un souverain deviendrait juge de l’autre et cela contredit l’égalité juridique des souverains ».⁠[40]


1. BAYLE Pierre (1647-1706) protestant, privé d’enseignement sur ordre de Louis XIV et exilé à Rotterdam se plaint en ces termes : « Il est donc vrai que l’esprit de notre sainte religion ne nous rend pas belliqueux ; et cependant il n’y a point sur la terre des nations plus belliqueuses que celles qui font profession de christianisme (…) Ce sont les Chrétiens qui perfectionnement tous les jours l’art de la guerre en inventant une infinité de machines pour rendre les sièges plus meurtriers et plus affreux : et c’est de nous que les Infidèles apprennent à se servir des meilleures armes » « Je sais bien que nous ne faisons pas cela en tant que Chrétiens (…) mais néanmoins je trouve ici une raison très convaincante, pour prouver que l’on ne suit pas dans le monde les principes de sa Religion, puisque je fais voir que les Chrétiens emploient tout leur esprit et toutes leurs passions à se perfectionner dans l’art de la guerre, sans que la connaissance de l’Évangile traverse le moins du monde ce cruel dessein. » (Cité in COMBLIN J., op. cit., II, p. 113). Dans son Dictionnaire philosophique, Voltaire opposera la « religion naturelle » qui « a mille fois empêché des citoyens de commettre des crimes » à la « religion artificielle » qui « encourage à toutes les cruautés qu’on exerce de compagnie, conjurations, séditions, brigandages, embuscades, surprises de villes, pillages, meurtres. Chacun marche gaiement au crime sous la bannière de son saint. » Il s’en prend aux prédicateurs : « dans tous ces discours, il n’y en a pas un seul où l’orateur ose s’élever contre ce fléau et ce crime de la guerre, qui contient tous les fléaux et tous les crimes. » A l’exception, reconnaît-il de ce « Gaulois nommé Massillon [1663-1742, évêque de Clermont], qu’un honnête homme peut lire sans dégoût ; mais, (op. cit., p. 219).
2. Sont innombrables, du moyen-âge aux temps modernes, les guerres de paysans ou les soulèvements urbains à travers toute l’Europe.
3. C’est le cas des Cathares, Vaudois, Wiclefites, Hussites, Puritains et Calvinistes.
4. Pseudonyme d’Hugo de Groot, 1583-1645. Juriste et théologien, il fut avocat de la Compagnie des Indes. Adepte de l’arminianisme, « remontrant » un courant protestant fondé par Jacobus Arminius, il s’oppose aux gomaristes (du nom de Gomar) calvinistes. En 1619, dans la déroute des arminiens pourchassés par le pouvoir politique, il est condamné à l’emprisonnement à vie, s’évade en 1621 et s’exile en France où il devient, en 1634, ambassadeur de Christine de Suède. Il meurt en 1645 dans le naufrage du bateau qui l’emmenait en Suède.
5. C’est le cas de HAGGENMACHER Peter, Grotius et la doctrine de la guerre juste, Presses universitaires de France, 1983.
6. AYALA Balthazar, est un jurisconsulte, né à Anvers en 1548, mort à Alost, le 1er septembre 1584. Sa famille était d’origine espagnole. Balthazar fit ses études à l’Université de Louvain.
   Ayala est auteur d’un ouvrage dédié au duc de Parme, intitulé : De jure, officiis bellicis et disciplina militari, libri III. Duaci, ex typis Johannis Bogardi, 1582 ; in-8°, un recueil, nous dit-on, indigeste de lieux communs sur la guerre et la paix dans l’antiquité.
7. SUAREZ Francisco est l’auteur de majestueux ouvrages de philosophie juridique, comme son Tractatus de legibus ac de legislatore Deo (1612). Les événements en Angleterre, suite à l’accession sur le trône de Jacques Ier (1606), lui firent rédiger une Defensio fidei (1613), un classique sur les origines de l’autorité civile, les relations entre l’Église et l’État et le droit de rébellion contre les tyrans. Le livre fut brûlé publiquement à Londres et à Paris en 1614.
   GASTON Richard rend compte de la petite étude de CARRERAS y ARTAU Joaquin, Doctrinas de Francisco Suarez acerca del Derecho de gentes y sus relaciones con el Derecho natural (brochure in -8°, IV-55 pages), article paru dans le Bulletin Hispanique, Année 1926, Volume 28, Numéro 3 : « Le De legibus ac Deo legislatore de Suarez est une œuvre qui fait date dans l’histoire des idées morales et politiques. A peine postérieure au De jure belli ac pacis de Grotius, conçue indépendamment de lui et dans un tout autre milieu, elle suffirait à attester que la doctrine moderne du droit n’est pas résultée, comme l’enseignent couramment les paresseux disciples d’Auguste Comte, de la décomposition de la société catholique par l’esprit de la Réforme, mais qu’à travers saint Thomas d’Aquin, le stoïcisme et Aristote, elle se rattache au rationalisme gréco-romain. L’objet propre de Carrera est de montrer que si Suarez a tiré du droit naturel enseigné par saint Thomas une doctrine de droit international applicable à la paix et à la guerre, il n’a fait autre chose dans le De legibus et dans le De Charitate que de reprendre avec plus de méthode les idées formulées par un auteur espagnol du XVIe siècle, Francisco de Vitoria, dans la Relectio de Indisposterior seu de bello. Vitoria était un « penseur aigu et perspicace qui entrevoyait déjà la notion d’une communauté ou société des nations fondée sur la nécessité de l’aide mutuelle » (p. 26). Suarez s’est donné pour tâche de rattacher déductivement cette doctrine aux principes posés dans la Somme théologique (Iae, IIa quest. XCIV) pour en conclure que le pape est normalement l’arbitre des princes catholiques. »
8. Alberico Gentili est un juriste italien (1552-1608 à Londres), protestant, professeur à Oxford, auteur d’un traité De legationibus (1585). En discutant les travaux de théoriciens du 16e siècle, de Francisco de Vitoria et Alberico Gentili, Andreas Wagner confronte deux conceptions différentes d’une communauté juridique internationale. For Vitoria the legal bindingness of ius gentium necessarily presupposes an integrated character of the global commonwealth that leads him to as it were ascribe legal personality to the global community as a whole.Pour Vitoria le caractère contraignant juridique de ius gentium suppose nécessairement un caractère intégré de la république mondiale qui le conduit à attribuer en quelque sorte la personnalité juridique à la communauté mondiale dans son ensemble. But then its legal status and its consequences have to be clarified.For Gentili on the other hand, sovereign states in their plurality are the pinnacle of the legal order(s). Pour Gentili, les États souverains dans leur pluralité sont le pinacle de l’ordre juridique. Les États doiventHis model of a globally valid ius gentium then oscillates between being analogous to private law, depending on individual acceptance by states and being natural law, appearing in a certain sense as a form rather of morality than of law. accepter individuellement la loi naturelle, inscrite dans un certain sens comme une forme de morale plutôt que de droit. (Cf. WAGNER Andreas Francisco de Vitoria et Alberico Gentili sur le caractère juridique de la Communauté mondiale, in Oxford Journal of Legal Studies 31, mars 2011 ; pp. 565-582).
9. THIBAULT Jean-François, op. cit., p. 164.
10. BARBEYRAC Jean, Préface à Pufendorf, Droit de la nature et des gens, Amsterdam, 1709, cité par LARRERE Catherine (Université de Paris 1- Panthéon-Sorbonne), Grotius, droit naturel et sociabilité, in Droit naturel : relancer l’histoire ?, Bruylant, 2008, p. 294. Jean Barbeyrac est le premier traducteur de Grotius (1674-1744). Ce juriste calviniste enseigna à Berlin, Lausanne et Groningue.
11. GOYARD-FABRE Simone note que si les prédécesseurs « ont laissé comme (…) le dit [Grotius] « beaucoup à faire après eux », ils lui ont néanmoins ouvert la voie ; il le sait et il leur rend hommage. Bien qu’il ne traite pas du problème de la guerre dans le même esprit qu’eux, sa doctrine demeure, en bien des points, tributaire de l’apport considérable de la pensée médiévale. » (La construction de la paix ou le travail de Sisyphe, Vrin, 1994, p. 36, en note).
12. Nous suivrons ici, sur un plan général, Catherine Larrère, op. cit., pp. 293-329 et l’article Grotius Hugo, 1583-1645, in Dictionnaire de philosophie politique, sous la direction de RAYNAUD Philippe et RIALS Stéphane, PUF, coll. « Quadrige/Dicos poche », 2003. Et surtout, en ce qui concerne la guerre et la paix, GOYARD-FABRE Simone, dans son livre déjà cité : La construction de la paix ou le travail de Sisyphe, Vrin, 1994, pp. 35-60.
13. Cf. GOYARD-FABRE Simone, op. cit., p. 60.
14. De jure belli ac pacis, Prolégomènes, § XXIX.
15. LARRERE Catherine, Grotius Hugo, 1583-1645, op. cit.
16. THIBAULT Jean-François, Lecture de Grotius, in Politique et Sociétés, vol. 19, n°1, 2000, p. 165.
17. GROTIUS, De jure belli ac pacis, t. 1, p. 5, cité in LARRERE Catherine, Grotius : Droit naturel et sociabilité, op. cit., p. 299.
18. GROTIUS, De jure belli ac pacis, t. 1, p. 10, cité in LARRERE Catherine, Grotius : Droit naturel et sociabilité, op. cit., p. 299.
19. « Dieu, par les lois qu’il a publiées a rendu ces principes plus clairs et plus sensibles, les mettant à portée de ceux qui ont peu de pénétration d’esprit ». GROTIUS, De jure belli ac pacis, t. 1, p. 11, cité in LARRERE Catherine, in Grotius : droit nturel et sociabilité, op. cit., p. 300. En conservant au droit une origine divine, note GOYARD-FABRE Simone (op. cit., p. 40), Grotius « prouve la force du rationalisme ». Dieu n’est plus la source de la vérité mais le garant de la vérité.
20. LARRERE Catherine, Grotius : droit naturel et sociabilité, op. cit., p. 299.
21. GROTIUS, De jure belli ac pacis, t. 1, p. 17 et §XXXII, p. 21, cités in LARRERE Catherine, Grotius : droit naturel et sociabilité, op. cit., p. 300.
22. Cf. GOYARD-FABRE Simone, op. cit. , p. 50.
23. GOYARD-FABRE Simone, op. cit., p. 51.
24. De jure belli ac pacis, t. II, pp. 765-852.
25. De jure belli ac pacis, III, X (t. II, p. 852), cité in LARRERE Catherine, Grotius : droit naturel et sociabilité, op. cit., p. 324..
26. GOYARD-FABRE Simone, op. cit ., p. 54.
27. LARRERE Catherine, Grotius : droit naturel et sociabilité, op. cit., p. 324.
28. GOYARD-FABRE Simone, op. cit., p. 54.
29. Id..
30. Id., p. 59.
31. LARRERE Catherine, Grotius : droit naturel et sociabilité, op. cit., p. 327.
32. Cf. id., p. 320.
33. Id., pp. 310-311.
34. LESAFFER Randall, op. cit., p. 31.
35. 1888-1985. Il fut membre du parti nazi et protégé par Herman Goering quand sa sincérité antisémite fut mise en cause.
36. Le Nomos de la Terre dans le droit des gens du Jus publicum europeanum, (1950), PUF, 2001. Carl Schmitt considérant ce livre comme le plus important de toute son oeuvre.
37. Cf. FINKIELKRAUT Alain, Philosophie et modernité, chap. VII, Carl Schmitt et la question de la guerre, PUF, 2009, pp. 85-96.
38. Cf. PERREAU-SAUSSINE Emile, Carl Schmitt contre la guerre juste, in Commentaire, 96, hiver 2001-2002, pp. 972-974. E. Perreau-Saussine (1972-2010) fut professeur d’histoire de la pensée politique à Paris, Chicago et Cambridge.
39. C’est l’argument de Thrasymaque dans La République de Platon (Livre I, 338, d) : « …chaque gouvernement établit les lois pour son propre avantage : la démocratie des lois démocratiques, la tyrannie des lois tyranniques et les autres de même ; ces lois établies, ils déclarent juste, pour les gouvernés, leur propre avantage, et punissent celui qui le transgresse comme violateur de la loi et coupable d’injustice. Voici donc, homme excellent, ce que j’affirme : dans toutes les cités le juste est une même chose : l’avantageux au gouvernement constitué ; or celui-ci est le plus fort, d’où il suit, pour tout homme qui raisonne bien, que partout le juste est une même chose : l’avantageux au plus fort. »
40. FINKIELKRAUT A., op. cit..

⁢iv. Faisons le point

« On a réussi pour deux cents ans à rationaliser, à humaniser, à circonscrire la guerre » écrit Alain Finkelkraut. Dans l’absence de normes morales, dans l’absence d’une « autorité plus haute ».

On a l’impression qu’un progrès, paradoxalement, a été accompli comme si les théories de la guerre juste, du jus ad bellum comme du jus in bello n’avaient pas été des tentatives pour réduire le plus possible la barbarie de la guerre, l’encadrer de règles.

De plus, cette analyse ne tient compte que des guerres inter-étatiques classiques. Mais qu’en est-il des révoltes et des révolutions ? qu’en est-il, pour employer le jargon militaire, des guerres « dissymétriques » qui caractérisent l’époque contemporaine et qui opposent le faible et le fort dans le cadre d’une guerre régulière avec des cibles militaires ?⁠[1] qu’en est-il des guerres « asymétriques », guerilla ou terrorisme, qui opposent la force armée d’un État à des combattants matériellement insignifiants ?⁠[2]

Cette analyse tient-elle compte de l’apparition de la notion de guerre totale, peuple contre peuple ?

Autrement dit, nous allons devoir continuer à réfléchir au déroulement de l’histoire car bien des « nouveautés » sont apparues à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle, sur le continent européen d’abord avant de se répandre à travers le monde.

Le rêve d’une « autorité plus haute » est-il perdu ?

Toute référence morale est-elle définitivement obsolète ?

Et l’Église va-t-elle retrouver, d’une manière ou d’une autre, une place dans le concert des voix qui réclament la paix, plus que jamais ?


1. On pense, par exemple, à la guerre qui opposa les États-Unis et l’Irak en 1991.
2. Telle qu’elle est déjà décrite par le général chinois SUN TZU (544-496 av. J.-C.) dans son livre L’art de la guerre. (Texte disponible sur http://fr.wikisource.org/wiki/L%E2%80%99Art_de_la_guerre ).

⁢C. Vouloir la paix

⁢Introduction : La « guerre juste » dans les règlements militaires et le droit international

L’apport le plus intéressant du passé est certainement le concept de « guerre juste ». On le voit dans la littérature militaire contemporaine. Il suffit de parcourir, par exemple, le cours d’éthique militaire donné à l’Ecole royale militaire par le Dr. Carl Ceulemans⁠[1] qui commence par rappeler ce que la théorie de la guerre juste⁠[2] doit en particulier à saint Augustin et à saint Thomas, puis à Vitoria⁠[3]. L’auteur souligne l’influence de ces théologiens sur les juristes des 17e et 18e siècles, comme Grotius, Pufendorf, Wolff et d’autres. Malheureusement ceux-ci tentent de prolonger une conception qui, née dans le contexte de l’universalisme moral du moyen-âge, ne peut plus produire d’effet à une époque où l’État se considère comme souverain et juge par lui-même de la légitimité de la guerre.

Toutefois, si le jus ad bellum est désormais l’apanage de chaque État, on s’efforça de conserver le jus in bello qu’on tenta, à partir du 19e siècle d’inscrire dans les traités internationaux de Genève, par exemple, pour les victimes des guerres ou encore de La Haye pour la manière de mener une guerre.

Au XXe siècle, à la suite des deux guerres mondiales, le jus ad bellum fut remis à l’honneur et fit son entrée dans le droit international comme dans le pacte Briand-Kellogg de 1928⁠[4] ou, plus récemment, dans la Charte des Nations-Unies.

Par ailleurs, on constate que le thème de la « guerre juste » est l’objet, depuis trente ans, de très nombreuses publications dans le monde anglo-saxon.⁠[5]

Toutefois, plusieurs faits majeurs, au XIXe siècle et surtout au XXe siècle vont provoquer une mise en question ou une réinterprétation de la doctrine traditionnelle.

En même temps, un certain nombre de théories sociologiques, idéologiques ou psychologiques vont aller plus loin et viser à mettre hors propos toute réflexion éthique sur la question de la violence.

S’appuyant sur l’œuvre de nombreux autres sociologues mais aussi d’écrivains⁠[6], Michel Maffesoli⁠[7], par exemple, veut montrer l’ambivalence de la violence et la fascination qu’elle exerce. Sa thèse fondamentale est d’affirmer que « la tension est la matrice de toutes choses. C’est l’énergie qui maintient en mouvement l’histoire du monde. C’est également cette tension qui fait de tout un chacun un être vivant. Vivant de son ambigüité même. Héraclite voyait dans le combat la source de toute existence. […] Tout cela soulignant que l’harmonie est conflictuelle et qu’il n’y a d’équilibre que dans la bonne gestion de la différence »[8]

Que l’on se remémore les luttes fratricides des mythologies, la théorie de Freud suivant laquelle le « meurtre du père » est à l’origine de la civilisation ou celle de Marx mettant en évidence la lutte des classes comme moteur de l’histoire, pour l’auteur, « il n’est de vie en société que dans la tension ami/ennemi » Et l’on peut même reprendre à son compte l’affirmation de Carl Schmitt : « Je pense, donc j’ai des ennemis ; j’ai des ennemis, donc je suis moi-même »[9]

Le conflit n’est donc pas « un fait anachronique, une survivance des périodes barbares ou pré-civilisées, il s’agit véritablement de la manifestation majeure de l’antagonisme existant entre volonté et nécessité »[10]

d’une manière ou d’une autre la violence doit s’exprimer. La tradition judéo-chrétienne veut l’éradiquer en prétendant guérir notre méchanceté, notre animalité, nos côtés sombres et même dénier la mort en proclamant la résurrection mais elle nous infantilise et en voulant tout contrôler par des codes moraux rigoureux, elle rend la violence perverse, « sanguinaire, paroxystique »[11] dans les gestes, la musique ou encore le cinéma. En fait, si l’on a bien en mémoire « le mythe biblique du péché originel », on se rend compte que « c’est grâce à Satan que l’histoire humaine commence »[12]. Il y a pour lui, « une sagesse démoniaque qui est celle de l’excès et qui renvoie à un irrépressible vouloir-vivre qu’il est vain de nier ou encore de refouler. Car elle resurgit toujours et à nouveau dans les histoires humaines et les situations quotidiennes. »[13]

Un autre sociologue, spécialiste des médias⁠[14], s’appuyant principalement sur l’histoire passée et présente mais aussi la sociologie, la philosophie, la politique, l’éthologie, etc., confirme l’ambigüité de la violence. Si tout n’est pas violent, la violence est partout et se référant à Edgar Morin⁠[15], il estime, comme Michel Maffesoli que le moteur de la société est le désordre : « une société trop ordonnée et trop régulée stagne, se sclérose et bloque tout développement. Ce qui fait bouger la société, c’est le mouvement, la contestation, la révolution, donc une certaine forme de désordre. »[16] La violence inévitable, omniprésente, contagieuse, édifie les institutions politiques, économiques, sociales, scolaires, qui ont toutes recours à la force. Et la religion qui « génère des moments de violence à un moment ou l’autre de son existence »[17] n’échappe pas au phénomène. La violence est toujours légitimée souvent prévisible, justifiée ou condamnée par toutes sortes de discours, stimulée par les medias qu’ils la montrent ou qu’ils la désavouent. En fait, les médias l’aiment autant que les activistes ou le public. Ils la provoquent et la banalisent. Elle est nécessaire chez les animaux pour vivre et survivre, pour se reproduire, défendre son territoire, hiérarchiser les individus. Chez les hommes, elle est aussi naturelle mais réfléchie, perfectionnée si bien que l’homme appartient à « l’espèce de loin la plus violente du règne animal »[18]. Tout le pousse « à la violence. Sa nature, son psychisme, ses relations sociales, son exposition aux médias, ses conditions économiques, son implication politique et même une certaine vue philosophique de la réalité »[19]. Elle « peut être rentable et gagnante »[20] sur tous les plans, politique, religieux, économique, social, dans le sport comme dans les divertissements. Elle est un « outil pratique pour la résolution des conflits ».⁠[21]

Bien qu’elle soit « détestable, cruelle, immorale, illégale », il faut se rendre compte que « malgré tous les discours philosophiques, politiques et moraux qui la condamnent, elle représente un mode de gestion de la réalité qui dans les faits s’avère rentable ».⁠[22] Même si elle peut avoir des effets pervers et qu’elle « ne provoque pas de changement immédiat, elle constitue un outil extrêmement efficace pour attirer l’attention des médias et pour faire connaître les enjeux que poursuivent ceux qui y ont recours. Cette prise de conscience prélude habituellement à des changements de comportement. »[23]

La conclusion s’impose pour l’auteur : « De tout temps, la violence a été un facteur d’équilibre et de déséquilibre social. On peut se demander si elle n’est pas un phénomène que secrète l’organisme social pour régulariser les comportements de ses composantes. [..] La violence est […] un véritable moteur de vie. La morale judéo-chrétienne veut qu’on la rejette de nos comportements et qu’on la condamne dans nos discours. Mais le succès n’appartient qu’à ceux qui savent l’utiliser. »[24]

Cette conception « sociologique » semble osciller entre fatalisme et cynisme et néglige le fait que la violence manifestée dans la guerre n’est pas une loi de la nature mais le fruit d’une décision d’une autorité politique et qu’elle n’est donc pas inéluctable. Elle n’est pas nécessairement rentable que ce soit à moyen ou à long terme ni par elle-même régulatrice de la vie sociale. d’autant qu’on ne voit pas très bien, dans la perspective décrite, comment condamner certains « moyens ». Nous sommes dans une situation amorale qui peut engendrer tous les crimes possibles. Au nom de quoi s’élever contre des génocides, des exécutions sommaires, des viols, des pillages, si l’on défend l’idée que d’une manière ou d’une autre, un bien finira par surgir du mal ?

Pour circonscrire la violence et éviter ses débordements, certains, aux États-Unis surtout, réinterprètent la théorie de la guerre à la lumière d’une doctrine libérale, libertarienne. Pour eux, la violence légitime doit être réservée à l’individu et non à l’État. Leur doctrine « s’appuie sur un principe d’autonomie individuelle alors que la doctrine traditionnelle de la guerre juste s’appuie sur la notion de souveraineté de l’État »[25]-http://fr.wikipedia.org/wiki/1995[1995) est un économiste et un philosophe politique américain, théoricien du libertarianisme et de l’anarcho-capitalisme. Il est le disciple de Ludwig von Mises (1881-1973), économiste autrichien naturalisé américain.] Pour ces auteurs, « la racine du mal est dans la concentration du pouvoir et de son monopole dans les mains de quelques-uns et non pas dans la guerre en soi. » Pour eux, « la seule façon d’avoir la paix est de réduire l’État ou d’en changer la nature, voir de le supprimer et non de promouvoir une théorie de la  guerre « juste » qu’un organisme étatique aura pour objet de mettre en œuvre. La théorie de la guerre juste dans une doctrine libérale est une théorie de la protection individuelle et non celle des États. »[26] Ils estiment que la théorie classique soulève énormément de problèmes qu’il faut désormais défendre un jus ad bellum qui soit un principe strict de légitime défense des droits fondamentaux individuels, s’il y a dommage réel pour obtenir réparation, l’intention agressive ne suffit pas. La seule autorité légitime qui puisse déclarer la guerre est celle des juges, des arbitres ou des victimes mais non celle hommes politiques, des États ou des Organisations internationales. Quant à l’organisation militaire, elle doit respecter « un principe général de non-coercition laissant la possibilité pour chaque individu d’assurer sa propre défense comme il l’entend ». Chacun peut aussi intervenir pour protéger une population agressée par son gouvernement ou d’autres, par un engagement volontaire ou le financement d’une armée privée de protection. Dans le jus in bello, on remplace la distinction entre combattants et non-combattants par celle d’agresseurs et non-agresseurs. Le principe de proportionnalité reste valable. Enfin, la responsabilité de l’agression n’incombe pas à ceux qui commandent mais à ceux qui exécutent et donc « la désobéissance civile ou militaire est la règle que les individus doivent suivre pour empêcher un gouvernement de se lancer dans une guerre « injuste » »[27].

Et voilà donc, de manière limitée et sans doute utopique, un retour à l’éthique traditionnelle qui semble incontournable, à moins de négliger la capacité de décision des hommes et leur responsabilité dans le cours des événements.

Nous allons voir dans les chapitres qui suivent comment les hommes peuvent réagir ou ne pas réagir aux événements décidés par d’autres hommes.

Une fois de plus, nous pourrons constater qu’au sein de l’Église, éclairés par les principes évangéliques, il est des hommes, aujourd’hui comme hier, à l’avant-garde de l’humanité pour lui indiquer, sans naïveté, le chemin d’un mieux-être indissociable de la paix


1. CEULEMANS Dr. Carl, Ethique militaire, F1602, Ecole royale militaire, Département des sciences du comportement, 2006.
2. Voici comment il résume le « jus ad bellum » :
   « 1. La guerre ne peut seulement avoir lieu que pour une cause juste (le principe « cause juste » ou « causa justa » ;
   2. La guerre doit être exécutée avec un objectif juste ou de bonnes intentions (le principe « intention juste » ou « intentio justa » ;
   3. La guerre ne peut être exécutée que s’il existe une chance raisonnable de succès, c’est-à-dire si les objectifs poursuivis (la cause juste) peuvent être atteints par la force militaire (le principe de faisabilité ou le principe de succès) ;
   4. La guerre ne peut avoir lieu que si le bénéfice qu’on veut atteindre avec cette guerre compense le préjudice qui va de paire avec l’utilisation de la force militaire (le principe de proportionna lité) ;
   5. La guerre ne peut débuter que si tous les autres moyens autres que militaires ont été épuisés (le principe de « dernier recours » ou le principe « ultima ratio ») ;
   6. La décision d’entrer ou pas en guerre doit être prise par une autorité légitime (le principe « autorité légitime » ou « auctoritas principis). »
   Quant au « jus in bello », il tient en deux points :
   « 1. Une distinction doit être faite entre combattants et non-combattants (le principe de discrimination ou principe de l’immunité des non-combattants) ;
   2. Une opération militaire ne peut être exécutée que si l’objectif que l’on souhaite atteindre compense les dégâts inhérents à cette opération militaire (le principe de proportionnalité). » (Op. cit., pp. 5-6)
3. Id., pp. 12-17.
4. Du nom de ses protagonistes : Aristide Briand (1862-1932), homme politique français, de tendance socialiste, plusieurs fois ministre, défenseur de la Société des nations, prix Nobel de la Paix en 1926 et Frank Billings Kellogg (1856-1937), homme politique américain républicain, ambassadeur, secrétaire d’État puis juge à la Cour permanente de justice de La Haye, prix Nobel de la Paix en 1929. Par ce pacte, les 63 pays signataires s’engageaient à renoncer à la guerre. Parmi eux, outre la France et les États-Unis, l’link : Allemagne, l’link : Italie, le Japon.
5. Sur les trente-cinq références données par le Dr Ceulemans, trente-quatre sont américaines ou anglaises. L’auteur le plus souvent cité est WALZER Michael, Just and Unjust Wars, BasicBooks, 1977.
6. On peut citer Henry de Montherlant (1896-1972) : « …toutes les idées, tous les livres de Montherlant sont l’expression d’une éthique du guerrier. […] Accepter la réalité, c’est reconnaître qu’elle n’est pas clémente, c’est refuser les mensonges pacifistes et humanitaires, c’est ne pas reculer devant cette vérité : il y eut, il y a, il y aura des vainqueurs et des vaincus. » (LECERF Emile, Montherlant et l’homme de guerre, in Henry de Montherlant, Nouvelle Ecole, n°20, septembre-octobre 1972, p. 25.)
7. MAFFESOLI Michel, Essais sur la violence, banale et fondatrice, CNRS Editions, 2009. L’auteur est membre de l’Institut universitaire de France, professeur de sociologie à la Sorbonne, administrateur du CNRS.
8. Id., pp. X-XI.
9. Id., p. XII.
10. Id., p. 194.
11. Id., p. XVII.
12. Id., p. XXII. L’auteur cite les poèmes Au lecteur et les Litanies de Satan de Baudelaire dans Les fleurs du mal. Satan Trismégiste « berce longuement notre esprit enchanté » et apparaît comme le « confesseur des pendus et des conspirateurs ».
13. Id., p. 204.
14. DAGENAIS Bernard, Eloge de la violence, L’aube, 2008. L’auteur, spécialiste des stratégies de communication institutionnelle, est professeur à l’université Laval au Québec.
15. Cf. La Méthode, 1. La nature de la nature, Seuil, Points, 1977, p. 75.
16. DAGENAIS Bernard, op. cit., p. 6.
17. Id., p. 81.
18. Id., p. 198.
19. Id., p. 224.
20. Id., p. 252.
21. Id., p. 10.
22. Id., p. 286.
23. Id., p. 288.
24. Id., pp. 289-290.
25. Cf. LEMMENICIER Bertand, La notion de guerre juste, sur lemennicier.bwm-mediasoft.com/displayArticle.php?articleId=86. B. Lemmencier est professeur à l’Université de Paris II et directeur du laboratoire d’Economie publique. Est-ce un auteur libéral ? Il conviendrait mieux de qualifier cet auteur de « libertarien ». Son maître à penser est ROTHBARD Murray (1926-1995), The Ethics of Liberty, Humanities Press, 1982. Murray Newton Rothbard (1926
26. Id..
27. Id..

⁢Chapitre 1 : La guerre totale et l’homme providentiel

La guerre préserve la santé morale des peuples
— Hegel

Tout d’abord, les guerres révolutionnaires puis les guerres napoléoniennes qui les prolongèrent, entre 1803 et 1815, ont bouleversé les conceptions de l’art de la guerre. Avant la révolution française, les États européens avaient des armées relativement petites, avec une forte proportion d’étrangers et de mercenaires. A la fin du XVIIIe siècle apparaît le concept de nation en guerre. Dans une directive du 16 août 1793 aux armées, Robespierre déclare : « Nos ennemis font une guerre d’armée, vous faites une guerre de peuple. »[1] L’armée napoléonienne s’appuiera ainsi sur une conscription de masse⁠[2], et près de 150 000 sur mer. Le Royaume-Uni mobilise 750 000 hommes de 1792 à 1815, dont un tiers dans la Royal Navy. En 1812 la Russie compte 900 000 hommes dans son armée de terre, et avait donc plus d’un million d’hommes mobilisés. Les forces autrichiennes atteignent 576 000 hommes au maximum ; l’Autriche étant l’ennemi le plus persistant de la France, il est raisonnable de penser que plus d’un million d’Autrichiens servirent dans l’armée durant cette période. La Prusse et le Royaume-Uni eurent jusqu’à 320 000 sous les armes, l’Espagne environ 300 000. L’Empire ottoman, le royaume d’Italie, le royaume de Naples et le grand-duché de Varsovie mobilisent eux aussi plus de 100 000 hommes (à l’époque, les États-Unis ont 286 000 hommes sous les drapeaux. Comme on peut le voir, même de petites nations ont eu des armées rivalisant avec celles des grandes puissances des guerres précédentes. Au retour de la campagne de Russie, l’armée napoléonienne qui comptrait au départ 600.000 hommes était réduite à 83.000 hommes.].

Par ailleurs, le but recherché est la destruction des armées adverses : il faut lui infliger des pertes maximales pendant et après la bataille.

La destruction peut aussi s’étendre aux populations non combattantes. Si la notion de « guerre totale » est une notion complexe employée systématiquement pour désigner, par exemple, les deux guerres mondiales du XXe siècle, un certain nombre de faits annoncent dès la fin du XVIIIe siècle ce que Carl von Clausewitz définit comme « absolut Kriege ». Si l’histoire nous présente, à différentes époques des exemples de destructions massives et de peuples en armes, il faut pour qu’on puisse à proprement parler, identifier une guerre totale que le pouvoir central politique organise une stratégie qui mobilise toutes les ressources de la nation, militaires, économiques, juridiques, idéologiques dans le but d’anéantir non simplement l’armée mais le peuple ennemi et ses ressources.⁠[3]

A ce point de vue, la répression par l’armée républicaine de l’insurrection vendéenne en 1793-1794⁠[4], annonce les holocaustes du XXe siècle.⁠[5]

En effet, c’est le pouvoir politique qui décrète officiellement l’extermination de la population⁠[6] et la destruction du pays⁠[7]. Terre brûlée, confiscation des biens, tentatives (vaines) d’extermination par le gaz, les mines et l’arsenic, prisonniers fusillés ou noyés.⁠[8] En janvier 1794, alors que la « grande armée catholique et royale » est vaincue⁠[9], les « colonnes infernales » du général Turreau vont décimer la population.⁠[10] Le 20 février 1794, un décret ordonne la déportation des innocents et des bons citoyens pour qu’il n’y ait plus sur le territoire insurgé que « les rebelles que l’on pourra plus aisément détruire. »

Cette guerre de Vendée annonce dans le cadre géographique réduit où elle s’est déroulée, la démesure et l’horreur des conflits mondiaux du XXe siècle qui sont, comme on l’a dit plus haut, au sens strict des guerres totales.

Par ailleurs, la guerre de Vendée et les campagnes napoléoniennes, en Espagne, en particulier, abolissent les distinctions entre combattants et non-combattants, civils et militaires, coupables et innocents. Elles annoncent les formes modernes de  guérilla et le terrorisme qui ne fait plus de distinction entre civil et militaire, coupable ou innocent.

Parallèlement et, de nouveau dans la mouvance révolutionnaire, naît ou renaît le mythe de l’homme providentiel.

L’homme providentiel, nous dit le dictionnaire, est « l’homme qu’il faut dans une situation délicate ou désespérée » qui est attendu ou qui arrive « comme le messie »[11].

Le critique littéraire Sainte-Beuve⁠[12] emploie, dans le sens qui nous intéresse⁠[13]-http://fr.wikipedia.org/wiki/1881[1881) écrit dans son gigantesque journal intime : « Il nous faut voir dans ces peines l’épreuve purifiante de notre âme et dans nos tourmenteurs des agents providentiels, des magistrats de la souffrance (Journal, 1866, p. 157).], l’adjectif providentiel qui n’est pas attesté avant 1792⁠[14] 
   Cette raison sublime, qui s’élève au-dessus de la portée des hommes vulgaires, est celle dont le législateur met les décisions dans la bouche des immortels, pour entraîner par l’autorité divine ceux que ne pourrait ébranler la prudence humaine. Mais il n’appartient pas à tout homme de faire parler les dieux, ni d’en être cru quand il s’annonce pour être leur interprète. La grande âme du législateur est le vrai miracle qui doit prouver sa mission. » (Union générale d’éditions, 10/18, 1963, pp. 85-86) ] : « il s’est rencontré des instants uniques, où toute une nation (…) était comme sur le tranchant du rasoir (…). Les hommes qui ont été des instruments de salut en ces périodes critiques sont à bon droit proclamés providentiels…​ »⁠[15]

Ce thème a inspiré de nombreux auteurs contemporains qui nous renvoient aux « individus historiques » de Hegel⁠[16], créateur de la forme romantique du « fantasme du grand incarnateur », c’est-à-dire d’ « un homme qui serait le peuple parce qu’il personnifierait son « âme » », un homme supérieur et différent qui incarnerait « un principe spirituel qui le dépasse », qui serait le porteur privilégié du « divin mouvement de l’histoire » à l’origine de son inspiration. ⁠[17]

Dans un cours donné entre 1822 et 1830, Hegel écrit :  « Les individus historiques sont ceux qui ont dit les premiers ce que les hommes veulent. Il est difficile de savoir ce qu’on veut. On peut certes vouloir ceci ou cela, mais on reste dans le négatif et le mécontentement : la conscience de l’affirmatif peut fort bien faire défaut. Mais les grands hommes savent aussi que ce qu’ils veulent est l’affirmatif. C’est leur propre satisfaction qu’ils cherchent : ils n’agissent pas pour satisfaire les autres. S’ils voulaient satisfaire les autres, ils eussent eu beaucoup à faire parce que les autres ne savent pas ce que veut l’époque et ce qu’ils veulent eux-mêmes. Il serait vain de résister à ces personnalités historiques parce qu’elles sont irrésistiblement poussées à accomplir leur œuvre. Il appert par la suite qu’ils ont eu raison, et que les autres, même s’ils ne croyaient pas que c’était bien ce qu’ils voulaient, s’y attachent et laissent faire. Car l’œuvre du grand homme exerce en eux et sur eux un pouvoir auquel ils ne peuvent pas résister, même s’ils le considèrent comme un pouvoir extérieur et étranger, même s’il va à l’encontre de ce qu’ils croient être leur volonté. Car l’Esprit en marche vers une nouvelle forme est l’âme interne de tous les individus ; il est leur intériorité inconsciente, que les grands hommes porteront à la conscience. Leur œuvre est donc ce que visait la véritable volonté des autres ; c’est pourquoi elle exerce sur eux un pouvoir qu’ils acceptent malgré les réticences de leur volonté consciente : s’ils suivent ces conducteurs d’âmes, c’est parce qu’ils y sentent la puissance irrésistible de leur propre esprit intérieur venant à leur rencontre. »[18] Le grand homme hégélien est ainsi parfaitement identifié à ceux qui le suivent : « Les grands hommes de l’histoire sont ceux dont les fins particulières contiennent la substantialité que confère la volonté de l’Esprit du monde. C’est bien le contenu qui fait leur véritable force. Ce contenu se trouve aussi dans l’instinct collectif inconscient des hommes et dirigent leurs forces les plus profondes. C’est pourquoi ils n’opposent aucune résistance conséquente au grand homme qui a identifié son intérêt personnel à l’accomplissement de ce but. Les peuples se rassemblent sous sa bannière : il leur montre et accomplit leur propre tendance immanente. »[19]

Cette vision hégélienne se retrouve chez nombre de penseurs, écrivains et hommes politiques qui ont subi directement ou indirectement l’influence du grand philosophe allemand.⁠[20] Pour nous en tenir, pour le moment, aux deux premières catégories, citons⁠[21] Victor Cousin⁠[22], Pierre Leroux⁠[23], Jules Michelet⁠[24], Alphonse de Lamartine⁠[25], Victor Hugo⁠[26]

Max Weber⁠[27] n’emploie pas le mot « providentiel », ni l’expression « individu historique » mais le mot « charismatique » qui exprime autrement une réalité proche de celle que nous voulons étudier.⁠[28]

Weber part d’une conception de l’État contemporain vu « comme une communauté humaine qui, dans les limites d’un territoire déterminé - la notion de territoire étant une de ses caractéristiques - revendique avec succès pour son propre compte le monopole de la violence physique légitime. » Il « passe donc pour l’unique source du « droit » à la violence. »[29] Il examine ensuite les divers types de légitimité que l’on peut rencontrer dans l’exercice du pouvoir. Parmi eux, il s’intéresse au « pouvoir issu de la soumission des sujets au « charisme » purement personnel du « chef  ». En effet, ce type nous conduit à la source de l’idée de vocation, où nous retrouvons ses traits les plus caractéristiques. Si certains s’abandonnent au charisme du prophète, du chef en temps de guerre, du très grand démagogue au sein de l’ecclesia ou du Parlement, cela signifie que ces derniers passent pour être intérieurement « appelés » au rôle de conducteur d’hommes et qu’on leur obéit non pas en vertu d’une coutume ou d’une loi, niais parce qu’on a foi en eux. Certes, s’il est plus qu’un petit parvenu présomptueux du moment, il vit pour sa chose, il cherche à accomplir son œuvre. Par contre c’est uniquement à sa personne et à ses qualités personnelles que s’adresse le dévouement des siens, qu’ils soient des disciples, des fidèles ou encore des militants liés à leur chef. »[30]

Plus près de nous encore, et s’appuyant sur l’analyse du mythe selon Barthes qui le définit comme « une parole choisie par l’histoire »[31], Didier Fischer confirme et précise que l’homme providentiel « est assurément le produit d’une situation politique à un moment donné de notre histoire, mais il n’en dépend jamais totalement puisque les ressorts même de l’appel au sauveur transcendent la réalité historique et fournissent leur lot de modèles prestigieux dans lesquels les contemporains vont reconnaître celui en qui il faut placer sa confiance. »[32] Celui qui va apparaître comme le « Sauveur »[33].

Le phénomène est-il constatable à toutes les époques et sous toutes les latitudes ? Plusieurs auteurs le pensent, comme Weber⁠[34] mais il restreint finalement son étude aux chefs de partis parlementaires occidentaux. Certains évoquent des figures anciennes : Moïse, David ou Salomon, Lycurgue à Sparte⁠[35] ou Solon⁠[36] et Périclès à Athènes⁠[37], Cincinnatus⁠[38] ou Jules César⁠[39] à Rome, Clovis⁠[40], Charlemagne⁠[41].], Frédéric II⁠[42]).], Charles-Quint⁠[43] . d’autres estiment qu’il s’agit d’un phénomène particulièrement français.⁠[44]

Si l’on excepte Moïse, David et Salomon qui sont « providentiels » au sens originel, puisqu’ils se sont laissés conduire par Dieu et ont coopéré à son œuvre⁠[45], les autres personnages sont des politiques et souvent aussi des chefs de guerre. Ils sont considérés comme providentiels, au sens moderne, et a posteriori par les théoriciens.⁠[46] Il en va de même, à mon sens, pour Jeanne d’Arc considérée par plusieurs auteurs comme la vraie source historique du mythe récupéré aussi bien par Maurice Thorez (communiste) que Jean-Marie Le Pen (nationaliste) ⁠[47]. Il est clair que c’est par un détournement de sens typiquement contemporain que la sainte devient, en France, un « référent majeur » du « messianisme politique ».⁠[48]

Comme quoi Charles Péguy voyait juste en méditant sur les concepts de mystique et de politique⁠[49] : «  Tout commence en mystique et finit en politique »« La politique se moque de la mystique, mais c’est encore la mystique qui nourrit la politique même »« Tout parti vit de sa mystique et meurt de sa politique ».

Mais le phénomène n’est pas que français, il est, en réalité, universel et très contemporain. Les grandes figures élevées au rang de « sauveurs », quasi divinisés s’appellent Napoléon, Mussolini (« duce »), Hitler (« führer »), Mao (« grand timonier »), et d’autres. Au début du XXIe siècle c’est le président Barack Obama qui apparaît comme un sauveur. Le jour de son élection, une jeune française interrogée dans la rue déclarait : « désormais le monde ne sera plus comme avant ». Beaucoup ont été frappé par une campagne jugée « charismatique », par son « hyperpersonnalisation » ; ses partisans sont apparus comme des « adorateurs de la rock star »[50]. On a parlé aussi d’un « épanchement « obamaniaque », proche de la déification », « d’ébahissement amoureux », « moment historique » et  « d’espoir quasi mystique », alors que les Américains sont naturellement méfiants vis-à-vis du pouvoir fédéral_.⁠[51] Pour désigner cet engouement, on a créé le mot « obamania ». Nommé président le 20 janvier 2009, il reçoit le 9 octobre de la même année, le Prix Nobel de la Paix non parce qu’il l’a réalisée mais parce qu’il l’a promise : une récompense pour l’avenir promis. Objet d’un véritable culte, il suscite, dès décembre 2009, le mécontentement de nombreux parents d’élèves dans certains États parce qu’on y célèbre la gloire du président par le biais de chansons. Dans l’une d’elles, très connue aux États-Unis, le nom de Jésus était remplacé par celui d’Obama⁠[52]

Ce fait est symptomatique mais pas tout à fait nouveau et est favorisé par la déchristianisation ou le besoin d’un dieu bien présent physiquement dans un monde incertain ou agité. Favorisé et non suscité car semble enraciné dans le cœur de tout homme le besoin d’être sauvé, le besoin d’un sauveur.⁠[53] Non seulement parce que l’attente de l’homme providentiel aurait été historiquement inculquée par « la conception providentialiste de l’histoire, née des récits bibliques »[54] ou, plus précisément encore, par l’image du Christ et l’éducation chrétienne⁠[55]. Mais on peut penser qu’en dehors du monde christianisé ou avant lui, par nature, une aspiration spontanée à être guéri, maintenant ou plus tard, des vicissitudes mondaines, anime tous les hommes.⁠[56] Le monde politique contemporain perpétue à sa manière avec les mœurs païennes qui, sous toutes les latitudes ont eu tendance à sacraliser ou diviniser les « prince » à cette étrangeté près que nous sommes, la plupart du temps, dans un contexte démocratique.⁠[57]

Il est symptomatique, en tout cas, qu’à l’aube d’un monde matérialiste et relativiste, Napoléon Bonaparte soit, d’une certaine manière, monté sur le trône de Dieu apparemment vacant désormais. A partir du coup d’État du 9 novembre 1799, Bonaparte va prendre le pouvoir et apparaître de plus en plus, en France puis en Europe comme un « homme providentiel ».

Hegel dont on a parlé plus haut était attaché à l’idéal de la Révolution de 1789, « magnifique lever de soleil », dira-t-il⁠[58]. Il attend une révolution semblable en Allemagne[59]. L’épopée napoléonienne renforce son espoir et lorsqu’il rencontre l’Empereur, le 13 octobre 1806, il déclare : « J’ai vu l’Empereur — cette âme du monde — sortir de la ville pour aller en reconnaissance ; c’est effectivement une sensation merveilleuse de voir un pareil individu qui, concentré ici sur un point, assis sur un cheval, s’étend sur le monde et le domine ». ⁠[60] Il dira aussi : « Messieurs ! Nous sommes situés dans une époque importante, dans une fermentation, où l’Esprit a fait un bond en avant, a dépassé sa forme concrète antérieure et en acquiert une nouvelle. »[61] Napoléon est « l’incarnation d’un principe spirituel qui le dépasse »[62], capable de dire le « Verbe de l’époque », incarnation du « Verbe de la France », continuateur de l’œuvre du Christ !⁠[63] Hugo dans son roman Les misérables célèbre l’homme- peuple à travers son personnage Marius : « Il fut l’homme prédestiné qui avait forcé toutes les nations à dire : -la grande nation. Il fut mieux encore ; il fut l’incarnation même de la France, conquérant l’Europe par l’épée et le monde par la clarté qu’il jetait. Marius vit en Bonaparte le spectre éblouissant qui se dressera toujours sur la frontière et qui gardera l’avenir. Despote mais dictateur ; despote résultant d’une république et résumant une révolution. Napoléon devint pour lui l’homme-peuple comme Jésus est l’homme-Dieu. »[64]

Il faut dire que Napoléon a tout fait aussi pour paraître tel. N’a-t-il pas institué par son décret du 19 février 1806, en son article premier, que : « La fête de saint Napoléon et celle du rétablissement de la religion catholique en France seront célébrées, dans toute l’étendue de l’empire, le 15 août de chaque année, jour de l’Assomption, et époque de la conclusion du concordat. »

Napoléon est le prototype de tous les « grands incarnateurs » qui lui ont succédé et dont le nom est lié non seulement à une crise de société, économique, politique mais aussi à la guerre qui est le paroxysme de la crise.⁠[65]

Tous les auteurs citent, comme exemples principaux, trois chefs d’État qui furent aussi des chefs de guerre :
Mussolini⁠[66], Hitler⁠[67] et De Gaulle⁠[68]

Plus près de nous, journalistes et chroniqueurs, relayant un fort sentiment populaire, consacrent aussi le président Obama qui, à première vue, semble faire exception puisqu’il s’est présenté et a été apprécié et jugé d’avance comme un prince de la paix intérieure et extérieure⁠[69]. Mais rappelons-nous que Napoléon a aussi incarné, même à travers la guerre, la paix à venir. Ici aussi il a été un prototype.⁠[70]

L’élection du président américain est intéressante encore à deux titres.

Elle nous a rappelé l’importance de la propagande dans la constitution du mythe par les affiches, les slogans, les discours, toutes les ressources des media de plus en plus perfectionnés surtout à partir du XXe siècle. Les réseaux sociaux aujourd’hui jouent un très grand rôle dans les mobilisations politiques. A tel point que certains s’inquiètent du pouvoir exercé par ceux qui peuvent utiliser les grands media⁠[71]. Dans les régimes non démocratiques, on va jusqu’à organiser un véritable culte.⁠[72] Souvent, l’homme providentiel lui-même soigne son image. Ainsi en fut-il déjà, comme on vient de le voir, avec Napoléon.

Elle nous rappelle aussi que les rêves⁠[73] n’ont qu’un temps et que la réalité fait redescendre les hommes providentiels au rang de personnages communs ou, dans le pire des cas, révèle leur nuisance. Obama, nommé président le 20janvier 2009, il est un an plus tard déjà l’objet de désillusions⁠[74] même sur le plan de la paix⁠[75] et, en 2012, il soulève une vague de protestations pour des mesures qui paraissent porter atteinte à la liberté religieuse.⁠[76]

A une certaine époque, la guerre paraissait juste pour la simple raison que Dieu en personne ou le prince « lieutenant de Dieu » l’avait voulue. Dieu « mort », l’homme « providentiel » reprend son rôle. La guerre redevient un acte sacré ou du moins un devoir inviolable qui n’est pas sans conséquences graves. Comme l’a très bien vu Christian Mellon⁠[77], cette « sanctification », toute sécularisée qu’elle soit, dissipe les scrupules et même la peur de la mort. La guerre n’a plus de freins, elle est nécessairement juste et les moyens importent peu.

Il en va de même lorsque, à la place de Dieu ou d’une personne « exceptionnelle », la guerre est menée au nom d’une entité sacralisée : au nom du Peuple, de la Nation, de la Révolution, de la Justice⁠[78], voire de la Démocratie⁠[79] !

La question a été abordée théoriquement, à propos de la Volonté générale et de la Démocratie, dans l’œuvre de J.-J. Rousseau, par J. Maritain.⁠[80] Une Volonté générale décrite comme « un dieu social immanent », infaillible, une Démocratie qui n’est pas « une forme particulière de gouvernement », mais un « mythe » où le peuple « n’obéit qu’à lui-même », absolument souverain. Le peuple toutefois n’est pas seul car s’il « veut toujours le bien », « il n’est pas toujours suffisamment informé, souvent même on le trompe ». Il a donc à ses côtés, un « législateur » qui est « le surhomme qui guide la Volonté générale ». Maritain conclura que cette vision rousseauiste, est, en fait, du « christianisme corrompu ».

Cette question a été aussi abordée et cette fois d’une manière très concrète, en 1937, par Pie XI, et ce n’est pas un hasard, dans sa condamnation du nazisme : « Quiconque, écrivait-il, prend la race, ou le peuple, ou l’État, ou la forme de l’État, ou les dépositaires du pouvoir, ou toute autre valeur fondamentale de la communauté humaine - toutes choses qui tiennent dans l’ordre terrestre une place nécessaire et honorable - quiconque prend ces notions pour les retirer de cette échelle de valeurs, même religieuses, et les divinise par un culte idolâtrique, celui-là renverse et fausse l’ordre des choses créé et ordonné par Dieu : celui-là est loin de la vraie foi en Dieu et d’une conception de la vie répondant à cette foi. »[81] Travestissant le Dieu véritable, loin de l’enseignement de l’Église, cette conception, note deux ans plus tard, Pie XII, « a fait réapparaître même dans des régions où brillèrent pendant tant de siècles les splendeurs de la civilisation chrétienne, les signes toujours plus clairs, toujours plus distincts, toujours plus angoissants d’un paganisme corrompu et corrupteur ». Etait-il étonnant dès lors que le « terrible ouragan de la guerre » se déchaîne ? Avec douleur mais lucidement, le Saint Père prévoyait « tout ce qui pourra germer de la ténébreuse semence de la violence et de la haine, à laquelle l’épée ouvre aujourd’hui des sillons sanglants. »[82]

L’absolu laïcisé engendre la guerre, une guerre qui peut sacrifier tout ce qui ne correspond pas à l’Idéal.


1. Cité in CHABOT Jean-Luc, Les doctrines politiques et religieuses de la « guerre juste », in La morale et la guerre, Actes du XIe Colloque national des Juristes catholiques, 1991, Téqui, 1992, p. 62. L’auteur commente : « Avec la formule de « la nation en armes », la guerre devient l’affaire du peuple tout entier […] L’armée nationale débouche sur la guerre totale car, au nom de la nation, c’est toute la collectivité et l’homme tout entier qui sont désormais impliqués. Entre le soldat de l’An II et le poilu de 1914, il y a une similitude, une filiation et une continuité qui ne peuvent s’expliquer qu’en référence à cette dimension nationaliste, nouvelle de l’armée et de la guerre ».
2. A la fin du XVIIIe siècle, la France compte 27 millions d’habitants, contre douze millions de Britanniques et 35 à 40 millions de Russes. En Europe, avant la Révolution française, peu d’armées dépassaient les 200 000 hommes. Dans les années 1790, l’armée française atteint les 1,5 million de conscrits. Au total, durant ces vingt-trois années de guerre, près de 2,8 millions de Français servirent dans l’http://fr.wikipedia.org/wiki/Arm%C3%A9e_de_terre[armée de terre
3. Les historiens en donnent deux exemples dans le passé. Tout d’abord, la guerre du Péloponèse (431-404) entre Sparte et Athènes et qui, selon Mourre, « a joué dans l’histoire hellénique un rôle aussi funeste que les deux dernières guerres mondiales dans l’histoire de l’Europe moderne ». Ensuite, les guerres menées par Gengis Khan et les Mongols au XIIIe siècle. En terre chrétienne, c’est la guerre de Trente ans (1618-1648) qui peut être évoquée. Cette guerre religieuse et politique plongea l’Allemagne dans l’anarchie. Suite aux « exactions incessantes des armées de mercenaires [elle] se trouvait en ruine et dépeuplée (un tiers environ de sa population avait péri) ». (Mourre)
4. Certains historiens parlent de « génocide vendéen » mais l’expression est controversée. Cf. SECHER Reynald, La Vendée-Vengé, le génocide franco-français, Perrin, 2006 ou CHAUNU Pierre, L’apologie par l’histoire, ŒIL-Téqui, 1988, pp. 389-394. Du même et allii, Le livre noir de la révolution française, Cerf, 2008. On peut lire aussi BABEUF Gracchus (1760-1797), La guerre de Vendée et le système de dépopulation, présenté et annoté par Reynald Secher et Jean-Joël Brégeon, Introduction par Stéphane Courtois, Cerf, Histoire à vif, 2008. Quelques extraits des textes officiels peuvent être lus dans la Proposition de loi relative à la reconnaissance du génocide vendéen de 1793-1794, Assemblée nationale française, n° 3754, 4 octobre 1958.
5. Par la suite, les exemples ne manquent pas : la guerilla espagnole face aux armées napoléoniennes (1808-1814) ; la révolte des T’ai-p’ing, en Chine (1851-1864) qui « aurait fait, au total, plus de 20 millions de victimes » (Mourre) ; la guerre de Sécession (1861-1865) où les généraux Sheridan et Sherman procédèrent à des destructions systématiques ; les guerres indiennes où Sheridan encore s’illustra tristement ; la guerre de la Triple Alliance (1865-1870) du Brésil, de l’Argentine et de l’Uruguay contre le Paraguay dont la population fut réduite à moins de la moitié, voire à moins d’un tiers ; en 1900, pour triompher des Boers, les Britanniques dévastèrent les régions insoumises, et enfermèrent, dans des camps de concentration, les hommes mais aussi les femmes et les enfants. 20000 internés périrent suite aux mauvaises conditions d’hygiène dont la célèbre Lizzie van Zyl (1894-1901) (Mourre).
6. Décret du 1er octobre 1793 : « Il faut que tous les brigands de la Vendée soient exterminés avant la fin du mois d’octobre : le salut de la Patrie l’exige ; l’impatience du peuple français le commande ; mon courage doit l’accomplir. » Si le décret du 1er août prévoit la protection des femmes et des enfants,
7. Décret du 1er août 1793. Article VI : « Il sera envoyé par le ministre de la guerre des matières combustibles de toute espèce pour incendier les bois, les taillis et les genêts » ; article VII : « « Les forêts seront abattues ; les repaires des rebelles seront détruits ; les récoltes seront coupées par les compagnies d’ouvriers, pour être portées sur les derrières de l’armée et les bestiaux seront saisis. » Le 1er novembre 1793, un décret prévoit que « toute ville de la république qui recevra dans son sein les brigands ou qui leur donnera des secours sera punie comme ville rebelle. En conséquence, elle sera rasée et les biens des habitants seront confisqués au profit de la république. »
8. On fusille 2.000 Vendéens, dont la moitié de femmes à Angers, 1.500 à Noirmoutier, 1.800 aux carrières de Gigant près de Nantes. Le représentant en mission Carrier fait noyer 4.000 personnes dans la Loire. (Cf. Herodote et Mourre)
9. Le 23 décembre 1793, après l’anéantissement de l’armée royale à Savenay, le général Westermann avait écrit dans une lettre à la Convention : « Il n’y a plus de Vendée, citoyens républicains, elle est morte sous notre sabre libre, avec ses femmes et ses enfants. Je viens de l’enterrer dans les bois et les marais de Savenay. Suivant les ordres que vous m’avez donnés, j’ai écrasé les enfants sous les pieds des chevaux, et massacré les femmes qui, au moins pour celles-là, n’enfanteront plus de brigands. Je n’ai pas un prisonnier à me reprocher. J’ai tout exterminé. »
10. Le général Grignon commandant la 2e division déclare : « Je vous donne l’ordre de livrer aux flammes tout ce qui est susceptible d’être brûlé et de passer au fil de l’épée tout ce que vous rencontrerez d’habitants. »
11. R.
12. Charles-Augustin Sainte-Beuve (1804-1869).
13. Par exemple, dans un autre sens, plus religieux, l’écrivain et philosophe suisse AMIEL Henri-Frédéric (1821
14. Notons que ROUSSEAU Jean-Jacques avait, en 1762, dans son Contrat social dessiné la figure fondatrice d’ « un homme extraordinaire dans l’État » et qu’il appelle « législateur » : « Celui qui ose entreprendre d’instituer un peuple doit se sentir en état de changer pour ainsi dire la nature humaine, de transformer chaque individu, qui par lui-même est un tout parfait et solitaire, en partie d’un plus grand tout dont cet individu reçoive en quelque sorte sa vie et son être ; d’altérer la constitution de l’homme pour la renforcer ; de substituer une existence partielle et morale à l’existence physique et indépendante que nous avons reçue de la nature. Il faut, en un mot, qu’il ôte à l’homme ses forces propres pour lui en donner qui lui soient étrangères, et dont il ne puisse faire usage sans le secours d’autrui. Plus ces forces naturelles sont mortes et anéanties, plus les acquises sont grandes et durables, plus aussi l’institution est solide et parfaite : en sorte que si chaque citoyen n’est rien, ne peut rien que par tous les autres, et que la force acquise par le tout soit égale ou supérieure à la somme des forces naturelles de tous les individus, on peut dire que la législation est au plus haut point de perfection qu’elle puisse atteindre.
   Le législateur est à tous égards un homme extraordinaire dans l’État. S’il doit l’être par son génie, il ne l’est pas moins par son emploi. Ce n’est point magistrature, ce n’est point souveraineté. Cet emploi, qui constitue la république, n’entre point dans sa constitution ; c’est une fonction particulière et supérieure qui n’a rien de commun avec l’empire humain ; car celui qui commande aux hommes ne doit pas commander aux lois, celui qui commande aux lois ne doit pas non plus commander aux hommes : autrement ces lois, ministres de ses passions, ne feraient souvent que perpétuer ses injustices ; jamais il ne pourrait éviter que des vues particulières n’altérassent la sainteté de son ouvrage. […
15. Causeries du lundi, (1851-1881, en 16 volumes), t. 13, 1857, p. 212.
16. GARRIGUES Jean, Les hommes providentiels, histoire d’une fascination française, Seuil, 2012 ou in Parlement(s), Revue d’histoire politique, n° 13, 2010, Editorial ; DECHERF Jean-Baptiste, Quand un seul est un peuple, Le fantasme du grand incarnateur, in Les cahiers de psychologie politique [en ligne], n° 13, juillet 2008 ; MARMASSE Gilles, Le grand homme et ses passions, in Implications philosophiques, 11 mars 2011 (disponible sur www.implications-philosophiques.org).
17. DECHERF Jean-Baptiste, op. cit., pp. 1-2.
18. La Raison dans l’histoire, Plon, 1965, p. 123. Cette vision s’inscrit dans la conception générale que se fait Hegel de l’histoire : « L’histoire universelle est la manifestation du processus divin absolu de l’Esprit dans ses plus hautes figures : la marche graduelle par laquelle il parvient à sa vérité et prend conscience de soi. Les peuples historiques, les caractères déterminés de leur éthique collective, de leur constitution, de leur art, de leur religion, de leur science, constituent les configurations de cette marche graduelle. Franchir ces degrés, c’est le désir infini et la poussée irrésistible de l’Esprit du Monde, car leur articulation aussi bien que leur réalisation est son concept même » (p. 97). L’Idée et les passions humaines « ensemble forment la trame et le fil de l’histoire universelle. L’Idée en tant que telle est la réalité ; les passions sont le bras avec lequel elle gouverne. Ce qui les relie, c’est la liberté concrète » (p. 106). « Ce sont maintenant les grands hommes historiques qui saisissent cet universel supérieur et font de lui leur but. Ce sont eux qui réalisent ce but qui correspond au concept supérieur de l’Esprit. C’est pourquoi on doit les nommer des héros » (p. 120). « Ces grands hommes semblent obéir uniquement à leur passion, à leur caprice. Mais ce qu’ils veulent, c’est l’Universel. C’est là leur côté pathétique. La passion est devenue l’énergie de leur moi ; sans la passion, ils n’auraient rien pu produire » (p. 125).
19. Id., p. 113.
20. Selon GERARD Alice (Le grand homme et la conception de l’histoire au XIXe siècle, in Romantisme, n° 100, 1998-2, p. 37) : « Ainsi s’est généralisée, banalisée, une conception toute fonctionnaliste du grand homme, érigé en « représentant », « incarnation », « symbole », « porte-parole » de son temps. »
21. Selon DECHERF Jean-Baptiste, op. cit..
22. Philosophe et homme politique, 1792-1867. Il écrit dans son Cours de philosophie, Introduction à l’histoire de la philosophie, Fayard, 1991, p. 262 : « Comme au fond ce grand homme n’est pas autre chose que ce peuple qui s’est fait homme, à cette condition-là, le peuple sympathise avec lui, il a confiance en lui, il a pour lui de l’amour et de l’enthousiasme, il se donne à lui. »
23. Penseur et homme politique, 1797-1871. Pour lui, comme pour Hegel, la « pensée de l’humanité » se développe dans l’histoire « selon un plan providentiel » (in A la source perdue du socialisme français, Anthologie établie et présentée par Bruno Viard, Desclée de Brouwer, 1997, pp. 138 et 232.
24. Historien, 1798-1874. A la fin de sa vie, Michelet a pris ses distances par rapport à cette théorie du « grand incarnateur » mais, en 1846, il écrivait : « Le peuple, en sa plus haute idée, se trouve difficilement dans le peuple. Que je l’observe ici ou là, ce n’est pas lui, c’est telle classe, telle forme partielle du peuple, altérée et éphémère. Il n’est dans sa vérité, à sa plus haute puissance, que dans l’homme de génie ; en lui réside la grande âme… Tout le monde s’étonne de voir les masses inertes, vibrer au moindre mot qu’il dit, les bruits de l’océan se taire devant cette voix, la vague populaire traîner à ses pieds… Pourquoi donc s’en étonner ? Cette voix, c’est celle du peuple ; muet en lui-même, il parle en cet homme, et Dieu avec lui. C’est là vraiment qu’on peut dire : « Vox populi, vox dei » ». Toutefois, à la différence de Hegel, c’est le peuple que magnifie ainsi Michelet et non le grand homme : « Le grand homme n’est grand que parce qu’il représente le peuple, source de toute grandeur et de tout génie ». (Le peuple, Flammarion, 1974, p. 186).
25. Ecrivain et homme politique, 1790-1869. « Les poètes disent que les nuages prennent la forme des pays qu’ils ont traversés, et se moulant sur les vallées, sur les plaines ou sur les montagnes, en gardent l’empreinte et la promènent dans les cieux. C’est l’image de certains hommes dont le génie pour ainsi dire collectif se modèle sur leur époque et incarne ne eux toute l’individualité d’une nation. Mirabeau était de ces hommes. Il n’inventa pas la révolution, il la manifesta. Sans lui elle serait restée peut-être à l’état d’idée ou de tendance. Il naquit, et elle prit en lui la forme, la passion, qui font dire à la foule en voyant une chose : « la voilà » » Et le grand homme semble agir encore dans la mort : « Mirabeau venait de mourir. L’instinct du peuple le portait à se presser en foule autour de la maison de son tribun, comme pour demander encore des inspirations à son cercueil. » (Histoire des Girondins, Hachette, 1883, tome 1, pp. 6 et 4).
26. Ecrivain, 1802-1885. Cf. infra.
27. 1864-1920. Sociologue et économiste allemand. Nous avons déjà fait allusion à une des ses œuvres les plus célèbres : L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1904-1905).
28. Le spécialiste du nazisme et d’Hitler, KERSHAW Ian (Hitler – Essai sur le charisme en politique, Gallimard, Paris, 1995 ; Hitler, tome 1 : 1889-1936, Flammarion, 1999, 1157 p. ; Hitler, tome 2 : 1936-1945, Flammarion, 2000, 1632 p.) estime que le concept de domination ou autorité charismatique tel qu’il est présenté par Weber , « permet d’expliquer pourquoi ce régime a pu conjuguer une base de pouvoir aussi instable et un dynamisme extraordinaire - dynamisme qui, en raison de son incompatibilité foncière avec toute forme de gouvernement légal et rationnel, ne pouvait que se révéler destructeur et même, en fin de compte, autodestructeur. Bien plus, le concept de « domination charismatique » est précieux pour comprendre les bases de la suprématie de Hitler au sein du mouvement national-socialiste, son autonomie croissante dans le jeu complexe des relations de pouvoir à l’intérieur de l’État nazi et l’effet corrosif de son autorité lorsque celle-ci vint se superposer à une forme de domination qui lui était antinomique - l’appareil de l’État allemand avec ses structures bureaucratiques et légales. » (Hitler, 1889-1936, Hubris, Flammarion, 1999, p. 13). Ce concept weberien repris par BRUHNS Hinnerk, (Le charisme en politique : idée séduisante ou concept pertinent ?, Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 24, 2000, disponible sur http://ccrh.revues.org/1982) convient bien à Hitler mais ne peut s’appliquer, selon cet auteur à Bismarck ou César.
29. WEBER Max, Le savant et le politique (1919), Union Générale d’Éditions, Collection : Le Monde en 10-18, 1963. Edition électronique disponible sur le site classiques.uqac.ca/, p. 29.
30. Id., pp 30-31.
31. BARTHES Roland, Mythologies (1957), Seuil, Points-Essais, 1970, p. 181.
32. L’homme providentiel de Thiers à de Gaulle, un mythe politique en République, L’Harmattan, 2009 p. 68.
33. Cf. GIRARDET Raoul, Mythes et mythologies politiques, Points, 1986.
34. « L’histoire nous montre que l’on rencontre des chefs charismatiques dans tous les domaines et à toutes les époques historiques. Ils ont cependant surgi sous l’aspect de deux figures essentielles, celle du magicien et du prophète d’une part et celle du chef de guerre élu, du chef de bande et du condottiere de l’autre. Mais ce qui est propre à l’Occident - et cela nous intéresse plus spécialement - c’est la figure du libre « démagogue ». Celui-ci n’a triomphé qu’en Occident, au sein des cités indépendantes, particulièrement dans les pays de civilisation méditerranéenne. De nos jours ce même type se présente sous l’aspect du « chef d’un parti parlementaire » ; on ne le rencontre de même qu’en Occident qui est la terre des États constitutionnels. » (op. cit., p. 31).
35. Lycurgue est un législateur mythique qui aurait vécu au Ixe siècle av. J.-C.
36. Solon (vers 640 - 558) est un homme d’État, législateur et poète athénien.
37. Périclès (vers 495 - 429), éminent et influent stratège, orateur et homme d’État athénien.
38. Lucius Quinctius Cincinnatus (v. 520 / v. 430 av. J.-C.) est un consul romain en 460 av. J.-C. et dictateur à deux reprises en 458 et en 439 av. J.-C.
39. Jules César, général, homme politique et écrivain romain (100-link : 44).
40. Clovis Ier (vers 466-link : 511), roi des Francs de 481 à 511.
41. Vers 745-http://fr.wikipedia.org/wiki/814[814
42. Frédéric II de Prusse, dit Frédéric le Grand (1712-http://fr.wikipedia.org/wiki/1786[1786
43. 1500-link : 1558.
44. Cf. GARRIGUES Jean, Les hommes providentiels, histoire d’une fascination française, Seuil, 2012 ou encore FISCHER Didier, op. cit., p. 40 : « une constante de notre histoire nationale » et de citer le général Boulanger (1837-1891) qui ébranla la troisième république, AdolpheThiers, président de la république (1871-1873), il écrasa la Commune de Paris, Georges Clémenceau, président du Conseil, briseur de grèves (1907-1909) et «  père de la victoire » (1917), Raymond Poincaré, président de la République (1913-1920), Gaston Doumergue, président de la République (1924-1931), Antoine Pinay, président du conseil et ministre (1950-1960), réputé pour sa sagesse, Pierre Mendès-France, président du Conseil et ministre (1954-1956) pour son exigence morale, Philippe Pétain, vainqueur de Verdun (1916), chef de l’État français (1940-1944), Charles De Gaulle, figure emblématique de la résistance (1940-1944), président de la république (1959-1969). La plupart ont vécu des époques troublées. Sur le général Boulanger, on peut lire Jean Garrigues, Boulanger ou la fabrique de l’homme providentiel, in Parlement(s), Revue d’histoire politique, n° 13, mai 2010, pp. 8-23 (tout ce numéro est consacré à L’homme providentiel).
45. Très simplement et de manière réductrice, évidemment, il en est qui considèrent Jésus lui-même comme « homme providentiel ». Ainsi, l’écrivain et historien QUINET Edgar, (1803-1875) écrit dans Le christianisme et la révolution française, Fayard, 1984, pp. 50-51, et bien dans la ligne de Hegel : « A certains moments, la force morale d’un peuple se recueille dans un homme qui le personnifie ; en cet instant, la toute puissance morale du genre humain s’est rassemblé dans Jésus-Christ. L’esprit rempli de pensées divines, comment ne se serait-il pas senti et proclamé : le fils de Dieu ! ». De même, RENAN Ernest, (1823-1892) présentant les hommes de génie comme « les rédacteurs des inspirations de la foule », présente Jésus comme une personnification de « cet étrange orage que subissait alors la raison en Judée ». (L’avenir de la science, Flammarion, 1995, pp. 240 et 433).
46. Raoul Girardet (op. cit.), par exemple, suivi, en cela par Didier Fischer (op. cit.), se sert des personnages de Cincinnatus, Alexandre, Solon et Moïse pour établir une typologie des caractères providentiels de quelques contemporains : Cincinnatus, le vieux sage illustre qu’on rappelle dans le malheur comme Pétain en 1940 ; Alexandre le conquérant séducteur comme Bonaparte ; Solon, le législateur refonde l’État comme le feront Pétain en 1940 et de Gaulle en 1958 ; Moïse le guide identifié à un peuple comme plus tard, de nouveau, Pétain et de Gaulle. Mais Didier Fischer souligne un fait typiquement contemporain : le rôle de la propagande dans l’élaboration de la figure providentielle.
47. Cf. FISCHER Didier, op. cit., pp. 20-30. De nombreux récits et poèmes ont, dès le moyen-âge, auréolé la figure de la sainte. Mais c’est à partir du XIXe siècle qu’elle est devenue un personnage politique mythique. MICHELET Jules avait décrit l’enthousiasme populaire que la sainte suscite (Histoire de France, Le règne de Charles VI, (1840), in Œuvres complètes, VI, Flammarion, 1972, p. 120). L’écrivain nationaliste BARRES Maurice (1862-1923) va contribuer à en faire la « mère de la patrie : « Jeanne d’Arc est (…) pour les Césariens, le personnage providentiel qui surgit quand la nation en a besoin » (Cahiers, t. 10, 1913, p. 105). Cf. aussi RIGOLET Yann, L’homme providentiel est-il une femme ? La figure de Jeanne d’Arc de 1789 à nos jours, in Parlement(s), op. cit., pp. 37-50.
48. GARRIGUES Jean, Editorial, in Parlement(s), Revue d’histoire politique, n° 13, 2010.
49. Dans Notre jeunesse, 1910.
50. FERRAND Olivier et PERETZ Pauline, Obama, Une campagne révolutionnaire, in Libération, 21-1-2009.
51. ROUSSEAU François, Obama, au-delà du symbole, Le Devoir.com, 19-1-2009.
52. Cf. veille-education.org, 3-12-2009. Dans le même esprit, mais bien avant, un groupe antillais, La Compagnie Créole, a enregistré une chanson («  Oh oh Obama ») à la gloire du candidat démocrate à l’élection présidentielle américaine. On y entend : « Tu viens d’ici ou bien d’ailleurs, tu sembles sorti de nulle part, tel un messager de la paix…  ».
53. Le 6 mars 2013 mourait le président vénézuélien Hugo Chàvez. Autoritaire, mêlant christianisme et marxisme, il s’est souvent présenté comme une sorte de christ. Le 6 avril 2012, dans un message télévisé, il priait ainsi sous une représentation de Jésus crucifié : « Donnez-moi votre couronne, Jésus. Donnez-moi votre croix, vos épines afin que je puisse saigner. Mais donnez-moi vie, parce que j’ai encore à faire pour ce pays et son peuple. Ne me rappelez pas encore ! ». Déjà le 9 avril 2007, son chargé de communication politique, Andrés Canizales déclarait dans l’émission Et pourtant elle tourne, diffusée sur France Inter : « Le président pense qu’il est un envoyé, qui a une mission un moment donné à accomplir. Pour les Vénézuéliens les plus pauvres, Chávez symbolise le rôle de rédempteur. Il incarne un espoir, une rédemption qui va plus loin que l’action gouvernementale immédiate. Lorsqu’on compare avec l’histoire de Jésus, eh bien ses proches ont fini par le trahir. d’une certaine façon, l’image que les gens ont de Chávez, c’est qu’il essaye d’améliorer le sort des pauvres, mais qu’on ne le laisse pas agir. Ses fonctionnaires sont inefficaces et voleurs. Chávez joue beaucoup sur le symbole du héros solitaire que fut Jésus. Pendant la campagne électorale, il y a eu un moment où le candidat d’opposition pouvait devenir une menace pour Chávez. Il a répondu immédiatement en lançant la campagne de l’amour. « Je fais tout cela parce que je vous aime, parce que j’aime le Venezuela, parce que j’aime les pauvres » »
54. GARRIGUES Jean, op. cit..
55. MICHELET Jules, « Le tyran », in Histoire de la Révolution française, tome 2, Gallimard, 1952, p. 1022, cité in DECHERF Jean-Baptiste, op. cit., p. 4. Une blogueuse s’interroge : « Sans doute avons-nous été trop conditionnés par notre éducation religieuse ? Moïse, le guide, a conduit son peuple vers la Terre promise et le bonheur en endurant mille tracas. Attendons-nous un nouveau Moïse, un sauveur ? Croyons-nous aux miracles ? Referons-nous toujours les mêmes erreurs ? » (www.francoisegomarin.fr).
56. Maurice Barrès écrivait dans L’appel au soldat : « L’imagination populaire simplifie les conditions du monde réel ; elle suppose que pour faire son bonheur, il suffit d’un homme de bonne volonté ».
57. A la limite, toute nouvelle figure politique promettant un changement peut être considérée comme providentielle et le mot y perd de son sens fort. Cf. RAMAMBASON-VAUCHELLE Maryse, Boris Eltsine, homme providentiel ou conjoncture providentielle ?, in Parlement(s), op. cit., pp.72-105 ou encore DEMETZ Jean-Michel, Berlusconi, la rhétorique de l’homme providentiel, in L’Express, 9-7-2009. Boris Eltsine (1931- 2007), président du Soviet suprême de la République socialiste fédérative soviétique de Russie en 1990, puis président de la Fédération de Russie, au cours de deux mandats présidentiels, de 1991 à 1996 et de 1996 à 1999. Silvio Berlusconi (né en 1936) fut nommé à trois reprises chef du gouvernement italien en 1994, 2001 et 2008.
58. Il explique : « tous les êtres pensants ont célébré ensemble cette époque. Une émotion sublime a dominé en ce temps-là, un enthousiasme pour l’esprit a parcouru le monde comme si une réconciliation réelle avec le divin était advenue » (NICOLIN Friedhelm, Von Stuttgart nach Berlin: die Lebenstationen Hegels, Marbacher Magazin, 1991, p.22). Cependant, s’il était pour 1789, il désapprouvait ses excès.
59. Il écrit en ce sens à Schelling : « Je crois qu’aucun signe des temps n’est meilleur que celui-ci : c’est que l’humanité est représentée comme si digne d’estime en elle-même ; c’est une preuve que le nimbe qui entourait les têtes des oppresseurs et des dieux de la terre disparaît. Les philosophes démontrent cette dignité, les peuples apprendront à la sentir ; et ils ne se contenteront pas d’exiger leurs droits abaissés dans la poussière, mais ils les reprendront - ils se les approprieront[]. » ( Lettre à Schelling, 16 avril 1795, dans Correspondance, tome I, Gallimard, p. 28.)
60. Lettre à Niethammer, 13 octobre 1806, in Correspondance, trad. fr. J. Carrère, Gallimard, tome I, p 114-115.
61. Cité par KOJEVE Alexandre, en exergue, in Introduction à la lecture de Hegel, Gallimard, 1971, p. 7.
62. DECHERF Jean-Baptiste, op. cit., p. 3.
63. MICKIEWICZ Adam, Les Slaves, Cours professé au Collège de France (1842-1844), Musée Adam Mickiewicz, 1914, pp. 314 et 357, cité in DECHERF Jean-Baptiste, op. cit., p. 5. Adam Mickiewicz (1798-1855) est un des plus grands écrivains polonais. Il enseigna au Collège de France en même temps que Michelet.
64. Cité in DECHERF Jean-Baptiste, op. cit., p. 5.
65. M. Barrès aurait-il raison lorsqu’il écrit : « …un général, c’est encore plus significatif de force qu’un orateur, car il peut empoigner les bavards. » (Le roman de l’énergie nationale. L’appel au soldat, Laffont, 1994, p. 780).
66. On ne sera pas étonné de retrouver cette conception très hégélienne sous la plume de Mussolini : « Si chaque siècle a une doctrine qui lui est propre, il apparaît par d’innombrables signes que celle du siècle présent est le fascisme. qu’il est une doctrine de vie, il le montre par le fait qu’il a engendré une foi : que cette foi a conquis les âmes, elle le démontre par le fait que le fascisme a ses morts et ses martyrs. Le fascisme a maintenant dans le monde l’universalité de toutes les doctrines qui, en se réalisant, représente un moment de l’histoire de l’esprit humain. » (La dottrina del fascismo, Treves, 1932, p. 23) Plus explicitement encore, GENTILE Giovanni (1875-1944), le philosophe idéaliste du fascisme, précise : « L’histoire n’est faite ni par les héros ni par les masses, mais par les héros qui sentent les aspirations inexprimées, et cependant puissantes, qui agitent les masses. [Dans le mouvement de l’histoire] les masses rencontrent une personne qui parvient à expliciter leurs sentiments moraux cachés. […] La multitude est gouvernée et animée par une idée, dont les contours précis n’apparaissent qu’à un petit nombre, une élite, qui ensuite inspire la masse, donnant forme et vie à l’histoire. » (Dottrina politica del fascismo). Il n’est pas étonnant qu’on ait lu ou entendu à l’époque des slogans comme : « Mussolini est l’Italie ; l’Italie est Mussolini », « Tu es nous tous », « Tu es la nation », à propos des Italiens : « Lui il les incarne, lui il les rassemble et les concentre en sa personne : lui il les est. » (PASSERINI Luisa, Mussolini immaginario, Laterza, 1991, p. 61). Nous empruntons ces citations à DECHERF J.-B., op. cit., p.6. Cf. également MUSIEDLAK Didier, Mussolini : le grand dessein à l’épreuve de la réalité, in Parlement(s), op. cit., pp. 51-62.
67. Il écrit dans Mein Kampf (1924-1925) (Tome II, chap. 8 « Le fort est plus fort quand il reste seul, pp. 505-506) : « Presque toujours toute action de grand style, en ce monde, n’est que l’accomplissement d’un vœu inclus depuis longtemps déjà dans le cœur des hommes, d’un désir ardent qui y couvait en silence. Oui, il arrive que, des siècles durant, les hommes réclament la solution d’une question déterminée, souffrant d’une situation intolérable, mais persistante, sans que semble se rapprocher l’accomplissement du vœu qui leur est cher. On ne peut que qualifier d’impotents des peuples qui, à une semblable détresse, n’ont pas le courage de trouver une solution. Rien n’établira mieux, au contraire, la force vitale d’un peuple et son droit à la vie, garanti par cette force, que s’il engendre un jour, par un bienfait du sort, l’homme doué des grâces nécessaires pour combler enfin ses vœux, qu’il s’agisse de le délivrer d’une lourde servitude, ou d’écarter de lui une détresse amère, ou de calmer les âmes tourmentées par un sentiment d’insécurité.
   Il est inhérent à certaines de ces questions de grande envergure que des milliers d’hommes s’attachent à les résoudre et que beaucoup se croient voués à cette tâche. Il arrive même que le sort en présente plusieurs en même temps au choix de leurs contemporains, et donne enfin, dans un libre jeu des forces, la victoire au plus fort, au plus apte, lui confiant ainsi la mission de résoudre le problème.
   Il peut ainsi arriver que, pendant des siècles, les hommes, mécontents de leur vie religieuse, désirent en renouveler la forme et que, comme conséquence de cette agitation spirituelle, il surgisse de la masse quelques douzaines d’hommes qui, se croyant voués, par leur pénétration et leur savoir, à guérir cette détresse religieuse, se donnent comme les prophètes d’un enseignement nouveau, ou tout au moins comme les adversaires déclarés de l’enseignement jusque-là professé.
   Là aussi, la loi naturelle veut que le plus fort soit désigné pour remplir la plus haute mission. Mais les autres hommes ne reconnaîtront le plus souvent que très tard que cet homme, et lui seul, était l’homme prédestiné. Au contraire, tous s’imaginent avoir autant de droits que lui et être également désignés pour résoudre le problème. Quant aux contemporains, ils sont, en général, incapables de distinguer celui d’entre eux qui, seul apte à accomplir de grandes choses, mérite, seul, d’être soutenu par eux tous.
   C’est ainsi qu’entrent en scène, dans le cours des siècles, et souvent à la même époque, différents hommes qui fondent des mouvements pour atteindre des buts semblables ou supposés ou estimés tels. Le peuple lui-même est loin d’exprimer des vœux précis ; il a des idées d’ensemble, sans pouvoir se rendre compte avec précision et avec clarté de l’essence même de son idéal et de ses vœux, sans être même fixé sur la possibilité de les satisfaire. » (Texte disponible sur http://www.angelfire.com/nb/ad_hitler/new_page_11.htm) Et Hitler est, on l’a compris, cet  homme « le plus fort […] désigné pour remplir la plus haute mission », l’« homme prédestiné », l’homme qui va donné corps et sens aux aspirations confuses du peuple : « Voici le secret de cette personnalité : ce qui dort au plus profond de l’âme de l’homme allemand y a pris forme dans des traits pleins et vivants. […] Cela s’est manifesté en la personne d’Adolf Hitler : l’incarnation vivante du désir ardent de la nation. » (Texte d’un admirateur d’Hitler cité par HERSHAW Ian, op. cit., pp. 332-333). Et le mythe a la vie dure malgré les horreurs. Sur le site http://www.phdnm.org/uploads/3/0/0/1/3001973/hitler_providence.htm#_ftn65++, une plume contemporaine anonyme écrit sous le titre _« Hitler, homme envoyé par la Providence » _ : « il faut avoir le courage de le dire : ceux qui voient en Adolf Hitler le produit de l’« esprit revanchiste », du racisme boche ou de l’antisémitisme séculaire européen se trompent ; car ils s’arrêtent aux causes secondes sans distinguer la cause première. Au départ, Hitler est le fruit de la justice divine vengeresse qui punit les menteurs et les hypocrites ; il a été suscité par la Providence pour punir ceux qui imposèrent la scandaleuse « paix » en 1919 entièrement viciée par l’article 231 du traité de Versailles (art. 177 du traité de Saint-Germain). » Elle ajoute : « « Hitler n’était pas un Attila ou un monstre sorti de l’enfer. Non, il était venu pour montrer la voie à l’Occident en déroute. Un peu partout dans le monde, d’ailleurs, des gens lucides — comme Adrien Arcand au Canada, Jean Boissel en France… —comprirent qu’il fallait l’entendre et s’entendre ; qu’entre le capitalisme et le bolchevisme mortifères, le socialisme national était la voie de salut ».« La solution n’est pas à rechercher dans les « fonds secrets de l’âme humaine » ; elle est devant nous, elle nous est montrée par l’Histoire : en 1945, le monde a écrasé l’homme que la Providence avait suscité pour le sauver : A. Hitler. Aujourd’hui, le monde en meurt, abandonné de Dieu, dans la boue du gaspillage, de l’anarchie et de la luxure… ». On peut aussi lire CHAPOUTOT Johann, Hitler : l’homme providentiel qui ne croyait pas à la Providence, in Parlement(s), op. cit., pp. 63-71.
68. Sans avoir été, selon toute vraisemblance, influencé par la pensée de Hegel, le Général, dans ses Mémoires de guerre (Gallimard, 2004, p. 583), le Général, en des termes qui nous sont à présent familiers, parle de sa mission comme inspirée par un « appel venu du fond de l’Histoire » : « Devant le vide effrayant du renoncement général, ma mission m’apparut, d’un seul coup, claire et terrible. En ce moment, le pire de son histoire, c’était à moi d’assumer la France. » (id. , p. 76) « Dès lors que Vichy ne pouvait plus faire illusion, les enthousiasmes ou les consentements, sans parler des ambitions, se portaient vers De Gaulle d’une manière automatique. En Afrique du Nord, la structure ethnique et politique des populations, l’attitude de l’autorité, la pression des Alliés, avaient retardé l’évolution. Mais celle-ci, désormais, était irrésistible. Une espèce de marée des volontés et des sentiments consacrait cette légitimité profonde, qui procède du salut public et que, toujours, reconnut la France au fond des grandes épreuves, quelles que fussent les formules dites « légales » du moment. […] Le concours passionné des foules, l’hommage des corps constitués, l’agencement des gestes officiels, me prenaient d’office pour centre, servaient d’expression à l’instinct populaire. La résolution nationale, plus puissante qu’aucun décret formel me chargeait ouvertement d’incarner et de conduire l’État. » (id., p. 385) Déjà en 1932, dans Le fil de l’épée (Plon, 1999, p. 169), de Gaulle affirmait que face au péril, les hommes se tournaient vers le vrai chef « comme le fer vers l’aimant ». L’écrivain André Malraux (1901-1976) qui fut un militant et un propagandiste gaulliste, déclarait en 1970, à propos de l’Appel du 18 juin qu’il « apporte une affirmation, une révélation qui légitime ce qu’espèrent et n’osent espérer presque tous les Français, même ceux qui sont fidèles à Pétain : « France n’est pas morte ». L’essentiel est là. Les prophètes d’Israël ne font nullement des prophéties : ils proclament ce que leurs auditeurs portent en eux, mais ignorent ou n’osent pas connaître ». (Le Monde, 18 juin 1970). Pour J.-B. Decherf qui cite ces textes, de Gaulle avait été marqué par le culte romantique du chef à travers ses lectures (op. cit., p. 7). Cf. également HAZAREESINGH Sudhir, Mort et transfiguration : la renaissance du mythe gaullien en novembre 1970, in Parlement(s), op. cit., pp. 24-36.
69. DEYSINE Anne, Obama, homme providentiel ? in Parlement(s), op. cit., pp. 87-105. La couverture cette revue consacrée à L’homme providentiel montre des affiches où le visage d’Obama a été « greffé » sur celui d’Abraham Lincoln (voir le commentaire de BORRELL Alexandre, Peut-on greffer le visage d’une icône ? Abraham Obama, id. p. 117.
70. Cf. RUIZ Alain, De Campo Formio à Lunéville : Bonaparte, héros de la paix. Aux origines du mythe du Sauveur, in De la guerre juste à la paix juste, Aspects confessionnels de la construction de la paix dans l’espace franco-allemand (XVIe-XXe siècle), Septentrion, 2008, pp. 143-159. L’auteur montre que Napoléon, « dieu des batailles » a été glorifié « au moins autant comme héros de la paix que comme guerrier ». Il relève nombre de poèmes et d’écrits divers célébrant, en Allemagne, « la nouvelle ère politique » inaugurée par le « héros porteur de paix », « pacificateur du continent » « héros des héros », « un dieu » qui « règne avec les dieux », il est « l’unique ». Qui plus est, dès 1797, il est comparé, au Christ, Bonaparte est « le Sauveur du monde », le « salut de toute la chrétienté », la Providence lui a confié le bonheur du monde. Des images l’assimilent à saint Michel terrassant le dragon, ou au Christ guérisseur. On parodie, en son honneur, le « Notre Père ». Comment l’auteur explique-t-il ce phénomène ? d’une part, Napoléon a travaillé personnellement à sa propagande par sa correspondance ou par la commande de tableaux. d’autre part, malgré l’effort de laïcisation du siècle des Lumières, une grande majorité de gens voient la guerre comme un fléau de Dieu pour punir les péchés. Seule une intervention divine, un miracle, peut les délivrer de ce mal Dès lors, ils ont tendance à voir dans l’homme qui apporte la paix, par un traité, comme un instrument de la Providence, envoyé du ciel. Et ce n’est pas seulement le fait d’esprits simple : le poète et philosophe Friedrich Hölderlin (1770-1843) présente Bonaparte comme un messie, « un messager céleste » ; le poète Heinrich Heine (1797-1856) popularisera l’image, dit, Ruiz, « d’un nouveau Christ martyr, nouveau Rédempteur crucifié sur le Golgotha de Sainte-Hélène », image qu’entretiendra Napoléon lui-même.
71. On a souligné à maintes reprises que la force de Silvio Berlusconi lui venait des organes de communications dont il était propriétaire (Mediaset). Lors de l’élection du président français François Hollande, quelques observateurs ont dénoncé le parti-pris des organes de presse qui auraient « fait » le président. En Belgique, on sait de quelles critiques systématiques et souvent partisanes le premier ministre Yves Leterme a été l’objet de la part de la RTBF. Cf. «  Leterme kop van Jut in RTBF-journaal », Het Nieuwsblad, 22 juillet 2007 et
   Het Belang van Limburg et Gazet van Antwerpen le 8 décembre 2007où Yves Leterme compare la RTBF à la Radio Télévision Libre des Mille Collines, radio ayant incité au Génocide au Rwanda entre 1993 et 1994.
72. En Corée du Nord ou en Irak du temps de Sadam Hussein (1937-2006).
73.  « À peine vingt-cinq jours après l’élection de Barack Obama, après des moments d’enthousiasme proche du délire collectif, d’exaltation quasi messianique pour le premier homme de couleur accédant à la Présidence des États-Unis, après la frénésie européenne, essentiellement française et allemande, traversant tous les milieux sociaux, toutes les classes sociales, depuis le Front national à l’ex-future candidate du PS jusque dans les colonnes de l’Humanité, après les professions de foi tenues sur les vertus de la démocratie étasunienne, après l’enivrement des jeunes « blacks » des banlieues dites « chaudes » qui déliraient de joie en s’appropriant le nouvel élu ; dix jours après, pendant que les peuples assommés d’une propagande profondément ethniciste s’enivrent encore de cette « divine surprise » et s’extasient devant le bel Obama et la première First Lady de couleur, il faudrait savoir raison garder. Car, au bout du compte, c’est un homme politique que les Étasuniens ont élu, et non une rock star charismatique, quoique par moments l’on puisse en douter, et le nouvel élu semble avoir pris le pli de se présenter devant le peuple dans un style glamour très people, une sorte de synthèse harmonieuse entre Harry Belafonte et Oprah Winfrey. » (KARNOOUH Claude, Comment fabriquer l’homme providentiel, La pensée libre, 17 juillet 2011 texte disponible sur(http://www.lapenseelibre.org/article-comment-fabriquer-l-homme-providentiel-79610781.html)
74. KASPI André, Barack Obama, La grande désillusion, Plon, 2012. La publicité dit : « Nouveau Messie, Barack Obama devait, d’un coup de baguette magique, transformer les États-Unis et redonner espoir à notre planète. On nous l’a fait croire, et nous l’avons cru. Après quatre années de présidence, la déception est générale. » Dans le même esprit : MACARTHUR John R., L’illusion Obama, Lux, 2012 ; STRICKLAND Gayle, The Obama Illusion, Booklocker.com, 2012.
75. Lire l’article du politologue JAMIN Jérôme : Obama : le passé d’une illusion, sur www.lalibre.be, 8-1-2010.
76. Cf. Zenit, 2-2-2012.
77. MELLON Christian, Ethique et violence des armes, Cahiers pour croire aujourd’hui, Assas Editions, 1995, pp. 38-39.
78. C’est au nom de la Justice et du Peuple, qu’un certain nombre de personnes s’élevèrent, en 2012, même avec violences contre la libération conditionnelle octroyée, dans le respect de la loi, à Michelle Martin condamnée, en 2004, à 30 ans de prison pour association de malfaiteurs, séquestration, tortures ayant entraîné la mort, et de complicité de viol sur mineurs.
79. Cf., par exemple, FODJO KADJO ABO, La pratique de la terreur au nom de la démocratie, Afrique Liberté, L’Harmattan, 2009.
80. Trois réformateurs, Luther, Descartes, Rousseau, Plon, 1925, pp. 192-198.
81. Mit brennender Sorge, 14 mars1937, in Marmy, n° 256.
82. Encyclique Summi pontificatus, 20 octobre 1939.

⁢Chapitre 2 : La grande cassure de 14-18

…Nous qui, élevé au Souverain Pontificat de l’Église,
tenons la place de celui qui est et le Prince et le Dieu de la paix.
— Pie X
Lettre à Mgr Falconio, 11 juin 1911.

Indépendamment de l’intérêt des réflexions de Carl Schmitt ou de Raymond Aron⁠[1] (cf. ce qui a été écrit précédemment), les nationalismes et les idéologies vont accroître et répandre la violence dans le monde : guerres révolutionnaires, conquêtes napoléoniennes, mais aussi guerres mondiales, régimes totalitaires, terrorisme.

d’autre part, l’État moderne, loin de conduire à une Europe plus pacifique « a plutôt accompagné un glissement de ce pourquoi les hommes voulaient tuer et mourir. L’expression Dulce et decorum est / Pro patria mori[2] a alors acquis un statut officiel ».⁠[3]


1. Schmitt à propos des deux guerres mondiales dira qu’elles sont la conséquence de l’abandon de la pensée juridique élaborée aux XVIe et XVIIe siècles à l’aube du XXe siècle. Le nomos lié à la terre européenne s’est perdu suite à l’émergence de puissances comme les États-Unis ou le Japon. Il s’est perdu aussi avec l’apparition de l’aviation qui rend caduque la séparation de la terre et de la mer. Il se perd encore avec la réintroduction du concept ancien de juste guerre. Dès lors, la guerre devient mondiale, totale et renoue avec les horreurs.
   Méditant sur la guerre 14-18, Raymond Aron présente une analyse plus précise. Si cette guerre a connu des massacres effroyables, c’est parce que « les hommes politiques se sont effacés derrière les états-majors. L’objectif militaire (la capitulation de l’adversaire) s’est substitué à l’objectif politique (la paix). De part et d’autre, la finalité de la guerre s’est obscurcie, et le seul but est devenu la victoire, sans que le coût probable de cette victoire ne soit mis en rapport avec les bénéfices de la paix à venir. » (PERREAU-SAUSSINE Emile, Raymond Aron et Carl Schmitt lecteurs de Clausewitz, in Commentaire, n° 103, Automne 2003, p. 620). R. Aron a été très intéressé par l’idée centrale défendue par CLAUSEWITZ Carl von (1780-1831) dans son livre De la guerre (1886) : « La guerre est la simple continuation de la politique par d’autres moyens » (livre 1, chap. 1, n° 24, Ed. de Minuit, 1955, p. 62). Cette idée a souvent été interprétée comme belliciste alors qu’ « elle implique que, durant les cours même des hostilités, les chefs d’armée doivent demeurer subordonnés. Elle implique également que le concept de victoire relève de la tactique et non de la stratégie : la finalité poursuivie par la stratégie, c’est la paix. » (PERREAU-SAUSSINE Emile, id.) En prolongeant cette conception, R. Aron ouvre le chemin à une théorie de guerre juste. En effet, comme l’écrit encore E. Perreau-Saussine, « il est une rationalité pratique qui permet de procéder à des jugements politiques, il est une rationalité qui permet d’embrasser la diversité des contextes nationaux en se plaçant au-delà des partis-pris et des idéologies. Pour Schmitt, cette rationalité n’existe pas. La raison est subordonnée à la volonté. Il n’y a pas de point de vue universel ou philosophique au-delà de la cité, pas de jugement politique qui puisse dépasser les positions partisanes. » (Id.)
   ARON R. (1905-1983) sociologue, politologue et journaliste libéral, a écrit notamment Penser la guerre. Clausewitz, 2 tomes, Gallimard, 1976.
2. HORACE, Odes, III, 2, 13. Cette citation se trouve, entre autres, sur les murs de la chapelle de l’Académie royale militaire de Sandhurst (GB).
3. CAVANAUGH W., op. cit., p. 19.

⁢i. La guerre mondiale

Nous allons le voir en nous attardant à la première guerre mondiale qui s’inscrit bien dans cette culture nationaliste ou ultra-patriotique⁠[1] où, il faut bien le reconnaître, les chrétiens eux-mêmes vont oublier l’exigence de paix, gagnés par la violence ambiante, justifiée voire exaltée.⁠[2]

Le nationalisme ou simplement la loyauté citoyenne va l’emporter sur le sentiment catholique, sur l’idéal de paix qui imprègne tout l’Évangile.

La guerre de 14-18 est une guerre paradoxale⁠[3] où chaque protagoniste a l’impression de combattre pour un monde nouveau où, plus jamais, il n’y aura de guerre. C’est, selon l’expression de l’époque, la « der des der »[4]. Au cœur même de cette guerre atroce persiste le sentiment mystique que l’humanité va détruire définitivement les forces du mal⁠[5]. En réalité, cette guerre apparemment terminée, engendrera de nouvelles horreurs. En effet, « les grandes attentes de la guerre, déçues faute de cette parousie du monde meilleur promis pour l’après-guerre, ont été récupérées par les différentes formes de totalitarisme »[6]

En attendant, dès avant la guerre, comme pendant la guerre et même encore parfois après la guerre, bien des chrétiens et des catholiques des deux camps vont témoigner dans ce sens.

Rappelons tout d’abord, que selon les historiens, « les responsabilités dans le déclenchement de la tragédie apparaissent aujourd’hui très partagées »[7]

Voyons tout d’abord ce qui se dit et se fait dans le camp allemand.

Il faut savoir⁠[8] que depuis 1871, depuis la fondation de l’État-nation allemand, l’identité nationale et l’identité protestante ont tendance à se confondre⁠[9]. Selon une interprétation luthérienne de Rm 13, 1-7, le souverain est chef suprême de l’Église et en fonction du sacerdoce universel de tous les croyants, laïcs et pasteurs sont égaux dans la mission évangélique.⁠[10] En 1914, selon la loi, et au contraire de leurs homologues catholiques, les étudiants en théologie, théologiens, et professeurs protestants non ordonnés, sont mobilisables et les pasteurs le sont aussi si les autorités ecclésiastiques estiment que leur présence n’est pas indispensables dans leurs paroisses. Mais le service armé au front leur est interdit. Cette restriction va susciter un vaste mouvement de contestation parmi les pasteurs, le patriotisme l’emportant sur les exigences non-violentes de l’Évangile⁠[11]. Après moult résistances, les autorités civiles et ecclésiastiques laisseront le choix à la conscience de chacun.

De son côté, le parti catholique appelé Le Centre considère la politique impériale comme légitime aussi bien vis-à-vis des budgets de guerre que de la déclaration de guerre. Et, même après la défaite, le député centriste et membre de l’Association populaire pour l’Allemagne catholique, Carl Bachem⁠[12], écrira : « Si jamais guerre fut juste, ce fut le cas de la guerre mondiale en ce qui concerne l’Allemagne et l’Autriche qui menèrent, au sens véritable du mot, une guerre défensive. (…) L’Allemagne ne combattait pas seulement pour son honneur, son patrimoine et sa position dans le monde, elle luttait aussi pour l’idée morale de l’ordre étatique en Europe, pour la justice dans la vie internationale et pour l’égalité des droits des peuples. C’était là la conviction humaine du parti du Centre. »[13]

Dans sa première lettre pastorale de Carême de guerre en 1915, le cardinal F. von Hartmann, archevêque de Cologne, écrit : « L’appel de notre empereur, cet appel par lequel il appela son peuple à un combat contre un monde d’ennemis, à un combat qu’il entreprit la conscience pure, certain de la justice de notre cause, cet appel a été, pour nous tous, un appel de la divine Providence, appel à marcher pour la vérité, le droit et la liberté, mais aussi un appel à nous convertir des voies du péché à Dieu, le Seigneur. Oui, il y a un puissant élan vers Dieu dans tous les cœurs allemands. Nos soldats sont allés au combat sanglant : avec Dieu, pour le roi et la patrie. Avec Dieu, dans le combat auquel nous avons été contraints pour l’avenir et la liberté de notre terre natale bien-aimée ; avec Dieu, dans la guerre pour les biens sacrés du christianisme et de sa culture bienfaisante. Et combien d’exploits n’ont-ils pas déjà pas accomplis par la grâce de Dieu - sous la conduite de leur glorieux chef, l’empereur, et des princes allemands - exploits qui resplendiront dans les âges futurs. »[14]

La haine devient vertu ! L’écrivain allemand, Will Vesper⁠[15], écrit cette prière : « Car cette haine Seigneur Jésus Est le fruit du plus grand amour Ma patrie en profonde détresse Ma haine suivra tous les ennemis jusqu’à leur mort. »[16]

En face, ’évêque de Londres Arthur Winnington-Ingram⁠[17] déclare : « Que ceux qui aiment la liberté et l’honneur, que tous ceux qui font passer leurs principes avant la facilité et la vie elle-même se réunissent en une grande croisade pour tuer des Allemands. Pas pour le plaisir de les tuer, mais pour sauver le monde ; tuer les jeunes et les vieux, tuer ceux qui ont montré quelque charité envers nos blessés autant que les ordures qui ont crucifié le sergent canadien, qui ont supervisé les massacres des Arméniens, qui ont coulé le Lusitania, qui ont utilisé des mitrailleuses contre les civils d’[Aarschot] et Louvain, les tuer, sinon la civilisation et le monde seront eux-mêmes tués. »[18]

Mais examinons de plus près l’attitude des catholiques français.

A la veille de la guerre 14-18, Albert de Mun⁠[19], un des précurseurs du catholicisme social en France, affirme : « Oui la guerre est horrible, source de larmes et de douleurs, féconde cependant, source aussi de grandeur et de prospérité. C’est l’histoire du monde et la leçon des siècles. Il y a pour les nations, comme pour les hommes, des épreuves nécessaires à leur force. »[20] Idéalisée, la guerre devient une « école de vertu et de sacrifices »[21] Après l’appel du 1er août 1917 du pape Benoît XV à la paix, sur lequel nous reviendrons, l’illustre Père Sertillanges⁠[22].], dans l’Église de la Madeleine, en présence de l’archevêque de Paris et des grands corps de l’État (en présence d’une notable partie de l’épiscopat dit Comblin)⁠[23] s’écrie : « Très Saint Père, nous ne pouvons pas pour l’instant retenir vos paroles de paix… Nos ennemis sont demeurés puissants ; l’invasion ne les a pas touchés ; vos solennelles réprobations ne les ont pas fait renoncer aux principes antichrétiens qui les ont guidés. A moins de miracle qu’on peut implorer, mais non garantir, ce qui arriverait demain, c’est que le crime international avorté serait repris. Dès lors, nous ne pouvons croire à une paix de conciliation. Nous nous sentons dans la nécessité d’amener, si nous le pouvons, notre ennemi à connaître l’angoisse, seule leçon qu’il paraisse en état de goûter. Nous le vaincrons… Nous nous sentons une mission imitée de la vôtre, ô vous que travaille et guide l’Esprit universel. Vous avez dit : Utinam renoventur gesta Dei per Francos… C’est fait, Très Saint Père. Telle est notre œuvre actuelle, telle est sa signification, telle est notre espoir… Notre paix ne sera donc pas une paix conciliante. Ce ne sera pas la paix des diplomates, ni la paix de Stokholm… ce ne sera même - et nous le regrettons de toute notre âme - la paix par une paternité s’élançant entre les deux camps : ce sera la paix par la guerre âpre et menée jusqu’au terme, la paix de la puissance juste brisant la violence, la paix du soldat ».⁠[24] Et toujours en ce Noël 17, le Bulletin religieux de l’archidiocèse de Rouen répond au pape en précisant que dans la formule « Et in terra pax… », la paix dont il s’agit ne consiste pas « à tendre la main à nos ennemis, à demander une suspension des armes… Notre volonté est absolue de tenir jusqu’à la victoire finale » parce que « les alliés ne se battent ni pour la prédominance ni pour l’orgueil, ni par vengeance, ni par haine. Ils font la guerre à la guerre ».  Et le texte, non sans audace, se termine en affirmant que cette « mentalité de paix », telle qu’elle vient d’être définie, est conforme au souhait du pape !⁠[25]

Comme nous le disions plus haut, c’est toute l’intelligentsia catholique qui, depuis des décennies, alimente nationalisme, esprit de revanche et haine. L’écrivain français Joseph Péricard⁠[26] adresse cette prière : « Notre Père qui êtes aux cieux, élargissez mon cœur afin qu’il puisse contenir plus de haine. »[27]

Une mystique du métier des armes s’exprime dans l’œuvre des plus grands écrivains catholiques comme Charles Péguy⁠[28], Paul Claudel, Jacques Maritain, Paul Bourget. Même

Pierre Teilhard de Chardin écrit à l’époque : « J’aimerais cent fois mieux lancer des grenades ou servir une mitrailleuse que d’être ainsi en surnombre. »[29]

Mais l’écrivain le plus représentatif de ce courant est incontestablement Ernest Psichari⁠[30]. Non seulement son œuvre⁠[31] est significative mais aussi sa mort⁠[32] dans la mesure où elle va susciter une sorte de culte notamment parmi ses pairs en littérature.

Il faut tout d’abord savoir que Psichari a été marqué par une tradition religieuse et philosophique contre-révolutionnaire dont les deux principaux représentants sont Joseph de Maistre et Blanc de Saint-Bonnet.

A propos de la guerre, Joseph de Maistre⁠[33] rappelle que la guerre a changé de nature : « L’esprit divin qui s’était particulièrement reposé sur l’Europe adoucissait jusqu’aux fléaux de la justice éternelle, et la guerre européenne marquera toujours dans les annales de l’univers. On se tuait sans doute, on brûlait, on ravageait, on commettait même, si vous voulez, mille et mille crimes inutiles, mais cependant on commençait la guerre au mois de mai ; on la terminait au mois de décembre ; on dormait sous la toile ; le soldat seul combattait le soldat. Jamais les nations n’étaient en guerre, et tout ce qui est faible était sacré à travers les scènes lugubres de ce fléau dévastateur.

C’était cependant un magnifique spectacle que celui de voir tous les souverains d’Europe, retenus par je ne sais quelle modération impérieuse, ne demander jamais à leurs peuples, même dans le moment d’un grand péril, tout ce qu’il était possible d’en obtenir : ils se servaient doucement de l’homme et tous, conduits par une force invisible, évitaient de frapper sur la souveraineté ennemie aucun de ces coups qui peuvent rejaillir : gloire, honneur, louange éternelle à la loi d’amour proclamée sans cesse au centre de ’Europe ! Aucune nation ne triomphait de l’autre ; la guerre antique n’existait plus que dans les livres ou les peuples assis à l’ombre de la mort ; une province, une ville, souvent même quelques villages, terminaient, en changeant de maître, des guerres acharnées. Les égards mutuels, la politesse la plus recherchée, savaient se montrer au milieu du fracas des armes. La bombe, dans les airs, évitait le palais des rois ; des danses des spectacles, servaient plus d’u ne fois d’intermèdes aux combats. L’officier ennemi invité à ces fêtes venait y parler en riant de la bataille qu’on devait donner le lendemain ; et, dans les horreurs mêmes de la plus sanglante mêlée, l’oreille du mourant pouvait entendre l’accent de la pitié et les formules de la courtoisie. Au premier signal des combats, de vastes hôpitaux s’élevaient de toutes parts : la médecine, la chirurgie, la pharmacie, amenaient leurs nombreux adeptes ; au milieu d’eux s’élevait le génie de saint Jean de Dieu, de saint Vincent de Paul, plus grand, plus fort que l’homme, constant comme la foi, actif comme l’espérance.

Toutes les victimes vivantes étaient recueillies, traitées, consolées ; toute plaie était touchée de la main de la science et par celle de la charité ! Vous parliez tout à l’heure, monsieur le chevalier, des légions d’athées qui ont obtenu des succès prodigieux : je crois que si l’on pouvait enrégimenter des tigres, nous verrions encore de plus grandes merveilles ; jamais le christianisme, si vous y regardez de près, ne vous paraîtra plus sublime, plus digne de dieu, et plus fait pour l’homme qu’à la guerre. Quand vous dites, au reste, légions d’athées, vous n’entendez pas cela à la lettre ; mais supposez ces légions aussi mauvaises qu’elles peuvent l’être, savez-vous comment on pourrait les combattre avec le plus d’avantage ? ce serait en leur opposant le principe diamétralement contraire à celui qui les aurait constituées. Soyez bien sûrs que des légions d’athées ne tiendraient pas contre des légions fulminantes. »[34]

La guerre est une folie incompréhensible d’un point de vue humain, tout à fait contraire à la nature de l’homme et paradoxale : le bourreau qui punit des coupables est honni alors que le soldat qui tue des innocents est admiré ! Même le doux aime la guerre et celui qui répugne à tuer un animal, « fait avec enthousiasme ce qu’il a en horreur »[35]

Comment expliquer cette « horrible énigme » ?⁠[36] sinon par le caractère divin de la guerre : « les fonctions du soldat sont terribles ; mais il faut qu’elles tiennent à une grande loi du monde spirituel, et l’on ne doit pas s’étonner que toutes les nations de l’univers se soient accordées à voir dans ce fléau quelque chose encore de plus particulièrement divin que dans les autres ; croyez que ce n’est pas sans une grande et profonde raison que le titre de Dieu des Armées brille à toutes les pages de l’Écriture Sainte. Coupables mortels, et malheureux, parce que nous sommes coupables ! c’est nous qui rendons nécessaires tous les maux physiques, mais surtout la guerre. Les hommes s’en prennent ordinairement aux souverains, et rien n’est plus naturel. Horace disait en se jouant : « Du délire des rois les peuples sont punis. » Mais J.-B. Rousseau a dit avec plus de gravité et de véritable philosophie :

« C’est le courroux des rois qui fait armer la terre, »

« C’est le courroux du ciel qui fait armer les rois. » »[37]

La guerre n’est qu’une manifestation de la violence universelle, du « carnage permanent »[38] qui implique végétaux, animaux et humains. « La guerre est donc divine en elle-même, puisque c’est une loi du monde »[39], divine parce qu’elle échappe à toute raison et, pour une part, à la volonté des hommes⁠[40]. Et donc, « qui pourrait douter que la mort trouvée dans les combats n’ait de grands privilèges ? »[41] L’auteur renchérit : « …combien ceux qu’on regarde comme les auteurs immédiats des guerres sont entraînés eux-mêmes par les circonstances ! Au moment précis amené par les hommes et prescrit par la justice, Dieu s’avance pour venger l’iniquité que les habitants du monde ont commise contre lui. »[42] « …nulle part la main divine ne se fait sentir plus vivement à l’homme : on dirait que c’est un département (…) dont la Providence s’est réservé la direction, et dans lequel elle ne laisse agir l’homme que d’une manière à peu près mécanique, puisque les succès y dépendent presque entièrement de ce qui dépend le moins de lui. »[43] « …rien dans ce monde ne dépend plus immédiatement de Dieu que la guerre ; (…) il a restreint sur cet article le pouvoir naturel de l’homme et (…) il aime à s’appeler le Dieu de la guerre (…). »⁠[44]

L’affirmation de la divinité de la guerre se retrouve chez Blanc de Saint-Bonnet⁠[45] qui doit d’ailleurs beaucoup à Joseph de Maistre. Dans son livre La douleur[46], Blanc de Saint-Bonnet cite le passage de l’Oreste d’Euripide, où Apollon déclare : « Il ne faut pas s’en prendre à Hélène de la guerre de Troie ; la beauté de cette femme ne fut que le moyen dont les dieux se servirent pour faire couler le sang qui devait purifier la terre, alors souillé par le débordement de tous les crimes. »  (v. 1639 et svts)⁠[47]. Même si l’on traduit « les dieux ont voulu que la perfection de sa beauté mît aux prises les Grecs et les Phrygiens et causât tant de trépas, pour purger la terre du trop-plein de cette humanité qui pullulait insolemment », l’idée que retient Blanc de Saint-Bonnet est que la guerre est voulue par Dieu pour punir les hommes de leurs fautes. Elle est même « divine parce que, ouvrant carrière au sacrifice, elle forme pour Dieu une foule d’âmes parfaites dans le peuple. »[48]. En effet, « la douleur produit des héros, parce qu’elle ramène de ses mystérieux champs de bataille des âmes fermes et généreuses. Personne n’est entré plus avant dans l’amour que celui qui a vu plusieurs fois la mort, en ces heures solennelles où le moi apporte son abdication. Par une action intérieure, la douleur produit le même effet dans notre âme. Elle tient ainsi secrètement une école d’héroïsme. Il n’y a rien de bon au monde comme les saints et les vieux soldats. » Et en note, il précise : « Le soldat suit la ligne d’éducation du saint. La guerre entreprend et la sainteté accomplit l’école du sacrifice. Toutes deux firent naître en l’homme la soif sacrée de la mort. Le christianisme fit jaillir des légions de martyrs du sein des familles patriciennes et guerrières de Rome. » Et de citer Joseph de Maistre (sans référence) : « Un phénomène remarquable, c’est que le métier de la guerre ne tend jamais à dégrader ni à rendre féroce celui qui l’exerce ; il tend à le perfectionner. L’homme le plus honnête est ordinairement un militaire honnête. Dans le commerce de la vie, les militaires sont plus aimables, plus faciles et plus obligeants que les autres hommes. Au milieu du sang qu’il fait couler, le guerrier est humain, comme l’épouse est chaste dans les transports de l’amour. Le soldat est si noble qu’il ennoblit ce qu’il y a de plus ignoble, en exerçant sans s’avilir les fonctions de l’exécuteur. »[49]. « Pourquoi une sainte amnistie s’élève-t-elle des champs de bataille ? Pourquoi Dieu a-t-il permis la guerre aussi longtemps parmi les hommes ? Pourquoi à cet être qui vit, est-il toujours noble, toujours saint, oui, toujours glorieux et divin de mourir ? - Pourquoi ? Parce que dans la guerre, l’homme se sacrifie. Et là il trouve le moyen de faire comme un peuple de demi-martyrs de ceux qui, par eux-mêmes, ne courraient point au sacrifice. »[50]

Le sacrifice du soldat au combat est sanctificateur parce que la guerre est divine et surtout quand cette guerre est une guerre de la chrétienté. Ce caractère est accentué dans l’œuvre de Psichari.

Bien qu’Alfred de Vigny⁠[51] ait écrit qu’« il n’est point vrai que la guerre soit divine ; il n’est point vrai que la terre soit avide de sang. La guerre est maudite de Dieu et des hommes qui la font et qui ont d’elle une secrète horreur, et la terre ne crie au ciel que pour lui demander l’eau fraîche et la rosée pure de ses nuées »[52], Psichari a été très marqué par une autre affirmation du célèbre poète : « Les régiments sont des couvents d’hommes, mais des couvents nomades ; partout ils portent leurs usages empreints de gravité, de silence, de retenue et cette scrupuleuse exactitude à remplir le vœu sévère de l’obéissance. »[53]. Non seulement le vœu de l’obéissance mais aussi celui de pauvreté. On en retrouvera l’écho dans L’Appel des armes  : « La servitude militaire existe, comme existe la servitude du prêtre (…). Mais il n’y a de libres au monde que ces esclaves. »[54] « Nous sommes de ceux qui rêvent de se soumettre pour être libres. Et quel maître ne faut-il pas maintenant ? C’est le maître du Ciel et de la terre que nous appelons. »[55]

En effet, Psichari lie étroitement l’armée et la foi : « Il me semblait qu’une bataille de prêtres devait être la plus haute émotion humaine. (…) La passion guerrière nous fait désirer de nouvelles richesses spirituelles. »[56] Et la foi, la foi catholique, est elle-même liée à la patrie : « Comment ne pas voir que cette terre est bénie entre toutes, qu’elle est et restera toujours la terre de l’humble fidélité, et que c’est elle que Dieu a choisie quand il veut que quelque chose de grand s’accomplisse ici-bas ? »[57]

Dans un premier temps, dans L’Appel des armes, la vie militaire apparaît à Psichari comme une religion qui l’aide à se structurer moralement⁠[58] mais après sa conversion au catholicisme, la guerre va l’amener à reconsidérer le métier de soldat. La mort apparaît comme un moyen de purifier le pays par le sacrifice de sa vie : « notre mission sur la terre est de racheter la France par le sang »[59]. « Il me semble que nous sommes ramenés à la pensée de la mort, de la mort glorieuse du chrétien, car, ce jour-là, le ciel aussi est en joie. Que cela doit être beau, et quel bonheur de pouvoir y penser dès maintenant, malgré le poids effrayant de notre misère humaine. »[60]

La guerre devient un acte religieux. Il faut, dit-il, « Aller à cette guerre comme à une croisade, parce que je sens qu’il s’agit de défendre les deux grandes causes à quoi j’ai voué ma vie. »[61]

Et quelques jours avant sa mort, le 9-8-1914, il écrit à sa mère : « Nous avons hâte de voir le jour tant désiré où nous pourrons tirer sur les Allemands (…). Nous avons tous le ferme espoir de revenir avec l’Alsace-Lorraine dans nos deux mains. Ce que nous voyons est inoubliable et magnifique. Et ce que nous allons voir sera plus beau encore. »[62]

On peut donc dire que : Psichari « considère que l’armée est un instrument divin, aux ordres de Dieu, dont la mission est de racheter la France, de faire barrage à la barbarie spirituelle germanique, de renouveler le sacrifice de Jésus. » Il a eu « le temps de vivre la guerre comme un acte de piété et de purification, où il retrouvait, à sa façon, les vertus essentielles du christianisme - le sacrifice, le culte des morts, la dévotion, le sens de la mission, l’expiation, le pardon… »[63].

Dans la Préface qu’il écrit pour Le voyage du Centurion, en 1922, Paul Bourget⁠[64] confirme que « le romancier revendique le droit d’associer l’Évangile et l’épée, en vertu d’un texte qui prouve qu’il peut, qu’il doit y avoir ! une doctrine chrétienne de la guerre. Le Christ qui a dit au riche : « Quittez vos richesses », ne dis pas au Centurion : « Quittez votre service. » » (p. V). Et dans le cadre de l’Afrique du Nord où se déroule le roman, le soldat est missionnaire car « la France, en présence de l’Afrique, c’est l’Église en présence de l’Islam, la Croix dressée en face du Croissant. » (XXI) « Il a la charge d’imposer la France partout où il passe. » p. 167. La France ou la vraie foi, c’est tout un. Dans cet esprit, la guerre contre l’Allemagne prend aussi valeur religieuse : « Le centurion du Voyage n’a fait que démêler en lui plutôt le Croisé préfiguré dans tous ceux qui portent l’uniforme de la France. Chez les uns, il apparaît conscient comme chez lui. Les autres ignoreront jusqu’à la fin ce caractère mystique de leur propre action. Le Croisé est vivant dans tous. Il explique pourquoi la guerre comprise à l’allemande nous cause une horreur qui nous révolte dans nos fibres les plus secrètes. C’est que nous sommes les soldats de la chrétienté, et que nous avons devant nous les soldats d’Odin. » (XXII-XXIII). Jacques Maritain avait déjà fait cette analyse en 1915 et en des termes plus radicaux : « Loin de condamner l’Allemagne du mensonge et des massacres (…), Luther la justifie et, d’avance, la lave de ses crimes » les soldats ont « la certitude qu’ils se battent dans le camp de la civilisation contre celui de la barbarie, dans le camp du Christ contre celui du diable. »[65]

Dans cet esprit, la mort du soldat Psichari le fait apparaître comme saint aux yeux de nombre d’écrivains. Ainsi, Barrès : « Péguy, mort. Son ami Tharaud écrit : « Nous avons perdu un saint ». Ernest Psichari, mort. ? Je dis : il y avait en lui autre chose que ce qui fait un artiste. Il y avait la matière d’un saint. »[66] De même, Claudel écrira : « Psichari a vécu comme un héros, il est mort comme un martyr, il est un de ceux dont le noble sang a sauvé et racheté le pays. »[67] Claudel va encore plus loin dans un poème sur la mort de Psichari, où il associe le sang du Christ au sang du soldat:

« Il y a ce grand coup en plein cœur, d’où jaillit de toutes parts le témoignage et la gloire et merci ! L’absolution !

Il y a ce sang généreux qu’il propine[68] à toute la France

Ce sang pour que la terre natale l’absorbe et le médite en silence

Le sang qui s’est ouvert un passage à travers le corps déchiqueté,

(Béni soit le ventre qui t’a conçu et le sang qui t’a allaité)

Il y a cette grande confession rouge ainsi qu’un fleuve spirituel

Et ce sang qui sur l’autel chaque matin se mélange au sang d’Abel ! ». Ailleurs encore, l’auteur de L’annonce faite à Marie fait dire à un de ses personnages : « Je vois le petit-fils de Renan[69]. Que fait-il ? Il est par terre les bras en croix, avec le cœur arraché et sa figure est comme celle d’un ange. Il a le signe sur lui du troupeau de saint Dominique. Tu vois son corps, mais son âme, dis-nous, où est)-elle ? Saint Dominique l’enveloppe dans son grand manteau avec les autres tondus »[70].

Le poète Pierre de Nolhac⁠[71] n’est pas en reste, dès 1915 il consacre un poème à la mort de Psichari:

« Sur la pièce où le frappe un obus du Germain

Fils de l’Esprit, il tombe esquissant de la main

Le signe de la foi qui libère et qui lave. »

Et Jacques Maritain, de nouveau, convaincu que « la pénitence est prescrite dans l’Évangile et [que] les guerres sont des châtiments. »[72], écrira encore que Psichari « était un soldat chrétien, un chevalier de l’ancienne France. Il n’avait rien d’un romantique (…). Il était bien le frère du centurion de l’Évangile ».⁠[73]

Face à ces prises de position bellicistes et à ces louanges, face à cette conviction partagée par les croyants, les incroyants et même par des pacifistes que cette guerre est « une lutte pour la civilisation contre la barbarie » et qu’elle « débouchera sur un temps de renouveau et de paix »[74], rares sont les voix qui s’élèvent contre l’appel aux armes.⁠[75]

Le philosophe Michel Alexandre⁠[76] écrit fin 1916, début 1917: « Le fleuve de sang inonde la terre, vient battre nos maisons, les éclabousse toujours plus haut à mesure que le massacre ajoute victime à victime (…) Fait-il les voir inondés du sang de la croix, comme la mère du Christ, comme ses apôtres, martyrs de la patrie, au cœur percé des sept glaives de la douleur surhumaine. (…) Avons-nous accepté le marché du diable, la mort pour la mort ? Que mon fils, mon mari, mon frère, meure pour assurer, acheter, la mort de l’ennemi exécré. (…) « Caïn, Caïn qu’as-tu fait de ton frère ? » »[77]

L’écrivain Romain Rolland⁠[78] écrit: « (…) Le tragique de notre situation c’est que nous ne sommes qu’une poignée d’âmes libres, séparées du gros de notre armée, de nos peuples prisonniers et enterrés vivants au fon de leur tranchée. Il faudrait pouvoir leur parler et nous ne le pouvons pas (…) Le pourrions-nous que nous n’oserions pas leur dire tout ce que nous pensons, au risque de diminuer leurs forces pour la lutte, de ne pouvoir les délivrer. Ce serait une cruauté de plus. J’en connais tant qui se cramponnent à une foi qu’ils n’ont plus et qui ferment les yeux, pour aller jusqu’au bout de leur tâche. (…) Que pouvons-nous faire ? (…) Aujourd’hui comme hier, demain comme aujourd’hui, sauver dans nos cœurs fidèles la justice, l’amour, la pitié fraternelle, la paix intérieure - les plus purs trésors de l’humanité. Et, d’une nation à l’autre tâchons de nous connaître, tâchons de nous unir. Tâchons de former ensemble au milieu du déluge une de ces îles sacrées, comme aux jours les plus sombres du premier moyen âge un couvent de St Gall offrait son refuge contre les flots montants de la barbarie universelle. (…) Et quand la tempête sera finie nous rendrons aux peuples brisés leurs dieux que nous aurons sauvés. (…) Je m’offre autant que je le puis pour rapprocher vos mains de celles qui vous cherchent dans la nuit. (…) »⁠[79]

On se rappellera aussi, dans la mouvance socialiste, l’opposition farouche du député Jean Jaurès⁠[80] aux velléités de guerre. Le 3 juillet 1914, il est assassiné par un étudiant nationaliste⁠[81]. La gauche y compris nombre de socialistes se rallia alors à l’Union sacrée qui cherchait à rassembler tous les partis au moment du déclenchement de la guerre.

Moins connu, l’abbé Arthur Mugnier⁠[82], ami des écrivains, au nom de sa foi, s’insurge : « Folies que ces avances et ces reculs [sur le front]. Oui il faudrait faire la paix. Et on ne veut pas la faire… Et on préfère la mort de milliers de Français. Mort stérile ! On tue des Français pour la France. On se tue au nom de Dieu »[83]

Sur le plan intellectuel, notons l’œuvre et l’action d’Alfred Vanderpol⁠[84] qui se présente comme un pacifiste catholique nourri de toute la tradition scolastique et traducteur de Vitoria.⁠[85] Dès 1910 il milita en faveur de la paix, au sein de ce qui deviendra la Ligue des catholiques français pour la paix. De 1906 à 1913, il multiplia les conférences à travers la France et suscita la création de ligues semblables en Suisse, en Belgique, en Espagne et en Angleterre. En 1911, il jeta à Bruxelles les bases d’une Ligue internationale des catholiques et, en 1915, il collabora à la création d’un institut appelé Union dont le siège était à Louvain, et qui avait pour mission de restaurer les bases d’un véritable droit international. Après la deuxième réunion, en 1913, la guerre vint balayer tous ces efforts.⁠[86]


1. Et revancharde du côté français jusque dans la littérature populaire et enfantine (cf. ANGENOT Marc , Les idéologies du ressentiment, XYZ Editeur, 1995 ; Le roman populaire. Recherches en paralittérature, Presses de l’Université du Québec, 1975 ; cf. également les albums pour enfants de Hansi alias Jean-jacques Waltz ) et même médicale. (Cf. POIRIER J., Le discours « revanchard » dans la littérature de vulgarisation médicale française de 1870 à 1914, disponible sur:
   http://www.biusante.parisdescartes.fr/sfhm/hsm/HSMx1983x017x003/HSMx1983x017x003x0261.pdf).
2. Ou bien, ils font preuve d’aveuglement ou de nostalgie en préconisant des attitudes complètement anachroniques, obsolètes. Ainsi, le P. Alphonse Gratry (1805-1872), professeur à la Sorbonne et membre de l’Académie française, écrit en 1861 : « Les peuples et les gouvernements doivent renoncer au droit païen de la conquête et reprendre l’idée si simple, si grande et si féconde du moyen-âge, l’idée de république chrétienne, le grand dessein de Henri IV, savoir : intime alliance des nations chrétiennes, suppression de l’Empire ottoman, loyal effort, fait en commun, pour mettre en ordre le monde entier. » (Cité in COMBLIN J., Théologie de la paix, Principes, Editions universitaires, 1960, p. 24) .
3. Le dramaturge COPEAU Jacques (1879-1949) s’exclame à l’époque : « Voilà l’admirable : une nation pacifique et pacifiste victorieuse d’un formidable militarisme, faisant la guerre formidable détruisant la guerre par la guerre ! » (Journal, 13-11-1914, Seghers, 1991, p. 624. Cité in BECKER Annette, Messianismes et héritage de la violence, de 1914 aux années trente, in Théologies de la guerre, p. 60.
4. Le président Woodrow Wilson (1856-1924) dira lors de l’entrée en guerre des États-Unis (1917) : « la guerre qui met fin à toutes les guerres ». (Cf. BECKER A., id.).
5. Le président français Raymond Poincaré (1860-1934) déclare en 1915 : « Il n’est pas un seul de nos soldats, il n’est pas un seul citoyen, il n’est pas une seule femme de France qui ne comprenne clairement que tout l’avenir de notre race, et non seulement son honneur, mais son existence même sont suspendus aux lourdes minutes de cette guerre inexorable. (…) Ce n’est pas en vain que se seront levées en masse de tous les points de France, ces admirables vertus populaires. Laissons-les, laissons-les achever leur œuvre sainte. Elles frayent le chemin à la victoire et à la justice. » (Cité in BECKER A., id.).
6. BECKER A., op. cit., p. 68.
7. Mourre. L’historien précise : « La cause immédiate du conflit fut l’assassinat à Sarajevo par le terroriste serbe Princip, de l’archiduc héritier d’Autriche-Hongrie, François-Ferdinand (28 juin 1914). Mais la Première Guerre mondiale eut des causes plus lointaines ; elle fut l’aboutissement des rivalités impérialistes qui déchiraient l’Europe depuis un demi-siècle. » L’Autriche-Hongrie voulait en finir avec la Serbie qui était le centre de l’agitation slave dans les Balkans ; la Russie était tentée par une guerre de diversion pour étouffer les velléités révolutionnaires ; l’Allemagne liée à l’Autriche était gouvernée par un Guillaume II belliciste et déséquilibré et par sa puissance économique menaçait l’Angleterre ; la France intellectuelle surtout, depuis 1871, était obsédée de revanche exaspérée par des écrivains nationalistes et dirigée à partir de 1913 par le Président lorrain Raymond Poincaré, partisan résolu de la guerre.
8. Cf. COUSTILLAC Mechthild, Message de paix et devoir de guerre. Controverse et débats autour du service armé des pasteurs allemands en 1914-1918, in CAHN, op. cit., pp. 227-240.
9. Durant la guerre de 14-18, « il est arrivé que des juifs allemands demandent expressément à être inhumés sous une croix pour montrer leur attachement à la commune patrie allemande » (CHALINE Olivier, Mesure de la démesure-la première guerre mondiale, in Communio, n° XXXVIII, mai-août 2013, p. 26, n. 14). O. Chaline est professeur d’histoire moderne à l’Université de Paris-Sorbonne.
10. L’écrivain MANN Thomas (1875-1955) ira plus loin. Dans son discours de 1945 « L’Allemagne et les Allemands », puis, en 1947, dans son roman « Docteur Faust », il accuse Luther et la Réforme d’avoir séparé l’Allemagne du reste de l’Europe et de l’avoir soumise au prince et plongée dans les guerres. Il cite ce texte du Réformateur évoquant une guerre défensive décidée par le prince : « Et de ce fait, les sujets ont le devoir d’obéir au péril de leur vie et de leurs biens ; car dans ce cas un chacun doit risquer sa vie et ses biens pour autrui. Et dans une telle guerre il est chrétien et une œuvre de charité de massacrer l’ennemi, de piller et de brûler et de faire tout ce qui peut lui faire tort jusqu’à la victoire, -comme il est d’usage dans les guerres ; il suffira de se garder de commettre des péchés en violant les femmes et les vierges. » (Cf. GENTON François, « …le rustre de Wittenberg n’était pas un pacifiste. » Luther et le IIIe Reich selon Thomas Mann, in CAHN, op. cit., p. 277. Université Grenoble III)
11. Outre que le soldat doit partager le sacerdoce universel des croyants, divers arguments seront avancés : l’Ancien Testament est le « livre de guerre du Dieu vivant » ; la guerre est un châtiment divin, corollaire inéluctable du péché, un instrument d’amour et de paix ; il faut combattre l’égoïsme par le devoir ; c’est l’occasion de renforcer la moralité ses combattants, de connaître mieux l’âme du peuple, de renouer avec les vertus allemandes originelles qui sont aussi des vertus protestantes opposées aux puissances occidentales héritières de la révolution française. Et qu’on ne s’y trompe pas, il ne s’agit pas d’abord d’apporter une assistance spirituelle aux soldats : « face à la mort, le soldat a moins que les autres fidèles besoin de la parole du pasteur ». Enfin, beaucoup reprennent la théorie de la « guerre juste » : la guerre de 14 « remplit tous les critères du ius ad bellum […]. La iusta causa est celle de la légitime défense proclamée par l’empereur Guillaume II, qui avait affirmé publiquement le jour de la déclaration de guerre : « Nous avons été, au sens littéral du terme, assaillis en pleine paix par la jalousie de l’ennemi qui nous entoure ».[…] La recta intentio est celle de défendre les plus hautes valeurs chrétiennes […]. Quant à l’ultima ratio, [c’est] imposer le droit lequel « crée les conditions et nous offre la possibilité d’honorer le message d’amour [de l’évangile] ». La legitima auctoritas est celle de Guillaume II, reconnu non seulement comme autorité légitime, séculière et ecclésiastique, mais au-delà, comme modèle d’honnêteté politique et de vertu chrétienne. Quant à l’espoir d’une issue positive (pax), il est, évidemment, de rigueur en 1914. » (COUSTILLAC Mechthild, op. cit., p. 232).
12. 1858-1945, juriste et historiographe.
13. Cité in COMBLIN J., Théologie de la paix, Principes, Editions universitaires, 1960, p. 20, note 27.
14. Cité in COMBLIN J., Id., p. 21, note 28.
15. 1882-1962.
16. Cité in BECKER A., op. cit., p. 62. En 1918, sont publiées en Allemagne des lettres de soldats. Elles sont republiées en 1933 avec cette présentation : « En ces jours où l’Allemagne rajeunit et se rallie aux valeurs et à la rénovation nationales, une édition populaire des lettres de guerre d’étudiants morts au combat apparaît comme une mission patriotique. Car ce sont eux qui, les premiers, ont fait l’expérience, annoncé par avance et vécu cette pensée de la rénovation morale nationale dans la bataille, l’horreur, et le consentement à la mort (…) Ces lettres nous donnent le pouvoir de fonder dans la réalité cette patrie idéale, que leurs auteurs ont montrée comme à regret, pour lequel ils ont donné leur vie. Ces homme tôt tombés ont témoigné par leur sang non pas d’une Allemagne perdue mais bien d’une Allemagne nouvelle, dont nous voulons être les créateur et les citoyens ».(Id..)
17. 1858-1946. 
18. Sermon du premier dimanche de l’Avent 1915 à Westminster. Cité in BECKER A., op. cit., p. 61.
19. 1841-1914.
20. Cité in COMBLIN J., op. cit., p. 20, note 27.
21. COMBLIN J., J. Comblin, id., p. 31.
22. 1863-1948. En 1893, il fonde la Revue thomiste. À partir de 1900, il est professeur de philosophie morale à l’http://fr.wikipedia.org/wiki/Institut_catholique_de_Paris[Institut catholique de Paris
23. Le 10-12-1917.
24. Cité in COMBLIN J., op. cit., pp. 21-22, note 28.
25. Cité in CHALINE Nadine-Josette, Le clergé et la nation en guerre, in Communio, n° XXXVIII, mai-août 2013, p. 37.
26. Dit Jacques Péricard (1876-1944) journaliste, écrivain catholique nationaliste.
27. Cité in BECKER A., op. cit., p. 62.
28. « Heureux ceux qui sont morts dans les grandes batailles
   Couchés dessus le sol à la face de Dieu. » (Eve)
29. TEILHARD de CHARDIN P., Genèse d’une pensée, Lettres 1914-1919, Grasset, 1961, p. 237, lettre du 15-2-1917.
30. 1883-1914.
31. Il s’agit surtout de L’Appel des armes, Paris, G. Oudin, 1913 et de deux livres posthumes : Le Voyage du centurion, préface de Paul Bourget, Paris, L. Conard, 1916 et Les Voix qui crient dans le désert. Souvenirs d’Afrique, préface du général Charles Mangin, Paris, L. Conard, 1920.
32. Le 22 août 1914 à Rossignol (commune de Tintigny) où il est enterré.
33. 1753-1821. Nous nous attacherons ici au chapitre De la guerre in Les soirées de Saint-Pétersbourg, ou Entretiens sur le gouvernement temporel de la providence, Librairie de la Bibliothèque nationale, 1895. L’ouvrage est conçu comme un dialogue entre un sénateur, un comte et un chevalier. L’ouvrage est intitulé Les soirées de Saint-Pétersbourg dans la mesure où ce Savoisien avait fui jusqu’en Russie l’invasion française de la Savoie en 1792.
34. Op. cit., pp. 125-128.
35. Id., p. 131.
36. Id..
37. ROUSSEAU Jean-Baptiste (1670-1741), Odes, Livre IV, VIII A la Paix in op. cit., p. 128.
38. MAISTRE Joseph de, op. cit., p. 130.
39. Id., p. 133.
40. Et l’auteur d’énumérer toutes les facettes de ce caractère divin : elle « est divine par ses conséquences d’un ordre surnaturel (…) dans la gloire mystérieuse qui l’environne et dans l’attrait non moins inexplicable qui nous y porte (…) dans la protection accordée aux grands capitaines (…) par la manière dont elle se déclare (…) dans ses résultats qui échappent absolument aux spéculations de la raison humaine (…) par l’indéfinissable force qui en détermine les succès. (op. cit., pp. 133-135).
41. Id., p. 133.
42. Id., p. 134.
43. Id., p. 138.
44. Id., p. 145.
45. 1815-1880.
46. BLANC de SAINT-BONNET A., La douleur, Société générale de Librairie catholique, 1878.
47. La douleur, pp. 50-51, note 1.
48. Id., p. 50, note 1.
49. Id., pp. 38-39.
50. Id., pp. 50-51.
51. 1797-1863.
52. Servitude et grandeur militaires (1835), Imprimé pour les amis du Livre, 1885, Livre II, chap. 1, p. 85. 
53. Id., pp. 87-88.
54. L’Appel des armes, Ed. L. Conard, 1945, p. 270.
55. Les Voix qui crient dans le désert, Ed. d’aujourd’hui, Les Introuvables, 1984, p. 206.
56. Id., p. 198.
57. Lettre à l’abbé Tournebise, in La Croix, 9739, 11-12-1914. Citée par DUFOUR Frédérique, Soldat de France, soldat du Christ : la justification divine de l’armée chez Ernest Psichari, in Théologies de la guerre, Ed. de l’Université de Bruxelles, 2006, p. 53. Agrégée d’histoire, diplômée de l’Institut d’Etudes politiques de Paris, elle a publié Ernest Psichari, l’ordre et l’errance, Cerf, 2001.
58. MARITAIN J. explique que « Psichari (…) devait se rendre compte assez vite de l’absurdité qu’il y avait à chercher dans la « mystique » militaire l’équivalent d’une religion, et ce qu’il faut à l’homme pour vivre et pour mourir. Etant donné pourtant son histoire individuelle , on comprend pourquoi il a dû passer par ce stade et pourquoi son apologie du soldat ne devait pas se placer à un point de vue positif et extérieur de réalisme politique et social, mais du point de vue du réalisme de l’âme, au point de vue de l’héroïsme, et de la conquête de l’ordre intérieur. » (Antimoderne, Ed. de la Revue des jeunes, 1922, p. 223).
59. Les Voix qui crient dans le désert, op. cit., p. 207.
60. Lettre à J. Maritain, 17-8-1913. (Citée par DUFOUR Fr., op. cit., pp. 54-55).
61. Cité par MASSIS H., La vie d’Ernest Psichari, Librairie d’art catholique, 1916, p. 53. (Cité in DUFOUR Fr., op. cit., p. 55). Comme le héros de son livre Les Voix qui crient dans le désert, il peut dire : « Je ne pouvais qu’appeler à mon aide le Dieu des armées et le supplier de se manifester à moi. » (op. cit., p. 198).
62. Citée par DUFOUR Fr., op. cit., p . 55.
63. Id..  
64. 1852-1935. 
65. MARITAIN Jacques (La Croix, 20-1 et 3-2-1915) cité in DUFOUR F., op. cit ., p. 46-47. 
66. BARRES M., Mes Cahiers, 1896-1923, Plon, 1957, p. 130, cité in DUFOUR F., op. cit., p. 47.
67. Lettre à Henriette Psichari, in DUFOUR F., op . cit., p. 48. H. Psichari était une des sœurs d’Ernest.
68. Propiner n’existe pas en français. To propine existe en anglais. Ce verbe vient du latin propinare : « présenter une coupe dans laquelle on a bu, offrir à boire, offrir.
69. Par sa mère : Cornélie Renan.
70. La Nuit de Noël 1914.
71. 1859-1936.
72. Lettre au cardinal Billot, 23-8-1918, cité in DUFOUR F., op. cit., p.47.
73. Cité in DUFOUR F., op. cit., p. 50.
74. CHALINE Olivier, 14-18, défense ou autodestruction de la civilisation ? in Communio, n° XXXVIII, 3-4, mai-août 2013, p. 12.
75. Il faut signaler un auteur intéressant dans sa démarche : NORTON CRU Jean (1879-1949 ) auteur de Témoins. Essai d’analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en français de 1915 à 1928, Les Etincelles, 1929 réédité en 2006 par les Presses universitaires de Nancy. Son idée : pour construire la paix, il faut représenter la guerre avec exactitude. Pour cela, il confronte 300 ouvrages et 250 acteurs et témoins de la grande guerre pour notamment « montrer que la guerre ne ressemble pas à ce que nous disent les écrivains et journalistes […], ni à ce que nous montrent les artistes […] La guerre n’est pas belle ; elle est laide, elle est horrible » (cf. CAZALS Rémy, Représenter la guerre avec véracité pour construire la paix : Jean Norton Cru et 14-18, in CAHN, op. cit., pp. 187-197) (R. Cazals est professeur à l’université de Toulouse II)
76. 1888-1952. Disciple d’Alain.
77. Cité in BECKER A., op. cit., p. 63.
78. 1866-1944. Disciple de Tolstoï et des philosophes pacifistes de l’Inde. Il se trouve en Suisse lors de la déclaration de la Première Guerre mondiale qui, à ses yeux, est un « suicide » pour l’Europe. Il y demeure, s’engage au sein de la Croix-Rouge et publie des pamphlets qui visent tous les belligérants (Au-dessus de la mêlée). Il sera considéré comme tr aître par les nationalistes français. Notons, qu’en raison de son âge, Romain Rolland n’était pas mobilisable.
79. Lettre à Jeanne Halbwachs, mai 1915, citée in BECKER A., op. cit., p. 63. Jeanne Halbwachs était l’épouse de Michel Alexandre, Sa femme était militante socialiste, féministe et « pacifiste intégrale » (Cf. WEIS Cédric, Jeanne Halbwachs, une pacifiste intégrale, Presses de l’Université d’Angers, 2005).
80. 1859-1914.
81. Raoul Villain (1885-1936) est incarcéré en attente de son procès durant toute la Première Guerre mondiale. Dans un contexte nationaliste, il est acquitté lors de son procès par un jury populaire, après une courte délibération, par onze voix contre une, le 29 mars 1919. La veuve de Jaurès, partie civile, est condamnée aux dépens. Il sera fusillé par les anarchistes espagnols à Ibiza où il s’était installé.
82. 1853-1944.
83. Journal, 28-5-1916, cité in DUFOUR Fr., op. cit., p. 56, note 18.
84. 1854-1915.
85. Droit de guerre d’après les théologiens et les canonistes du moyen âge, Tralin, 1911, ;  La guerre devant le christianisme, A. Tralin, 1912 ; La doctrine scolastique du droit de guerre, Pedone, 1919.
86. Cf. le compte-rendu de BODET M.. sur le livre de VANDERPOL Alfred, La doctrine scolastique du droit de guerre, in Revue d’histoire de l’Église de France, 1921, vol. 7, n° 34, pp. 59-63.

⁢ii. Et le Magistère de l’Église, quelle est sa position ?

Alors que pendant quelques siècles, on n’a plus entendu la voix de l’Église, elle va de nouveau retentir et de plus en plus fortement justement à partir de cette guerre 14-18 et sur un ton nouveau.

⁢a. Pie IX

Pour bien mesurer l’évolution à laquelle nous allons assister, il n’est pas inutile de s’attarder un peu au pontificat de Pie IX⁠[1]. Ce souverain pontife peut être considéré comme le dernier représentant d’une espèce ambigüe voire contradictoire qui doit être au service du Prince de la paix mais qui, en tant que souverain temporel, est, bon gré, mal gré, entraîné sur les chemins de la guerre.

Au début du XIXe siècle, rappelons-nous, l’Italie est morcelée et la plupart de ces petits États, à part le Piémont, sont dominés ou contrôlés par la puissance autrichienne. Un peu partout des mouvements patriotiques rêvent, dans le secret et dans l’agitation, de se libérer de cette présence, d’en finir avec l’ancien régime et de réaliser l’unité de la péninsule.⁠[2]

Cette lutte contre l’Autriche est-elle juste ? Telle est la question qui se pose à la papauté. En mars 1848, Pie IX autorise des volontaires pontificaux à se joindre à l’armée du roi de Piémont Charles-Albert contre les Autrichiens⁠[3]. Fin avril, le pape se ravise, il se rend compte qu’il soutient des libéraux révolutionnaires contre des catholiques amis de l’ordre ! On ne peut assimiler la lutte contre l’Autriche à la lutte contre l’Islam ! En 1849, il explique qu’il ne peut participer à une guerre : « Nous, qui, tenant la place de Jésus-Christ sur cette terre, avons reçu de Dieu, auteur de la paix et ami de la charité, la mission d’embrasser dans une égale tendresse de Notre paternel amour tous les peuples, toutes les nations, toutes les races, de pourvoir de toutes Nos forces au salut de tous, et de ne jamais appeler les hommes au carnage et à la mort. »[4] De même, en 1859 au moment où de nouveau se déclare la guerre entre le Piémont et l’Autriche, Pie IX reste neutre : Victor-Emmanuel II et son ministre Cavour sont certes patriotes mais libéraux et quelque peu anticléricaux. Ils sont alliés à Napoléon III soutenu par l’Église et font face à un agresseur catholique ! Dans l’encyclique Cum sancta Mater[5], Pie IX qui a entendu « le cri sinistre de la guerre », souhaite que Jésus-Christ « fasse cesser les guerres dans toute l’étendue du monde, éclaire des rayons de sa grâce divine les esprits de hommes, remplisse leurs cœurs de l’amour de la paix chrétienne. »

Mais, en 1860, Pie IX abandonne son attitude pacifique. Les Piémontais soutiennent en secret l’insurrection républicaine menée par Garibaldi⁠[6] qui de nombreux États y compris les États pontificaux. Pie IX condamne cette politique qui cherche à dépouiller le Saint Siège « du pouvoir civil qu’il possède » et qui conseille « aux peuples une rébellion coupable contre les princes légitimes ». En vertu de quoi il excommunie et anathématise tous ceux qui de près ou de loin sont ou seront complices de ce crime.⁠[7] ; de même leurs commettants, fauteurs, aides, conseillers, adhérents, ou autres quelconques ayant procuré sous quelque prétexte et de quelque manière que ce soit l’exécution des choses susdites, ou les ayant exécutées par eux-mêmes, ont encouru l’excommunication majeure et autres censures et peines ecclésiastiques portées par les saints canons et les constitutions apostoliques, par les décrets des conciles généraux et notamment du saint concile de Trente, et au besoin nous les excommunions et anathématisons de nouveau. Nous les déclarons en même temps déchus de leurs privilèges, grâces et indults accordés, de quelque manière que ce soit, tant par nous que par nos prédécesseurs. Nous voulons qu’ils ne puissent être déliés ni absous de ces censures par personne autre que nous-même ou le Pontife romain alors existant, excepté à l’article de la mort, et en cas de convalescence ils retombent sous les censures ; nous les déclarons entièrement incapables de recevoir l’absolution jusqu’à ce qu’ils aient publiquement rétracté, révoqué, cassé et annulé tous leurs attentats, qu’ils aient pleinement et effectivement rétabli toutes choses dans leur ancien état, et qu’au ,préalable ils aient satisfait, par une pénitence proportionnée à leurs crimes, à l’Église, au Saint-Siège, et à nous. C’est pourquoi nous statuons et déclarons, par la teneur des présentes, que tous les coupables, ceux mêmes qui sont dignes d’une mention spéciale, et que leurs successeurs aux places qu’ils occupent ne pourront jamais, en vertu des présentes ni de quelque prétexte que ce soit, se croire exempts et dispensés de rétracter, révoquer, casser et annuler, par eux-mêmes, tous ces attentats, ni de satisfaire réellement et effectivement, au préalable et comme il convient, à l’Église, au Saint-Siège et à nous ; nous voulons au contraire que, pour le présent et pour l’avenir, ils y soient toujours obligés afin de pouvoir obtenir le bienfait de l’absolution. »
   Déjà en 1851 (22 août) dans la Lettre apostolique Ad Apostolicae, Pie IX avait condamné, entre autres, les thèses défendues par Jean-Népomucène Nuytz, dans des « livres pestilentiels », mettant en question le pouvoir temporel direct et indirect des papes. Il y reviendra encore dans sa lettre encyclique Quanto conficiamur du 10 août 1863. ] Pie IX n’en reste pas là. Farouchement attaché à garantir l’indépendance de l’Église par son pouvoir temporel, il demande le secours armé des princes catholiques.⁠[8]

Le 29 juillet 1860, dans une lettre aux évêques de Syrie, il met sur le même pied les « Turcs et d’autres nations barbares », les Piémontais et les révolutionnaires alliés : « Fasse le Dieu immortel, en la main duquel sont les cœurs des souverains, que les principaux princes chrétiens soient excités à réprimer les efforts des infidèles […]. Puissent enfin ces mêmes princes comprendre aussi quel grave, ou plutôt quel extrême danger menace toute société s’ils ne réunissent toutes leurs ressources et leurs forces pour dompter et briser aussi en Europe l’audace de ces hommes de perdition, de ces hommes saisis d’un nouvel accès de rage, qui n’un qu’un projet, qu’un but, celui d’éteindre dans les âmes tout sentiment religieux, d’anéantir tous les droits divins et humains. »[9]

Toujours en 1860, le 28 septembre, dans l’allocution Novos et Ante, Pie IX fait un peu écho aux éloges adressés, par exemple, par saint Bernard aux « nouveaux miliciens ». La guerre pour les États pontificaux est une guerre méritoire : les morts ont droit à une « mention honorifique […] pour l’éclatant exemple de foi, de dévouement envers Nous et ce Siège, qu’ils ont, en immortalisant leur nom, donné au monde chrétien ». Et le Saint Père ajoute : « Nous entretenons, en outre, l’espérance que tous ceux qui ont glorieusement succombé pour la cause de l’Église, obtiendront cette paix et cette béatitude éternelles, que Nous avons demandées et que Nous ne cesserons de demander au Dieu très-bon et très-grand. » Nouis ne sommes tout de même plus dans l’idéologie de la guerre sainte où le salut était promis. Ici le salut est espéré et demandé. La nuance est importante.

Pie IX condamne, dans ce même texte, le principe de « non-intervention » que les gouvernements catholiques allèguent. C’est un « funeste et pernicieux principe », une « pernicieuse absurdité »[10]. Et le pape de prendre la défense de ses troupes considérées par certains comme mercenaires : « Qui ne serait étonné de voir Notre gouvernement repris pour avoir enrôlé des étrangers dans Notre armée, quand tous savent qu’on ne peut jamais refuser à un gouvernement légitime le droit d’appeler des étrangers dans ses troupes. Assurément ce droit appartient à un titre plus spécial à Notre gouvernement, et celui du Saint-Siège, puisque le Pontife romain, père commun de tous les fidèles, ne peut pas ne point accueillir de grand coeur ceux qui, poussés d’un zèle religieux, veulent servir dans l’armée pontificale et concourir à la défense de l’Église. Et il faut remarquer ici que ce concours de catholiques étrangers est dû à la perversité de ceux qui ont attaqué le pouvoir civil du Saint-Siège. […] C’est avec une singulière malignité que le gouvernement piémontais ne craint pas de flétrir calomnieusement Nos soldats du nom de mercenaires, Nos soldats dont un grand nombre, nationaux ou étrangers, issus de noble race et brillants d’un nom illustre, ont voulu servir dans Nos troupes, sans solde, et par unique amour pour la religion. Le gouvernement piémontais n’ignore pas de quelle fidélité incorruptible était Notre armée, lui qui sait l’inutilité des manœuvres perfides employées pour corrompre Nos soldats ». Favorisant la rébellion, détruisant le droit, le gouvernement piémontais « ouvre ainsi une issue au fatal Communisme. »

Le 20 décembre 1860⁠[11], Pie IX fait l’éloge de ses troupes et des parents qui envoient leurs enfants à la guerre et « se glorifient et se réjouissent de leur sang versé pour cette cause » : « De presque tous les pays un grand nombre d’hommes, dont plusieurs sont issus des plus nobles races, accourent à l’envi dans cette ville pour la cause de la religion ; et, abandonnant leur propre famille, leurs femmes, leurs enfants, méprisant les fatigues et les périls, ils n’hésitent pas à s’enrôler dans notre milice et à donner leur vie pour l’Église, pour nous, pour la défense de notre principat civil et de la souveraineté du Saint-Siège […]. Vous n’ignorez pas surtout, vénérables frères, de quelle fidélité ont fait preuve nos soldats, assurément dignes de tout éloge, avec quel courage ils ont résisté à des hordes de scélérats, avec quelle gloire ils sont morts pour l’Église sur le champ de bataille. »

Ces sacrifices ne serviront à rien. En 1870, les Romains par un plébiscite votèrent leur rattachement au royaume d’Italie⁠[12]. Comme le fait remarquer Georges Minois, si le « Dieu des armées » a abandonné le chef de l’Église, c’est parce qu’il n’est pas le « dieu des armées ». Le pape vient de s’en rendre compte et l’expression « dieu des armées » disparaît en 1870 du vocabulaire pontifical.⁠[13] Plus un pape ne prêchera la mobilisation.⁠[14]


1. Pape de 1846 à 1878.
2. C’est le mouvement du « risorgimento » (résurrection) qui aboutira à l’unification de l’Italie.
3. Le général Durando (1807-1894) qui commande la troupe pontificale reprend dans une déclaration les termes d’Urbain II en 1095 et déclare sainte la guerre qu’il entreprend : « Le saint pontife a béni vos épées qui, unies à celles de Charles-Albert, doivent concourir à l’extermination des ennemis de Dieu et de l’Italie, de ceux qui outragèrent Pie IX, qui assassinèrent nos frères lombards et qui, par leurs iniquités, se placèrent hors de toute loi. Une telle guerre de civilisation contre la barbarie est donc, pour ces raisons, non pas seulement une guerre nationale , mais encore une guerre hautement chrétienne. Soldats, j’ai donc décidé que vous y participeriez en portant la croix du Christ sur vos uniformes […]. Avec elle et par elle nous serons vainqueurs. Que notre cri de guerre soit : Dieu le veut ! » (Cité par MINOIS Georges, L’Église et la guerre, De la Bible à l’ère atomique, Fayard, 1994, p. 363.)
4. Cité par MINOIS Georges, id..
5. 27 avril 1859.
6. Giuseppe Garibaldi 1807-1882.
7. Lettre apostolique Cum catholica Ecclesia, 26 mars 1860. « Nous déclarons que tous ceux qui ont pris part à la rébellion, à l’usurpation, à l’occupation et à l’invasion criminelle des provinces susdites, de nos États, et aux actes de même nature […
8. Dans Ad Apostolicae Sedis, 22-8-1851, Pie IX avait condamné cette proposition : « L’Église n’a pas le droit d’employer la force ; elle n’a aucun pouvoir temporel direct ou indirect ». Cette condamnation sera reprise dans le Syllabus (Proposition 24, 8-12-1864).
9. Cité par MINOIS G., op. cit., p. 366. A plusieurs reprises (Encyclique Qui pluribus, 9 nov. 1846 ; Allocution Quisque vestrum, 4 octobre 1847 ; Encyclique Nostis et Nobiscum, 8 déc. 1849 ; Lettre Apostolique Cum catholica Ecclesia, 26 mars 1860) et finalement dans le Syllabus (Proposition 63), Pie IX condamna l’idée qu’« Il est permis de refuser l’obéissance aux princes légitimes et même de se révolter contre eux ». Toutefois le 27 avril 1864, il apporte son soutien aux insurgés polonais en déclarant : « Le sang des faibles et des innocents crie vengeance devant le trône de l’Eternel contre ceux qui le répandent. Pauvre Pologne ! J’aurais voulu ne pas parler avant le prochain consistoire ; mais je craindrais, en gardant plus longtemps le silence, d’attirer sur moi la punition céleste annoncée par les prophètes à ceux qui laissent commettre l’iniquité…​. Ce potentat, dont l’immense empire s’étend jusqu’au pôle, persécute et tue ses sujets catholiques, et par sa cruauté féroce, les a poussés à l’insurrection. Sous prétexte de réprimer cette insurrection, il extirpe le catholicisme, il déporte des populations entières dans des contrées glaciales oh elles se voient privées de tout secours religieux. Il arrache les prêtres à leurs troupeaux, il les exile, il les condamne aux travaux forcés ou à d’autres peines infamantes. Heureux ceux qui ont pu fuir et qui maintenant errent sur une terre étrangère ! Et que personne ne dise qu’en Nous élevant contre de tels attentats, Nous fomentons la révolution européenne. Nous savons distinguer entre la révolution socialiste et les droits légitimes d’une nation qui lutte pour son indépendance et sa foi religieuse. Nous déclarons…​. que Nous donnons Notre bénédiction apostolique à tous ceux qui, dans la journée d’aujourd’hui, auront prié pour la Pologne. Prions tous pour elle ! »
10. Le pape condamnera de nouveau ce principe dans le Syllabus (Proposition 62).
11. Allocution consistoriale.
12. Par 130.000 voix contre 1500. Pie XI condamnera le suffrage universel : " Je bénis tous ceux qui coopèrent à la résurrection de là France. Je les bénis dans le but (laissez-moi vous le dire) de les voir s’occuper d’une œuvre bien difficile mais bien nécessaire, celle qui consiste à faire disparaître ou à diminuer une plaie horrible qui afflige la société contemporaine, et qu’on appelle le suffrage universel. Remettre la décision des questions les plus graves aux foules nécessairement inintelligentes et passionnées, n’est-ce pas se livrer au hasard et courir volontairement à l’abîme ? Oui, le suffrage universel mériterait plutôt le nom de folie universelle, et, quand, les sociétés secrètes s’en emparent, comme il arrive trop souvent, celui de mensonge universel. » (Discours aux pèlerins français, 5 mai 1874).
13. Op. cit., p. 368.
14. Il semblerait que lors du Concile Vatican I (1869-1870) il y eut diverses tentatives pour que les évêques condamnent la guerre moderne. Non seulement l’Italie vivait dans l’agitation mais la guerre de Sécession (1861-1865) s’était terminée quatre ans auparavant faisant 620.000 morts et plus de 400.000 blessés. (Cf. CHRISTIANSEN Drew, Un pape non-violent dans une époque de terreur, Ceras-revue Projet n° 288, septembre 2005 (disponible sur www.ceras-projet.com/index.php?id=1177).

⁢b. Taparelli

Les faits ont contribué à l’évolution de la pensée magistérielle mais des penseurs y ont travaillé aussi.

Ainsi, Taparelli⁠[1] qui, nous le savons, influença la pensée de Léon XIII.

Beaucoup de présentations simplifient la position de Taparelli et ne retiennent que son appel à la constitution de l’« ethnarchie », cette société naturelle de tous les hommes à laquelle se référait déjà Vitoria. Notons que Taparelli nous offre sa réflexion sur l’armée et la guerre dans le cadre d’un ouvrage de droit naturel « basé sur les faits » précise-t-il. Il fait œuvre de philosophe, non de théologien.

Taparelli justifie la possibilité pour l’autorité publique d’instaurer un service militaire obligatoire. La force publique, aux ordres de « l’autorité souveraine », « doit être telle que nulle autre ne puisse lui résister avec succès » mais, en même temps, il est « très important que l’armée soit soumise aux influences de la religion et de la conscience ». En effet, « si l’armée doit être une garantie pour la société, j’aime un soldat qui soit encore plus fidèle que vaillant ; et la valeur comme la fidélité viennent de la raison et de la conscience, ces vrais moteurs de l’acte humain, auxquels la foi et la religion viendront ajouter une force surnaturelle. »[2]

En ce qui concerne la guerre, Taparelli reprend, à sa manière, les règles établies depuis saint Augustin. Il ne parle pas des conditions de la « guerre juste » car la justice doit être une des quatre caractéristiques de la guerre selon le droit naturel : « La guerre étant essentiellement une lutte entre sociétés, tous ses actes seront des actes publics et sociaux ; la fin de la guerre étant le rétablissement de l’ordre, il faudra suivre les règles de la justice et de l’équité ; enfin la guerre étant une défense violente, elle devra déployer toutes les forces nécessaires, mais elle devra le faire avec modération, afin qu’elle ne dégénère pas en agression. Ainsi, publicité, justice, efficacité, modération dans la guerre, tels sont les caractères naturels, telles sont les lois qui doivent diriger les sociétés dans l’exercice de ce terrible droit. »[3]

Précisons ces quatre notions.

Taparelli entend que la guerre, comme acte public, ne peut dépendre que « des autorités qui gouvernent les nations, les sociétés belligérantes » et dont le rôle est de tendre au bien commun.⁠[4]

La guerre doit être juste puisqu’ « elle est essentiellement une lutte entre des hommes raisonnables, lutte qui a pour fin le rétablissement de l’ordre », le soutien du droit, la punition du coupable.⁠[5] A cet effet, un arbitrage est nécessaire de la part d’un juge impartial, d’une société neutre. A défaut, la décision sera laissée à la conscience des parties.

Comme la guerre « a pour fin principale de défendre et de protéger les droits d’une société injustement attaquée (…) ceux qui sont chargés de la conduire doivent donc employer les moyens les plus efficaces pour atteindre ce but. »[6]

Mais, de bout en bout, la guerre sera menée avec modération : prudence et dialogue avant tout déclenchement, respect mutuel du bien propre et final de la société et dans le cours de la guerre : veiller à obtenir la paix qui « est une certaine tranquillité résultant de l’ordre » et « chercher son bien propre en faisant le moins de mal possible à l’ennemi. »[7] Cette dernière exigence interdit les exterminations, les défenses inutiles, certains moyens de destruction. Par ailleurs, Taparelli met en garde contre ce que nous appelons aujourd’hui : la course aux armements et l’équilibre de la terreur. En effet, « la victoire dépend d’un équilibre rompu entre des forces opposées ; une destruction égale des deux côtés n’est pas un moyen propre à rompre cet équilibre et à donner la victoire. Aussi, la nation qui la première a établi la conscription et les levées en masse[8], a fait un mal immense à l’humanité, parce que toutes les autres nations ont dû en faire autant pour rétablir l’équilibre menacé ; l’équilibre a été maintenu, la force numérique des armes est restée égale de part et d’autre, mais les pertes des nations se sont immensément accrues. »[9]

On voit tout ce que Taparelli doit à ses prédécesseurs mais il va développer davantage que Vitoria la référence à la société universelle, « société internationale qui repose sur les faits naturels », « société des nations »[10] et qu’il va appeler « ethnarchie »[11] : les nations « tendent toutes à une certaine communauté d’intérêts qui doit être réglée d’après les principes de l’ordre et de la justice. De là une société particulière internationale où chaque nation est intéressée à vouloir le maintien de l’ordre ; cette société est le résultat d’une tendance commune à tous les peuples, et si la nature n’est pas accidentellement et violemment arrêtée dans son évolution, tous les peuples viennent infailliblement se ranger dans cette société internationale ; la communauté d’intérêts, la communication des idées, la sympathie des caractères, sont autant de biens réels, positifs, qui unissent les nations dans une union telle, que l’une d’entre elles, même la plus éloignée et la moins importante, ne peut être troublée par des désordres politiques, sans que toutes les autres ne ressentent plus ou moins le contrecoup de ces troubles. »⁠[12] Taparelli conscient du danger que constitue le nationalisme exacerbé de son époque, développe longuement, avec réalisme et optimisme⁠[13], sa conception de l’ethnarchie qui doit unir les sociétés, posséder une autorité et, à plus ou moins longue échéance, non pas éradiquer toute guerre mais en limiter considérablement l’éclosion. En effet, l’autorité ethnarchique est, « avant tout, la gardienne naturelle de l’indépendance des peuples : leurs biens, leur territoire, leurs droits, sont placés sous l’égide tutélaire de l’autorité internationale. Mais si cela est, nous dira-t-on peut-être, la guerre sera donc définitivement supprimée ?-Nous avons vu que la guerre, étant une lutte entre sociétés, doit être essentiellement publique ; nous avons vu aussi que les chefs des sociétés subordonnées ont le droit de déclarer la guerre pour de justes motifs, quand l’autorité suprême n’a pas encore atteint cette perfection intellectuelle, morale et matérielle qui peut faire régner la justice parmi les sociétés subordonnées. Ainsi, tant que l’autorité ethnarchique ne sera pas justement et solidement constituée, les nations pourront revendiquer leurs droits par la guerre.

Cet état d’imperfection ne peut pas durer toujours : la société ethnarchique, comme toute autre société, doit naturellement vouloir que le droit règne chez elle plutôt que la force ; dans une ethnarchie bien constituée, la guerre n’est possible qu’entre un peuple prévaricateur qui viole l’ordre, en opprimant ses voisins, et l’autorité ethnarchique qui est aidée par tous les peuples associés. C’est alors que, certain de se voir aidé par tous ses coassociés, organisé du reste d’après les lois ethnarchiques qu’il a lui-même approuvées, chacun de ces peuples pourra, même avec des forces très médiocres, être parfaitement rassuré sur son indépendance ; il pourra ainsi ne plus avoir à supporter cette charge énorme des armées permanentes (…). »⁠[14]

Nous n’en sommes pas encore là, néanmoins, le souci de la paix et la volonté de circonscrire les risques et les maux inhérents à la guerre et, d’une manière plus générale, à la violence, se retrouvent dans l’enseignement de Léon XIII qui rompt avec l’attitude de ses prédécesseurs et en particulier Pie IX dernier pape rêvant, nous l’avons vu, de « guerre sainte ».⁠[15] il s’agit de défendre le faible et l’opprimé contre les exigences intolérables et les agressions imméritées du fort et de l’oppresseur » (évêque de Coutances) ; pour l’évêque de La Rochelle, la Vierge rend l’armée invincible ; mais la palme revient à l’évêque de Nancy, cardinal : « C’est la cause de la liberté des consciences, de la bonne foi politique, de la paix, de l’ordre qu’il s’agit de défendre conter le prosélytisme le plus cruel et le plus entreprenant […]. Une pareille cause […] était digne de la France. Rien n’est plus noble que notre intervention : c’est la politique désintéressée et chrétienne qui, rejetant toute idée d’agrandissement, place l’intérêt commun au-dessus des avantages particuliers » (1852) ; « La guerre […] occupe dans les desseins de la sagesse divine une place non moins grande que dans l’histoire des peuples. Elle est la loi universelle de l’expiation ; et comme Dieu donne toujours sa miséricorde pour compagne à sa justice, elle peut devenir, selon la remarque de Bossuet, comme un bain salutaire où se retrempent et se régénèrent les nations.
   Aussi après chaque bouleversement, quand la mesure de nos offenses paraît à son comble, on est sûr de voir accourir l’ange rebelle des batailles ; lorsque la guerre est juste, le Seigneur lui-même la bénit, et l’Église consacre la mémoire des héros qui sont morts au champ d’honneur. Le Dieu des armées vient de manifester la protection visible qu’il accorde à la cause que nous défendons. » (1855) (Cf. MINOIS Georges, op. cit., pp. 369-370).
   Dans le même esprit, de nombreux prêtres, estimeront que la guerre franco-allemande de 1870-1871 et la défaite française seront expiatoires et régénératrice pour une France pécheresse.
   Les guerres coloniales unissent armée et mission. La grande révolte en Inde en 1857 contre l’occupant punit les vices de l’Angleterre et surtout sa négligence de la christianisation. Les combats mettent face à face Dieu et Satan et rappellent ceux de l’Ancien testament. La répression est célébrée en ces termes : « Le courant de la révolte s’est retourné grâce à la sagesse et aux prouesses des soldats chrétiens […] combattant, comme le dit l’un des plus nobles d’entre eux, pour la gloire du Dieu tout-puissant, la cause de l’humanité et de l’ordre ; d’une certaine façon, Dieu les a choisis dans ce but, pour montrer la folie de ceux qui affirmaient voir dans le progrès de l’Évangile la ruine certaine de notre empire oriental. » (Société missionnaire baptiste) ; le général Havelock attribue la victoire aux armes, au courage mais aussi « à la bénédiction de Dieu tout-puissant en faveur d’une cause très juste, la cause de la justice, de l’humanité, de la vérité, et du bon gouvernement en Inde ». (Cf. MINOIS Georges, op. cit., pp. 370-371)
   Suivant les circonstances donc, le « Dieu des armées » est français ou anglais. Lors de la guerre de Sécession (1861-1865), il est américain, à la fois sudiste et nordiste. Les prêches nordistes sont intéressants parce qu’on constate, outre la violence des propos, que les valeurs nationales, l’union en particulier, l’emportent sur la question de l’esclavage surtout au début du conflit et utilisent le langage religieux : la guerre est un devoir chrétien « aussi sacré que la prière, aussi solennel que les sacrements » ; « Il est miséricordieux de bien se battre et de frapper dur, c’est le message de la loi d’amour » ; « L’Écriture nous enseigne que la guerre est une façon de soumettre au Dieu tout-puissant la justice d’une cause contre les machinations d’hommes sanguinaires et trompeurs » ; « Nous portons l’Arche du Seigneur et les bénédictions de la nouvelle Alliance ; en douter est de l’athéisme. » ; « Nous devons sauver l’Union, même si en le faisant nous devons abolir l’esclavage. » ; « Cette rébellion impie doit être écrasée absolument, à tout prix. Si cela ne peut se faire sans écraser l’esclavage, écrasons l’esclavage ». Ici aussi la guerre est considérée comme un moyen de régénération : « Les épreuves sont aussi salutaires pour les nations que pour les individus. Les grandes afflictions font les grands saints, et pourquoi ne faudrait-il pas qu’un peuple traverse la fournaise pour être purifié, trempé et testé […]  ? Et maintenant le baptême du feu est le baptême par lequel elle [la nation] doit renaître. Elle va être sauvée et glorifiée […]. Ce sera une véritable bénédiction si le châtiment de la guerre, calamité pour les vainqueurs aussi bien que pour les vaincus, restaure le pays dans la pureté de ses beaux jours et enseigne à ses fils que la rectitude exalte une nation et que le péché est une tache pour un peuple. » (Cf. MINOIS Georges, op. cit., pp. 371-373)
   L’idée de « guerre divin » fleurit, nous l’avons vu, au moment de la guerre de 14-18. Les catholiques seront plus attachés à la nation, et même si l’État est anticlérical, qu’à l’Église. ]


1. 1793-1862. Professeur au Collège romain, il eut le futur Léon XIII parmi ses élèves. Il fut l’un des principaux fondateurs de la revue Civiltà cattolica.
2. Essai théorique de droit naturel, Casterman, 1875, Livre V, chap. VI, n° 1225-1230, vol. 1, pp. 560-562.
3. Essai théorique de droit naturel, Livre VI, chap. IV, art. 1 , n° 1320, op. cit., vol. 2, p.37
4. Id., art. 2, n° 1322, op. cit., vol. 2, p. 39.
5. Id., n° 1331, op. cit., vol. 2, p. 42.
6. Id., n° 1345, op. cit., vol. 2, pp. 48-49.
7. Id., n° 1350, op. cit., vol. 2, p. 51.
8. Il s’agit de la France, bien sûr.
9. Id., n° 1354, op. cit., vol. 2, p. 52.
10. Id., n° 1403, op. cit., vol. 2, p. 82.
11. Taparelli distingue cette « ethnarchie » d’autres sociétés internationales qu’il appellera confédérations ou unions, dans lesquelles le principe d’association est la volonté humaine et non le développement naturel.
12. Id., n° 1361-1362, op. cit., vol. 2, pp. 57-58.
13. « …quelque persuadé que je sois qu’un jour viendra où l’humanité réalisera cette magnifique unité de la société universelle, qui est dans les desseins de la Providence et dans les plus intimes tendances de notre nature, quelles que soient sous ce rapport mes convictions personnelles, basées sur des faits que j’observe en philosophe, sans les imaginer ni les idéaliser à la manière des poètes, je ne puis cependant me dissimuler que la réalisation de cette unité internationale que l’avenir nous réserve, ne soit encore bien éloignée (…). » (Id., n° 1401, op. cit., vol. 2, p. 81).
14. Id., n° 1377-1378, op. cit., vol. 2, pp. 67-68.
15. Au contraire de la papauté, les Église nationales vont jusqu’à la fin de la première guerre mondiale rester attachées à l’idée que certaines guerres peuvent être « saintes ».
   Ainsi lors de la guerre de Crimée (1853-1856) où la France, l’Angleterre et Le Piémont-Sardaigne volent au secours de l’empire Ottoman menacé par la Russie. Si, au point de départ, il s’agissait d’une rivalité entre Russes et Français pour la protection des lieux saints, très vite ce sont les intérêts politiques qui prédominèrent. N’empêche que de nombreux évêques français rivalisèrent de déclarations au style caractéristique : « Dieu le veut […

⁢c. Le pontificat de Léon XIII

[1]

Le futur Léon XIII, Joachim Pecci fut au début de sa carrière ecclésiastique nommé légat puis délégat par le pape Grégoire XVI. Dans les tribulations que connaissent les États pontificaux, sa position peut être qualifiée de légitimiste. Mais sa nomination comme nonce en Belgique, de 1843 à 1846 va le faire évoluer. Dans un pays dont le roi est protestant et où le pouvoir politique est partagé par les catholiques et les libéraux dont certains éléments sont durement anticatholiques, Mgr Pecci apprend à dialoguer avec ces différentes composantes sans trahir les intérêts de l’Église.

Nommé évêque de Pérouse en 1846, il se trouve confronté à une révolution durement réprimée par l’armée pontificale puis aux représailles terribles de l’armée piémontaise. Mgr Pecci va devoir de nouveau défendre les intérêts de l’Église mais sans violence en utilisant, dans ses relations avec le pouvoir, les principes de liberté que ses interlocuteurs prétendent défendre.⁠[2]

Sur le plan international, dès le début de son pontificat, Léon XIII⁠[3] manifesta sa volonté de pacifier les conflits.

En 1885, à la demande de Bismarck⁠[4] en accord avec l’Espagne, il dut intervenir dans le conflit qui menaçait entre les deux pays à propos de la possession des îles Caroline et Palaos, en Océanie. Le Pape trancha en faveur de l’Espagne, en s’appuyant sur le droit de propriété qu’avait ce pays au titre de premier occupant mais insista en même temps pour que l’Espagne ne laisse plus ces terres à l’abandon. d’autres médiations eurent lieu : en 1890, entre l’Angleterre et le Portugal à propos de la libre navigation sur le Zambèze ; en 1894, entre l’Angleterre et le Venezuela à propos de la Guyane ; en 1895, entre Haïti et Saint-Domingue à propos d’une querelle de frontière. Les successeurs feront de même.

Ces médiations marquent le retour de la papauté dans les affaires internationales au nom de la doctrine morale et sociale de l’Église.

Mieux, en 1888, dans l’encyclique In plurimis[5], à propos de l’enseignement de Paul⁠[6], il écrit ; « Enseignements bien précieux, honorables et salutaires, dont l’efficacité a non seulement rendu et accru au genre humain sa dignité, mais a aussi amené les hommes, quels que soient leur pays, leur langue, leur condition, à s’unir étroitement par les liens d’une affection fraternelle. (…) Grâce à cette charité, les générations qui florissaient d’une manière admirable et ne cessaient de contribuer à la prospérité publique, furent, peut-on dire, incorporées à la vie divine ; et alors, dans la suite des temps et des circonstances historiques, et grâce à l’œuvre persévérante de l’Église, se forma la chrétienté qui fut comme une grande famille des nations chrétiennes et libres. »[7] Cette dernière partie de la phrase est mieux traduite par « … alors que, dans la suite des temps et des événements et grâce à l’œuvre persévérante de l’Église, la société des nations put se constituer sous une forme chrétienne et libre, renouvelée à l’instar de la famille »[8]. Trente ans avant le traité de Versailles⁠[9] apparaissait donc l’expression « societas civitatum », société des nations ! Taparelli poursuivant la réflexion de Vitoria n’est sans doute pas étranger à cette idée…On sait que son enseignement a influencé Léon XIII.⁠[10]

Il est clair que Léon XIII a la nostalgie d’une entente « familiale » qui aurait existé entre les nations chrétiennes. Et donc, en fonction de cet idéal, tout ce qui peut mener à la guerre doit être combattu. Il a une vision claire de la situation dans laquelle se trouvent les nations européennes, gagnées par le nationalisme et la militarisation alors que les peuples aspirent à la paix et que « les souverains et tous les gouvernants d’Europe attestent hautement qu’ils n’ont qu’un désir et qu’un but : garantir les bienfaits de la paix, et cela avec le plein assentiment de tous les ordres de l’État (…) ».⁠[11]

Le saint Père, conscient que le progrès offre aujourd’hui des armes plus destructrices que jamais redoute une nouvelle guerre en Europe.⁠[12] Pour lui, la paix armée n’est pas le remède : « … des troupes nombreuses et un développement infini de l’appareil militaire peuvent contenir quelque temps l’élan des efforts ennemis, mais ne peuvent procurer une tranquillité sûre et stable. La multiplication menaçante des armées est même plus propre à exciter qu’à supprimer les rivalités et les soupçons ; elle trouble les esprits par l’attente inquiète des événements à venir et offre ce réel inconvénient de faire peser sur les peuples des charges telles qu’on peut douter si elles sont plus tolérables que la guerre. »[13] Quel est donc alors le vrai remède ? La justice et la charité : « … il faut chercher à la paix des fondements plus fermes et plus en rapport avec la nature ; en effet, il est admis par la nature que l’on défende son droit par la force et par les armes ; mais ce que la nature ne permet pas, c’est que la force soit la cause efficiente du droit. Et comme la paix provient de la tranquillité dans l’ordre, il s’ensuit que, pour les États comme pour les particuliers, la concorde repose principalement sur la justice et la charité. Il est manifeste que, dans le fait de ne violenter personne, de respecter la sainteté du droit d’autrui, de pratiquer la confiance et la bienveillance mutuelles, résident ces liens de concorde très forts et immuables dont la vertu a tant de puissance qu’elle étouffe jusqu’aux germes des inimitiés et de la jalousie. » C’est la mission de l’Église « de conserver, de propager et de défendre les lois de la justice et de la charité » et par là de pacifier les hommes et les sociétés. Le danger vient de l’irréligion qui se répand sous l’influence de « mauvaises doctrines ». Nous retrouverons l’essentiel de ce discours chez tous ses successeurs.

Il y reviendra dans son encyclique Praeclara gratulationis, Aux peuples et aux Princes de l’univers, le 20-6-1894.⁠[14] Après avoir évoqué les bienfaits que l’Église peut apporter aux sociétés dans la mesure où elle « peut s’employer plus efficacement que personne à faire tourner au bien commun les plus profondes transformations des temps, à donner la vraie solution des questions les plus compliquées, à promouvoir le règne du droit et de la justice, fondements plus fermes des sociétés ». Si l’Église pouvait jouer ce rôle, « il s’opérerait un rapprochement entre les nations, chose si désirable à notre époque pour prévenir les horreurs de la guerre ». Le Pape en vient à « la situation de l’Europe » : « Depuis nombre d’années déjà, on vit dans une paix plus apparente que réelle. Obsédés de mutuelles suspicions, presque tous les peuples poussent à l’envi leurs préparatifs de guerre. L’adolescence, cet âge inconsidéré, est jetée, loin des conseils et de la direction paternelle, au milieu des dangers de la vie militaire. La robuste jeunesse est ravie aux travaux des champs, aux nobles études, au commerce, aux arts, et vouée, pour de longues années, au métier des armes. De là d’énorme dépenses et l’épuisement du trésor public ; de là encore une atteinte fatale portée à la richesse des nations, comme à la fortune privée : et on en est au point que l’on ne peut porter plus longtemps les charges de cette paix armée. Serait-ce donc l’état naturel de la société ? Or, impossible de sortir de cette crise, et d’entrer dans une ère de paix véritable, si ce n’est par l’intervention bienfaisante de Jésus-Christ. Car, à réprimer l’ambition, la convoitise, l’esprit de rivalité, ce triple foyer où s’allume d’ordinaire la guerre, rien ne sert mieux que les vertus chrétiennes, et surtout la justice. Veut-on que le droit des gens soit respecté, et la religion des traités inviolablement gardée ; veut-on que les liens de la fraternité soient resserrés et raffermis ? que tout le monde se persuade de cette vérité, que la justice élève les nations (Pr 14, 34). »

En 1898, le tsar Nicolas II envoya au pape son ministre Mouraviev pour l’entretenir d’un projet de conférence internationale qui se pencherait sur la question du désarmement et étudierait les solutions pacifiques à apporter aux conflits entre États. Léon XIII souscrivit évidemment à cette initiative. Son secrétaire d’État (le cardinal Rampolla) répondit par une note rédigée, le détail est intéressant, par le futur Benoît XV, Mgr della Chiesa, alors attaché au service du secrétaire d’État. On lit dans cette réponse du Saint-Siège le diagnostic suivant : « On a voulu régler les rapports des nations par un droit nouveau, fondé sur l’intérêt utilitaire, sur la prédominance de la force, sur le succès des faits accomplis, sur d’autres théories qui sont la négation des principes éternels et immuables de justice ; voilà l’erreur capitale qui a conduit l’Europe à un état désastreux. » Et dans une intervention ultérieure, le remède est suggéré : « Il manque dans le consortium international des États un système de moyens légaux et moraux propres à déterminer, à faire prévaloir le droit de chacun. Il ne reste dès lors qu’à recourir immédiatement à la force […]. L’institution de la médiation et de l’arbitrage apparaît comme le remède le plus opportun. Elle répond à tous égards aux aspirations du Saint-Siège. Peut-être ne peut-on pas espérer que l’arbitrage, obligatoire par sa nature même, puisse devenir, dans toutes les circonstances, l’objet d’une acceptation et d’un assentiment unanimes. Une institution de médiation, investie d’une autorité revêtue de tout le prestige moral nécessaire, munie des indispensables garanties de compétence et d’impartialité, n’enchaînant point la liberté des parties en litige, serait moins exposée à rencontrer des obstacles. » La proposition était claire mais lorsque le 18 mai 1899, s’ouvre la Conférence de La Haye, à l’initiative du tsar Nicolas II, le Pape ne fut pas invité. L’Italie avait exigé cette absence. On lut simplement le message envoyé par le Pape qui rappelait le rôle pacificateur de la papauté qui « sait incliner à la concorde tant de peuples au génie divers »[15].

Et pourtant quelle clairvoyance de la part du Pape ! Quelle force morale il proposait ! Quelle aide spirituelle il apportait ! Un mois plus tôt encore⁠[16], le pape se réjouissait de ce projet de conférence qu’il avait désirée : « Nous ne cessons de souhaiter que cette entreprise si élevée soit suivie d’un effet complet et universel. Veuille le ciel que ce premier pas conduise à faire l’expérience de résoudre les litiges entre nations au moyen de forces purement morales et persuasives. »[17] Mais il mettait en garde : « se promettre une prospérité véritable et durable par les purs moyens humains serait une vaine illusion. De même, ce serait recul et ruine que tenter de soustraire la civilisation au souffle du christianisme qui lui donne sa vie et sa forme, et qui seul peut lui conserver la solidité de l’existence et la fécondité des résultats. »

Attaché, comme nous l’avons vu, à la « familiarité » qui devrait animer les nations chrétiennes, Léon XIII mit le doigt sur la racine du mal qui rongeait l’Europe et pouvait conduire à la guerre : le nationalisme. Il écrit en 1902 : « Les principes chrétiens répudiés, ces principes qui sont si puissamment efficaces pour sceller la fraternité des peuples et pour réunir l’humanité tout entière dans une sorte de grande famille, peu à peu a prévalu dans l’ordre international un système d’égoïsme jaloux, par suite duquel les nations se regardent mutuellement, sinon toujours avec haine, du moins certainement avec la défiance qui anime des rivaux. Voilà, pourquoi dans leurs entreprises elles sont facilement entrainées à laisser dans l’oubli les grands principes de la moralité et de la justice, et la protection des faibles et des opprimés. Dans le désir qui les aiguillonne d’augmenter indéfiniment la richesse nationale, les nations ne regardent plus que l’opportunité des circonstances, l’utilité de la réussite et la tentante fortune des faits accomplis, sûres que personne, ne les inquiétera ensuite au nom du droit et du respect qui lui est dû. Principes funestes qui ont consacré la force matérielle comme la loi suprême du monde, et à qui l’on doit imputer cet accroissement progressif et sans mesure des préparatifs militaires, ou cette paix armée comparable aux plus désastreux effets de la guerre, sous bien des rapports au moins.

Cette confusion lamentable dans le domaine des idées a fait germer au sein des classes populaires l’inquiétude, le malaise et l’esprit de révolte ; de là une agitation et des désordres fréquents, qui préludent à des tempêtes plus redoutables encore. La misérable condition d’une si grande partie du menu peuple, assurément bien digne de relèvement et de secours, sert admirablement les desseins d’agitateurs pleins de finesse, et en particulier ceux des factions socialistes, qui, en prodiguant aux classes les plus humbles de folles promesses, s’acheminent vers l’accomplissement des plus effrayants desseins.

Qui s’engage sur une pente dangereuse roule forcément jusqu’au fond de l’abîme. »[18]

Il est clair que Léon XIII est aussi soucieux de la paix au niveau international qu’il en a manifesté le prix sur le plan social. Face aux mouvements sociaux qui agitent son temps, il a bien stipulé que « la vraie religion enseigne aux hommes dans la peine de ne jamais recourir à la violence pour défendre leur propre cause. » Elle demande aussi aux « riches de s’interdire (…) tout acte violent (…). »⁠[19]

Si le pape se préoccupe de la montée du nationalisme et des risques de guerre, il faut reconnaître qu’au niveau des églises locales, il n’en est pas de même. Non seulement, les catholiques seront longtemps absents des sociétés et congrès pacifistes qui apparaissent au XIXe siècle mais, de plus, les catholiques anglais tentèrent en vain de faire inscrire au programme du Concile de Vatican I le problème de la guerre et de la paix . Il faut attendre le début du XXe siècle pour voir des catholiques au sein des sociétés et ligues pacifistes. Ainsi la Ligue internationale des pacifistes catholiques fut présidée par le Belge Auguste Beernaert.⁠[20]


1. Pape de 1878-1903.
2. Vacant évoque deux lettres pastorales en 1877 et en 1878 dans lesquelles on trouve déjà « cette cordialité d’accent à l’égard de la saine civilisation et du vrai progrès, cet esprit d’hospitalité à l’endroit de toutes les légitimes conquêtes du génie humain, cette aspiration de l’Église à devenir l’instigatrice de toute campagne généreuse, qui caractériseront le pontificat de Léon XIII. »
3. Elu pape en 1878.
4. 1815-1898. Premier chancelier de l’empire allemand.
5. Lettre adressée aux évêques brésiliens le 5-5-1888 à l’occasion de l’abolition de l’esclavage.
6. « Car vous êtes tous fils de Dieu, par la foi, dans le Christ Jésus. Vous tous en effet, baptisés dans le Christ, vous avez revêtus le Christ : il n’y a ni Juif ni Grec, il n’y a ni esclave ni homme libre, il n’y a ni homme ni femme ; car tous vous ne faites qu’un dans le Christ Jésus. » (Ga 3, 26-28) ; « Là, il n’est plus question de Grec ou de Juif, de circoncision ou d’incirconcision, de Barbare, de Scythe, d’esclave, d’homme libre ; il n’y a plus que le Christ qui est tout et en tout. » (Col 3, 11) ; « Aussi bien est-ce en un seul Esprit que nous avons tous été baptisés en un seul corps, Juifs ou Grecs, esclaves ou hommes libres, et tous nous avons été abreuvés d’un seul Esprit » (1 Cor 12, 13).
7. In Marmy, 413.
8. « …quum, decursu rerum et temporum, perseverante opera Ecclesiae, societas civitatum ad similitudinem familiae renovata coaluerit, christiana et libera. » (Lettres apostoliques de S.S. Léon XIII, Encycliques, Brefs, etc., Texte latin avec la traduction française en regard, Tome second, A. Roger et F. Chernoviz, 1893-1904, pp. 144 et svtes).
9. A la fin de la guerre 14-18, en 1919.
10. Notamment à travers la revue La Civiltà Cattolica dont le célèbre jésuite fut un des co-fondateurs.
11. Allocution devant le Consistoire secret, 11 février 1889.
12. « Et combien plus grandes encore seront ces calamités, avec l’immensité des armées d’aujourd’hui, avec les grands progrès de la science militaires, avec les engins si multipliés de mort ! » (Id.).
13. Cité in MINOIS Georges, op. cit., p. 377.
14. Lettres apostoliques de S.S. Léon XIII, Encycliques, Brefs, etc., op. cit., tome 4, pp. 6 et svtes.
15. Textes cités in Vacant. Cette conférence mit sur pied la Cour permanente d’arbitrage de La Haye. Si, sur le plan des relations internationales, le Saint-Siège était écarté, il n’en fut pas de même sur le plan social : les prises de position de Léon XIII sur la condition des ouvriers eut un large écho notamment lors du Congrès international pour la protection légale des travailleurs en 1900 et 1902. Un représentant du Saint-Siège y était présent.
16. Discours aux cardinaux, 11 avril 1899.
17. Il continue : « Que pourrait désirer et vouloir plus ardemment l’Église, Mère des nations, ennemie née de la violence et du sang, qui ne saurait accomplir, heureuse, ses rites sacrés sans conjurer par ses prières le fléau de la guerre ? L’esprit de l’Église est un esprit d’humanité, de douceur, de concorde, de charité universelle. Sa mission, come celle du Christ, est pacifique et pacificatrice de nature, car elle a pour objet la réconciliation de l’homme avec Dieu. De là l’efficacité du pouvoir religieux pour traduire en actes la paix véritable entre les hommes, non seulement dans le domaine de la conscience, comme elle le fait chaque jour, mais encore dans l’ordre public et social, en raison toutefois de la liberté laissée à son action. »
18. Lettre apostolique Parvenu à la vingt-cinquième année, 19-3-1902. Lettres apostoliques de S.S. Léon XIII, Encycliques, Brefs, etc., op. cit., tome 7, 1893-1904, pp. 110 et svtes. Cette encyclique n’a pas été rédigée en latin mais en français et en italien. Il y eut en outre une traduction officielle en allemand.
19. Cf. RN, in Marmy, 450, 470-473.
20. 1829-1912. Ministre des Travaux publics puis premier ministre, Beernaert fit voter les premières lois sociales . En 1886, fut créée une commission chargée de proposer au gouvernement des mesures pour améliorer les conditions de travail. Le Parlement décida souvent à de très larges majorités, de créer des conseils de l’industrie et du travail et des commissions mixtes patronat-travailleurs chargées de conseiller le gouvernement en matière de législation sur le travail. En 1887, les chambres interdirent le paiement en nature du salaire des ouvriers et réglementèrent plus sévèrement les possibilités de saisie ou de cession volontaire des salaires. En 1889, on vota des textes sur le travail des femmes et des enfants, sur les règlements d’atelier, sur le salaire minimum et sur les habitations ouvrières. Il fit évoluer le système électoral mais sans parvenir à le réformer complètement. Président de la Société d’études coloniales, il lutta contre l’esclavagisme.
   En 1899, il représenta la Belgique à la première conférence de La Haye. En 1907, il représenta la Belgique à la Seconde conférence de La Haye. Il obtient le prix Nobel de la paix en 1909 pour ses travaux dans le domaine du droit international.
   Pour information voici quelques déclarations de l’Acte final de la Conférence internationale de la Paix (La Haye, 29 juillet 1899) :
   « 1°. l’interdiction de lancer des projectiles et des explosifs du haut de ballons ou par d’autres modes analogues nouveaux ; + 2°. l’interdiction de l’emploi des projectiles qui ont pour but unique de répandre des gaz asphyxiants ou délétères ;
   3°. l’interdiction de l’emploi de balles qui s’épanouissent ou s’aplatissent facilement dans le corps humain, telles que les balles à enveloppe dure dont l’enveloppe ne couvrirait pas entièrement le noyau ou serait pourvue d’incisions. » + La Conférence a adopté à l’unanimité la résolution suivante : « …La limitation des charges militaires qui pèsent actuellement sur le monde est grandement désirable pour l’accroissement du bien-être matériel et moral de l’humanité. » Elle a, en outre, émis les vœux suivants : « qu’il soit procédé à bref délai à la révision de la Convention de Genève » ;  « que la question des droits et des devoirs des neutres soit inscrite au programme d’une prochaine conférence » ; « que les questions relatives aux fusils et aux canons de marine, telles qu’elles ont été examinées par elle, soient mises à l’étude par les Gouvernements, en vue d’arriver à une entente concernant la mise en usage de nouveaux types et calibres » ; « que les Gouvernements, tenant compte des propositions faites dans la Conférence, mettent à l’étude la possibilité d’une entente concernant la limitation des forces armées de terre et de mer et des budgets de guerre » ; « que la proposition tendant à déclarer l’inviolabilité de la propriété privée dans la guerre sur mer soit renvoyée à l’examen d’une conférence ultérieure » ; « que la proposition de régler la question du bombardement des ports, villes et villages par une force navale soit renvoyée à l’examen d’une conférence ultérieure. »

⁢d. Pie X

Pie X⁠[1], durant son pontificat, fut très occupé par le problème de la séparation de l’Église et de l’État en France et au Portugal, la question du « modernisme », les soucis que lui causèrent différentes affaires sociales, et quelques réformes internes.

Néanmoins, le Saint-Siège intervint encore pour arbitrer des conflits entre la Colombie et le Pérou (1905) et entre le Brésil, le Pérou et la Bolivie (1909-1910). Comme son prédécesseur, Pie X ne fut pas représenté à la deuxième Conférence de La Haye en 1907.

Conscient des menaces de guerre, Pie X dénonça le « fracas des armes » et, à propos du conflit russo-japonais⁠[2], il évoqua « la guerre terrible qui souille les contrées de l’Extrême-Orient »[3].

En 1911, il fut sollicité de donner son appréciation à la Fondation Carnegie pour la paix internationale⁠[4]. Par l’intermédiaire de son délégué apostolique, il encourage « une entreprise digne d’une approbation universelle ». En même temps, le pape reconnaît sa relative impuissance, « n’ayant actuellement d’autre ressource que d’adresser à Dieu de pieuses prières », de supplier le Seigneur que les nations « puissent un jour se reposer enfin dans la douceur de la paix ».⁠[5]

Le 25-5-1914, Pie X, dans son allocution Ex quo postremum, revenait sur le thème de la paix.

Enfin, alors que depuis la fin du mois de juillet 1914, on mobilise un peu partout en Europe et que les hostilités s’engagent, devant l’irrémédiable, le 2 août 1914, il s’adresse à tous les catholiques du monde entier pour dénoncer une guerre « dont personne ne peut envisager les périls, les massacre et les conséquences » et il exhortait les fidèles à se tourner « vers celui de qui seul peut venir le secours, vers le Christ, prince de la paix et médiateur tout-puissant auprès de Dieu »[6].

Pie X meurt le 20 août.

Il est clair que, désormais, la force dont dispose le Souverain Pontife est celle d’une l’autorité morale. Mais sera-t-elle écoutée ? Peut-être, les hommes étant devenus ce qu’ils sont, n’y a-t-il plus, comme l’ultime message de Pie X le révèle, qu’à implorer Dieu !


1. 1903-1914.
2. 1904-1905.
3. Allocution aux Cardinaux, mars 1905, cité in LAUNAY Marcel, La papauté à l’aube du XXe siècle, Cerf, 1997, p. 211.
4. Andrew Carnegie (1835-1919) est un riche industriel américain. Il finança la construction de trois mille bibliothèques publiques qu’il offrit à des collectivités locales et fonda un Institut de technologie à Pittsburg. Convaincu de la valeur du droit international pour résoudre les conflits entre les nations, il finança la construction du Palais de la paix à La Haye destiné à héberger la Cour internationale d’arbitrage.
5. Lettre du 11-6-1911 à Mgr Falconio : « … promouvoir la concorde des esprits, refréner les instincts belliqueux, et même supprimer les soucis de ce qu’on a coutume d’appeler la paix armée, c’est une très noble entreprise : et tout ce qui tend à ce résultat, même sans atteindre immédiatement et complètement le but désiré, constitue néanmoins un effort glorieux pour ses auteurs et utile à l’intérêt public. Et cela aujourd’hui plus que jamais où l’importance numérique des armées, la puissance meurtrière de l’outillage guerrier, les progrès si considérables de la science militaire laissent entrevoir la possibilité de guerres qui devraient faire reculer même les princes les plus puissants. […] Très volontiers Nous accordons l’adhésion et l’appui de Notre autorité à ceux qui, très heureusement inspirés, coopèrent à cette œuvre. »
6. « Tandis que l’Europe presque entière est entraînée dans la tourmente d’une guerre extrêmement funeste, dont personne ne peut envisager les périls, les massacres et les conséquences, sans se sentir oppressé par la douleur et par l’épouvante, Nous ne pouvons pas ne pas Nous préoccuper, Nous aussi, et ne pas Nous sentir l’âme déchirée par la plus poignante douleur pour le salut et pour la vie de tant d’individus et de peuples. Nous sentons tout à fait et Nous comprenons que parmi ces bouleversements et ces périls, la charité paternelle et le ministère apostolique Nous commandent de tourner les esprits de tous les Mêles vers Celui de qui seul peut venir le secours, vers le Christ prince de - la paix et Médiateur tout-puissant des hommes auprès de Dieu.
   Nous exhortons les catholiques du monde entier à recourir à son trône de grâce et de miséricorde ; Nous le recommandons au clergé , tout le premier, auquel il appartient, sur l’ordre des évoques, d’instituer dans toutes les paroisses des prières publiques, afin que la miséricorde de Dieu, touchée par la ferveur de ces supplications, écarte le plus tôt possible les sinistres lueurs de la guerre et qu’il inspire aux chefs des nations de former des pensées de paix et non des pensées d’affliction. » (Exhortation aux catholiques du monde entier, Dum Europa fere omnis).
   Selon certains auteurs, mais l’anecdote est controversée, le pape aurait refusé sa bénédiction aux armées austro-hongroises, disant « Je ne bénis que la paix ».

⁢e. Benoît XV, le pape de la paix

Ce pontificat⁠[1] est marqué, bien sûr par la guerre mais aussi, dans cette circonstance, par un vrai divorce entre Rome et les Églises locales.⁠[2]

Elu le 3 septembre 1914, Benoît XV va s’employer, tout au long de la guerre, à prêcher la paix et il va œuvrer dans ce sens épouvanté par le spectacle effroyable des ruines physiques, matérielles, psychologiques, morales et spirituelles que la guerre accumule.⁠[3]

Son engagement pour la paix sera mal accueilli par les Français, à l’exception de Charles Maurras⁠[4], chef de file de l’Action française[5].

Léon Bloy⁠[6] surnommera le pape : « Pilate XV » et Georges Clémenceau⁠[7] l’appellera « le pape boche ». Du côté des puissances alliées, l’opinion est particulièrement choquée par la non-condamnation de l’invasion de la Belgique et des atrocités allemandes qui s’ensuivirent⁠[8].

Du côté allemand, pour Eric Ludendorff⁠[9] Benoît XV sera « le pape français ». Les puissances centrales alliées à l’Allemagne ne comprennent pas pourquoi le pape refuse de soutenir officiellement l’http://fr.wikipedia.org/wiki/Autriche-Hongrie[Autriche-Hongrie], seul pays officiellement catholique, et l’Allemagne, qui compte en son sein les très catholiques Bavière et Rhénanie, qui a aussi un important parti catholique (Zentrum) contre des États visiblement anti-catholiques : la protestante Angleterre, « oppresseur » de l’Irlande, la Russie, schismatique, « oppresseur » quant à elle de la Pologne⁠[10], mais aussi la France, « foyer de l’athéisme ».

On soupçonna aussi le Saint-Siège d’agir dans l’intérêt de ceux qui peuvent soutenir ses revendications temporelles.⁠[11]

Voyons de plus près la position de Benoît XV.⁠[12]

Dès le 8 septembre 1914, 5 jours après son élection, Benoît XV envoie une Exhortation aux catholiques du monde entier (Ubi primum) où il s’avoue « frappé d’une horreur et d’une angoisse inexprimables par le spectacle monstrueux de cette guerre, dans laquelle une si grande partie de l’Europe, ravagée par le fer et le feu, ruisselle de sang chrétien. » Et d’emblée s’exprime dans ce court message l’essentiel de ce que sera l’attitude du saint Père durant toute la guerre : comme Pie X, au tout début de la guerre, il réaffirme « son amour et sa sollicitude pour le genre humain »[13], il prie et demande que l’on prie et supplie pour que Dieu « dépose le fléau de sa colère »[14], prie et conjure les dirigeants « d’incliner désormais leurs cœurs à l’oubli de leurs différends en vue du salut de la société humaine. […] qu’ils se résolvent à entrer dans les voies de la paix et à se tendre la main. »

Le 1-11-1914, il publie l’encyclique Ad beatissimi apostolorum principis.

Le pape commence par rappeler l’universalité de l’Église et de sa mission. Son affection englobe le « troupeau immense » qui lui est confié, c’est-à-dire, « sous un aspect ou sous un autre, l’universalité des hommes. Tant qu’ils sont, en effet, ils ont été rachetés de la servitude du péché par Jésus-Christ, qui a offert pour eux le prix de son sang, et il n’en est aucun qui soit exclu des bienfaits de cette rédemption. » La mission du pape est donc de « travailler au salut de tous les hommes ». « Père commun de tous les hommes », il a « le cœur violemment déchiré au spectacle que présente l’Europe et même le monde entier, spectacle assurément le plus affreux et le plus désolant qui se soit jamais vu de mémoire d’homme ». Et de décrire ce spectacle désolant : « De tous côtés domine la triste image de la guerre […]. Des nations - les plus puissantes et les plus considérables - sont aux prises : faut-il s’étonner si, munis d’engins épouvantables, dus aux derniers progrès de l’art militaire, elles visent pour ainsi dire à s’entre-détruire avec des raffinements de barbarie ? Plus de limites aux ruines et au carnage : chaque jour la terre, inondée par de nouveaux ruisseaux de sang, se couvre de morts et de blessés. »[15] Or, « ces peuples armés les uns contre les autres » « descendent d’un même Père, […] ont la même nature et font partie de la même société humaine ».

Benoît XV rappelle aux dirigeants qu’« il y a sans nul doute, d’autres voies, d’autres moyens, qui permettraient de réparer les droits, s’il y en a eu de lésés. » Puis, il dénonce « la véritable cause de la terrible guerre » : l’abandon par les États des préceptes et des règles « de la sagesse chrétienne »[16], abandon qui se manifeste par « quatre chefs de désordre » : l’« absence de bienveillance mutuelle dans les rapports » alors que « nous sommes tous frères » ;  le « mépris de l’autorité » alors que « l’origine de tout pouvoir humain » est « en Dieu » et non « dans la libre volonté de l’homme » qui entraîne « le mépris des lois », « l’insubordination des masses », la contestation de tout pouvoir ; les « luttes injustes des différentes classes de citoyens », la « haine de classe », les grèves, les soulèvements, les agitations ; enfin, l’« appétit désordonné des biens périssables » qui révèle « une racine plus profonde » à ces maux : la cupidité alors que les biens véritables sont les biens éternels.

Le Pape ajoute à ce tableau : les dissensions entre catholiques et notamment les « monstrueuses erreurs du modernisme »[17] ainsi que la désobéissance aux évêques.

Le rétablissement de la paix est nécessaire pour que l’Église « aille sur tous les rivages et en toutes les parties du monde apporter aux homes le secours et le salut ». Mais le pape souhaite aussi, et la demande est importante, qu’il puisse retrouver la « pleine liberté » qui lui a été enlevée lors de l’annexion des États pontificaux.⁠[18] Ubi nos, ne veut accepter une loi unilatérale qui va à l’encontre à son sentiment anti-démocratique et conservateur. Pour ce motif, il utilise une expression utilisée dans les actes des Apôtres, non possumus (« nous ne pouvons pas »). En signe de protestation, lui et ses successeurs se refuseront de sortir du Vatican jusqu’à la conclusion des accords de Latran en 1929.
   En 1874, Pie IX, puis Léon XIII demandèrent aux catholiques italiens de ne pas se rendre aux urnes. Avec le fameux non expedit (« il ne convient pas »), il leur est même interdit, pendant plus de trente ans, de participer activement à la vie politique du pays.
   Les pontificats de Pie X, de Benoit XV et de Pie XI (les dix premières années du XXe siècle) voient un renversement progressif. En fait, l’affirmation des socialistes provoque l’alliance entre les catholiques et les libéraux modérés. L’http://fr.wikipedia.org/wiki/Encyclique[encyclique] de 1905 Il fermo proposito, est le signe de ces changements. Si d’une certaine manière elle maintient le non expedit, elle permet la participation aux élections dans des circonstances spéciales reconnues par les évêques, de sorte que de nombreux catholiques entrent au parlement à titre seulement personnel.
   Immédiatement après la fin de la Première Guerre mondiale, les premiers contacts entre le Saint Siège et le royaume d’Italie se mettent en place en 1919 par l’intermédiaire de Mgr Bonaventura Cerretti et du président du conseil Vittorio Emanuele Orlando. La même année, les catholiques réintègrent la vie politique avec la fondation du Parti populaire par don Luigi Sturzo, prêtre sicilien. À la mort de Benoit XV, pour la première fois, dans toute l’Italie, les drapeaux sont mis en berne.
   Lors de la montée du fascisme, une ouverture décisive envers l’Église se produit au lendemain de la marche sur Rome en 1922, avec l’introduction de la religion catholique dans les écoles (1923) et l’autorisation d’apposer le crucifix dans les salles. Ceci se traduit aussi par la réforme des lois ecclésiastiques entre 1923 et 1925, favorables à l’Église, et par l’élimination des syndicats catholiques.
   La « question romaine » est définitivement résolue seulement en 1929 avec les accords du Latran, signés le 11 février par Mussolini et par le pape Pie XI représenté par le Mgr Gasparri. (Wikipedia) ]

Comme nous le disions plus haut, seul Charles Maurras applaudit à la publication de cette encyclique. Pourquoi ? C’est apparemment d’autant plus étonnant que Charles Maurras est incroyant. Il s’explique dans le journal L’Action française du 17 novembre⁠[19]. Après avoir déclaré que l’Église catholique est « la seule Internationale qui tienne », l’auteur s’en prend aux « pacifistes du monde entier » et particulièrement aux socialistes qui font non seulement « si peu de cas de cette paix catholique romaine » mais, qui plus est, « veulent plus ou moins » détruire cet élément. Il s’étonne que les socialistes qui s’amusent à « manger du curé » négligent « une propagande en faveur de la paix universelle, en faveur du désir de tempérer la concurrence économique par un esprit de cordialité et d’équité ». La prise de position de Maurras est essentiellement d’ordre politique. A preuve son adhésion à l’analyse faite par Benoît XV des causes de la guerre : « l’injustice dans les relations des classes inégales », « le mépris de l’autorité » qui pour lui s’identifie à « l’élément d’anarchie et de lutte intestine inclus dans le libéralisme ». Il dénonce « la faillite du pacifisme humanitaire » d’une « monstrueuse irréalité » et encense « tout à rebours, le pacifisme catholique et pontifical [qui] se présente comme une doctrine intelligible, liée, rationnelle, supérieure aux réalités, mais en accord avec toutes les lois des choses ».  Pourquoi ? Parce que le Pape « conseille de déraciner l’avarice ».

Maurras a donc perçu l’importance, sur le chemin de la paix, d’un renouveau moral mais il a bien compris aussi pourquoi le Pape veillait, malgré les pressions, les critiques et les incompréhensions des croyants, à sauvegarder sa neutralité : « Pour conserver à l’homme de tous les pays et de tous les temps l’avantage de son bienfait (position internationale, paternité universelle, juridiction œcuménique) la papauté doit se résoudre à commencer par s’abstraire même de sentiments qui sont pour nous non seulement légitimes, mais obligatoires. Et il lui faut se résigner à ne pas correspondre à tous les recours nationaux qui, s’élançant de divers théâtres de guerre, s’annulent les uns par les autres. Surtout enfin, il lui faut procéder avec autant de lenteur et de précaution que les peuples armés mettent de promptitude et de rage à se massacrer. » Une autre attitude de la papauté serait suicidaire : « Il doit suffire de nous représenter une papauté tenant une autre conduite pour vérifier aussitôt que son pouvoir international deviendrait national, qu’elle tomberait de l’état de juge à celui de plaideur et du rang de père pacifique et silencieux au rang de fils armé et belliqueux : changer ainsi serait disparaître. Les aveugles qui souhaitent que la papauté disparaisse souhaitent cela. »

Malgré donc son nationalisme, Maurras se montre attaché à ce qu’il appelle « le dernier signe terrestre de l’unité du genre humain ». L’existence de cette autorité spirituelle « à elle seule, est un bienfait immense, parce qu’elle représente l’unité de centaines et de centaines de millions d’esprits et de cœurs. Elle incarne l’internationalité dans un siècle où les rivalités des nations se déchaînent et se déchaîneront de plus en plus. Avant qu’elle ait rien fait ni rien dit, comprenons qu’il faut la remercier d’être. »[20]

En tout cas, durant toute la durée de la guerre, Benoît XV restera fidèle à la ligne de conduite déclarée en 1914. Il n’est plus question ici de guerre juste ou injuste, il s’agit d’œuvrer pour la paix dans l’intérêt exclusif des personnes⁠[21], des jeunes gens morts, des mères, des épouses veuves, des orphelins, de l’Église universelle qui lui est plus chère que son propre sang. Le Vicaire du Christ n’est-il pas « venu continuer l’œuvre de Jésus-Christ, prince de la paix » ?⁠[22]

Le 22 janvier 1915, dans une Allocution au consistoire, Benoît XV explique : « Nous réprouvons de toutes nos forces, toutes les violations du droit partout où elles ont été commises. Mais mêler l’autorité pontificale aux disputes des belligérants, ne serait ni convenable ni utile. Quiconque juge sagement la situation voit clairement que, si dans ce débat, le Pontife romain ne peut pas ne pas avoir les plus grands soucis, il ne doit cependant être d’aucun parti. Le Pontife romain qui tient la place de Jésus-Christ, mort pour tous et pour chacun des hommes, doit embrasser dans sa charité tous ceux qui combattent. Père du monde catholique, il a de chaque côté de très nombreux fils et c’est du salut d’eux tous qu’il doit se préoccuper. Il ne doit donc pas considérer les motifs particuliers qui les divisent, mais le bien commun de la foi qui les unit. Agir autrement non seulement n’apporterait aucune aide à la cause de la paix, mais encore introduirait la jalousie dans la religion et exposerait la paix et la concorde intérieure de l’Église à de grandes perturbations. N’étant d’aucun parti, Nous nous préoccupons cependant de l’un et de l’autre […]. » Toutefois, le Saint Père estime qu’« il est bien naturel que l’âme et le cœur du Père commun de l’Église s’occupe avec plus de soin de tous ceux, où qu’ils soient, dont la piété envers lui est plus connue. » Et de citer comme exemple, « le cher peuple belge ».⁠[23]

Le 28 juillet 1915[24], Benoît XV lance sa première tentative de paix négociée, interpellant les responsables qui devront « rendre compte des entreprises publiques » comme de leurs actes privés. « Ce cruel conflit » peut être « apaisé sans la violence des armes ». Le Pape propose de « peser, dès maintenant, avec une conscience sereine, les droits et les justes aspirations des peuples » et de « commencer, avec une volonté sincère, un échange de vues, direct ou indirect, à l’effet de tenir compte, dans la mesure du possible, de ces droits et de ces aspirations, et d’arriver ainsi à la fin de cette horrible lutte, comme il est advenu en d’autres circonstances ». Et le Saint Père rappelle un principe qui trouvera beaucoup plus tard un large écho : « l’équilibre du monde, la tranquillité prospère et assurée des nations reposent sur la bienveillance mutuelle et sur le respect des droits et de la dignité d’autrui, beaucoup plus que sur la multitude des hommes d’armes et sur l’enceinte formidable des forteresses. »[25]

Le 1er août 1917, dans son Exhortation apostolique « Dès le début » adressée « Aux chefs des peuples belligérants », Benoît XV va formuler très concrètement les principes d’un règlement international du conflit.⁠[26]

Benoît XV commence par rappeler les trois engagements qu’il a pris dès le début de son pontificat : rester absolument impartial, travailler « à faire à tous le plus de bien possible » sans acception de personnes⁠[27]. Encore après la guerre, Benoît XV s’inquiétera notamment du sort des enfants éprouvés par la guerre (cf. Lettre encyclique Annus iam plenus, du 1er décembre 1920), de la situation « effroyable » et « intolérable » où se trouve l’Autriche dépecée, en proie à l’inflation et au chômage (Lettre La singolare, 24 janvier 1921), de la situation de l’Irlande qui, en grande partie à cause de la guerre, « est livrée aujourd’hui aux horreurs du pillage et des massacres » (Lettre au Cardinal Logue, 27 avril 1921), de la misère régnant en Palestine (Allocution au Consistoire, 13 juin 1921).] et tenter d’amener peuples et dirigeants « aux délibérations sereines » d’une paix juste et durable.

Uniquement soucieux du bien de tous, inquiet pour l’avenir de l’Europe, sans « aucune visée politique particulière », voici ce que le Pape propose :

Premièrement et fondamentalement, substituer la force du droit à la force matérielle, c’est-à-dire s’accorder sur « la diminution simultanée et réciproque des armements » puis instituer un arbitrage avec force contraignante ;

Ensuite, rétablir les voies de communication et assurer « la vraie liberté et communauté des mers » ;

Pour les dommages à réparer et les frais de guerre, poser le principe général d’une « condonation entière et réciproque ». Le texte officiel qui est en français, emploie ce terme « condonation » qui est un mot anglais employé uniquement dans le langage du droit conjugal dans le sens de « pardon ». Mais, vu le contexte qui évoque « les bienfaits immenses à retirer du désarmement » et l’indécence de continuer « un pareil carnage uniquement pour des raisons économique », on peut penser qu’il s’agit, au-delà du pardon, de réparations matérielles réciproques. « Condonation » est sans doute une adaptation française issue du verbe latin « condonare » qui signifie bien sûr « pardonner » mais d’abord (pensons à l’étymologie) « donner », « abandonner », « livrer », sacrifier ».

Plus concrètement encore, les territoires occupés doivent être restitués, de part et d’autre. La Belgique doit être entièrement évacuée « avec garantie de sa pleine indépendance politique, militaire et économique, vis-à-vis de n’importe quelle puissance » ; de même, le territoire français doit être évacué. De l’autre côté, les colonies allemandes seront restituées.

Pour toutes les autres questions territoriales, entre l’Italie et l’Autriche, l’Allemagne et la France, celles qui concernent l’Arménie, les États balkaniques et l’ancien Royaume de Pologne, « les parties en conflit » les examineront dans un esprit conciliant, « tenant compte, dans la mesure du juste et du possible, […] des aspirations des peuples » et du bien commun universel.⁠[28]

Telles sont pour Benoît XV, « les bases sur lesquelles […] doive s’appuyer la future réorganisation des peuples. »

Cette proposition de paix, 5 mois avant que le président Wilson⁠[29] ne publie la sienne, fut qualifiée par les Français de « paix allemande »[30].

Le 1er décembre1918, dans la Lettre encyclique Quod iam diu[31], il prescrit des prières publiques pour le Congrès de la paix. Se réjouissant, grâce à Dieu, de « l’armistice qui a interrompu l’effusion de sang et la dévastation sur la terre, dans les airs et sur mer », Benoît XV souhaite que tous les catholiques demandent au Seigneur « qu’il daigne compléter d’une certaine manière et porter à la perfection l’immense avantage accordé à l’humanité ». En effet, « vont se réunir ceux qui par la volonté populaire doivent concerter une paix juste et permanente entre tous les peuples de la terre. Les problèmes qu’ils devront résoudre sont tels qu’il ne s’en est jamais présenté de plus grands ni de plus difficiles en aucun congrès humain ». Le secours « des lumières divines » est donc nécessaire pour que « tous les accords pris pour la paix et la concorde perpétuelles dans le monde soient, par tous les nôtres, reçus de bon gré et inviolablement exécutés. »

Cependant, très vite, le Pape se rend compte que la paix qui vient d’être acquise est fragile et que plusieurs dangers la menacent.

S’adressant aux évêques allemands⁠[32], le 15 juillet 1919, Benoît XV, conscient de l’ « extrême dénuement » dans lequel se trouve le peuple allemand insiste pour que les catholiques allemands et les catholiques des autres pays veillent au ravitaillement de la population « en vue d’épargner à l’Allemagne les révolutions politiques qui entraîneraient pour [ce] pays et par suite, pour l’Europe même, la catastrophe qui menace, hélas ! d’autres nations. » Mais outre le soin des corps, faut-il encore veiller à « panser les blessures morales que la guerre a causées ou envenimées. Et plus spécialement, ajoute le Pape, il faut proscrire tout sentiment de haine, aussi bien à l’égard des étrangers contre lesquels on a combattu, qu’entre les concitoyens des divers partis. » Il rappelle que « la charité fraternelle, qui émane de Jésus-Christ […] ne connaît ni barrières, ni frontières, ni luttes de classes. »[33]

Il tiendra le même langage le 7 octobre à l’archevêque de Paris⁠[34] : « la charité pour le prochain […] doit s’étendre à tous, même aux ennemis, puisque nous sommes tous unis par des liens de fraternité, comme étant les enfants du même Dieu et rachetés par le même sang du Christ. » Le Pape sait que cette attitude très évangélique « ne plaît pas au monde, en sorte que ceux qui en affirment et en défendent le caractère sacré sont en butte à une interprétation perverse de leurs desseins et à toute sortes d’attaques. » Ainsi en fut-il du Christ lui-même : « il n’en sera jamais autrement pour quiconque prêchera l’oubli des injures et la charité envers ceux qui nous auront fait du mal ou auront attaqué notre patrie. »

Outre les haines persistantes, le nationalisme notamment des missionnaires fragilise la paix. Les missionnaires avaient pris parti au cours du conflit, et les ressortissants des pays vaincus sont expulsés par ceux des pays vainqueurs, en particulier les congrégations allemandes⁠[35]. Benoît XV réagit en condamnant, dans sa lettre apostolique Maximum illud du 30 novembre 1919, ce qu’il appelle « la peste la plus infectieuse ».

S’adressant aux missionnaires : « Convaincus au plus profond de vous-mêmes que c’est à chacun de vous que s’adressait le Seigneur quand il dit : « Oublie ton peuple et ta famille » (Ps 45, 11), rappelez-vous que votre vocation n’est pas d’élargir les frontières des empires humains mais celles du Christ, ni d’ajouter des citoyens à quelque patrie d’ici-bas, mais à la patrie d’en-haut.

Il serait certainement regrettable qu’il y eût des missionnaires si oublieux de la dignité de leur ministère qu’ils consacrent leurs efforts d’abord à l’élargissement et à l’exaltation de leur patrie, en attachant leur idéal et leur cœur aux patries terrestres plutôt qu’à leur patrie céleste. » Le missionnaire qui ne serait pas seulement un apôtre mais un agent d’intérêt nationaux rendrait immédiatement son travail suspect et ses interlocuteurs « convaincus que la religion chrétienne est la religion d’une nation penseraient que l’embrasser les entraînerait à abandonner leurs droits nationaux et à se soumettre à une tutelle étrangère ». Le missionnaire catholique doit être persuadé « que sa mission est une ambassade du Christ et non une légation patriotique », il est « le ministre d’une religion qui, sans exclusivismes de frontières, embrasse tous les hommes qui aiment Dieu en vérité et en esprit, « là, il n’y a plus Grec et Juif, circoncis et incirconcis, barbare, Scythe, esclave, homme libre, mais Christ : il est tout en tous » (Col 3, 11). »[36]

Dans « un monde que la paix laisse en proie à de mortelles angoisses », Benoît XV⁠[37] rappelle « qu’on travaille en vain à rendre la paix aux individus et à la société si l’on ne se dirige à la lumière de l’esprit de foi ! ». Comment, en effet, établir la paix, cette « tranquillité de l’ordre » selon saint Augustin, sans « l’acceptation pratique du souverain domaine du Créateur sur toutes les œuvres de ses mains » c’est-à-dire l’acceptation des « droits de Dieu sur la société humaine », sans « l’affirmation de la suprématie de l’esprit sur les sens », et sans « l’amour sincère et pratique de nos semblables » ? Comment établir la paix lorsque les passions sont déchaînées, lorsque règnent l’irréligion, l’indiscipline, la paresse, la convoitise, l’ostracisme, le naturalisme, l’égoïsme, l’anarchie ? Ainsi, entre nations et entre concitoyens, « s’est déclarée, en attendant qu’elle éclate, une nouvelle et plus implacable guerre : guerre d’envie, de haine aveugle, qui va jusqu’à s’attaquer au droit, à la charité, au bien-être social des masses mêmes qu’elle livre aux convulsions. » Nous sommes en 1919 ! qu’est-ce qui rend Benoît XV si lucide si ce n’est la certitude que seul Jésus est « notre paix », l’ « unique Libérateur »

Un peu plus tard, dans son encyclique Pacem, Dei munus pulcherrimum du 23 mai 1920[38], le pape s’inquiète que « subsistent encore les semences de l’ancienne haine »[39]. Pour lui, la paix reste précaire tant que ne disparaît pas l’inimitié et que les injures ne sont pas pardonnées. A l’image du Christ en Croix et du bon Samaritain, il faut traiter les ennemis comme des frères et pratiquer envers eux, « étant saufs les principes de la justice » et « avec la plus grande efficacité possible, toutes les œuvres de la bienfaisance chrétienne ». Les causes de discorde chez les individus et entre les peuples doivent être éradiquées. Notamment les écrivains, les publicistes et les journalistes catholiques « doivent s’abstenir non seulement de toute fausse accusation, mais aussi de toute intempérance et injure dans le langage, parce que cette intempérance non seulement est contraire à la loi du Christ, mais en plus elle peut ouvrir des cicatrices mal fermées, surtout quand les esprits, exacerbés par des blessures encore récentes, ont une grande sensibilité pour les plus légères injures. » Les États et les nations n’échappent pas à la règle évangélique de l’amour et de la bienfaisance. Ils doivent renouer « entre eux les liens de quelques relations amicales » et « inciter les peuples à établir une conciliation universelle déterminée entre eux tous.[…] Que tous les États oublient leurs méfiances mutuelles et constituent une seule société ou, mieux, une famille de peuples, pour garantir l’indépendance de chacun et conserver l’ordre dans la société humaine. »[40] Cette union serait nécessaire pour « supprimer ou, au moins, réduire les énormes budgets militaires qui sont déjà insupportables pour les États, et en finir de cette manière pour toujours avec les désastreuses guerres modernes, ou, pour le moins, éloigner le plus complètement possible le péril de la guerre, et assurer à tous les peuples, dans de justes limites, l’indépendance et l’intégrité de leurs propres territoires. » L’Église, exemple de société parfaite et universelle, promet son adhésion et sa « collaboration active » à toutes les entreprises de justice et de charité qui iront dans ce sens. Elle est un guide sûr, comme le dit saint Augustin : « Cette cité céleste, pendant qu’elle chemine en ce monde, appelle en son sein les citoyens de tous les peuples, et avec toutes les langues, elle réunit une société en pèlerinage, sans se préoccuper de la diversité des lois, coutumes et institutions qui servent à obtenir et conserver la paix du monde, et sans annuler ou détruire, bien au contraire en respectant et conservant toutes les différences nationales qui sont ordonnées à la même fin de la paix sur terre, à condition qu’elles ne constituent pas un empêchement pour la pratique de la religion qui ordonne d’adorer Dieu comme vrai et suprême Seigneur. »[41]

Notons que Benoît XV n’oublie pas sa propre situation temporelle⁠[42] et, dans le contexte des rapprochements qui s’opèrent dans cette après-guerre, « pour contribuer à cette union des peuples et ne pas se montrer étranger à cette tendance » le Pape a décidé « d’adoucir jusqu’à un certain point les rigoureuses conditions qui, à cause de l’usurpation du pouvoir temporel du Siège apostolique, furent justement établies par [ses] prédécesseurs, en interdisant les visites solennelles des chefs d’État catholiques à Rome. » Le Saint Père ajoute immédiatement que « cette indulgence conseillée et quasi exigée par les très graves circonstances que traverse l’humanité, ne doit être interprétée d’aucune manière comme une abdication tacite des droits sacrés du Siège apostolique (…). » Au contraire le Pape profite de l’occasion pour renouveler les protestations qui ont été répétées de nombreuses fois par ses prédécesseurs et demande avec insistance, « puisque la paix a été signée entre les nations, que cesse pour la tête de l’Église, cette situation anormale qui porte gravement atteinte, pour plus d’une raison à la même tranquillité des peuples. »

Pour en revenir au problème de la guerre et de la paix, on retiendra la position claire et radicale de Benoît XV qui, durant tout le conflit se refuse à prendre parti restant attentif à tous et militant constamment pour que les belligérants cessent les hostilités. Il n’est plus question ici de distinguer guerre juste ou injuste. C’est la guerre de toute façon qui est condamnée. On retiendra aussi la grande lucidité du Souverain Pontife qui sent venir un autre conflit étant donné que les conditions morales d’une paix authentique ne sont pas réunies. Loin de là. Enfin, la Pape indique clairement qu’en plus des efforts des hommes de bonne volonté, il faut compter sur Dieu qui seul, par la conversion des cœurs, peut accorder la paix véritable et durable.


1. 1914-1922.
2. Nous suivrons principalement ici l’étude de JOBLIN Joseph sj, L’Église et la guerre, Desclée de Brouwer, 1988, pp. 226-24 et celle, plus exhaustive, de BENOTON-BEINE Nathalie, La colombe et les tranchées, Les tentatives de paix de Benoît XV pendant la Grande Guerre, Cerf Histoire, 2004. On peut aussi, pour se limiter à l’essentiel lire BECKER Jean-Jacques, Le Pape et la grande guerre, Bayard, 2006.
3. Lire par exemple son Exhortation apostolique Aux peuples belligérants du 28 juillet 1915.
4. 1868-1952.
5. Mouvement royaliste, nationaliste, contre-révolutionnaire fondé en 1898. Pie X avait déjà mis à l’étude la proscription de quatre livres de Charles Maurras et la revue bimensuelle, L’Action française (janvier 1914). Proscription reprise mais différée en raison de la guerre, par Benoît XV (14 avril 1915) jusqu’au Motu proprio de la Sainte Congrégation de l’Index, 25 mars 1917. Pie XI répète ces proscriptions et y ajoute le journal L’Action française (Cf. Lettre au cardinal Andrieu, 5 janvier 1927). Le principal reproche fait au maurrassisme par Rome est de subordonner la religion au politique et au nationalisme ; car Maurras, rationaliste, se définit comme agnostique, et ne soutient le catholicisme que comme le moyen d’unifier la Nation. L’Action française, aux yeux du Pape, dispose d’une trop grande influence sur la jeunesse catholique. Le 8 mars 1927, les adhérents de l’Action française sont interdits de sacrements. Beaucoup de membres quittent le mouvement comme Georges Bernanos ou Jacques Maritain. Maurras est néanmoins élu à l’Académie en 1938. Le 19 juin 1939, le Conseil de direction de l’Action française présente une lettre de soumission au pape Pie XII qui lèvera l’interdit le 10 juillet 1939. Durant la seconde guerre mondiale, Maurras soutient le régime de Vichy. Il sera condamné en 1945 pour haute trahison et intelligence avec l’ennemi. Il sera gracié pour raison de santé en 1952.
6. 1846-1917. Romancier, essayiste et polémiste catholique.
7. Homme politique, président du Conseil de 1906 à 1909 puis de 1917 à 1920.
8. Cf. HORNE John et KRAMER Alan,1914, les atrocités allemandes, la vérité sur les crimes de guerre en France et en Belgique, Tallandier, collection Texto, 2011. d’août à octobre 1914, près de 6 500 civils belges et français ont été intentionnellement assassinés, des centaines de villages (voire de villes) ravagés par l’armée allemande.
9. 1865-1937. Général en chef des armées allemandes de 1916 à 1918.
11. Cf. Allocution consistoriale, 6 décembre 1915. Voir aussi la note sur la « question romaine ».
12. Les textes principaux se trouvent sur www.vatican.va . On trouve davantage dans Actes de Benoît XV, 3 volumes, Maison de la bonne presse, 1924-1926.
13. Le 16 juillet 1921, Benoît XV rappellera encore que « le rôle du Pontife romain, Père commun de tous, est de ne favoriser aucun parti et de se réserver entièrement pour les uns et pour les autres. Telle est effectivement la ligne de conduite qu’ont toujours suivie les Pontifes romains ». Le Pape ajoute toutefois : « Mais si, dans la fougue des passions humaines, il arrive, comme l’expérience en offre trop d’exemples, que le droit d’autrui soi violé, alors le caractère sacré de Notre charge Nous oblige à désapprouver et à condamner cette violation, de quelque part qu’elle vienne ». (Lettre Ex iis Litteris). Certains demanderont : pourquoi alors n’avoir pas condamné la violation de la neutralité de la Belgique en 1914 ? Pour bien comprendre l’attitude de Benoît XV, face à une situation complexe et le rôle majeur joué par le cardinal Mercier (1851-1926), on lira avec profit De VOLDER Jan, La résistance d’un cardinal, Le cardinal Mercier, L’Église et la Guerre 14-18, Fidélité, 2014.
14. Le 10 janvier 1915, le cardinal Gasparri, secrétaire d’État, publiera à la demande de Benoît XV un Décret prescrivant des prières pour la paix, exhortant notamment « le clergé et le peuple à des œuvres de mortifications pour expier les péchés qui provoquent les justes châtiments de Dieu ».
15. Parmi les puissances alliées, on comptera 9.370.813 morts dont 3.674.757 civils et 123.809.280 blessés. Le bilan des victimes dans les empires centraux s’élève à 9.217.397 morts dont 5.193.000 civils et 8.419.533 blessés. (Mourre). Ce fut une guerre de la « démesure » où l’industrie s’ingénia à fournir les armes les plus destructrices qui soient. (CHALINE O., Mesure de la démesure-la première guerre mondiale, in Communio, n° XXXVIII, 3-4, mai-août 2013, p. 17.
16. « Le mépris des lois suprêmes qui règlent les rapports mutuels des peuples ». (Allocution consistoriale, 4 décembre 1916.)
17. Il s’agit d’une série d’erreurs condamnées par Pie X dans l’encyclique Pascendi en 1907. En voulant s’adapter à la mentalité contemporaine, certains avait dénaturé la doctrine. Ainsi les témoignages évangéliques et l’inspiration des Écritures étaient mis en cause de même que « l’intervention surnaturelle d’un Dieu transcendant à la conscience humaine ». (Cf. Bouyer).
18. Rappelons l’essentiel de ce que l’on appelle la « Question romaine ».
   En 1870, le Royaume d’Italie procède à l’annexion de ce qui reste des États pontificaux, c’est-à-dire la région du Latium. Le pape Pie IX, est contraint de se réfugier au Vatican et se considère alors comme prisonnier. Par la loi no 33 du 3 février 1871, la « Ville éternelle » devient officiellement la capitale du nouvel État italien.
   En 1871, le Parlement italien vote une « loi des Garanties » baptisée ainsi, parce qu’elle était destinée à garantir les prérogatives du pape, mais aussi à établir le statut du Vatican et à régler les relations entre celui-ci et l’État italien. La loi offre au pape un territoire en pleine propriété, constitué des sanctuaires, de palais et des couvents, mais à titre résidentiel uniquement. Sont également offertes une zone franche à Ostie, et la somme de deux milliards de lires à titre de dédommagements (cette somme sera placée par l’État italien et reversée par Mussolini à Pie XI en 1929, avec des intérêts considérables). Par cette loi, le pape Pie IX, devient sujet de l’État italien mais continue à bénéficier d’une série de privilèges.
   Le pape, par l’http://fr.wikipedia.org/wiki/Encyclique[encyclique
19. Cf. MARTY Albert, L’Action française racontée par elle-même, Nouvelles Editions Latines, 1968, pp.120-125 ou MAURRAS Charles, Les conditions de la victoire, Nouvelle librairie nationale, vol. 1, 1916, pp. 437-442 (Le catholicisme et la paix).
20. L’Action française, 2 février 1915 in Les conditions de la victoire, vol. 2, op. cit., p. 112 . Notons que Maurras, dès le 8 septembre 1914, réclama, et il fut le premier, le rétablissement de l’Ambassade de France au Vatican. Les relations étaient rompues depuis 1904. Notons encore que les sympathisants de l’Action française firent leur devoir de citoyens en allant combattre l’envahisseur.
21. Le 16 octobre 1914, après le bombardement de Reims et la destruction de la cathédrale, Benoît XV écrit à l’archevêque de Reims pour lui dire sa compassion. Le 18 octobre, il écrit à l’archevêque de Cologne pour le remercier d’être intervenu auprès de l’empereur en faveur des prêtres français pour qu’ils soient traités comme officiers. Il profite de ce courrier pour demander que la charité de son « fils » s’étende « à tous les autres prisonniers, sans aucune distinction de religion ou de patrie » et « principalement envers tous les malades et blessés ». Le 8 décembre, c’est au cardinal Mercier qu’il écrit pour lui dire sa peine de voir « la nation des Belges tant aimée, réduite par l’atroce guerre à un état si lamentable. » Il refuse l’obole du Denier de Saint- Pierre qui avait été recueillie malgré tout et demande « qu’elle soit employée en faveur du peuple belge aussi digne de compassion que remarquable par sa noblesse et sa religion. » Le 24 décembre, il évoque avec tristesse le refus que les belligérants sont opposé à sa demande de trêve pour la fête de Noël.
22. Cf. Allocution au Sacré Collège, le 24 décembre 1914.
23. Il faut dire que si le Nord de la France a été gravement touché par l’occupation allemande, les destructions, les exécutions et les déportations, c’est surtout sur le territoire belge que les pires exactions ont été commises. A Tamines, le 22 août 1914, 422 personnes sont fusillées, assassinées à la baïonnette, noyées ou carbonisées ; à Dinant où les deux tiers de la ville seront détruits, 674 civils, y compris des femmes et des enfants, sont passés par les armes, 400 autres sont déportés. A Louvain, les troupes allemandes fusillent 29 personnes et pillent la ville et y mettent le feu, détruisant le tiers de la ville dont la bibliothèque de l’université et des milliers de livres anciens.
24. Exhortation apostolique aux peuples belligérants et à leurs chefs.
25. Benoît XV dira le 6 décembre 1915 que cette lettre « a bien été reçue avec respect, mais elle n’a pas donné les fruits désirés. » (Allocution au Consistoire). Et pourtant, le Souverain Pontife, le répète, là était présentée « la seule mesure capable d’éteindre l’incendie ». Il la reformule avec plus de précisons : « Pour préparer une paix telle que la désire ardemment l’humanité tout entière, une paix juste et stable et qui ne semble pas seulement favorable à l’un ou l’autre parti, le moyen qui peut réussir est celui que, dans des conjonctures à peu près semblables, l’expérience a montré efficace et que Nous avons indiqué dans notre Lettre. C’est d’organiser des échanges de vues et part et d’autre directement ou indirectement, d’exposer sincèrement et clairement ses raisons et ses désirs avec bonne volonté et conscience du devoir, et de tout examiner soigneusement. On éliminerait les prétentions injustes ou excessives et on retiendrait les autres en convenant, si besoin, de justes compensations. Naturellement, comme dans toute controverse humaine à dirimer par un jugement humain, il est absolument nécessaire que d’un côté comme de l’autre des belligérants on cède sur quelques points et que l’on renonce à quelques-uns des avantages espérés. Il faut que dans chacun des deux camps on se consente de bon gré des concessions, même au prix de sacrifices, pour ne pas assumer devant Dieu et devant les hommes l’énorme responsabilité de la continuation de cette boucherie sans exemple, qui, si elle se prolongeait, pourrait bien amener pour l’Europe la déchéance du haut degré de civilisation où l’avait élevée la religion chrétienne. » Il y reviendra encore le 5 mai 1917 (Lettre Il 27 aprile 1915), dénonçant le « suicide de l’Europe civile ». Non seulement la lettre resta « inécoutée » mais « il sembla au contraire que s’élevait encore davantage la sombre marée de haines s’étendant parmi les nations belligérantes, et la guerre entraînant d’autres pays dans son épouvantable tourbillon, multiplia les ruines et les massacres. » Dès lors s’affiche plus que jamais « la nécessité d’obtenir de Jésus-Christ la paix, grâce à l’intercession de Marie sa Très Sainte Mère, par nos supplications répétées. » Dans son Exhortation à la paix du 1er août 1917, Benoît XV dira que ses efforts n’ont pas reçu la publicité souhaitée et que son appel n’a pas été entendu.
26. « …pour ne plus Nous renfermer dans des termes généraux, comme les circonstances Nous l’avaient conseillé par le passé, Nous voulons maintenant descendre à des propositions plus concrètes et pratiques et inviter les gouvernements des peuples belligérants à se mettre d’accord sur les points suivants, qui semblent devoir être les bases d’une paix juste et durable, leur laissant le soin de les préciser et de les compléter. »
27. Benoît XV eut une intense activité diplomatique tout au long de la guerre. Ainsi, il s’efforça, en vain, en 1914 et 1915, d’éviter l’entrée en guerre de l’Italie restée neutre (ce qui fut interprété comme une manœuvre pour éviter à l’Allemagne et à l’Autriche-Hongrie, un nouveau front) ; au printemps 1916, il demanda à Guillaume II d’empêcher la progression des troupes russes vers Constantinople, redoutant de voir les deux patriarcats orthodoxes s’unir contre le Saint-Siège. La requête est retirée quelques jours plus tard, Benoît XV préférant finalement ne pas s’ingérer dans le conflit. Parallèlement à son action diplomatique, Benoît XV mena une politique humanitaire volontariste. En décembre 1914, il confia à Eugenio Pacelli, futur pape Pie XII, la direction d’un service d’assistance aux blessés et prisonniers de guerre. Dans le même temps, il demanda aux belligérants d’autoriser l’échange de prisonniers blessés. Ceux-ci acceptèrent les échanges dès 1915(cf. Lettre Era nostro proposito, 25-5-1915). Dans ce cadre, 30 000 soldats sont hospitalisés en Suisse. Le Vatican servit également de bureau d’information aux familles : l’Œuvre des prisonniers reçut 170 000 demandes et envoya 50 000 communications. À ce sujet, l’écrivain non-violent, pacifiste et attaché à la Troisième internationale, Romain Rolland (1866-1944) qui critiquera tous les belligérants, conscient que cette guerre était « la faillite de la civilisation » et le « suicide de l’Europe », qualifiera ensuite le Vatican de « seconde Croix-Rouge ». Enfin, des rations alimentaires furent distribuées aux enfants des pays en guerre. Toutefois, l’action pontificale connut là aussi des échecs : en 1914, les belligérants refusèrent unanimement d’observer une trêve de Noël. En 1915, même refus à la proposition d’un droit de sépulture pour les morts sur le champ de bataille http://fr.wikipedia.org/wiki/Beno%C3%AEt_XV#cite_note-J221-9
28. Il faut « à l’occasion », coordonner « les intérêts particuliers au bien général de la grande société humaine ».
29. Thomas Woodrow Wilson (1856-1924), vingt-huitième président des États-Unis, présenta, le 8 janvier 1918, devant le Congrès, un plan de paix en 14 points parmi lesquels on retrouve plusieurs suggestions faites par Benoit XV cinq mois plus tôt (désarmement progressif, liberté des mers et du commerce, évacuation de territoires). Mais Wilson allait beaucoup plus loin promouvant l’idée d’autonomie de nombreux peuples. Enfin le dernier point disait : « Une association générale des nations doit être constituée ». C’est ainsi que Wilson sera considéré comme le père de la Société des nations que les États-Unis ne rejoindront jamais. Il assistera à la Conférence de Paris (1919) et y présentera le Traité de Versailles. Alors qu’il est de moins en moins populaire aux États-Unis, il reçoit, la même année, le prix Nobel de la paix.
30. Il écrira, le 16 octobre 1918, à l’archevêque de Québec qui le remerciait d’avoir obtenu la libération d’un prisonnier : « Nous n’avons eu aucune préférence parmi les belligérants […]. Et vous déplorez qu’on n’ait pas obéi à la voix et aux exhortations d’un père […]. Qui eût cru […] que Nos efforts, pleins d’un paternel amour, pour réconcilier les hommes entre eux seraient tournés contre Nous en sujet de haine populaire ? Pourtant dans tout cela, il ne faut pas tant s’étonner de la méchanceté de certains hommes, Nous accusant publiquement et amèrement de favoriser l’un des deux partis, que de l’irréflexion de ceux qui ont ajouté foi à une accusation aussi dénuée de fondement ! ».
31. Traduite par nos soins.
32. Lettre apostolique sur les devoirs qui incombent aux catholiques pour réparer les maux de la guerre, Diuturni luctuossimique.
33. Au contraire du Traité de Versailles qui rejetait sur l’Allemagne la responsabilité de la guerre (article 231), le Pape ne désigne pas de coupable. Olivier Chaline note que la thèse de la responsabilité de l’Allemagne n’est plus soutenue aujourd’hui par aucun historien (14-18, défense ou autodestruction de la civilisation ? in Communio, n° XXXVIII, 3-4, mai-août 2013, p. 7).
34. Lettre à l’occasion de la consécration solennelle de la basilique du Vœu national. (Sacré-Cœur de Montmartre).
35. Par exemple les Bénédictins de l’abbaye de Beuron (Bade-Wurtemberg) et les missionnaires d’Afrique.
36. Maximum illud, 9 (Eviter les nationalismes), 43-48. Lettre « sur la propagation de la foi dans le monde », traduite par nos soins.
37. Discours au Sacré Collège : la condition essentielle pour la pacification individuelle et sociale est le retour à Dieu par la foi, 24 décembre 1919. Il reviendra sur ce thème dans son Allocution au Sacré Collège, le 24 décembre 1920 et encore le 13 juin 1921 (Allocution consistoriale) : « les rivalités et rancunes de peuples à peuples ne sont point apaisées encore, et […] si l’incendie de la guerre est presque éteint, les instincts belliqueux sont restés vivaces ».
38. Lettre encyclique « sur la restauration chrétienne de la paix », traduite par nos soins.
39. Le Souverain Pontife pense certainement au traitement jugé trop humiliant réservé à l’Allemagne lors du traité de Versailles en 1919, dans sa deuxième partie : remaniements territoriaux à l’Est et à l’Ouest, limitation du pouvoir militaire, occupation de la Rhénanie, très lourdes sanctions commerciales et financières, perte de l’empire colonial. Toutes ces mesures plongèrent l’Allemagne dans de grandes difficultés économiques et suscitèrent un vif ressentiment qui n’est pas étranger au succès du nazisme et à l’envie de revanche. Déjà le 28 juillet 1915, dans son Exhortation aux peuples belligérants et à leurs chefs, avec une grande lucidité, Benoît XV demandait « qu’on y réfléchisse bien : les nations ne meurent pas ; humiliées et oppressées, elles portent frémissantes le joug qui leur est imposé, préparant la revanche et se transmettant de génération en génération un triste héritage de haine et de vengeance. »
40. C’est l’objectif de la première partie du traité de Versailles : Constituer une Société des nations. Malgré quelques succès, la Société de nations ne parvint pas à juguler en Europe les menaces d’une seconde guerre mondiale.
41. De civitate Dei, XIX, 17.
42. Il avait à plusieurs reprises déjà évoqué cette situation inacceptable (Cf. Allocution consistoriale du 6 décembre 1915) qui complique les relations diplomatiques et les communications.

⁢Chapitre 3 : L’entre-deux guerres

… ce que tous Nos efforts tendront à réaliser,
c’est la paix du Christ par le règne du Christ
— PIE XI
Ubi arcano, 1922.

Nous avons entendu les angoisses de Benoît XV durant les premières années de l’entre-deux guerres, conscient que la paix n’a pas gagné les cœurs. Deux mois, presque jour pour jour, avant sa mort⁠[1], il déclare devant le Consistoire : « Nous le constatons avec douleur et angoisse, la paix, décrétée en un acte solennel, n’a nullement apporté avec elle la paix des cœurs, et presque toutes les nations, principalement en Europe, sont encore en proie aux déchirements de graves conflits » et il estime  ces « antagonismes si aigus que pour les apaiser », les volontés humaines ne suffiront pas⁠[2] mais « qu’il est chaque jour plus nécessaire qu’intervienne le Dieu de miséricorde, dans les mains de qui sont la force et la puissance, la grandeur et l’empire de toutes choses. »

Cette après-guerre, pour le Pape, est un « chaos universel » à cause de deux choses : l’erreur et la haine⁠[3] qui subsistent.⁠[4]

Et effectivement, malgré les efforts et quelques succès de la Société des nations, la cause de la paix ne va pas progresser⁠[5]. Pire, la guerre a creusé des failles où de nouvelles idéologies meurtrières vont s’engouffrer.⁠[6]

Par ailleurs, les efforts des mouvements pacifistes d’avant la grande guerre que nous avons évoqués plus haut ont été balayés par la guerre. Après le conflit, c’est en Allemagne que le mouvement va reprendre. Puis en France avec Marc Sangnier⁠[7] qui veut réconcilier l’Allemagne et la France. Mais l’avènement du nazisme va de nouveau mettre fin à ces efforts.⁠[8]

Il n’empêche que des théologiens vont s’engager dans une réflexion novatrice qui confirme et prolonge la position adoptée par Benoît XV.


1. 22 janvier 1922.
2. Benoît XV précise : « Nous ne prétendons pas qu’il faille omettre ou négliger aucun des remèdes, aucune des mesures utiles que conseillent la sage raison et l’expérience. Travailler au bien commun en recourant à ces remèdes et à ces mesures est le rôle spécial des chefs de gouvernement, qui, au surplus,  n’ont pas le droit de ne se fier qu’à ces moyens et de ne point se préoccuper du secours d’en-haut. »
3. 21 novembre 1921.
4. En 1920, le cardinal Mercier se réjouit que la Société d’Etudes religieuses publie l’encyclique Ad beatissimi (1er novembre 1914) parce que « les événements tragiques qui bouleversaient le monde empêchèrent le peuple fidèle de prêter [à cette encyclique] toute l’attention qu’elle méritait ». Ainsi, ajoute l’Archevêque, les fidèles « apprendront à connaître les angoisses qui remplissaient le cœur du Successeur de Pie X […]  ; ils apprécieront sa paternelle sollicitude pour toutes les brebis de son bercail. Ils entendront la voix du docteur suprême dénoncer les erreurs et les vices dont souffre notre époque, et rappeler les règles imprescriptibles qui président à la vie individuelle comme au bon ordre de la société ». Enfin et surtout, « l’encyclique […] leur révèlera le cœur aimant du Saint-Père dans le pressant appel qu’il adresse à ses ouailles à pratiquer la charité du Maître, appel qui constitue l’idée maîtresse et le programme de son glorieux pontificat. » le cardinal Mercier terminait son message en souhaitant « que cette encyclique fût aux mains de tous les catholiques. » (Lettre de S.E. le Cardinal Mgr Mercier, Société d’Etudes religieuses, 25 décembre 1914)
5. Pensons à la controverse entre la Tchécoslovaquie et la Pologne à propos de Cieszyn en 1919, à celle qui oppose la Pologne et la Lituanie à propos de Vilnius en 1920, à la guerre entre la Russie et la Pologne en 1920, à l’invasion de la Ruhr en 1923 par la Belgique et la France, à l’invasion de Corfou par les troupes italiennes en 1923, à l’invasion de la Mandchourie par les Japonais en 1931, à la guerre entre la Bolivie et le Paraguay en 1932. Acceptée en 1926 par la SDN, l’Allemagne d’Hitler la quitte en 1933 alors que les puissances occidentales restent passives face au militarisme montant de l’Allemagne. L’Union soviétique acceptée en 1934 est exclue en 1939 suite à son invasion de la Finlande. En 1935, l’Abyssinie est envahie par les Italiens et en 1936 se déclare guerre civile espagnole où interviendront l’Italie, l’Allemagne et les Brigades internationales.
6. Pour l’historien juif américain d’origine allemande, MOSSE George L. (1918-1999), dans son livre _De la Grande Guerre au totalitarisme : la brutalisation des sociétés européennes,_ Hachette littératures, 1999 (la version originale a été publiée 10 ans plus tôt aux USA), la Première Guerre mondiale, guerre totale par excellence, a laissé les sociétés européennes en état de « brutalisation » d’ « ensauvagement ». De quoi s’agit-il ? De « la banalisation et l’intériorisation de la violence de guerre ». Si les fascismes se sont nourri de « la désagrégation d’une certaine civilisation libérale et tolérante », la guerre de 14-18 a donné naissance à « des liturgies politiques capables de galvaniser les masses, toujours vers le pire ». C’est ce que Mosse appelle « la nationalisation des masses » due à la « brutalisation » qui est « l’une des composantes fondamentales » du totalitarisme. Non seulement, on a assisté depuis la révolution française à « la radicalisation du combat sur les champs de bataille » mais aussi à « la banalisation de la mémoire de la mort de masse en une déréalisation de son drame » : « d’une part, la littérature, les cimetières militaires (devenus « jardins de héros » où la beauté de la nature cache le hideux de la mort), les monuments aux morts, les cartes postales, les jouets, les objets les plus triviaux ou le cinéma disent la glorification du combat de l’homme viril qui fait le sacrifice christique de sa personne pour la vie et la résurrection de sa patrie ; d’autre part, toutes ces représentations aseptisent la mort insupportable, la banalisent : les héros deviennent au moins autant d’objets de commerce que de pèlerinage. Ainsi une religion civique se met en place grâce à la mort de masse, et elle finit par la recouvrir. » (BECKER Annette, in Annales, Histoire, Sciences sociales, 2000, vol. 55, n° 1, pp. 181-182).
7. 1873-1950. Animateur du journal et du mouvement Le Sillon qui prône un catholicisme démocratique, républicain et social. Pie X dans Notre charge apostolique (25-8-1910) condamne les idées erronées que le mouvement diffuse sur l’autorité, la liberté, l’égalité, la démocratie, la fraternité, la dignité humaine, l’Église. Après la guerre Marc Sangnier abandonne la politique et milite pour la cause pacifiste.
8. Le nazisme est le produit de nombreuses influences et composantes idéologiques dont certaines remontent au XIXe siècle. Il rassemble racisme, antisémitisme, eugénisme, socialisme, pangermanisme, néo-paganisme transportés par des auteurs divers. Il a même trouvé un soutien intellectuel dans la philosophie de Martin Heidegger, appelé dès les années trente « le métaphysicien du nazisme » (cf. THIELEMANS H. sj, Existence tragique, La métaphysique du nazisme, in Nouvelle Revue théologique, n° 6, juin 1936, pp. 561-579).
   Il s’est nourri aussi de la situation catastrophique dans laquelle se trouvait l’Allemagne après la guerre, ruinée et surpeuplée, humiliée et dépecée par les clauses territoriales, militaires, économiques, financières et morales du traité de Versailles (1919) si sévère que le Sénat américain refusa de le ratifier désavouant le président Wilson. La même année, le célèbre économiste John Maynard Keynes qui avait fait partie de la délégation anglaise et dont la position conciliante n’avait pas été suivie publie, à compte d’auteur, un livre très critique, Les Conséquences économiques de la paix dans lequel il compare le Traité de Versailles à une « paix carthaginoise ». Pour lui, les réparations de guerre étaient trop élevées, insupportables pour l’Allemagne et nourriraient un ressentiment dangereux pour l’avenir. L’année suivante, c’est l’historien français Jacques Bainville (1879-1936) qui, dans Les conséquences politiques de la paix dénonce le Traité. Tout en se distançant de Keynes qu’il juge trop favorable à l’Allemagne, il prévoit que celle-ci ne respectera pas le Traité. Il décrit même, avec beaucoup de lucidité, ce qui va se passer : l’annexion de l’Autriche par le Reich, la crise des Sudètes avec la Tchécoslovaquie et un pacte germano-russe contre la Pologne.
   Il n’est donc pas étonnant de trouver en tête du  Programme en 25 points du Parti ouvrier allemand national-socialiste, proclamé le 24 février 1920 par Adolf Hitler et qui réclame : « la constitution d’une Grande Allemagne, réunissant tous les Allemands sur la base du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. […] l’égalité des droits du peuple allemand au regard des autres nations, l’abrogation des traités de Versailles et de Saint-Germain Traité de 1919 aussi qui démantèle l’ancien empire austro-hongrois. […] de la terre et des colonies pour nourrir notre peuple et résorber notre surpopulation. » (Points 1, 2 et 3).
   De plus, militarisme et esprit de revanche se sont conjugués très tôt dangereusement. Erich Ludendorff (1865-1937) qui fut général en chef des armées allemandes de 1916 à 1918 et l’apôtre de la guerre totale en utilisant à outrance la flotte sous-marine, est l’un des grands propagandistes de la fameuse thèse du « coup de poignard dans le dos » selon laquelle l’armée allemande, invaincue sur le terrain, a été trahie par les politiciens de l’arrière. S’il soutint dans les années 20 Adolph Hitler, il s’en sépara assez vite. Mais Dans son livre La guerre totale, publié en 1935, s’appuyant sur l’expérience de la Première Guerre mondiale, il remet en cause la primauté du politique sur le militaire prônée par Clausewitz. Il affirme que l’« esprit du peuple » s’exprime au plus haut point par la guerre, lorsque ses buts lui sont révélés, ce qui doit entraîner la soumission de tous au militaire, et justifie des mesures violentes contre les opposants à la guerre (juifs, Église catholique et socialisme).

⁢i. Don Sturzo

En 1928 est publiée une Déclaration signée par le P. Rostworowski  (Pologne), Don Luigi Sturzo (Italie), Henri Demulier (France), Franz Keller (Allemagne), P. F. Stratman (Allemagne), John Ude (Autriche) qui veulent montrer, dans le contexte contemporain, l’impossibilité d’une guerre juste : « Aujourd’hui où la guerre est devenue un système de destruction anonyme et de massacre généralisé, sans aucune finalité de justice distributive, avec les moyens atroces en complète opposition à la fin prétendument poursuivie, il n’y a plus de distinction morale fondamentale entre agression et défensive ; d’ailleurs dès que celle-ci commence à s’exercer, elle s’identifie criminellement à l’attaque (…). Autrement dit, une « guerre juste » est aujourd’hui impossible. Et même si elle était possible, on ne pourrait pas l’admettre, par suite de son caractère apocalyptique, indigne de l’homme (…). Par conséquent le refus du service militaire devient un devoir objectif pour tout catholique voulant rester fidèle à l’enseignement de Jésus et conscient de la criminelle absurdité de la guerre. »[1]

Parmi les signataires, Don Luigi Sturzo⁠[2]. En 1918, il participe à la fondation du Parti populaire italien, précurseur de la démocratie-chrétienne, aux côtés notamment d’http://fr.wikipedia.org/wiki/Alcide_De_Gasperi[Alcide De Gasperi]. Mais, en raison de son opposition au fascisme, il doit partir en exil. Il publie alors de nombreux ouvrages, notamment L’Italie et le fascisme (1926), La communauté internationale et le droit de guerre (1929), La société : sa nature et ses lois (1936), Politique et morale (1938) et L’Église et l’État (1939). On peut lire : MORELLI Anne, La contestation par Don Sturzo d’un « droit à la guerre », in Théologies de la violence, op. cit., pp. 71-80 ; MINOIS Georges, L’Église et la guerre, Fayard, 1994, pp. 399-401.] va se distinguer particulièrement en publiant notamment, en 1929, La communauté internationale et le droit de guerre[3],

Don Sturzo considère que la guerre n’est pas une fatalité à laquelle il faut imposer des limites comme la théologie s’est efforcée de le faire dans les siècles précédents. La théorie de la guerre juste est une théorie caduque non seulement parce que toute guerre est justifiable et qu’il s’est trouvé, à travers l’histoire, des théologiens pour s’y employer mais aussi parce que la guerre a changé de nature : « La théologie ne doit pas s’en tenir à la casuistique d’autrefois, établie au temps où des armées de fortune marchandaient la victoire, afin de limiter le nombre de morts, et où les monarques démunis d’argent se bornaient à des escarmouches ou rencontres qu’ils qualifiaient batailles. Je ne veux pas dire que la guerre était alors un jeu, mais les guerres de ces temps-là n’étaient pas comparables à celles d’aujourd’hui. »[4]

C’est dans une communauté internationale inorganisée que la guerre a été utilisée pour régler les conflits. Ce n’est pas une réglementation des conflits mais l’organisation de la communauté internationale qui devrait parvenir à éradiquer la guerre ce qui implique l’établissement d’une autorité internationale et une relativisation des notions de patrie et de nation.

Cette vision est-elle utopique ? Don Sturzo ne compte pas naïvement sur la simple efficacité des structures à mettre en place. Encore faut-il les animer. Telle est la mission spécifique du christianisme qui doit aider à la lutte contre l’égoïsme, la volonté de puissance et la perversité qui se cachent au fond de nos cœurs et qui nous poussent à la violence : « Contre les pessimistes qui pensent que la guerre est un héritage fatal de l’humanité déchue et qu’il est impossible à l’homme de s’en libérer, il faut affirmer que la force du christianisme n’est pas épuisée. Si, parmi les populations chrétiennes, on a pu vaincre l’esclavage, la polygamie, la vengeance entre familles, il n’et pas contraire, mais conforme à l’esprit du Christ de tendre aussi à vaincre la guerre. »[5] Malheureusement, la pensée chrétienne est étouffée.

En 1932 toutefois, un groupe de théologiens publie, à Fribourg, en Suisse, une déclaration qui reprend les idées de Don Sturzo : « Bien que la société internationale ne jouisse pas encore de l’autorité qui pourrait être sienne, tant par la nature même des choses qu’en vertu du consentement des hommes, il est toutefois évident que, revêtue des formes du droit positif, elle se trouve déjà consolidée par de nombreux instruments juridiques et politiques destinés à établir un ordre humain et la paix. Dans ces conditions, la guerre qu’un État déclencherait de sa propre autorité, sans avoir recours préalablement aux institutions juridiques existantes ne saurait être une procédure légitime. »[6]

La théorie de la guerre juste présente donc une faiblesse congénitale et paraît inadaptée surtout aux temps présents. Restent l’idée d’une organisation internationale de plus en plus nécessaire indissociable de l’évangélisation indispensable pour animer les structures possibles.


1. Cité in COMBLIN J., op. cit., p. 46.
2. 1871-1959. Ce prêtre exerça des responsabilités politique dans sa ville natale et dans sa province, tout en jouant un rôle important dans l’http://fr.wikipedia.org/wiki/Action_catholique[Action catholique
3. Il est publié en anglais. En 1931, il paraîtra en français et seulement en 1954 en italien.
4. Don STURZO, Politique et morale, in DC, 1960, col. 237.
5. Id..
6. Paix et guerre, in Les documents de la vie intellectuelle, Fribourg, février 1932, p. 41.

⁢ii. Et Pie XI ?

[1]

Elu le 6 février 1922, le nouveau Pape publie, le 23 décembre⁠[2] l’encyclique Ubi arcano, dans laquelle se trouve tout le programme de son pontificat.⁠[3] d’emblée Pie XI s’inscrit dans la ligne tracée par son prédécesseur : « L’état de choses n’a pas changé qui a préoccupé, durant tout son pontificat […], il est donc logique que Nous fassions Nôtres ses initiatives et ses vues en ce qui concerne ces questions ». L’élément le plus préoccupant est que « ni les individus, ni la société, ni les peuples n’ont encore, après la catastrophe d’une pareille guerre, retrouvé une véritable paix ; la tranquillité active et féconde que le monde appelle n’est pas encore rétablie ». Et de citer ces paroles des prophètes « qui s’appliquent et conviennent merveilleusement à notre époque : « Nous attendions la paix et nous n’avons rien obtenu de bon ; le temps du remède, et voici la terreur[4] ; le temps de la guérison, et voici l’épouvante »[5]. « Nous attendions la lumière, et voici les ténèbres […] ; le jugement, et il n’y en a pas ; le salut, et il s’est éloigné de nous ».⁠[6] En fait, « dans tous les pays qui ont participé à la dernière guerre, les vieilles haines ne sont point tombées encore ; elles continuent de s’affirmer ou sournoisement dans les intrigues de la politique comme dans les fluctuations du change, ou sur le terrain découvert de la presse quotidienne et périodique ; elles ont même envahi des domaines qui, de par leur nature, sont fermés aux conflits aigus, tels que l’art et la littérature. » Les pays vaincus accusent les vainqueurs de les opprimer et dépouiller, et les vainqueurs se traitent entre eux en ennemis. Même les pays qui n’ont pas participé au conflit sont accablés. La crise est générale et s’aggrave « d’autant plus que les multiples échanges de vues auxquels les hommes politiques ont procédé jusqu’ici, et leurs efforts pour remédier à la situation ont donné un résultat nul, et pire même qu’on ne prévoyait. » Dans cette ambiance menaçante, les nations se sentent obligées de vivre « sur pied de guerre » ruineux et délétère. A l’intérieur de nations, la situation n’est pas meilleure : lutte des classes, grèves, soulèvements, révoltes, répressions, terrorisme, politiques partisanes et intéressées, désagrègent la société. La famille déjà en décadence avant guerre et les églises sont bouleversées par la guerre. Faut-il s’étonner que les âmes soient « devenues inquiètes, aigries et ombrageuses », que la paresse, l’insubordination, l’impudeur et la misère s’étendent ? Bref, le chaos s’installe, « l’humanité semble retourner à la barbarie ».⁠[7] Pascendi de la même année où il énumère les tares du modernisme : agnosticisme, immanentisme, évolutionnisme, subjectivisme, relativisme]

Comment expliquer un tel bouleversement ? La réponse est dans l’Évangile : « Tous ces maux procèdent du dedans »[8], la paix, en effet, « n’a pas été gravée dans les cœurs. » Au contraire, des années de haine ont occulté la dignité de la personne humaine et fait du prochain « un étranger et un ennemi ». Seuls comptent la force et le nombre. Seuls comptent les biens terrestres que l’on se dispute à l’envi, dédaignant les biens éternels. L’apôtre jacques avait donc raison d’écrire : « d’où viennent les guerres et les conflits parmi vous ? N’est-ce pas de vos convoitises ? »[9] Le Souverain Pontife développe cette idée : « C’est à ces convoitises déréglées, se dissimulant, pour donner le change, sous le voile du bien public et du patriotisme, qu’il faut attribuer sans contredit les haines et les conflits qui s’élèvent périodiquement entre les peuples. Cet amour même de sa patrie et de sa race, source puissant de multiples, vertus et d’actes d’héroïsme lorsqu’il est réglé par la loi chrétienne, n’en devient pas moins un germe d’injustices et d’iniquités nombreuses si, transgressant les règles de la justice et du droit, il dégénère en nationalisme immodéré. Ceux qui tombent dan cet excès oublient, à coup sûr, non seulement que tous les peuples, en tant que membres de l’universelle famille humaine, sont liés entre eux par des rapports de fraternité et que les autres pays ont droit à la vie et à la prospérité, mais encore qu’il n’est ni permis ni utile de séparer l’intérêt de l’honnêteté : la justice fait la grandeur des nations, le péché fait le malheur des peuples⁠[10]. » Pourquoi donc, au fond, la paix est-elle absente ? La Parole de Dieu nous révèle que : « Ceux qui abandonnent le Seigneur seront réduits à néant »[11] Et Jésus nous a avertis : « Sans moi, vous ne pouvez rien faire »[12], « celui qui ne recueille point avec moi dissipe »[13]. Quels que soient les efforts des hommes, s’ils se séparent de Dieu, s’ils l’excluent de la vie publique, de la société, de la famille, de l’éducation, les « germes de discorde » éclosent en guerre et la guerre par sa cruauté renforce les haines.

Quels remèdes apporter à tant de maux si graves ? La réponse du pape est lucide et précise : « Il y a bien peu à attendre d’une paix artificielle et extérieure qui règle et commande les rapports réciproques des hommes comme ferait un code de politesse ; ce qu’il faut, c’est une paix qui pénètre les cœurs, les apaise et les ouvre peu à peu à des sentiments réciproques de charité universelle. Une telle paix ne saurait être que la paix du Christ […]. »⁠[14] Il n’y a pas d’autre paix. Il nous a révélé que nous étions tous frères⁠[15], que nous devions nous aimer les uns les autres et porter les fardeaux les uns des autres⁠[16]. Certes, « la paix est œuvre de justice »[17] mais « encore cette justice ne doit-elle pas adopter une brutale inflexibilité de fer ; il faut qu’elle soit dans une égale mesure tempérée par la charité ». Or, la charité est une « vertu qui est essentiellement destinée à établir la paix entre les hommes ». Et, comme le montre Paul, la Rédemption est « moins une œuvre de justice -elle l’est certes- qu’une œuvre divine de réconciliation et de charité ». Le Christ est notre paix « puisque, en même temps que dans sa chair il satisfaisait sur la croix à la justice divine, il tuait en lui-même les inimitiés, réalisant la paix[18], et en lui réconciliait les hommes et le monde avec Dieu. » Saint Thomas le confirme : « la paix véritable et authentique est plus de l’ordre de la charité que de la justice, cette dernière ayant mission d’écarter les obstacles à la paix tels que les torts, les dommages, tandis que la paix est proprement et tout spécialement un acte de charité ».

Comment cette paix s’établit-elle ? En s’attachant d’abord aux « réalités spirituelles et éternelles »[19], par « la persévérance et la fermeté d’âme », en mettant « un frein aux convoitises ». En reconnaissant en Dieu, le Créateur et le Maître du monde, on respectera l’ordre, la loi et l’autorité, la dignité de la personne humaine, la pureté des mœurs, le sacrement de mariage et la sainteté de la famille.

C’est la mission de l’Église catholique d’apporter ces remèdes par son enseignement pour pacifier le monde et conjurer « les menaces imminentes de nouvelles guerres ». « Il ne saurait y avoir aucune paix véritable -cette paix du Christ si désirée- tant que tous les hommes ne suivront pas fidèlement les enseignements, les préceptes et les exemples du Christ, dans l’ordre de la vie publique comme de la vie privée ; il faut que, la famille humaine régulièrement organisée, l’Église puisse enfin, en accomplissement de sa divine mission, maintenir vis-à-vis des individus comme de la société tous et chacun des droits de Dieu. »[20]

Selon la formule de Paul, il faut donc « tout restaurer dans le Christ »[21], les individus, les familles, les sociétés. En effet, « le jour où États et gouvernements se feront un devoir sacré de se régler, dans leur vie politique, au-dedans et au dehors, sur les enseignements et les préceptes de Jésus-Christ, alors, mais alors seulement, ils jouiront à l’intérieur d’une paix profitable, entretiendront des rapports de mutuelle confiance, et résoudront pacifiquement les conflits qui pourraient surgir. »

Cette restauration ne peut être purement une œuvre civile mais surtout une œuvre d’Église⁠[22].

Dans ce travail de restauration, le Souverain Pontife va prendre sa part⁠[23].

Le 7 avril 1922, il avait encouragé la Conférence internationale de la Paix bien conscient du danger des haines persistantes qui « tournent au désavantage des peuples vainqueurs eux-mêmes et préparent pour tous un bien redoutable avenir ; […] la meilleure garantie de tranquillité n’est pas une forêt de baïonnettes, mais la confiance mutuelle et l’amitié. »[24]

d’année en année, il constate que la paix ne s’établit toujours pas et s’inquiète de plus en plus : « l’Europe même est en proie à de multiples et graves calamités. Sur le continent et dans les îles importantes, des nations très florissantes jadis et foyers rayonnants de civilisation, s’épuisent en des combats fratricides qui causent aux une et aux autres des pertes incalculables, et menacent dès maintenant d’entraîner l’ensemble de l’Europe et par voie de conséquence l’humanité tout entière. »[25] Et si l’on n’écoute pas le pape, « ce qui nous est et sera toujours possible, c’est de supplier le Dieu de la paix de rétablir et d’affermir sa paix dans tous les esprits, d’inspirer à tous des sentiments de justice et de charité, et de les amener peu à peu à la conclusion d’ententes amicales. »[26]

Attaché cependant à combattre le mal à la racine, il va dénoncer les sources de la violence tout particulièrement dans les idéologies à la mode et à la lumière des événements dramatiques qui vont se dérouler durant tout son pontificat en Russie⁠[27], en Allemagne⁠[28], au Mexique⁠[29], en Italie⁠[30] et en Espagne⁠[31], tous pays où les chrétiens sont d’une manière ou d’une autre persécutés ou discriminés⁠[32], où la religion est étouffée : « Le monde presque entier est à présent fortement agité par des dissidences, des erreurs et des théories nouvelles qui semblent donner à notre époque un caractère d’exceptionnelle importance historique.

La doctrine et la vie chrétiennes sont elles aussi en péril dans bien des parties du monde. Des idées douteuses ou entièrement malhonnêtes qui, il y a quelques années, n’étaient que chuchotées dans certains cercles avides d’innovations, sont aujourd’hui prêchées sur les toits et ouvertement mises à exécution. La décadence des mœurs privées et publiques a mené à l’érection, en beaucoup de lieux, de funestes symboles de la révolte contre la Croix du Christ. […] seule l’auguste et intègre doctrine chrétienne peut revendiquer pleinement les droits et les libertés de l’homme parce que ce n’est qu’elle qui reconnaît à la personne humaine sa valeur et sa dignité. C’est pourquoi les catholiques, illuminés sur la nature et les qualités de l’homme, sont nécessairement les champions de ses légitimes droits et de ses légitimes libertés, et protestent au nom de Dieu contre la fausse doctrine qui tente de dégrader la dignité de l’homme, en l’asservissant au bon plaisir d’une tyrannie néfaste ou en le détachant cruellement du reste de la famille humaine, comme ils rejettent aussi au nom de Dieu toute doctrine sociale qui traite l’homme comme un simple instrument matériel dans la compétition économique ou dans la lutte des classe. »[33]

Que ce soit contre le bolchevisme, le racisme, le nationalisme, l’étatisme⁠[34], « le mal essentiel est le même : la divinisation d’une collectivité sociale, raciale ou politique »[35] au détriment de la dignité humaine et le Saint Père précise, pour que tous sachent qu’elle appartient à tous les hommes sans discrimination quelconque : « la dignité humaine consiste en ceci : que tous font une seule grande famille, le genre humain, la race humaine »[36].

Et tout cela n’est pas qu’une querelle d’idées mais une question de vie ou de mort dans la lutte entre le bien et le mal. « En face de l’armée du mal, qui, par ses méthodes de haine, de violence, d’oppression des consciences, de méconnaissance de la dignité de l’âme humaine, poursuit avec acharnement la lutte contre tout ce qui rappelle le nom chrétien, en face de ces forces déchaînées qui travaillent à soulever les hommes les uns contre les autres au risque de provoquer des cataclysmes sanglants », il n’y a qu’une armée, celle qui ne dispose que d’une seule arme, celle de la charité du Christ.⁠[37]

Le Saint Père se rend compte que les responsables des nations et peut-être les nations elles-mêmes ne l’écoutent plus.

Reste la prière : « Que les peuples s’entredéchirent de nouveau, que sur terre, sur mer et dans les airs, tous les moyens soient mis en œuvre pour le massacre et la destruction totale, ce serait un crime si monstrueux et un tel accès de folie que Nous ne croyons nullement qu’on puisse en arriver là […] Que s’il se trouve quelqu’un -ce qu’à Dieu ne plaise et Nous avons confiance que cela n’arrivera pas- qui ose méditer et préparer un tel fléau, Nous ne pourrions Nous empêcher de renouveler au Dieu tout-puissant cette prière : Seigneur, dissipez les peuples qui veulent la guerre ».⁠[38]

Son Radio-message de Noël 1936, alors qu’il est déjà malade, est marqué du même souci : « Cette année, la divine bonté Nous permet de contribuer aux prières, aux œuvres, aux sacrifices de tous par l’expérience personnelle de la souffrance, qui jusqu’ici Nous avait étonnamment épargné. » Il prie le Seigneur d’accepter « cette offrande que Nous lui faisons et qui veut être, maintenant et toujours, en pleine conformité avec sa très sainte volonté, pour sa gloire aujourd’hui plus sataniquement que jamais combattue, pour la conversion de tous les égarés, pour la paix et pour le bien de l’Église tout entière, et d’une façon toute particulière pour l’Espagne très éprouvée et qui, pour cela même, Nous est très chère. »

Tous les fidèles sont invités à implorer le Ciel, dernier recours contre la guerre qui menace : « Tandis que des millions d’hommes vivent dans l’anxiété devant l’imminent danger de guerre et devant la menace de massacres et de ruines sans exemple, Nous accueillons dans Notre cœur paternel le trouble de tant de Nos fils et Nous invitons évêques, clergé, religieux » fidèles à s’unir à Nous dans la prière la plus confiante et la plus insistante pour la conservation de la paix, dans la justice et dans la charité. Que le peuple fidèle recoure, encore une fois, à cette puissance désarmée, mais invincible de la prière afin que Dieu, dans les mains de qui est le sort du monde, soutienne chez tous les gouvernants la confiance dans les voies pacifiques de loyaux pourparlers et d’accords durables et inspire à tous, en harmonie avec les paroles de paix souvent répétées, des sentiments et des œuvres aptes à la favoriser et à la fonder sur les bases sûres du droit et des enseignements évangéliques.

Reconnaissant, au delà de toute expression, de toutes les prières qu’ont faites et que font encore pour Nous les fidèles de tout le monde catholique, Nous offrons de tout cœur cette vie que, grâce à ces prières, le Seigneur nous a accordée et pour ainsi dire renouvelée : Nous offrons pour le salut, pour la paix du monde le don inestimable d’une vie déjà longue, soit que le Maître de la vie et de la mort veuille Nous l’enlever, soit qu’il veuille, au contraire, prolonger plus encore les journées de labeur de l’ouvrier affligé et fatigué.

Nous avons d’autant plus la confiance de voir Notre offrande acceptée avec bienveillance qu’elle est faite conjointement à la mémoire liturgique du doux et héroïque martyr saint Wenceslas, et qu’elle va préluder à la fête du saint Rosaire, à la célèbre supplique, au mois consacré au saint rosaire, pendant lequel redoubleront dans tout le monde catholique, comme Nous le recommandons aussi vivement, la ferveur et l’assiduité à cette dévotion qui a déjà obtenu de si grandes et si bienfaisantes interventions de la Très Sainte Vierge dans les destinées de l’humanité troublée. »[39]

Les hommes n’ont pas entendu ou ils n’ont pas écouté les paroles les avertissements de Benoît XV et de Pie XI. Et quand ils les ont écoutés, ils les ont mal compris ou n’ont pas voulu les comprendre. Nous l’avons vu pendant et après la guerre de 1914-1918. Nous le constatons encore à la veille de la guerre de la seconde guerre mondiale.⁠[40]


1. 1857-1939. Pape de 1922 à 1939. On peut trouver tous les textes cités ici et bien d’autres sur le site www.liberius.net.
2. Pie XI explique qu’il n’a pu publier plus tôt cette encyclique à cause d’ « empêchements successifs » qui « y ont mis obstacle » et qu’il énumère.
3. Outre le problème des relations internationales, on voit, dans ce document, le souci du Souverain Pontife pour la famille, qui se manifestera, en 1930 par l’encyclique Casti connubii ; pour l’éducation chrétienne à laquelle il consacrera Divini illius magistri (1929) ; pour la question sociale qui sera abordée dans Quadragesimo anno (1931) et Caritate Christi compulsi (1932).
4. Jr 8, 15.
5. Jr 14, 19.
6. Is 54, 9-11.
7. Le pape dénonce le matérialisme et « une sorte de modernisme moral, juridique et social ». Il fait allusion au modernisme religieux critiqué par Pie X qui, dans la constitution apostolique Lamentabili sane exitu (1907), condamne formellement 65 propositions dites «  modernistes », rappelées dans l’http://fr.wikipedia.org/wiki/Encyclique[encyclique
8. Mc 7, 23.
9. Jc 4, 1.
10. Pr 14, 34.
11. Is 1, 28.
12. Jn 15, 5.
13. Lc 11, 23.
14. Pie XI y reviendra dans l’encyclique Fin dal primo momento du 23 décembre 1922 et développera longuement ce thème dans l’encyclique Quas primas du 11 décembre 1925, consacrée précisément à la royauté spirituelle du Christ. On y lit notamment cette profession de foi : « Si les princes et les gouvernants légitimement choisis étaient persuadés qu’ils commandent bien moins en leur nom propre qu’au nom et à la place du divin Roi, il est évident qu’ils useraient de leur autorité avec toute la vertu et la sagesse possibles. Dans l’élaboration et l’application des lois, quelle attention ne donneraient-ils pas au bien commun et à la dignité humaine de leurs subordonnés !
   Alors on verrait l’ordre et la tranquillité s’épanouir et se consolider ; toute cause de révolte se trouverait écartée ; tout en reconnaissant dans le prince et les autres dignitaires de l’État des hommes, comme les autres, ses égaux par la nature humaine, en les voyant même, pour une raison ou pour une autre, incapables ou indignes, le citoyen ne refuserait point pour autant de leur obéir quand il observerait qu’en leurs personnes s’offrent à lui l’image et l’autorité du Christ Dieu et Homme.
   Alors les peuples goûteraient les bienfaits de la concorde et de la paix. Plus loin s’étend un royaume, plus il embrasse l’universalité du genre humain, plus aussi -c’est incontestable- les hommes prennent conscience du lien mutuel qui les unit. Cette conscience préviendrait et empêcherait des conflits ; en tout cas, elle adoucirait et atténuerait leur violence. Pourquoi donc, si le royaume du Christ s’étendait de fait comme il s’étend en droit à tous les hommes, pourquoi désespérer de cette paix que le Roi pacifique est venu apporter sur la terre ? »
15. Mt 23, 8.
16. Jn 15, 12 et Ga 6, 2.
17. Is 32, 17.
18. Ep 2, 14.
19. « Que sert à l’homme de gagner l’univers s’il vient à perdre son âme ? » (Mt 16, 26).
20. « … le règne du Christ établit et fait épanouir une certaine égalité de droits et de dignité entre les hommes, tous ennoblis du sang précieux du Christ ; et ceux qui paraissent commander aux autres doivent en droit et en fait, à l’exemple du Christ Seigneur lui-même, être les administrateurs des biens communs, et par suite les serviteurs de tous les serviteurs de Dieu, principalement des plus humbles et des plus pauvres. »
   Pie XI n’en confond pas pour autant les pouvoirs temporel et spirituel : « Certes l’Église ne se reconnaît point le droit de s’immiscer sans raison dans la conduite des affaires temporelles et purement politiques, mais son intervention est légitime quand elle cherche à éviter que la société civile tire u n prétexte de la politique, soit pour restreindre de toute manière les biens supérieurs d’où dépend le salut éternel des hommes, soit pour nuire aux intérêts spirituels par des lois et des décrets iniques, soit pour porter de graves atteintes à la divine constitution de l’Église, soit enfin pour fouler aux pieds les droits de Dieu lui-même dans la société. »
21. Ep 1, 10.
22. « …il n’est point d’institution humaine en mesure d’imposer à toutes les nations une sorte de code international, adapté à notre époque, analogue à celui qui régissait au moyen âge cette véritable Société des Nations qui s’appelait la chrétienté. Elle aussi a vu se commettre en fait beaucoup trop d’injustices ; du moins la valeur sacrée du droit demeurait incontestée, règle sûre d’après laquelle les nations avaient à rendre leurs comptes.
   Mais il est une institution divine capable de garantir l’inviolabilité du droit des gens ; une institution, qui, embrassant toutes les nations, les dépasse toutes, qui jouit d’une autorité souveraine et du glorieux privilège de la plénitude du magistère, c’est l’Église du Christ : seule elle se montre à la hauteur d’une si grande tâche grâce à sa mission divine, à sa nature, à sa constitution même, et au prestige que lui confèrent les siècles ; et les vicissitudes mêmes des guerres, loin de l’amoindrir, lui apportent un merveilleux épanouissement. »
23. Pour connaître mieux l’action de Pie XI pendant cette période mouvementée, on peut lire SAINT-DENIS André, Pie XI contre les idoles, Plon, 1939. L’auteur, dès avant la guerre, montre la pertinence des interventions de Pie XI. Plus près de nous, est précieux aussi le livre de JARLOT Georges, Pie XI doctrine et action 1922-1939, Università Gregoriana Editrice, 1973. Voir aussi l’annexe à la fin de ce volume.
24. Lettre autographe à l’archevêque de Gênes, 7 avril 1922. Il développe le même thème dans une autre Lettre autographe à son Secrétaire d’État, le 29 avril 1922.
25. Allocution consistoriale, 23 mai 1923.
26. Id..
27. Dès juillet 1922, inquiet du sort matériel des populations russes, il prescrit une souscription générale en leur faveur (Lettre apostolique aux patriarches, primats, archevêques et évêques de l’univers catholique, 10 juillet 1922). Il revient sur cette aide nécessaire le 11 décembre de la même année dans son Allocution consistoriale et encore le 24 mars 1924 (Allocution consistoriale où il dénonce aussi l’incarcération de nombreux prêtres et religieux dont l’archevêque Cieplak, puis le 18 décembre 1924 dans une nouvelle Allocution consistoriale). Puis, sur le fond, sur l’idéologie communiste, il publie l’encyclique Divini redemptoris, 19 mars 1937.
28. Cf. Encyclique Mit brennender Sorge, 14 mars 1937.
29. Encycliques Iniquis Afflictisque, 18 novembre 1926 ; Acerba animi 29/9/1932 ; Firmissimam constantiam (No es muy conocida) 28 mars1937.
30. Inquiet du désordre intérieur, il invite de revenir au Christ et rappelle l’enseignement de Léon XIII (Lettre apostolique aux évêques d’Italie, 6 août 1922 puis celle du 28 octobre 1922 et encore l’Allocution consistoriale du 24 mars 1924). Sur l’idéologie fasciste, on retiendra l’allocution Misericordia Domini, du 20 décembre 1926 et encyclique Non abbiamo bisogno du 29 juin 1931. On peut aussi rappeler la condamnation (22 juin 1934) par la Sacrée Congrégation du Saint-Office des œuvres du catholique Giovanni Gentile proche de Mussolini, auteur notamment du Manifeste des intellectuels fascistes (1925) ou encore celle du livre de G. Cogni, Il Razzismo (Décret du 19 juin 1937).
31. Encyclique Dilectissima Nobis du 3 juin 1933. Le Souverain Pontife précise bien que son intervention n’est pas motivée par un changement de régime : « Notre parole ne s’inspire nullement, comme quelques-uns l’affirment faussement, de sentiments d’hostilité à l’égard de la nouvelle forme 'de gouvernement de l’Espagne, ni d’aversion envers les autres changements politiques qui s’y sont récemment accomplis.
   Il est évident pour tous que l’Église catholique, sans s’attacher à une forme de gouvernement plutôt qu’à une autre, pourvu que soient sauvegardés et protégés les droits de Dieu et de la conscience chrétienne, ne fait aucune difficulté pour s’accorder avec toutes les institutions civiles, qu’elles aient la forme royale ou républicaine, qu’elles soient sous le pouvoir aristocratique ou populaire.
   La preuve en est, pour ne parler que des faits les plus récents, dans les nombreux traités et Concordats, comme on les appelle, qui ont été signés en ces derniers temps, de même dans les rapports qui interviennent nécessairement entre le Saint-Siège et les divers États, sans excepter aussi ceux qui, après la dernière grande guerre, ont abandonné leur régime monarchique pour adopter le gouvernement républicain.
   Bien plus, jamais ces Républiques — tant dans leurs institutions que dans leurs aspirations à une juste grandeur et prospérité de la nation, — jamais, disons-Nous, ces Républiques n’ont, sans nul doute souffert aucun dommage, ni du fait des relations amicales nouées avec ce Siège apostolique, ni du fait des conventions qu’elles ont eu l’idée, en conformité des nécessités du temps, de conclure et d’observer avec une confiance réciproque, concernant les affaires des sociétés ecclésiastique et civile ».
   On peut aussi lire le discours La vostra presenza (14 septembre 1936) adressé aux réfugiés espagnols en Italie. Pie XI dénonce massacres, profanations, destructions, dénonce l’action de forces subversives responsables de la persécution mais condamne la guerre -« chose si terrible et inhumaine »- et plus encore la guerre entre frères et pire encore, la guerre entre frères dans le Christ ! La bénédiction accordée à la fin du discours, « au-dessus de toute considération politique terrestre » s’étend aux défenseurs de Dieu et de la religion, des droits et de la dignité des consciences et aussi « aux autres » « qui sont pourtant et resteront toujours Nos fils » malgré « des actes et des méthodes extrêmement odieux et cruellement persécuteurs ». Le Pape s’engage à prier pour eux.
32. Le pape n’en oublie par pour autant les autres victimes des idéologies. Lire l’annexe 1 à la fin du volume. 
33. Lettre aux évêques des États-Unis à l’occasion du cinquantenaire de la Catholic University of America, 21/9/1938.
34. Et même le totalitarisme défini en ces termes par le Pape lui-même: « L’Église professe et enseigne une doctrine qui marque les justes rapports entre collectivité et individu. Certainement (c’est l’évidence même), du fait des nécessités de la vie, de sa naissance à sa mort, l’individu a besoin de la collectivité : pour vivre, pour développer sa vie. Mais il n’est pas vrai que la collectivité soit elle-même une personne, une personne indépendante, parlant en son propre nom. Non, la science comme l’ignorance, la science comme la vertu sont le propre de l’individu. Aussi, quand on parle de l’âme de la collectivité, c’est une manière de dire qui a bien son fondement dans la réalité, mais qui demeure une abstraction. Et la collectivité ne peut exercer aucune fonction personnelle qu’à travers les individus qui la composent : c’est l’évidence, mais une évidence qui, de nos jours, n’est plus reconnue dans bien des milieux. On dit trop un peu partout, d’une façon ou d’une autre — et on s’est habitué à entendre dire, — que tout doit appartenir à l’État, rien à l’individu. Oh ! chers Fils, quelle fausseté dans cette expression : elle va d’abord contre les faits, car si l’individu est réellement dépendant à ce point de la société, la société, d’autre part, ne serait rien sans les individus, sinon une pure abstraction. Mais il y a des arrière-pensées bien graves, et ceux qui disent : tout à la collectivité, disent aussi que la collectivité est quelque chose de divin, et alors, voici l’individu divinisé, mais d’une façon nouvelle : c’est une espèce de panthéisme social. Voilà, chers Fils, la leçon que le catéchisme élémentaire nous enseigne. C’est l’ennemi de l’homme qui a dit : eritis sicut dei. Vous savez tout ce que cette phrase voulait dire et comment elle s’est traduite dans la tragédie des siècles qui se sont succédé dans la vie de la pauvre humanité pécheresse.
   On dit ainsi : tout doit être à l’État, et voici l’État totalitaire, comme on le nomme. Rien sans l’État, tout à l’État. Mais il y a là une fausseté si évidente qu’il est étonnant que des hommes, par ailleurs sérieux et doués de talents, la disent et l’enseignent aux foules. Car comment l’État pourrait-il être vraiment totalitaire, donner tout à l’individu et tout lui demander, comment pourrait-il tout donner à l’individu pour sa perfection intérieure — car il s’agit de chrétiens, — pour la sanctification et la glorification des âmes ? Dès lors, combien de choses échappent aux possibilités de l’État dans la vie présente et en vue de la vie future, éternelle ! »
(Discours adressé aux membres du pèlerinage de la Confédération française des travailleurs chrétiens (C. F. T. C.) à l’audience du 18 septembre 1938, à Castel-Gandolfo).
   Déjà en 1925, il disait : « La liberté a certainement ses droits, et l’Église, en raison de sa mission, ne peut faire autrement que de les défendre et de les revendiquer. Mais, par sa doctrine et sa constitution, elle est totalement hostile soit à la licence, à l’anarchie engendrée par les erreurs, absolument destructives de la société humaine et déjà condamnées, du libéralisme et du socialisme ; soit à toute conception politique qui voit dans le pays ou l’État une fin ultime et se suffisant à elle-même ; avec une pareille doctrine, l’État en arrive aussitôt, par une sorte de fatalité, à ruiner et anéantir les droits des particuliers, avec les non moins tristes et cruelles conséquences qu’il est facile d’imaginer. » (Allocution consistoriale, 14 décembre 1925).
35. SAINT-DENIS André, Pie XI contre les idoles, Plon, 1939, p. V.
36. Allocution du 28/7/1938.
37. Lettre à H. de Vergès, président général de la Société de saint Vincent de Paul 6 janvier 1939.
38. Allocution consistoriale 1er avril 1935.
39. Message radiodiffusé en plusieurs langues, adressé par le Saint-Père, le 29 septembre 1938, fête de la Dédicace de saint Michel archange, aux fidèles de l’Église catholique et au monde entier.
40. On peut s’arrêter un instant aux interventions de Pie XI lors de la guerre d’Ethiopie en 1935-1936. Le 28 mai 1935, pressentant cette guerre, Pie XI déclarait : « Nous ne voulons ajouter que très peu de mots […] pour dire que Nous espérons encore, et que Nous espérons toujours dans la paix du Christ, et que, quoi qu’il en soit, Nous nourrissons l’espoir qu’il ne se produira rien qui ne soit suivant la vérité, suivant la justice et suivant la charité. » (Décret sur l’héroïcité des vertus de Justin de Jacobis).  Le 27 août 1935, un mois avant l’invasion italienne (le 3 octobre), après avoir demandé de nouveau que l’on prie pour la paix, Pie XI profite de l’actualité pour rappeler quelques principes classiques de doctrine : « A l’étranger, on parle d’une guerre de conquête, d’une guerre offensive : voilà une supposition qui déconcerte. Une guerre qui ne serait que de conquête serait évidemment injuste… Nous ne voulons pas penser à une guerre injuste : Nous ne pouvons pas envisager sa possibilité et Nous l’écartons délibérément.
   De l’autre côté, en Italie, on dit qu’il s’agirait d’une guerre juste, parce qu’une guerre de défense pour assurer les frontières contre des dangers continuels et incessants, une guerre devenue nécessaire pour l’expansion d’une population qui augmente de jour en jour, une guerre entreprise pour défendre ou assurer la sécurité matérielle d’un pays, une telle guerre se justifierait par elle-même.
   Il est vrai […] que si ce besoin d’expansion peut exister, s’il existe aussi la nécessité d’assurer par la défense la sécurité des frontières, Nous ne pouvons que souhaiter qu’on puisse arriver à résoudre toutes les difficultés par d’autres moyens qui ne soient pas la guerre. Comment ? Il n’est évidemment pas facile de le dire, mais Nous ne croyons pas que ce soit impossible. Il faut étudier cette possibilité. Une chose Nous semble hors de doute : si le besoin d’expansion est un fait dont il faut tenir compte, le droit de défense a des limites et des modérations qu’il doit garder, afin que la défense ne soit pas coupable. » (Allocution à des infirmières du monde entier).
   Le 31 août,  l’Osservatore romano fait une mise au point étant donné que le long message du pape a été publié partiellement et partialement de telle sorte qu’il paraissait justifier la politique de Mussolini et blâmer la SDN : « La pensée du pape est claire. Le besoin d’expansion n’est pas un droit en soi, c’est un fit dont il faut tenir compte. La défense au contraire, est un droit. Elle donne, elle confère immédiatement le droit, cela est certain, mais l’exercice de ce droit n’est pas sans faute, si certaines limites et certaines modérations ne sont pas observées. Cela revient à dire que le besoin d’expansion ne peut à lui seul justifier la recherche, l’effort en vue d’obtenir ce que l’on estime nécessaire, même contrairement au droit éventuel d’autrui. Au contraire, la défense peut se justifier à elle seule et s’identifier avec le droit, mais à condition qu’il n’y ait pas excès de défense, ce que tous les codes du monde condamnent. »
   Cette manipulation du message a visiblement déprimé Pie XI, puisque le 20 décembre 1935, il avoue : « Nous ne voulons surtout point Nous arrêter ici aux rivalités guerrières qui plongent dans une anxiété continuelle, non seulement l’Europe et l’Afrique, mais l’univers tout entier. Nous tenons d’autant plus à garder cette réserve que, parmi, tant d’incertitudes des hommes et des événements, il est à craindre que Nos paroles, quelles qu’elles soient, ne soient pas bien comprises ou qu’elles soient même ouvertement détournées de leur sens. » (Consistoire secret).

⁢Chapitre 4 : Pie XII et la seconde guerre mondiale

Reine de la paix, priez pour nous et donnez au monde
la paix après laquelle soupirent les peuples,
la paix dans la vérité, dans la justice, dans la charité du Christ.
Donnez-lui la paix des armes et la paix des âmes,
afin que dans la tranquillité de l’ordre s’étende le règne de Dieu.
— Pie XII

Le 2 mars 1939, le cardinal Pacelli, juriste et canoniste de formation, qui a servi le Saint-Siège sous Léon XIII⁠[1], Pie X⁠[2], Benoît XV⁠[3] et Pie XI⁠[4], devient le pape Pie XII dans un contexte international très grave.⁠[5]

Dans son premier radio-message, le lendemain de son élection, après les salutations d’usage, c’est à la paix qu’il pense : « Nous disons la paix, celle que Notre prédécesseur de pieuse mémoire recommanda avec tant d’insistance aux hommes et qu’il implora avec de si ardentes prières jusqu’à faire à Dieu l’offrande spontanée de sa vie pour obtenir la concorde entre les hommes. La paix, le don le plus beau de Dieu, qui dépasse tout sentiment ; la paix que tous les hommes sensés et sages ne peuvent pas ne pas désirer ; la paix enfin qui est le fruit de la justice et de la charité ».⁠[6]

Nous avons vu que Benoît XV, face à la guerre, et Pie XI, face au menaces de guerre, ne reprennent plus dans leurs discours les références traditionnelles à la notion de guerre juste sauf en ce qui concerne la guerre d’Ethiopie. La « grande guerre » a bouleversé les paramètres traditionnels et les souverains pontifes ont consacré tous leurs efforts et leurs réflexions à la nécessité d’établir ou de rétablir la paix. Pie XII s’inscrit dans cette ligne⁠[7] et parce qu’il est juriste de formation, parce qu’il a une grande expérience diplomatique, il va jeter les bases d’une véritable théologie de la paix qui tient compte des réalités nouvelles. A l’époque moderne, le « jus ad bellum » ne faisait pas problème dans la mesure où la guerre était déclarée et menée par l’autorité publique. Tous les efforts des moralistes, des théologiens, des hommes politiques portaient sur le « jus in bello ». A partir de 1914, c’est le « jus ad bellum » qui fait problème et c’est sur ce point précis, fondamental, que Pie XII va réfléchir. L’innovation n’est pas totale puisqu’il est sûr que Taparelli, en particulier, a exercé une influence sur Benoît XV mais plus encore sur Pie XI qui en recommandait la lecture⁠[8] . Il est vraisemblable que Pie XII qui fut au service de Benoît XV et de Pie XI, en a aussi été nourri. Il a dû aussi connaître l’œuvre de Don Sturzo et le manifeste des théologiens de Fribourg.

Nous savons que Pie XII durant tout son pontificat a développé ses réflexions principalement à l’occasion de rencontres particulières. Nous n’avons donc pas un traité ni même une encyclique qui soit consacrée au thème de la paix et de la guerre mais une dissémination de pensées qui, rassemblées, peuvent constituer une théologie cohérente.

Voyons comment le nouveau souverain pontife réagit face à la seconde guerre mondiale.

Comme rappelé plus haut, Eugène Pacelli a consacré, tout au long de sa carrière, maints efforts diplomatiques pour restaurer ou maintenir la paix

Comme ses prédécesseurs, Pie XII s’interroge⁠[9] sur les causes du manque de paix qu’il définit comme saint Augustin : « la tranquillité dans l’ordre ». Sont dénoncés, le chômage et les inégalités scandaleuses, les divisions politiques nationales et internationales, le non respect des pactes. Seul Dieu peut accorder la paix et d’abord la paix intérieure qui conditionne la tranquillité extérieure. Lui obéir, le prier, rechercher la justice⁠[10] associée à la charité sont les voies de l’entente entre les hommes et les peuples. C’est seulement sur les valeurs spirituelles « que peuvent se bâtir la grandeur, la prospérité et le bonheur durables des peuples. »[11] Dans cet effort pour la paix, le Pape a un rôle à jouer : « les devoirs sacrés de Notre ministère apostolique ne peuvent admettre que ni les obstacles extérieurs, ni la crainte de voir mal interprétés ou incompris Nos intentions et Nos desseins, toujours orientés vers le bien, Nous empêchent d’exercer ce salutaire office de pacification, qui est propre à l’Église. »[12] Un peu plus tard, il ajoutera que pour tout prêtre, « il s’agira maintenant, plus que jamais de savoir s’élever au-dessus des passions politiques et nationales, de réconforter, de rendre courage, de secourir, d’exhorter à la prière et à la pénitence et de prier lui-même et de faire pénitence »[13] On reconnaît sans peine, dans ce discours, la pensée de Benoît XV.

Le 24 août, le Pape, dans son Radiomessage au monde entier, appelle à la paix et à la négociation entre gouvernements⁠[14], le 31, veille de l’agression allemande contre la Pologne, il « supplie » les deux gouvernements de trouver « une solution juste et pacifique » et prie les gouvernements anglais, français et italien d’appuyer sa demande. Il promet : « Nous ne cesserons pas d’épier attentivement, pour les seconder de tout Notre pouvoir, les occasions qui s’offriraient, avant tout, d’acheminer à nouveau les peuples, aujourd’hui soulevés et divisés, vers la conclusion d’une paix honorable pour tous, en conformité avec la conscience humaine et chrétienne, une paix qui protège les droits vitaux de chacun et qui sauvegarde la sécurité et la tranquillité des nations »[15]

Tout au long de l’année, Pie XII demandera que l’on prie pour la paix (Lettre au Secrétaire d’État, 20 avril 1939 ; Discours aux membres du Sacré Collège, 2 juin 1939 ; Allocution à des pèlerins allemands, 26 septembre 1939 ; encyclique Summi pontificatus, 20 octobre 1939 ; Allocution à la population de Castelgandolfo, 22 octobre 1939) et, en plusieurs occasions, laissera s’exprimer sa profonde douleur face aux souffrances encourues comme dans son Allocution au Cardinal Hlond et aux Polonais résidant à Rome⁠[16]

La première encyclique Summi pontificatus à l’occasion de la fête du Christ-Roi⁠[17] revient sur les causes des malheurs du temps et de la guerre mondiale qui se prépare. Dénonçant le « gigantesque tourbillon d’erreurs et de mouvements antichrétiens », le Pape épingle « la méconnaissance et l’oubli […] de la loi naturelle » qui ébranlent la « base de la moralité » et font réapparaître « un paganisme corrompu et corrupteur ». Cet « agnosticisme religieux et moral » colporte de nombreuses erreurs mais il en est deux que le Souverain Pontife développe. A travers elles, c’est l’essentiel du national-socialisme qui est visé. La première erreur est de ne pas considérer que tous les hommes sont frères, qu’ils forment une « grande famille », parce qu’ils ont la même origine, la même nature, la même fin surnaturelle, le même rédempteur, la même mission, « à quelque peuple qu’ils appartiennent ». Les différences nationales, sociales, culturelles ne détruisent pas « l’unité du genre humain » mais sont destinées « à l’enrichir et à l’embellir ». « Mais le légitime et juste amour de chacun envers sa propre patrie ne doit pas faire fermer les yeux sur l’universalité de la charité chrétienne, qui enseigne à considérer aussi les autres et leur prospérité dans la lumière pacifiante de l’amour ». Et voilà pour le racisme et le nationalisme. La seconde erreur est de « délier l’autorité civile de toute espèce de dépendance à l’égard de l’Etre suprême ». A ce moment, « le pouvoir civil […] tend à s’attribuer cette autorité absolue qui n’appartient qu’au Créateur et Maître suprême et à se substituer au Tout-Puissant, en élevant l’État ou la collectivité à la dignité de fin ultime de la vie, d’arbitre souverain de l’ordre moral et juridique, et en interdisant de ce fait tout appel aux principes de la raison naturelle et de la conscience chrétienne. » Dès lors, « soit quand un tel empire illimité est attribué à l’État, considéré comme mandataire de la nation, du, peuple, de la famille ethnique ou encore d’une classe sociale, soit quand l’État y prétend en maître absolu, indépendamment de toute espèce de mandat », la famille « risque d’être considérée exclusivement sous l’angle de la puissance nationale » et non plus comme antérieure à l’État. L’ « absolutisme » ruine l’autorité et détruit les activités privées. La famille perd ses droits, la conscience perd ses droits, la jeunesse est menacée et même l’ordre international est bouleversé. La « volonté autonome des États », sans référence au droit divin, est livrée « au funeste dynamisme de l’intérêt privé et de l’égoïsme collectif, uniquement tourné à la mise en valeur de ses propres droits et à la méconnaissance de ceux des autres. » On en arrive à « considérer par principe les traités comme éphémères et s’attribuer tacitement la faculté de les annuler unilatéralement le jour où ils ne conviendraient plus ». Et voilà pour la conception nazie de l’État mais aussi pour l’État fasciste⁠[18] ou communiste.

Les remèdes ? Le respect du droit naturel, l’évangélisation, l’Action catholique, la vitalité des familles et la liberté de l’Église⁠[19]

Répondant sans les citer aux « suspicions » des autorités allemandes qui persécutent l’Église en l’accusant de vouloir jouer un rôle politique et violer ainsi le concordat, Pie XII affirme « que de pareils desseins sont entièrement étrangers à l’Église, laquelle tend ses bras maternels vers ce monde, non pour dominer, mais pour servir. Elle ne prétend pas se substituer, dans le champ qui leur est propre, aux autres autorités légitimes, mais leur offre son aide à l’exemple et dans l’esprit de son divin Fondateur qui « passa en faisant du bien » (Ac 10, 38). »

Eclairé par ce qui est advenu à Benoît XV et à Pie XI dans leur action en faveur de la paix, Pie XII reprécise son rôle : « Nous avons considéré comme un devoir -auquel Nous ne pouvions Nous soustraire- de Notre ministère apostolique et de l’amour chrétien, de mettre tout en œuvre pour épargner à l’humanité entière et à la chrétienté les horreurs d’une conflagration mondiale, même au risque de voir Nos intentions et Nos buts mal compris. »[20]

Mais Pie XII, dont les « avertissements, s’ils furent respectueusement écoutés, ne furent pourtant pas suivis », pense à l’avenir, à l’après-guerre, à la lumière de ce qu’il a constaté après la première guerre mondiale : « Cet avenir sera-t-il vraiment différent, sera-t-il surtout meilleur ? Les traités de paix, le nouvel ordre international à la foin de cette guerre, seront-ils animés de justice et d’équité envers tous, de cet esprit qui délivre et pacifie, ou seront-ils une lamentable répétition des erreurs anciennes et récentes ? Attendre un changement décisif exclusivement du choc des armées et de son issue finale est vain, et l’expérience le démontre. L’heure de la victoire est une heure de triomphe extérieur pour le camp qui réussit à la remporter ; mais c’est en même temps l’heure de la tentation, où l’ange de la justice lutte avec le démon de la violence ; le cœur du vainqueur s’endurcit trop facilement ; la modération et une prévoyante sagesse lui semblent faiblesse ; le bouillonnement des passions populaires, attisé par les souffrances et les sacrifices supportés, voile souvent la vue aux dirigeants eux-mêmes et les rend inattentifs aux conseils de l’humanité et d l’équité, dont la voix est couverte ou teinte par l’inhumain vae victis. Les résolutions et les décisions prises dans de telles conditions risqueraient de n’être que l’injustice sous le manteau de la justice. »

Le 24 décembre, dans son Message de Noël, Pie XII évoque « le sol ensanglanté de la Pologne et de la Finlande »[21] dénonce le pacte de non-agression signé en 1932 avec la Finlande alors qu’elle avait, encore le 17 septembre, promis de respecter la neutralité finlandaise. Le 30 novembre les troupes soviétiques envahissent la Finlande et bombardent Helsinki sans déclaration de guerre. La guerre se termine le 12 mars 1940 après 105 jours de combat.] et aussi « l’agression préméditée contre un petit peuple laborieux et pacifique sous le prétexte d’une menace inexistante, ni voulue ni même possible »[22]. Il dénonce « une série d’actes aussi inconciliables avec les prescriptions du droit international positif, qu’avec les prescriptions du droit naturel et même avec les sentiments d’humanité les plus élémentaires ; actes qui Nous montrent en quel cercle vicieux chaotique s’enlise le sens juridique dévoyé par des considérations purement utilitaires. » Il dénonce encore « les atrocités (de quelque côté qu’elles aient été commises) et l’usage illicite de moyens de destruction, même contre des non-combattants et des fugitifs, contre des vieillards, des femmes, des enfants ; le mépris de la dignité, de la liberté et de la vie humaine, d’où découlent des actes qui crient vengeance devant Dieu […]  ; la propagande antichrétienne et même athée, toujours plus étendue et méthodique, surtout parmi la jeunesse. »[23] Face à l’inéluctable, il rappelle son rôle : « Nous employer […] à alléger les malheurs découlant de la guerre ». Autant que faire se peut, évidemment.

Mais, comme précédemment, Pie XII pense déjà à l’après-guerre, « quand le monde fatigué de guerroyer voudra rétablir la paix ». Instruit par ce qui s’est passé après la première guerre mondiale, il est conscient du « travail immense qui sera nécessaire […] pour abattre les murs cyclopéens de l’aversion et de la haine qui ont été élevés dans la chaleur de la lutte », pour s’opposer « au ténébreux instinct de basse vengeance » Et de proposer, dès ce message de Noël 1939, un plan, en cinq points, pour établir « une paix juste et honorable » :

\1. La reconnaissance du « droit à la vie et à l’indépendance de toutes les nations grandes et petites, puissantes et faibles. »

\2. L’abandon de « la course aux armements » et le « désarmement mutuellement consenti, organisé, progressif, dans l’ordre pratique comme dans l’ordre spirituel ». Le rôle de la force est « de servir à garantir le droit » et non d’établir une tyrannie par la violence.

\3. « La création ou la reconstruction des institutions internationales » qui tireraient les leçons de l’inefficacité passée. Pour que les traités de paix soient loyaux, honorables et respectés, il faudra veiller à « l’établissement d’institutions juridiques ».

\4. L’attention bienveillante, sage et équitable en ce qui concerne « les vrais besoins et les justes requêtes des nations et des peuples, comme aussi des minorités ethniques. »

\5. Le développement d’un esprit de justice et d’amour, du sens de la responsabilité, sans lesquels tous les règlements resteront « lettre morte ».

Reprenant le cri des anciens croisés, « Dieu le veut », Pie XII invite les « cœurs purs et magnanimes » à une nouvelle croisade, mais cette fois, à une croisade de paix dont il n’ignore pas les difficultés.

Dès les premiers mois de son pontificat, Pie XII nous présente, sur la grave question de la guerre et de la paix, les axes essentiels de sa pensée, qu’il répétera et précisera tout au long du conflit et après la guerre. Les axes de son action et de l’action à laquelle tous doivent participer :

-Dénoncer les causes profondes de la guerre. En bref, l’oubli, voire le mépris de Dieu, de sa Loi et de son Évangile.⁠[24]

-Prier.⁠[25]

-Soutenir toutes les victimes de la guerre.⁠[26]

-Rappeler, en toute circonstance, le bien et le juste.⁠[27]

-Travailler à maintenir ou rétablir la paix⁠[28] en dépit des incompréhensions et des calomnies.⁠[29]

Pour bien comprendre l’attitude de Pie XII pendant toutes ces années de guerre, il faut, bien sûr, rappeler ce que fit Benoît XV, son modèle, mais conserver à l’esprit ces lignes directrices qu’il compte suivre avec impartialité⁠[30] et qu’il invite à suivre avec impartialité.⁠[31] Il n’y est pas question prioritairement ni secondairement d’accuser les responsables.⁠[32] Jésus a-t-il dénoncé l’occupation romaine ? Jésus a-t-il condamné la femme adultère et ceux qui voulaient la lapider ? Identifier les coupables n’est pas le rôle du Vicaire du Christ.⁠[33] Se préoccuper du corps et de l’âme de tout un chacun, oui. Se pencher, tel le bon Samaritain, sur toute souffrance, oui.⁠[34] Et il l’a fait, quoi que certains aient prétendu. Son souci ne s’est pas limité au sort des catholiques en Allemagne et dans les pays occupés, mais il s’est étendu à toutes les victimes réelles et potentielles, y compris les Juifs.⁠[35]

Ajoutons encore que, chaque fois que Pie XII évoque la guerre, c’est avec une très « profonde émotion » exprimée directement par l’aveu de sa tristesse mais aussi à travers le vocabulaire employé pour décrire, « suivant les impulsions de [son] cœur » le malheur du temps.⁠[36]

Quant aux chrétiens, ils sont invités à être plus que jamais chrétiens, quels que soient les périls.⁠[37] On voit, en effet, parfois, des chrétiens, « peut-être sans qu’ils s’en aperçoivent, devenir les victimes et les intermédiaires de conceptions et de théories, de pensées et de préjugés, qui, issus de milieux étrangers et hostiles au christianisme, viennent menacer les âmes des fidèles. »[38]

Enfin, Pie XII sait aussi que l’Église, dans ses prises de position, ne sera pas mieux comprise que le Christ ne l’a été lui-même.⁠[39] Pire encore, le bien qu’elle cherche peut, sans qu’elle le veuille, engendrer le mal.⁠[40]

La paix est le souci majeur de Pie XII à cause des destructions physiques, spirituelles, familiales et matérielles que la guerre entraîne inéluctablement. Dans son message de Noël 1939, Pie XII évoquait des mesures juridiques nécessaires à l’établissement d’une paix durable. Dans son message ce Noël 1940, ce sont les réformes morales personnelles et sociales indispensables à la création d’un « ordre nouveau »[41] sans lequel toute réorganisation de la vie internationale sera vaine :

\1. Vaincre la haine et  renoncer « à des systèmes et pratiques que la haine ne cesse d’entretenir ». A la place, vivifier « les idéaux naturels de la véracité, de la justice, de la courtoisie et de la coopération au bien » et par-dessus tout, celui de « l’amour fraternel apporté dans le monde par le Christ ».

\2. Vaincre la défiance par la fidélité aux pactes.

\3. Vaincre l’idée que « l’utilité est la base et la règle des droits » et que « la force crée le droit ».

\4. Vaincre les inégalités trop criantes dans le domaine de l’économie mondiale pour que tous aient un mode de vie convenable.

\5. Vaincre l’égoïsme qui attente à la liberté des citoyens, à l’honneur et à la souveraineté des États au nom de la solidarité juridique et économique et de la collaboration fraternelle entre les peuples.

Ce programme doit être reconnu le plus tôt possible même si, comme le reconnaît le pape, « dans l’état actuel des choses, il n’y aurait guère de chances de succès à formuler des propositions concrètes en vue d’une paix juste et équitable ».⁠[42]

Néanmoins, progressivement, de fête de Noël en fête de Noël, se dessine des propositions qui anticipent la Charte atlantique (14-8-1941), la Charte des Nations-Unies (26-6-1945) et la Déclaration des Droits de l’homme (1948).

Dans son Radio-message de Noël 1941, revient sur les causes de cette « guerre d’extermination », qui a été engendrée par « la progressive déchristianisation individuelle et sociale »[43]. Le remède est donc bien de revenir à la foi et d’entamer une reconstruction matérielle et morale réfléchie, prudente et courageuse car l’ivresse de la victoire peut entraîner sur de fausses pistes, celles d’une paix trompeuse. A cet endroit, Pie XII reprend les propositions présentées dans les deux massages de Noël précédents : d’abord rétablir « la loi morale, manifestée par le Créateur lui-même au moyen de la loi naturelle et inscrite par lui dans le cœur des hommes en caractères ineffaçables » ; ensuite, restaurer un ordre international qui se construira sur le respect de la liberté, de l’intégrité et de la sécurité de tous les États, grands ou petits, le respect des minorités culturelles et linguistiques, une équitable répartition des richesses⁠[44], la « limitation progressive et adéquate des armements », le respect des traités, enfin, le respect de Dieu et de l’Église, en effet, « l’incrédulité qui se dresse contre Dieu ordonnateur de l’univers est la plus dangereuse ennemie d’un équitable ordre nouveau ».⁠[45]

Il faut donc travailler aux conditions juridiques et morales de la paix.⁠[46]

Le message de Noël 1942 sera consacré à l’ordre intérieur des nations puisqu’il y a « des rapports étroits et essentiels qui existent entre l’équilibre économique, social et intellectuel dans chaque État et la paix internationale ».⁠[47]

Le Pape va-t-il prendre parti pour telle ou telle structure politique ? Certes non. L’Église « n’entend point prendre parti pour l’une ou l’autre des formes particulières et concrètes par lesquelles les divers peuples ou États tendent à résoudre les problèmes gigantesques de leur organisation intérieure comme de la collaboration internationale, si ces solutions respectent la loi divine ». C’est donc sur le plan des principes fondamentaux, « des « lois inviolables à protéger contre toute déformation, contre toute obscurité, contre toute corruption, contre toute erreur ou contre toute fausse interprétation » que l’attention du Souverain Pontife va se porter.

Quels sont donc ces principes fondamentaux, ces lois inviolables indispensables à la construction d’un ordre national et international qui serait bénéfique pour l’humanité ? L’ordre international étant tributaire de l’ordre intérieur des nations : « il est impossible d’établir un front de paix vers l’extérieur solide et assuré, à moins qu’un front de paix à l’intérieur n’inspire confiance. »

En ce qui concerne tout d’abord « la paix sociale », Pie XII, reprenant à la suite de saint Thomas⁠[48], la célèbre définition que saint Augustin avait donnée de la paix comme la « vie tranquille dans l’ordre »[49], développe les « deux  éléments primordiaux » de la vie sociale : la « communauté dans l’ordre » et la « communauté dans la tranquillité ».

qu’entend-il par là ?

Une « communauté dans l’ordre » n’est pas une communauté qui s’est vu imposer un ordre factice mais une communauté cherche son « unité interne » en conformité avec la nature des « êtres intelligents et moraux » qui la composent. Une communauté qui reconnaît, à la suite de « groupements larges et influents »[50] que Dieu est la cause première et l’ultime fondement de la vie individuelle et sociale. Une communauté dont « le but essentiel doit être la conservation, le développement et le perfectionnement de la personne humaine » et qui n’exclut pas « les différences qui résultent de la réalité et de la nature. » La fin de la société n’est donc pas économique ou politique mais fondamentalement morale et religieuse. Economie et politique sont au service « du bien commun, c’est-à-dire de ces conditions extérieures nécessaires à l’ensemble des citoyens pour le développement de leurs qualités, de leurs fonctions, de leur vie matérielle, intellectuelle et religieuse. » Ce bien commun doit être soutenu par un ordre juridique qui permette, oriente et protège « le développement des valeurs personnelles de l’homme qui est image de Dieu ». L’ordre juridique assure aussi la « concorde » entre les individus, les sociétés et à l’intérieur de celles-ci mais ne relève pas du « positivisme juridique » qui exalte des lois purement humaines ni d’un « instinct juridique » qui se prétendrait infaillible ni d’une conception absolue de l’État. Malgré les faiblesses humaines et les difficultés de la vie, le droit a pour fonction d’ouvrir « la route à l’amour », à la concorde qui est, étymologiquement,  l’union des cœurs. Et l’amour, de son côté, « tempère le droit et le sublimise ». Matérialisme et impérialisme, au contraire, tuent « l’amour et la justice ».

Une « communauté dans la tranquillité » n’est pas une communauté paresseuse, peureuse ou passive, c’est une communauté qui agit pour la vérité, les droits de Dieu, la dignité et les fins de la personne humaine. Dans le monde du travail en particulier, ce ne sont pas les « divers systèmes du socialisme marxiste » qui assureront la tranquillité ni la « servitude économique » engendrée par « l’omnipotence du capital privé ou du pouvoir de l’État », mais la reconnaissance du « droit à l’usage des biens de la terre », du droit à l’usage juste d’une « propriété privée », des droits et de la liberté de la personne humaine. 

Dès lors, pour l’ordre et la pacification de la société humaine, « pour cette croisade nécessaire et sainte » qui s’impose vu les tragédies de l’heure⁠[51], cinq « maximes » fondamentales doivent inspirer l’action des « membres les meilleurs de l’élite de la chrétienté » :

La reconnaissance de la dignité inhérente à la personne humaine qui n’est pas destinée à se fondre dans une masse, à s’agiter dans l’instabilité, l’amoralisme, l’anarchie instinctive mais à vivre de manière responsable dans l’ordre. De cette dignité découlent les droits fondamentaux à la vie, à l’éducation, à la religion, au mariage, à la famille, au travail, au choix libre d’un état de vie, à l’usage des biens matériels « dans la conscience des devoirs propres et des limitations aussi sociales ».

La reconnaissance de la société comme « unité interne » construite sur la collaboration et non comme troupeau manipulable. Et donc, reconnaissance de la famille « cellule irremplaçable du peuple » et de tout ce qui est nécessaire à ses missions et à son développement.

La reconnaissance de la dignité et de l’importance du travail et de tout ce qu’il implique : juste salaire, ordre et esprit social, formation, solidarité entre puissants et faibles.

La reconnaissance de l’ordre juridique voulu par Dieu et qui protège les « droits imprescriptibles de l’homme » et le défende contre l’arbitraire à l’intérieur d’un système judiciaire indépendant et du « sentiment populaire » et de l’État.

La reconnaissance de l’État serviteur de la société, respectueux de la personne humaine, de la vérité et de la morale.

Tel est, en bref, le programme dont certains points se retrouveront plus tard dans la déclaration universelle des Droits de l’homme.

Le Message de Noël 1943 est aussi consacré au « monstre apocalyptique » que la civilisation moderne a produit, perfectionnant toujours davantage ses moyens de destruction en même temps que s’abaisse son sens moral, que disparaît son sentiment d’humanité et que s’obscurcissent sa raison et son esprit.

Pie XII va s’adresser aux « déçus », aux « désolés » et aux « fidèles ».

Les « déçus » sont ceux qui ont mis leur « confiance dans l’expansion mondiale de la vie économique » ou qui « plaçaient le bonheur et le bien-être uniquement dans le monde de science et de culture qui se refusait à reconnaître le Créateur de l’univers. »

Les « désolés » sont « ceux dont la vie avait pour but le travail » sans préoccupation religieuse ou morale, ceux pour qui le bonheur espéré était « la jouissance d’une vie passagère et terrestre » ou encore ceux qui « aspirèrent à posséder la force et à dominer ».

La guerre a fait voler en éclats tous ces rêves mais le retour à Dieu est toujours possible.

Quant aux « fidèles », plongés aussi dans les malheurs du temps, ils peuvent compter sur l’action du pape et sur leur foi sans oublier leur responsabilité dans les épreuves, du fait de leur péché. Ils sont invités à prier et à agir « pour reconstruire un nouveau monde social au Christ ». Tourmentés ou non par la guerre, tous ceux qui le peuvent sont invités à la pratique solidaire de la charité, au relèvement matériel et spirituel des peuples et des États. Ils doivent, en vue de la paix ne pas oublier « qu’une paix conforme à la dignité de l’homme et à la conscience chrétienne ne peut jamais être durement imposée par l’épée, mais elle doit être le fruit d’une justice prévoyante et d’une équité envers tous ceux dont ils portent la responsabilité ». Et s’ils ont eu à souffrir d’une manière ou d’une autre de la guerre, ils ne peuvent « pourtant pas ternir demain cette paix et rendre injustice pour injustice ou commettre peut-être une injustice plus grande encore. »

Enfin, le Saint Père s’adresse aux responsables politiques, inquiet de la manière dont la paix pourrait être établie⁠[52]. La vraie paix durable réclame un esprit nouveau, objectif, sans haine vengeresse, sans volonté de représailles même si des garanties et des sanctions sont « nécessaires contre tout attentat de la force contre le droit ». La force doit servir à protéger et défendre le droit et non le restreindre ou l’opprimer.

Quelques mois plus tard, Pie XII précisera que la paix doit se construire sur « cette idée que les guerres, aujourd’hui, non moins que dans le passé, peuvent difficilement être mises au compte des peuples regardés comme tels comme coupables ». De plus, pour le Saint Père, « toute solution correcte du conflit mondial doit considérer comme bien distinctes deux questions importantes et complexes : d’un côté la culpabilité dans la déclaration ou la prolongation de la guerre, de l’autre côté la forme ou la physionomie de la paix et sa sécurité. Cette distinction laisse naturellement intacts les postulats, aussi bien d’une juste punition des actes de violence commis contre les personnes ou les choses et non réellement exigés par la conduite de la guerre, que des garanties nécessaires pour défendre le droit des attentats toujours possible de la force ». Cette mise au point est importante car le pape sait par expérience que le vainqueur a toujours la « possibilité physique de dicter une paix injuste » qui ne pourra être que précaire car rien n’est plus dommageable que d’enlever « l’espérance à la partie belligérante vaincue ».⁠[53]

Désormais, sentant que la fin de la guerre approche⁠[54], Pie XII, à toute occasion, plaide pour que tous ses interlocuteurs, journalistes alliés⁠[55], militaires anglais⁠[56], aumôniers américains⁠[57] , militaires canadiens⁠[58], militaires anglais, écossais et irlandais⁠[59], militaires britanniques⁠[60], prisonniers italiens⁠[61], ambassadeur de Colombie⁠[62], ministre plénipotentiaire des Pays-Bas⁠[63], soldats membres de la société du Saint-Nom⁠[64], Tchèques résidant à Rome⁠[65], membres du Collège pontifical germanico-hongrois⁠[66], au personnel de la radiodiffusion italienne⁠[67], à toutes les victimes de la guerre⁠[68], à un groupe de représentants du Congrès des États-Unis⁠[69], aux enfants de familles réfugiées⁠[70], à l’ambassadeur d’Equateur⁠[71] n’aient qu’un but : la paix, l’amour fraternel, la fidélité à Dieu et à l’Église. Aux délégués de l’armée et du peuple polonais qui ont particulièrement souffert de la guerre il dira : « Nous avons la conviction que l’amour du Christ saura vous inspirer ce que déjà la sagesse politique vous suggère ; il vous fera planer bien au-dessus des calculs purement humains et dédaigner les âpres satisfactions des représailles et de la vengeance pour leur préférer la sublime tâche de faire valoir vos légitimes revendications, de relever et reconstituer votre patrie, de travailler en commun avec toutes les âmes droites, qui sont nombreuses en toutes les nations, à rétablir les relations fraternelles entre les membres de la grande famille de Dieu. »[72]

Le 1er septembre 1944⁠[73], il va développer les principes qui doivent servir de base à la reconstruction économique et sociale et à l’entraide internationale.

L’espoir du pape est de voir « surgir un monde nouveau plus sain, mieux ordonné, plus en harmonie avec les exigences de la nature humaine » construit, dans le respect de l’originalité de chaque peuple, sur « la loi morale inscrite par le Créateur au cœur de tous les hommes (cf. Rm 2, 15), le droit naturel qui dérive de Dieu, les droits fondamentaux et l’intangible dignité de la personne humaine. » Quelles que soient ses collaborations, le chrétien doit rester scrupuleusement fidèle à ces principes.

Très concrètement, il s’attachera « aux normes que l’expérience, la saine raison, la morale sociale chrétienne lui indiquent comme les fondements et les principes de toute saine réforme. » Pie XII rappelle alors l’importance sociale et morale de la propriété privée telle que l’Église la conçoit. Il n’oublie pas non plus les urgences de l’heure. Face à tant de ruines et de détresses, il insiste sur l’urgence de secours pour pourvoir aux besoins essentiels et la nécessité d’une entraide internationale. Il termine en évoquant son message de Noël 1939 où il exprimait le désir d’une « institution universelle de paix »  et en souhaitant que, avec la prudence nécessaire, les prisonniers et les internés civils puissent dans la mesure du possible, rentrer rapidement chez eux.

La saint Père sait aussi que les hommes sortiront de cette terrible épreuve, bouleversés, avides de nouveauté, d’évolution ou de révolution. L’Église, elle, doit rester fidèle à sa mission miséricordieuse et, par-dessus tout, à la vérité face aux erreurs.⁠[74]

Dans son dernier radio-message de Noël du temps de guerre, Pie XII, après avoir évoqué les conditions morales et juridiques de la paix, les principes d’une reconstruction sociale et économique, complète sa réflexion par la présentation des conditions d’un renouveau politique. Après l’expérience du « pouvoir dictatorial, incontrôlable et intangible », les peuples aspirent à « un système de gouvernement qui soit plus compatible avec la dignité et la liberté des citoyens ». C’est donc l’occasion de présenter les conditions requises pour le bon fonctionnement d’une démocratie. Conditions que nous avons analysées précédemment qui distinguent peuple et masse, absolutisme d’État et juste autorité de l’État. Mais il ne faut pas seulement penser à l’ordre démocratique intérieur des peuples, il faut aussi se soucier, pour garantir la paix, d’« une société des peuples » démocratique qui ait une certaine autorité sur les États. Son but étant « de faire tout ce qui est possible pour proscrire et bannir une fois pour toutes la guerre d’agression comme solution légitime des controverses internationales et comme moyen de réalisation des aspirations nationales. » Pas une génération n’a plus que la présente le désir de crier « guerre à la guerre »

Cette « société des États » serait donc « un organisme chargé du maintien de la paix, investi d’un commun accord d’une autorité suprême et qui aurait aussi dans ses attributions d’étouffer dans son germe toute menace d’agression isolée ou collective ». En effet, « la théorie de la guerre, comme moyen apte et proportionné de solution pour les conflits internationaux, est désormais dépassée. » A la reconnaissance de l’immoralité de la guerre d’agression doit s’ajouter « la menace d’une intervention juridique des nations et d’un châtiment infligé à l’agresseur par la société des États, en sorte que la guerre se sente toujours sous le coup de la proscription et toujours sous la surveillance d’une action préventive. »

Toutefois, une condition doit être respectée : « que l’organisation de la paix à laquelle les garanties mutuelles et, si besoin est, les sanctions économiques et même l’intervention armée devant donner force et stabilité, ne consacre définitivement aucune injustice, ne lèse aucun droit au détriment d’aucun peuple (qu’il appartienne au groupe des vainqueurs, des vaincus ou des neutres), ne perpétue aucune imposition ou charge, en dehors de celles qui sont seules temporairement permises comme réparation des dommages de guerre. »[75]

L’objectif étant que, sorti de la lutte et de la haine, on revienne à une « solidarité qui ne se limite pas à tels ou tels peuples, mais qui soit universelle, fondée sur la connexion intime de leurs destinées et sur les droits qui appartiennent également à chacun d’eux. »

Ce qui ne signifie pas qu’on ne puisse punir les délits. « Personne, certes, ne pense à désarmer la justice à l’égard de qui a profité de la guerre pour commettre des délits réels et prouvés de droit commun ; les soi-disant nécessités militaires pouvaient tout au plus y servir de prétexte ; elles ne sauraient jamais les justifier. Mais si elle prétendait juger et punir, non plus les individus, mais collectivement des communautés tout entières, qui pourrait ne pas voir dans un pareil procédé une violation des règles qui président à n’importe quel jugement humain ? »[76]

Enfin, dans ce travail de reconstruction démocratique nationale et internationale, l’Église a « un rôle de premier ordre » par l’enseignement qu’elle dispense et les forces surnaturelles qu’elle communique.

La paix se dessinant petit à petit, le « spectre satanique exhibé par le national-socialisme » reculant, le « délire fou d’une hégémonie de la force »[77] s’évanouissant, Pie XII va insister sur la nécessité de faire surgir un monde nouveau mieux ordonné, plus équitable, plus sain, plus juste, plus fraternel⁠[78] construit sur la vérité⁠[79] et la charité⁠[80]. d’où de plus en plus de discours et d’allocutions qui relèvent de l’enseignement social de l’Église⁠[81]. Le pape applique ainsi la leçon du Psaume 85 qui invite à pratiquer la justice pour avoir la paix⁠[82].

A propos de l’ensemble de ses discours durant la guerre, Pie XII explique sa position : « Continuant l’œuvre de Notre prédécesseur, Nous n’avons pas cessé, Nous-même, durant la guerre, spécialement dans Nos messages, d’opposer les exigences et les règles indéfectibles de l’humanité et de la foi chrétienne aux applications dévastatrices et inexorables de la doctrine nationale-socialiste, qui, en arrivaient à employer les méthodes scientifiques les plus raffinées pour torturer ou supprimer des personnes souvent innocentes. C’était là, pour Nous, le moyen le plus opportun et, pourrions-Nous dire, le seul efficace de proclamer devant le monde les principes immuables de la loi morale et d‘affermir, parmi tant d’erreurs et de violences, les esprits et les cœurs des catholiques allemands dans l’idéal supérieur de la vérité et de la justice. Cette sollicitude ne resta pas sans effet. Nous savons, en effet, que Nos messages, surtout celui de Noël 1942, malgré toutes les défenses et tous les obstacles, furent pris comme sujets dans les conférences diocésaines du clergé en Allemagne et ensuite exposés et expliqués au peuple catholique. »[83]

Regardant vers l’avenir, Pie XII que l’humanité, « victime d’une exploitation impie, d’un cynique mépris de la vie et des droits de l’homme, […] n’a qu’un désir, […] n’aspire qu’à une seule chose: mener une vie tranquille et pacifique dans la digité et l’honnête labeur. » Pour y arriver, il faut que cesse la destruction de la famille malmenée durant les années de guerre.⁠[84] Cette faute « a créé les multitudes de déracinés, de déçus, de désolés, sans espoir qui vont grossir les masses de la révolution et du désordre, à la solde d’une tyrannie non moins despotique que celle qu’on a voulu abattre. »⁠[85]

Il faut aussi que soit reconnu le droit des petites et moyennes nations à « prendre en main leurs propres destins ».

Bref, il ne suffit pas que les armes se soient tues pour que la paix règne. Pour y parvenir, « le chemin sera ardu et long »[86], « la haine, la défiance, les excitations d’un nationalisme extrême » devront céder la place à la sagesse, à la sérénité, la compréhension mutuelle, la sincérité, la loyauté, la justice⁠[87] et la charité⁠[88]. Ces dispositions peuvent être le fruit du malheur et de la prière.

Dans son Discours au Sacré Collège du 24 décembre1945, Pie XII revient sur les trois présupposés fondamentaux d’une paix vraie et durable :

\1. Etablir la collaboration confiante de tous les peuples et de tous les États pour la sécurité qui ne peut se construire que sur la sauvegarde de la famille, des enfants, du travail, dans l’amour fraternel.

\2. Construire sur la vérité et non sur le mensonge ou la force

\3. Construire une vraie démocratie sur les principes chrétiens à la place de l’État totalitaire fondé sur leur mépris.

*

Toutes ses années de guerre ont permis au Saint Père de vérifier la pertinence de la sagesse déployée par ses prédécesseurs. L’après-guerre va lui permettre de développer et consolider doctrinalement cette nouvelle théologie de la paix en gestation depuis le pontificat de Léon XIII.

Cette théologie a été décrite par René Coste sous le titre Le problème du droit de la guerre dans la pensée de Pie XII[89], L’auteur offre une synthèse de la pensée de Pie XII à travers toutes ses interventions. Ce livre, dont nous allons reprendre quelques points forts, constitue un guide sûr et bien documenté même si l’ouvrage, écrit en 1962, est surtout marqué, comme bien des réflexions de Pie XII, par l’actualité, c’est-à-dire la « guerre froide ».

Au fondement de la pensée de Pie XII se trouve constamment la référence à 6 valeurs essentielles : la personne humaine, l’unité du genre humain, le bien commun, l’État, le droit naturel, Dieu.

Toute personne humaine parce que créée par Dieu, à son image, doit être respectée dans toutes ses dimensions, corporelle et spirituelle et jouir des droits inhérents à sa nature.⁠[90]

L’humanité forme une seule famille par l’origine, l’égalité de nature et le sacrifice du Christ Cette interdépendance individuelle et collective, nationale et internationale, fonde « la loi de solidarité humaine et de charité ».⁠[91]

Le bien commun peut se définir comme l’ensemble des droits de la personne tant au plan national qu’au plan universel.⁠[92] Il est la fin de toute société, de la famille à la société des États et donc le garant de son avenir.⁠[93] Tous les intérêts particuliers lui sont subordonnés.⁠[94]

La nature humaine établit le droit naturel qui fonde et mesure tout droit positif⁠[95] et offre à tous les peuples et États une base commune de discussion et d’entente.⁠[96]

L’État soumis au droit naturel, jouit d’une souveraineté mitigée pour assurer le développement du corps social, promouvoir le bien commun national et être « l’unité organique et organisatrice d’un vrai peuple »[97]. Comme la personne, il possède des droits⁠[98].

Enfin, Dieu créateur, cause et fin, et donc norme absolue de toute l’activité humaine fonde le droit naturel, l’unité du genre humain rend chaque homme responsable de ses actes devant Lui.⁠[99]

Tels sont les principes rationnels indispensables à la formation d’une société pénétrée de l’esprit de Jésus-Christ mais aussi à une réflexion qui dépasse les émotions changeantes qui risquent d’occulter l’injustice radicale de la guerre.⁠[100]

Rappelons que Pie XII entend par « guerre », principalement, la guerre internationale telle qu’elle s’est déroulée sous ses yeux à deux reprises, guerre qui tente d’établir le droit du plus fort⁠[101], guerre totale et sans loi, « monstre apocalyptique » dira-t-il⁠[102]. Mais il pense aussi à la guerre qui menace, « guerre ABC », atomique, bactériologique, chimique.⁠[103] Guerres qui peuvent prendre des dimensions géographiques démesurées.

Ceci dit, Pie XII rompt-il avec la « doctrine classique » de l’Église ? Certains l’ont pensé⁠[104] mais, en réalité, le Souverain pontife, on va le voir, en adapte les fondements aux réalités contemporaines. Mais auparavant, on peut se poser la question de savoir si l’Église a le droit de prendre position sur le problème « de la moralité de la guerre, de son caractère légitime ou illégitime dans les conditions où on la fait de nos jours, de la possibilité d’y collaborer pour l’homme qui a des principes religieux ; des engagements et des liens moraux qui s’établissent entre les nations et régissent leurs relations. » La réponse est bien sûr affirmative. Rappelons-nous ce qui a été établi dans le premier volume : toutes les questions sociales, sous leur angle moral, sont de la compétence de la hiérarchie.⁠[105]

Ceci dit, on peut rassembler l’essentiel de sa pensée en 10 points :

\1. On ne peut exalter la guerre.

« …toute apothéose de la guerre est à condamner […] vouloir provoquer la guerre parce qu’elle est l’école des grandes vertus et une occasion de les pratiquer devrait être qualifié de crime et de folie. » ⁠[106]

« La guerre, pour l’Église n’est pas « creuset de vertus viriles » et moins encore « stimulatrices d’initiatives fécondes ; la guerre ne coopère pas du tout au progrès de la civilisation, même si elle est parfois une occasion et un stimulant pour le développement de la science et de la technique. »[107]

« En dehors du principe de la légitime défense , les guerres matérielles avec rencontres armées, effusion de sang, destruction de vies et de biens, sont exécrées par l’Église ».⁠[108]

\2. Il faut récuser « toute doctrine qui estime que la guerre est un effet nécessaire de forces cosmiques, physiques, biologiques ou économiques. »

« L’Église n’accepte pas la doctrine de ceux qui croient que l’humanité est gouvernée par la loi du bellum omnium contra omnes ». ⁠[109]

\3. La guerre « n’est pas un droit juridique qui demeure tel dans n’importe quelle hypothèse » : elle n’est pas un moyen normal de règlement des différends internationaux.⁠[110]

Pie XII dénonce « l’absurdité de la doctrine qui a régné dans les écoles politiques de ces dernières décades à savoir : que la guerre est une des nombreuses formes admises de l’action politique, l’issue nécessaire, et quasi naturelle, des incurables dissensions entre deux pays ; que la guerre est donc un fait étranger à toute responsabilité morale. »[111]

L’Église « rejette la théorie qui considère la force comme unique fondement des relations entre les États. »[112]

« Quel signe plus éloquent, plus épouvantable de l’anéantissement progressif et du renversement des valeurs spirituelles que la dissolution croissante des règles du droit, remplacé par la force qui comprime, enchaîne et étouffe les réactions éthiques et juridiques ? »[113]

Une telle conception découle d’un dogme : celui de la souveraineté absolue de l’État qui ne reconnaît au-dessus de lui ni loi, ni autorité.

\4. Est condamnée la guerre d’agression⁠[114].

« Parce que le christianisme considère l’humanité comme une unique grande famille, il doit être fermement contraire à la guerre d’agressions ; ce sera toujours une horrible nouvelle que des frères tuent leurs frères ; et celui qui l’annonce, comme celui qui l’apprend, doit nécessairement en être rempli d’effroi. »⁠[115]

« Toute guerre d’agression contre ces biens que l’ordonnance divine de la paix oblige sans condition à respecter et à garantir, et donc aussi à protéger et à défendre, est péché, délit et attentat contre la majesté de Dieu, créateur et ordonnateur du monde. »[116]

Le Pape dénonce « le crime d’une guerre moderne que n’exige pas la nécessité inconditionnée de se défendre et qui entraîne […] des ruines, des souffrances et des horreurs inimaginables. […] La guerre injuste est à placer au premier rang des délits les plus graves […].  »⁠[117]

Pourquoi le pape la condamne-t-il ? A ses yeux, elle est immorale, non pas simplement en fonction des horreurs qu’elle entraîne, mais parce qu’elle nie la primauté de la morale, de ses lois absolues et du droit. Elle est le fruit de « l’esprit d’orgueil, d’ambition et de convoitise »[118] de l’égoïsme. Quels que soient ses mobiles⁠[119], elle est injuste car la fin ne peut jamais justifier les moyens.⁠[120]

Elle est un crime contre l’humanité, contre les personnes et les États qui sont des groupements de personnes car elle nie l’ordre moral du décalogue particulièrement dans ses 5e et 7e commandements elle viole les droits fondamentaux de la personne⁠[121]. Elle nie les droits des personnes mais aussi les droits des États à la vie, à l’indépendance, à l’intégrité, à la dignité. Crime contre l’humanité aussi parce qu’elle porte atteinte au genre humain, au bien commun universel, rompt « la loi de solidarité et de charité universelles » et affirme le primat de « la force contre le droit ».⁠[122]

Elle est un crime contre Dieu, un « péché », le plus grand péché, puisqu’elle attente à la fraternité universelle ; par l’orgueil, l’ambition, la convoitise, elle est révolte contre Dieu, contre « l’ordonnance divine de la paix », contre sa Providence. En s’attaquant aux « biens de l’humanité », on s’attaque aux  « biens du Créateur » qui est leur vrai propriétaire⁠[123]. La guerre d’agression manifeste « l’esprit du mal qui se dresse contre l’esprit de Dieu »[124]

Les fauteurs d’agressions sont responsables « de toutes les morts occasionnées par la guerre, non seulement dans les rangs de l’adversaire, mais encore dans leur propre peuple » mais aussi « de tout le déchaînement passionnel de haine, de luxure, de cupidité, d’ambition que la guerre va provoquer […], de la déperdition de leurs biens, de la misère… ».⁠[125]

\5. Est condamnée la guerre préventive.

La guerre préventive est une guerre d’agression. Certains⁠[126] ont cru détecter, à ce point de vue, une restriction dans le jugement porté par Pie XII sur l’ « immoralité » de la guerre d’agression puisqu’il évoque l’ « action préventive » d’un organisme international, son « intervention juridique » et l’imposition d’un châtiment.⁠[127] Notons que Pie XII parle d’un organisme international et non d’un pays, qu’il parle d’ »action préventive » et non de guerre préventive, ce que confirme l’expression « intervention juridique ». De même, on a cru que la citation « Si vis pacem, para bellum » dans le radio-message de Noël 1948, donnait raison à ceux qui à l’époque pensaient qu’il serait opportun dans l’intérêt de la civilisation que les États-Unis profitent de leur avantage militaire sur l’URSS pour attaquer ce pays. Or, Pie XII dit bien que le célèbre dicton cité « dont on a souvent abusé » n’est pas entièrement faux mais « se prête à être mal compris ». Il précise ensuite que cette « préparation de la guerre » en vue de défendre la paix, préparation qui se traduit par l’accroissement des armements et des armées, met la paix en danger, suscitant la méfiance. Tout le contexte montre que l’objectif du pape, est de « conjurer le fléau de la guerre par une prévention efficace et non pas le déclencher »[128].

\6. Est condamnée la guerre totale.

« Dans toutes les nations s’accroît l’aversion pour la brutalité des méthodes d’une guerre totale qui conduit à dépasser toute limite de l’honnêteté et toute règle de droit divin et humain. Plus torturant que jamais pénètre dans l’esprit et le cœur des peuples et les ronge ce doute : la continuation de la guerre, et d’une telle guerre, est-elle et peut-elle encore être jugée conforme aux intérêts nationaux, raisonnable et justiciable devant la conscience humaine et chrétienne. »[129]

\7. Pie XII reconnaît, à contrecœur⁠[130], et sous conditions déterminées, la légitimité de certaines guerres défensives.

« … que l’on punisse sur le plan international toute guerre qui n’est pas exigée par la nécessité absolue de se défendre contre une injustice très grave atteignant la communauté, lorsqu’on ne peut l’empêcher par d’autres moyens et qu’il faut le faire cependant, sous peine d’accorder libre champ dans les relations internationales à la violence brutale et au manque de conscience. »[131]

Pas de pacifisme absolu donc chez Pie XII : « Les uns reprennent l’antique dicton, non entièrement faux, mais qui se prête à être mal compris et dont on a souvent abusé : « Si vis pacem, para bellum : Si tu veux la paix, prépare la guerre. » d’autres pensent trouver le salut dans la formule : « La paix à tout prix. » Les uns et les autres veulent la paix, mais les uns et les autres la mettent en danger ; les uns parce qu’ils suscitent la méfiance, les autres parce qu’ils encouragent l’assurance de ceux qui préparent l’agression ».⁠[132]

« L’Église croit à la paix et ne se fatiguera pas de rappeler aux hommes d’État responsables et aux politiciens que même les complications politiques et économiques actuelles peuvent se résoudre à l’amiable moyennant la bonne volonté de toutes les parties intéressées. d’autre part, l’Église doit tenir compte des puissances obscures qui ont toujours été à l’œuvre dans l’histoire. C’est aussi le motif pour lequel elle se défie de toute propagande pacifiste dans laquelle on abuse du mot paix pour déguiser des buts inavouables. »[133]

L’Église « est tout aussi opposée à admettre que la guerre soit toujours condamnable. Puisque la liberté humaine est capable de déclencher un conflit injuste au détriment d’une nation, il est certain que celle-ci peut, dans des conditions déterminé&es, se dresser en armes et se défendre. (…) aucune nation qui veut pourvoir, comme c’est son droit et son devoir imprescriptibles, à la sécurité de ses frontières, ne peut se passer d’une armée proportionnée à ses besoins, à laquelle ne manque rien de ce qu’exige une action hardie, prompte et vigoureuse pour défendre la patrie, si elle était injustement menacée et attaquée. »[134]

« Un peuple menacé ou déjà victime d’une injuste agression, s’il veut penser et agir chrétiennement, ne peut demeurer dans une indifférence passive ».⁠[135]

« … si les autres peuples désirent protéger leur existence et leurs biens les plus précieux et s’ils ne veulent pas laisser les coudées franches aux malfaiteurs internationaux, il ne leur reste qu’à se préparer pour le jour où ils devront se défendre. Ce droit à se tenir sur la défensive, on ne peut le refuser, même aujourd’hui, à aucun État. »[136]

« Aucune nation qui veut pourvoir, comme c’est son droit et son devoir imprescriptible, à la sécurité de ses frontières, ne peut se passer d’une armée proportionnée à ses besoins à laquelle ne manque rien de ce qu’exige une action hardie, prompte et vigoureuse, pour défendre la patrie, si elle était injustement menacée et attaquée. »[137]

Et le saint Père élargit le principe d’assistance à personne en danger : « à plus forte raison la solidarité de la famille des peuples interdit-elle aux autres de se comporter comme de simples spectateurs dans une attitude d’impassible neutralité. »[138] On parlera plus tard du principe d’ingérence.

Ce que Pie XII dit de la guerre, au sens commun, vaut aussi pour la « guerre froide »⁠[139] : « Le jugement moral qu’elle mérite sera le même analogiquement, que celui de la guerre au sens du droit naturel et international. L’offensive, quand il s’agit de la guerre froide, doit être condamnée sans condition par la morale. Si elle se produit, l’attaqué ou les attaqués pacifiques ont non pas seulement le droit, mais aussi le devoir de se défendre. Aucun État ou aucun groupe d’États ne peut accepter tranquillement la servitude politique et la ruine économique. Au bien commun de leurs peuples ils doivent assurer sa défense. Celle-ci tend à enrayer l’attaque et à obtenir que les mesures politiques et économiques s’adaptent honnêtement et complètement à l’état de paix qui règne au sens purement juridique entre l’attaquant et l’attaqué. »[140]

Pie XII donc affirma bien le « droit de l’État de se défendre contre d’injustes agresseurs, jusqu’à ce qu’on ait trouvé une formule efficace pour imposer à tous le respect des frontières et des biens d’autrui. »[141]

Sur un plan plus général, Pie XII, comme il est de tradition dans l’Église, considère que « la loi et l’ordre peuvent avoir parfois besoin du bras puissant de la force : certains ennemis de la justice ne sauraient être amenés à en accepter les conditions que par la force. La force doit toujours être tenue en respect par la loi et par l’ordre et n’être exercée que pour les défendre. Et nul homme n’est à soi-même sa propre loi. Si ce principe était accepté et pratiqué partout, il ya aurait un plus grand sentiment de sécurité parmi les peuples à l’heure actuelle. »⁠[142]

Dans un autre texte, il précise ce qu’il entend par « la loi et l’ordre » qui doivent mesurer la force : « La véritable fonction de cette force sera de protéger et défendre les droits donnés à l’homme par Dieu et de justes lois, non de les déchirer et de les piétiner. »[143]

Quant aux « conditions déterminées » qui n’entachent pas la légitimité de certaines guerres défensives, elles sont classiques, comme dit plus haut. Il faut tout essayer avant de décider une guerre : « La bonne volonté réciproque permet toujours d’éviter la guerre comme ultime moyen de régler les différends entre les États. » Il faut une injustice grave : « il ne suffit donc pas d’avoir à se défendre contre n’importe quelle injustice pour utiliser la méthode violente de la guerre » _Il faut se souvenir de la règle de proportionnalité : _« Lorsque les dommages entraînés par celle-ci ne sont pas comparables à ceux de l’ »injustice tolérée », on peut avoir l’obligation de « subir l’injustice ». »[144] Sont condamnables évidemment certains procédés de guerre même pour une juste cause : « même dans une guerre juste et nécessaire, les procédés efficaces ne sont pas tous défendables aux yeux de qui possède un sens exact et raisonnable de la justice. »[145]

Et qu’en est-il si un pays est injustement confronté à une guerre ABC (atomique, biologique et chimique), peut-il recourir à une guerre défensive « ABC » ? Pie XII répond tout d’abord en posant une autre question : « n’est-il pas possible, par des ententes internationales de proscrire et d’écarter efficacement la guerre ABC ? »[146] puis renvoie aux principes qui justifie une guerre défensive avant de les appliquer au problème de la licéité de la guerre ABC : « Il ne peut subsister aucun doute, en particulier à cause des horreurs et des immenses souffrances provoquées par la guerre moderne, que déclencher celle-ci sans juste motif (c’est-à-dire sans qu’elle soit imposée par une injustice évidente et extrêmement grave, autrement inévitable) constitue un délit digne des sanctions nationales et internationales les plus sévères. L’on ne peut même pas en principe poser la question de la licéité de la guerre atomique, chimique et bactériologique, sinon dans le cas où elle doit être jugée indispensable pour se défendre dans les conditions indiquées. » Il ajoutera plus tard ces précisions : « Même alors cependant il faut s’efforcer par tous les moyens de l’éviter grâce à des ententes internationales ou de poser à son utilisation des limites assez nettes et étroites pour que ses effets restent bornés aux exigences strictes de la défense. Quand toutefois la mise en œuvre de ce moyen entraîne une extension telle du mal qu’il échappe entièrement au contrôle de l’homme, son utilisation doit être rejetée comme immorale. Ici il ne s’agirait plus de « défense » contre l’injustice et de la « sauvegarde » nécessaire de possessions légitimes, mais de l’annihilation pure et simple de toute vie humaine à l’intérieur du rayon d’action. Cela n’est permis à aucun titre. »[147]

\8. Le mieux est de mettre sur pied une organisation politique mondiale impartiale et d’utiliser des procédures d’entente directe par négociations diplomatiques.

Le pape souhaite un organisme international « qui aurait […] dans ses attributions d’étouffer dans son germe toute menace d’agression isolée ou collective ». Il ajoute : « personne ne pourrait saluer cette évolution avec plus de joie que celui qui a défendu depuis longtemps le principe que la théorie de la guerre, comme moyen apte et proportionné de solution pour les conflits internationaux, est désormais dépassée. » La monstruosité des moyens de lutte moderne manifeste « toujours plus évidente l’immoralité de cette guerre d’agression. Et si maintenant, à la reconnaissance de cette immoralité s’ajoute la menace d’une intervention juridique des nations et d’un châtiment infligé à l’agresseur par la société des Etas, en sorte que la guerre se sente toujours sous le coup de la proscription et toujours sous la surveillance d’une action préventive, alors, l’humanité sortant de la nuit obscure où elle est restée si longtemps submergée, pourra saluer l’aurore d’une nouvelle t meilleure époque de son histoire. 

A une condition toutefois : c’est que l’organisation de la paix à laquelle les garanties mutuelles et, si besoin est, les sanctions économiques et même l’intervention armée devant donner force et stabilité, ne consacre définitivement aucune injustice, ne lèse aucun droit au détriment d’aucun peuple (qu’il appartienne au groupe des vainqueurs, des vaincus ou des neutres), ne perpétue aucune imposition ou charge, en dehors de celles qui sont seules temporairement permises comme réparation des dommages de guerre.

Que certains peuples aux gouvernants desquels ou peut-être aussi à eux-mêmes en partie, on attribue la responsabilité de la guerre aient à supporter durant quelque temps les rigueurs de mesures de sécurité, jusqu’au moment où les liens de confiance mutuelle violemment brisés se seront peu à peu renoués, est chose humainement explicable et, selon toute probabilité, pratiquement inévitable. Néanmoins, ces peuples devront avoir, eux aussi, l’espoir bien fondé, dans la mesure de leur loyauté et de leur coopération effective aux efforts pour la résolution pour la restauration future, de pouvoir devenir, tout comme les autres États, avec la même considération et les mêmes droits, associés à la grande communauté des nations. Leur refuser cet espoir serait le contraire d’une sagesse prévoyante, assumer la grave responsabilité de barrer le chemin à une libération générale de toutes les conséquences désastreuses, matérielles, morales et politiques du gigantesque cataclysme qui a secoué jusque dans ses dernières profondeurs la pauvre famille humaine mais qui en même temps lui a indiqué la route vers de nouveaux buts. »[148]

Le pape souhaite_« que l’on punisse sur le plan international toute guerre qui n’est pas exigée par la nécessité absolue de se défendre contre une injustice très grave atteignant la communauté, lorsqu’on ne peut l’empêcher par d’autres moyens »[149]

« … le droit de se défendre étant toujours sauf […] la loi divine de l’harmonie dans le monde impose strictement à tous les gouvernements des peuples l’obligation d’empêcher la guerre par des institutions internationales capables de placer les armements sous une surveillance efficace, d’effrayer par la solidarité assurée entre les nations qui veulent sincèrement la paix celui qui voudrait la troubler. »[150]

\9. En attendant cet organisme international capable d’empêcher une guerre d’agression, il faut compter sur l’opinion publique.⁠[151]

La « conception catholique de l’opinion publique et du service que rend la presse est aussi une solide garantie de paix ». Elle peut réagir « efficacement contre le climat de guerre ». Comment et à quelles conditions ?

Le pape souligne tout d’abord l’importance de l’opinion publique qui, bien formée, bien orientée, est un rempart contre le totalitarisme, la dictature et le bellicisme. « L’opinion publique est, en effet, l’apanage de toute société normale composée d’hommes qui, conscients de leur conduite personnelle et sociale, sont intimement engagés dans la communauté dont ils sont les membres. Elle est partout, en fin de compte, l’écho naturel, la résonance commune, plus ou moins spontanée, des événements et de la situation actuelle dans leurs esprits et dans leurs jugements ». L’absence ou l’étouffement de l’opinion publique doit être considéré comme « un vice, une infimité, une maladie de la vie sociale. »

L’opinion publique est indispensable et elle est, on vient de le lire, « plus ou moins spontanée ». qu’est-ce à dire ?

La vraie opinion publique ne doit pas se confondre avec « le conformisme aveugle et docile des pensées et des jugements » fruit du scepticisme, de l’insouciance, du blasement, de l’instinct, de la passion, de l’étroitesse de vue, des préjugés, du découragement, de la pusillanimité ou encore de la manipulation, d’une « propagande astucieuse ».

La vraie opinion publique est guidée et éclairée par des hommes de raison, responsables, aux fortes convictions, des hommes dociles « aux préceptes de la loi morale, du droit naturel et de la doctrine surnaturelle contenue dans la révélation du Christ ». Dans la constitution de cette vraie opinion publique, la presse « a un rôle éminent à jouer dans l’éducation de l’opinion, non pour la dicter, ou la régenter, mais pour la servir utilement. » La servir et non la « faire ». Cela demande de la part du journaliste « l’amour profond et l’inaltérable respect de l’ordre divin, qui embrasse et anime tous les domaines de la vie ».⁠[152]

A ces conditions peut se  frayer « le chemin de la vérité, de la justice, de la paix. » La vraie opinion publique « prend fait et cause pour la juste liberté de penser et pour le droit des hommes à leur jugement propre, mais elle les regarde à la lumière de la loi divine. Ce qui revient à dire que quiconque veut se mettre loyalement au service de l’opinion publique, que ce soit l’autorité sociale ou la Presse elle-même, doit s’interdire absolument tout mensonge ou toute excitation. N’est-il pas évident qu’une telle disposition d’esprit et de volonté réagit efficacement contre le climat de guerre ? »[153]

\10. Et donc, à la racine de cette vraie opinion publique, nous retrouvons l’Évangile et ses exigences, nous retrouvons la nécessité d’évangéliser : « Accomplir cette œuvre de régénération, en adaptant ses moyens au changement des conditions de temps et aux nouveaux besoins du genre humain, c’est l’office essentiel et maternel de l’Église. Prêcher l’Évangile, somme son Divin Fondateur lui en a commis le soin, en inculquant aux hommes la vérité, la justice et la charité, faire effort pour en enraciner solidement les préceptes dans les âmes et dans les consciences : voilà le plus noble et le plus fructueux travail en faveur de la paix. »⁠[154]

Sans Dieu, sans prière, pas de paix véritable.

En 1954, Pie XII, dans son Radio-message de Noël, note qu’à la « guerre froide » s’est substituée une « paix froide » qui marque certes un progrès mais qui n’est pas encore la véritable paix. La « paix froide », en effet, est un « calme provisoire », une « pure coexistence de divers peuples, entretenue par la crainte mutuelle et la désillusion réciproque ». C’est une pure « juxtaposition » sans « lien d’ordre spirituel » alors que la paix de Dieu « est fondée sur l’union des esprits dans la même vérité et dans la charité ». Et « le Christ est le seul qui puisse et veuille unir les esprits humains dans la vérité et dans l’amour ».⁠[155]

Neutralité ou intervention ?

L’histoire nous montre que le souci de l’indépendance des États réclamait de ne pas intervenir dans la politique d’une nation tandis que l’esprit de solidarité incitait à l’intervention. Ainsi, nous l’avons vu, Vitoria prêchait pour que l’on défende les droits fondamentaux brimés dans certains pays. Les croisades ont été organisées suivant ce principe et, plus tard, par exemple, Clément XIII⁠[156] demanda à l’empereur d’Autriche Joseph II d’intervenir en Pologne où l’Église catholique était persécutée et Pie VI⁠[157] sollicita l’empereur d’Autriche Léopold Ier contre la révolution française. Pie IX, quant à lui, condamna officiellement le principe de non-intervention dans le Syllabus.⁠[158]

A l’opposé, la théorie de la neutralité impose l’abstention et l’impartialité.

Quelle est la position de Pie XII ?

Comme le fait remarquer R. Coste, la pensée du Saint Père, en la matière, peut paraître contradictoire mais ce n’est qu’une « anomalie apparente »[159].

d’une part, nous avons vu que Pie XII, le 10 mai 1940, le jour même de l’invasion allemande en Belgique, aux Pays-Bas et au Luxembourg, envoyait 3 télégrammes à leurs chefs d’État où il affirme le droit à la neutralité et à l’indépendance de ces pays.⁠[160]

d’autre part, nous l’avons lu également, le Souverain Pontife, en 1953, élargit le principe d’assistance à personne en danger en écrivant : « à plus forte raison la solidarité de la famille des peuples interdit-elle aux autres de se comporter comme de simples spectateurs dans une attitude d’impassible neutralité. »[161]

La différence dans le discours s’explique par le contexte historique. La neutralité de la Belgique, par exemple, a été reconnue avant la guerre par la France, l’Angleterre et l’Allemagne, conformément au droit naturel et au droit international. L’Allemagne en envahissant la Belgique violait la neutralité légitime du pays et violait son propre engagement. Il est donc normal que dans cette circonstance, le pape s’indigne comme il s’indignera de l’envahissement des pays baltes par l’URSS. Par ailleurs, Pie XII se rend bien compte que les petits pays sont dans une situation différente de celle des grands pays. Enfin, dans une société internationale inorganisée, un grand pays ne peut forcer un petit pays à le suivre et même si « tout État est soumis au devoir de la solidarité interhumaine, même s’il n’est pas sanctionné par le droit des gens, […] sa décision de garder la neutralité ne sera valable au regard du droit naturel que si elle n’est pas inspirée par l’égoïsme national. »[162]

Envisageant l’avenir, il déclare dans son Radio-message de Noël 1941: « s’il est inévitable que les grands États, à cause de leurs plus grandes possibilités et de leur puissance, tracent le chemin pour la constitution de groupes économiques entre eux et les nations plus petites et plus faibles, on ne peut cependant contester, dans le domaine de l’intérêt général, le doit de celles-ci comme de tous au respect de leur liberté dans le champ politique, à la conservation efficace, dans les contestations entre les États, de la neutralité qui leur est due, en vertu du droit naturel et du droit des gens, et à la défense de leur développement économique, puisque c’est seulement de cette manière qu’elles pourront atteindre de façon adéquate le bien commun, le bien-être matériel et spirituel de leur propre peuple. » S’il insiste encore sur le principe de neutralité, c’est évidemment en pensant à la situation présente des petits pays envahis par les nazis ou les soviétiques. Mais le jour où sera installé l’organisme super-étatique que souhaite le pape, cette instance internationale supérieure garante de la sécurité et de la solidarité pourrait contraindre un pays à participer à une action.

Ainsi, à partir de 1944, Pie XII va insister de plus en plus sur la nécessité d’organiser la société internationale et, dans cette perspective, de mettre en avant la solidarité et le devoir d’intervention juridique, économique, armée, s’il le faut, tous les hommes appartenant à la même famille et pour la défense du bien commun universel.⁠[163] Ce devoir d’assistance et d’intervention « ne s’impose pas tant aux États individuels qu’à la société interétatique qu’ils constituent, au moins sociologiquement. »[164] Les États sont invités à se grouper et à organiser leur défense collective. La signature du Traité de l’Atlantique Nord, en 1949, va dans ce sens.⁠[165] Toutefois l’organisation défensive ne se justifie que dans le contexte d’un mode divisé comme moyen de défense solidaire mais ne peut être considérée comme une force de guerre contre les États menaçants, contre l’URSS, par exemple, à l’époque de la guerre froide.⁠[166] Solidarité et paix sont indissociable et constituent l’idéal à réaliser par le truchement d’institutions internationale qui préviennent les conflits mais qui veillent aussi au respect des droits humains, au développement économique, culturel, politique de tous les peuples, à leur entente, à leur collaboration⁠[167] pour que l’ « harmonie divine » règne dans le monde.⁠[168]

Tout ce qui précède concerne la guerre « classique » mais il y a, contre la paix, d’autres menaces que les armes : la guerre psychologique (par la manipulation des foules, par la propagande)⁠[169] que la prétendue opinion publique est dictée, imposée, de gré ou de force, que les mensonges, les préjugés partiaux, les artifices de style, les effets de voix et d gestes, l’exploitation du sentiment viennent rendre illusoire le juste droit des hommes à leurs propres convictions, alors se crée une atmosphère lourde, malsaine, factice qui, au cours des événements, à l’improviste, aussi fatalement que les odieux procédés chimiques aujourd’hui trop connus, suffoque ou stupéfie ces mêmes hommes et les contraint à livrer leurs biens et leur sang pour la défense et le triomphe d’une cause fausse et injuste. En vérité, là où l’opinion publique cesse de fonctionner librement, c’est là que la paix est en péril. »
   Cf. également l’Allocution aux membres du Congrès international de « Pax Christi » : l’Église « se défie de toute propagande pacifiste, dans laquelle on abuse du mot de paix pour déguiser des buts inavoués. » ], la guerre économique (utiliser la révolte des pauvres contre les riches)⁠[170]
   Le voilà le grand problème social, celui qui se dresse à la croisée des chemins à l’heure présente ! qu’on l’achemine vers une solution favorable, fût-ce aux dépens d’intérêts matériels, au prix de sacrifices de tous les membres de la grande famille humaine : c’et ainsi qu’on éliminera un des facteurs les plus préoccupants de la situation internationale, celui qui, plus qu’aucun autre, alimente aujourd’hui la ruineuse « guerre froide », et menace de faire éclater, incomparablement plus désastreuse, la guerre chaude, la guerre brûlante. » ], le terrorisme (par la peur)⁠[171] qui dépersonnalisent l’homme et qui sont donc condamnés au nom des mêmes principes.

Et le citoyen, quelle est sa responsabilité ?

Nous avons, jusqu’à présent, examiné les moyens de construire la paix que Pie XII propose aux États. Mais qu’en est-il de la réaction du simple citoyen lorsqu’il est confronté à la guerre ou, plus précisément, lorsqu’il est invité par l’autorité publique à prendre les armes ?

L’État est, par nature, le gardien du bien commun dont chaque citoyen profite et auquel chaque citoyen collabore. Lorsque ce bien commun est menacé, le citoyen est tenu par reconnaissance et solidarité d’accepter les sacrifices nécessaires⁠[172]. En effet, dans une vraie démocratie, « la liberté idéale est celle-là seule qui s’écarte de tout dérèglement, qui unit à la conscience de son propre droit le respect envers la liberté, la dignité et le droit des autres, et reste consciente de sa propre responsabilité envers le bien général. »[173]

Cette définition implique le devoir d’obéissance à l’autorité légitime⁠[174] mais aussi le droit et le devoir de désobéissance cette autorité attente à la liberté, à la dignité et aux droits des autres personnes⁠[175]. De plus, l’État démocratique, au contraire de la dictature, n’est pas « une agglomération amorphe d’individus ». « Exprimer son opinion personnelle sur les devoirs et les sacrifices qui lui sont imposés ; ne pas être contraint d’obéir sans avoir été entendu, voilà deux droits du citoyen qui trouvent dans une démocratie, comme le nom l’indique, leur expression ».⁠[176]

Cette prise de position s’appuie sur le caractère précieux de la conscience individuelle⁠[177] et rejoint ce que Pie XII a développé à propos de la juste formation de l’opinion publique. Mais cette conscience doit tenir compte de l’obéissance due a priori à l’autorité légitime agissant moralement⁠[178] et aussi de son devoir de solidarité. On ne peut donc se réfugier derrière une objection de conscience qui serait simplement motivée par des intérêts personnels.⁠[179]


1. En 1901, il entre à la Congrégation des affaires ecclésiastiques extraordinaires, chargée des relations internationales du Vatican. Il portera les condoléances du Vatican après le décès de la reine Victoria (1901).
2. Il sera son camérier secret (chargé des audiences privées). Il rencontrera Winston Churchill et représentera le Saint-Siège au couronnement du roi Georges V en 1911, année où il devient sous-secrétaire aux Affaires ecclésiastiques extraordinaires puis secrétaire en 1914. Le 24 juin de cette année, il conclut un concordat avec la Serbie.
3. Il sert la politique pacifiste du pape. En 1917, c’est lui qui remet un message de paix à l’empereur Guillaume II. Cette année-là, il est nommé nonce apostolique en Bavière et est reçu par le roi Louis III qui abdique en 1918.
4. A partir de 1922, il négocie de nombreux concordats (Lettonie, Bavière, Pologne, Roumanie, Prusse). Il sert d’intermédiaire entre le Vatican et l’URSS. Il devient secrétaire d’État en 1930. Il négocie encore d’autres concordats (Bade, Autriche, Yougoslavie, Portugal, Allemagne). Il voyage en Argentine, en France, aux États-Unis où il rencontre Franklin Delano Roosevelt, et en Hongrie où il rencontre le Régent Miklos Horthy. Il rédige avec le cardinal Faulhaber l’encyclique Mit brennender Sorge (1937).
5. Dès ce mois de mars, le Reich allemand commence à annexer villes et régions de l’Est européen. En avril, l’Italie envahit l’Albanie et en septembre l’Allemagne attaque la Pologne.
6. 3 mars 1939. Pie XII choisit comme devise : « Opus justitiae pax »
7. Sauf peut-être en ce qui concerne la guerre d’Espagne où, face à une guerre civile, il réagit « à la manière ancienne », saluant « la victoire tant désirée de l’Espagne catholique » (Télégramme au Général Franco, 1er avril 1939), « les desseins de la Providence [qui] se sont manifestés une fois encore sur l’héroïque Espagne », « la nation choisie par Dieu comme principal instrument d’évangélisation du Nouveau Monde et comme rempart inexpugnable de la foi catholique » contre l’ « athéisme matérialiste », les « ennemis de Jésus-Christ ». Saluant aussi ceux qui « ont scellé de leur sang leur foi en Jésus-Christ et leur amour pour la religion catholique : […] « il n’y a pas de plus grande preuve d’amour » (Jn, 15, 13) ». Notons toutefois que Pie XII appelle une pacification qui applique les « principes de justice concernant le crime et de bienveillante générosité envers ceux qui se sont trompés » et qui doivent être ramenés « dans le sein régénérateur de l’Église » avec « patience et mansuétude ». Il demande aussi qu’on enseigne au peuple « les principes de justice individuelle et sociale, contenus dans le saint Évangile et dans la doctrine de l’Église, sans lesquels la paix et la prospérité des nations, si bien établies qu’elles soient, ne peuvent subsister. » (Radiomessage à la nation espagnole, 16 avril 1939). Recevant 3000 phalangistes, le Saint-Père leur dira qu’il voit en eux « les défenseurs éprouvés, courageux et loyaux de la foi et de la culture » de leur patrie. (Discours à des soldats espagnols, 11 juin 1939). A des marins espagnols, il rappellera : « la lutte héroïque et les grands sacrifices par lesquels vous avez mérité de défendre, contre le grave danger qui le menaçait, le patrimoine sacré de votre piété et de votre foi catholique ». (Allocution aux membres d’une mission navale espagnole, 6 mars 1940). Difficile de ne pas penser que ce combat était juste voire saint ! Il saluera encore plus tard es « fils de la catholique Espagne » qui « savent se sacrifier jusqu’à l’Héroïsme pour la défense inaliénable de Dieu et de la religion. » (Allocution à un groupe de hautes personnalités espagnoles, 7 mars 1941). Le communisme établi en Espagne aurait « servi comme base de départ pour agir sur d’autres nations européennes et sur l’Afrique » mais il est sûr que le Pape n’approuvait pas toutes les motivations ni toute les méthodes de guerre et de répression. (Cf. COSTE R., Le problème du droit de guerre dans la pensée de Pie XII, Aubier, 1962, p. 134.)
8. Allocution du 18 décembre 1927. Cf. MAYEUR, J.-M., Les papes, la guerre et la paix, de Léon XIII à Pie XII in Dissuasion nucléaire et conscience chrétienne, Les Quatre Fleuves, Cahiers de recherche et de réflexion religieuses, 1984, no19, pp. 23-33 : « Les orientations majeures de la papauté, de Léon XIII à Pie XII face aux problèmes de la paix et de la guerre s’inscrivent dans une remarquable continuité. Fidèles à l’enseignement du P. Taparelli, les papes affirment la nécessité d’un ordre international fondé sur le droit naturel face à la souveraineté absolue des États et au « droit nouveau » né de la Renaissance et de la Révolution. Dès la fin du XIX s., la papauté prit position en faveur du désarmement. Un approfondissement doctrinal considérable conduisit de la notion de « juste guerre » à celle de « légitime défense ». »
9. Homélie de Pâques prononcée à la messe pontificale, à Pâques, le 9 avril 1939.
10. qu’implique la justice ? « Que les lois soient faites avec sagesse pour le bien commun et que tous les observent par devoir de conscience. La justice demande que tous reconnaissent et respectent les droits sacrés de la liberté et de la dignité humaines ; que les innombrables ressources et richesses que Dieu a répandues dans le monde entier soient réparties, pour l’utilité de tous ses enfants, d’une façon équitable et avec droiture. La justice veut enfin que l’action bienfaisante de l’Église catholique […] ne soit ni attaquée ni empêchée. »
11. Allocution à un groupe de pèlerins allemands, 23 avril 1939.
12. Discours aux membres du Sacré Collège, 2 juin 1939. On se souvient que Pie XII a été témoin privilégié dont a été entourée l’action de Benoît XV durant la première guerre mondiale.
13. Allocution à des pèlerins allemands, 26 septembre 1939.
14. « Rien n’est perdu avec la paix ; tout peut être perdu avec la guerre ».
15. Allocution à l’Ambassadeur de Belgique.
16. 30 septembre 1939.
17. 20 octobre 1939.
18. Dans son Allocution à l’ambassadeur d’Italie, le 7 décembre 1939, Pie XII reprend l’essentiel de ce qu’il a dit dans Summi pontificatus : « …les idées fondamentales de justice et d’amour, qui font non seulement le bonheur des individus, amis aussi la noblesse et le progrès de la vie sociale, sont tombées, sous bien des aspects -par un faux processus de pensée et d’action qui humanise le divin et divinise l’humain- dans un oubli et un mépris qui, en certains endroits, se manifestent dans une mesure toujours plus préoccupante. Un si faux développement, ou plutôt un tel renversement des principes de la justice et des devoirs de la morale a entendu et voulu substituer à la conception chrétienne de la vie, de la communauté et de l’État, des doctrines et des pratiques dissolvantes et destructrices qui placent le progrès civil et humain dans le rejet des obligations du droit naturel et de la révélation divine, dont la lumière éblouissante resplendit de cette sacrée sur le monde entier. » Pie XII poursuit en prophétisant que « chacune de ces erreurs […] a ses périodes : son temps de croissance et son temps de décadence […]. Deux périodes : l’une, quand l’enivrant poison des doctrines séductrices emporte et rend folles les masses et les enchaîne à son pouvoir ; l’autre, quand les fruits amers mûrissent, quand les yeux des masses, ou du moins des hommes plus sensés et réfléchis les considèrent, atterrés, se souvenant des calculs et des promesses, qui s’avèrent fallacieux, par lesquels ils ont été attirés dans l’erreur. »
19. « Ce travail d’apaisement suppose qu’on ne mette pas de traverses à l’exercice de la mission confiée par Dieu à son Église, qu’on ne restreigne pas le champ de son activité, qu’on ne soustraie pas les masses, et spécialement la jeunesse, à son influence bienfaisante ».
20. Dans une Lettre autographe au cardinal Suhard, 21 novembre 1939, Pie XII, revient sur la leçon donnée dans Summi pontificatus : « Ce devoir, Nous l’avons accompli sans Nous laisser influencer par des considérations terrestres, ni arrêter par des défiances et des oppositions, par des refus et des incompréhensions. »
21. Rappelons quelques faits : le 28 avril, Adolf Hitler dénonce le pacte de non-agression germano-polonais et envahit ce pays, sans déclaration de guerre, le 1er septembre. Le 23 août, est signé le Pacte germano-soviétique, pacte de non-agression pour dix ans. Un protocole secret détermine les zones d’influence soviétique et allemande en Europe de l’Est et notamment le partage de la Pologne. Le 1er septembre, les armées allemandes attaquent la Pologne. Le 17 septembre, les troupes soviétiques, à leur tour, envahissent la Pologne orientale avant de faire la jonction, le 19 septembre, avec les Allemands à Brest-Litovsk et de procéder à un défilé commun des troupes victorieuses. Le 27 novembre, l’http://fr.wikipedia.org/wiki/Union_des_r%C3%A9publiques_socialistes_sovi%C3%A9tiques[URSS
22. Il s’agit de l’Albanie envahie 7 avril par les troupes italiennes.
23. Pie XII, en plusieurs endroits, accuse « idées qui […] obscurcissent et déforment la vérité », « les doctrines et les œuvres d’une politique qui ne tient pas compte de la loi de Dieu. »
24. « La concorde entre les peuples est misérablement brisée ; les traités solennellement stipulés par engagement réciproque sont parfois bouleversés ou violés unilatéralement sans échange préalable de motifs réciproques expressément exposés ; on n’entend plus la voix de l’amour et des devoirs fraternels. » (Homélie pascale, 24 mars 1940). Ailleurs, Pie XII rappellera qu’on n’a pas écouté « depuis d’un demi-siècle, la voix de l’Église et spécialement les avertissements réitérés des papes, Nos vénérés prédécesseurs ? L’enchaînement des causes et des effets se fait jour même dans certains esprits, qui jusqu’ici considéraient avec indifférence la croissante déchristianisation de la vie publique et privée […]. » (Allocution à l’Ambassadeur de France, 9 juin 1940).
25. Cf. Lettre au Secrétaire d’État demandant des prières pour la paix entre les peuples, 15 avril 1940 ; la longue et belle prière pour la paix du Saint Père dans son Sermon en l’honneur de saint François d’Assise et de sainte Catherine de Sienne, patrons primaires de l’Italie, 3 mai 1940 ; la prière à saint Michel, in Discours aux jeunes époux et aux petits chanteurs à la Croix de bois, 8 mai 1940. Cf. aussi le Motu proprio du 24 novembre 1940 prescrivant des prières publiques ou l’homélie de la messe pour la paix et les victimes de guerre du 24 novembre 1940 ; le Message pascal du 13 avril 1941 ; la Lettre au Secrétaire d’État du 20 avril 1941, du 15 avril 1942, du 15 avril 1943, du 5 août 1943, du 25 novembre 1943, du 24 avril 1944 ; Lettre au cardinal vicaire du pape pour le diocèse de Rome du 24 octobre 1944. Le 15 avril 1945, c’est par une encyclique (Communium interpretes) qu’il prescrit des prières publiques pour obtenir la paix entre les peuples.
   « Pour guérir l’humanité si cruellement blessée, il faut le remède de la foi qui rend les hommes frères, il faut le baume de la prière à Dieu qui guérit les cœurs des puissants et des faibles. » (Discours à l’Archiconfrérie de la Très Sainte Trinité des pèlerins et convalescents de Naples, 27 mars 1941).
26. « Le misereor super turbam est pour Nous un mot d’ordre sacré, inviolable, qui vaut et qui stimule en tout temps, dans toutes les situations humaines, tout comme il était la devise de jésus. Et l’Église se renierait elle-même, elle cesserait d’être mère si elle demeurait sourde au cri d’angoisse que ses enfants de toutes les classes de l’humanité font monter à ses oreilles. » (Message de Noël 1942).
   Le 10 mai 1940, l’Allemagne attaque la Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg. Aussitôt, Pie XII envoie un message moral et spirituel aux trois souverains un message où il souligne que c’est « contre sa volonté et son droit » que chaque peuple est entraîné dans la guerre.
   Le Pape dénonce « les traitements infligés aux non-combattants [qui] sont loin d’être conformes aux règles de l’humanité. »  Il rappelle le droit des gens et des populations civiles : « le bien des populations des territoires occupés ne cesse d’être une règle obligatoire pour ceux qui exercent le pouvoir. La justice et l’équité requièrent qu’elles soient traitées comme la puissance occupante désirerait qu’en un cas analogue fussent traités ses propres compatriotes ». Il énonce ensuite, pour la circonstance, les « principes élémentaires » de justice : « le respect de la vie, de l’honneur et de la propriété des citoyens, le respect de la famille et de ses droits ; et au point de vue religieux, la liberté de l’exercice privé et public du culte divin et de l’assistance spirituelle qui convient à chaque peuple et à sa langue, la liberté de l’instruction et de l’éducation religieuse, la sécurité des biens ecclésiastiques, la faculté laissée aux évêques de correspondre avec leur clergé et avec les fidèles dans tout ce qui concerne le bien des âmes. » (Allocution au Sacré Collège, 2 juin 1940). Le Pape exprime aussi toute sa compassion dans sa Lettre au Cardinal Van Roey du 31 juillet 1940.
   Plus concrètement, le Pape encourage les œuvres de charité en faveur des victimes de la guerre et spécialement des enfants : « Si, du fait de bien des obstacles, on ne peut, dans les circonstances présentes, songer à une vraie et propre organisation générale de bienfaisance en faveur des victimes de la guerre, et si, bien souvent, il est fort difficile de se servir des institutions spéciales déjà existantes pour faire arriver les secours là où le besoin s’en fait plus cruellement sentir, que chacun fasse le bien qu’il peut, où il peut, comme il peut ! qu’on multiplie partout les initiatives de bienfaisance, qu’on suscite, qu’on suscite l’énergie des bons ; qu’ils se fassent un point d’honneur de remporter, même à distance, une victoire sur les maux : « Vaincs le mal par le bien » (Rm 12, 21). » (Lettre au Secrétaire d’État, 21 décembre 1940).
   On peut lire aussi le récit que fait Pie XII de l’aide apportée aux Romains et aux réfugiés lors de la terrible disette de 1944 (Discours au Sacré Collège, 2 juin 1944). Les habitants et les réfugiés vinrent manifester, place Saint-Pierre, pour remercier le pape d’être intervenu pour défendre la Cité (Exhortation au peuple romain, 6 juin 1944) de même que le Conseil municipal de Rome (12 juillet 1944).
   La colonie polonaise de Rome remercia aussi le Saint-Père pour son assistance généreuse donnée à ce pays pendant la guerre (cf. Discours du 15 novembre 1944).
   De son côté, le saint Père remerciera les familles nobles de Rome pour leur générosité (Remerciements du 11 juillet 1944) puis, il saluera, un peu plus tard, de nouveau, « l’œuvre immense d’assistance déployée » par les États-Unis, mais aussi la générosité de l’Espagne, l’Irlande, l’Argentine, l’Australie, la Bolivie, le Brésil, le canada, le Chili, l’Italie, la Lituanie, le Pérou, la Pologne, la Roumanie, la Slovaquie, la Hongrie, l’Uruguay (Radio-message de Noël, 24 décembre 1944)
27. « Nous conjurons de nouveau toutes les parties adverses de se souvenir toujours de ces devoirs d’humanité qui ne perdent rien de leur valeur même en face du droit et de la morale de la guerre. » Et il ajoute : « Aucun peuple n’est à l’abri du danger de voir quelques-uns de ses fils se laisser mener par leurs passions et sacrifier au démon de la haine. Ce qui importe surtout, c’est le jugement que porte l’autorité publique sur de telles déviations et dégénérescences de l’esprit de lutte, et sa promptitude à y mettre fin. » (Allocution au Sacré Collège, 2 juin 1940). Rappel, avec deux références à saint Augustin, du jus in bello, lui-même dépassé et mesuré par « les devoirs d’humanité ». Ainsi appelle-t-il au respect des faibles (civils, femmes, enfants, malades, vieillards) et à l’humanisation de la guerre en évitant « l’aggravation croissante des moyens d’attaque ». (Message pascal, 13 avril 1941). Et aux occupants de ne pas imposer aux populations « des poids que vous -mêmes, dans des cas semblables, avez ressenti ou ressentiriez comme injustes ». (Message pascal, 13 avril 1941). Il revient sur les lois morales et les principes d’humanité à respecter dans les opérations de guerre guerres, le 2 juin 1943 (Allocution devant le sacré Collège).
28. Dès le 24 août 1939, Pie XII dans un radiomessage lançait la phrase célèbre : « Rien n’est perdu avec la paix. Tout peut être perdu avec la guerre ! » .« Comme Vicaire sur terre du Dieu de la paix, dès le début de Notre pontificat, Nous avons consacré Nos efforts et Nos initiatives, d’abord au maintien de la paix, puis à son rétablissement. Insouciant des insuccès et des difficultés, Nous poursuivons Notre marche sur la voie tracée par Notre mission apostolique. […] chemin souvent aride et épineux. » Et cette paix, « sérieuse, saine, conforme aux règles de la justice et de l’équité, ce n’est que ceux qui joignent au pouvoir politique la claire compréhension des besoins de l’humanité et un profond respect pour les règles de l’Évangile qui pourront trouver la voie juste. » (Réponse à S. Exc. M. Franklin Delano Roosevelt, président des États-Unis, 7 janvier 1940). « A la prière auprès de Dieu, Nous avons en tout temps joint Notre action. Tout ce qui pouvait être fait ou tenté pour éviter ou abréger le conflit, pour rendre humaines les méthodes de guerre, pour alléger les douleurs qui en dérivent, pour porter aide et réconfort aux victimes de la guerre, Nous l’avons accompli jusqu’à l’extrême limite de Notre pouvoir et avec le souci attentif de l’impartialité inhérente à Notre charge apostolique. » (Message pascal, 13 avril 1941).
29. « …une propagande d’esprit antireligieux s’en va semant parmi le peuple, et surtout dans les milieux ouvriers, le bruit que le pape a voulu la guerre, que le pape entretient la guerre et fournit l’argent pour la continuer, que le pape ne fait rien pour la paix. Jamais peut-être ne fut lancée calomnie plus monstrueuse et plus absurde que celle-là ! ». Le pape renvoie aux documents qui seront publiés plus tard et qui éclaireront cette « sottise » malveillante. Ils ont été, en effet publiés en 1962 par Mgr Alberto Giovannetti in Roma, città aperta, Ed. Ancora, Milan.
30. « Ni Notre parole ni Notre œuvre ne sont partisanes ; Nous accomplissons un devoir que Nous dictent la vérité et l’amour, que Nous imposent le bien et la prospérité de tous, que Nous commande le Siège de Père commun des rachetés par le Christ ; et Nous contribuons de Notre côté, par les moyens qui Nous sont fournis par Notre ministère apostolique, à ne pas laisser les regards se détourner des normes idéales et des principes essentiels d’une paix qui veut être juste, honorable et durable. […] Nous ne sommes poussé ni par l’esprit de parti ni par la considération de qui que ce soit. Le jugement moral d’une action ne peut être appuyé sur des considérations personnelles. » Plus précisément encore : « Nous adressons Notre amour paternel à tous Nos fils et filles, soit des populations germaniques, qui Nous sont toujours chères, au milieu desquelles Nous avons passé de longues années de Notre vie, soit des États alliés à qui Nous lient de même de pieux et doux souvenirs, Nous souvenant aussi avec une sollicitude constante de la nation polonaise si éprouvée et tant aimée de Nous, comme d’autres nobles peuples aux souffrances tragiques desquelles Nous prions le Très-Haut d’envoyer sans tarder le réconfort souhaité. » (Allocution au Sacré Collège, 2 juin 1940).
   Très concrètement, le Pape, dans son Message de Noël 1940, évoquera son action matérielle et morale en faveur des prisonniers mais si elle fut, de son propre aveu, plus limitée et plus contrariée que celle qu’il entreprit « au nom auguste du Souverain Pontife Benoît XV ». Néanmoins il put faire parvenir une aide à une partie des prisonniers polonais, plus largement « aux prisonniers et internés italiens, spécialement en Égypte, en Australie et au Canada ». Il put aussi envoyer encouragement et bénédiction « aux prisonniers anglais et français en Italie, aux prisonniers allemands en Grande-Bretagne, aux prisonniers grecs en Albanie et aux prisonniers italiens dispersés dans diverses régions de l’Empire britannique, spécialement en Égypte, en Palestine, aux Indes […] ». Le pape pense aussi aux familles dans l’anxiété, recherchant et transmettant « des nouvelles partout où il est possible et permis de la faire ». Le pape ajoute encore qu’« un nombre immense de réfugiés, d’expatriés, d’émigrés, même parmi les « non-aryens » » a pu être consolé « par l’aide morale et spirituelle de Nos représentants, ou par l’obole de Nos subsides ». Pie XII salue l’aide matérielle apportée par les États-Unis.
   Il approuve la même attitude chez, par exemple, les cardinaux et archevêques de France : « Nous aimons tout particulièrement à vous féliciter de votre ferme décision de vous tenir sur le plan religieux et de vous appliquer avant tout au bien spirituel des fidèles et au soulagement des infortunés, de ceux surtout qui, plus pauvres, ont davantage à souffrir. » (28 février 1941).
   Il enverra des messages de compassion aux villes bombardées, aux évêques d’Angleterre et du pays de Galles (29 juin 1942) aussi bien qu’au Cardinal archevêque de Gênes (16 novembre 1942) ou encore au cardinal archevêque de Turin (30 novembre 1942), de Milan (2 décembre 1942 et 7 août 1943), de Naples (8 décembre 1942), de Palerme (25 janvier 1943), de Bologne (9 septembre 1943).
31. « … de quelque origine, langue, ou race » que l’on soit. (Message pascal, 13 avril 1941). Au cardinal vicaire du Pape pour le diocèse de Rome, il écrit, après le bombardement de la ville : « Nous avons rappelé aux belligérants, de quelque côté qu’ils combattent, que, s’ils voulaient tenir bien haut la dignité de leurs nations et l’honneur de leurs armes, ils eussent à respecter la vie des citoyens pacifiques et les monuments de la foi et de la civilisation. » (20 juillet 1943). Rome fut bombardée le 19 juillet et le 13 août. Pie XII écrivit deux lettres au président Roosevelt. Quant au gouvernement italien, il déclara Rome ville libre (14 août) enlevant ainsi aux alliés toute raison de bombarder la ville. (Cf. Documents pontificaux de Sa Sainteté Pie XII, 1943, Ed. Saint-Augustin, 1962, p. 282.). Cela n’empêcha pas un aviateur fasciste de bombarder la Cité du Vatican le 6 novembre 1943 sur l’ordre, semble-t-il, de l’ultra-fasciste Roberto Farinacci (1892-1945) considérant que le Vatican était complice de l’Amérique. (Documents pontificaux de Sa Sainteté Pie XII, 1943, Ed. Saint-Augustin, p. 285). Scandalisé, Pie XII évoque cet incident symptomatique, dira-t-il, dans son Allocution au Sacré Collège, le 24 décembre 1943. Voir aussi son appel aux chefs des nations belligérantes pour qu’ils respectent la ville de Rome (Allocution aux fidèles de Rome, 12 mars 1944) ou encore son Discours au Sacré Collège, 2 juin 1944.
32. Quand il en parle, c’est pourquoi mettre en évidence leur erreur essentielle et leur responsabilité mais aussi leur possible conversion : « De nombreux peuples aujourd’hui ont perdu la paix parce que leurs prophètes et leurs chefs se sont éloignés de Dieu et de son Christ. Les uns, propagandistes d’une politique areligieuse, se renfermant dans l’orgueil de la raison humaine, cum fores essent clausae, ont fermé la porte à l’idée même du divin et du surnaturel, chassant de la création le Créateur, exilant des écoles et des prétoires l’image du divin Maître crucifié, éliminant des institutions nationales, sociales, et familiales toute mention de l’Évangile, tout en ne pouvant cependant en effacer les traces profondes. Les autres se sont enfui, loin du Christ et de sa paix, en reniant des siècles de civilisation lumineuse, bienfaisante et fraternelle, pour s’enfoncer dans les ténèbres du paganisme antique ou des idolâtries modernes. Puissent-ils reconnaître leur erreur et comprendre que le Christ sauveur, malgré leurs défections, leurs reniements, leurs outrages, reste encore et toujours auprès d’eux, les mains tendues, le cœur ouvert, prêt à leur dire : pax vobis, si, de leur côté, dans un élan sincère et confiant, ils veulent bien tomber à ses pieds, avec ce cri de foi et d’amour : Dominus meus et Deus meus, « mon Seigneur et mon Dieu ! » (Jn 20, 28). » (Discours aux jeunes époux et à d’autres groupes de pèlerins, 27 mars 1940). Dans un autre style, un peu plus tard, il dira : « Le monde actuel menace de périr dans la violence, parce trop d’hommes n’ont pas de cœur : ce reproche, adressé par saint Paul au paganisme antique (Rm, 1, 31 et 2 Tm 3,3), on peut le retourner aux néo-païens, idolâtres de l’or, du plaisir et de l’orgueil. Le cœur, c’est le courage de la force, oui, mais au service du droit et de la justice ; le cœur c’est aussi la pitié envers les faibles, la tendresse qui se penche vers la douleur, le pardon qui surpasse l’offense. Le cœur s’insurge contre tout mal, mais condescend à tout bien. -Vous qui avez un cœur, ouvrez-le tout grand, aux grandes causes de Dieu, aux grandes misères des hommes ! Agissez et priez ; peut-être ne pouvez-vous pas toujours agir beaucoup : mais vous pouvez beaucoup prier. » (Allocution à l’occasion de la béatification de la Vénérable Philippine Duchesne, 15 mai 1940).
33. « Nous n’avons jamais eu l’intention d’articuler un acte d’accusation, mais bien plutôt de ramener les hommes aux sentiers de la vérité et de la rédemption. » Comme l’ont fait « Nos saints et éclairés prédécesseurs ». (Allocution au Sacré Collège, 2 juin 1943).
34. On peut lire, entre autres, le radio-message au monde entier pour le IVe anniversaire du commencement de la guerre, 1er septembre 1943. Ou encore son Discours au Sacré Collège du 2 juin 1944 : « une seule préoccupation oriente Nos pensées jour et nuit, à savoir comment il Nous sera possible d’affronter une si terrible épreuve, en venant au secours de tous, sans distinction de nationalité ou de race, et comment il Nous sera donné de travailler à rendre enfin la paix au monde torturé par la guerre ? »
35. Sur cette question, voir l’annexe 2.
36. Un exemple, parmi d’autres. Dans son Allocution au Sacré Collège, le 2 juin 1940, on trouve expressions suivantes : « afflictions », « menaces », « indicibles épreuves et souffrances », « périls spirituels incessants », « cours cruel des événements », « la bataille fait rage », « ravages sur les champs ensanglantés », « mers perfides », « foudres des navigateurs volants », « semaines agitées », « violence », « se déchirant par le fer et le feu », « destructions et ruines immenses », « souffrances cruelles », « tristes effets », « dures répercussions », « cruelle aggravation », « vision affligeante et aggravante », « intensité de chocs sanglants et de progrès destructeur », « ruines » aux « proportions gigantesques », « destruction du patrimoine », « anéantissement progressif », « renversement des valeurs », « dissolution croissante des règles », etc.. On peut lire aussi son Radio-message au monde entier du 29 juin 1941 où il se livre à une description très précise de tous les maux de la guerre. Aux évêques d’Angleterre et du pays de Galles auxquels il écrit suite aux bombardements aériens, il avoue : « Notre âme est dans l’horreur… » (29 juin 1942). 
37. « …si le chrétien, fort de sa foi, intrépide dans l’accomplissement de son devoir, doit être prêt à prendre part aux événements, aux tâches et aux sacrifices du jour, il ne doit pas être moins attentif et prêt à en récuser les erreurs ; de manière que plus il voit s’épaissir les ténèbres de l’incrédulité et du mal, plus aussi il doit redoubler de courage et d’élan, même au milieu des épreuves, pour faire resplendir la brillante lumière du Christ, afin qu’elle soit pour ceux qui se trompent un guide qui les dirige et les accompagne vers un retour au patrimoine spirituel oublié et abandonné par tant de gens ! Inaccessible aux influences des autres, le chrétien marchera et avancera sans dévier dans la nuit ténébreuse d’ici-bas […]. Si plus durs et plus pesants sont les sacrifices demandés à l’humanité, c’est aussi avec plus de vigueur et d’efficacité qu’il alimentera et développera dans son âme la force jaillissante du précepte divin de l’amour et désir anxieux d’en faire le pôle de ses intentions et de ses actions. Il ne se pliera pas ni ne se soumettra dans la pusillanimité devant l’âpreté des temps […]. » (Allocution au Sacré Collège, 2 juin 1940).
38. Le pape continue : « Des caractères de cette sorte souffrent, certes, en voyant l’Église -à laquelle au fond d’eux-mêmes ils voulaient rester fidèles- incomprise devant le prétoire de Pilate ou parmi les serviteurs d’Hérode affublés d’habits de comédie. Ils croient au mystère de la Croix, mais ils oublient de le méditer et de ’appliquer à nos jours. Aux heures éblouissantes et consolantes du Thabor, ils se sentent près du Christ ; aux heures tristes et obscures de Gethsémani, ils imitent trop facilement les disciples qui dormaient. Et lorsque les autorités de la terre leur font sentir leur puissance comme firent les ministres du Sanhédrin avec Jésus, les voilà qui se dérobent par une fuite timide ou qui, ce qui revient au même, esquivent les résolutions franches et courageuses. » (Message de Noël, 24 décembre 1940).
39. « En plaçant la volonté du Père au-dessus de toute autre volonté, le Christ, Prince de la paix, a suscité l’opposition, cachée ou ouverte, ainsi que l’incompréhension de ceux qui, poussés par une idée purement terrestre de la mission de leur peuple, ont vu dans le miroir de toute justice, bonté et miséricorde, un « signe de contradiction » (Lc 2, 34). L’Église pourrait-elle donc s’étonner si son sort est celui-là même du divin Maître et prend une forme qui répond au caractère agité et bouleversé du monde actuel ? ». (Discours au Sacré Collège et à la Curie romaine, 24 décembre 1942).
40. « Vous n’attendez pas que Nous vous exposions ici, même partiellement, tout ce que Nous avons tenté et essayé d’accomplir pour diminuer leurs souffrances, pour adoucir leur situation morale et juridique, pour défendre leurs droits religieux imprescriptibles, pour subvenir à leur défense et à leurs nécessités 
   Toute parole de Notre part, dressée à ce propos aux autorités compétentes, toute allusion publique devaient être sérieusement pesées er mesurées par Nous, dans l’intérêt même de ceux qui souffrent pour ne pas rendre, malgré Nous, leur situation encore plus grave et plus insupportable. Hélas ! les améliorations manifestement obtenues sont loin de répondre à l’immense sollicitude maternelle de l’Église penchée sur ces groupes particuliers, soumis aux plus cruelles vicissitudes ; et comme Jésus devant sa ville devait s’écrier avec douleur : Quoties volui ! … et noluisti ! (Lc 13, 34), ainsi son Vicaire, bien qu’il demandât seulement pitié et retour sincère aux lois élémentaires du droit et de l’humanité, s’est trouvé souvent devant des portes qu’aucune clé ne pouvait ouvrir. » (Allocution au Sacré Collège, 2 juin 1943)
41. Pie XII emploie délibérément une expression très à la mode à l’époque mais en modifiant complètement le sens. L’expression popularisée par la propagande nazie désigne la nouvelle organisation de l’Europe à laquelle prétend le mouvement de Hitler.(Cf. De ROOY Paul-Edouard op, L’ordre nouveau de Hitler, Cahiers de l’Ecole des sciences sociales, politiques et économiques de Laval, 1943 ou DURAND Yves, Le nouvel ordre européen nazi, La collaboration dans l’Europe allemande, Edition Complexe, 1990). L’ordre nouveau, selon Pie XII est un ordre moral diamétralement opposé à celui-là : c’est avec les principes chrétiens proclamés par l’Église « qu’on pourra verser dans la séduisante expression d’ »ordre nouveau » un contenu beau, digne, stable, appuyé sur les règles de la morale. C’est à ces conditions seulement que sera évité le péril de concevoir et de former cet ordre nouveau comme un mécanisme purement extérieur, imposé par la force, un ordre sans sincérité, sans plein consentement, sans joie, sans paix, sans dignité, sans valeur. » (Message de Noël 1940). En bref, un « ordre nouveau » fondé sur la Sagesse divine. (Discours au Sacré Collège, 24 décembre 1941). Notons qu’entre les deux guerres, a existé en France un mouvement « Ordre nouveau » qui fut durant quelques années un mouvement anti-conformiste où se retrouvèrent des personnalités telles que Raymond Aron, Daniel-Rops, Denis de Rougemont. Ce mouvement n’avait rien à voir avec les mouvements fascistes. Il se définissait comme anti-fasciste, anti-communiste, anti-capitaliste, anti-nationaliste, anti-internationaliste, anti-parlementariste. (Cf. ARON Raymond, L’ordre nouveau, Mission ou démission de la France, Réponse à Hitler, Fustier, 1936). Pour être tout-à-fait complet, disons encore qu’après la guerre est apparu en France un mouvement d’extrême-droite appelé « Ordre nouveau » qui est à l’origine du parti Front National.
42. Radio-message au monde entier, 13 mai 1942. Le Saint-Père explique : « chaque fois que l’on prononce une parole de paix, on risque de heurter l’une ou l’autre partie ; de fait, tandis que les uns se prévalent des résultats obtenus, les autres placent leur espérance dans les batailles à venir. Cependant, si la comparaison actuelle des forces, des gains et des pertes dans le domaine politique te militaire ne laisse entrevoir pour le moment aucune possibilité immédiate de paix, il n’en est pas moins vrai que les ruines semées par la guerre entre les peuples dans le domaine matériel et spirituel ont fini par s’accumuler à tel point qu’elles appellent, pour enrayer leur progrès, tout effort capable d’aboutir à une rapide conclusion du conflit. » Pie XII termine son message en lançant un appel « aux hommes d’État afin qu’ils ne laissent échapper aucune occasion capable d’entrouvrir la voie à une paix honorable de justice et de modération, à une paix issue d’une entente libre et féconde, alors même qu’elle ne devrait pas répondre de tous points à leurs attentes. »
43. « …les hommes se sont révoltés contre le christianisme vrai et fidèle au Christ et à sa doctrine ; ils s e sont forgé un christianisme à leur guise, une nouvelle idole qui ne sauve pas, qui ne s’oppose pas aux passions de la concupiscence de la chair, à l’avidité de l’or et de l’argent qui fascinent les yeux, à l’orgueil de la vie, une nouvelle religion sans âme ou une âme sans religion, un masque de christianisme mort privé de l’esprit du Christ  […] ».
44. Nous développerons ce point dans la partie suivante.
45. Dénonçant avec force la propagande et l’action présentes contre l’Église, Pie XII justifie cette dénonciation : « Dieu Nous est témoin que Nous aimons d’une égale affection tous les peuples, sans aucune exception ; et c’est pour éviter jusqu’à l’apparence d’être guidé par l’esprit de parti que Nous Nous sommes imposé jusqu’ici la plus grande réserve ; mais les dispositions prises contre l’Église et les fins qu’elles se proposent sont maintenant telles que Nous Nous sentons obligé, au nom de la vérité, de parler pour empêcher qu’il ne s’ensuive par malheur u n trouble dans les âmes des fidèles. » Ailleurs, il dénoncera « l’athéisme sectaire, l’antichristianisme systématique, le froid indifférentisme » ou encore la « chaîne ininterrompue de soupçons et d’injures, d’évictions et d’ostracisme, de déchéance des droits personnels et des mérites acquis, de tracasseries et de tourments, de pauvreté et de souffrances, de misères, de détriments et de dommages corporels et spirituels » qui accablent en certains endroits les chrétiens. (Radio-message, 13 mai 1942).
46. Quand l’heure de la paix sonnera, « ce sera pour le droit et la conscience morale des peuples, le moment de l’épreuve décisive. Cette conscience juridique et morale sera alors d’autant plus vive, sûre et nette, qu’elle se maintiendra plus éloignée de la trompeuse illusion d’un égoïsme effréné et qu’elle acceptera avec plus d’empressement de venir se ranger dans le cadre d’une solidarité sociale qui naît de la loi divine naturelle et trouve son achèvement dans la doctrine et la loi du Christ. » (Allocution au nouveau Ministre d’Haïti, 12 septembre 1942).
47. Discours au Sacré Collège et à la Curie romaine, 24 décembre 1942.
48. Somme théologique, IIa IIae, qu. 29, art. 1, sol. 1.
49. La cité de Dieu, Livre XIX, chap. XIII : « Ainsi la paix du corps réside dans le juste tempérament de ses parties, et celle de l’âme sensible dans le calme régulier de ses appétits satisfaits. La paix de, l’âme raisonnable, c’est en elle le parfait accord de la connaissance et de l’action ; et celle du corps et de l’âme, c’est la vie bien ordonnée et la santé de l’animal. La paix entre l’homme mortel et Dieu est une obéissance réglée par la foi et soumise à la loi éternelle ; celle des hommes entre eux, une concorde raisonnable. La paix d’une maison, c’est une juste correspondance entre ceux qui y commandent et ceux qui y obéissent. La paix d’une cité, c’est la même correspondance entre ses membres. La paix de la Cité céleste consiste dans une union très réglée et très parfaite pour jouir de Dieu, et du prochain en Dieu ; et celle de toutes choses, c’est un ordre tranquille. »
50. Nous verrons plus tard l’importance de cette notion lorsque Pie XII analysera ce que devrait être une vraie démocratie.
51. Qui s’impose et dont la nécessité apparaît clairement dans le désastre de la guerre où des chrétiens ont une part de responsabilité : « …un grand nombre même de ceux qui se disent chrétiens, partagent en quelque façon leur part de la responsabilité collective du développement des erreurs, des maux et du manque d’élévation morale de la société actuelle. Cette guerre mondiale avec tout ce qui s’y rattache, qu’il s’agisse de ses causes lointaines ou proches, ou de son déroulement et de ses effets matériels, juridiques et moraux, que signifie-t-elle d’autre que la faillite inattendue peut-être des esprits superficiels, mais prévue et redoutée par tous ceux dont le regard pénétrait à fond un ordre social qui, derrière un décor trompeur ou sous un masque de formules conventionnelles, cachait sa faiblesse fatale et son instinct effréné de lucre et de puissance ? […] Les peuples veulent-ils demeurer témoins inactifs d’un si désastreux progrès ? ou ne faut-il pas plutôt que, sur les ruines d’un ordre public qui a donné les preuves si tragiques de son incapacité à procurer le bien du peuple, s’unissent tous les cœurs droits et magnanimes dans le vœu solennel de ne s’accorder aucun repos jusqu’à ce que, dans tous les peuples et toutes les nations de la terre ; devienne légion la troupe de ceux qui, décidés à ramener la société à l’inébranlable centre de gravitation de la loi divine aspirent à se dévouer au service de la personne humaine et de la communauté ennoblie par Dieu ? » Ce vœu, continue le Pape, l’humanité le doit aux innombrables morts, aux veuves, mères, orphelins, exilés, aux non-combattants bombardés, au « fleuve de larmes et d’amertumes, à l’accumulation de douleurs et de tourments causés par la ruine meurtrière de l’horrible conflit ». Elle le doit « aux centaines de milliers de personnes, qui, sans aucune faute de leur part, et parfois pour le seul fait de leur nationalité ou de leur race, ont été vouées à la mort ou à une extermination progressive. »  Le 2 juin 1943, devant le Sacré Collège, il répète : « Notre cœur répond avec une sollicitude toute prévenante et émue aux prières de ceux qui tournent vers Nous un regard d’anxieuse imploration, tourmentés comme ils le sont, à cause de leur nationalité ou de leur race, par des malheurs plus grands, par des douleurs plus pénétrantes et plus lourdes, et livrés, même sans faute de leur part, à des mesures d’extermination. »
52. Pie XII redoute l’alternative « victoire complète ou totale destruction ». Il ajoute : « Là où ce dilemme tranchant a une fois pénétré dans les esprits par sa funeste influence comme un stimulant à prolonger la guerre, même chez ceux qui, par une inclination intérieure ou par des considérations réalistes, pencheraient pour une paix raisonnable. » Pie XII plaide donc pour la sagesse et la modération. Que la clémence l’emporte sur la cruauté. (Discours au Sacré Collège, 2 juin 1944).
53. Et de citer Cicéron (Pro M. Marcello, n. 3) : « se vaincre soi-même, maîtriser la colère, épargner le vaincu, relever l’adversaire qui est à terre, celui qui fera ces choses, je ne le compare pas aux plus grands hommes mais je le regarde comme très ressemblant à un dieu. » (Discours au Sacré Collège, 2 juin 1944.)
54. Le 4 juin 1944, les armées alliées entrent à Rome.
55. « …que le but suprême qui inspirera vos écrits soit la paix. La guerre peut exister et elle ne devrait être qu’un moyen de s’acheminer vers la paix. » (Allocution, 8 juin 1944).
56. Pie XII bénit 4000 soldats de la VIIIe armée anglaise le 20 juin.
57. Allocution du 30 juin 1944.
58. Allocutions du 4 juillet et du 6 juillet 1944.
59. Allocution du 9 juillet 1944.
60. Allocution du 1er août 1944.
61. Radio-message aux populations d’Afrique du Sud et aux prisonniers italiens détenus dans ces régions (80.000), 3 août 1944.
62. Allocution du 13 août 1944.
63. Allocution du 16 août 1944.
64. Allocution du 17 septembre 1944.
65. Allocution du 28 septembre 1944.
66. Allocution du 12 octobre 1944.
67. Allocution du 3 décembre 1944.
68. Message du 13 décembre 1944. Le Saint-Père eut une attention spéciale pour les prisonniers des États-Unis et de l’Australie, les internés en Allemagne et la population de Varsovie.
69. Allocution du 15 décembre 1944.
70. Allocution à l’occasion de la distribution des cadeaux de Noël aux enfants des familles réfugiées à Rome, 25 décembre 1944. 2000 enfants étaient présents à l’Université grégorienne. Pendant ce temps-là, 12000 colis étaient distribués dans tous les quartiers de Rome.
71. Allocution du 27 décembre 1944.
72. Discours du 28 juillet 1944. La Pologne n’est pas au bout de ses misères. Les Allemands réprimèrent à partir du 4 août avec une extrême sauvagerie l’insurrection de Varsovie. (Voir la réponse de Pie XII à l’appel du président Raczkiewicz, le 14 septembre 1944 et son Allocution aux membres de l’armée polonaise du 15 septembre 1944). Cette répression fut facilitée par l’attitude de Staline.
73. Radio-message au monde entier à l’occasion du Ve anniversaire du début de la présente guerre mondiale.
74. Discours au sacré Collège, 24 décembre 1944.
75. Pensant visiblement à l’heure présente, Pie XII précise encore : « Que certains peuples aux gouvernants desquels ou peut être à eux-mêmes en partie, on attribue la responsabilité de la guerre aient à supporter durant quelque temps les rigueurs de mesures de sécurité, jusqu’au moment où les liens de confiance mutuelle violemment brisés se seront peu à peu renoués, est chose humainement explicable et, selon toute probabilité pratiquement inévitable. Néanmoins, ces peuples devront avoir, eux aussi, l’espoir bien fondé, dans la mesure de leur loyauté et de leur coopération effective aux efforts pour la restauration future, de pouvoir devenir, tout comme les autres États, avec la même considération et les mêmes droits, associés à la grande communauté des nations. Leur refuser cet espoir serait le contraire d’une sagesse prévoyante, assumer la grave responsabilité de barrer le chemin à une libération générale de toutes les conséquences désastreuses, matérielles, morales et politiques du gigantesque cataclysme qui a secoué jusque dans ses dernières profondeurs la pauvre famille humaine, mais qui en même temps lui a indiqué le route vers de nouveaux buts. » Il reviendra plusieurs fois sur ce thème. Ainsi, le 13 septembre 1952, il dira : « On peut aussi condamner sans réserve l’injustice, la violence et la cruauté, même quand elles sont imputables à des compatriotes. Mais tout d’abord, chacun doit s’en persuader : qu’il s’agisse de sa propre nation, ou d’une autre, il ne faut pas tenir rigueur aux générations actuelles des fautes du passé.[…] autant que possible, que l’on rejette la responsabilité sur les coupables, mais qu’on les distingue, avec justice et netteté, du peuple dans son ensemble. […] La haine des peuples en tout cas est toujours une injustice cruelle, absurde et indigne de l’homme. » (Allocution aux membres du Congrès international de « Pax Christi »).
76. Dans sa Lettre aux évêques de Bavière (15 août 1945), Pie XII salue les  « héros », les « vaillants », les millions de catholiques qui « ont courageusement lutté contre les forces du mal » et assure « encore une fois qu’il n’est ni juste ni conforme à la réalité et à la vérité d’imputer à la nation tout entière les crimes perpétrés par les gens d’un parti. » Voir aussi sa Lettre à l’évêque d’Eichstaett (Allemagne), 30 octobre 1945. Il ne faut « pas punir à la fois les innocents et les coupables », qu’ « on ne confonde pas avec les vrais coupables qui, par conséquent, méritent un châtiment, des catégories de citoyens qui, en Allemagne comme dans d’autres pays, ne sont pas responsables de la guerre et ne se sont souillés d’aucun crime. » Pensant plus particulièrement aux citoyens de l’Allemagne de l’Est, le Saint-Père ajoute : « Puisse la commune foi catholique, qui compte un grand nombre d’adhérents de part et d’autre, réprimer et apaiser les instincts de haine et de rancune qui montent partout à un degré effrayant, et frayer ainsi la voie à l’esprit de pacification et de charité. Telle est Notre exhortation ; telle est Notre espérance et tel aussi Notre désir le plus vif. » (Lettre aux évêques allemands, 1er novembre 1945). Ailleurs encore : « Qui donc exige l’expiation des fautes par la juste punition des criminels, à cause de leurs délits, doit apporter tous ses soins à ne pas faire lui-même ce qu’il condamne chez les autres comme faute ou comme délit. Qui veut des réparations doit les demander en se basant sur l’ordre moral, sur le respect des droits naturels inviolables, qui subsistent même chez ceux qui se sont rendus sans conditions au vainqueur. » (Discours au Sacré Collège, 24 décembre 1945). Visiblement, Pie XII veut qu’on évite les erreurs qui ont été commises au lendemain de la guerre 14-18.
77. Discours au Sacré Collège, 2 juin 1945.
78. Cf. Lettre aux évêques de France, 6 janvier 1945 ; Allocution au patriciat et à la noblesse romaine, 14 janvier 1945 ; Allocution à l’ambassadeur de France, 10 mai 1945 ; Lettre aux évêques de Hollande, 12 mai 1945. Ou encore dans l’émotion de la fin de la guerre : « Il nous semble qu’eux, les morts, donnent un avertissement aux survivants du terrible fléau et leur disent : que de nos ossements et de nos tombeaux, et de la terre où nous avons été jetés comme grains de blé, surgissent les architectes et les bâtisseurs d’une Europe nouvelle et meilleure, d’un univers nouveau et meilleur, fondé sur la crainte filiale de Dieu, sur la fidélité aux saints commandements de Dieu, sur le respect de la dignité humaine, sur le principe sacré de l’égalité des droits pour tous les peuples et tous les États, grands et petits, faibles et forts. » (Radio-message du 9 mai 1945).
79. Pie XII écrit aux évêques allemands : « Mais ce qui, à juste titre, vous angoisse et vous préoccupe plus que les innombrables ruines de votre patrie, ce sont les dommages bien plus funestes causés aux âmes par les doctrines impies qui, au mépris de la loi évangélique, ont voulu instituer les droits et les impératifs de la race, du sang et de l’orgueil. Aussi, est-ce à bon droit que vous vous promettez de ne rien négliger qui puisse ramener les égarés dans la bonne voie, et relever, mettre à nu et faire disparaître les préjugés et les erreurs qui se sont multipliés ces dernières années concernant le Christ, Verbe de dieu fait homme, l’Église qu’il a fondée, ses commandements et ses préceptes divins. Car ce sont uniquement ces préceptes, bien mis en lumière et pratiqués courageusement et avec soin, qui peuvent procurer un jour le bonheur éternel, et même la prospérité et le bonheur temporel que l’on peut obtenir ici-bas. » Et le pape d’inviter à faire revivre les organes de presse catholique, à réorganiser le monde ouvrier suivant la doctrine sociale de l’Église, restaurer les écoles confessionnelles et les associations catholiques.
80. Id..
81. Allocution aux travailleurs chrétiens d’Italie, 11 mars 1945 ; Allocution aux membres de l’Action catholique italienne, 29 avril 1945
82. Cf. Encyclique Communium interpretes, 15 avril 1945.
83. Pie XII continue : « Mais si les dirigeants de l’Allemagne avaient résolu de détruire aussi l’Église catholique dans l’ancien Reich, la providence en avait disposé autrement. Les tribulations infligées à l’Église par le national-socialisme se sont terminées avec la fin soudaine et tragique du persécuteur ! » (Discours au Sacré Collège, 2 juin 1945).
84. Voir aussi le Radio-message aux familles de France, 17 juin 1945. L’importance de la famille se manifeste aussi dans les innombrables messages que le pape n’a cessé d’adresser aux fiancés, aux jeunes époux et aux femmes.
85. Un autre totalitarisme envahissant menace : l’impérialisme soviétique. Un autre type de guerre va apparaître : la « guerre froide ». Nous y reviendrons. Ailleurs, le pape déclare : « Personne ne sera surpris qu’une forte et même violente réaction souffle parmi les masses dans les pays qui ont été entièrement dévastés par une guerre qui n’aurait jamais dû être commencéeMais la paix ne se trouve pas dans cette direction, ni la prospérité, ni le bonheur. » (Allocution à M. Jean Brunner, commandant en chef des vétérans de la « Foreign Wars », 26 juin 1945). Dans sa Lettre aux évêques de Pologne, Pie XII expose un programme de reconstruction chrétienne particulièrement intéressant, (29 juin 1945). Voir aussi, dans le même esprit, la Lettre aux évêques tchécoslovaques, 28 août 1945.
   Face au communisme qui gagne l’Europe de l’Est et l’Europe centrale, l’attitude de Pie XII ne changera pas. La condamnation a déjà été portée sur l’idéologie en cause comme elle avait été portée sur le national-socialisme. Reste à rappeler quelle conduite les chrétiens de l’Est doivent avoir. Sans surprise, la consigne est de bannir la violence et de s’en tenir au droit et aux principes chrétiens. « Comme Nous connaissons bien les tristes événements qui sont survenus ces derniers mois en Allemagne orientale, Nous exhortons avec insistance toutes les victimes à ne pas répondre à la violence par la violence, mais à s’appuyer plutôt sur la force du droit. » (Lettre aux évêques allemands, 1er novembre 1945). Pie XII invite tous les chrétiens de l’Est à résister avec courage et fidélité. Voir, par exemple, son émouvant message à l’église ruthène unie particulièrement persécutée en Ukraine, in Encyclique Orientales omnes, 23 décembre 1945.
86. Le Pape ajoute : « Il est inévitable qu’il en soit ainsi. Et peut-être aussi préférable ».
87. Y compris la justice sociale : « Nous Nous sommes fait un devoir, au fort même des hostilités, d’avertir les peuples et leurs chefs qu’après de pareils bouleversements, ils auraient à édifier un ordre économique et social plus adéquat à la fois aux lois divines et à la dignité humaine… » (Lettre au Président des Semaines sociales de France, 14 juillet 1945).
88. Une charité qui doit être universelle non seulement parce qu’elle est nécessaire à la reconstruction de l’Europe ravagée mais aussi en raison de l’unité du genre humain. Voir les nombreux messages adressés en 1945 à des visiteurs américains ou à des représentants de l’Administration des Nations-Unies pour le secours et la réhabilitation (UNRRA). (Allocutions des 3 juin, 26 juin, 2 juillet, 8 juillet, 21 août, 25 août, 27 août, 13 septembre, 17 septembre, 27 septembre, 7 octobre, 22 octobre, 2 novembre).
89. Aubier, 1962.
90. Cela explique l’impartialité de Pie XII qui s’inquiète des blessures, des manipulations, dans quelque camp qu’elles se manifestent et se soucie, la paix revenue, du sort des prisonniers de guerre, des détenus politiques (voir, par exemple, le Discours au Sacré Collège, 24 décembre 1945) ou encore des réfugiés ou des personnes déplacées (voir, par exemple, Lettre à Mgr Nichols, 24 décembre 1948).
   Le droit à la vie de la personne innocente est intangible mais ce caractère sacré de même que la hiérarchie des droits expliquent en même temps que la personne puisse préférer risquer la mort physique pour éviter la mort spirituelle. (Discours aux membres de l’Union médico-biologique Saint-Luc d’Italie, 12 novembre 1944 et Radio-message du 24 décembre 1948).
91. Cette idée est longuement développée dès 1939 dans l’encyclique Summi pontificatus. Ainsi sont condamnés le racisme, le marxisme, le nationalisme exclusif aussi bien que l’individualisme.
92. Radio-message du 1er juin 1941 et Allocution aux participants au Congrès des études humanistes, 25 septembre 1949.
93. Radio-message du 24 décembre 1951.
94. Allocution à l’Ambassadeur de Bolivie, 16 juin 1939.
95. Radio-message du 1er juin 1941.
96. Discours aux membres de l’Institut international pour l’unification du droit privé, 20 mai 1948 ; Discours au VIe Congrès international de droit pénal, 3 octobre 1953 ; Discours au Centre italien d’études pour la réconciliation internationale du 13 octobre 1955.
97. Radio-message du 24 décembre 1944.
98. Que l’État soit petit ou grand, il jouit de l’égalité juridique (Radio-message du 9 mai 1945),), à l’indépendance (Summi pontificatus, Radio-message du 24 décembre 1953) à la liberté, à l’intégrité, à la sécurité, à la neutralité (Radio-message du 24 décembre 1941), à « la possibilité d’une évolution progressive dans les voies de la civilisation » au droit à l’existence, c’est-à-dire, au « respect et à la bonne réputation de son peuple » à « l’observation des traités internationaux et autres conventions similaires », au développement et à l’expansion, au droit « d’user des biens de la terre pour la conservation de la vie », ), à « un caractère et à une culture propres », (Summi pontificatus, Discours à des juristes italiens du 6 décembre 1953, Discours au Centre italien d’études pour la réconciliation internationale du 13 octobre 1955), il a le droit  « de participer équitablement aux ressources mondiales » ( Homélie au cours de la messe pour la paix et les victimes de la guerre du 24 novembre 1940).
99. Discours aux curés et prédicateurs de Carême à Rome, 22 février 1944 ; Radio-message du 24 décembre 1947 ; Discours aux juristes catholiques italiens, 6 novembre 1949 ; Radio-message du 24 décembre 1954.
100. Radio-message du 24 décembre 1948.
101. Par contre, dans la guerre révolutionnaire, c’est le plus faible qui, par les techniques de subversion, tente d’établir son droit. Ainsi en a-t-il été dans les mouvements révolutionnaires communistes ou nationalistes. Pie XII n’en parle pas expressément mais il est possible, à partir des principes qu’il développe, de porter un jugement sur cette sorte de guerre.
102. Radio-message du 24 décembre 1943.
103. Discours au XVIe Congrès de médecine militaire, 19 octobre 1953 et Discours à la VIIIe assemblée de l’Association médicale mondiale, 30 septembre 1954. Voir aussi l’hallucinante description des effets d’une explosion nucléaire dans le Radio-message du 24 décembre 1955.
104. R. Coste évoque ce débat in op. cit., pp. 152-163.
105. Discours à l’épiscopat, 2 novembre 1954.
106. Discours au XVIe Congrès de médecine militaire, 19 octobre 1953.
107. Discours aux assistantes spirituelles des forces armées d’Italie, 21 mai 1958.
108. Allocution aux jeunes filles de l’Action catholique italienne, 2 octobre 1955.
109. Discours aux assistantes spirituelles des forces armées d’Italie, 21 mai 1958.
110. Et, en 1950, lorsque les communistes accusent « le Pontife Romain de vouloir la guerre, de s’employer à fomenter et à provoquer la guerre, et de se mettre en cela au service d’un État considérable et puissant », c’est-à-dire  des États-Unis (Discours aux évêques, 2 novembre 1950), il repousse l’accusation répandue dans les milieux ouvriers et s’écrie : « Non ! Non ! Ce n’est pas vrai ! L’Église déteste la guerre avec ses horreurs ; elle veut la paix, la paix intérieure, au milieu des peuples, parmi les fils d’une même patrie, la paix parmi les nations, parmi les membres de la grande famille humaine. » (Allocution au personnel des transports urbains de Rome, 19 novembre 1950). Même pour combattre une idéologie anti-chrétienne, qu’elle soit nazie ou communiste, la guerre ne peut se justifier : « Si nous avons rejeté et condamné certaines idéologies, Nous ne l’avons pas fait contre certaines nations ou contre aucun État en tant que tel, mais Nous avons protesté contre des opinions erronées qui s’efforcent de détruire la notion même de Dieu et la foi chrétienne et usent dans ce but infâme du pouvoir des partis politiques ? Nous n’avons rien dit ni rien fait, sinon ce que la conscience de Notre devoir, qui est pour Nous un ordre, a demandé de Nous ». (Discours aux évêques, 2 novembre 1950).
111. Radio-message de Noël, 24 décembre 1954.
112. Discours aux assistantes spirituelles des forces armées d’Italie, 21 mai 1958.
113. Allocution au Sacré Collège, 2 juin 1940.
114. Il s’agit, bien sûr, d’une agression armée. On sait aussi, notamment en consultant les traités de droit international, que la notion d’agression est une notion complexe difficile à définir exactement.
115. Discours aux assistantes spirituelles des forces armées d’Italie, 21 mai 1958.
116. Radio-message du 24 décembre 1948.
117. Discours au VIe Congrès international de droit pénal, 3 octobre 1953.
118. Allocution aux fidèles de Rome, 13 mars 1945.
119. On se souvient que, le 23 août 1939, a été signé le pacte germano-soviétique qui incluait, entre autres, une clause de non-agression entre les deux pays. Or, le 22 juin 1941, l’Allemagne envahit l’URSS. Rome va-t-elle réagir et dans quel sens ? Le 31 octobre 1942, dans une prière à Marie, Pie XII demande : « Aux peuples séparés par l’erreur et la discorde, spécialement à ceux qui vous ont voué une particulière dévotion, tellement qu’il n’était chez eux aucun foyer où ne brillât votre vénérable icône (maintenant parfois cachée et réservée pour des jours meilleurs), donnez la paix et reconduisez-les à l’unique troupeau du Christ, sous l’unique vrai Pasteur. Obtenez la paix et la liberté complète à la Sainte Église de Dieu ; contenez le déluge matérialiste du néo-paganisme » (Radio-message au peuple portugais). Quels sont ces peuples où il y a une icône dans chaque foyer, icône cachée souvent, peuples religieux séparés de Rome et qui subit « le déluge matérialiste du néo-paganisme », c’est-à-dire, selon l’expression consacrée bien avant la guerre : le nazisme ? Quels sont-ils sinon les peuples de l’URSS ? Pour le P. FESSARD (Journal de la conscience française, in Etudes, 1945, t. CCXLIV, p. 185, cité in COSTE R., op. cit., pp. 225-226), cela ne fait aucun doute. En 1946, Pie XII confirme cette analyse et justifie le langage « codé » employé alors : « Nous avons eu la préoccupation constante d’enrayer un conflit si funeste à la pauvre humanité. C’est pour cela, en particulier, que Nous Nous sommes gardé, malgré certaines pressions tendancieuse, de laisser échapper de Nos lèvres ou de Notre plume une seule parole, un seul indice d’approbation ou d’encouragement en faveur de la guerre entreprise contre la Russie en 1941. Assurément, nul ne saurait compter sur Notre silence dès lors que sont en jeu la foi ou les fondements de la civilisation chrétienne. Mais, d’autre part, il n’est aucun peuple à qui Nous ne souhaitions, avec toute la sincérité de Notre âme, de vivre dans la dignité, dans la paix, dans la prospérité, à l’intérieur des frontières. Ce que Nous avons toujours en vue dans toutes les manifestations de Notre pensée et de Notre volonté, c’était de reconduire les peuples du culte de la force au respect du droit et de promouvoir entre tous la paix, paix juste et solide, paix apte à garantir à tous une paix au moins tolérable. » (Discours au Corps diplomatique, 25 février 1946 ; on peut lire aussi la Lettre apostolique Sacro vergente anno adressée à tous les peuples de Russie, 7 juillet 1952). Il est clair, à travers cet exemple, que toute guerre d’agression, aux yeux du pape, est immorale, même si le pays agressé véhicule une idéologie anti-chrétienne.
120. Il n’en est pas de même, par exemple, pour Mao-Tsé-Toung que cite COSTE R. (op. cit., pp.229-230). A propos de l’invasion soviétique en Pologne en 1939, il écrit : « …la guerre menée par l’URSS est une guerre juste, […] elle n’est pas une guerre de conquête, mais une guerre libératrice aidant à la libération des petites nationalités, à la libération des masses populaires ». A propos du déclenchement de la 2de guerre mondiale : « la guerre qui a maintenant éclaté est aussi bien du côté de l’Angleterre et de la France que du côté de l’Allemagne, une guerre injuste, une guerre de conquête, une guerre impérialiste. Les partis communistes et les peuples de tous les pays du monde doivent intervenir contre cette guerre ». Sur un plan plus général, le leader chinois déclare : « Toutes les guerres de l’histoire se divisent en deux sortes : les guerres justes et les guerres injustes. Toutes les guerres de progrès sont justes et toutes les guerres faisant obstacle au progrès sont des guerres injustes. Nous autres communistes, nous luttons contre toutes les guerres injustes qui font obstacle au progrès, mais nous ne sommes pas contre les guerres de progrès, les guerres justes. » (Œuvres choisies, Editions sociales, t. II, pp. 59, 55, 173).
121. « N’est-il pas vrai que sans ces liens, la libre volonté est plus dangereuse et plus audacieuse que l’instinct naturel des animaux sauvages ou féroces ? » (Discours aux curés et prédicateurs de carême de Rome, 22 février 1944).
122. COSTE R., op. cit., p. 243.
123. Radio-message, 24 décembre 1948.
124. Allocution aux fidèles de Rome, 18 mars 1945. Tout le passage est intéressant : « Pour qui prétend rester sourd aux appels divins, se raidir contre les accents persuasifs des pasteurs des âmes, contre la voix sévère et poignante de la conscience, une autre voix, une voix sauvage, celle des cruels événements, celle de l’atroce réalité s’élève pour leur annoncer et les avertir que la guerre est le fruit et le châtiment du péché. Le pécheur pourra bien chercher à s’étourdir, l’impie pourra s’obstiner à suivre les entiers du mal, loin de Dieu ; la voix tragique retentira chaque fois plus sonore, chaque fois plus terrible, et, par-delà les causes et les responsabilités immédiates de l’effroyable conflit, par-delà les faits extérieurs et les paroles sensibles, elle pénétrera jusqu’au fond silencieux des cœurs pour détecter et révéler la cause profonde qui a suscité et alimenté l’horrible incendie, l’esprit qui a provoqué et exaspéré la discorde, l’esprit d’orgueil, d’ambition et de convoitise. C’est l’esprit du mal qui se dresse contre l’esprit de Dieu, qui veut proscrire sur terre le règne du Christ pour diviniser la force matérielle, pour détruire dans la vie des peuples et surtout dans les relations internationales toute distinction essentielle entre le bien et le mal, entre le juste et l’injuste. » 
125. COSTE R., op. cit., p. 238.
126. Cf. COSTE R., op. cit., pp. 289-293.
127. Radio-message de Noël 1944.
128. COSTE R., op. cit., p. 293. L’auteur évoque la mise au point ferme de l’Osservatore romano du 16 avril 1949 qui s’indigne de l’interprétation belliqueuse de la pensée du pape. Il ne prêche pas plus la croisade contre le communisme qu’il ne l’a fait contre le nazisme.
129. Radio-message du 1er septembre 1943.
130. « N’est-il pas triste de penser qu’une telle défense est nécessaire ? Que l’on voudrait dépouiller l’homme de ces droits qui ne sont que la floraison naturelle de la dignité innée de la personne, infiniment surélevée par la valeur que lui a attachée le divin Rédempteur ? Ne s’attendrait-on pas à ce que tous les membres de la vaste famille humaine soient heureux de partager en commun leur droit personnel, antérieur à tout État, d’accomplir leurs devoirs sacrés envers leur Créateur, aussi bien que leur droit national de développer leur culture et leur caractère, libérés du spectre de la force hostile ? » (Discours aux dirigeants du « NATO Defence College », 16 mai 1958).
131. Discours au XVIe Congrès de médecine militaire, 19 octobre 1953.
132. Id..
133. Allocution aux membres du Congrès international de « Pax Christi », 13 septembre 1952.
134. Discours aux assistantes spirituelles des forces armées d’Italie, 20 mai 1958..
135. Radio-message du 24 décembre 1948.
136. Discours au VIe Congrès international de droit pénal, 3 octobre 1953.
137. Allocution à l’assistance spirituelle des forces armées d’Italie, 20 mai 1958
138. Discours au VIe Congrès international de droit pénal, 3 octobre 1953.
139. On désigne par cette expression, l’opposition idéologique, stratégique, politique, économique entre l’URSS et les USA et leurs alliés respectifs, de 1945 à 1989. Le pape emploie aussi l’expression « paix froide » : « Ainsi la paix froide, avec ses propres incohérences et ses inconvénients, semble s’orienter vers la reconnaissance de la doctrine de l’Église sur la guerre juste et injuste, sur la licéité et l’illicéité du recours aux armes ». (Radio-message du 24 décembre 1954).
140. Allocution aux membres du Congrès international de « Pax Christi », 13 septembre 1952.
141. Allocution à des soldats italiens, 6 novembre 1955.
142. Allocution à la Commission militaire du Congrès américain, 8 octobre 1947.
143. Il continue : « Un sage philosophe romain de l’ancien temps a dit, non entièrement sans raison, que la peur même de la guerre est pire que la guerre elle-même. Cette crainte pourtant ne disparaîtra jamais tant qu’au sein de la grande famille des nations il y aura ne serait-ce qu’un seul membre pour rejeter le sens moral des droits inaliénables de l’homme, pour se servir d’une force sans frein pour réduire ses citoyens à la condition d’esclaves sous la dépendance d’un État qui ne reconnaît aucun pouvoir au-dessus ni en dehors de lui-même. » (Allocution à un groupe de sénateurs des États-Unis, 17 novembre 1949).
144. Discours au XVIe Congrès de médecine militaire, 19 octobre 1953.
145. Discours au VIe Congrès international de droit pénal, 3 octobre 1953. Le pape donne quelques exemples : fusillade d’innocents, camps de concentration, déportations en masse, violences contre les femmes, travail forcé de civils, justice arbitraire, etc..
146. Question posée in Discours au XVIe Congrès de médecine militaire, 19 octobre 1953.
147. Discours à la VIIIe Assemblée de l’Association médicale mondiale, 30 septembre 1954. Dans son Message de Noël du 23 décembre 1956, il dira : « Quand brûlant pour ainsi dire les étapes de tractations et de médiations possibles, on menace d’utiliser les armes atomiques pour l’obtention d’exigences concrètes, que celles-ci soient justifiées ou non, il est manifeste que dans les circonstances présentes peut se vérifier dans une nation le cas où, une fois devenu vain tout effort pour la conjurer, la guerre, pour se défendre efficacement et avec espoir de succès contre d’injustes attaques, ne pourrait être considérée comme illicite. »
148. Radio-message du 24 décembre 1944.
149. _Discours au XVIe Congrès de médecine militaire, 19 octobre 1953.
150. Radio-message de Noël, 22 décembre 1957.
151. Nous suivrons ici le Discours aux journalistes catholiques du 18 février 1950.
152. Pie XII ajoute que le journaliste doit aussi manifester amour et respect vis-à-vis de l’Église telle qu’elle est, en évitant le « servilisme muet » comme  la « critique sans contrôle », le « spiritualisme illusoire et irréel » comme le « réalisme défaitiste et matérialisant ». Ainsi, il « pourra éluder toutes les idées fausses, par excès ou par défaut, sur le rôle et sur les possibilités de l’Église dans le domaine temporel et, de nos jours, surtout, dans la question sociale et le problème de la paix ».
153. Le Pape continue : « Dès lors, au contraire, que la prétendue opinion publique est dictée, imposée, de gré ou de force, que les mensonges, les préjugés partiaux, les artifices de style, les effets de voix ou de gestes, l’exploitation du sentiment viennent rendre illusoire le juste droit des hommes à leurs propres convictions, alors se crée une atmosphère lourde, malsaine, factice qui, au cours des événements, à l’improviste, aussi fatalement que les odieux procédés chimiques aujourd’hui trop connus, suffoque ou stupéfie ces mêmes hommes et les contraints à livrer leurs biens et leur sang pour al défense et le triomphe d’une cause fausse et injuste. En vérité, là où l’opinion publique cesse de fonctionner librement, c’est la que la paix est en péril. »
154. Summi pontificatus, 20 octobre 1939. Sous le pontificat de Léon XIII, le cardinal Rampolla traduisait bien la même pensée au nom du Souverain Pontife, dans une notre diplomatique adressée au ministre des Affaires étrangères du tsar Nicolas II : « Pour que cessent les défiances et les motifs réciproques d’offensive et de défensive et pour qu’un esprit de paix, se répandant à travers les peuples de l’univers, les amène à se regarder comme des frères, il faut que la justice chrétienne ait pleine vigueur dans le monde, que les maximes de l’Évangile rentrent en honneur, et que l’art difficile de gouverner les peuples ait pour facteur principal cette crainte de Dieu qui est le commencement de la sagesse. Aujourd’hui encore, le Pape ne cesse pas d’employer sa force morale, avec un constant souci, pour faire pénétrer dans les esprits des peuples l’idée chrétienne de justice et d’amour, pour rappeler les nations aux devoirs réciproques de fraternité… et pour opposer au droit de la force la force du droit, conformément aux principes de l’Évangile ». (15 septembre 1898) (cité in COSTE R., op. cit., p. 270).
155. La coexistence dans la crainte conserve à la guerre « tout son crédit comme si elle était l’unique expédient pour subsister et l’unique régulatrice des rapports internationaux. » Mais la crainte peut devenir « frein à la guerre et stimulant à la paix », s’il s’agit « de la crainte salutaire de Dieu, qui défend et garantit l’ordre moral ». A ce moment, le problème de la guerre devient « une question de conscience devant Dieu » et la guerre d’agression devient un « crime affreux ».
   De plus, la coexistence des deux « blocs » nourrie par la crainte, repose, de part et d’autre, sur deux erreurs. La première consiste à donner la première place à l’économie alors qu’ « il faut se persuader que les relations économiques entre les nations seront d’autant plus des facteurs de paix qu’elles obéiront davantage aux règles du droit naturel, qu’elles s’inspireront de la charité, auront égard aux autres peuples et seront source d’entraide. » La seconde erreur concerne les principes qui font l’unité des deux parties. L’une rêve d’un « paradis terrestre » à partir de l’organisation sociale, l’autre (l’Europe) rêve aussi d’unité mais est gangrénée encore par le nationalisme.
   Pour que « la coexistence actuelle rapproche de la paix l’humanité », il faut qu’elle soit une « coexistence dans la vérité », une vérité, chrétienne spécialement, « vécue, communiquée, appliquée dans tous les domaines de la vie », avec charité, souci de la justice et du bien-être général.
156. Lettre De periculis, 30 avril 1767.
157. Lettre Post peractam, 3 mars 1792.
158. N° 62, 8 décembre 1864. Condamnation reprise de son Allocution Novos et ante du 28 septembre. 1860.
159. Op. cit., p. 304.
160. Il confirme, le 2 juin 1943 : « Notre pensée et Notre affection s’élancent vers les petites nations, celles qui, par leur position géographique ou géopolitique, dans l’inobservance actuelle des lois morales et juridiques internationales, sont exposées facilement à être entraînées dans les conflits des grandes Puissances, jusqu’à assister dans leurs terres, devenues le théâtre de luttes dévastatrices, à d’indicibles horreurs, n’épargnant pas les non-combattants et fauchant la fleur de leur jeunesse et de leurs classes intellectuelles. » (Allocution au Sacré Collège).
161. Discours au VIe Congrès international de droit pénal, 3 octobre 1953.
162. COSTE R., op. cit., p. 310.
163. Cf. Radio-message du 24 décembre 1944 ; Allocution à des parlementaires américains, 21 août 1945 ; Radio-message du 24 décembre 1948 : « La doctrine catholique sur l’État et la société civile s’est toujours fondée sur le principe que selon la volonté divine les peuples forment ensemble une communauté ayant un but et des devoirs communs ».
164. COSTE R., op. cit., p. 315.
165. Cf. Allocution au NATO College, 1er novembre 1955.
166. On le voit dans son Radio-message du 10 novembre 1956 après l’écrasement de la révolution hongroise. L’anticommunisme de Pie XII n’est ni simpliste ni aveugle. Ainsi, Dans le Message de Noël du 24 décembre 1955, il demande aux chrétiens « de ne pas se contenter d’un anticommunisme fondé sur le principe et la défense d’une liberté vide de contenu ». Il les exhorte « bien plutôt à édifier une société dans laquelle la sécurité de l’homme repose sur cet ordre moral » dont il a souvent parlé. A l’Est comme à l’Ouest, on s’attache à une fausse sécurité par la puissance de la science, de la technique, de l’industrie, dans « l’oubli ou la méconnaissance de la présence du Christ dans le monde. »
167. Radio-message du 24 décembre 1948.
168. Radio-message, 22 décembre 1957 : « Mais le projet sur lequel finalement les défenseurs de l’harmonie divine dans le monde sont invités à appliquer le meilleur de leurs efforts, c’est le problème de la paix. […] La loi divine de l’harmonie dans le monde impose strictement à tous les gouvernants des peuples l’obligation d’empêcher la guerre par des institutions internationales capables de placer les armements sous une surveillance efficace d’effrayer par la solidarité assurée entre les nations, qui veulent sincèrement la paix celui qui voudrait la trouble. »
169. Discours aux journalistes catholiques, 18 février 1950 : « Dès lors […
170. Discours au Congrès international des études sociales, 3 juin 1950 : « Arrière les préoccupations égoïstes de nationalités et de classes, qui puissent gêner le moins du monde une action loyalement entreprise et vigoureusement menée, dans la conspiration de toutes les forces et de toutes les possibilités sur toute la surface du globe, dans le concours de toutes les initiatives et de tous les efforts des individus et des groupes particuliers, dans la collaboration universelle des peuples et des États, chacun apportant sa contribution respective de richesses : en matières premières, en capitaux, en main-d’œuvre. […
171. Radio-message du 24 décembre 1954.
172. Non seulement, l’Église peut se prononcer sur la question « de la moralité de la guerre, de son caractère légitime ou illégitime dans les conditions où on la fait de nos jours » mais aussi sur la question « de la possibilité d’y collaborer pour l’homme qui a des principes religieux ». (Discours à l’épiscopat, 2 novembre 1954).
173. Radio-message du 24 décembre 1953.
174. Après avoir évoqué la répression de l’insurrection hongroise puis la menace de guerre atomique, Pie XII rappelle les principes : « Il est manifeste que dans les circonstances présentes peut se vérifier dans une nation le cas où, une fois devenu vain tout effort pour la conjurer, la guerre pour se défendre efficacement et avec espoir de succès contre d’injustes attaques, ne pourrait être considérée comme illicite.
   Si donc une représentation populaire et un gouvernement élus au suffrage libre, dans une nécessité extrême, avec les moyens légitimes de politique extérieure et intérieure, établissent des mesures de défense et exécutent les dispositions qu’ils jugent nécessaires, ils se comportent également d’une manière qui n’est pas immorale, en sorte qu’un citoyen catholique ne peut faire appel à sa propre conscience pour refuser de prêter les services et de remplir les devoirs fixés par la loi. En cela, Nous Nous sentons pleinement en harmonie de pensée avec Nos prédécesseurs Léon XIII et Benoît XV, lesquels n’ont jamais nié cette obligation, mais ont déploré profondément la course effrénée aux armements et les périls moraux de la vie dans les casernes, et indiqué comme remède efficace, ainsi que Nous le faisons, le désarmement général.
   Il y a donc des cas et des moments dans la vie des nations, où seul le recours à des principes supérieurs peut établi nettement les limites entre le droit et le tort, entre le licite et l’immoral, et apaiser les consciences en face de graves résolutions. » (Message de Noël du 23 décembre 1956). Tous les mots de ce passage sont importants car ils montrent bien les limites du pouvoir de la conscience personnelle. On retrouve ici, dans le contexte d’une guerre défensive les règles de la guerre juste.
175. « …aucune instance supérieure n’est habilitée à commander un acte immoral ; il n’existe aucun droit, aucune obligation, aucune permission d’accomplir un acte en soi immoral, même s’il est commandé, même si le refus d’agir entraîne les pires dommages personnels… » Ainsi, le pape rappellera-t-il la condamnation de la torture, il réaffirme la condamnation portée déjà par le pape Nicolas Ier (de 858-867) en 866. (Discours au VIe Congrès international de droit pénal, 3 octobre 1953). Il réaffirme sa condamnation dans son Allocution à la Commission internationale de la police criminelle du 15 octobre 1954. Dans le même ordre d’esprit, il montrera dans son Discours au XVIe Congrès de médecine militaire, le 19 octobre 1953, que les médecins ne peuvent participer à la guerre « ABC ».
176. Radio-message du 24 décembre 1944.
177. « La conscience est comme le noyau le plus intime et secret de l’homme. C’est là qu’il se réfugie avec ses facultés spirituelles dans une solitude absolue : seul avec lui-même, ou mieux, seul avec Dieu - dont la voix se fait entendre à la conscience - et avec soi-même. C’est là qu’il se détermine pour le bien ou pour le mal ; c’est là qu’il choisit entre le chemin de la victoire ou de la défaite. Même s’il le voulait, l’homme ne réussirait jamais à s’en débarrasser ; avec elle, soit qu’elle l’approuve, soit qu’elle le condamne, il parcourra tout le chemin de la vie, et avec elle encore, témoin véridique et incorruptible, il se présentera au jugement de Dieu. La conscience est donc, pour prendre une image antique mais tout à fait juste, un αδυτον, un sanctuaire, sur le seuil duquel tout doit s’arrêter ; tous, même le père et la mère, lorsqu’il s’agit d’un enfant. » (Radio-message à l’occasion de la « Journée de la famille », 23 mars 1952).
178. « …la personne, l’État, le pouvoir public avec leurs droits respectifs se trouvent tellement liés et unis entre eux qu’ils se soutiennent ou s’écroulent tous ensemble. Et comme cet ordre absolu [des êtres et des fins], aux yeux de la saine raison et surtout de la foi chrétienne, ne peut avoir d’autre origine qu’en un Dieu personnel, notre Créateur, il suit de là que la dignité de l’État est la dignité de la communauté morale voulue par Dieu, que la dignité de l’autorité politique est la dignité de sa participation à l’autorité de Dieu ». (Radio-message du 24 décembre 1944).
179. Le P. FESSARD a abordé cette question dans un article consacré intitulé « Face à la crise internationale » (Etudes, t. CCXXXIX, p. 162) écrit : « Puisque, à chaque fois, de près ou de loi, c’est le tout de sa vie qui est en jeu, que peut donc faire de mieux l’homme de la rue pour sauvegarder sa vie et ses raisons de vivre que de se faire lui-même juge ? Juge des événements à mesure qu’ils se produisent et finalement des décisions qui s’imposent. Mais juge d’abord des principes invoqués et des arguments présentés par ceux qui sollicitent sa prise parti pour la paix ou pour la guerre. Et surtout, d’un bout à l’autre du conflit, juge toujours au nom de l’idéal le plus haut qu’il puisse trouver dans sa conscience et dans le monde. »
   Puis, dans un autre article consacré précisément à « La guerre de 1939 et la conscience française » (Etudes, t. CCXL, p. 510), il précise : « chacun de nous, en présence d’un litige entre nations, doit s’efforcer de se faire juge ; et il doit être prêt en face de toute agression à devenir, au risque de sa vie et même de l’existence de sa nation, « agent de la paix ». »

⁢i. Quelle est l’originalité de la pensée de Pie XII par rapport au passé ?

Sa position est plus restrictive que celle des anciens théologiens. En effet, il applique à toute guerre, offensive ou défensive, les restrictions qui avaient été établies, jadis, pour la guerre offensive. d’autant plus que le pays agressé l’est peut-être en fonction d’une ancienne injustice qu’il a commise. Aux notions de guerres offensive ou défensive, notions qui trouvent chez les théologiens passés et contemporains, des définitions mouvantes⁠[1], Pie XII, comme nous l’avons vu, substitue les notions de guerres d’agression⁠[2] ou de légitime défense. En fait, Pie XII qui ne définit pas clairement la guerre d’agression, ne veut sans doute pas d’une formule trop rigide qui ne rencontrerait pas telle ou telle situation réelle.⁠[3]

De plus, s’il existe un organisme supérieur aux États qui puisse rendre justice, le prince est dépouillé du droit de guerre qu’il avait à une époque d’inorganisation internationale. L’injustice à laquelle on peut répondre, doit être « très grave, atteignant la communauté », « évidente et extrêmement grave » et ne peut être corrigée ni par négociations directes ni par l’autorité supranationale. L’injustice extrêmement grave est une atteinte aux biens supérieurs : la dignité de la personne et ses droits inaliénables,  la servitude politique et la ruine économique. Si l’on recourt finalement à la guerre, encore faut-il que les avantages l’emportent sur les dommages et que l’on ait une possibilité de victoire, que la guerre soit un « moindre mal »⁠[4]. L’évaluation est toujours, évidemment difficile⁠[5]. Et peut-on blâmer une résistance purement spirituelle à l’envahisseur injuste ou, a contrario, le sacrifice consenti d’un peuple qui préférerait risquer de mourir, à l’instar des martyrs, plutôt que de perdre un bien supérieur aux biens matériels et à la vie elle-même ?

Finalement, le droit de guerre -de guerre de légitime défense- implique-t-il, ipso facto, le devoir de l’exercer ? Le rôle d’un État est certes de défendre son peuple, mais en fonction de ce devoir, il peut décider une résistance armée ou non.

Plus qu’ailleurs, le problème, on s’en rend compte, par sa gravité, doit être soumis à la vertu de prudence que nous étudierons dans le dernier volume.

Pie XII face à la perspective d’une  communauté organique des États 

Non seulement, Pie XII, nous l’avons vu, a réagi, tout au long de son pontificat aux événements tragiques et menaçants de l’actualité mais il a aussi, et dès le début⁠[6], envisagé ce que deviendrait le débat sur la guerre si, à l’avenir, les États se regroupaient dans une communauté capable de faire face au danger de conflits.

Comment le problème devrait-il se poser à partir du moment où les États, puissants et faibles, collaboreraient dans la vérité et la justice, la fidélité et la confiance, pour que règne « une sincère solidarité juridique et économique »[7] Cette communauté est hautement souhaitable et va dans le sens du projet de Dieu sur l’humanité. Cette communauté a été souhaitée par Léon XIII, Benoît XV et Pie XI. Pie XII veut aller plus loin dans ce sens et en tenant compte des erreurs du passé⁠[8]. Aux membres du Congrès du Mouvement universel pour une confédération mondiale, il déclare : « Votre Mouvement […] s’attache à réaliser une organisation politique efficace du monde. Rien n’est plus conforme à la doctrine traditionnelle de l‘Église, ni plus adapté à son enseignement sur la guerre légitime ou illégitime, surtout dans les conjonctures présentes. » Le mode d’organisation doit être « fédéraliste », se construire sur des valeurs objectives et, en évitant le « mécanisme unitaire, elle ne jouira d’une autorité effective que dans la mesure où elle sauvegardera et favorisera la vie propre d’une saine communauté humaine, d’une société dont tous les membres concourent ensemble au bien de l’humanité tout entière. »[9]

Pie XII souhaite donc « une communauté juridique d’États libres ». Alors que « l’histoire universelle qui présente une suite ininterrompue de luttes pour le pouvoir pourrait sans aucun doute faire apparaître comme une utopie » cette communauté, « cette fois, au contraire, c’est précisément la volonté de prévenir des conflits menaçants qui pousse vers une communauté juridique supranationale ; les considérations utilitaires qui, sans aucun doute, pèsent aussi notablement, sont orientées vers des œuvres de paix ; et finalement, c’est peut-être précisément le rapprochement technique qui a réveillé la foi sommeillant dans l’esprit et dans le cœur des individus, en une communauté supérieure des hommes, voulue par le Créateur et s’enracinant dans l’unité de leur origine, de leur nature et de leur fin. »[10]

La nouveauté prometteuse vient donc du désir de paix porté par une opinion publique marquée par la guerre et, d’autre part, du fait d’ « une interdépendance mutuelle croissante des peuples »[11] De nombreuses organisations internationales témoignent de cette volonté de rapprochement et de solidarité. Mais il y a aussi et surtout, ne l’oublions pas, et c’est pour cela que Pie XII rappelle la volonté du Créateur : « l’action plus pénétrante d’une loi immanente de développement »[12]. En effet, « la tendance à former des Communautés de peuples » est née d’« une impulsion intime, dérivant de leur unité d’origine, de nature et de fin, et qui doit manifestement servir au plein développement voulu par le Créateur, de chacun des individus, des peuples, de la famille humaine entière moyennant une collaboration croissante, respectueuse cependant des patrimoines culturels et moraux de chaque groupe. »[13]

Il ya un bien commun universel qui doit être protégé et enrichi par l’ensemble de la communauté humaine : « …le bien commun, fin essentielle » de toutes les sociétés, famille, État ou Société des États, « ne peut ni exister ni être conçu, sans leur relation intrinsèque avec l’unité du genre humain. Sous cet aspect, l’union indissoluble des États est un postulat naturel, un fait qui s’impose à eux et auquel, bien que parfois avec hésitation, ils se soumettent comme à la voix de la nature, s’efforçant d’ailleurs de donner à leur union un règlement extérieur stable, une organisation.

L’État et la Société des États avec son organisation -par leur nature, selon le caractère social de l’homme, et malgré toutes les ombres, comme l’atteste l’expérience de l’histoire- sont donc des formes de l’unité et de l’ordre entre les hommes, nécessaires à la vie humaine et coopérant à son perfectionnement. Leur concept même dit la tranquillité de l’ordre, cette tranquillitas ordinis qui est la définition que saint Augustin donne de la paix ; elles sont essentiellement une organisation pour la paix. »[14]

La communauté juridique supranationale dont rêve Pie XII n’élimine pas mais suppose d’autres communautés régionales comme autant de corps intermédiaires⁠[15]. « Ce sont des Communautés dans lesquelles les États souverains, c’est-à-dire ceux qui ne sont pas subordonnés à aucun autre État, s’unissent en une communauté juridique afin de poursuivre des buts juridiques déterminés. Ce serait donner une fausse idée de ces communautés juridiques que de les comparer aux empires du passé ou du présent où des races, des peuples et des états sont fondus de gré ou de force en un complexe unique. En ce cas-ci, au contraire, les États restent souverains et s’unissent librement en communauté juridique. »[16]

La souveraineté de l’État n’est pas et d’ailleurs n’a jamais été sans limites dans la mesure où « chaque État est immédiatement sujet du droit international ».⁠[17] Il est donc logique qu’il y ait par-dessus les États « un organisme investi de commun accord d’une autorité suprême »[18] qui n’enlève pas aux communautés intermédiaires ni aux États leurs responsabilités. Au contraire : « Le droit positif des peuples, indispensable lui aussi dans la Communauté des États, a pour tâche de définir plus exactement les exigences de la nature et de les appliquer aux circonstances concrètes et de prendre en outre, par une convention qui, librement contractée est devenue obligatoire, des dispositions ultérieures, toujours ordonnées à la fin de la communauté. »[19] d’ailleurs, « aucune organisation du monde ne saurait être viable si elle ne s’harmonise avec l’ensemble des relations naturelles, avec l’ordre normal et organique qui régit les rapports particuliers des hommes et des divers peuples. Faute de quoi, qu’elle qu’en soit la structure, il lui sera impossible de tenir debout et de durer. »[20]

La tâche est difficile et l’autorité supranationale devra faire preuve de vertu, de sagesse et de créativité : « Quelle dose de fermeté morale, d’intelligence prévoyante, de souplesse d’adaptation devra posséder cette autorité mondiale, nécessaire plus que jamais dans les moments critiques où face à la malveillance, les bonnes volontés ont besoin de s’appuyer sur l’autorité. […] En vérité, il est impossible de résoudre le problème de l’organisation politique mondiale sans consentir à s’écarter parfois des chemins battus, sans faire appel à l’expérience de l’histoire, à une saine philosophie sociale, et même à une certaine divination de l’énergie créatrice. »[21]

En effet, les problèmes sont nombreux. Il faut tenir compte de l’extrême diversité des peuples, des mœurs, des cultures, des systèmes sociaux, économique et politiques mais aussi des tendances contraires à l’uniformisation ou à l’exclusion, à l’individualisme ou à la domination, à l’égoïsme ou à la générosité. Face à cette hétérogénéité, « il est facile de déduire le principe théorique fondamental du traitement de ces difficultés et tendances : dans les limites de ce qui est possible et permis, promouvoir ce qui facilite et rend plus efficace l’union, endiguer ce qui la trouble ; supporter parfois ce qu’on ne peut aplanir et ce pour quoi d’autre part on ne pourrait laisser sombrer la communauté des peuples à cause du bien supérieur que l‘on attend d’elle. La difficulté réside dans l’application de ce principe. »[22]

Dans cette tâche, la communauté internationale peut, si elle le désire, compter sur la collaboration d’une autre société supranationale qui a l’expérience de la diversité : l’Église catholique qui est même « le modèle le plus achevé de la société universelle »[23] car elle a le sens du particulier et de l’universel. d’une part, « l’Église, du fait de sa mission, a trouvé et trouve devant elle des hommes et des peuples d’une merveilleuse culture, d’autres d’une inculture à peine compréhensible, et tous les degrés intermédiaires possibles : diversité de races, de langues, de philosophies, de confessions religieuses, d’aspirations et de particularités nationales ; peuples libres et peuples esclaves, peuples qui n’ont jamais appartenu à l’Église et peuples qui se sont détachés de sa communion. L’Église doit vivre parmi eux et avec eux ; elle ne peut jamais, en face d’aucun, se déclarer « non intéressée ». »[24] Mais « le sens principal de la supranationalité de l’Église est de donner, d’une manière durable, figure et forme au fondement de la société humaine, au-dessus de toutes les diversités, au-delà des limites de l’espace et du temps ». Comment s’y prend-elle et quel est le fondement ? « Elle embrasse et sanctifie tout ce qui est vraiment humain ; elle fait converger et elle ordonne les multiples aspirations et les fins particulières vers le but total et commun de l’homme, qui est sa ressemblance la plus parfaite possible avec Dieu. » Ainsi, l’Église « cherche en premier l’homme lui-même ; elle s’efforce de former l’homme, de modeler et de perfectionner en lui la ressemblance avec Dieu. Son travail s’accomplit au fond du cœur de chacun, mais il a sa répercussion sur toute la durée de la vie, dans tous les champs de l’activité des individus. Dans ces hommes ainsi formés, l’Église prépare à la société humaine une base sur laquelle elle peut reposer avec sécurité. » C’est « au plus intime de l’homme, de l’homme dans sa dignité personnelle de créature libre, dans sa dignité infiniment plus haute d’enfant de Dieu » que l’Église agit. L’Église ne vise donc pas à constituer « comme un gigantesque empire mondial ». S’adressant prioritairement à chaque personne en particulier, elle fait le contraire de l’impérialisme moderne : « L’Église […] n’est pas un empire, surtout dans le sens impérialiste que l’on donne ordinairement aujourd’hui à ce mot. Elle suit dans son progrès et dans son expansion une marche inverse d celle de l’impérialisme moderne. Elle progresse avant tout en profondeur, puis en extension et en étendue. […] L’impérialisme moderne, au contraire, suit une route opposée. Il procède en extension et en étendue. Il ne cherche pas l’homme en tant que tel, mais les choses et les forces auxquelles il le fait servir ; par suite, il porte en lui des germes qui mettent en danger le fondement de la communauté humaine. »

Non seulement le chemin de l’Église est inverse mais il est aussi tout autre sur le plan pratique comme Pie XI l’a montré dans Quadragesimo anno que Pie XII rappelle bien à propos : « ce que les particuliers peuvent faire par eux-mêmes et par leurs propres moyens ne doit pas leur être enlevé et transféré à la communauté ; ce principe vaut également pour les groupements plus petits et d’ordre inférieur par rapport aux plus grands et d’un rang plus élevé. Car, poursuivait le sage Pontife, toute activité sociale est de sa nature subsidiaire ; elle doit servir de soutien aux membres du corps social et ne jamais les détruire ni les absorber. »[25]

L’ONU n’est-elle pas cette organisation supranationale souhaitée par Pie XII ?

Dès les travaux préparatoires, c’est-à-dire dès 1944, Pie XII exprima ses encouragements⁠[26] car la gestation ne fut pas simple. Et lorsque la Charte des nations-Unies, fut signée, des lacunes apparurent immédiatement. Notamment le fait que la question du maintien de la paix incombait d’abord au Conseil de sécurité fragilisé par le droit de veto des grandes puissances. Réaliste, Pie XII conscient des imperfections, se réjouit malgré tout ce qui éatit un progrès par rapport à l’ancienne Société des Nations : « Dans l’aréopage mondial des Nations Unies et à côté de grandes puissances, a été érigée, même pour les nations plus petites, une tribune publique d’orateurs […], laquelle, par sa vaste résonnance, mériterait bien d’être mise au service d’une digne et juste paix.

Il est vrai que, après les désillusions et les expériences souvent humiliantes de l’après-guerre, aucune intelligence clairvoyante et raisonnable ne se sentira poussée à donner plus de valeur qu’il ne faut aux immédiates et palpables possibilités de cette tribune mondiale.

Cependant, il ne reste pas moins vrai qu’aucun de ceux qui ont pris çà cœur, comme un devoir sacré, de lutter pour une paix digne, doive renoncer à se servir de cette possibilité, si limitée qu’elle soit, pour secouer la conscience du monde à partir d’un lieu si haut placé et si en évidence, même dans le cas où d’innombrables indices sembleraient démontrer que leurs raisons risquent de n’être -pour un temps plus ou moins long - qu’une simple « voix dans le désert ». »[27]

Cette position n’empêchera pas le Souverain Pontife de critiquer certaines attitudes, certaines carences de l’Organisation. Ainsi, lors des affaires du canal de Suez et de Hongrie en 1956, l’ONU se montre sévère vis-à-vis de l’intervention de la France, de la Grande-Bretagne et d’Israël d’une part et indulgente vis-à-vis de l’URSS d’autre part, Pie XII déclare : « Bien que le programme qui est à la base des Nations Unies se propose d’assurer les valeurs absolues dans la vie en commun des peuples, le passé récent a toutefois montré que le faux réalisme réussit à prévaloir chez un bon nombre de ses membres, même quand il s’agit de rétablir le respect de ces mêmes valeurs de la société humaine qui se trouvent ouvertement foulées aux pieds. Les vues unilatérales qui tendent à faire agir selon les circonstances uniquement en fonction de l’intérêt et de la puissance ont pour effet que les cas d’accusation pour perturbation de la paix se trouvent traités de façon diverse, si bien que l’importance respective qu’ils ont à la lumière des valeurs absolues se voit purement et simplement inversée. » Le Saint Père continue : « Personne n’attend nui ne réclame l’impossible, pas même des nations Unies ; mais on aurait pu s’attendre à ce que leur autorité ait eu quelque poids, au moins par l’intermédiaire d’observateurs dans les lieux où les valeurs essentielles pour l’homme sont dans un péril extrême. Si juste qu’il soit de reconnaître que l’ONU condamne des violations graves des droits des hommes et de peuples entiers, on pourrait cependant désirer que, dans des cas semblables, des États qui vont jusqu’à refuser d’admettre des observateurs - montrant ainsi qu’ils ont de la souveraineté de l’État une notion qui mine les fondements mêmes de l’ONU - ne soient pas autorisés à exercer leurs droits de membres de l’Organisation elle-même. Celle-ci devrait aussi avoir le droit et le pouvoir de prévenir toute intervention militaire d’un État dans un autre, sous quelque prétexte qu’on entende le faire, non moins que d’assurer par des forces de police suffisantes la protection de l’ordre dans l’État menacé. » Malgré ces critiques, Pie XII estime que l’institution est importante et a un rôle déterminant à jouer en faveur de la paix : « Si Nous faisons allusion à ces aspects défectueux, c’est parce que Nous désirons voir renforcer l’autorité de l’ONU, surtout pour l’obtention du désarmement général, qui Nous tient tant à cœur, et dont Nous avons déjà parlé d’autre fois. En effet, c’est seulement dans le cadre d’une Institution comme celle des nations Unies que l’engagement de chacun des États à réduire ses armements, et spécialement à renoncer à la production et à l’emploi de certaines armes pourra être pris de commun accord et transformé en obligation stricte de droit international. De même seules les Nations Unies sont présentement en état d’exiger l’observation de cette obligation, en assurant le contrôle effectif des armements de chacun sans aucune exception. Son application au moyen de l’observation aérienne, tout en évitant les inconvénients auxquels pourrait donner lieu la présence de commissions étrangères, assure la vérification effective de la production et du potentiel militaire avec une facilité relative. Il y a, en vérité, quelque chose de prodigieux dans ce que la technique a su obtenir dans ce domaine. »[28]

Outre le désarmement⁠[29] et le contrôle par l’envoi d’observateurs qualifiés ou la surveillance aérienne, une autre tâche devrait être assumée par l’organisation superétatique : elle devrait veiller non seulement au contrôle, à l’application mais aussi à la révision éventuelle des accords internationaux. A plusieurs reprises, Pie XII va insister sur cette dernière fonction⁠[30] mais en vain. R. Coste fait remarquer, à ce point de vue que la charte des Nations Unies est en retrait par rapport à ce que le pacte de la SDN avait reconnu⁠[31].

L’organisation superétatique peut-elle disposer d’une force armée ? Il semble que oui même si de manière claire et explicite Pie XII ne se soit pas prononcé. Il y a dans ses discours quelques indices qui s’inscrivent bien dans la logique d’une action internationale. Ainsi, quand il évoque_« la formation d’un organisme pour le maintien de la paix, d’un organisme investi de commun accord d’une autorité suprême »_ il précise qu’il « aurait aussi dans ses attributions d’étouffer dans son germe toute menace d’agression isolée ou collective. » Comment « étouffer » cette menace sans un bras armé ? Il faut que la guerre, continue-t-il, « se sente toujours sous le coup de la proscription et toujours sous la surveillance d’une action préventive ». Quelle action ? Il répond : « si besoin est, les sanctions économiques et même l’intervention armée »[32]. Et si nous relisons le Message de Noël 1956 cité plus haut, nous voyons qu’il souhaite que l’ONU ait « le droit et le pouvoir de prévenir toute intervention militaire d’un État dans un autre, sous quelque prétexte qu’on entende le faire, non moins que d’assurer par des forces de police suffisantes la protection de l’ordre dans l’État menacé. »

d’autres sanctions contre l’agresseur sont prévues : la perte des « droits de membres de l’Organisation elle-même »[33], les « sanctions économiques » comme nous venons de le voir⁠[34], la  réparation des dommages  et l’imposition de mesures de sécurité après la défaite⁠[35]. A chaque fois cependant, Pie XII demande la modération dans l’application de ces sanctions toujours provisoires et qui doivent tenir compte du fait que toute personne jouit de droits inviolables.⁠[36]

L’organisation internationale doit encore ajouter à ces sanctions, comme nous l’avons déjà signalé précédemment, le châtiment des grands criminels de guerre. Les premiers coupables sont les hommes d’État qui ont préparé et ordonné l’agression. Ils doivent être l’objet de sanctions pénales⁠[37]. Pie XII témoin de deux guerres, témoin surtout, pour la question qui nous intéresse ici, des procès de Nuremberg⁠[38] et Tokyo⁠[39] va longuement développer sa pensée lors du VIe Congrès international de droit pénal qui s’était tenu à Rome⁠[40]. Il va insister sur l’élaboration d’un droit pénal international et la constitution d’un tribunal international, nécessaire vu la mobilité des citoyens et surtout à cause des guerres et des troubles politiques violents.

Le droit pénal doit sanctionner partout et, « si possible d’une manière également sévère » « au moins les délits les plus graves » « de sorte que les coupables ne puissent nulle part se soustraire ou être soustraits au châtiment ». Pour cela il faut « des règles juridiques claires et fermes » pour que la punition ne soit pas le fruit de « l’arbitraire et [de] la passion »[41]. Quels sont les délits les plus graves ? Le crime de guerre tout d’abord, c’est-à-dire le crime qu’est la guerre « qui n’exige pas la nécessité inconditionnée de se défendre et qui entraîne […] des ruines, des souffrances et des horreurs inimaginables ». Sont visés également certains procédés de guerre : fusillades de masse, massacres raciaux, camps de concentration, déportations, violences contre les femmes, les civils, travail forcé, chantage, etc.

Le droit doit aussi donner des garanties juridiques en matière d’arrestation, d’instruction judicaire⁠[42], de défense des accusés.

Pour ce qui est du tribunal national ou international qui offre, entre autres, une possibilité d’appel, il doit être composé de juges impartiaux.⁠[43]
   L’impartialité du collège des juges doit être assurée aussi et surtout quand les relations internationales sont engagées dans les procès pénaux. En pareil cas, il peut être nécessaire de recourir à un tribunal international, ou du moins de pouvoir en appeler du tribunal national à un tribunal international. Celui qui n’est pas impliqué dans le différend, ressent un malaise lorsqu’après la fin des hostilités, il voit le vainqueur juger le vaincu pour des crimes de guerre, alors que ce vainqueur s’est rendu coupable envers le vaincu de crimes analogues. Les vaincus peuvent sans doute être coupables ; leurs juges peuvent avoir un sens manifeste de la justice et la volonté d’une entière objectivité ; malgré cela, en pareil cas, l’intérêt du droit et la confiance que mérite la sentence demanderont assez souvent d’adjoindre au tribunal des juges neutres, de telle manière que la majorité décisive dépende de ceux-ci. Le juge neutre ne doit pas considérer alors comme de son devoir d’acquitter l’accusé ; il doit appliquer le droit en vigueur et se comporter d’après lui. Mais l’adjonction précitée donne à tous les intéressés immédiats, aux tiers hors de cause et à l’opinion publique mondiale une assurance plus grande que le « droit » sera prononcé. Elle constitue sans aucun doute une certaine limitation de la souveraineté propre ; mais cette renonciation est plus que compensée par l’accroissement de prestige, par le surplus de considération et de confiance envers les décisions judiciaire de l’État qui agit ainsi. »
   Peut-on conclure sur cette base que Pie XII a réprouvé les procès évoqués ? Non. Il en a souligné les imperfections mais n’ pas mis en cause sa légitimité. Par ailleurs, il faut reconnaître la modération et le sérieux manifestés à Nuremberg comme à Tokyo. Le nombre de témoins et d’audiences en témoigne de même que le peu de condamnations capitales : 12 à Nuremberg sur 31 personnes et organisations accusées et 7 à Tokyo sur 28 prévenus. Il y eut même trois acquittements à Nuremberg et un condamné à mort fut acquitté à titre posthume par un autre tribunal chargé de la dénazification en 1953. ]


1. Cf. COSTE R., op. cit., pp. 273-280.
2. La notion d’agression elle-même est difficile à définir objectivement comme le montrent les pactes de la SDN ou Briand-Kellog ou encore la charte de l’ONU.
3. Le cardinal Ottaviani définit la guerre défensive comme celle « par laquelle un État s’efforce de repousser l’agression armée, injuste et actuelle d’un autre États. » (Institutiones juris publici ecclesiastici, 1947), cité in COSTE R., op. cit., p. 276.
4. « La volonté chrétienne de paix […] se garde bien de poursuivre avec la force des armes la revendication de droits qui, si légitimes soient-ils, ne compensent pas le risque de susciter un incendie avec toutes ses effrayantes conséquences spirituelles et matérielles ». ( Radio-message du 24 décembre 1948).
5. COMBLIN J. (op. cit., II, p. 47) voit une contradiction entre la pensée de Pie XII et celle du cardinal Ottaviani (1890-1979) alors assesseur à la Sacrée Congrégation du Saint-Office. Pour le cardinal Ottaviani, la guerre a tellement changé de nature à l’époque contemporaine qu’on ne peut plus appliquer tels quels les anciens principes régissant la guerre juste : « Ce n’est pas que nous rejetions les théories des éminents docteurs du droit international. En effet, la guerre dont parlent ces hommes est une réalité fort différente de cette autre réalité qu’est la guerre d’aujourd’hui. Et, en vérité, il ne s’agit pas seulement de différence concernant le nombre, ou la quantité, mais d’une différence authentique au point de vue de la substance même de la réalité à laquelle ces principes sont appliqués.  (cité in COMBLIN J., op. cit., II, p. 48) Dès lors, « en ce qui concerne le fait de mener une guerre, il ne peut jamais y avoir aujourd’hui de ces conditions qui, théoriquement, pourraient rendre une guerre juste et licite. De plus, il faut ajouter qu’il ne peut jamais y avoir de cause d’une nature ou d’une importance telle qu’elle puisse être considérée comme entrant en proportion avec tant de maux, de carnages, de destructions et avec une telle ruine de valeurs morales et religieuses. Ainsi donc, il ne sera jamais permis en pratique, de déclarer une guerre ; et même, il ne faudra pas entreprendre une guerre défensive, à moins que l’autorité légitime à qui il appartient d’en décider, ne possède avec la certitude de la victoire, des arguments sûrs, démontrant que le bien procuré au peuple par cette guerre défensive l’emporte sur les maux immenses qui résulteront de cette guerre pour ce même peuple et pour la terre entière. » (Institutiones juris publici ecclesiastici, Rome, 1947, § 86). On voit finalement que le texte du cardinal ne contredit pas la pensée de Pie XII. La guerre défensive peut être justifiée si les biens menacés l’emportent sur les maux à prévoir et s’il y a quelque chance de succès. C’est bien ce que répète Pie XII : « Parmi ces biens, il en est de telle importance pour la communauté humaine, que leur défense contre une agression injuste est, sans aucun doute, pleinement justifiée. » (Radio-message Noël 1948) ; « Ce droit à se tenir sur la défensive on ne peut le refuser même aujourd’hui à aucun État » ; « Si les autres peuples désirent protéger leur existence et leurs biens les plus précieux et s’ils ne veulent pas laisser les coudées franches aux malfaiteurs internationaux, il ne leur reste qu’à se préparer pour le jour où ils devront se défendre. » (Allocution aux membres du VIe Congrès international de droit pénal, 3/10/1953)
6. Il suffit de relire le Message de Noël du 24 décembre 1940.
7. Id..
8. Dès 1939, il déclarait : « En toute réorganisation de communauté internationale, il serait conforme aux maximes de l’humaine sagesse que toutes les parties en cause déduisissent les conséquences provenant des déficiences et des lacunes du passé. Et dans la création ou la reconstruction des institutions internationales (lesquelles ont une mission si haute, mais en même temps si difficile et si pleine de très graves responsabilités), on devrait faire état des expériences qui découlèrent de l’inefficacité ou du défectueux fonctionnement de semblables initiatives antérieures. » (Message de Noël, 21 décembre 1939).
9. Allocution aux membres du Congrès du Mouvement universel pour une Confédération mondiale, 6 avril 1951.
10. Discours à des juristes catholiques italiens, 6 décembre 1953.
11. Discours au Centre italien d’études pour la réconciliation internationale, 13 octobre 1955.
12. Discours à des juristes catholiques italiens, 6 décembre 1953.
13. Discours au Centre italien d’études pour la réconciliation internationale, 13 octobre 1955.
14. Radio-message au monde, 24 décembre 1951.
15. Pie XII appuya le projet d’une Communauté politique européenne. Cf. Discours au Congrès de l’Europe, 13 juin 1957.
16. Discours à des juristes catholiques italiens, 6 décembre 1953.
17. Discours à des juristes catholiques italiens, 6 décembre 1953.
18. Radio-message du 24 décembre 1944.
19. Discours à des juristes catholiques italiens, 6 décembre 1953.
20. Allocution aux membres du Congrès du Mouvement universel pour une Confédération mondiale, 6 avril 1951.
21. Id..
22. Discours à des juristes catholiques italiens, 6 décembre 1953.
23. Allocution aux nouveaux cardinaux, 20 février 1946 : « L’Église est, en effet, la société parfaite, la société universelle, qui embrasse et unit entre eux tous les hommes dans l’unité du Corps mystique du Christ [….]. »
24. Discours à des juristes catholiques italiens, 6 décembre 1953.
25. Allocution aux nouveaux cardinaux, 20 février 1946.
26. Cf. Radio-message au monde entier à l’occasion du Ve anniversaire du début de la présente guerre mondiale, 1er septembre 1944 : « Aujourd’hui que, à la lumière de tant des terribles expériences, le désir d’une telle institution universelle de paix s’impose de plus en plus à l’attention et à la sollicitude des hommes d’États et des peuples, Nous exprimons avec plaisir Notre satisfaction et Nous formons le vœu que la réalisation concrète corresponde vraiment dans la plus large mesure à la grandeur du but qui est le maintien, à l’avantage de tous, de la tranquillité et d la sécurité dans le monde. » Cf. aussi le Discours au Sacré Collège du 2 juin 1945 : « La pensée d’une nouvelle organisation de la paix a jailli -personne ne pourrait en douter- du vouloir le plus droit et le plus loyal. Toute l’humanité suit, anxieuse, le progrès d’une aussi noble entreprise. Quelle amère déception ce serait si elle venait à échouer, si tant d’années de souffrances et de privations étaient rendues vaines pour laisser triompher de nouveau cet esprit d’oppression dont le monde espérait se voir finalement libéré pour toujours. »
27. Discours au Ministre plénipotentiaire du Salvador, 28 octobre 1947.
28. Discours de Noël, 23 décembre 1956. Après avoir longuement décrit les perfectionnements techniques en matière de photographie arienne, le pape conclut : « Accepter le contrôle ; voilà le point crucial à franchir, sur lequel chaque nation montrera sa volonté sincère de paix ».
29. Voir aussi le Message de Noël, 24 décembre 1939.
30. Dès 1939, Pie XII après avoir rappelé la nécessité d’être fidèle « aux traités stipulés et sanctionnés conformément aux règles du droit des gens », fait remarquer : « Il est vrai qu’avec l’évolution des temps et les changements substantiels des circonstances, non prévus et peut-être impossibles à prévoir au moment de la stipulation, un traité, ou quelques-unes de ses clauses, peuvent devenir ou paraître injustes, ou irréalisables, ou trop lourdes pour l’une des parties ; et il est clair que, si cela arrivait, on devrait instituer à temps une loyale discussion pour modifier ou remplacer le pacte. Mais considérer par principe les traités comme éphémères et s’attribuer tacitement la faculté de les annuler unilatéralement le jour où ils ne conviendraient plus, ce serait détruire toute confiance réciproque entre les États. L’ordre naturel se trouverait renversé, des fossés de séparation impossibles à combler se creuseraient entre les peuples et les nations. » (Encyclique Summi pontificatus). La même année, il revient à cette idée : « Et comme il est si difficile à la nature humaine, on serait tenté de dire presque impossible, de tout prévoir et de tout assurer au moment des négociations de paix, alors qu’il est fort malaisé de se dépouiller de toute passion et de toute amertume, l’établissement d’institutions juridiques, qui servent à garantir la loyale te fidèle application des conventions et , en cas de besoin reconnu, à les revoir et corriger, est d’une importance décisive pour une honorable acceptation d’un traité de paix et pour éviter d’arbitraires et unilatérales atteintes et interprétations en ce qui regarde les conditions des traités eux-mêmes. » (Message de Noël, 24 décembre 1939). La même idée est reprise dans les Radio-messages de Noël 1941 et 1946).
31. En son article 19 : « L’Assemblée peut, de temps à autre, inviter les membres de la Société à procéder à un nouvel examen des traités devenus inapplicables, ainsi que des situations internationales dont le maintien pourrait mettre en péril la paix du monde. » Si l’ONU n’a pas repris d’une manière ou d’une autre cette possibilité, la faute en incombe, toujours selon R. Coste, à l’URSS, championne du statu quo. (Cf. op. cit., pp. 406-409).
32. Radio-message de Noël, 24 décembre 1944.
33. Message de Noël, 23 décembre 1956.
34. Radio-message de Noël, 24 décembre 1944.
35. Cf. Discours des 24 décembre 1945 et 1946.
36. Il faut éviter que l’organisation de la paix « ne consacre définitivement aucune injustice, qu’elle ne lèse aucun droit au détriment d’aucun peuple (qu’il appartienne au groupe des vainqueurs, des vaincus ou des neutres), qu’elle ne perpétue aucune imposition ou charge, en dehors de celles qui sont seules temporairement permises comme réparation des dommages de guerre. Que certains peuples, dont les gouvernements -ou peut-être aussi eux-mêmes en partie- portent l’imputation d’être responsables de la guerre, aient à supporter durant quelque temps les rigueurs des mesures de sécurité, jusqu’au moment où les liens de confiance mutuelle violemment visés se soient peu à peu renoués, c’est là chose humainement explicable et, selon toute probabilité, ce sera chose pratiquement inévitable. Néanmoins, ces peuples devront avoir, eux aussi, l’espoir bien fondé, dans la mesure de leur loyauté et de leur coopération effective aux efforts pour la restauration future, de pouvoir devenir, tout comme les autres États, avec la même considération et les mêmes droits, associés à la grande communauté des nations. Leur refuser cet espoir serait le contraire d’une sagesse prévoyante, assumer la responsabilité de barrer le chemin à une libération générale de toutes les conséquences désastreuses, matérielles, morales et politiques du gigantesque cataclysme qui a secoué jusque dans ses dernières profondeurs la pauvre famille humaine, mais qui en même temps lui a indiqué la route vers de nouveaux buts. » (Radio-message du 24 décembre 1944). « Qui veut des réparations doit les demander en se basant sur l’ordree moral, sur le respect des droits naturels inviolables, qui subsistent même chez ceux qui se sont rendus sans conditions au vainqueur » (Discours du 24 décembre 1945). Il faut éviter « une excessive restriction du niveau de vie et de la reprise économique chez les vaincus. » (Discours du 24 décembre 1946).
37. Cf. Radio-message d u 24 décembre 1944.
38. Du 20 novembre 1945 au 1er octobre 1946.
39. Du 19 janvier 1946 au 12 novembre 1948.
40. Discours aux participants reçus en audience à Castelgandolfo le 3 octobre 1953.
41. Pie XII donne cinq critères qui doivent servir à l’évaluation de la sanction : « 1° la valeur des biens lésés ; ce ne seront que les plus considérables ; 2° la force d’attrait qui pousse à léser ; 3° l’intensité de la volonté mauvaise que l’on déploie habituellement quand on commet ces délits ; 4° le degré de perversion de l’ordre juridique dans la personne du délinquant, au cas, par exemple, où ceux qui devraient être les gardiens du droit le violent eux-mêmes ; 5° la gravité de la menace qui pèse sur l’ordre juridique à cause de circonstances extraordinaires, qui d’une part accentuent le péril d’entreprises délictueuses, et d’autre part les rendent beaucoup plus redoutables dans leurs effets. qu’on songe, par exemple, aux situations d’exception, aux états de guerre et de siège ».
42. Le pape condamne la torture.
43. Il est clair que, dans le passage qui suit, Pie XII vise les tribunaux de Nuremberg et de Tokyo du moins en ce qui concerne leur composition. A Nuremberg, le ministère public était composé par les vainqueurs : Américains, Anglais, Français et Soviétiques. A Tokyo, onze nations victimes sont représentées : Grande-Bretagne, Chine, Pays-Bas, France, Australie, Canada, Nouvelle Zélande, Inde, Philippines, USA et URSS. Le grand « ordonnateur étant le général Mac Arthur. Pie XII n’hésite pas non plus à évoquer les crimes impunis des vainqueurs. Souvenons-nous des bombardements alliés sur Berlin (30.000 morts en 1944), Hambourg (45.000 morts) et Dresde (100.000 morts en février 1945). Souvenons-nous aussi des 215.000 victimes d’Hiroshima (6 août 1945) et Nagasaki (9 août 1945).
   « Aux garanties du droit se rattache comme un facteur essentiel, la composition impartiale de la cour de justice. Le juge ne peut être « parti », ni personnellement ni pour l’État. Un juge qui possède le sens véritable de la justice renoncera de lui-même à l’exercice de sa juridiction dans le cas où il devrait se considérer comme partie. […

⁢ii. Conclusion

Nous avons pu constater combien la pensée de Pie XII a été marquée par les événements dramatiques de la première moitié du XXe siècle mais aussi par ses prédécesseurs Benoît XV et Pie XI qu’il a servis comme par les travaux de Vitoria, Taparelli et Don Sturzo.

La guerre moderne est devenue tellement horrible qu’il est devenu presque impossible de l’humaniser. Elle ne peut plus être un moyen de régler les différends internationaux. Ceux-ci peuvent être confiés à une autorité internationale qui, appuyée par un vrai sens religieux, serait garante de la paix mondiale.⁠[1]

En attendant, bien sûr, les États ont le droit de se défendre⁠[2] mais il faut travailler à la constitution d’une organisation supranationale qui enlèverait aux États même leur droit à la « guerre juste », expression qui ne peut que choquer tout être raisonnable et le chrétien en particulier. Dans un monde inorganisé, L’État est le « juge de sa propre cause » et le vainqueur ne sera pas nécessairement celui qui avait raison. De plus, les conditions imposées par le vainqueur ne seront pas nécessairement justes. Cette situation est irrationnelle et le droit devient aléatoire.⁠[3]

Pour que le droit soit respecté et que la guerre soit réellement ce qu’elle est, c’est-à-dire irrationnelle, la communauté organique des États est indispensable.

Encore faut-il que l’institution internationale fonctionne bien et ait les compétences politiques, juridiques et exécutives requises pour des actions préventives et répressives. Dans cette hypothèse, la « guerre » comme ultime moyen de préserver ou rétablir la paix devient « une opération de police internationale, exclusivement réservée à l’initiative et à la direction des organismes superétatiques »[4]. C’est, semble-t-il, ce que suggérait Pie XII lorsqu’il évoquait le droit de l’ONU « d’assurer par des forces de police suffisantes la protection de l’ordre dans l’État menacé »[5].

Tout au long de notre parcours, nous avons eu l’occasion de comprendre que l’Église a un rôle important à jouer à côté et en faveur des entreprises politiques et surtout dans la formation des consciences. Le Christ est le prince de la paix et la construction de la paix est une obligation morale puisque tous les hommes sont frères. Or, « le monde est bien éloigné de l’ordre voulu par Dieu dans le Christ, cet ordre qui garantit une paix réelle et durable. On dira peut-être que dans ce cas il ne valait pas la peine de tracer les grandes lignes de cet ordre et de mettre en lui la contribution fondamentale de l’Église à l’œuvre de la paix. On Nous objectera que de la sorte Nous stimulons le cynisme des sceptiques et aggravons le découragement des amis de la paix, si celle-ci ne peut être défendue que par le recours aux valeurs éternelles de l’homme et de l’humanité. On Nous opposera, enfin, que Nous donnons effectivement raison à ceux qui voient dans la « paix armée » le mot dernier er définitif dans la cause de la paix, solution déprimante s’il en est pour les forces économiques des peuples, exaspérante pour les nerfs. Et pourtant, Nous estimons indispensable de fixer le regard sur l’ordre chrétien, que trop de gens perdent de vue actuellement, si on veut, non seulement en théorie, mais aussi en pratique, se rendre compte de la contribution que tous, et en premier lieu l’Église, peuvent en vérité apporter, même en des circonstances défavorables et en dépit des sceptiques et des pessimistes. Avant tout, ce regard convaincra tout observateur impartial que le noeud du problème de la paix est présentement d’ordre spirituel, qu’il est déficience ou défaut spirituel. Trop rare dans le monde d’aujourd’hui  est le sens profondément chrétien, trop peu nombreux sont les vrais et parfaits chrétiens. De la sorte, les hommes eux-mêmes mettent obstacle à la réalisation de l’ordre voulu de Dieu. Il faut que chacun se persuade du caractère spirituel inhérent au péril de la guerre. Inspirer une telle persuasion est, en premier lieu, un devoir de l’Église. C’est aujourd’hui sa première contribution à la paix. »[6]

Quels sont donc les obstacles que les hommes opposent à l’ordre chrétien ? Nous les avons rencontrés au cours de nos lectures à travers les documents pontificaux. Rappelons-les brièvement : l’État totalitaire⁠[7], le nationalisme⁠[8], les rivalités politiques internes, le chômage et la misère, le déséquilibre économique et les inégalités exagérées dans les niveaux de vie⁠[9]. Qui ne voit que cet état de choses a pour effet de grouper des foules énormes dont la misère et le désespoir - qui forment un contraste si violent avec l’aisance excessive de ceux qui vivent dans le luxe sans fournir le moindre secours aux indigents - font des proies faciles pour ces propagandistes rusés et séduisants qui offrent aux intelligences trompées par les fausses apparences de la vérité, des doctrines dissolvantes. […] il n’est pas possible d’avoir la paix si les choses ne sont pas dans l’ordre, de même il ne peut pas y avoir d’ordre si l’on écarte la justice. Mais celle-ci exige que l’on donne à l’autorité légitimement établie le respecte t l’obéissance qui lui sont dus ; elle exige que les lois soient faites avec sagesse pour le bien commun et que tous les observent par devoir de conscience. La justice demande que tous reconnaissent et respectent les droits sacrés de la liberté et de la dignité humaines ; que les innombrables ressources et richesses que Dieu a répandues dans le monde entier soient réparties, pour l’utilité de tous ses enfants, d’une façon équitable et avec droiture. La justice veut enfin que l’action bienfaisante de l’Église catholique […] ne soit ni attaquée ni empêchée. » (Homélie de Pâques, 9 avril 1939).
   Pie XII dénonce « ces germes de conflit qui consistent dans les différences trop criantes dans le domaine de l’économie mondiale ». (Message du 24 décembre 1940). ], la conquête prioritaire des richesses naturelles et des marchés⁠[10],et encore le racisme, la peur, le mensonge, les erreurs philosophiques, le mépris des lois naturelles, le positivisme juridique, et fondamentalement l’athéisme et le matérialisme. Bref, « le nœud du problème de la paix est présentement d’ordre spirituel, […] il est déficience ou défaut spirituel ». Répandre dans le monde le sens chrétien est le service le plus précieux que puisse rendre l’Église à la cause de la paix : « La paix […] ne peut être assurée si Dieu ne règne pas dans l’ordre de l’univers par Lui établi, dans la société dûment organisée des États, dans laquelle chacun d’eux réalise, à l’intérieur, l’organisation de paix des hommes libres et de leurs familles et à l’extérieur celle des peuples, dont l’Église dans son champ d’action et selon son office se fait garante. […] En attendant, l’Église apporte sa contribution à la paix en suscitant et en stimulant l’intelligence pratique du nœud spirituel du problème […].⁠[11]

Pie XII meurt en octobre 1958.


1. « Si l’humanité se conformant à la volonté divine, applique ce sûr moyen d salut qu’est le parfait ordre chrétien dans le monde, elle verra bien vite s’évanouir pratiquement jusqu’à la possibilité de la guerre, même juste, qui n’aura plus aucune raison d’être, du moment que sera garantie l’activité de la Société des États comme véritable organisation pour la paix. » (Radio-message du 24 décembre 1951).
2. L’article 51 de la Charte de l’ONU stipule « Aucune disposition de la présente Charte ne porte atteinte au droit naturel de légitime défense, individuelle ou collective, dans le cas où un membre des nations Unies est l’objet d’une agression armée, jusqu’à ce que le Conseil de Sécurité ait pris les mesures nécessaires pour maintenir la paix et la sécurité internationales. Les mesures prises par des membres dans l’exercice de ce droit de légitime défense sont immédiatement portés à la connaissance du Conseil de sécurité et n’affectent en rien le pouvoir et le devoir qu’a le Conseil, en vertu de la présente Charte, d’agir à tout moment pour maintenir ou rétablir la paix et la sécurité internationales. »
3. COSTE R., op. cit., pp. 448-457.
4. Id., p. 471.
5. Message du 23 décembre 1956.
6. Radio-message du 24 décembre 1951.
7. L’État totalitaire, « d’un trait de plume, il change les frontières des États ; par une décision péremptoire, il soustrait l’économie d’un peuple, qui, pourtant, est toujours une partie de sa vie nationale, à ses possibilités naturelles ; avec une cruauté mal dissimulée, il expulse lui aussi des millions d’hommes , des centaines de milliers de familles, dans la misère la plus sombre, de leurs maisons et de leurs terres, en les déracinant et en les arrachant à une civilisation et à une culture que des générations entières avaient travaillé à former ; Lui aussi pose des limites arbitraires à la nécessité et au droit d’émigrer, au désir de coloniser. Tout cela constitue un système contraire à la dignité et au bien du genre humain. […] Comme in bacille dangereux, il infecte la communauté des nations et la rend incapable d’être garante de la sécurité des nations particulières. » (24 décembre 1945).
8. Il reste un danger pour l’Europe : « Il est clair que si la communauté européenne poursuivait dans cette voie, sa cohésion deviendrait bien fragile, en comparaison de celle du group qu’elle a en face d’elle. […] qu’on ne vienne pas dire que dans les circonstances nouvelles le dynamisme de l’État nationaliste ne représente plus un péril pour les autres peuples, du fait qu’il est privé, dans la majorité des cas, d’une véritable force économique et militaire ; en effet, le dynamisme d’une imaginaire puissance nationaliste, même exprimé par des sentiments plus que manifesté par des actes, choque également les esprits, alimente la méfiance et le soupçon dans les alliances, et il empêche la compréhension réciproque et par suite la collaboration loyale et l’aide mutuelle, ni plus ni moins que s’il était appuyé sur une effective puissance. » (Radio-message du 24 décembre 1954).
9. « Comment avoir la paix alors que tant d’hommes, des centaines de mille, manquent de travail […
10. « L’esprit, une fois entraîné dans le gouffre moral pour s’être éloigné de Dieu et de la pratique chrétienne, les pensées, les projets, les entreprises des hommes, leur estimation des choses, leur action et leur travail n’avaient plus d’autre issue que de se tourner et de regarder vers le monde matériel ; leurs fatigues et leurs peines, plus d’autre but que de se dilater dans l’espace pour grandir plus que jamais au-delà de toute limite dans la conquête des richesses et d la puissance, rivaliser de vitesse à produire plus et mieux tout ce que l’avancement et le progrès matériels semblaient exiger. d’où, dans la politique, la prévalence d’un élan effréné vers l’expansion et le pur crédit politique, sans souci de la morale ; dans l’économie, la domination des grandes et gigantesques entreprises et groupements ; dans la vie sociale, l’affluence et l’entassement des masses d’hommes, en pénible surabondance, dans les grandes villes et dans les centres d’industrie et de commerce et cette instabilité qui suit et accompagne toute multitude d’hommes qui change de maison et de résidence, de pays et de métier, de passions et d’amitiés. » (Radio-message du 24 décembre 1941).
11. Radio-message du 24 décembre 1951.

⁢Chapitre 5 : De Jean XXIII à Paul VI

" Ton âme veut-elle vaincre les passions qui sont en elles ?
qu’elle se soumette à Celui qui est en haut et elle vaincra ce qui est en bas.
Et tu auras la paix sans équivoque, la paix pleinement établie sur l’ordre.
Et quel est l’ordre propre à cette paix ?
Dieu commande à l’âme et l’âme commande au corps. Rien de plus ordonné. " — Saint Augustin⁠[1]


1. Cité par JEAN XXIII, Pacem in terris, 163, note 69. Les références renvoient à l’édition  Discours du pape et chronique romaine, n° 117-118, avril-mai 1963.

⁢i. Pacem in terris

Le pape Pie XII rêvait-il lorsqu’il croyait la paix possible alors que depuis la nuit des temps les hommes ne cessent de se battre ? Jean XXIII poursuivait-il le même rêve, la même utopie⁠[1], en publiant en 1963 l’encyclique Pacem in terris  ?⁠[2]

On peut se poser la question dans la mesure où, au moment où Jean XXIII écrit son encyclique, les deux « blocs » sont toujours face à face. En 1961, est construit le mur de Berlin et, en 1962, les deux superpuissances ont failli s’affronter lors de la crise de Cuba après l’installation sur l’île de missiles nucléaires soviétiques. Dans le tiers-monde, des guerres d’indépendance ont éclaté en Palestine, en Indonésie, en Algérie, en Indochine. Dans ces guerres, parfois, les deux blocs se heurtent par peuples interposés.

d’emblée on est frappé par une nouveauté

L’encyclique, s’adresse aux destinataires habituels mais aussi et c’est une première, à « tous les hommes de bonne volonté »[3]. Et ce n’est pas simplement une formule publicitaire car l’encyclique est écrite dans un style très accessible et limite à l’extrême les références théologiques. L’intention est donc claire de faire réfléchir et mobiliser tous les hommes quels que soient leur religion, leur philosophie. A ce point de vue, l’encyclique atteignit son objectif car l’accueil du monde entier fut chaleureux⁠[4].

De plus, dans les Directives pastorales, le Saint Père voulant réellement que tous les « hommes de bonne volonté » s’attellent à la tâche de la paix, aborde la question de la collaboration des catholiques avec les chrétiens séparés et les hommes qui vivent en dehors de toute foi chrétienne dans les domaines économique, social et politique. Certains y ont vu une permission voire une invitation à l’action commune avec les communistes prenant ainsi le « contrepied »[5], dit-on, de Divini redemptoris où Pie XI déclare que « le communisme est intrinsèquement pervers, et [que] l’on ne peut admettre sur aucun terrain la collaboration avec lui de la part de quiconque veut sauver la civilisation chrétienne. »[6]

Or, Pacem in terris, fidèle à toute la tradition de l’Église, invite à « distinguer l’erreur et ceux qui la commettent, même s’il s’agit d’hommes dont les idées fausses ou l’insuffisance des notions concernent la religion ou la morale » (156). Jean XXIII ajoute qu’ « on ne peut identifier des théories philosophiques sur la nature, l’origine et la finalité du monde et de l’homme, avec des mouvements historiques fondés dans un but économique, social, culturel ou politique, même si ces derniers ont dû leur origine et puisent encore leur inspiration dans ces théories. » (157) Les doctrines ne changent pas tandis que les mouvements évoluent.⁠[7] « Sophisme habile », dirent certains⁠[8], qui devait donner naissance à « une théologie de la libération », dirent d’autres⁠[9]. Ces critiques affirmées ou développées ont ceci de commun qu’elles négligent tout le contexte où s’inscrit le distinguo fait par le Pape⁠[10].

Si l’on prend la peine de lire les n° 154-160 et pas seulement les deux extraits cités, on se rend compte que les athées auxquels Jean XXIII fait allusion sont ceux « qui, guidés par les lumières de la raison, sont fidèles à la morale naturelle » (154) et que les mouvements visés sont ceux qui « sont d’accord avec les sains principes de la raison et répondent aux justes aspirations de la personne humaine » (157). Le Pape conclut qu’ « il peut arriver […] que certaines rencontres au plan des réalisations pratiques qui jusqu’ici avaient paru inopportunes ou stériles, puissent maintenant présenter des avantages réels ou en promettre pour l’avenir ». Mais ces collaborations éventuelles sont soumises à la vertu de « prudence » exercée par les catholiques « les plus influents du Corps social et les plus compétents dans le domaine dont il est question, pourvu que, fidèles aux principes du droit naturel, ils suivent la doctrine sociale de l’Église et obéissent aux directives des autorités ecclésiastiques ». La collaboration est donc très conditionnelle en ce qui concerne les hommes et les mouvements avec lesquels on envisage une action pratique et très restrictive aussi quant à la personnalité des catholiques qui voudraient s’y engager. A cela s’ajoute encore la méfiance exprimée par le Souverain Pontife vis-à-vis de toute réforme aux « allures quasiment révolutionnaires » (159) et que « les institutions humaines […] ne peuvent être améliorées qu’à condition qu’on agisse sur elles de l’intérieur et de façon progressive »[11]. Et de citer Pie XII : « Ce n’est pas la révolution, mais une évolution harmonieuse qui apportera le salut et la justice. L’œuvre de la violence a toujours consisté à abattre, jamais à construire ; à exaspérer les passions, jamais à les apaiser. Génératrice de haine et de désastre, au lieu de réunir fraternellement, elle jette hommes et partis dans la dure nécessité de reconstruire lentement, après de douloureuses épreuves, sur les ruines amoncelées par la discorde. » (160). 

Ensuite, on est frappé par l’optimisme qui imprègne tout le document. Optimisme délibéré : « En ouvrant le concile, Jean XXIII avant annoncé son « complet désaccord avec les prophètes de malheur qui annoncent des catastrophes comme si le monde était près de sa fin », et invitait à reconnaître dans le cours des événements « les desseins mystérieux de la providence divine ». »[12]

Et, effectivement, tout au long de l’encyclique, dans chacune des quatre premières parties, le Saint Père retient comme « signes des temps » toute une série d’éléments prometteurs pour l’avenir : « la promotion économique et sociale des classes laborieuses » (42), « l’entrée de la femme dans la vie publique » (43), la constitution de « communautés politiques indépendantes » (44), une conscience plus vive chez les hommes de leur dignité, de leurs droits et devoirs (46), une plus grande ouverture aux valeurs spirituelles et à Dieu (47). Ce sont des signes qui révèlent que le monde s’achemine vers une vaste communauté (46) d’autant plus que les hommes peuvent se référer à une « charte des droits fondamentaux » qui imprègne les constitutions et la vie politique (75-78). Les relations et les échanges de plus en plus intenses entre les peuples les rendent interdépendants et les persuadent chaque jour davantage que, malgré la course aux armements encore entretenue par la crainte, la négociation est le vrai moyen de régler les conflits et que le sens de l’unité du genre humain finira même par triompher l’amour sur la peur (123-126)⁠[13]. Enfin, l’existence de l’ONU et d’autres organismes intergouvernementaux, malgré quelques faiblesses et erreurs, est un pas important « vers l’établissement d’une organisation juridico-politique de la communauté mondiale » efficace (139-142). Ces « signes des temps » sont, souligne Mgr Minnerath, « une formulation inusitée » qui a été « interprétée à tort, comme une sorte de ralliement à la modernité ». En réalité, l’encyclique présente une « conception dynamique de l’ordre naturel. L’ordre naturel est donné en ce qu’il est inscrit dans les êtres. Mais il est aussi à réaliser. Il suppose la dimension du temps, le progrès des consciences et une volonté collective. »[14] Jean-Paul II saluera l’optimisme de Jean XXIII en écrivant : « Le pape Jean XXIII n’était pas d’accord avec ceux qui considéraient que la paix était impossible. […] Considérant le présent et l’avenir avec les yeux de la foi et de la raison, le bienheureux Jean XXIII a entrevu et interprété les impulsions profondes qui étaient déjà à l’œuvre dans l’histoire. Il savait que les choses ne sont pas toujours comme elles apparaissent en surface. Malgré les guerres et les menaces de guerres, il y a avait quelque chose d’autre à l’œuvre dans l’histoire humaine, quelque chose que le pape recueillit comme les débuts prometteurs d’une révolution spirituelle. »[15]

L’optimisme de Jean XXIII n’est autre que l’optimisme chrétien, l’optimisme de la foi. Nous l’avons déjà évoqué précédemment le reproche que l’ont fit à Jean XXIII de nourrir un « optimisme irrationnel » a été répété à propos du concile Vatican II⁠[16] et, plus particulièrement, de la constitution pastorale Gaudium et spes qui se greffe sur l’enseignement de Jean XXIII. Si l’on condamne cet optimisme⁠[17], c’est tout l’effort théologique que l’on condamne⁠[18], c’est l’enseignement pontifical contemporain que l’on refuse⁠[19] y compris le concile. Très précisément, récuser cet optimisme, c’est aussi récuser l’enseignement du pape Pie XII, lui qui dès les premiers jours de la guerre établissait les bases de la paix future alors que tout semblait perdu, à vue humaine.

Il est clair que, malgré son style nouveau, l’encyclique Pacem in terris est pétrie de tout ce que Pie XII a écrit sur la paix. En témoignent les 33 références explicites à son enseignement⁠[20]. On peut affirmer que cette encyclique est une opportune synthèse de ce que Pie XII a donné au monde à travers ses messages et radio-messages. Comme son prédécesseur, Jean XXIII insiste sur le respect des droits de l’homme, le souci du bien commun, la nécessité du désarmement et d’institutions internationales. Il s’inquiète du sort des minorités et des réfugiés. Comme Pie XII, il rappelle qu’il faut restaurer l’ordre voulu par Dieu sur la vérité, la justice, l’amour et la liberté, que la paix demande de la part des hommes le sens de leur fraternité à l’intérieur des nations comme dans les relations entre les États.

Sur cette base « classique », Jean XXIII poursuit la réflexion de son prédécesseur sur les conditions d’une paix durable. Partant de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, dont il reconnaît que certains points « ont soulevé des objections et fait l’objet de réserves justifiées » (141), il met en évidence les devoirs qui leur sont liés, conscient peut-être du danger qu’il y aurait à n’exalter que les droits (30-41). Il note aussi que ces droits « dérivent directement de notre dignité naturelle, et qui, pour cette raison, sont universels, inviolables et inaliénables » (142), conscient peut-être du danger de relativisation et soucieux d’en faire une référence acceptable par tous les hommes quels qu’ils soient.

Mais on n’a pas manqué de souligner que le texte, au contraire de la pensée classique, « semble poser une équivalence entre la notion de personne et de nature »[21] puisqu’il écrit que « les normes de la conduite des hommes […], il faut les chercher là où Dieu les a inscrites, à savoir dans la nature humaine » (6) et « tout être humain est une personne, c’est-à-dire une nature douée d’intelligence et de volonté libre. Par là même il est sujet de droits et de devoirs, découlant les uns les autres, ensemble et immédiatement de sa nature » (10). Cette présentation est devenue classique dans le Magistère contemporain mais « le passage d’une conception objective du droit naturel à une conception subjective est déjà présent chez Pie XII » note Mgr Minnerath.⁠[22]

Parmi les droits cités, il en est un qui suscita particulièrement des critiques, le droit « d’honorer Dieu suivant la juste règle de la conscience et de professer sa religion dans la vie privée et publique » (15). Cette phrase annonçait la prise de position du Concile sur la liberté religieuse mais non seulement Jean XXIII avait parlé juste avant, et la remarque est importante, de « la liberté dans la recherche de la vérité », il prenait aussi la peine de se référer à Lactance⁠[23] et à Léon XIII⁠[24]. Il aurait pu aussi convoquer Pie XI qui, face à l’État fasciste défendait « la liberté des consciences »[25] et Pie XII qui témoignait du « droit au culte de Dieu privé et public »[26]. Mais on n’aurait pas manqué de souligner les différences dans le langage : la liberté des consciences n’est pas la liberté de conscience et celle-ci ne se confond pas avec le droit au culte ni avec la liberté de religion, expression qui apparaîtra avec Paul VI.

Nous sommes en fait dans un mouvement de pensée qui est né avec Léon XIII confronté à des pouvoirs publics qui empêchent ou cherchent à empêcher que se développe, dans l’enseignement, l’économie, la vie sociale, la politique, un mode de vie conforme à l’idéal chrétien. Face donc à cette tentation totalitaire de l’État moderne, Léon XIII va réclamer le « droit de ». Ainsi, dans Libertas praestantissimum, si Léon XIII refuse que l’on interprète « la liberté de conscience » comme la possibilité de pouvoir « indifféremment, à son gré, rendre ou ne pas rendre un culte à Dieu », accepte « la liberté de conscience » « en ce sens que l’homme a dans l’État le droit de suivre, d’après la conscience de son devoir, la volonté de Dieu et d’accomplir ses préceptes sans que rien puisse l’en empêcher. »[27] Cette liberté est associée à la vérité, c’est pourquoi le chrétien à le « droit de » tandis qu’on ne parlera pas de droit pour le non-chrétien, voire pour le non-catholique mais de tolérance ?

Jean XXIII, nous l’avons vu, reconnaît d’abord que tout homme a droit « à la liberté dans la recherche de la vérité » avant de déclarer que « chacun a le droit d’honorer Dieu suivant la juste règle [l’adjectif a son importance] de la conscience et de professer sa religion dans la vie privée et publique ». Non seulement la conscience doit être respectée et Pie XII lui-même a justifié cette attitude⁠[28] mais il ne s’agit pas d’une conscience vagabonde mais une conscience qui cherche la vérité comme son premier devoir. C’est « une liberté orientée vers la vérité, et non un choix arbitraire », comme le souligne Mgr Minnerath⁠[29].

d’ailleurs, vérité et liberté font, avec la justice et l’amour, partie des quatre « piliers » sur lesquels repose, pour Jean XXIII comme pour Pie XII, une société « conforme à l’ordre moral naturel »[30] .

Comme Pie XII, Jean XXIII, face à la course aux armements nucléaires (111), rappelle que « la justice, la sagesse, le sens de l’humanité réclament […] qu’on arrête la course aux armements », qu’on en arrive à « la réduction parallèle et simultanée de l’armement existant » (112).

Comme Pie XII, Jean XXIII est bien conscient que la paix demande aussi l solidarité entre pays riches et pays pauvres dont l’indépendance doit être respectée ? (118-122).

Comme Pie XII insistant sur la nécessité d’une autorité mondiale pour servir la paix, Jean XXIII rappelle que le bien commun universel réclame une organisation politique adaptée : « C’est l’ordre moral lui-même qui exige la constitution d’une autorité publique de compétence universelle. » (134) Il ne s’agit pas de l’établissement d’un État mondial mais d’un pouvoir impartial constitué d’un commun accord et non par la force sur le principe d’une égalité juridique et morale (135), un pouvoir qui ait « comme objectif fondamental la reconnaissance, le respect, la défense et le développement des droits de la personne humaine » (136). Cette autorité universelle doit respecter comme toute autre autorité le principe de subsidiarité (137).

Comme on a pu le constater, toute l’encyclique est construite à partir de cette idée chère à Pie XII : le monde ne peut gagner la paix que s’il se construit sur l’ordre voulu par Dieu : l’ordre dans les êtres humains, l’ordre entre les êtres humains, l’ordre qui doit régner à l’intérieur de chaque communauté politique, l’ordre qui doit s’établir entre les communautés politiques, l’ordre enfin qui doit présider dans les rapports entre les individus, les communautés politiques et la communauté mondiale.

Jean XXIII nous offre ainsi un résumé de l’essentiel de la doctrine sociale de l’Église dont l’application serait un gage de paix. Et son rêve est de mobiliser aux côtés des chrétiens toutes les consciences dans cette perspective.


1. Certains ont parlé de « l’optimisme irrationnel » du « bon pape Jean » (Cf. TABARRO Carmine, Les 50 ans de l’encyclique « Pacem in terris », zenit.org, 23-24 avril 2013).
2. Les références renvoient à l’édition  Discours du pape et chronique romaine, n° 117-118, avril-mai 1963.
3. L’expression est empruntée à la traduction de Lc 2, 14 dans la Vulgate. La Bible de Jérusalem plus proche du texte grec traduit : « Gloire à Dieu au plus haut des cieux et sur la terre paix aux hommes objets de sa complaisance » ; la TOB elle écrit : «  Gloire à Dieu au plus haut des cieux et sur la terre paix pour ses bienaimés » et note une autre traduction : « sur terre, paix : pour les hommes, bienveillance. ».
4. Cf. La vie catholique illustrée, 24 avril 1963 qui publie les réactions positives, de la presse internationale, y compris de la presse communiste, de personnalités protestante ou juive. Pour mesurer l’influence politique de l’enseignement pontifical sur la paix, on peut lire le discours de l’homme d’État italien ANDRETTI Giulio (1919-2013) prononcé à Bergame en 1981 à l’occasion du centenaire de la naissance du futur Jean XXIII, in Pacem in terris et action politique, in 30Giorni, mai 2003. Andretti est un ancien dirigeant de la démocratie chrétienne, qui fut 21 fois ministre et 7 fois président du Conseil
5. In L’héritage de Jean XXIII : Jean-Paul II veut célébrer Pacem in terris, sur le site de la Maison Généralice FSSPX (Fraternité sacerdotale Saint Pie X).
6. Marmy, 179.
7. Dans QA, Pie XI notait l’évolution du socialisme et demandait que l’on distingue le socialisme qui « demeure vraiment socialiste » et celui qui serait « revenu de ses fausses doctrines ». (Cf. Marmy, n° 590-598).
8. L’héritage de Jean XXIII : Jean-Paul II veut célébrer Pacem in terris, op. cit..
9. Cf. AMERIO Romano, Iota unum, Etude des variations de l’Église catholique au XXe siècle, NEL, 1987, pp. 227-230.
10. Il en sera de même avec la déclaration Dignitatis humanae sur la liberté religieuse.
11. Commentant cette partie de l’encyclique, Mgr Roland Minnerath, archevêque de Dijon, fait remarquer que « ces formulations ont pu paraître extrêmement complaisantes pour les régimes totalitaires qui opprimaient alors une bonne partie de l’humanité. Rien ne laissait penser en 1963 que ces « mouvements historiques » étaient susceptibles d’évoluer et que vingt-cinq ans plus tard, ils disparaîtraient. Ce que l’on appelle l’Ostpolitik du Saint-Siège allait devoir se mesurer, sous le pontificat de Paul VI, avec la participation de l’archevêque Casaroli [1914-1998, attaché à la Secrétairerie d’État en 1961 puis Secrétaire d’État de 1979 à 1990], à des régimes décidés à faire disparaître le christianisme et l’Église. On peut donc mettre sur le compte de l’optimisme de Jean XXIII et de Mgr Pavan [a collaboré avec Jacques Maritain à la rédaction de cette encyclique comme à l’élaboration de plusieurs textes du Concile, cf. CHRISTIANSEN Drew, Un pape non violent dans une époque de terreur, in America, 2-9-2005, disponible sur le site du Ceras] l’idée prémonitoire que les régimes communistes finiraient par s’effondrer. » (Pacem in terris. Quid novi ? Académie pontificale des sciences sociales, 27 avril-1er mai 2012, sur le site ordosocialis.de)
12. Discours du 11 octobre 1962 cité par Mgr MINNERATH, op. cit.).
13. Jean XXIII a constaté que la crise de Cuba a pu être résolue pacifiquement et que la tension entre les blocs s’est relâchée. En témoignent le retrait des missiles nucléaires soviétiques de Cuba, le retrait de certains missiles nucléaires américains de Turquie et d’Italie, l’accord URSS-États-Unis stipulant que les États-Unis n’envahiront jamais Cuba sans provocation directe et la mise en place d’un téléphone rouge entre Moscou et Washington D.C. Mais il fut aussi acteur lors de cette crise : « Jean XXIII accepta de jouer un rôle d’arbitrage. Dans la nuit du 24 au 25 octobre , il rédigea un texte qui fut porté le lendemain matin aux ambassades soviétique et américaine à Rome. « Nous supplions tous les gouvernements, disait-il, de ne pas rester sourds au cri d’angoisse de l’humanité qui, de tous les points de la terre, monte vers le ciel : Paix ! Paix ! Accepter des pourparlers est une règle de sagesse. » Le lendemain, à Moscou, la Pravda publiait, en première page, l’appel du pape, et Krouchtchev proposa une négociation à Kennedy, qui acquiesça. » (TOULAT J., Le Pape contre la guerre du Golfe, Jean-Paul II censuré, O.E.I.L.n 1991, pp. 10-11).
14. Op. cit..
15. Message pour la XXXVIe Journée mondiale de la paix, 1er janvier 2003, n° 3.
16. Rappelons la belle mise au point de PAUL VI : « Un critère imprègne tout cet enseignement du Concile : l’optimisme. Oui, l’Église a regardé le monde un peu comme Dieu lui-même, après la création, a regardé son œuvre admirable et immense. Dieu, dit l’Écriture, vit que toutes les choses qu’il avait créées étaient bonnes. L’Église a voulu aujourd’hui considérer le monde dans toutes ses expressions, cosmiques, humaines, historiques, culturelles et sociales, etc., et elle a voulu considérer toutes choses avec une immense admiration, avec un grand respect, avec une sympathie maternelle, avec un amour généreux. Non pas que l’Église ait fermé les yeux sur les maux de l’homme, sur le péché qui est la ruine fondamentale, la mort, et aussi la misère, la faim, la souffrance, la discorde, la guerre, l’ignorance, la caducité de la vie et des choses et de l’homme, multiple et toujours menaçante. Non, elle n’a pas fermé les yeux sur ces maux, mais elle les a regardés avec un amour plus grand, comme le malheureux abandonné et à moitié mort sur la route de Jéricho. » (13 janvier 1966, in D.C. 20 février 1966).
17. Giulio Andretti déclara dans son discours de Bergame: « nous sentons flotter au-dessus de nous son optimisme rassurant, sa foi ancrée dans le Seul qui ne tremble ni ne trahit » (cf. Pacem in terris et action politique, op. cit.).
18. Le P. CHENU M.-D., dans son livre Pour une théologie du travail (Seuil, 1955) déclare : « Je ne récuse cependant pas l’optimisme qui, d’un bout à l’autre, a soutenu notre recherche et qui, peut-être, dans l’état de guerre froide où nous vivons, n’est pas sans quelque candeur. Cet optimisme, j’ose le couvrir du patronage du cardinal Suhard qui, dans sa fameuse lettre pastorale [Essor ou déclin de l’Église, 1947], diagnostique dans les conjonctures présentes « non les suites d’une catastrophe, mais les signes avant-coureurs d’un proche enfantement ». Le malaise présent, dit-il, ne procède ni d’une décadence du monde, ni même d’une « maladie » : c’est une crise de croissance. »
19. Au seuil du troisième millénaire, Jean-Paul II, comme Jean XXIII, s’attache aux « signes d’espérance », signes de l’action de l’Esprit dans le monde. Il cite : « dans le domaine civil, les progrès réalisés par la science, par la technique et surtout par la médecine au service de la vie humaine, un sens plus grand de responsabilité à l’égard de l’environnement, les efforts pour rétabli la paix et la justice partout où elles ont été violées, la volonté de réconciliation et de solidarité entre les différents peuples, en particulier dans les rapports complexes entre le Nord et le Sud du monde… ; dans le domaine ecclésial, une écoute plus attentive de la voix d e l’Esprit par l’accueil des charismes et la promotion du laïcat, le dévouement ardent à la cause de l’unité de tous les chrétiens, l’importance accordée au dialogue avec les religions et avec la culture contemporaine… » (Lettre apostolique Tertio millenio adveniente, 1994).
20. Contre 12 à Léon XIII, 7 à Pie XI et 1 à Benoît XV et 8 à Mater et magistra et autres textes de lui-même.
21. Mgr MINNERATH, op. cit..
22. Op. cit..
23. « Nous recevons l’existence pour rendre à Dieu, qui nous l’accorde, le juste hommage qui lui revient, pour le connaître lui seul et ne suivre que lui. Cette obligation de piété filiale nous enchaîne à Dieu et nous relie à lui, d’où son nom de religion » (Divinae Institutiones, lib. IV, c. 28, 2).
24. « Cette liberté véritable, réellement digne des enfants de Dieu qui sauvegarde comme il faut la noblesse de la personne humaine, prévaut contre toute violence et toute injuste tentative ; l’Église l’a toujours demandée, elle n’a jamais rien eu de plus cher. Constamment les apôtres ont revendiqué cette liberté-là, les apologistes l’ont justifiée dans leurs écrits, les martyrs en foule l’ont consacrée de leur sang. » (Encyclique Libertas praestantissimum, 1888).
25. Encyclique Non abbiamo bisogno, 49.
26. Message de Noël 1942. Dans son Discours à des juristes catholiques italiens, le 6 décembre 1953, Pie XII reprend la théorie développée par saint Thomas (IIa IIae qu. 10, a. 11) : l’erreur n’a pas de droits mais elle peut être tolérée pour éviter de plus grands maux.
27. In Marmy, 88.
28. Rappelons cette description offerte par PIE XII dans son Radio-message à l’occasion de la Journée de la famille, le 23 mars 1952 : « La conscience est comme le noyau le plus intime et secret de l’homme. C’est là qu’il se réfugie avec ses facultés spirituelles dans une solitude absolue : seul avec soi-même, ou mieux, seul avec Dieu - dont la voix se fait entendre à la conscience - et avec soi-même. C’est là qu’il se détermine pour le bien ou pour le mal ; c’est là qu’il choisit entre le chemin de la victoire ou de la défaite. Même s’il le voulait, l’homme ne réussirait jamais à s’en débarrasser ; avec elle, soit qu’elle l’approuve, soit qu’elle le condamne, il parcourra tout le chemin de la vie, et avec elle encore, témoin véridique et incorruptible, il se présentera au jugement de Dieu. La conscience est donc, pour prendre une image antique mais tout à fait juste, un αδυτον, un sanctuaire, sur le seuil duquel tout doit s’arrêter ; tous, même le père et la mère, lorsqu’il s’agit d’un enfant. Seul le prêtre t entre comme médecin des âmes et comme ministre du sacrement de la pénitence ; mais la conscience ne cesse pas pour autant d’être un sanctuaire jalousement gardé, dont Dieu lui-même veut que le secret soit préservé sous le sceau du plus sacré des silences. » Cette conscience-sanctuaire ne doit-elle pas être respectée chez tous les hommes ? Elle est le noyau le plus intime et secret de l’homme, dit le pape. Pas seulement du chrétien. L’importance de la conscience sur le plan religieux sera aussi rappelée à L’Église par l’expérience, la conversion et la réflexion du bienheureux cardinal Newman (Cf. GALLOIS Vincent, Église et conscience chez J.H. Newman, Commentaire de la lettre au duc de Norfolk, Artège, 2010). On peut aussi lire Mgr LEONARD A.-M., La conscience personnelle : dernier juge en matière morale ? in Pastoralia, juin 2012 ou revenir à saint THOMAS, Ia IIae q. 19, a.5.
29. Op. cit..
30. Mgr MINNERATH, op. cit.. Jean XXIII explique : « …une société n’est dument ordonnée, bienfaisante, respectueuse de la personne humaine, que si elle se fonde sur la vérité […]. Cela suppose que soient sincèrement reconnus les droits et les devoirs mutuels. Cette société doit, en outre, reposer sur la justice, c’est-à-dire sur le respect effectif de ces droits et sur l’accomplissement loyal de ces devoirs ; elle doit être vivifiée par l’amour, attitude d’âme qui fait éprouver à chacun comme siens les besoins d’autrui, lui fait partager ses propres biens et incite à un échange toujours plus intense dans le domaine des valeurs spirituelles. Cette société, enfin, doit se réaliser dans la liberté, c’est-à-dire de la façon qui convient à des êtres raisonnables, faits pour assumer la responsabilité de leurs actes. » (38).

⁢ii. Gaudium et spes

En attendant, le monde connaît encore des guerres « tantôt dévastatrices et tantôt menaçantes »[1] et il est nécessaire tout en construisant l’avenir souhaité de gérer les situations dramatiques présentes.

Ainsi, le Concile va-t-il, à la fois, donner, à la suite de Pacem in terris, un message prophétique attaché aux conditions à remplir pour vivre dans la paix mais aussi y joindre, comme Pie XII, une réflexion réaliste utilisable dans une actualité tumultueuse et menaçante pour déterminer la bonne attitude.⁠[2] Heureusement, « on n’en est pas venu à un rejet réciproque ou à un compromis insignifiant. Les deux tendances finissent par représenter des positions de même niveaux, mais aussi deux dimensions morales indispensables. » En effet, « l’éthos catholique vise à la fois à déterminer ce qui est permis (plutôt le courant réaliste) et à promouvoir ce qu’il conviendrait d’entreprendre (plutôt le courant prophétique). »[3]

Le résultat est présenté dans le chapitre 5 de la deuxième partie. Ce chapitre est lui-même divisé en deux sections : « Eviter la guerre », puis « La construction de la communauté internationale ». Nous n’étudierons ici que la première section. La seconde inspirera le volume suivant.⁠[4] La première section est largement négative, elle prononce un certain nombre de condamnations immédiatement applicables. Dans la seconde section, nous assisterons à une large mobilisation positive.

Le chapitre tout d’abord s’ouvre avec un rappel : la paix n’est pas simplement l’absence de guerre, ni un équilibre entre différentes forces ni le fruit d’une domination. On y retrouve l’écho de l’enseignement de Jean XXIII et de Pie XII : la paix « est le fruit d’un ordre inscrit dans la société humaine par son divin Fondateur et qui doit être réalisé par des hommes qui ne cessent d’aspirer à une justice plus parfaite »[5]. « La paix dont nous parlons ne peut s’obtenir sur terre sans la sauvegarde du bien des personnes, ni sans la libre et confiante communication entre les hommes des richesses de leur esprit et de leurs facultés créatrices »[6]. « La paix terrestre qui naît de l’amour du prochain est elle-même image et effet de la paix du Christ qui vient de Dieu le Père »[7]. La vraie paix a donc quatre dimensions indissociables : matérielle (les forces), politique (pas de domination), éthique (les valeurs en jeu) et spirituelle (Dieu source de paix).

En fin d’introduction, le texte rend hommage à l’action non-violente en ces termes : « Poussés par le même esprit, nous ne pouvons pas ne pas louer ceux qui, renonçant à l’action violente pour la sauvegarde des droits, recourent à des moyens de défense qui, par ailleurs, sont à la portée même des plus faibles, pourvu que cela puisse se faire sans nuire aux droits et aux devoirs des autres ou de la communauté ».⁠[8]

Ce passage mérite quatre remarques.  

Le « même esprit » renvoie à ce qui précède c’est-à-dire « la vérité dans la charité » qui doit être la marque des chrétiens, de tous les chrétiens. Le non-violent incarne bien cet esprit, in concreto, il renoue avec les premiers chrétiens qui appliquaient strictement l’injonction « Tu ne tueras point » et avec les personnes engagées dans la vie religieuse.

Le non-violent n’est pas un lâche ou un résigné, il se bat, à sa manière, pour la « sauvegarde des droits ».

Son action n’est pas strictement ni nécessairement individuelle puisqu’elle est « à la portée même des plus faibles », c’est-à-dire de tous ceux qui n’ont pas les moyens « classiques » de se défendre. Leur lutte pour la défense des droits, peut être une lutte collective.

Toutefois, ce n’est pas une action commandée par l’autorité publique puisqu’elle ne doit pas « nuire aux droits et aux devoirs des autres ou de la communauté ». Cette restriction nous rappelle l’attention qu’ont portée certains Pères de l’Église à l’exigence de la charité qui mesurait la portée du « Tu ne tueras pas ». « La pratique non violente ne peut se substituer à la pratique d’une collectivité politique (à moins que celle-ci ne soit arrivée à un consensus libre à ce propos) ».⁠[9]

En tout cas, le texte est clair, la guerre n’est pas une fatalité. Elle découle du péché de l’homme, de sa liberté de se convertir ou non à l’amour.

Non entrons alors dans l’analyse de l’attitude qui doit être la nôtre face à se fléau. Et le texte revisite, sans les nommer, les vieilles notions de ius in bello et de ius ad bellum.

Il s’agit tout d’abord de « mettre un frein à l’inhumanité de la guerre », de tout type de guerre, « scientifique », « insidieuse », « subversive », « larvée », « terroriste »[10]. Quelle qu’elle soit, sont inadmissibles, sont des « crimes », toutes les actions qui portent atteinte au « droit des gens »[11], « les ordres qui commandent de telles actions » et l’ « obéissance aveugle » à ces ordres ».⁠[12] et manifesta ouvertement son opposition au nazisme. Père de trois filles dont la plus âgée a six ans, il est appelé au service actif en février 1943 mais il refuse de combattre pour le Troisième Reich. Emprisonné puis condamné à mort par un tribunal militaire, il est décapité le 9 août 1943 à Berlin. Il a été béatifié, comme martyr, à la cathédrale de Linz le 26 octobre 2007, jour de la fête nationale autrichienne. (Wikipedia)(Cf. le film de Terrence malik, Une vie cachée, 2019)
   Le texte de GS va plus loin. Il estime qu’ « il semble […\] en outre équitable que les lois pourvoient avec humanité au cas de ceux qui, pour des motifs de conscience, refusent l’emploi des armes, pourvu qu’ils acceptent cependant de servir sous une autre forme la communauté humaine » (79, 3). Il faut faire attention à ce que le texte ne dit pas. Il ne porte pas de jugement moral sur l’objection de conscience et ne la relie pas à des mobiles religieux. Est, semble-t-il, sous-entendue ici la doctrine catholique traditionnelle sur la conscience droite subjectivement honnête même si elle est objectivement erronée.
   Notons encore, pour relativiser la reconnaissance des objecteurs de conscience, que 79, 5 salue les militaires « comme les serviteurs de la sécurité et de la liberté des peuples ; s’ils s’acquittent correctement de cette tâche, ils concourent vraiment au maintien de la paix. » ]

Comme exemples d’actions criminelles et le choix n’est pas anodin, GS cite « en tout premier lieu celles par lesquelles, pour quelque motif et par quelque moyen que ce soit, on extermine tout un peuple, une nation ou une minorité ethnique ».⁠[13]

Toujours dans le but de rendre la guerre moins inhumaine, les hommes sont appelés à respecter et améliorer toutes les conventions internationales concernant les blessés, les prisonniers, les civils, etc..⁠[14]

A propos du ius ad bellum qu’on évite de citer, GS reconnaît, dans le contexte historique présent, « le droit à la légitime défense »[15] à trois conditions : qu’aient été « épuisées toutes les possibilités de règlement pacifique », que la guerre n’ait pas de visée impérialiste⁠[16] et qu’on se souvienne que la justesse de la cause ne permet pas n’importe quoi.⁠[17]

Suivent deux problèmes importants et particulièrement inquiétants dans le contexte contemporain vu la menace des armes nucléaires et autres que la technologie met à disposition des gouvernements : la guerre totale et la course aux armements.

La guerre totale dont il est question n’est plus la guerre totale du temps de Napoléon ou même d’Hitler, la guerre aujourd’hui, à cause des effets démesurés de certains armements est plus « totale » si l’on peut dire par l’ampleur des exterminations et des dévastations qu’elle peut causer.

C’est pourquoi, en cet endroit GS note qu’il faut reconsidérer le problème « dans un esprit entièrement nouveau ».⁠[18] A tel point que le ton change et devient grave⁠[19] pour prononcer une condamnation solennelle⁠[20] qui, au-delà de Pacem in terris, doit davantage à Pie XII.⁠[21] Est considéré comme « crime contre Dieu et contre l’homme lui-même », crime « qui doit être condamné fermement et sans hésitation », « tout acte de guerre qui tend indistinctement à la destruction de villes entières ou de vastes régions avec leurs habitants ».⁠[22]

Comment expliquer cette gravité ?⁠[23] Rappelons-nous que, dans les conditions de la guerre juste, il était notamment prescrit de respecter, dans la légitime défense, les règles de proportionnalité et de discrimination dans la réplique. Les moyens de destruction « scientifiques » empêchent par nature cette maîtrise. Est-ce à dire que la condamnation prononcée est sans exception ? Ne peut-on admettre des représailles massives ? La destruction en question ne pourrait-elle être considérée comme « un effet secondaire d’une action décidée pour une juste fin » ?⁠[24] Autrement dit encore : ne peut-on faire appel au principe du volontaire indirect ?⁠[25]

Pour E. Herr, la réponse du Concile est claire : les destructions massives sans discrimination y compris comme représailles sont condamnées⁠[26] . Il rappelle que la fin ne justifie pas les moyens. Pourrait-on accepter la destruction de vies innocentes même pour sauver des valeurs ou des biens supérieurs ? Il ne faut pas non plus confondre moyen et conséquence : on peut « tolérer une conséquence (effet) négative dans la mesure où celle-ci n’est pas dissociable de la fin bonne visée. »[27] Raser une ville en représailles ou pour arrêter une attaque est un moyen condamnable. Arrêter une attaque en bombardant une armée ou une usine d’armes, même s’il y a malheureusement des victimes civiles, est légitime.

Mais proportionnalité et discrimination sont indissociables. Le moyen doit être proportionné à la fin bonne, c’est-à-dire la défense, mais doit aussi faire la distinction entre combattants et non-combattants, entre coupables et innocents. Il y va du respect de la dignité de la personne humaine⁠[28].

Très clairement donc, « le Concile réprouve en tout état de cause des actes de destruction massive exécutés sans distinction, y compris dans le cas de représailles. »[29] Mais notons que le Concile parle d’actes mais ne précise pas avec quelles armes ils sont accomplis.

De l’emploi des armes, le texte passe à la menace de cet emploi et aborde le problème de la course aux armements et de la dissuasion.

Si la possession d’armes n’est pas prohibée, la course aux armements, elle, est considérée comme répréhensible. d’emblée, le Concile affirme que « les armes scientifiques […] n’ont pas été accumulées dans la seule intention d’être employées en temps de guerre ».⁠[30] Pourquoi sont-elles aussi accumulées ? Pour la dissuasion. Certains, en effet, estiment « que c’est là le plus efficace des moyens susceptibles d’assurer aujourd’hui une certaine paix entre les nations. »⁠[31] Mais le Concile ne se prononce pas sur la moralité de cette dissuasion : « Quoi qu’il en soit de ce procédé de dissuasion… »[32] dit le texte avant de s’attarder au problème de la course aux armements et même si historiquement les deux problèmes sont liés.⁠[33]

La course aux armements, elle, est clairement et fermement dénoncée comme répréhensible à plus d’un titre : elle « ne constitue pas une voie sûre pour le ferme maintien de la paix »[34] ; elle n’élimine pas les causes de guerre mais « risque au contraire de les aggraver peu à peu » ; elle maintient de graves déséquilibres économiques⁠[35] ; elle favorise une contagion de conflits à travers le monde et le maintient dans l’anxiété.

C’est pourquoi le Concile déclare que c’est un « scandale »[36], « une plaie extrêmement grave » qui « lèse les pauvres d’une manière intolérable. Et il est bien à craindre que, si elle persiste, elle n’enfante un jour les désastres mortels dont elle prépare déjà les moyens. »[37] C’est  une « voie funeste »[38]. Vu le vocabulaire employé, le texte ne parle pas de crime, de faute ou de péché, cette course aux armements est un processus collectif dû à plusieurs acteurs interdépendants mêmes s’ils sont antagonistes.⁠[39]Tous doivent s’employer à trouver des « voies nouvelles »[40] en profitant du « délai » qui nous est « concédé d’en haut ».⁠[41]

Cette première section se termine sur deux objectifs : on doit s’orienter « vers l’absolue proscription de la guerre » et soutenir « l’action internationale pour éviter la guerre ».⁠[42]

Pour que toute guerre soit « absolument interdite », il faut que soit instituée « une autorité publique universelle, reconnue par tous, qui jouisse d’une puissance efficace, susceptible d’assurer à tous la sécurité, le respect de la justice et la garantie des droits. » C’est le souhait de l’Église du XXe siècle. Mais en attendant, comment faire ? Il faut compter sur « les instances internationales suprêmes » qui existent,  mettre « un terme à la course aux armements », de manière bilatérale ou multilatérale, « à la même cadence, en vertu d’accords, […] assortie de garanties véritables et efficaces ».⁠[43]

En attendant l’autorité universelle et dans la conviction que l’humanité est une, il faut aussi soutenir tous les efforts de paix, prier, bannir l’ « égoïsme national », la volonté de dominer, s’ouvrir aux autres et les respecter.⁠[44]

d’autres actions sont aussi nécessaires : tenir compte des « études approfondies » sur la question et les poursuivre vigoureusement, et en démocratie où les opinions et les sentiments de tous sont si importants, changer les mentalités et les discours en luttant contre « les sentiments d’hostilité, de mépris et de défiance », « les haines raciales et les partis-pris idéologiques ». Voilà une œuvre d’éducation indispensable surtout auprès des jeunes et des responsables de l’opinion publique.⁠[45] Cette œuvre se parachèvera par la conclusion de « pactes solides et honnêtes assurant pour l’avenir une paix universelle ».⁠[46]

Devant tous ces problèmes, l’espérance de l’Église reste « très ferme » : le monde peut s’ouvrir au message et à la personne du Christ et se convertir à la véritable paix.⁠[47]


1. GS 77.
2. Pour bien comprendre cette conjonction et comment elle avait le souci du présent comme de l’avenir, on peut lire l’analyse du P. HERR Edouard sj, Sauver la paix, Culture et vérité, 1991, pp. 7-79. Etudiant la genèse du texte, le P. Herr fait ressortir les difficultés rencontrées et les questions que se sont posées les rédacteurs avant d’arriver finalement à une synthèse qui tienne compte, dans la mesure du possible, de tous les paramètres présentés. Dans le contexte de la « guerre froide » et de la menace nucléaire, certains craignaient qu’on en reste ou qu’en revienne, vu la dangerosité du monde, à la théorie de la guerre juste, d’autres que l’on interdise tout recours à la force puisqu’il faut construire la paix. Ce livre guidera notre lecture.
3. HERR E., op. cit., p. 13.
4. Comme on le constate, notre ouvrage suit le plan proposé par GS.
5. GS 78, 1.
6. Id., 78, 2.
7. Id., 78, 3.
8. Id., 78, 5. Le P. Herr souligne ici l’influence de Lanza del Vasto (op. cit., pp. 21-22). Philosophe, poète, artiste militant de la paix italien (1901-1981). Influencé par Gandhi, il a fondé les Communautés de l’Arche.
   A propos de Gandhi, il serait trompeur de simplifier sa pensée comme en témoignent les citations suivantes:
   « Lorsque deux nations sont en lutte, le devoir de celui qui a fait vœu d’ahimsâ est d’arrêter la guerre. Qui n’est pas égal à ce devoir, qui n’a pas le pouvoir de tenir tête à la guerre ou qui n’a pas qualité pour le faire, peut prendre part au conflit, tout en s’efforçant de tout cœur de libérer de la guerre et lui-même, et son pays et le monde. » (L’histoire de mes expériences de vérité-Une autobiographie, Partie IV, XXXIX Un dilemme spirituel, cité in COMBLIN Joseph, Théologie de la paix, Principes, Editions universitaires, 1960, p. 27, note 40).
   « Il est déjà noble de défendre son bien, son honneur et sa religion à la pointe de son épée. Il est plus noble encore de les défendre sans chercher à faire de mal au malfaiteur. Mais il est vil, anti-naturel et déshonorant d’abandonner son poste, et, pour sauver sa peau, de laisser son bien, son honneur et sa religion à la merci du malfaiteur. Je vois comment je peux avec succès prêcher l’ahimsâ à ceux qui savent mourir, mais non à ceux qui ont peur de la mort. » (Lettres à l’Ashram, 1937, pp. 90 et svtes).
   « Lorsqu’on a le choix uniquement entre la lâcheté et la violence je crois que je conseillerais la violence » id. p. 92 (Young India, 11/8/1920)
9. HERR E., op. cit., p. 24.
10. GS 79, 1.
11. Id., 79, 2. Le texte latin parle de « droit naturel des gens » (Concilium ante omnia in memoriam revocare intendit permanentem vim iuris naturalis gentium eiusque principiorum universalium). HERR E., (op. cit., p. 26) reprend ce commentaire du P. DUBARLE op (secrétaire de la sous-commission de rédaction de la section 1 du chapitre V) : la formule latine « combine intentionnellement deux expressions : ius naturale -droit naturel- traditionnelle dans l’Église, et ius gentium -droit des gens- plus volontiers retenue au-dehors ; l’expression « droit naturel » étant alors fréquemment contestée et plus souvent encore fort mal comprise ». (Vatican II, L’Église dans le monde de ce temps, Cerf, 1967, p. 339).
12. 79, 2. Plus positivement, le texte note que « l’on ne saurait trop louer le courage de ceux qui ne craignent point de résister ouvertement aux individus qui ordonnent de tels forfaits. » E. Herr cite en exemple le cas de l’autrichien Franz Jägerstätter né en 1907, qui fut seul dans son village à voter contre l’http://fr.wikipedia.org/wiki/Anschluss[Anschluss
13. GS 79, 2. S’appuyant sur le P. DUBARLE (op. cit., p. 342), E. Herr signale que le mot « génocide » n’a pas été employé pour élargir la condamnation à toutes sortes de méthodes d’extermination : pogroms, déportations, camps de concentration.
14. GS 79, 3.
15. « ..aussi longtemps que le risque de guerre subsistera, qu’il n’y aura pas d’autorité internationale compétente et disposant de forces suffisantes, on ne saurait dénier aux gouvernements, une fois épuisées toutes les possibilités de règlement pacifique, le droit de légitime défense. » (GS 79, 4).
16. « La guerre pour la juste défense est une chose, vouloir imposer son empire à d’autres en est une autre. La puissance des armes ne légitime pas tout usage de cette force à des fins politiques ou militaires. » (Id., 79, 4).
17. « Et ce n’est pas parce que la guerre est malheureusement engagée que tout devient, par le fait même, licite entre parties adverses. » (Id., 79, 4). Le n° 80, § 1, lui aussi, souligne les limites du droit à la légitime défense : « Le progrès de l’armement scientifique accroît démesurément l’horreur et la perversion de la guerre. Les actes belliqueux, lorsqu’on emploie de telles armes, peuvent, en effet causer d’énormes destructions, faites sans discrimination, qui du coup vont très au-delà d’une légitime défense. »
18. GS 80, 2. Voilà certainement pourquoi, les rédacteurs ne pouvaient employer l’expression « guerre juste ».
19. « Que les hommes d’aujourd’hui sachent qu’ils auront de lourds comptes à rendre de leurs actes. Car le cours des âges à venir dépendra pour beaucoup de leurs décisions d’aujourd’hui » (Id., 80, 2). La référence au « cours des âges » et l’emploi du futur montre que la responsabilité n’est pas limitée au temps présent mais qu’elle s’étend aussi sur l’avenir. Pensons à Hiroshima et Nagasaki : encore en 2007, plus d’un demi-siècle après les bombardements, plusieurs centaines de personnes souffraient encore des suites des explosions.
20. « Dans une telle conjoncture, faisant siennes les condamnations de la guerre totale déjà prononcées par les derniers papes, ce saint Synode déclare : «  … (Id., 80, 3). La référence aux papes précédents renforce la formule « ce saint Synode déclare ».
21. Cf. HERR E., op. cit., pp. 39-40, 44-45, 49. Les discours de Pie XII des 30 septembre et 24 décembre 1954 sont cités en note dans GS mais E. Herr relève de nombreux autres emprunts implicites. Pour lui, même la citation de Jean XXIII : « C’est pourquoi, en cette époque, la nôtre, qui se glorifie de la force atomique, il est déraisonnable de penser que la guerre est encore un moyen adapté pour obtenir justice de la violation des droits » (PT 124), traduit ce que Pie XII disait en 1944 (Radio-message de Noël) : « la théorie de la guerre, comme moyen apte et proportionné de solution pour les conflits internationaux, est désormais dépassée. » Rappelons-nous que Jean XXIII s’est attaché au problème du désarmement (106-116) mais non à celui de la guerre totale. HERR E. conclut : « …contrairement à une opinion assez largement répandue, la référence primordiale, pour cette prise de position capitale du Concile, ce n’est pas jean XXIII et un « certain courant progressiste », mais c’est Pie XII avec les critères très traditionnels de l’Église en cette matière. » (Op. cit., p. 45).
22. GS 80, 4.
23. La suite est tout aussi solennelle : « Le risque particulier de la guerre moderne consiste en ce qu’elle fournit pour ainsi dire l’occasion à ceux qui possèdent des armes scientifiques plus récentes de commettre de tels crimes ; et, par un enchaînement en quelque sorte inexorable, elle peut pousser la volonté humaine aux plus atroces décisions. Pour que jamais plus ceci ne se produise, les évêques du monde entier, rassemblés et ne faisant qu’un, adjurent tous les hommes, tout particulièrement les chefs d’État et les autorités militaires, de peser à tout instant une responsabilité aussi immense devant Dieu et devant toute l’humanité. » (Id., 80, 5)
24. HERR E., op. cit., p. 46.
25. Le CEC nous rappelle de quoi il s’agit : « Une action peut être indirectement volontaire quand elle résulte d’une négligence à l’égard de ce qu’on aurait dû connaître ou faire, par exemple un accident provenant d’une ignorance du code de la route » (1736). « Un effet peut être toléré sans être voulu par l’agent, par exemple l’épuisement d’une mère au chevet de son enfant malade. L’effet mauvais n’est pas imputable s’il n’a été voulu ni comme fin ni comme moyen de l’action, ainsi la mort reçue en portant secours à une personne en danger. Pour que l’effet mauvais soit imputable, il faut qu’il soit prévisible et que celui qui agit ait la possibilité de l’éviter, par exemple dans le cas d’un homicide commis par un conducteur en état d’ivresse » (1737).
26. Se reportant à la genèse du texte latin de GS 80, 4, E. Herr constate que le verbe « pertinet » (aboutit à) a été remplacé par « tendit » (tend à). « Tendit » exclut le « volontaire indirect ».
27. HERR E., op. cit., p. 57.
28. E. Herr rappelle cette sentence de VITORIA : « on ne doit pas commettre le mal, même pour éviter d’autres maux plus grands » (Leçons sur le droit de guerre, Droz, 1966, § 141).
29. HERR E., op. cit., p. 62.
30. GS 81, § 1.
31. Id., 81 § 1. « … comme on estime que la puissance défensive de chaque camp dépend de la capacité foudroyante d’exercer des représailles, cette accumulation d’armes, qui s’aggrave d’année en année, sert d’une manière paradoxale à détourner des adversaires éventuels. »
32. Id., 81 § 2. E. Herr parle de la « perplexité tolérante » du Concile en cette matière.(Op . cit., p. 71).
33. A propos des armes nucléaires ; Jean XXIII réclamait « la proscription de l’arme atomique » (109). Le texte latin précise bien dans quel sens il faut entendre cette « proscription » : « iustitia, recta ratio, humanaeque dignitatis sensus instanter requirunt […] ut atomica arma interdicantur ».
34. « …le soi-disant équilibre qui en résulte n’est ni une paix stable, ni une paix véritable ».(GS 81 § 2).
35. « Tandis qu’on dépense des richesses fabuleuses dans la préparation d’armes toujours nouvelles, il devient impossible de porter suffisamment remède à tant de lisères présentes de l’univers » (Id., 81 § 2).
36. Id., 81 § 2.
37. Id., 81 § 3.
38. Id., 81 § 4.
39. HERR E., op. cit., p. 73.
40. GS 80 § 2.
41. Id., 80 § 4.
42. Id., 82.
43. Id., 82 § 1. En s’appuyant toujours sur les interprétations des acteurs, E. Herr précise que n’interdit pas aux catholiques « une réduction unilatérale des armements (en l’occurrence il s’agit d’armes nucléaires). » (Op. cit., p. 78).
44. GS 82 § 2.
45. Id., 82 § 3.
46. Id., 82 § 3.
47. Id., 82 § 3.

⁢iii. Paul VI (1963-1978)

Paul VI fut acteur et héritier du Concile. Tout son pontificat a été marqué aussi par des guerres, des luttes et des menaces de conflits aux quatre coins du monde : au Moyen-Orient, en Afrique⁠[1] et surtout « en Asie orientale » ( Viêt Nam). A cela s’joutent « la course aux armements nucléaires, l’ambition incontrôlée d’expansion nationale, l’exaltation démesurée de la race, les tendances subversives, la séparation impose entre citoyens d’un même pays, les manœuvres criminelles, le meurtre de personnes innocentes ».⁠[2]

Toutes les prises de position du Saint-Père seront évidemment conformes à l’enseignement du Concile qui couronne, pourrait-on dire, la réflexion des Souverains Pontifes du XXe siècle.

Epinglons quelques interventions.

Déjà en 1953, J.-B. Montini alors prosecrétaire d’État, déclarait à la 40e semaine sociale de France : « Or, malgré la sévère leçon des événements, trop de chrétiens encore restent sourds aux avertissements de la Papauté. Combien, par exemple, continuent de s’enfermer dans les étroitesses d’un nationalisme chauvin, incompatible avec le courageux effort d’ouverture sur la communauté mondiale demandé par les derniers papes ? Mais plus nombreux, sans doute, ceux qui n’ont pas renoncé « à l’action contre toute inaction et toute désertion ; dans la grande bataille spirituelle dont l’enjeu est l’édification ou mieux l’âme même de la société future ! » (Radiomessage de Noël 1942). Ainsi tout en se réjouissant de l’admirable générosité de tant de catholiques qui œuvrent patiemment pour la paix du monde, se prend-on parfois à songer qu’il y a un demi-siècle, on assistait, hélas !, sur un autre point d’égale gravité, à semblable contraste entre la fermeté clairvoyante d’un grand Pontife, et les timidités, les doutes et les égoïsmes d’un trop grand nombre ».

Plus tard, dans son Allocution lors de l’audience générale du 26 août 1964 à l’occasion de l’anniversaire des deux guerres mondiales, il évoque les réactions aux messages de ses prédécesseurs en faveur de la paix. Pie XII ne fut pas entendu en 1939. Auparavant, la parole de Benoît XV « trouva peu d’accueil et fut inefficace » « auprès des gouvernants des nations et des responsables de l’opinion publique ». Qui plus est, Pie X si « doux et humain » fut accusé « d’avoir une part de responsabilité dans le déclenchement de la guerre de 1914 », ce qui est « faux et absolument antihistorique ». Malgré cela, à la suite de Jean XXIII, Paul VI renouvelle son appel à la paix : « La paix est un bien suprême pour l’humanité qui vit dans le temps ; mais c’est un bien fragile, résultant de facteurs mouvants et complexes, sur qui s’exerce continuellement la volonté libre et responsable de l’homme. C’est pourquoi la paix n’est jamais tout à fait stable et assurée ; elle doit à chaque instant être reconsidérée et rétablie ; elle s’affaiblit et se dégrade vite si on ne la ramène pas sans cesse aux vrais principes qui seuls peuvent l’engendrer et la maintenir. » Or le pape constate que non seulement on s’éloigne de certains de ces principes mais encore qu’on s’inspire de « certains critères dangereux » : on s’attache plus à la force que représentent des hommes qu’à leur dignité au « caractère sacré, intangible de la vie humaine », on perd le sens « de la loyauté, de la fraternité et de la solidarité » nationalisme, orgueil, égoïsme politique ou idéologique, haine, propagandes subversives, désordres révolutionnaires, course aux armements, antagonismes sociaux, économiques, culturels, raciaux. On parle de désarmement et on perfectionne l’appareil militaire, « on va même jusqu’à déformer des déclamations pacifistes pour favoriser les conflits sociaux et politiques » La guerre « vain moyen pour résoudre les questions internationales ». On épuise « les possibilités de médiation offertes par les organes institués pour garantir la paix et pour revendiquer en faveur des tractations diplomatiques libres et honorables la prérogative exclusive des procédures susceptibles de résoudre ces conflits. » C’est plus sur l’amour que sur la force armée que la paix peut s’appuyer. L’amour, c’est-à-dire : « un effort de compréhension mutuelle, une confiance réciproque loyale et généreuse, un esprit de collaboration organisé pour le bien des uns et des autres, spécialement pour aider les pays en voie de développement. » Mais la lumière de l’amour « ne peut venir que du soleil du Dieu vivant. Sans la foi en Dieu, comment pourrait-il y avoir une paix sincère, libre et assurée ? »

Dans son allocution aux représentants des religions non chrétiennes lors de son voyage en Inde, le 3 décembre 1964, Paul VI prêche pour un rapprochement des peuples, de tous les chercheurs de Dieu, par le cœur : « une telle union ne peut être édifiée sur la terreur universelle ou la peur de destruction mutuelle. Elle doit être édifiée sur l’amour commun qui s’étend au monde entier et s’enracine en Dieu qui est amour ». Cet amour implique organisation et coopération, mise en commun des ressources. Très concrètement, Paul VI souhaitera le lendemain⁠[3] que les nations puissent « cesser la course aux armements et consacrer en revanche leurs ressources et leurs énergies à l’assistance fraternelle aux pays en voie de développement ». Plus précisément encore qu’elles puissent « consacrer, fût-ce une partie de leurs dépenses militaires à un grand fonds mondial pour la solution des nombreux problèmes qui se posent pour tant de déshérités (alimentation, vêtements, logements, soins médicaux). »

Le 4 octobre 1965, dans sa fameuse Allocution à l’Assemblée des Nations Unies, Paul VI déclarera, comme ses prédécesseurs, que l’ONU « représente le chemin obligé de la civilisation moderne et de la paix mondiale » « l’ultime espoir de la concorde et de la paix ».

L’ONU octroie la reconnaissance internationale, morale et juridique à chaque nation jeune ou vieille, petite ou grande. L’ONU veut régler les rapports entre nations « par la raison, par la justice, le droit et la négociation et non par la force, ni par la violence, ni par la guerre, non plus que par la peur et par la tromperie ». Etablir une fraternité entre tous les peuples considérés comme égaux pour que « jamais, plus jamais » il n’y ait la guerre. Si les armes défensives restent nécessaires, il faut travailler à « garantir la sécurité de la vie internationale sans recourir aux armes », réduire les armements⁠[4] et consacrer les économies faites aux pays en voie de développement. L’Onu est un lieu où s’organise la solidarité, où se proclament « les droits et les devoirs fondamentaux de l’homme, sa dignité, sa liberté, et avant tout la liberté religieuse », le droit à la vie, à une vie digne, au progrès économique et social, à la santé, la culture, les sciences et les techniques. Mais tout ce progrès ne peut se construire que sur « des principes spirituels » qui « ne peuvent reposer […] que sur la foi en Dieu ».

Le 15 septembre 1966, dans sa Lettre encyclique Christi Matri, il lance un appel aux dirigeants des nations en faveur de la paix et les invite à arrêter les hostilités et à négocier.⁠[5]

Alors que commence la guerre israélo-arabe, dans son Allocution à l’audience générale du 7 juin 1967, il déclare : la « violence aveugle et meurtrière » ne peut faire « régner l’ordre et la justice parmi les hommes ». Le pape ne prend pas position sur ce conflit en cours. Ce qu’il demande : « que l’on suspende les combats ; que l’on se préoccupe de sauver des vies humaines ; et ensuite, qu’on reprenne les négociations en termes de justice et de raison ; que l’on fasse confiance aux institutions destinées à promouvoir les relations pacifiques entre les nations. » En attendant, les chrétiens se doivent d’exercer la charité envers tous les hommes même quand ils portent « sur eux un jugement de blâme et de condamnation ». Ils doivent bannir antipathie et haine.

La même année, Paul VI demandera⁠[6] à « tous les vrais amis de la paix », à quelque culture qu’ils appartiennent, que l’on célèbre chaque année, le premier jour de l’an une « Journée de la paix », à partir du 1er janvier 1968, une  paix véritable, « juste et équilibrée dans la reconnaissance sincère des droits de la personne humaine et de l’indépendance de chaque nation ». Il est, en effet de fausses paix. La paix en « paroles » séduisantes « mais qui peuvent aussi servir, et ont malheureusement parfois servi, à cacher le vide d’un véritable esprit et de réelles intentions de paix, quand ce n’est pas à couvrir des sentiments et des actions de domination ou des intérêts de parti ». Autre fausse paix, celle qui « ne reconnaît pas et ne respecte pas les solides fondements de celle-ci : la sincérité, la justice et l’amour […] la liberté, des individus et des peuples, dans toutes ses expressions, civiques, culturelles, morales, religieuses ». Fausse paix celle de « l’oppression […] capable de créer un aspect extérieur d’ordre et de légalité ». Fausse paix encore, celle du « pacifisme » qui cache « une conception lâche et paresseuse de la vie »[7] ou du « pacifisme tactique qui endort l’adversaire à abattre ou désarme dans les esprits le sens de la justice, du devoir et du sacrifice. »[8]

Aux catholiques, il ajoute : « pour le chrétien, proclamer la paix c’est annoncer Jésus-Christ : « Il est notre paix (Ep 2, 14) ; son Évangile est « Évangile de paix (Ep 6, 15) ; moyennant son sacrifice sur la croix, Il a accompli la réconciliation universelle, et nous, ses disciples, nous sommes appelés à être des « artisans de paix » (Mt 5, 9) ; et c’est seulement de l’Évangile, à la fin, que peut effectivement surgir la paix, non pas pour rendre les hommes faibles et lâches, mais pour substituer dans leurs âmes aux impulsions de la violence et des oppressions les vertus viriles de la raison et du cœur d’un humanisme vrai. » On ne peut donc se taire devant la menace d’un conflit. Fils d’un même Père, unis au Christ, appelés par l’Esprit Saint à l’unité des consciences, des œuvres, des destins, les chrétiens peuvent parler d’amour du prochain, exercer miséricorde et pardon et surtout prier.⁠[9]

Dans son Radio-message du 23 décembre 1967, il rappelle que la « paix extérieure », « politique, militaire, sociale communautaire » s’enracine, comme la vertu, la sérénité, la félicité et la sagesse, dans la « paix intérieure », la « paix du cœur, qui est vraie maîtrise de soi ». Elle ne doit pas être confondue avec la résignation, le fatalisme, l’insensibilité, l’indifférence, le scepticisme, l’hédonisme, l’activisme ou la misanthropie. Elle est estime et amour de tout homme, elle est un ordre et suppose donc « une perfection de rapports » avec Dieu d’abord et avant tout, fondement de tout ordre personnel, moral, social et international, de toute fraternité et de tout pardon.

Conscient que la guerre ne résout rien, dans son Allocution au Corps diplomatique, le 8 janvier 1968, il fait l’éloge de la vraie diplomatie, « celle qui s’inspire de critères moraux et vise au vrai bien de la communauté internationale » qui fait confiance à la raison, respecte le droit et la justice.

Enfin, n’oublions pas que développant l’idée déjà présente chez Pie XII et abordée par le Concile⁠[10], que la paix demande que disparaissent les grandes disparités économiques, il livre au monde, en 1967, la première encyclique qui soit entièrement consacrée à ce problème : Populorum progressio dont nous parlerons dans le volume suivant.


1. Cf. Allocution au Corps diplomatique, 8 janvier 1968.
2. Lettre encyclique Christi matri, 15 septembre 1966.
3. Allocution aux journalistes de la presse internationale, aux Indes, 4 décembre 1964.
4. « Les armes, surtout les terribles armes que la science moderne vous a données, avant même de causer des victimes et des ruines, engendrent de mauvais rêves, alimentent de mauvais sentiments, créent des cauchemars, des défiances, de sombres résolutions ; elles exigent d’énormes dépenses ; elles arrêtent les projets de solidarité et d’utile travail ; elles faussent la psychologie des peuples. »
5. Guerres, d’indépendance, guerre du Vietnam, etc..
6. Message du 8 décembre 1967.
7. L’exaltation de l’idéal de paix ne doit pas favoriser « l’inertie ce ceux qui craignent d’avoir à donner leur vie au service de leur pays et de leurs frères, quand ceux-ci sont engagés dans la défense de la justice et de la liberté, mais qui cherchent seulement à fuir les responsabilités et les risques nécessaires à l’accomplissement des grands devoirs et des entreprises généreuses. »
8. Paul VI pense sans doute aux régimes communistes, à la révolution culturelle chinoise.
9. Dans son Allocution à l’occasion de la Journée de la paix, 1er janvier 1968, Paul VI évoquera la guerre du Viêt Nam et exhortera les « puissances impliquées » et les « institutions internationales » d’en venir le plus rapidement possible à la négociation. La paix est difficile ne fût-ce que parce qu’elle doit être dans le cœur d’abord mais elle est toujours possible.
10. GS 83-90.

⁢a. Les 11 messages de Paul VI pour la Journée mondiale de la Paix

Paul VI a donc souhaité qu’à partir du 1er janvier 1968 soit célébrée une Journée de la paix.⁠[1] Ce sera l’occasion, désormais, pour chaque Souverain Pontife de développer un thème en rapport avec la paix.

Ces messages seront désormais l’occasion d’approfondir la pensée de l’Église sur le thème de la paix ou plus exactement sur les conditions de la paix.⁠[2]

Remarquons préalablement que « la proposition de consacrer à la paix le premier jour de l’année nouvelle ne se présente pas, dans l’idée de Paul VI, comme exclusivement religieuse et catholique ». Elle s’adresse, comme l’encyclique Pacem in terris, au monde entier, aux « hommes sages », gouvernants, organisations internationales, institutions religieuses, mouvements culturels, politiques, sociaux, aux diplomates, philosophes, hommes de science, syndicalistes, industriels, publicistes, maîtres d’école aux artistes, aux jeunes, « qui voient combien la paix est aujourd’hui à la fois nécessaire et menacée ». Le rôle de l’Église catholique est, « dans un esprit de service et d’exemple » de « simplement ’lancer l’idée’ ». Néanmoins, la partie finale du message sera distinctement et explicitement destinée aux catholiques.⁠[3] (1968).

Dans le monde, depuis toujours, la lutte est partout présente à tel point que qu’elle peut ancrer « la conviction secrète et sceptique [que la paix] est pratiquement impossible » (1974). De plus, il faut reconnaître qu’elle peut être nécessaire, être « l’arme de la justice », un « devoir magnanime et héroïque », et qu’elle peut même être couronnée de succès (1970).

Il n’empêche qu’elle ne peut être l’idéal de notre vie. Ne fût-ce que parce qu’elle entraîne désordre, ruines et carnages, discriminations, exploitations et dominations, haine, lutte des classes (1971), révolutions et misère (1974). Elle se nourrit des nationalismes et des idéologies « exclusivistes et dominatrices ». Elle engendre des engins meurtriers et terrifiants (1975)⁠[4], pousse à l’acquisition d’armements préventifs. La lutte est aussi la conséquence d’une organisation capitaliste, égoïste (1976).

A côté de la violence de la guerre, il y a aussi la violence « privée » parfois « organisée en groupes clandestins et factieux » comme dans les maffias. Mais « la violence n’est pas la véritable force », elle sourd d’une « énergie aveugle » et est « antisociale » (1978). Considérer la lutte comme une exigence sociale est une erreur et un « délit virtuel et permanent contre l’humanité » (1974). Ni la délinquance, ni le terrorisme, ni la torture policière ne peuvent être admis (1977).

L’idéal de notre vie est la paix.

Elle est nécessaire (1971), nous allons le voir, et elle est possible (1973) même si, après les bonnes résolutions qui ont suivi la deuxième guerre mondiale et ses horreurs on est revenu à la violence présentée encore parfois comme « la cuirasse de la justice », à la « haine déclarée légitime » (1973). « La paix est possible ! Elle doit être possible », c’est ce que crie « la voix mystérieuse et formidable des soldats morts au champ d’honneur et des victimes des conflits passés ». Des signes encourageants apparaissent de plus en plus : des institutions internationales ont été crées en vue de la paix, comme l’ONU, on accorde de plus en plus d’importance aux négociations comme en témoignent les accords d’Helsinki en 1975, en de nombreux endroits s’est manifestée une volonté de désarmement, de limiter les armes nucléaires, d’aider les pays en voie de développement, s’est répandue largement la condamnation du terrorisme, de la torture, des camps de concentration, des répressions. L’opinion publique est aujourd’hui plus mûre et plus sage, des relations de plus en plus nombreuses et étroites se sont tissées entre les hommes. S’est créée une véritable solidarité internationale. Les hommes découvrent leur complémentarité, leur interdépendance. Les échanges commerciaux se multiplient et se répand une même vison de l’homme grâce à la facilité de voyager et aux moyens de communication sociale.(1970, 1973,1978).

La paix est donc possible mais il faut la vouloir, « et si la paix est possible, elle est objet de devoir » (1973).

Mais est-elle un « pur équilibre » ? Peut-elle être le fruit de la crainte ? Non, elle ne peut être imposée par la force, elle ne se construit pas sur le mensonge, ni sur la tyrannie, ni par la violence (1971). Elle ne peut même pas se confondre avec « des moments de tranquillité », une trêve, un armistice. (1973) Elle n’est ni faiblesse, ni renonciation au droit et à la justice, ni « fuite du risque et du sacrifice », ni résignation (1974) elle ne se construit pas sur la méfiance, la défiance (1975).

La paix est un idéal qui ne se confond pas non plus avec le pacifisme⁠[5]. Alors, quelle est la vraie nature de la paix et comme se construit-elle ?

Comme Jean XXIII l’a proclamé à la suite de Pie XII, elle repose sur les quatre fameux piliers : la vérité, la justice, la liberté, l’amour, « les plus hautes et universelles valeurs de la vie », autour desquelles, désormais, toute la réflexion de l’Église va s’organiser. (1968)

Certes, il faut travailler au désarmement, un désarmement « commun et général pour ne pas constituer une erreur impardonnable, conséquence d’un optimisme impossible et d’une naïveté aveugle, tentation pour la violence d’autrui » (1976) La formule « Si tu veux la paix, prépare la guerre » « n’est pas admissible sans des réserves radicales ». Car la course aux armements entraîne une « dépense incalculable de moyens économiques et d’énergies humaines  […] au détriment du budget des écoles, de la culture, de l’agriculture, de la santé, de la vie sociale » (1977). Et il est regrettable que certains pays en voie de développement considèrent qu’il faut privilégier l’armement : « d’abord l’épée ; ensuite la charrue » (1973)

Il est nécessaire d’aller plus loin car elle ne se confond pas simplement avec, l’« inertie » ou l’ « apathie » d’hommes sans armes (1977), elle n’est pas « immobilisme » mais « dynamisme » (1972)⁠[6] puisqu’elle est le principe et la fin du « développement normal et progressif de la société humaine » (1970). Elle doit être « active et progressive » (1973), elle doit être « faite », « continuellement engendrée et produite » de génération en génération (1975). Elle doit être « rationnelle et non passionnelle, magnanime et non égoïste » (1973)

La paix est sécurité et ordre, cause et effet du droit. La paix est donc un devoir pour tous les hommes, un devoir moral, universel et perpétuel, social et personnel dans la mesure où les conflits naissent de « carences de l’âme humaine » (1969), de nos égoïsmes (1970).

L’objectif est, grâce à une « nouvelle pédagogie », d’éduquer les jeunes à la paix en créant un « esprit nouveau ». (1968) Dès l’enfance, la paix doit imprégner tous les aspects de la vie (1978). La politique, l’économie, la culture, la pédagogie, etc. doivent être conçus en fonction de la paix. (1974) Et donc la paix dépend de chacun de nous et elle se fait d’abord à l’intérieur : « il faut désarmer les esprits » (1975) pour qu’elle entre dans la conscience. Ce sont, en effet, les idées qui mènent le monde. (1974)

Comment former la conscience des hommes sinon avec des « forces morales » comme le courage et l’amour (1973) et les « armes morales » : le respect des pactes, la justice et l’honnêteté. (1976). Il faut apprendre aux hommes « à parler un même langage », « à se comprendre, à partager les mêmes sentiments », à se réconcilier (1975) et, dans cette tâche, les femmes qui sont de plus en plus présentes dans la société, peuvent, en fonction de leurs qualités propres, jouer un rôle important (1975). Il faut sans cesse rappeler que tous les hommes sont frères, que nous sommes « tous responsables du bien commun », faits pour l’amour qui seul engendre la paix. Pour y arriver, il n’y a pas deux chemins, il faut mettre l’homme, sa dignité, son égalité et sa fraternité, au centre de ses préoccupations (1971). Défendre l’homme, c’est défendre la vie (1977). Paix et vie sont unis par un lien « métaphysique » (1978). La vie est « valeur et condition de la paix, […] tout crime contre la vie est un attentat contre la paix, surtout s‘il porte atteinte aux mœurs du peuple » comme dans le cas de l’avortement. La vie est « sacrée » c’est-à-dire « soustraite à tout pouvoir arbitraire de suppression » « intouchable, digne du plus grand respect, du plus grand soin, de tout sacrifice ». Attenter à la vie humaine innocente est un attentat contre la paix « c’est-à-dire contre la protection générale de l’ordre de la société humaine » (1977)

Ainsi, à propos de la justice, Paul VI fait remarquer que si elle implique les droits et les devoirs qui consignés dans des codes⁠[7], elle exige aussi et surtout une conscience persuadée que tout homme est une personne, inviolable, libre, responsable. La justice est donc à la fois statique et dynamique, individuelle et collective (1972) : elle défend les faibles et punit les violents (1976).

Ceci dit, Paul VI s’adresse aux catholiques et leur montre qu’étant donné tout ce que réclame la construction de la paix, étant donné, en particulier, la nécessité d’aimer, comme il a été dit, l’homme, par ses seules forces, ne peut construire une paix solide et stable. Il a besoin de la paix du Christ qui enseigne optimisme, charité, justice (1969) et donne le sens de la « paternité divine » (1971). Pour que paix et vie fraternise, il faut la foi, la religion⁠[8]. Pas de paix « véritable, stable et universelle » sans « l’éclairage et l’aide du Christ » (1978). De plus, l’histoire révèle l’importance du pardon pour que disparaisse toute volonté de revanche de la part du vaincu (1970)⁠[9]. Les catholiques peuvent indiquer le chemin, sûr de la Providence, révéler que « toute vicissitude humaine peut être transformée en une histoire de salut » (cf. Rm 8, 28). Ils sont invités à soutenir les initiatives et institutions, prêcher l’amitié, pratiquer l’amour du prochain (1973) et former le sens de l’unité.

« Plus jamais la guerre ! » Tel est le cri qui résonne encore aujourd’hui dans les mémoires et que le Pape lança face aux représentants du monde réunis au siège des Nations Unies le 4 octobre 1965.⁠[10]

La seule voie humaine acceptable pour la résolution des inévitables conflits est la négociation : « Pour faire régner la paix, il faut traiter, traiter sans se lasser, pour éviter cette humiliation suprême qui serait en même temps la suprême catastrophe : le recours aux armes ».⁠[11] « La paix s’affirme seulement par la paix, celle qui n’est pas séparable des exigences de la justice, mais qui est alimentée par le sacrifice de soi, par la clémence, par la miséricorde, par la charité  »⁠[12].

Tel est l’essentiel de la philosophie de Paul VI.


1. En 1964, Raoul Follereau bien connu pour sa lutte contre la lèpre écrivait une lettre au Secrétaire Général de l’ONU U Thant pour lui demander « que toutes les nations présentes à l’ONU décident que chaque année, à l’occasion d’une Journée Mondiale de la Paix, elles prélèveront sur leur budget respectif ce que leur coûte un jour d’armement, et le mettront en commun pour lutter contre les famines, les taudis et les grandes endémies qui déciment l’humanité. Un jour de guerre pour la paix » (Cf. THEVENIN Etienne, Raoul Follereau, Hier et aujourd’hui, Fayard, 1992, p. 386). Le pape Paul VI relaya cet appel lors d’une visite en Inde à Bombay le 4 décembre de la même année. À la suite d’une pétition organisée par R. Follereau, entre 1964 et 1969, l’ONU reçut la signature de trois millions de jeunes de 120 pays appuyant cette démarche. C’est à l’occasion de cette campagne que la première Journée mondiale de la paix fut instituée par le pape le 1er janvier 1968.[]
2. Nous proposons ici une synthèse des 11 messages donnés le 1er janvier. Entre parenthèses, est donnée l’année de la« Journée mondiale de la paix » célébrée par l’intervention du Saint Père.
3. En 1976, Paul VI introduit tout de même, dans le corps du message et avant la partie traditionnellement adressée aux catholiques, un élément religieux appuyé sur les Évangiles qui apportent « la nouvelle Loi de l’humanité », la loi de la fraternité universelle.
4. A deux reprises, Paul VI condamne explicitement Hiroshima (1976 et 1977).
5. « L’exaltation de l’idéal de la paix ne favorise pas l’inertie de ceux qui craignent d’avoir à donner leur vie au service de leur pays et de leurs frères, quand ceux-ci sont engagés dans la défense de la justice et de la liberté, mais qui cherchent à fuir les responsabilités et les risques nécessaires à l’accomplissement des grands devoirs et des entreprises généreuses. » (1968)
6. Paul VI cite l’exemple de Gandhi qui obtint justice sans violence.
7. Il faut tout particulièrement respecter le « droit religieux » et le droit de chaque pays de « promouvoir son propre développement dans le cadre d’une coopération exempte de toute intention ou calcul de domination, aussi bien économique que politique ». (1972)
8. Paul VI rappelle toutefois qu’il y a un Bien « dont la valeur dépasse celle de la vie » : « la vérité, la justice, la liberté civile, l’amour du prochain, la foi… » On peut sacrifier sa vie par amour et le sacrifice peut être rédempteur (1977).
9. Pas de vengeance, pas de représailles, dira Paul VI (1976).
10. « Jamais plus les uns contre les autres, plus jamais ! (…) Jamais plus la guerre, jamais plus la guerre ! » (Discours aux Nations unies, 4 octobre 1965.
11. Discours au Corps diplomatique, 28 décembre 1963.
12. Message pour la Journée mondiale de la Paix, 1976.

⁢Chapitre 6 : De Jean-Paul II à François

 …devenons des instruments de cette miséricorde,
des canaux à travers lesquels Dieu puisse irriguer la terre,
garder toute la création et faire fleurir la justice et la paix
.
— FRANCOIS
Message pascal 2013.

Désormais, le souci du Magistère sera, d’une part, d’élargir sans cesse la réflexion doctrinale entamée avec Pie XII, reprise dans Pacem in terris, relancée par le Concile Vatican II et les messages pour la Journée de la paix. d’autre part, l’Église restera attentive aux événements du temps et réagira à l’actualité tragique, mettant ainsi immédiatement en pratique le corps doctrinal enrichi et renouvelé d’année en année.

Commençons donc par faire une synthèse des messages de paix lancés par les trois pontifes.⁠[1]

Ensuite nous nous arrêterons aux discours adressés à l’occasion d’une guerre, d’un conflit ou d’une manifestation particulière de violence.


1. N’oublions pas Jean-Paul Ier ! Bien que son pontificat été très court (33 jours : du 26 août au 28 septembre 1978), il eut l’occasion de parler de paix. Très soucieux de la paix au Moyen-Orient, il demanda que l’on prie pour que la rencontre de Camp-David entre les présidents Carter, Sadate et le Premier Ministre Begin, soit un succès (Audience du 6 septembre 1978 et Angelus du 10 septembre 1978). Cette rencontre aboutit aux accords entre Israël et l’Égypte le 18 septembre. Aux membres du Comité européen de la Conférence mondiale des Religions pour la paix (26 septembre 1978), il déclara : « Nous apprécions votre action au service de la paix du monde grâce à la prière, aux efforts d’éducation à la paix, à la réflexion sur les principes fondamentaux qui doivent déterminer les rapports entre les hommes. Pour que la paix, en effet, se réalise, sa nécessité doit être profondément ressentie par la conscience, car elle naît d’une conception fondamentalement spirituelle de l’humanité. Cet aspect religieux pousse non seulement au pardon et à la réconciliation, mais aussi à l’engagement pour favoriser l’amitié et la collaboration entre les individus et les peuples. »

⁢i. Jean-Paul II (1978-2005)

⁢a. Les 27 messages de la « Journée mondiale de la paix »

Comme nous allons le constater, Jean-Paul II reprend l’enseignement de ses prédécesseurs immédiats en développant et ajoutant certains aspects. Il s’agit encore et toujours d’éviter la guerre⁠[1] et surtout d’éduquer à la paix.

Eviter la guerre

La guerre ne cesse d’être présente dans le monde et elle menace, par le progrès de l’armement scientifique, d’être toujours plus sauvage et destructrice. De plus, par le terrorisme ou des méthodes insidieuses et subversives, des guerres larvées traînent en longueur. Pour éviter la catastrophe et construire une société‚ vraiment humaine, il faut tendre à l’interdiction absolue de la guerre.

Par quels moyens évitera-t-on la guerre ?

  1. Par le dialogue et la diplomatie (1982-1983)

Pour préparer une véritable paix, la maintenir ou la rétablir, le dialogue est nécessaire, l’histoire en témoigne.

Aujourd’hui, ce dialogue est particulièrement difficile, vu la complexité des problèmes, leur gravité et leurs implications. Il est difficile aussi parce qu’il réclame, de part et d’autre, bon nombre de vertus : sincérité, loyauté, compréhension, respect de l’autre, patience et générosité.

Toutefois, les hommes sont capables de dépasser leurs divisions. Aussi le dialogue est-il possible dans la recherche de la vérité, de la justice et de ce qui est commun aux hommes. A condition, bien sûr, qu’ils abdiquent égoïsme, volonté de puissance et mensonge, qu’ils renoncent aux idéologies où la force et la lutte remplacent la raison, comme aux conceptions outrancières de la souveraineté et de la sécurité de l’État.

Ce dialogue, qui est l’oeuvre particulière des chefs d’État et des diplomates, est facilité lorsqu’il est appuyé par une opinion publique éclairée et formée. Ainsi existent aujourd’hui des mouvements pour la paix importants et populaires. Leurs fondements idéologiques, leurs projets et propositions sont divers. Certes, ces mouvements peuvent souvent prêter le flanc à des manipulations partisanes. Il n’empêche qu’ils témoignent d’un désir de paix profond et sincère.

Le dialogue peut être aidé par la médiation de pays plus puissants, d’organisations internationales ou du Saint Siège.

Les organisations internationales, l’ONU en particulier, ont des faiblesses. Elles sont l’objet de tentatives de manipulations, elles connaissent des crises internes et ne sont pas suffisamment efficaces puisqu’elles n’ont pas de pouvoir de contrainte. Mais, par leur existence même, elles unissent et associent les États. Elles jouissent d’une autorité morale et juridique qui doit être renforcée pour soumettre, dans la recherche de la paix, les programmes, les systèmes, les régimes à une révision continuelle, en fonction du bien de l’homme.

Le Saint Siège, depuis des siècles, jouit d’une souveraineté limitée territorialement, mais indispensable au libre exercice de sa mission. Le Saint Siège jouit d’une autorité spirituelle et morale qu’il met au service de la paix. Sans intérêts matériels propres à défendre, il inspire confiance à de plus en plus de nations, même non chrétiennes. Il apporte son aide diplomatique et s’efforce de faire adopter le dialogue comme le moyen le plus apte à surmonter les différends.

Un exemple d’intervention : la médiation du Saint Siège a été demandée en 1979 par les gouvernements chilien et argentin pour tenter de résoudre leur différend frontalier dans la zone du canal de Beagle. Le Saint Siège a accepté, fort des volontés fermes manifestées par les deux parties de ne pas recourir à la force. Les négociations ont abouti à un traité ratifié le 2 mai 1985, au Vatican, en présence du Pape. (1982)

\b. Par l’établissement d’une autorité universelle

Pour garantir, à tous les peuples, la sécurité, le respect de la justice et des droits, l’institution d’une autorité publique universelle, reconnue par tous et dotée de pouvoirs efficaces serait évidemment souhaitable.

En attendant…

L’institution d’une autorité universelle peut apparaître comme lointaine. Aussi, en attendant, le recours aux armes est-il légitime, en principe, et peut être même nécessaire, pour défendre les justes droits des peuples.⁠[2]

La défense est légitime (1983), en principe et sous des conditions strictes et exigeantes:

  • il faut qu’aient été faits tous les efforts possibles pour trouver une solution pacifique ;

  • il faut aussi qu’il y ait proportion entre le bien à défendre et les maux entraînés par la guerre ;

  • il ne faut pas que le but soit, au delà de la défense, d’imposer son empire à d’autres ;

  • la guerre juste commencée, tout n’est pas licite pour autant : serait criminel tout acte de guerre qui tendrait indistinctement à la destruction de villes entières ou de vastes régions avec leurs habitants, ou encore, à l’élimination d’un peuple, d’une nation ou d’une minorité ethnique ;

  • il faut respecter les conventions relatives au sort des blessés, des prisonniers.

Un état a donc le droit et le devoir d’organiser un service militaire et d’appeler les citoyens à la légitime défense.

Mais, pour respecter les consciences, l’État pourvoiera également au cas de ceux qui refusent l’emploi des armes, à condition cependant qu’ils acceptent de servir la communauté sous une autre forme.

De même, sont louables ceux qui renoncent à la violence et qui, pour la
sauvegarde des droits, recourent à des moyens de défense accessibles aux plus faibles, sans nuire aux droits et aux devoirs des autres ou de la communauté.

Le problème de la dissuasion

Les armes atomiques, par leurs conséquences effroyables et durables, par la difficulté de les contrôler, accentuent l’importance des principes évoqués plus haut.

Mais, la réalité est telle aujourd’hui que l’arme nucléaire est considérée comme l’arme de dissuasion typique. Aussi, à défaut d’une concorde fondée sur la loyauté et la justice plutôt que sur la force, on ne peut condamner le recours à une dissuasion non indiscriminée comme moyen de défendre la sécurité et résister à d’injustes agressions. Dans le même temps, il est indispensable de préparer le changement de la situation qui, actuellement, justifie cette dissuasion.

La réduction des armements

La recherche d’un équilibre des forces n’est pas un moyen sûr de préserver la paix, car chacun cherche toujours à s’assurer une certaine marge de supériorité, de crainte de se trouver désavantagé. Cette logique relance sans cesse plus dangereusement la course aux armements et pousse les états à détourner des sommes considérables qui pourraient subvenir à bien des misères.

Cette tendance doit donc être inversée. Le désir d’une paix juste et stable demande au moins une réduction mutuelle des armes de tous types, progressive et vérifiable. (1985)

Plus profondément et plus durablement, il faut éduquer à la paix (1979 et 2004).

La paix est bien, comme le disait saint Augustin, le plus doux, le plus désirable et le meilleur des biens terrestres auquel tous les hommes aspirent. La paix est la tranquillité et la plénitude de l’ordre voulu par Dieu, tel qu’il est inscrit dans la nature humaine. ⁠[3] Toutefois, cet ordre, don de Dieu, compromis dès l’origine par le dérèglement de la conscience, doit être mérité et conquis chaque jour par l’effort de tous les hommes. (1982) Dans cette construction, la femme a un rôle tout particulier à jouer. (1995)

La paix est un bien de nature rationnelle et morale, qui suppose le respect de la vérité, de la liberté, de la justice et de l’amour. (2003 et 2005)

La vérité objective et universelle sur l’homme révèle et opère l’unité de l’homme avec Dieu, avec lui-même et avec les autres. Sans un accord sur le discernement du bien et du mal et sur les valeurs de vie, dont Dieu est la source et le garant, pas de paix à espérer ! C’est pourquoi il faut refuser tout mensonge sous quelque forme que ce soit, ainsi que les idéologies où la force est source du droit et la lutte considérée comme moteur de l’histoire. (1980)

La liberté est un droit fondamental lié à la dignité transcendante de l’homme, qui a la faculté de se déterminer et de choisir, en fonction du vrai et du bien, les valeurs auxquelles il adhère de manière responsable. La liberté est aussi un devoir à assumer à l’égard des autres, qui doivent être respectés dans leurs droits. Pour la paix, il faut promouvoir la liberté ainsi définie, qui ne peut se confondre avec la recherche insatiable et égoïste de biens matériels ni avec la licence, qui fait fi de toute référence aux valeurs morales. (1981) La liberté religieuse, en particulier, a une incidence spécifique sur l’idée de paix (1988) dans la mesure où elle s’enracine dans la conscience des hommes. (1991)

La justice reconnaît la dignité et l’égalité fondamentale des hommes. Elle implique le respect effectif des droits de la personne et l’accomplissement loyal des devoirs qui y sont attachés. (1999) Ainsi seront évitées nombre de frustrations, source de violence. (1984) On sera tout particulièrement attentif à respecter les minorités : toute personne jouissant d’une dignité inaliénable. (1989) On sera aussi attentif à tous les aspects de la justice sociale (1998) non seulement sur le plan national mais aussi sur le plan international, les hommes étant appelés à former une seule famille. (2000)

Mais la justice ne suffit pas à construire la paix. Elle peut conduire à sa propre négation et à sa propre ruine si elle ne s’allie pas à l’amour, qui invite à la bienveillance, à la disponibilité, au dialogue, au partage, au pardon et à la réconciliation. (2002)

Au plan personnel (1983-1984)

La paix ne peut gagner la société que par une réforme personnelle, où chaque homme rétablit d’abord en lui la hiérarchie des valeurs qui est le reflet de la volonté divine. En effet, le premier obstacle à la paix gît dans le péché de l’homme, en particulier dans le dérèglement d’une conscience qui appelle bien ou mal ce qu’elle entend choisir au gré de ses intérêts matériels ou de sa volonté de puissance.

Sans une conversion du cœur, toute paix est illusoire.

Comment y parvenir ? (1979)

Par une éducation, dès l’enfance (1996), aux valeurs morales : loyauté, fidélité aux engagements pris, honnêteté, justice, tolérance, respect des autres (de leur vie, de leurs conditions de vie, de leur race), partage, solidarité, pardon, humilité.

Par la méditation d’exemples historiques ou actuels d’hommes ou de peuples artisans de paix.

Par l’emploi d’un langage pacifique, qui bannit l’ironie acerbe et évite de tout exprimer en termes de rapports de forces, de lutte.

Par le souci d’écouter, de comprendre avec douceur et confiance.

Par des gestes quotidiens de camaraderie, de conciliation et de réconciliation.

Par un mode de vie plus simple, qui freine les instincts de possession, de consommation et de domination.

Par l’approfondissement du sentiment religieux.

Au plan social

Le renouveau intérieur incessant dont nous venons de parler libère l’homme du péché et de ses conséquences sociales. Il doit accompagner l’effort à fournir pour transformer la société.

Là aussi, la paix est le fruit d’un ordre voulu par Dieu et qui doit être réalisé par des hommes aspirant sans cesse à plus de justice.

Selon cet ordre social, il faut tenir compte de la valeur de chaque personne et de chaque groupe, des exigences du bien commun, de la sauvegarde des droits humains et de la priorité de l’être sur l’avoir. Cet ordre bannit la violence et les discriminations sociales, économiques et politiques.

Reste à distinguer force et violence

La paix ne peut être confondue avec un faux irénisme (1981). Elle exige une force authentique pour dominer les conflits et les obstacles. Au plan personnel, chacun doit ainsi contrôler ses passions et la société a besoin d’une autorité vigilante.

qu’est-ce que la force ?

La force est un moyen ou un instrument essentiel pour le droit positif. Organisée et ordonnée aux fins du droit, elle n’est plus simplement force physique mais encore et surtout de la justice au concret, aussi bien dans le domaine public que dans le domaine privé, en cas de légitime défense par exemple.

qu’est-ce que la violence ?

La violence, en général, est la violation d’un ordre fondé sur le droit naturel.

Ainsi sont donc condamnables les formes élémentaires de la violence : la torture, les détentions arbitraires, les exécutions sommaires, les « disparitions » organisées, le terrorisme, l’avortement, l’euthanasie, mais aussi les formes subtiles ou larvées de la violence.

Par exemple :

  • Dans le système d’apartheid, la discrimination raciale institutionnalisée nie l’égalité fondamentale de tous les hommes et engendre des violences. La solution à ce problème doit être non violente et bilatérale.

  • Dans les idéologies qui, bâties sur une fausse vision de l’homme, font de la lutte un moteur du progrès. (1984)

  • Dans les familles. La paix ne peut exister dans une nation si les familles sont divisées, incapables de surmonter les conflits et si l’on accepte la désintégration du mariage.(1993)

  • Dans l’information manipulée, partiale et déformée ou la propagande sectaire.

  • Dans l’injuste répartition des richesses, des pouvoirs et des responsabilités.(1985)

  • Dans les discussions et négociations professionnelles, sociales ou politiques où l’on se laisse aller à l’indignation sélective, à l’insinuation perfide, au discrédit systématique de l’adversaire, au chantage, à l’intimidation, ou bien au silence résigné et complice, à la compromission partielle, ou encore à des réactions irraisonnées, à la contestation et à la revendication systématiques.

  • Dans l’imprévoyance et la superficialité des responsables. Il faut s’attaquer aux racines de l’injustice et des conflits.

  • Dans une gestion de l’environnement et du patrimoine commun qui ferait fi de toute raison et de toute solidarité. (1990)

Il faut, au contraire, dans ces rencontres, en appeler à la raison, au coeur, à la conscience, ne pas discréditer tous les aspects même justes et bons de l’action adverse, mais reconnaître la part de vérité qu’il y a dans toute oeuvre humaine. Le vrai progrès a besoin d’une force résolue, patiente et prudente dans l’acceptation mutuelle. En particulier, chez les croyants, l’ « esprit d’Assise » doit rayonner appuyé sur la force de la prière, le dialogue œcuménique et interreligieux. (1991) Et tous les hommes, croyants ou non, sont appelés à un vaste dialogue culturel qui, dans le respect de la diversité, cherchera les valeurs communes. (2001)

Dans les oppositions, notamment, découvrir et sélectionner les différents éléments de vérité et les reconstituer dans leur unité indivisible pour pouvoir exprimer toute leur profondeur. Il faut aussi prévoir : prendre en compte les aspirations nouvelles compatibles avec le bien, repérer à temps les conflits latents, rouvrir en temps opportun des dossiers sur des problèmes momentanément neutralisés par des lois, des accords qui ont servi à éviter leur exaspération.

Les inégalités sociales criantes doivent être rabotées. La pauvreté, sous toutes ses formes, est une source de conflits, il faut donc avec l’esprit de pauvreté aller à la rencontre des pauvres. (1992)

L’ensemble de ces exigences nous montre finalement que la paix est le fruit d’un ordre personnel et social, de l’ordre voulu par Dieu dans tous les aspects de notre vie personnelle et sociale ce qui revient à dire que la paix est le fruit de l’évangélisation intégrale des hommes, de leur conversion personnelle au Christ rédempteur et miséricordieux qui pardonne et qui réconcilie (1997) et de la mise en œuvre dans tous les champs d’activités de la doctrine sociale de l’Église. (1980-1981).

Au soir de sa vie, le 1er janvier 2004, le pape Jean-Paul II faisait le bilan des 36 messages déjà donnés par l’Église au monde. 36 messages qui, pour lui, représentaient « les différents chapitres d’une véritable « science de la paix ». » Et voici comment il jugeait son apport personnel : « j’ai appelé les hommes de bonne volonté à réfléchir sur différents aspects d’une convivialité ordonnée, à la lumière de la raison et de la foi ». Il ajoutait : « C’est ainsi qu’est ainsi qu’est née une synthèse de la doctrine sur la paix, une sorte de lexique concernant ce sujet fondamental : un lexique simple à comprendre pour qui a l’esprit bien disposé, mais en même temps extrêmement exigeant pour toute personne sensible au sort de l’humanité. » Et il semblait, en ce qui le concerne du moins, clore son apport doctrinal en « écrivant : « Les différentes facettes du prisme de la paix ont désormais été largement illustrées. Il reste maintenant à travailler pour que l’idéal de la convivialité pacifique, avec ses exigences précises, entre dans la conscience des individus et des peuples. Nous chrétiens, nous ressentons l’engagement à nous éduquer nous-mêmes, ainsi que les autres, à la paix comme faisant partie du génie même de notre religion. Pour le chrétien, en effet, proclamer la paix c’est annoncer le Christ qui est « notre paix (Ep 2, 14), c’est annoncer son Évangile, qui est « l’Évangile de la paix » (Ep 6, 15), c’est appeler tous les hommes à vivre la béatitude invitant à être des « artisans de paix » (cf. Mt 5, 9). »

Est-ce à dire que l’Église se tairait désormais ? Certes non. Le 1er janvier 2005, Jean-Paul II donnait son dernier message et, l’année suivante, comme on va le voir, Benoît XVI prenait le relais. L’essentiel a été dit durant toutes ces années mais il est bon de le redire et de l’approfondir, de le confronter sans cesse à la triste actualité. Il n’empêche que l’action doit suivre le discours, qu’il faut à un moment laisser le texte pour l’incarner dans la réalité.


1. JEAN-PAUL II, Message pour la Journée mondiale de la Paix, 1er janvier 1979 : « Les affaires humaines doivent être traitées avec humanité, non avec violence. Les tensions et les conflits doivent être résolus par des négociations raisonnables et non par la force. Le recours aux armes ne doit pas être considéré comme le juste moyen pour régler des conflits. Les droits humains inaliénables doivent être sauvegardés en toutes circonstances. […] Dans les manifestations en terme de force, de lutte de classes ou de groupes, une atmosphère propice est créée pour dresser des barrières sociales, pour exprimer du mépris, de la haine, du terrorisme, en cachette ou de manière ouverte. Or l’humanité a besoin au contraire de visions de paix, de parler le langage de la paix, de faire les gestes de paix. »
2. Pour comprendre le droit à la légitime défense, nous pouvons confronter les définitions de Carl von Clausewitz (général prussien, 1780-1831) et de J. Comblin. Pour CLAUSEWITZ, « La guerre est (…) un acte de violence destiné à contraindre l’adversaire à exécuter notre volonté » ( De la guerre, Union générale d’éditions, 1955, livre I, chap. I, § 2, p. 40) ; « La guerre est une simple continuation de la politique par d’autres moyens » (id., Livre I, chap. I, § 24, p. 62). Elle vise donc la contrainte et non directement l’homicide. COMBLIN (op. cit. II, p. 78) propose cette définition chrétienne : « La guerre est un acte de violence allant jusqu’à l’homicide en vue de contraindre l’adversaire à accepter notre volonté ». En conséquence : « Elle n’est pas en soi directement un péché, si elle a pour but d’abattre une volonté perverse de l’adversaire. »
3. Cet ordre qui naît de la réconciliation universelle faite par le Christ. Relisons le texte de st AUGUSTIN : « pax omnium rerum tranquillitas ordinis » (De Civitate Dei, XIX, 13, 10 s) et le commentaire de COMBLIN J., op. cit. II, pp.71-72 : « Il est vrai que saint Augustin intègre sa conception de la paix dans une idée plus générale de l’harmonie du monde, inspirée de la philosophie stoïcienne. Il est vrai que la paix est, au niveau de l’humanité, la réalisation d’une sorte d’ordre universel qui trouverait à chaque étage de la création une incarnation adaptée aux possibilités particulières de chacun des êtres envisagés. Cette conception d’une sorte d’harmonie universelle est plutôt un cadre général. En réalité saint Augustin ne se contente pas d’appliquer à l’humanité la notion générale d’ordre. Pour lui la paix entre les hommes, ce n’est pas simplement la tranquillité de l’ordre. Il nous suffit de lire le texte cité dans son contexte pour nous en rendre compte. Saint Augustin donne deux contenus à la paix entre les hommes : « pax civitatis ordinata imperandi atque oboediendi concordia civium » (De Civitate Dei, XIX, 13, 8 s) ; « pacem civicam… ordinatam imperandi oboediendi concordiam civium » (XIX 16, 31 s) ; « Imperandi oebediendique concordiam civium » (XIX, 17, 12 s). Nous y trouvons l’accord des citoyens sur un ordre politico-social dans lequel les activités communes sont organisées.
   En second lieu la paix est « de rebus ad mortalem vitam pertinentibus humanarum quaedam compositio voluntatum » (De Civitate Dei XIX , 17, 13-15) ; « de rebus ad mortalem hominum naturam pertinentibus humanarum voluntatum compositionem » (XIX, 17, 57 s). C’est l’accord des volontés sur les activités humaines en vue de la meilleure vie terrestre.
   En combinant les deux définitions, nous obtenons celle que nous avons citée plus haut. (p. 71) ». Augustin n’a donc pas une conception unitaire de la paix, qui sacrifierait les personnes à l’ordre comme dans le communisme.

⁢b. Face aux événements

Au cours de son long pontificat, Jean-Paul II aura de nombreuses fois, hélas, l’occasion d’illustrer la « science de la paix » et de donner des directives précises.

Prenons quelques exemples.

Une certaine « théologie de la libération »

Face aux actions subversives violentes en Amérique du Sud, sa condamnation fut sans équivoque.

Dans son Discours d’ouverture de la Conférence de Mexico, le 28-1-1979, il prenait déjà nettement distance par rapport à l’action inspirée par certaines théologies de la libération et mettait en garde contre une relecture de l’Évangile qui « décrirait Jésus comme un activiste politique, comme un opposant à l’oppression et aux autorités romaines et comme quelqu’un qui est impliqué dans la lutte des classes. »

« La violence, dira-t-il devant les travailleurs à Sao Paulo, détruit ce qui va naître, soit qu’elle cherche à maintenir les privilèges de la minorité, soit qu’elle essaie d’imposer des changements de besoins… La lutte des classes n’est pas le chemin d’un ordre social juste parc qu’elle apporte avec elle le risque de ruiner la partie opposée en créant de nouvelles situations d’injustice. Personne ne peut construire quand il y a un manque d’amour, encore moins sur la base de la haine qui cherche la destruction de ce qui est haï. »[1]

Les deux Instructions Libertatis nuntius, Sur quelques aspects de la théologie de la liberation[2] et Libertatis conscientia, Sur la liberté chrétienne et la libération[3] apporteront sous la plume du cardinal Ratzinger alors Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi tous les éclaircissements doctrinaux nécessaires : « Ceux qui désertent le chemin de la réforme et favorisent le « mythe de la révolution » non seulement favorisent l’illusion que l’abolition d’une situation mauvaise est en elle-même suffisante pour créer une société plus humaine ; ils encouragent alors l’établissement de régimes totalitaires. […]  le Magistère de l’Église l’admet en dernier ressort pour mettre fin à une tyrannie prolongée qui nuit gravement aux droits fondamentaux de l’individu et au bien commun. […] L’application concrète de ces pensées ne peut être projetée que lorsque la situation a été rigoureusement analysée ». « … à cause du continuel développement de la technologie de la violence et du sérieux danger d’y recourir, ce qui s’appelle aujourd’hui la « résistance passive », montre une voie plus conforme aux principes moraux et ouvre tout autant de perspectives de succès. […] On ne peut jamais approuver que, perpétré par le pouvoir établi, des insurgés commettent des crimes en représailles contre la population ou que des méthodes terroristes causent la mort lors de démonstrations populaires. »[4]

Autre lieu de violence : l’Irlande.

Le 29 septembre 1979, à Drogheda, en Irlande, Jean-Paul II adresse cette requête « à tous les hommes et à toutes les femmes pris dans l’engrenage de la violence. Je fais appel à vous, et mon plaidoyer se fait passionné. Je vous supplie à genoux de vous détourner des sentiers de la violence et de revenir sur les chemins de la paix. Sans doute prétendez-vous rechercher la justice. Moi aussi, je crois en la justice et je recherche la justice. Mais la violence ne fait que retarder le jour de la justice. La violence détruit le travail de la justice. Un surcroît de violence en Irlande ne pourra qu’entraîner la ruine de la terre que vous prétendez aimer et des valeurs que vous prétendez chérir. Au nom de Dieu, je vous en supplie : revenez au Christ qui est mort pour que les hommes puissent vivre dans le pardon et dans la paix. Il vous attend, il aspire à ce que chacun de vous revienne à lui, de telle sorte qu’il puisse dire à chacun de vous : tes péchés sont pardonnés ; va en paix ! »[5]

Quelques années plus tard, devant les diplomates accrédités près le Saint-Siège, il dira : « Peut-on se résigner à cette plaie qui défigure l’Europe ? Aucune cause ne peut justifier que les droits de l’homme, le respect des différences légitimes et l’observance de la loi soient à ce point bafoués sur ce territoire. J’invite toutes les parties à réfléchir devant Dieu sur leurs comportements. »[6]

La chute du « mur »

Dans l’encyclique Centesimus annus[7], le pape Jean-Paul II évoque la chute des certains régimes oppressifs à travers le monde et souligne le rôle que l’Église a joué, conduisant le peuple « à rechercher des formes de lutte et des solutions politiques plus respectueuses de la dignité de la personne »[8]. Mais c’est surtout à l’écroulement du marxisme en Europe centrale et orientale qu’il s’attarde pour mettre en évidence l’action pacifique qui fut entreprise pour libérer les peuples de la servitude : « à peu près partout, on est arrivé à faire tomber un tel « bloc », un tel empire, par une lutte pacifique, qui a utilisé les seules armes de la vérité et de la justice. Alors que, selon le marxisme, ce n’est qu’en poussant à l’extrême les contradictions sociales que l’on pouvait les résoudre dans un affrontement violent, les luttes qui ont amené l’écroulement du marxisme persistent avec ténacité à essayer toutes les voies de la négociation, du dialogue, du témoignage de la vérité, faisant appel à la conscience de l’adversaire et cherchant à réveiller en lui le sens commun de la dignité humaine.

Apparemment, l’ordre européen issu de la Deuxième Guerre mondiale et consacré par les Accords de Yalta[9] ne pouvait être ébranlé que par une autre guerre. Et pourtant, il s’est trouvé dépassé par l’action non violente d’hommes qui, alors qu’ils avaient toujours refusé de céder au pouvoir de la force, ont su trouver dans chaque cas la manière efficace de rendre témoignage à la vérité.

Cela a désarmé l’adversaire, car la violence a toujours besoin de se légitimer par le mensonge, de se donner l’air, même si c’est faux, de défendre un droit ou de répondre à une menace d’autrui. Encore une fois, nous rendons grâce à Dieu qui a soutenu le cœur des hommes au temps de la difficile épreuve, et nous prions pour qu’un tel exemple serve en d’autres lieux et en d’autres circonstances. Puissent les hommes apprendre à lutter sans violence pour la justice, en renonçant à la lutte des classes dans les controverses internes et à la guerre dans les controverses internationales ! »[10]

« Certes, la lutte qui a conduit aux changements de 1989 a exigé de la lucidité, de la modération, des souffrances et des sacrifices ; en un sens, elle est née de la prière et elle aurait été impensable sans une confiance illimitée en Dieu, Seigneur de l’histoire, qui tient en main le cœur de l’homme. C’est en unissant sa souffrance pour la vérité et la liberté à celle du Christ en Croix que l’homme peut accomplir le miracle de la paix et est capable de découvrir le sentier souvent étroit entre la lâcheté qui cède au mal et la violence qui, croyant le combattre, l’aggrave. »[11]

Le cas du Timor oriental

[12]

Cette ancienne colonie portugaise à 97% catholique a été occupée en 1975 par l’Indonésie, le plus grand pays du monde à majorité musulmane, et annexé en 1976. Une annexion qui ne fut jamais reconnue par l’ONU qui organisa un referendum en 1999 qui conduisit à l’indépendance en 2002.

L’occupation indonésienne fut accompagnée d’une répression violente raciste et anti-catholique qui fit 200.000 morts et de la déportation de 300.000 Timorais. Il fallut la chute du dictateur Suharto pour que le referendum soit organisé. Malgré cela, le gouvernement indonésien prépara en sous-main une répression au cas où la population se prononcerait pour l’indépendance. Ce n’est qu’en 2012 que les casques bleus ont quitté le pays.

En octobre 1989, en pleine occupation indonésienne, le Pape Jean-Paul II se rendit à Dili et, commentant les paroles du Christ : « Vous êtes le sel de la terre…, vous êtes la lumière du monde »[13], et déclara : « Que signifie être « le sel de la terre » et « la lumière du monde » au Timor oriental aujourd’hui ? Depuis maintenant de nombreuses années, vous avez fait l’expérience de la destruction et de la mort comme conséquences d’un conflit ; vous avez su ce que signifie être victime de la haine et de la lutte. Beaucoup d’innocents sont morts, tandis que d’autres ont été victimes de la vengeance et de représailles. Pendant trop longtemps vous avez souffert du manque de sécurité qui a rendu votre avenir incertain. Cette pénible situation est la cause de difficultés économiques qui perdurent malgré quelque amélioration, empêchant le développement nécessaire au soulagement du fardeau qui pèse encore lourdement sur la population. »[14] Cette dénonciation fut un démenti à la propagande indonésienne qui se targuait d’une intégration pacifiste et réussie. Pour l’avenir, le Souverain Pontife prêcha pour le respect des droits de l’homme, le pardon et la réconciliation.

En 1999, comme les milices pro-indonésiennes et anti-indépendantistes soutenues par l’armée indonésienne s’étaient déchaînées contre la population qui avait voté à 78,5% en faveur de l’indépendance faisant de nouveau des milliers de victimes, le pape intervint à plusieurs reprise : « C’est avec une grande tristesse qu’heure par heure je reçois des nouvelles toujours plus tragiques de cette terre aimée du Timor oriental et je suis profondément triste que les premières lueurs d’espoir nées à la suite de la récente consultation populaire aient été transformées en terreur aujourd’hui, que rien ni personne ne peut justifier. […] Tout en condamnant très fermement la violence qui a été déchaînée contre le personnel et les propriétés de l’Église catholique, j’implore les responsables de si nombreux actes de cruauté d’abandonner leurs desseins meurtriers et destructeurs. C’est aussi mon souhait du fond du cœur que le plus tôt possible l’Indonésie te la Communauté internationale puissent mettre fin au massacre et trouver de réelles voies pour atteindre les aspirations légitimes de la population timoraise. »[15] Il fallut encore attendre des semaines avant qu’une force multinationale sous commandement australien intervienne.

Les guerres en Yougoslavie (1991-2001)

Dès le début de la guerre, le Pape demande le respect de la diversité culturelle : « J’adresse […] un appel pressant aux croyants de ce pays bienaimé -chrétiens et musulmans- afin que, au nom de Dieu, Père commun, ils sachent s’unir en un effort renouvelé pour créer les conditions favorables à une « vie ensemble » dans le respect et l’amour réciproques »[16]

Lors de l’audience du 8 mai 1991, le pape appelle à une solution pacifique : « J’élève encore une fois ma vois pour implorer que soient évités les affrontements fratricides entre les populations serbe et croate, et pour que soit conjuré le recours à la violence. Je supplie de toute ma force les responsables du sort de ces deux peuples de donner des preuves de bonne volonté et du sens de la responsabilité, afin de trouver une solution juste et pacifique aux problèmes que la force des armes ne pourra jamais résoudre. J’invite surtout les responsables des communautés chrétiennes à se faire les promoteurs de la réconciliation, en intensifiant ce dialogue de paix qui a commencé […] entre la délégation de l’Église orthodoxe serbe […] et la délégation de l’Église catholique […]. »⁠[17]

Le 6 septembre, le pape invitait les catholiques du monde entier à prier pour que cessent les violences : « Le Saint-Siège déplore, une nouvelle fois, le recours à la violence armée, et condamne en particulier l’usage des moyens de destruction massive et aveugle.

Il appuie avec vigueur toutes les initiatives prises par la Communauté internationale, et de façon spéciale la Conférence de paix convoquée […] afin de mettre un terme aux hostilités et de trouver une solution négociée aux problèmes. »⁠[18]

En octobre, Jean-Paul II écrit d’une part au cardinal Kuharic et aux évêques croates et d’autre part au Patriarche de l’Église orthodoxe serbe. Il rappelle tout d’abord que « cette guerre ne peut résoudre aucun des problèmes, car elle ne produit que destructions et mort, nourrit la haine et l’esprit de vengeance ». « Le bon sens, le droit et la justice » doivent prévaloir « sur la force des armes ». L’insistance du Souverain pontife s’appuie sur « l’immense aspiration des hommes d’aujourd’hui, en Europe comme dans le monde entier, […] qu’il soit possible d’organiser la convivialité des peuples dans le respect de leurs droits et de leurs légitimes aspirations. On ne peut tolérer aujourd’hui la suprématie d’un peuple sur un autre, ni celle d’un peuple sur une minorité appartenant à une autre nationalité. Aujourd’hui les droits des peuples et les droits des minorités doivent être reconnus, respectés et garantis. Aujourd’hui, on ne peut plus modifier les frontières d’un État en recourant à la force. » d’ailleurs, ajoute le pape, « ces principes, profondément humains et chrétiens, ont été codifiés dans des documents internationaux solennels : ils doivent constituer, pour tout gouvernement, une norme de conduite. » Pour toutes ces raison, le « Siège apostolique continuera à soutenir, de la manière et avec les moyens qui lui sont propres, tous les efforts visant à établir un cessez-le-feu effectif, en vue d’autres initiatives pour une solution de la crise yougoslave. En particulier, il appuie la Conférence de la Haye[19], et s’emploie à faire naître un consensus international en faveur de la reconnaissance de l’indépendance de la Slovénie, de la Croatie et d’autres républiques qui en feront la demande, en conformité avec les principes de l’Acte final d’Helsinki, souscrits par les Etas membres de la Conférence pour la sécurité et la coopération en Europe.⁠[20] » Les évêques, de leur côté, sont invités à promouvoir les « principes de convivialité sociale » : la justice la liberté, la dignité de chaque peuple ; d’être les artisans du pardon et de la réconciliation, du dialogue et de la collaboration dans l’assistance aux victimes sans acception de personne.

Au patriarche serbe, après avoir dit sa souffrance devant tant de malheurs, le Pape présente les efforts du Saint-Siège et son appel aux évêques croates appelant à la collaboration avec l’Église orthodoxe. Et il ajoute, avec beaucoup de lucidité, un élément qui souligne l’urgence de son appel : « nous savons bien que le motif de cette guerre n’est pas de caractère religieux mais politique. Malheureusement, le lourd héritage du passé exerce son influence sur les esprits des uns et des autres, et rend encore plus complexe la solution des difficultés. Mais pour construire un avenir de paix, il faut avoir le courage de se libérer des conditionnements du passé et de travailler à donner une réponse aux problèmes du temps présent selon le droit et la justice, dans la charité. »[21]

Le langage est le même devant les autorités politiques : nécessité du dialogue, respect des droits de l’homme, construction d’une « société solidaire et fraternelle » dans le respect des minorités et le refus des exclusions, la nécessité, pour les catholiques, de dialoguer, « malgré les difficultés, […] avec leurs frères des autres communautés chrétiennes »[22]

Mais que faire lorsque les protagonistes ne veulent rien entendre ? Il faut intervenir pour mettre fin au conflit : « Une fois que toutes les possibilités offertes par les négociations diplomatiques, les processus prévus par les Conventions et organisations internationales, ont été mis en œuvre, et que, malgré cela, des populations sont en train de succomber sous les coups d’un injuste agresseur, les États n’ont plus le « droit à l’indifférence ». Il semble bien que leur devoir soit de désarmer cet agresseur, si tous les autres moyens se sont avérés inefficaces. Les principes de la souveraineté des États et de la non-ingérence dans leurs affaires internes - qui gardent toute leur valeur - ne sauraient toutefois constituer un paravent derrière lequel on pourrait torturer et assassiner »[23]

Encore et toujours, dans son Discours à l’ambassadeur de la République fédérale de Yougoslavie, le 25 avril 1996, Jean-Paul II appela « à la réconciliation et au pardon mutuel » et souligna « la nécessité de parvenir à une réconciliation qui aille au-delà des torts et des revendications, en s’appuyant sur tout ce qui unit plutôt que sur ce qui divise. » Le Saint-Père ajoutait : « L’effort pour vaincre l’injustice et la violence par le pardon et la collaboration constitue la route principale qui pourra conduire à une nouvelle ère de progrès et de paix pour le Sud-Est européen. »[24]. L’ambassadeur, dans son discours, mit en avant le souci prioritairement humanitaire du Saint-Siège en rappelant que le cardinal Sodano, Secrétaire d’État, avait dénoncé en 1994 les effets négatifs des sanctions décrétées par l’ONU contre la Yougoslavie.⁠[25]

La guerre du Golfe (1990-1991)

Le 2 août 1990, les troupes irakiennes envahissent le Koweït. Après que l’Osservatore romano a le 9 et le 20 août, condamné cette invasion et appelé à la négociation, Jean-Paul II, le 26 août, lance un appel où apparaissent d’emblée les principes sur lesquels il ne cessera de revenir durant toute la durée de la crise : il faut respecter le droit international et la Charte des nations-Unies ; l’ordre international, l’ordre social et économique sont gravement menacés ; on ne peut dissocier le sort des populations du Golfe persique de celui de tous les peuples du Moyen-Orient et surtout du Liban et de la Palestine ; il faut dialoguer et prier.⁠[26]

Le 1er octobre, il se montre non seulement soucieux du rôle que les chrétiens ont à jouer au Moyen-Orient mais il se réfère aussi « à la crise et aux tensions lourdes de danger qui affectent le Golfe ; au drame de la Palestine, à la tragédie du Liban. »[27] Il y revient lors de l’Angelus du 18 novembre. Le Saint-Père redoute qu’à travers ces conflits, ne se creuse une cassure entre le monde musulman et le monde chrétien. Mais il y a plus. Si le Pape lie à plusieurs reprises les cas du Koweit, de la Palestine et du Liban, c’est que, à chaque fois, une injustice est commise. Il veut rappeler, par cette association, que le droit est indivisible. Pourquoi la communauté internationale s’émeut-elle du sort du Koweit au point de se mobiliser en vue d’un règlement armé alors qu’elle se contente de résolutions sans suite pour les autres ? La volonté d’intervenir militairement dans le Golfe n’en paraît que plus suspecte.⁠[28]

Puis, dans le message Urbi et Orbi de Noël, alors que se prépare depuis l’automne une offensive militaire contre l’Irak, il demande : « Que les responsables en soient convaincus : la guerre est une aventure sans retour. En faisant appel à la raison, à la patience et au dialogue, et dans le respect des droits inaliénables des peuples et des gens, il est possible de découvrir et de parcourir les voies de l’entente et de la paix. »

La guerre toutefois menace. Un ultimatum est lancé à l’Irak qui doit expirer le 16 janvier. Une coalition de 34 pays s’est préparée à entrer en guerre avec l’aval de l’ONU⁠[29].

Le 12 janvier, devant les ambassadeurs accrédités auprès du Saint-Siège, Jean-Paul II, aptr !ès avoir évoqué les ombres et les lumières qui s’étendent sur le monde, s’attarde à la situation du Moyen-Orient « où s’est levée un jour l’Etoile de la Paix… Ces terres chargées d’histoire, berceau de trois religions monothéistes, devraient être des lieux où le respect de la dignité humaine, créature de dieu, la réconciliation et la paix s’imposent comme des évidences. Hélas ! le dialogue entre les familles spirituelles y laisse souvent à désirer. Les chrétiens minoritaires, par exemple, y sont dans certains cas tout au plus tolérés. Quelquefois on leur interdit d’avoir leurs propres lieux de culte, voire de se rassembler dans des célébrations publiques. Même le symbole de la croix est proscrit. » Plus précisément, il va évoquer les trois régions qu’il lie constamment dans ses interventions et dont la situation exige « des décisions politiques rapides ». En Palestine tout d’abord où le peuple « depuis des décennies, est gravement éprouvé et injustement traité ». Quant au Liban, c’est « un pays disloqué, qui a agonisé des années durant sous les yeux du monde. Il est temps que toutes les forces armées non libanaises s’engagent à évacuer le territoire national. »[30] Enfin, en ce qui concerne le Golfe, il répète ce qu’il a déjà dit : « lorsqu’un pays viole les règles les plus élémentaires du droit international, c’est toute la coexistence entre les nations qui est remise en cause. » Et il rappelle le rôle des Nations-Unies « dont le but est de préserver les générations futures du fléau d la guerre. […] La guerre serait le déclin de l’humanité tout entière. »

Le 15 janvier, la guerre étant imminente, Jean-Paul II s’adresse aux deux protagonistes : George Bush et Saddam Hussein. Au premier, il répète qu’ « il est très difficile que la guerre puisse apporter une solution adéquate aux problèmes internationaux et que, même si une situation injuste peut être momentanément résolue, les conséquences, qui découleraient vraisemblablement de la guerre, seraient dévastatrices et tragiques ». Quelles conséquences ? Des souffrances, des destructions mais aussi « de nouvelles injustices qui seraient peut-être encore pires ». Quelle autre voie, le pape propose-t-il ? Le dialogue. Et c’est ce même discours que Jean-Paul II tient dans son courrier à Saddam Hussein.⁠[31] En vain.

La guerre déclarée, Jean-Paul II poursuit sa croisade de paix. Le 20 janvier, il dénonce « les déplorables bombardements, alors que la population civile, de part et d’autre, a le droit d’être respectée ».⁠[32]

Le 2 février 1991, le Saint-Père invite à la prière en faveur de la paix. A cette occasion, il revient sur les idées qu’il défend sans cesse : on ne peut rester indifférent aux malheurs des autres⁠[33], quels qu’ils soient, nous devons compter sur Dieu et les instances internationales pour rétablir la paix et régler les problèmes du Moyen-Orient :

« Comme hommes, et en tant que chrétiens, nous ne devons pas nous habituer à l’idée que tout ceci soit inévitable et notre esprit ne doit pas succomber à la tentation de l’indifférence et de résignation fataliste, comme si les hommes ne pouvaient être impliqués dans la spirale de la guerre.

En tant que croyants dans le Dieu de miséricorde et Son Fils, Jésus, qui est mort et ressuscité pour le salut de tous, nous ne pouvons pas perdre l’espoir que la grande souffrance qui affecte ainsi de vastes parties de l’humanité, doive prendre fin le plus tôt possible. Pour atteindre ce but, nous avons à notre disposition, en premier lieu, la prière, humble instrument, mais s’il est nourri avec une foi sincère et intense, plus fort que n’importe quelle arme et tout calcul humain.

Nous confions à Dieu notre profonde tristesse, ainsi que notre espérance la plus vive.

Nous invoquons la lumière divine pour ceux qui, dans les sphères internationales, continuent à rechercher les voies de la paix, en s’efforçant de mettre un terme à la guerre et ont la ferme volonté de trouver, pacifiquement et avec le souci de la justice, des solutions appropriées aux divers problèmes du Moyen-Orient.

Nous demandons au Seigneur d’éclairer les dirigeants des partis impliqués dans le conflit, afin qu’ils trouvent le courage d’abandonner la voie de la confrontation militaire et de s’en remettre, avec sincérité, à la négociation, le dialogue et la collaboration.

Nous implorons le réconfort divin pour tous ceux qui souffrent à cause de la guerre et des graves situations d’injustice et d’insécurité qui n’ont pas encore été corrigées dans le Moyen-Orient.

Dans cet appel confiant à la miséricorde de Dieu, je demande instamment à chacun de se sentir en harmonie avec les autres croyants, en particulier avec ces populations de confession juive, chrétienne et musulmane, qui sont les plus touchées par cette guerre. »[34]

Le Souverain Pontife ne se contente pas de bonnes paroles. Il agit. Ainsi demande-t-il au Conseil pontifical Cor unum d’instituer en son sein « une Commission chargée de coopérer aux initiatives qui sont en train de surgir sur un plan international pour aider les réfugiés au Moyen-Orient. »[35] Non seulement les réfugiés mais aussi les prisonniers et les victimes civiles sont au cœur de ses préoccupations permanentes.⁠[36]

Après l’acceptation du cessez-le-feu par l’Irak, le Pape convoque à Rome, les 4 et 5 mars 1991, les représentants des épiscopats des pays participant directement à la guerre du Golfe. Il énumère à cette occasion les principes qui doivent inspirer les organisations internationales et régionales dans l’après-guerre du Golfe : « le principe effectif du principe de l’intégrité territoriale des États ; la solution de problèmes non résolus depuis des décennies et qui constituent des foyers de tensions continuelles ; la réglementation du commerce des armes de toutes espèces ; des accords visant au désarmement de la région. » d’autre part, la pauvreté pouvant mener à toutes les extrémités, « l’ordre économique international […] doit tendre toujours plus au partage et refuser l’accaparement ou l’exploitation égoïste des ressources de la planète. Il doit assurer la juste rémunération des matières premières, permettre l’accès de tous aux ressources nécessaires pour vivre, assurer le transfert harmonieux des technologies et fixer des conditions acceptables au remboursement de la dette des pays les plus démunis. » Enfin, le Saint-Père précise « certaines convictions » qui doivent guider les réflexions des participants :

« -si les problèmes d’hier ne sont pas résolus ou ne connaissent pas un début de solution, les pauvres du Moyen-Orient -je pense, en particulier, au peuple palestinien et au peuple libanais- seront encore plus menacés ;

-il n’y a pas de guerre de religion en cours et il ne peut y avoir de « guerre sainte », car les valeurs d’adoration, de fraternité et d paix qui découlent de la foi en Dieu appellent à la rencontre et au dialogue ;

-la solidarité qui sera demandée à la communauté internationale en faveur des peuples meurtris par la guerre devra s’accompagner d’un sérieux effort pour que les préjugés et le simplisme ne viennent pas compromettre les meilleures intentions ;

-tout attentisme dans la recherche de solutions ou dans la promotion du dialogue constitue un risque sérieux d’aggravation des tensions existantes. »[37]

Plus tard, pensant d’abord aux séquelles de la guerre, à son cortège de deuils et de destructions, Jean-Paul II rappelle « les impératifs éthiques qui, en toute circonstance, doivent prévaloir : le caractère sacré de la personne humaine, de quelque côté qu’elle se trouve ; la force du droit ; l’importance du dialogue et de la négociation ; le respect des pactes internationaux. Ce sont là les seules « armes » qui fassent honneur à l’homme tel que Dieu le veut ! »[38]

L’invasion de l’Irak

Du 20 mars 2003 au 1er mai 2003, une coalition menée par les États-Unis envahit l’Irak, officiellement, pour lutter contre le terrorisme, éliminer des armes de destruction massive et instaurer une démocratie.

Dès le 13 janvier, Jean-Paul II prenait clairement position : « Non à la guerre ! Elle n’est jamais une fatalité. Elle est toujours une défaite de l’humanité. Le droit international, le dialogue loyal, la solidarité entre États, l’exercice si noble de la diplomatie sont les moyens dignes de l’homme et des nations pour résoudre leurs différends. » Et conscient d’une menace de guerre contre l’Irak, il rappelait que les populations étaient déjà exténuées par douze années d’embargo ». Il rappelait aussi : « la guerre n’est jamais un moyen comme un autre que l’on peut choisir d’utiliser pour régler les différends entre nations. Comme le rappellent la Charte de l’Organisation des Nations Unies et le Droit international, on ne peut s’y résoudre, même s’il s’agit d’assurer le bien commun, qu’à la dernière extrémité et selon des conditions très strictes, sans négliger les conséquences pour les populations civiles et après les opérations. »[39]

Le 23 février, Jean-Paul II avait dit sa « grande appréhension devant le danger d’une guerre qui pourrait troubler la région de Moyen-Orient et aggraver les tensions malheureusement déjà existantes ». Il déclarait : « Les croyants, à quelque religion qu’ils appartiennent, ont le devoir de proclamer qu’ils ne pourront jamais être heureux les uns contre les autres ; que jamais l’avenir de l’humanité ne pourra être assuré par le terrorisme et la logique de la guerre. » Et il ajoutait : « En particulier, nous, chrétiens, nous sommes appelés à être comme des sentinelles de la paix, dans tous les lieux où nous vivons et travaillons. Ce qui nous est demandé, c’est de veiller, afin que les consciences ne cèdent pas à la tentation de l’égoïsme, du mensonge et de la violence. »[40]

Aux paroles se joint l’action : « je désire […] que les offrandes recueillies durant cette célébration servent à soulager les besoins urgents de tous ceux qui souffrent en Irak des conséquences de la guerre ».⁠[41] Et le Pape remerciera la ROACO ( Réunion des œuvres pour l’aide aux Église orientales) qui, entre autres, vint au secours des « chrétiens durement éprouvés en Irak »[42]

La question palestinienne

Nous avons constaté plus haut que le Saint-Père liait les problèmes palestinien, libanais et irakien, la justice étant indivisible et les droits humains fondamentaux n’étant pas respectés dans chacun des cas.

En ce qui concerne les relations entre Israël et le peuple palestinien, la pensée de Jean-Paul II est on ne peut plus claire : « Nous avons été contraints hélas de constater que la Terre Sainte où le Rédempteur a vu le jour, est toujours, par la faute des hommes, une terre de feu et de sang. Personne ne peut rester insensible à l’injustice dont le peuple palestinien est victime depuis plus de cinquante ans. Personne ne peut contester le droit du peuple israélien à vivre dans la sécurité. Mais personne ne peut oublier non plus les victimes innocentes qui, de part et d’autre, tombent tous les jours sous les coups et les tirs. Les armes et les attentats sanglants ne seront jamais des instruments adéquats pour faire parvenir des messages politiques à des interlocuteurs. La logique de la loi du talion n’est pas non plus adaptée pour préparer les voies de la paix.

Comme je l’ai déjà déclaré maintes fois, seuls le respect de l’autre et de ses légitimes aspirations, l’application du droit international, l’évacuation des territoires occupés et un statut spécial internationalement garanti pour les parties les plus sacrées de Jérusalem, sont capables d’apporter un début de pacification dans cette partie du monde et de briser le cycle infernal de la haine et de la vengeance. Et je souhaite que la communauté internationale, avec des moyens pacifiques et appropriés, soit mise en condition de jouer son rôle irremplaçable, en étant acceptée par toutes les parties au conflit. Les uns contre les autres, les Israéliens et les Palestiniens ne gagneront pas la guerre. Les uns avec les autres, ils peuvent gagner la paix ».[43]


1. 3 juillet 1980.
2. 6 août 1984.
3. 22 mars 1986.
4. Libertatis conscientia, 78 et 90.
5. Tout le discours est éclairant. Voici quelques passages importants : « Il ne s’agit pas ici — malgré ce qui est si souvent répété devant l’opinion mondiale — d’une guerre de religion, d’un conflit entre catholiques et protestants. Au contraire, les catholiques et les protestants, en tant que peuple qui confesse le Christ, tirant son inspiration de sa foi et de l’Évangile, cherchent à se rapprocher les uns des autres dans l’unité et dans la paix. Quand ils se souviennent du plus grand commandement du Christ, le commandement de l’amour, ils ne peuvent pas se conduire autrement.
   Mais le christianisme ne nous commande pas de fermer les yeux sur des problèmes humains difficiles. Il ne nous permet pas de négliger ni de refuser de voir des situations sociales ou internationales injustes. Ce que le christianisme nous interdit, c’est de chercher des solutions à ces situations dans la haine, dans le meurtre de personnes sans défense, dans les méthodes du terrorisme. Permettez-moi d’ajouter : le christianisme comprend et reconnaît le noble et juste combat pour la justice ; mais le christianisme est absolument opposé à fomenter la haine et à susciter ou à provoquer la violence ou la lutte pour la lutte. Le commandement : « Tu ne tueras pas ! », doit lier la conscience de l’humanité si l’on ne veut pas que la terrible tragédie, que la terrible destinée de Caïn se répète. […] Nous devons tout d’abord mettre clairement en évidence où résident les causes de cette lutte dramatique. Nous devons appeler par leur nom les systèmes et les idéologies qui sont responsables de ce conflit. Nous devons aussi nous demander si l’idéologie de la révolution travaille pour le véritable bien de votre peuple, pour le véritable bien de l’homme. Est-il possible de fonder le bien des individus et des peuples sur la haine, sur la guerre ? A-t-on le droit de pousser les jeunes générations dans l’abîme du fratricide ? N’est-il pas nécessaire de chercher des solutions à nos problèmes dans une direction différente ? La lutte fratricide ne rend-elle pas plus urgente pour nous l’obligation de chercher de toutes nos forces des solutions pacifiques ?
   Par ailleurs, la paix ne peut pas être établie par la violence, la paix ne peut jamais s’épanouir dans un climat de terreur, d’intimidation et de mort. Jésus lui-même a dit : « Tous ceux qui prennent le glaive périront par le glaive. » (Mt 26, 52.) Telle est la parole de Dieu, et elle ordonne à cette génération d’hommes violents d’abandonner la haine et la violence et de se convertir.
   […] Je proclame, avec la conviction de ma foi dans le Christ et avec la pleine conscience de ma mission, que la violence est un mal, que la violence est inacceptable comme solution aux problèmes, que la violence n’est pas digne de l’homme. La violence est un mensonge, car elle va à l’encontre de la vérité de notre foi, de la vérité de notre humanité. La violence détruit ce qu’elle prétend défendre : la dignité, la vie la liberté des êtres humains. La violence est un crime contre l’humanité car elle détruit le tissu même de la société. Je prie avec vous pour que le sens moral et la conviction chrétienne des Irlandais et des Irlandaises ne puissent jamais être obscurcis ni entamés par le mensonge de la violence ; pour que personne ne puisse appeler un meurtre d’un autre nom que celui de meurtre ; pour que l’engrenage de la violence ne puisse jamais être qualifié de logique inévitable ou de représailles nécessaires. Ceci demeure vrai pour toujours. « Tous ceux qui prennent le glaive périront par le glaive ». »
6. Discours du 11 janvier 1991, in DC n° 2044, 16 février 1992, p. 153. A cette occasion il cita saint Raphaël Kalinowski qui lutta au XIXe siècle contre les persécutions russes anti-catholiques en Pologne et en Lituanie : « La patrie a besoin de sueur non de sang ! »
7. 1er mai 1991.
8. CA 22.
9. En février 1991, Jean-Paul II disait à Lech Walesa, le président polonais : « Ces accords ont pu être considérés comme une annulation de la victoire de 1945, car ils partagent l’humanité en deux groupes puissants et rivaux. » (Cité in TOULAT J., op. cit., p. 13).
10. CA 23.
11. § 25. Voir aussi CHENAUX Philippe, L’Église catholique et le communisme en Europe (1917-1989), De Lénine à Jean-Paul II, Cerf, 2009 ; SZULC Tad, Papst Johannes Paul II. Die Biographie, Dva, 1996.
12. Cf. MESSAGER Alexandre, Timor-Oriental : Non-assistance à un peuple en danger, L’Harmattan, 2000, pp. 62-63 ; CHOMSKY Noam, Timor-Oriental, l’horreur et l’amnésie, in Le Monde diplomatique, octobre 1999 ; CHRISTIANSEN Drew, Un pape non-violent dans une époque de terreur, Ceras-revue Projet n° 288, septembre 2005 (disponible sur www.ceras-projet.com/index.php?id=1177)
13. Mt 5, 13-14.
14. 12 octobre 1989 in DC n° 1995, 3 décembre 1989, pp.1057-1059.
15. Télégramme du 9 septembre 1999, in Documentation catholique, n° 2212, 17 octobre 1999, p. 915.
16. OR 22-23 avril 1991 ; DC, n°2029, 2 juin 1991, p.564,
17. OR 2 mai 1991 ; DC n° 2030, 16 juin 1991, p.614. (Rencontre du 7 mai entre les deux délégations conduites par le patriarche Pavle et le cardinal Kuharic (croate) président de la Conférence épiscopale yougoslave)
18. DC n° 2036, 20 octobre 1991, p. 891
19. Ouverte le 7 septembre 1991.
20. C’est en 1975 que fut signé cet Acte final stipulant le règlement pacifique des conflits, le respect des droits de l’homme et des minorités et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes : En vertu du principe de l’égalité de droits des peuples et de leur droit à disposer d’eux-mêmes : « Tous les peuples ont toujours le droit, en toute liberté, de déterminer, lorsqu’ils le désirent et comme ils le désirent, leur statut politique interne et externe, sans ingérence extérieure, et de poursuivre à leur gré leur développement politique, économique, social et culturel. » Jean-Paul II y reviendra dans son Discours aux diplomates accrédités près le Saint-Siège, le 11 janvier 1992 :  « …les peuples ont le droit de choisir leur manière de penser et de vivre ensemble. Il leur appartient de se doter des moyens qui leur permettent de réaliser leurs aspirations légitimes. » (in DC n°2044, 16 février 1992, pp. 152-153).
21. In DC n° 2039, 1er décembre 1991, pp. 1018-1020. Ces thèmes sont repris, après la proclamation de l’indépendance, dans l’Allocution à la Conférence épiscopale de Croatie, le 9 novembre 1992 (in DC n° 2063, 3 janvier 1993, pp. 6-8) où Jean-Paul II souhaite une « réconciliation évangélique » avec les orthodoxes serbes qui vivent en Croatie et demande que les pays bouleversés par la guerre « bénéficient de l’attention et du soutien de l’opinion publique internationale, ainsi que de la solidarité généreuse de la Communauté européenne et mondiale. »
22. Discours au premier ambassadeur de la République de Croatie, 3 juillet 1992, in DC, n° 2056, 6 et 20 septembre 1992, pp. 778-779.
23. Discours au Corps diplomatique, 16-01-93, DC n°2066, p. 157.
24. In DC n° 2139, 2 juin 1996, pp.503-504.
25. Id., p. 503.
26. OR 27-28 août 1990.
27. Discours aux membres de la Conférence épiscopale des évêques de rite latin de la région arabe, in DC, n° 2016, 18 novembre 1990, p. 985.
28. A la fin de la guerre du Golfe, devant les épiscopats des pays concernés par la guerre, Jean-Paul II déclare : « La paix et la justice marchent ensemble. Or, voici plus de quarante ans que le peuple palestinien est en état d’errance et que l’État d’Israël est contesté et menacé. Nous ne pouvons oublier que, depuis 1975, le peuple libanais vit une longue agonie et, aujourd’hui encore, son territoire national est occupé par des forces non libanaises. » Il ajoute encore à ce tableau, la situation difficile des chrétiens dans certaines sociétés islamiques comme l’Arabie saoudite. (Discours d’ouverture, 4 mars 1991, in DC, n° 2025, 7 avril 1991, p. 321.)
30. Il s’agit notamment des armées syrienne et israélienne.
31. « Aucun problème international ne peut être opportunément et dignement résolu par le recours aux armes, et l’expérience enseigne à toute l’humanité que la guerre, si elle cause de nombreuses victimes, engendre aussi des situations de graves injustices qui, à leur tour, constituent une forte tentation d’un ultérieur recours à la violence. » Jean-Paul II attire aussi l’attention de son correspondant sur le fait que cette guerre ne serait pas seulement préjudiciable aux Irakiens mais aussi à toute la région et même au monde entier. (Textes cités in TOULAT J., op. cit., pp. 127-129).
32. Cité in TOULAT J., op. cit., p. 34.
33. A l’occasion de cette guerre fortement médiatisée et partialement médiatisée, BAUDRILLARD Jean a dénoncé un danger nouveau : la virtualité de la guerre-spectacle. « Le drame réel, écrit-il, la guerre réelle, nous n’en avons plus ni le goût, ni le besoin. Ce qu’il nous faut, , c’est la saveur aphrodisiaque de la multiplication du faux, de l’hallucination de la violence, c’est que nous ayons de toute chose la jouissance hallucinogène, qui est aussi la jouissance, comme dans la drogue, de notre indifférence et de notre irresponsabilité, donc de notre véritable liberté. » (La guerre du Golfe n’a pas eu lieu, Galilée, 1991, p. 84).
34. Texte original en italien, disponible sur www.vatican.va, traduit par nos soins.
35. Angélus du 27 janvier 1991, in DC n° 2023, 3 mars 1991, p. 220.
36. Cf. Audience générale du 23 janvier, in DC n° 2023, 3 mars 1991, p. 220.
37. Discours d’ouverture, 4 mars 1991, in DC n° 2025, 7 avril 1991, pp. 321-322. Mgr TAURAN J.-L., secrétaire pour les Relations avec les États, résume ainsi les principes qui ont guidé l’activité du Saint-Siège pendant la crise :
« I. Les principes :
1) Dénoncer la situation d’injustice créée par l’invasion du Koweit, et demander des gestes courageux pour rétablir la justice et éviter la guerre.
2) Souligner le primat de la paix et rappeler que la justice et la paix marchent ensemble.
3) Ne pas négliger les questions non résolues de la région, en particulier, au Liban, en Terre sainte.
II. Les moyens :
1) La prière des croyants.
2) Un vaste mouvement de solidarité par la création d’un organisme spécial en faveur des réfugiés du Moyen-Orient.
3) L’activité diplomatique pour que prévale la négociation sur la confrontation armée. » (id..)
38. Discours aux diplomates accrédités près le Saint-Siège, le 11 janvier 1992 in DC n°2044, 16 février 1992, pp. 152-153.
39. Discours devant le Corps diplomatique, in DC n° 2285, p. 118.
40. Angélus, in DC n° 2287, 2 mars 2003, p. 248.
41. Homélie lors de la Célébration de la Cène du Seigneur, jeudi saint 2003, in DC n° 2291, 4 mai 2003, p. 419.
42. Discours aux participants à l’Assemblée plénière de la ROACO, in DC n° 2299, 5 octobre 2003.
43. Discours au Corps diplomatique, 10 janvier 2002.

⁢c. Conclusion

Tâchons de résumer la pensée de Jean-Paul II.

La guerre reste, hélas, omniprésente dans l’histoire des hommes mais on ne peut s’en accommoder : « On a le sentiment que la guerre a été déclarée à la paix ! Mais la guerre ne résout rien, elle ne fait que provoquer plus de souffrances et une propagation de la mort ; les rétorsions et les représailles ne servent à rien. La tragédie est vraiment grande : personne ne peut rester silencieux et inactif ; aucun responsable politique ou religieux ! qu’après les dénonciations suivent des actes concrets de solidarité qui aident tous les hommes à revenir au respect mutuel et à la négociation loyale. »[1]

Certes il faut tout faire pour éviter la guerre et privilégier sans cesse le dialogue mais on ne peut non plus rester indifférent à l’injustice et au malheur infligés aux populations innocentes. Un nouveau concept s’impose, celui d’« ingérence humanitaire » : « Bien souvent, des situations où la paix est absente, où la justice est bafouée, où le milieu naturel est détruit, mettent des populations entières en grand danger de ne pouvoir satisfaire leurs besoins alimentaires premiers. Il ne faut pas que les guerres entre nations et les conflits internes condamnent des civils sans défense à mourir de faim pour des motifs égoïstes ou partisans. Dans ces cas, on doit de toute façon assurer les aides alimentaires et sanitaires, et lever tous les obstacles, y compris ceux qui viennent de recours arbitraires au principe de non-ingérence dans les affaires intérieures d’un pays. La conscience de l’humanité, désormais soutenue par les dispositions du droit international humanitaire, demande que soit rendue obligatoire l’ingérence humanitaire dans les situations qui compromettent gravement la survie de peuples et de groupes ethniques entiers : c’est là un devoir pour les nations et la communauté internationale […]. »⁠[2] Mais cette ingérence humanitaire peut-elle être armée ? Jean-Paul II répond : « Une fois que toutes les possibilités offertes par les négociations diplomatiques, les processus prévus par les Conventions et organisations internationales, ont été mis en œuvre, et que, malgré cela, des populations sont en train de succomber sous les coups d’un injuste agresseur, les États n’ont plus le « droit à l’indifférence ». Il semble bien que leur devoir soit de désarmer cet agresseur, si tous les autres moyens se sont avérés inefficaces. Les principes de la souveraineté des États et de la non-ingérence dans leurs affaires internes - qui gardent toute leur valeur - ne sauraient toutefois constituer un paravent derrière lequel on pourrait torturer et assassiner »[3]

Il va de soi que cette intervention humanitaire souhaitable doit respecter les règles du jus in bello telles qu’elles ont été depuis longtemps édictées et établies dans d’innombrables règlements militaires et conventions internationales.⁠[4] Toutefois, Jean-Paul II note avec satisfaction que : « Parmi les signes d’espérance, il faut […] inscrire, dans de nombreuses couches de l’opinion publique, le développement d’une sensibilité nouvelle toujours plus opposée au recours à la guerre pour résoudre les conflits entre les peuples et toujours plus orientée vers la recherche de moyens efficaces mais « non violents » pour arrêter l’agresseur armé. »[5]

On le constate, la notion de « guerre juste  n’a plus du tout le statut privilégié qui fut le sien durant des siècles. Comme le note les meilleurs observateurs, elle s’inscrit désormais dans le cadre dominant d’une théologie de la paix. La pensée des papes depuis Benoît XV s’affirme de plus en plus comme « une théologie de la paix dont la « guerre juste » n’est qu’une partie ». La guerre juste est de plus en plus « subordonnée à cette théologie de la paix »[6].

En témoignent sa condamnation du trafic d’armes⁠[7], de la course aux armements⁠[8], du recours non nécessaire à la peine de mort⁠[9], de l’acquisition d’armes de destruction massive⁠[10], de l’immersion des déchets nucléaires⁠[11] et finalement son souhait « d’échange, de pardon et de réconciliation entre les personnes, entre les peuples et entre les Nations. »[12]

En témoigne, de manière particulièrement éclairante, la réflexion que Jean-Paul II nous a offerte sur le terrorisme⁠[13]. Sa condamnation est bien sûr traditionnelle et sans appel puisqu’il s’agit d’une « blessure douloureuse » motivée par « l’intention de tuer le peuple, de détruire la propriété aveuglément et de créer un climat de terreur et d’insécurité, en incluant souvent des prises d’otages ».⁠[14] Rien ne peut justifier le terrorisme, aucune injustice, aucune pauvreté d’autant plus que les pauvres sont les premières victimes du chaos économique et politique recherché par les terroristes.⁠[15]

Mais comment réagir devant ce phénomène extrême, brutal et aveugle, devant lequel, il est vain, évidemment, de parler de dialogue, de négociation ?

Le Message pour la Journée mondiale de la paix du 1er janvier 2002⁠[16], nous plonge au cœur de cette théologie de la paix indispensable, incontournable désormais et qui est confrontée à la violence la plus sauvage et la plus irrationnelle qui risquerait de la mettre en question dans l’esprit de nombreux contemporains affolés devant une nouvelle et inouïe barbarie. Ce qui se révèle face au paroxysme de la violence couvre ipso facto toutes les autres manifestations traditionnelles de la méchanceté des hommes.

La clé de voûte de cette théologie est l’« espérance fondée sur la conviction que le mal, le mysterium iniquitatis[17], n’a pas le dernier mot dans les vicissitudes humaines. » En effet, l’histoire du salut révélée par la sainte Écriture nous montre que tout au long de leurs tribulations, les hommes sont accompagnés « par la sollicitude miséricordieuse et providentielle de Dieu ». Ainsi, même si le mal semble l’emporter, il est sûr que la paix finira par prévaloir. En attendant, quelle réponse devons-nous apporter à la violence ? Ou plus précisément : « quel est le chemin qui conduit au plein rétablissement de l’ordre moral et social qui est violé de manière si barbare ? ». La réponse se trouve dans l’Écriture et il n’y en a pas d’autre même si elle déroute ou choque : la paix ne peut reposer que sur la justice et le pardon. Les deux termes ne sont pas antinomiques : « le pardon s’oppose à la rancune et à la vengeance, et non à la justice. »

Il faut d’abord travailler à établir la justice comme « vertu morale et garantie légale qui veille sur le plein respect des droits et des devoirs, et sur la répartition équitable des profits et des charges ». Ainsi, la communauté internationale unie dans la lutte contre le terrorisme doit aussi s’engager « sur les plans politique, diplomatique et économique pour résoudre avec courage et détermination les éventuelles situations d’oppression et de marginalisation qui seraient à l’origine des desseins terroristes. » En effet, le recrutement de terroristes est facilité par les injustices subies.

La justice étant toujours « fragile et imparfaite, exposée qu’elle est aux limites et aux égoïsmes des personnes et des groupe, elle doit s’exercer et, en un sens, être complétée par le pardon qui guérit les blessures et rétablit en profondeur les rapports humains perturbés », que ce soit sur le plan personnel, social ou international.

Le pardon doit d’abord se vivre personnellement, « dans le cœur de chacun », avant de devenir un fait social et juridique. Il s’agit d’abord, à l’image de Dieu⁠[18], de réagir contre la propension spontanée à rendre le mal pour le mal. Mais l’expérience nous révèle aussi que lorsque nous agissons mal, nous souhaitons que les autres soient indulgents avec nous. Il est donc naturel que nous agissions avec eux comme nous aimerions qu’ils soient avec nous. Qui n’a rêvé d’une « seconde chance », « de ne pas demeurer à jamais prisonnier de ses erreurs et de ses fautes », « de pouvoir à nouveau lever les yeux vers l’avenir, pour découvrir qu’il a encore la possibilité de faire confiance et de s’engager » ?

Ce pardon naît dans notre cœur est nécessaire à tous les niveaux de la société humaine pour qu’elle soit « plus juste et plus solidaire » car il renoue « les liens rompus », permet de dépasser « les situations stériles de condamnations réciproques » et de « vaincre la tentation d’exclure les autres en leur refusant toute possibilité d’appel. » Par contre, « le refus du pardon […], surtout s’il entretient la poursuite de conflits, a des répercussions incalculables pour le développement des peuples » à cause de « la course aux armements », des « dépenses de guerre » ou encore des « rétorsions économiques ».

Accepter de pardonner ou accepter le pardon n’est certes pas facile, il faut pour cela « une grande force spirituelle et un courage moral à toute épreuve » car le pardon « comporte toujours, à court terme, une perte apparente, tandis qu’à long terme, il assure un gain réel. La violence est exactement le contraire, elle opte pour un gain à brève échéance, mais se prépare pour l’avenir lointain une perte réelle et permanente. »

La nécessité du pardon, de la justice et de la réconciliation, ne signifie pas qu’on doive « surseoir aux exigences légitimes de réparation de l’ordre lésé » mais qu’il faut pour tendre à la plénitude de la justice guérir les blessures morales.

La nécessité du pardon ne signifie pas non plus qu’on ne peut se défendre mais « c’est un droit qui, comme tout autre droit, doit répondre à des règles morales et juridiques tant dans le choix des objectifs que dans celui des moyens. » Jean-Paul II précise que les culpabilités doivent être établies personnellement et prouvées, qu’on ne peut étendre les responsabilités à une nation, un peuple une religion. ⁠[19]

Enfin, Jean-Paul II lance un appel à tous les chefs religieux pour qu’ils s’engagent au service de la paix au nom de la justice, de la dignité de la personne et de l’unité du genre humain, pour qu’ils condamnent « l’assassinat délibéré de l’innocent » et s’engagent « dans la pédagogie du pardon, car l’homme qui pardonne ou qui demande pardon comprend qu’il y a une vérité plus grande que lui, et qu’en l’accueillant il peut se dépasser lui-même. » De plus, la prière est un élément essentiel, fondamental, dans la construction de la paix car Dieu peut rénover les cœurs et vaincre les obstacles les plus tenaces.

Pas de paix sans justice, pas de justice sans pardon ! Pas de paix sans prière.

Ainsi peut-on résumer la pensée ultime de Jean-Paul II.


1. Message de Pâques, 31 mars 2002.
2. Discours à la Conférence internationale sur la nutrition, 5 décembre 1992, in DC n° 2065, 7 février 1993, p. 107.
3. Discours au Corps diplomatique, 16-01-93, in DC n°2066, p. 157.
4. Notons que J. Toulat démontre dans son livre déjà cité que dans le cas de la guerre du Golfe, ni les règles du jus ad bellum ni celles du jus in bello n’ont été respectées. Ainsi, pour nous en tenir au jus in bello, les bombardements alliés ont provoqué un véritable « massacre » (cf. TOULAT J., op. cit., pp. 63-69).
5. Lettre encyclique Evangelium vitae, 25 mars 1995,  n° 27.
6. CHRISTIANSEN Drew, Un pape non-violent dans une époque de terreur, Ceras-revue Projet n° 288, septembre 2005 (disponible sur www.ceras-projet.com/index.php?id=1177).
7. Cf. Exhortation apostolique Ecclesia in Africa, 14 septembre 1995, in DC n° 2123, 1er octobre 1995, p. 846 : « Ceux qui alimentent les guerres en Afrique par le trafic d’armes sont complices de crimes odieux contre l’humanité ».
8. Cf. Exhortation apostolique Ecclesia in America, 22 janvier 1999, in DC n° 2197, p. 130: « La course aux armements est un élément qui paralyse gravement le progrès de nombreux pays en Amérique. Une voix prophétique doit s’élever des Église particulières d’Amérique pour dénoncer le réarmement et aussi le scandaleux commerce des armes de guerre qui absorbe des sommes d’argent considérables que l’on devrait au contraire destiner à combattre la misère et à promouvoir le développement. d’autre part, l’accumulation des armements constitue une cause d’instabilité et une menace pour la paix. »
9. Cf. Exhortation apostolique Ecclesia in America, op. cit. ; Catéchisme de l’Église catholique, n° 2267 ; Encyclique Evangelium vitae, n° 56.
10. Cf. Exhortation apostolique Ecclesia in Asia, 6 novembre 1999, in DC n° 2214, 21 novembre 1999, p. 1000: « Le Synode a demandé la fin de la construction, de la vente et de l’usage des armes nucléaires, chimiques et biologiques, et il a exhorté ceux qui ont installé les mines antipersonnel à apporter leur assistance au travail de réhabilitation et de restauration. »
11. Cf. Exhortation apostolique Ecclesia in Oceania, 22 novembre 2001, in DC n° 2260, 16 décembre 2001, p. 1093: « L’immersion de déchets nucléaires dans cette zone représente une menace supplémentaire pour la santé des populations autochtones. »
12. Cf. Exhortation apostolique Ecclesia in Europa, 28 juin 2003, in DC n° 2296, 20 juillet 2003, p. 704.
13. Voici comment Jean-Paul II décrit le terrorisme qui, depuis la fin de la guerre froide, « s’est transformé, dit-il, en un réseau sophistiqué de connivences politiques, techniques et économiques qui dépasse les frontières nationales et s’élargit jusqu’à englober le monde entier. Il s’agit de véritables organisations dotées bien souvent d’immenses ressources financières, qui élaborent des stratégies sur une vaste échelle, frappant des personnes innocentes qui n’ont rien à voir avec les visées poursuivies par les terroristes.
   Utilisant leurs adeptes comme armes à lancer contre des personnes sans défense et ignorantes du danger, ces organisations terroristes manifestent d’une manière déconcertante l’instinct de mort qui les nourrit. Le terrorisme naît de la haine et il engendre l’isolement, la méfiance et le repli sur soi. La violence s’ajoute à la violence, en une spirale tragique qui entraîne même les nouvelles générations, celles-ci héritant ainsi de la haine qui a divisé » les générations précédentes. Le terrorisme est fondé sur le mépris de la vie humaine. Voilà précisément pourquoi non seulement il est à l’origine de crimes intolérables, mais il constitue en lui-même, en tant que recours à la terreur comme stratégie politique et économique, un véritable crime contre l’humanité. » (Message pour la Journée mondiale de la paix, 1er janvier 2002, in DC, n° 2261, 6 janvier 2002, p. 5.)
14. SRS, n° 24.
15. Message pour la Journée mondiale de la paix, 1er janvier 2002, op. cit., p. 5. « La prétention qu’a le terrorisme d’agir au nom des pauvres est une flagrante imposture. » Selon une enquête révélée par l’agence Zenit (21 janvier 2002), « 90% des guerres depuis 1945 ont eu lieu dans des pays pauvres. Ceux qui ont payé le prix le plus élevé sont des innocents : deux millions d’enfants entre 1990 et 2000, près de 27 millions de morts civils depuis la période de l’après-guerre jusqu’à nos jours (90% du nombre total des victimes) ; 35 millions de réfugiés. Selon cette enquête, dans les années 90, on a enregistré 56 guerres (conflits armés avec plus de 1.000 morts) dans 44 pays, essentiellement des conflits dans lesquels on se bat pour le contrôle du gouvernement ou du territoire. »
16. In DC, n° 2261, 6 janvier 2002, pp. 4-8. Ce Message est évidemment marqué par les quatre attentats-suicides perpétrés le 11 septembre 2001 aux États-Unis, par des membres du réseau islamiste Al-Qaïda. On a relevé[] 2 973 victimes. Au-delà de la tragique actualité, le pape se réfère aussi à sa propre expérience, aux souffrances endurées sous les régimes totalitaires nazi et communiste. Il pense aussi à la situation dramatique qui perdure depuis un demi-siècle en Terre Sainte.
17. 2 Th, 2, 7. Ce mystère d’iniquité (Maredsous) est appelé aussi « mystère d’impiété » (Jérusalem et TOB), « mystère d’illégalité » (Osty). 1-12. La revue Communio a consacré tout un numéro à ce thème : Satan, « mystère d’iniquité », tome IV, n° 3, mai-juin 1979.
18. Malgré les infidélités d’Israël, Dieu reste fidèle à son peuple. Il « nous accueille malgré nos péchés » et le « modèle suprême est le pardon du Christ qui a prié ainsi sur la Croix : « Père, pardonne-leur : ils ne savent pas ce qu’ils font » (Lc 23, 34) ». Message pour la Journée mondiale de la paix, 1er janvier 2002, op. cit.).
19. Le10 janvier 2002, dans son Discours au Corps diplomatique (in DC n° 2263, 3 février 2002, pp. 104-106) : « La lutte légitime contre le terrorisme dont les odieux attentats du 11 septembre dernier sont l’expression la plus effroyable a redonné encore la parole aux armes. Face à l’agression barbare et aux massacres se pose non seulement la question de la légitime défense, mais aussi celle des moyens les plus aptes à éradiquer le terrorisme, de la recherche des facteurs à l’origine de telles actions, des mesures à prendre pour engager un processus de « guérison » afin de vaincre la peur et d’éviter que le mal s’ajoute au mal, la violence à la violence. […] Les ténèbres ne peuvent être chassées que par la lumière. La haine ne peut être vaincue que par l’amour. »

⁢ii. Benoît XVI (2005-2013)

⁢a. Les messages pour la Journée mondiale de la paix.

d’emblé, Benoît XVI inscrit son enseignement dans le sillage de ses prédécesseurs immédiats. Il prolonge notamment la pensée de Jean XXIII à propos des quatre piliers de la paix : la vérité, la liberté, l’amour et la justice⁠[1]. Mais il se réfère aussi à saint Benoît et à Benoît XV dont il a choisi le nom : « J’ai ainsi à la fois voulu me référer à la fois au Saint Patron de l’Europe, inspirateur d’une civilisation pacificatrice dans le continent tout entier, et au Pape Benoît XV, qui condamna la Première Guerre mondiale comme « un massacre inutile » [Appel aux Chefs des peuples belligérants, 1er août 1917] et qui a tout mis en œuvre pour que les raisons supérieures de la paix soient reconnues par tous » .

Avec saint Augustin et la Constitution Gaudium et spes, le pape rappelle que la paix qui correspond « à une aspiration profonde et à une espérance qui vivent en nous de manière indestructible »[2] est « le fruit d’un ordre qui a été implanté dans la société humaine par son divin Fondateur », un ordre « qui doit être mené à la réalisation par des hommes aspirant sans cesse à une justice plus parfaite »[3]. On peut aussi la définir comme « la convivialité des citoyens dans une société gouvernée par la justice ». La paix, « pour être authentique et durable, […] doit être construite sur le roc de la vérité de Dieu et de la vérité de l’homme. Seule cette vérité peut sensibiliser les esprits à la justice, les ouvrir à l’amour et à la solidarité, encourager tous les hommes à travailler pour une humanité réellement libre et solidaire. » Le premier obstacle à la paix est le mensonge comme le montrent l’Écriture, de la Genèse à l’Apocalypse[4]qui occulte la vérité sur l’homme et sur le plan de Dieu. Celle-ci s’impose même lorsqu’un conflit a éclaté. C’est pourquoi le droit humanitaire dont s’est dotée la Communauté internationale est un bien précieux à soutenir. Aujourd’hui, la « vérité de la paix » est niée par le terrorisme qu’il soit inspiré par le nihilisme qui nie l’existence d’une vérité ou par le fondamentalisme qui veut imposer une vérité. Dans les deux cas, c’est l’homme, sa vie et Dieu qui sont méprisés. Les autorités devraient veiller à ne pas fomenter « chez les citoyens des sentiments d’hostilité » ni compter sur les armes nucléaires qui ne donnent la victoire à personne mais ne font que des victimes. « Un désarmement nucléaire progressif et concordé » reste d’actualité d’autant plus qu’il serait tout profit pour les pays pauvres. (2006) d’une manière générale, la course aux armements et le commerce des armes doivent être combattus. (2008)

La paix est, en même temps, don de Dieu par la création et la rédemption et tâche des hommes invités à répondre au plan divin, à respecter la dignité de tout homme, de ses droits à la vie, à la liberté religieuse (2011), dans la reconnaissance de l’égalité essentielle de toutes les personnes, quels que soient l’âge, le sexe, la culture. Le respect doit s’étendre à toute la création, à la terre et ses ressources, l’eau particulièrement (2010). On ne peut donc admettre des visions réductrices, idéologiques de l’homme et de Dieu ni l’indifférence vis-à-vis de la nature de l’homme et de ses droits fondamentaux, objectifs, inaliénables qui doivent être la préoccupation première des Organisations internationales. (2007)

Le premier lieu de paix, « premier lieu d’’humanisation’ de la personne et de la société »[5], c’est la famille qui jouit de droits spécifiques et qui doit inspirer par ses valeurs toutes les communautés jusqu’à la communauté des peuples « appelés à former une grande famille » dans une « maison commune », la terre (2010) et sous une loi morale commune, la loi naturelle qui doit marquer les législations des États. (2008)

Benoît XVI n’oublie pas non plus ce que Paul VI nous a enseigné : que « le développement est le nouveau nom de la paix »[6]. Il faut donc, dans la solidarité, combattre toutes les formes de pauvretés qui sont autant de « facteurs d’instabilité, de tension et de conflit ». Avec la doctrine sociale de l’Église, il faut réévaluer les activités économiques (2010), commerciales, financières. « Combattre la pauvreté, c’est construire la paix ». (2009)

Tout ce programme, le souci de la vérité et de la vraie liberté, de la justice et de la paix, doit être au centre de l’éducation de la jeunesse, dans les familles, dans les écoles et les media. (2012)

Ce programme parfaitement conforme aux enseignements des papes précédents est tout entier repris dans le message du 1er janvier 2013 à partir du commentaire de la 7e béatitude : « Heureux les artisans de paix, parce qu’ils seront appelés fils de Dieu » (Mt 5,9). Le point le plus important est que le caractère naturel et surnaturel de la paix y est de nouveau clairement affirmé et approfondi : tout effort efficace et durable en vue de la paix ne peut se passer d’une imprégnation et d’une perspective eschatologique : « La béatitude de Jésus dit que la paix est à la fouis don messianique et œuvre humaine. En effet, la paix présuppose un humanisme ouvert à la transcendance. Il est fruit du don réciproque, d’un enrichissement mutuel, grâce au don qui jaillit de Dieu et permet de vivre avec les autres et pour les autres. L’éthique de la paix est une éthique de la communion et du partage. Il est alors indispensable que les différentes cultures contemporaines dépassent les anthropologies et les éthiques fondées sur les présupposés théorico-pratiques surtout subjectifs et pragmatiques, au nom desquels les relations de cohabitation sont inspirés par des critères de pouvoir ou de profit, où les moyens deviennent des fins et vice-versa, où la culture et l’éducation sont seulement centrées sur les instruments, sur la technique et sur l’efficacité. Le démantèlement de la dictature du relativisme et de l’adoption d’une morale totalement autonome qui interdit la reconnaissance de l’incontournable loi morale naturelle inscrite par Dieu dans la conscience de chaque homme est une condition nécessaire de la paix. La paix est construction d’un vivre-ensemble en termes rationnels et moraux, s’appuyant sur un fondement dont la mesure n’est pas créée par l’homme mais par Dieu même. « Le Seigneur donne la puissance à son peuple, le Seigneur bénit son peuple dans la paix », rappelle le psaume 29 (v. 11). »[7]

Jean-Paul II avait, nous l’avons vu, insisté  « sur le fait qu’il n’y a pas de paix sans justice, qu’il n’y a pas de justice sans pardon »[8]  Benoît XVI reprend la formule et la commente : « La notion de pardon a besoin de trouver une place dans les débats internationaux sur les résolutions des conflits, afin de transformer le langage stérile des récriminations réciproques qui n’aboutissent à rien. Si la créature humaine est faite à l’image de Dieu, un Dieu de justice qui est « riche en miséricorde » (Ep 2, 4), alors ces qualités doivent se refléter dans la conduite des affaires humaines. C’est la combinaison de la justice et du pardon, de la justice et de la grâce, qui réside au cœur de la réponse divine aux mauvaises actions de l’homme (cf. Spe salvi, n° 44), en d’autres termes, au cœur de l’ « ordre établi par Dieu » (Pacem in terris, 1). Le pardon n’est pas la négation du mal, mais une participation à l’amour guérissant et transformant de Dieu qui restaure et réconcilie. […] Les torts et les injustices historiques ne peuvent être surmontés que si des hommes et des femmes sont inspirés par un message de guérison et d’espérance, un message qui offre une voie pour aller de l’avant, pour sortir de l’impasse qui emprisonne si souvent les personnes et les nations dans un cercle vicieux de violence. » Benoît XVI se réjouit que depuis 1963, « certains conflits qui semblaient insolubles à l’époque font désormais partie de l’histoire ». Il y voit un signe réconfortant pour poursuivre avec confiance sur cette voie de recherche de l’ordre établi par Dieu.⁠[9]

Telle est en bref et confirmée la théologie de la paix que l’Église a établi tout au long d’un siècle de conflits.

Et face à ces violences qui continuent à secouer bien des régions du monde, quelles positions concrètes seront prises par Benoît XVI en fonction de cette théologie de la paix ?

Aucun endroit du monde où sévit une forme ou l’autre de violence n’échappe à la compassion et à la prière de Benoît XVI. Partout il souhaite que les armes se taisent, que le dialogue reprenne, que l’on travaille à réconcilier les parties, que l’on se soucie des réfugiés, des minorités, que l’on encourage la diplomatie, que la communauté internationale prenne ses responsabilités, au Liban, en Libye⁠[10], en Irak⁠[11], au Pakistan, en Afghanistan, au Sri Lanka, au Myanmar, au Darfour, en République démocratique du Congo, en Somalie, en Côte-d’Ivoire⁠[12]etc.⁠[13] Benoît XVI a été aussi confronté à un phénomène de plus en plus inquiétant : les violences contre les chrétiens. En Afrique du Nord, au Moyen-Orient, en Asie et en Afrique, ils sont l’objet d’actes terroristes qui révèlent combien est précieux le respect de la liberté religieuse pour le maintien de la paix.⁠[14]

Epinglons quelques dossiers particuliers…​


1. A l’occasion du cinquantenaire de l’encyclique Pacem in terris, Benoît XVI dira que le contexte politique a changé depuis 50 ans mais que « les perspectives offertes par le pape jean XXIII peuvent encore nous apprendre beaucoup de choses tandis que nous nous battons pour faire face aux nouveaux défis pour la paix et la justice dans l’ère de l‘après-guerre froide, dans la prolifération continue des armes. » L’encyclique dont l’inspiration est accessible à tous car la vérité est accessible à tous, est et reste « une exhortation puissante à s’engager dans le dialogue créatif entre l’Église et le monde, entre les croyants et les non-croyants », un message d’espérance pour établir la justice et la paix dans le monde. Pacem in terris est un « important document de la doctrine sociale de l’église », une vision de l’homme qui invite au dialogue. (Message à l’Académie pontificale des sciences sociales, 27 avril-1er mai 2012, in DC n° 2491, 3 juin 2012.)
2. JEAN-PAUL II, Message pour la Journée mondiale de la paix, 2004.
3. GS 77-78.
4. Gn 1, Jn 8, 44, Ap 22, 15.
5. JEAN-PAUL II, Exhortation apostolique, Christifideles laici, 1988.
6. PP, n° 87.
7. Message pour la Journée mondiale de prière pour la paix, 1er janvier 2013 in DC n° 2503, 6 janvier 2013, p. 3. 
8. Message pour la journée mondiale de la paix, 1er janvier 2002, in DC, n°2261, 6 janvier 2002.
9. Message à l’Académie pontificale des sciences sociales, 27 avril-1er mai 2012, in DC n° 2491, 3 juin 2012.
10. Mgr MARTINELLI, Vicaire apostolique de Tripoli déclare : « du fait que les bombardements ont été autorisés par l’ONU (cela) ne signifie pas que l’ONU, l’OTAN ou l’Union européenne aient l’autorité morale pour décider de bombarder. Je ne veux certes pas interférer avec l’action politique de quiconque mais il est de mon devoir d’affirmer que les bombardements sont immoraux. (…) Bombarder ne constitue pas un acte dicté par la conscience civile et morale de l’Occident ou plus généralement de l’humanité. Bombarder constitue toujours un acte immoral. Je respecte les Nations Unies, je respecte l’OTAN, mais je dois cependant déclarer que la guerre est immorale. S’il existe des violations des droits de l’homme quelque part, je ne peux pas utiliser la même méthode pour les faire cesser. En tant que chrétien, je dois recourir à des méthodes pacifiques, au premier rang desquelles le dialogue. Je rappelle que le Pape Jean-Paul II a établi des relations diplomatiques avec la Libye alors qu’elle se trouvait soumise à un embargo. Ceci afin de démontrer que la méthode pour résoudre les problèmes ne consiste pas dans les guerres ni même dans les embargos mais dans le dialogue diplomatique. » (Cf. Zenit, 6-5-2011).
   La rencontre de la Commission mixte Méditerranée-Maghreb-Europe a eu lieu du 2 au 4 mai à Tunis. Dans le texte de la note conclusive, envoyée à l’Agence Fides, les Evêques réunis dans la capitale tunisienne indiquent « concernant la Libye l’appui des interventions du Pape Benoît XVI et de Mgr Giovani Martinelli, Vicaire apostolique de Tripoli, sur la priorité du dialogue politique : personne ne pourra maîtriser les conséquences des interventions armées qui frappent aussi des victimes innocentes ». (Agence Fides 05/05/2011).
11. Le Saint-Siège a réagi ainsi à l’annonce de l’exécution de Saddam Hussein le 3 décembre 2006: « Une exécution capitale est toujours une nouvelle tragique, motif de tristesse, même s’il s’agit d’une personne qui s’est rendue coupable de graves délits. La position de l’Église catholique -contre la peine de mort- a été de nombreuses fois réaffirmée. L’exécution du coupable n’est aucunement la voie qu’il convient d’emprunter pour rétablir la justice et réconcilier la société. Au contraire, le risque est bel et bien d’alimenter la vengeance et de semer à nouveau la violence. En cette période sombre de la vie du peuple irakien, il ne reste plus qu’à souhaiter que tous les responsables fassent réellement leur possible pour que de cette situation dramatique naisse enfin quelque espoir de réconciliation et de paix. » (In DC n° 2371, 21 janvier 2007)
12. Le 30 mars et le 6 avril 2011, le pape a lancé un appel en faveur de la population ivoirienne « traumatisée par de douloureuses luttes internes et de graves tensions sociopolitiques » à la suite d’affrontements internes suite à des élections controversées. Benoît XVI ne s’est pas contenté de paroles puisqu’il a demandé au cardinal Peter K. Turkson de se rendre sur place. (Cf. DC n° 2467, 1er mai 2011, p. 421).
13. Cf. Discours au Corps diplomatique, 11 janvier 2007, in DC n°2373, 4 février 2007 ; Discours au Corps diplomatique, 7 janvier 2008, in DC n° 2395, 3 février 2008.
14. Discours au Corps diplomatique, 10 janvier 2011, in DC n° 2462, 20 février 2011.

⁢b. La guerre de 39-45

A propos de l’engagement des Alliés lors de la seconde guerre mondiale, le futur Benoît XVI rappelle le devoir d’intervention humanitaire : « S’il y a eu jamais, dans l’histoire, un bellum justum, c’est bien ici, dans l’engagement des Alliés, car l’intervention servait finalement aussi au bien de ceux contre le pays desquels la guerre a été menée. Une telle constatation me paraît importante, car elle montre, sur la base d’un événement historique, la caractère insoutenable d’un pacifisme absolu »[1]

De visite en Grande-Bretagne, le pape rendra hommage à ceux qui se sont opposés au nazisme : « …nous pouvons nous rappeler combien la Grande-Bretagne et ses dirigeants ont combattu la tyrannie nazie qui cherchait à éliminer Dieu de la société, et qui niait notre commune humanité avec beaucoup de personnes jugées indignes de vivre, en particulier les juifs. »[2]


1. Cardinal RATZINGER Joseph, A la recherche de la paix, in Communio, n° XXIX, 4, juillet-août 2004, pp. 107-118.
2. Discours lors de la rencontre avec la Reine à Holyroodhouse, 16 septembre 2010, in DC n° 2454, 17 octobre 2010, p. 866.

⁢c. Le conflit israélo-palestinien

Benoît XVI, constamment préoccupé par la situation en terre sainte, confirme la position de l’Église : « L’État d’Israël doit pouvoir y exister pacifiquement, conformément aux normes du droit international ; le peuple palestinien doit également pouvoir y développer sereinement ses institutions démocratiques pour un avenir libre et prospère. »[1]

« Une fois de plus, je voudrais redire que l’option militaire n’est pas une solution et que la violence d’où qu’elle provienne et quelque forme qu’elle prenne, doit être condamnée fermement. Je souhaite […] que soient relancées les négociations de paix en renonçant à la haine, aux provocations et à l’usage des armes. Il est très important que, à l’occasion des échéances électorales cruciales qui intéresseront beaucoup d’habitants de la région dans les prochains mois, émergent des dirigeants capables de faire progresser avec détermination ce processus et de guider leurs peuples vers la difficile mais indispensable réconciliation. On ne pourra parvenir à celle-ci sans adopter une approche globale des problèmes de ces pays, dans le respect des aspirations et des intérêts légitimes de toutes les populations intéressées. »[2]

En 2013, « suite à la reconnaissance de la Palestine comme État observateur non membre des nations-Unies, je renouvelle le souhait que, avec le soutien de la communauté internationale, Israéliens et palestiniens s’engagent pour une coexistence pacifique dans le cadre de deux États souverains, où le respect de la justice et des aspirations légitimes des deux peuples sera préservé et garanti. »[3]


1. Discours au Corps diplomatique, 9 janvier 2006, in DC n° 2351, 5 février 2006, p. 103. Le Pape « évoque aussi l’attitude du régime envers des pasteurs et des religieux chrétiens qui ont défendu la vérité dans l’amour en s’opposant aux nazis et qui l’ont payé de leurs vies. »
2. Discours au Corps diplomatique, 8 janvier 2009,in DC n° 2412, 1er février 2009.
3. Discours au Corps diplomatique, 7 janvier 2013, in DC n° 2505, 3 février 2013.

⁢d. La Syrie

« Je suis avec beaucoup d’appréhension les épisodes dramatiques et croissants de violence en Syrie. Au cours des derniers jours, ils ont provoqué de nombreuses victimes. Je rappelle dans la prière les victimes, parmi lesquelles on compte également des enfants, les blessés et tous ceux qui souffrent des conséquences d’un conflit toujours plus préoccupant. Je renouvelle en outre mon appel pressant à mettre fin à la violence et à l’effusion de sang. Enfin, j’invite chacun — et avant tout les autorités politiques de Syrie — à privilégier la voie du dialogue, de la réconciliation et de l’engagement pour la paix. Il est urgent de répondre aux aspirations légitimes des différentes composantes du pays, ainsi qu’aux souhaits de la communauté internationale, préoccupée par le bien commun de la société tout entière et de la région. »[1]

« C’est avant tout aux autorités civiles et politiques qu’incombe la grave responsabilité d’œuvrer pour la paix. Elles sont les premières à être appelées à résoudre les nombreux conflits qui continuent d’ensanglanter l’humanité […]. Je pense d’abord à la Syrie, déchirée par des massacres sans fi n et théâtre d’effroyables souffrances parmi la population civile. Je renouvelle mon appel afin que les armes soient déposées et que prévale le plus tôt possible un dialogue constructif pour mettre fin à un conflit qui ne connaîtra pas de vainqueurs, mais seulement des vaincus s’il perdure, ne laissant derrière lui qu’un champ de ruines. »[2]

Outre la Syrie, il y a ou il y a eu, à travers le monde, des guerres civiles nombreuses, en Irlande, dans l’ex-Yougoslavie ou au Rwanda, en Somalie ou au Liberia. Dans ces pays, la cohabitation qui avait été réelle pendant un temps plus ou moins long, s’est désagrégée et le droit a cédé à la force. Les causes principales de cet effondrement sont les idéologies et l’intérêt spécialement « des grands marchés ».⁠[3]


1. Angélus, 12 février 2012, sur www.vatican.va.
2. Discours au Corps diplomatique, 7 janvier 2013, in DC n° 2505, 3 février 2013.
3. Cardinal RATZINGER Joseph, A la recherche de la paix, in Communio, n° XXIX, 4, juillet-août 2004, pp. 110-111.

⁢e. La terreur

La menace grandit dans la mesure où les forces terroristes et les organisations criminelles pourraient avoir accès aux armes nucléaires ou biologiques. Alors que les grandes puissances seules détentrices de ces armes ont, on l’espère, suffisamment de conscience pour ne pas les employer, les forces et organisations terroristes « ne veulent plus entendre raison, puisque un des éléments de base de la terreur repose sur le fait d’être prêt à l’autodestruction - une autodestruction qui est transfigurée en martyre et convertie en promesse. »

Que faire ? Il arrive que la force puisse et doive être employée pour défendre le droit. Un pacifisme absolu serait « une capitulation devant l’iniquité ». Mais l’utilisation de la force sans règles et par une seule puissance serait aussi source d’iniquité. Il faut lutte contre les injustices nourricières de violence, s’inscrire dans une logique de pardon et agir au nom d’un droit commun, un « jus gentium » et non un droit particulier, pour une liberté commune.⁠[1]


1. Id., pp. 111-112.

⁢f. Le commerce des armes et la prolifération des armes nucléaires

Déjà dans son premier Message pour la Journée mondiale de prière pour la paix, Benoît XVI s’inscrit avec force dans le mouvement lancé par Pie XII avant même que n’explose la première bombe nucléaire le 6 août 1945⁠[1]. Mouvement qui s’est renforcé après le premier bombardement nucléaire et a, depuis, développé ses raisons et principes dans nombre de documents magistériels.

Benoît XVI rappelle le grave défi « de l’augmentation des dépenses militaires ainsi que du maintien et du développement des arsenaux nucléaires. d’énormes ressources économiques sont absorbées à ces fins, alors qu’elles pourraient être destinées au développement des peuples, surtout des plus pauvres. » Il souhaite que « soient prises des décisions efficaces en vue d’un désarmement progressif, visant à libérer l a planète des armes nucléaires. Plus généralement, [il] déplore que la production et l’exportation des armes contribuent à perpétuer conflits et violences […]. A l’incapacité des parties directement impliquées à s’extraire de la spirale de violence et de douleur engendrée par ces conflits, s’ajoute l’apparente impuissance des autres pays et des organisations internationales à ramener la paix, sans compter l’indifférence quasi résignée de l’opinion publique mondiale. »[2]

Et plus précisément encore : « Que dire ensuite des gouvernements qui comptent sur les armes nucléaires pour garantir la sécurité de leurs pays ? Avec d’innombrables personnes de bonne volonté, on peut affirmer que cette perspective, hormis le fait qu’elle est funeste, est tout à fait fallacieuse. En effet, dans une guerre nucléaire, il n’y aurait pas de vainqueurs, mais seulement des victimes.

La vérité de la paix demande que tous - aussi bien les gouvernements qui, de manière déclarée ou occulte, possèdent des armes nucléaires depuis longtemps, que ceux qui entendent se les procurer- changent conjointement de cap par des choix clairs et fermes, s’orientant vers un désarmement nucléaire progressif et concordé. Les ressources ainsi épargnées pourront être employées en projets de développement au profit de tous les habitants et, en premier lieu, des plus pauvres.

Augmentation préoccupante des dépenses militaires ; commerce des armes toujours prospère ; le processus politique et juridique mis en œuvre par la Communauté internationale pour renforcer le chemin du désarmement stagne dans le marécage d’une indifférence quasi générale. Quel avenir de paix sera un jouir possible si on continue à investir dans la production des armes et dans la recherche employée à en développer de nouvelles ? […] Que la Communauté internationale sache retrouver le courage et la sagesse de relancer résolument et collectivement le désarmement, donnant une application concrète au droit à la paix, qui est pour tout homme et pour tout peuple. »[3]

Benoît XVI s’inscrit bien dans la ligne de ses prédécesseurs. Rien de nouveau apparemment si ce n’est, et c’est très important, l’insistance sur le lien qu’il établit entre la paix et le dialogue entre la foi et la raison : « il ne peut y avoir non plus de paix dans le monde sans paix véritable entre raison et foi ». Pourquoi ? Parce que « sans paix entre raison et religion, les sources de la morale et du droit tarissent. » C’est le terrorisme islamique qui inspire cette réflexion. Le danger serait, en effet, de considérer que nous sommes impliqués dans une confrontation entre le monde de la raison, le monde occidental, et le monde de la religion fondamentaliste. Or, il y a des « pathologies de la raison » et des « pathologies de la religion » qui sont des « dangers mortels » pour la paix et l’humanité entière.

La religion devient maladie lorsque Dieu est identifié à des intérêts particuliers, à une communauté particulière. Le bien et le droit deviennent mon bien et mon droit absolus servis par une volonté qui peut devenir fanatique. On peut penser à un certain islam comme à certaines sectes occidentales. La foi en Dieu manipulée devient destructrice.

La raison aussi peut devenir maladie lorsqu’elle se coupe totalement de Dieu et prétend construire un homme et un monde nouveaux. On pense à Hitler, aux adeptes de Marx, à Pol Pot mais on déplore aussi la réduction de ce qui est rationnel à ce qui est vérifiable, contrôlable expérimentalement, manufacturable et falsifiable. L’homme n’est plus qu’un produit et la morale comme la religion ne sont plus que des phénomènes subjectifs. Disparaît la possibilité de trouver des « critères communs, « objectifs », de la moralité. » On ne peut plus parler de bien ou de mal en soi. Le faire est assimilé au fondamentalisme. Ne peut être bien que ce qui sert à construire le monde nouveau en « déconstruisant » l’ancien, le monde de la dignité de la personne, le monde où même le faible, le malade, le handicapé est respecté.

Or, seule la raison, ratio et intellectus, dans toute sa capacité à pénétrer « les couches les couches les plus profondes de l’être », à percevoir le bien, « condition du droit et par là également présupposé de la paix dans le monde », à percevoir le bon, le sacré, le saint, une raison ouverte à Dieu, peut « parer la manipulation de la notion de Dieu et les maladies de la religion, et offrir des remèdes. »

Le monde, à la recherche de la paix, a besoin de Dieu Logos et Amour, Raison et Relation. Une raison créatrice qui a créé l’homme à l’image de Dieu, l’homme qui participe par le fait même « de la dignité inviolable de Dieu », fondement de ses droits. Un amour qui refuse catégoriquement « toute idéologie de la violence ». Mais Dieu est aussi le Juge auquel « tous les hommes devront rendre compte ». Enfin, le Royaume de Dieu n’est pas de ce monde mais il « advient par la foi, l’espérance et la charité, et doit transformer le monde de l’intérieur » au sein d’un État laïc nécessaire à la cohabitation de gens différents mais non laïciste. L’Eta laïciste, bâti sur la seule raison, refusant son héritage historique ne peut « éviter le conflit avec les cultures […] hostiles » au christianisme.⁠[4]


1. Allocution à l’Académie pontificale des sciences, 21 février 1943.
2. Discours au Corps diplomatique, 11 janvier 2010, in DC n° 2439, 7 février 2010.
3. Message pour la Journée mondiale de la paix, 1er janvier 2006, op. cit..
4. A la recherche de la paix, Conférence prononcée à Caen, le 5 juin 2004, à l’occasion du soixantième anniversaire du débarquement allié. (in Communio, n° XXIX, 4, juillet-août 2004, pp. 107-118.

⁢iii. François (élu en 2013)

Elu le 13 mars 2013, François reçoit le 22 mars le Corps diplomatique et, à cette occasion, poursuit la réflexion entamée par son prédécesseur sur un danger « qui laisse chacun comme mesure de lui-même, et met en péril la convivialité entre les hommes » : la « dictature du relativisme ». Il explique, comme Benoît XVI l’avait fait : « il n’y a pas de véritable paix sans vérité ! La paix ne peut pas être véritable si chacun est la mesure de lui-même, si chacun peut revendiquer toujours et seulement son droit personnel, sans avoir le souci en même temps du bien des autres, de tous, à partir de la nature qui unit chaque être humain sur cette terre. » Il faut donc « jeter des ponts entre tous les hommes, si bien que chacun puisse trouver dans l’autre, non un ennemi, non un concurrent, mais un frère à accueillir et à embrasser ! » Toutefois, « le rôle de la religion est fondamental. On ne peut pas en effet construire des ponts entre les hommes en oubliant Dieu. Mais le contraire vaut aussi : on ne peut vivre des liens véritables avec Dieu en ignorant les autres. »[1]

d’emblée, le pape est confronté à la guerre en Syrie. Il prend position et agit.

Le 1er septembre 2013, le pape François lance un appel vibrant et pathétique à la paix lors de l’Angélus, Place Saint-Pierre. Il propose que le 7 septembre, veille de la fête de la naissance de la Vierge Marie, soit pour l’Église une journée de jeûne et de prière pour la paix en Syrie, au Proche-Orient et dans le monde. Il invite les autres confessions chrétiennes à se joindre à cette journée et les autres religions à s’y unir par des initiatives de leur choix.

« Chers frères et sœurs, je voudrais me faire aujourd’hui l’interprète du cri qui monte de toutes les parties de la terre, de tous les peuples, du cœur de chacun, de l’unique grande famille qu’est l’humanité, avec une angoisse croissante : c’est le cri de la paix ! Et le cri qui dit avec force : nous voulons un monde de paix, nous voulons être des hommes et des femmes de paix, nous voulons que dans notre société déchirée par les divisions et les conflits, explose la paix ; plus jamais la guerre ! Plus jamais la guerre ! La paix est un don éminemment précieux, qui doit être promu et préservé.

Je vis avec une particulière souffrance et préoccupation les nombreuses situations de conflit qu’il y a sur notre terre, mais, ces jours-ci, mon cœur est profondément blessé par ce qui se passe en Syrie et angoissé par les développements dramatiques qui s’annoncent.

J’adresse un appel fort pour la paix, un appel qui naît du plus profond de moi-même ! Que de souffrance, que de destruction, que de douleur a provoqué et provoque l’usage des armes dans ce pays affligé, particulièrement parmi les populations civiles et sans défense ! Pensons : Que d’enfants ne pourront pas voir la lumière de l’avenir ! Avec une fermeté particulière je condamne l’usage des armes chimiques ! Je vous dis que j’ai encore, fixées dans mon esprit et dans mon cœur, les terribles images de ces derniers jours ! Sur nos actions il y a un jugement de Dieu et aussi un jugement de l’histoire, auxquels on ne peut pas échapper ! Ce n’est jamais l’usage de la violence qui conduit à la paix. La guerre appelle la guerre, la violence appelle la violence !

De toutes mes forces, je demande aux parties en conflit d’écouter la voix de leur conscience, de ne pas s’enfermer dans leurs propres intérêts, mais de regarder l’autre comme un frère et d’entreprendre courageusement et résolument le chemin de la rencontre et de la négociation, en dépassant les oppositions aveugles. Avec la même fermeté, j’exhorte aussi la communauté internationale à fournir tout effort pour promouvoir, sans délai ultérieur, des initiatives claires fondées sur le dialogue et la négociation pour la paix dans cette Nation, pour le bien de tout le peuple syrien.

qu’aucun effort ne soit épargné pour garantir une assistance humanitaire à ceux qui sont touchés par ce terrible conflit, particulièrement aux réfugiés dans ce pays et aux nombreux réfugiés dans les pays voisins. Que soit garantie aux agents humanitaires engagés à alléger les souffrances de la population, la possibilité d’apporter l’aide nécessaire.

Que pouvons-nous faire pour la paix dans le monde ? Comme le disait le pape Jean XXIII : À tous incombe la tâche de rétablir les rapports de la vie en société sur les bases de la justice et de l’amour (cf. Pacem in terris,11 avril 1963).

qu’une chaîne d’engagement pour la paix unisse tous les hommes et toutes les femmes de bonne volonté ! C’est une forte et pressante invitation que j’adresse à toute l’Église catholique, mais que j’étends à tous les chrétiens d’autres confessions, aux hommes et aux femmes de chaque religion, ainsi qu’à ces frères et sœurs qui ne croient pas : la paix est un bien qui dépasse toute barrière, parce qu’elle est un bien de toute l’humanité.

Je le répète à haute voix, ce n’est pas la culture de l’affrontement, la culture du conflit qui construit la vie collective dans un peuple et entre les peuples, mais celle-ci : la culture de la rencontre, la culture du dialogue. C’est l’unique voie pour la paix.

Que le cri de la paix s’élève pour arriver au cœur de tous et que tous déposent les armes et se laissent guider par le souffle de la paix.

À Marie, nous demandons de nous aider à répondre à la violence, au conflit et à la guerre, par la force du dialogue, de la réconciliation et de l’amour. Elle est mère : qu’elle nous aide à retrouver la paix ; nous sommes tous ses enfants ! Aide-nous, Marie, à dépasser ce moment difficile et à nous engager à construire chaque jour et dans tous les domaines une culture authentique de la rencontre et de la paix. Marie, Reine de la paix, prie pour nous ! »[2]

Le 4 septembre, François lance un appel aux dirigeants du G20⁠[3] dont les ministres, les chefs des banques centrales et les chefs d’États se réunissent régulièrement. Il a été créé en 1999, après la succession des crises financières des années 90[\]. Il vise à favoriser la concertation internationale entre pays importants au point de vue économique.] qui vont se réunir à Saint-Pétersbourg les 5 et 6 septembre. Pour cela, il écrit à Vladimir Poutine, la Russie assurant la présidence de cette réunion. Dans un premier temps, François rappelle la nécessité d’une éthique économique, financière et sociale internationale qui permette à « tous les êtres humains de mener une vie digne, du plus âgé d’entre eux à l’enfant qui n’est pas encore né », à tout être humain et pas seulement aux citoyens des pays membres du G20. Bien que l’objectif de ce groupe ne soit pas de s’occuper des conflits armés à travers le monde, le pape fait remarquer qu’il est vain de parler de développement économique⁠[4] si la paix ne règne pas. Il demande donc qu’on n’oublie pas « la situation du Moyen-Orient, et en particulier celle de la Syrie. Il est regrettable que, depuis le tout début du conflit syrien, des intérêts partisans ont prévalu et entravé la recherche d’une solution qui aurait évité le massacre insensé qui se déroule maintenant »[5]. Il souligne que ce conflit qui a trop duré « risque même de causer de plus grandes souffrances à une région amèrement éprouvée par les conflits, qui aspire à la paix. » Il faut donc que les dirigeants de ces puissances trouvent « les moyens de surmonter les positions divergentes ; qu’ils renoncent à la vaine prétention d’une solution militaire ; qu’il y ait plutôt un engagement renouvelé à chercher, avec courage et détermination, une solution pacifique à travers le dialogue et la négociation entre les parties impliquées, qui soit soutenue unanimement par la communauté internationale. De plus, tous les gouvernements ont le devoir moral de faire tout ce qui est possible pour apporter une assistance humanitaire à ceux qui souffrent du conflit, autant à l’intérieur qu’à l’extérieur des frontières du pays. »[6]

Le 7 septembre, le pape préside place Saint-Pierre, la veillée de prière⁠[7] alors que les États-Unis et la France ont annoncé leur intention de frapper militairement la Syrie après que des armes chimiques y ont été utilisées contre la population civile.

Partant du regard de Dieu sur sa création au début du livre de la Genèse (« Dieu vit que cela était bon »), François se demande ce que ce « message » signifie pour nous :

« Il nous dit simplement que, dans le cœur et dans la pensée de Dieu, notre monde est la maison de l’harmonie et de la paix, le lieu où tous peuvent trouver leur place et se sentir chez soi, parce que cela est «  bon ». Tout le créé forme un ensemble harmonieux, bon ; mais surtout les humains, faits à l’image et à la ressemblance de Dieu, sont une unique famille, dans laquelle les relations sont marquées par une fraternité non seulement proclamée en paroles mais réelle : l’autre est le frère, la sœur à aimer, et la relation avec Dieu qui est amour, fidélité, bonté se reflète sur toutes les relations entre les êtres humains et apporte l’harmonie à la création tout entière. Le monde de Dieu est un monde dans lequel chacun se sent responsable de l’autre, du bien de l’autre. Ce soir, dans la réflexion, dans le jeûne, dans la prière, nous pensons au fond de nous-mêmes, en chacun de nous : n’est-ce pas ce monde-là que je désire ? N’est-ce pas ce monde-là que nous portons tous dans le cœur ? Le monde que nous voulons, n’est-il pas un monde d’harmonie et de paix, en nous-mêmes, dans les rapports avec les autres, dans les familles, dans les villes, dans et entre les nations ? Et la vraie liberté dans le choix des chemins à parcourir en ce monde, n’est-ce pas celle qui est orientée vers le bien de tous et guidée par l’amour ? » Tel est donc, « le monde de Dieu », le monde tel que Dieu le crée, le conçoit, le veut.

Si le monde conserve de sa beauté initiale, il y a aussi « la violence, la division, le conflit, la guerre ». La source de ce désordre est l’égoïsme, la volonté de pouvoir, l’oubli de la fraternité lorsque nous sommes comme Caïn (Gn 4, 9) et que nous avons endormi notre conscience.

Comment arriver à la paix ? Avec l’aide de Dieu, c’est possible et il faut le vouloir à la manière de Dieu qui, sur la croix, « ne répond pas à la violence par la violence » mais parle « le langage de la réconciliation, du pardon, du dialogue, de la paix »[8].

Et devant 300 personnalités représentant les grandes religions et la société civile, « laïcs et humanistes », qui participaient, du 27 au 30 septembre 2013, à la 27e rencontre pour la paix, organisée par la Communauté de Sant’Egidio, François, après avoir rappelé qu’« il ne peut y avoir aucune justification religieuse à la violence », appelaient ses interlocuteurs à la persévérance car, disait-il, « nous ne pouvons jamais nous résigner devant la souffrance de peuples entiers, otages de la guerre, de la misère, de l’exploitation. Nous ne pouvons pas assister dans l’indifférence et l’impuissance au drame des enfants, des familles, des personnes âgées, frappés par la violence. Nous ne pouvons pas laisser le terrorisme prendre en otage le cœur de quelques violents pour provoquer la souffrance et la mort d’un grand nombre ». Et il insistait sur la prière et le dialogue : « En tant que responsables des différentes religions nous pouvons beaucoup faire. La paix est la responsabilité de tous. Prier pour la paix, travailler pour la paix ! Un leader religieux est toujours un homme ou une femme de paix, car le commandement de la paix est gravé au plus profond des traditions religieuses que nous représentons. Mais que pouvons-nous faire ? Vos rencontres chaque année, nous suggèrent le chemin : le courage du dialogue. Ce courage, ce dialogue nous donnent l’espérance. Rien à voir avec l’optimisme, c’est autre chose. Espérance ! Dans le monde, dans la société, il y a peu de paix car le dialogue fait défaut, on a du mal à sortir de l’horizon de nos propres intérêts pour nous ouvrir à un vrai et franc parler. Pour la paix il faut un dialogue tenace, patient, fort, intelligent, pour lequel rien n’est perdu. Le dialogue peut vaincre la guerre. Le dialogue fait vivre ensemble des personnes de différentes générations, qui souvent s’ignorent ; il fait vivre ensemble des citoyens de différentes origines ethniques, de différentes convictions. Le dialogue est le chemin de la paix. Parce que le dialogue favorise l’entente, l’harmonie, la concorde, la paix. C’est pourquoi il est vital que le dialogue croisse, qu’il se répande au milieu des hommes de toutes les conditions et convictions comme une trame de paix qui protège le monde et surtout protège les plus faibles. Les leaders religieux sont appelés à être de vrais hommes de dialogue, à œuvrer pour la construction de la paix non pas comme des intermédiaires, mais comme d’authentiques médiateurs. Les intermédiaires cherchent à rallier à eux toutes les parties, afin d’en obtenir un profit. Le médiateur, par contre, est celui qui ne garde rien pour lui, mais se dépense généreusement jusqu’à l’épuisement, sachant que le seul bénéfice est celui de la paix. Chacun d’entre nous est appelé à être un artisan de la paix, en unissant et non pas en divisant, en supprimant la haine et non pas en la conservant, en ouvrant les voies du dialogue et non pas en érigeant de nouveaux murs ! Dialoguer, nous rencontrer pour instaurer dans le monde la culture du dialogue, la culture de la rencontre. L’héritage de la première rencontre d’Assise, que vous avez alimenté aussi d’année en année par votre cheminement, montre que le dialogue est intimement lié à la prière de chacun. Dialogue et prière grandissent ou dépérissent ensemble. La relation de l’homme avec Dieu est l’école et l’aliment du dialogue avec les hommes. Le pape Paul VI parlait « d’origine transcendante du dialogue » et disait : « La religion est de sa nature un rapport entre Dieu et l’homme. La prière exprime en dialogue ce rapport » (Encyclique Ecclesiam suam, 72). Continuons à prier pour la paix dans le monde, pour la paix en Syrie, pour la paix au Moyen-Orient, pour la paix dans beaucoup de pays du monde. Que ce courage de paix donne le courage de l’espérance au monde, à tous ceux qui souffrent à cause de la guerre, aux jeunes soucieux de leur avenir. Que Dieu Tout-puissant, qui écoute nos prières, nous soutienne dans notre cheminement de paix. »[9]

L’année 2013 fut aussi l’occasion de célébrer les 50 ans de l’encyclique Pacem in terris. François rappelle « le fondement de la construction de la paix » : « l’origine divine de l’homme, de la société et de l’autorité elle-même, qui engage les personnes, les familles, les divers groupes sociaux et les États à vivre des relations de justice et de solidarité ». Cette origine oblige les hommes à « construire la paix, à l’exemple de Jésus-Christ, en parcourant ces deux voies : promouvoir et pratiquer la justice, avec vérité et amour ; contribuer, chacun selon ses possibilités, au développement humain intégral, selon la logique de la solidarité ». Et donc, « il ne peut y avoir de véritable paix et harmonie si nous ne travaillons pas en vue d’une société plus juste et solidaire, si nous ne dépassons pas les égoïsmes, les individualismes, les intérêts de groupe et cela à tous les niveaux. » Partout et toujours, « il faut promouvoir, respecter et protéger » « la valeur de la personne, la dignité de tout être humain  […]. Et pas seulement les principaux droits civils et politiques qui doivent être garantis […] mais il faut aussi offrir à chacun la possibilité d’accéder effectivement aux moyens essentiels de subsistance, la nourriture, l’eau, le logement, les soins médicaux, l’instruction et la possibilité de former et de faire vivre une famille.[10] Tels sont les objectifs qui ont une priorité indérogeable dans l’action nationale et internationale et en mesurent la valeur. De ceux-ci dépend la paix durable pour tous. Et il est important également de laisser un espace à la riche gamme d’associations et d’organismes intermédiaires qui, dans la logique de la subsidiarité et dans l’esprit de la solidarité, poursuivent ces objectifs. »

Tous ces principes ne semblent pas trouver d’écho dans nos sociétés. Certes, « ce n’est pas le dogme qui indique les solutions pratiques, mais plutôt le dialogue, l’écoute, la patience, le respect de l’autre, la sincérité et également la disponibilité à revoir sa propre opinion. Au fond, l’appel à la paix de Jean XXIII en 1962 visait à orienter le débat international selon ces vertus ».

Les principes fondamentaux que proclame Pacem in terris peuvent guider toute réflexion sur les problèmes du temps : « l’urgence éducative, l’influence des moyens de communication de masse sur les consciences, l’accès aux ressources de la terre, le bon ou mauvais usage des résultats des recherches biologiques, la course aux armements et les mesures de sécurité nationales et internationales. La crise économique mondiale, qui est un symptôme grave du manque de respect pour l’homme et pour la vérité avec laquelle ont été prises des décisions de la part des gouvernements et des citoyens, nous le dit clairement. Pacem in terris trace une ligne qui va de la paix à construire dans le cœur des hommes à une révision de notre modèle de développement et d’action, à tous les niveaux, afin que notre monde soit un monde de paix. »[11]

Le 4 octobre, à Assise, le Pape François, analysant la personnalité de saint François, relève que « celui qui suit le Christ reçoit la véritable paix, celle que lui seul, et non pas le monde, peut nous donner. Beaucoup associent saint François à la paix, et c’est juste, mais peu vont en profondeur. Quelle est la paix que François a accueillie et vécue et qu’il nous transmet ? Celle du Christ, passée par le plus grand amour, celui de la croix. C’est la paix que Jésus ressuscité donna aux disciples quand il apparut au milieu d’eux (cf. Jn 20, 19.20). » Et il ajoute : « La paix franciscaine n’est pas un sentiment doucereux. S’il vous plaît : ce saint François n’existe pas ! Elle n’est pas non plus une espèce d’harmonie panthéiste avec les énergies du cosmos… cela aussi n’est pas franciscain ! Cela aussi n’est pas franciscain, mais c’est une idée que certains ont construite ! La paix de saint François est celle du Christ, et la trouve celui qui «  prend sur soi » son « joug », c’est-à-dire son commandement : Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés (cf. Jn 13, 34 ; 15, 12). Et on ne peut pas porter ce joug avec arrogance, avec présomption, avec orgueil, mais on peut le porter seulement avec douceur et humilité du cœur », pour être des « instruments de paix ». L’amour triomphe du mal comme nous le montre Jésus en croix et l’amour implique le respect pour la création comme pour tout homme qui est au centre de la création et non « un instrument des idoles que nous créons ».⁠[12]

Il n’y a pas que les grands conflits armés qui attirent l’attention du pape, il y a d’autres formes de violence destructrices. Recevant une délégation du Centre « Simon Wiesenthal », organisation juive internationale pour la défense des droits de l’homme, le pape déclare que « le problème de l’intolérance doit être affronté sous toutes ses formes : partout où une minorité est persécutée et marginalisée en raison de ses convictions religieuses ou de son identité ethnique, le bien-être de la société dans son ensemble est menacé ».Pensant aussi « aux souffrances, à la marginalisation et aux véritables persécutions que bien plus qu’une poignée de chrétiens subissent dans différents pays », il invite à « lutter contre toute forme de racisme, d’intolérance et d’antisémitisme » et « à promouvoir une culture de rencontre, de respect, de compréhension et de pardon mutuel » par l’éducation et l’engagement. L’éducation transmet des faits et offre un témoignage vivant de génération en génération. Mais il s’agit aussi de « transmettre aux jeunes l’importance de travailler ensemble pour abattre les murs et construire des ponts entre nos cultures et nos traditions religieuses », leur « transmettre une passion pour rencontrer et connaître les autres, pour promouvoir une participation active et responsable de nos jeunes » et de s’engager « au service de la société et des personnes qui sont le plus dans le besoin acquiert une valeur particulière.⁠[13]

Toute la préoccupation de l’Église apparaît à l’occasion de la guerre en Syrie : faire taire les armes, « trouver une solution dans le dialogue, pour parvenir à une réconciliation en profondeur entre les parties », « construire un avenir de paix pour la Syrie dans laquelle tous puissent vivre librement et s’exprimer dans leur particularité », que la communauté internationale poursuive son action dans ce sens, assurer une assistance humanitaire en Syrie et dans les pays qui accueillent les réfugiés, « au-delà des appartenances ethniques et religieuses » avec l’aide des chrétiens autochtones.⁠[14]

Très attaché au problème de la pauvreté, François souligne, comme ses prédécesseurs, le lien entre l’injustice sociale et la violence : « tant que ne s’éliminent pas l’exclusion sociale et la disparité sociale, dans la société et entre les divers peuples, il sera impossible d’éradiquer la violence. On accuse les pauvres et les populations les plus pauvres de la violence, mais, sans égalité de chances, les différentes formes d’agression et de guerre trouveront un terrain fertile qui tôt au tard provoquera l’explosion. Quand la société -locale, nationale ou mondiale- abandonne dans la périphérie une partie d’elle-même, il n’y a ni programmes politiques, ni forces de l’ordre ou d’intelligence qui puissent assurer sans fin la tranquillité. Cela n’arrive pas seulement parce que la disparité sociale provoque la réaction violente de ceux qui sont exclus du système, mais parce que le système social et économique est injuste à sa racine. De même que le bien tend à se communiquer, de même le mal auquel on consent, c’est-à-dire l’injustice, tend à répandre sa force nuisible et à démolir silencieusement les bases de tout système politique et social, quelle que soit sa solidité. Si toute action a des conséquences, un mal niché dans les structures d’une société comporte toujours un potentiel de dissolution et de mort. C’est le mal cristallisé dans les structures sociales injustes, dont on ne peut pas attendre un avenir meilleur. »[15] En définitive, « une paix qui n’est pas le fruit du développement intégral de tous n’aura pas d’avenir et sera toujours semence de nouveaux conflits et de diverses formes de violence. »[16]


1. Discours au Corps diplomatique, 22 mars 2013, in DC n° 2509 et 2510, 21 avril 2013, p. 362.
2. Cf. Zenit, 2 septembre 2013.
3. Il s’agit d’un groupe composé de dix-neuf pays et de l’http://fr.wikipedia.org/wiki/Union_europ%C3%A9enne[Union européenne
4. Le Pape fait allusion aux huit objectifs du Millénaire pour le développement (OMD) qui ont été énoncés au cours du Sommet du Millénaire, les 6 et 8 septembre 2000, au siège de l’Organisation des Nations unies, à New York (États-Unis). Ils forment un plan approuvé par tous les pays du monde et par toutes les grandes institutions mondiales de développement.
5. De mars 2011 à septembre 2013, la guerre civile en Syrie a fait 110 000 morts, d’après l’Organisation syrienne des droits de l’homme. Le 21 août 2013, l’utilisation d’armes chimiques par l’armée syrienne dans la banlieue est de Damas aurait fait plusieurs centaines de morts. Les États-Unis et la France ont alors annoncé leur intention de procéder, en rétorsion, à des frappes militaires.
6. Lettre du pape François au président de la Fédération russe Vladimir Poutine à l’occasion du sommet du G20 à Saint-Petersbourg, 4 septembre 2013.
7. Se sont joints à ce temps de prière d’autres confessions chrétiennes, des fidèles d’autres religions, notamment des bouddhistes, des juifs et des musulmans, des personnes areligieuses ainsi que des personnalités politiques.
8. Zenit 9 septembre 2013.
9. Discours aux participants à la rencontre de la Communauté Sant’Egidio, 30 septembre 2013.
10. L’actualité a fourni au Pape une terrible illustration : « En parlant de paix, en parlant de la crise économique mondiale inhumaine, qui est un symptôme grave du manque de respect pour l’homme, je ne peux manquer de rappeler avec une grande douleur les nombreuses victimes du nouveau naufrage tragique qui a eu lieu aujourd’hui au large des côtes de Lampedusa. Un mot me vient à l’esprit : honte ! C’est une honte ! Prions ensemble Dieu pour ceux qui ont perdu la vie : hommes, femmes, enfants, pour les familles et pour tous les réfugiés. Unissons nos efforts afin que de telles tragédies ne se répètent plus. Seule une collaboration résolue de tous peut aider à les empêcher. »
11. Discours aux participants des Journées de célébration du 50e anniversaire de la Lettre Encyclique Pacem in Terris du bienheureux Jean XXIII à Rome, organisées par le Conseil pontifical Justice et Paix, le 3 octobre 2013.
12. Homélie du pape François lors de la visite pastorale à Assise, le 4 octobre 2013.
13. Allocution, 24 octobre 2013.
14. Discours aux organismes caritatifs catholiques qui opèrent dans le contexte de la crise en Syrie, 5 juin 2013, in DC n° 2512, octobre 2013, pp. 91-92. Le Conseil pontifical Cor unum vient en aide aux populations victimes du conflit.
15. Exhortation apostolique Evangelii gaudium, 2013, n° 59.
16. Id., n° 219.

⁢Chapitre 7 : Conclusion générale

« Oui, le Christ est notre paix

et par lui implorons la paix pour le monde entier ! »[1]

On le sait, l’idée que les religions, et surtout les religions monothéistes, sont sources de violence est récurrente. On a mis, de nombreuses fois en évidence, que la prétention à la vérité, une vérité qui échappe à toute délibération, l’affirmation communautariste et le prosélytisme introduisaient un risque de violence dans une société démocratique qui a perdu son sens. L’attachement à l’Un mettrait en péril la diversité. Mais, nous avons vu, et les faits le confirment, que les religions polythéistes ou asiatiques, souvent présentées comme iréniques, sont aussi susceptibles de dérives et peuvent justifier bien des débordements.

Dès lors, peu accepteraient d’emblée la conclusion à laquelle est arrivé un spécialiste comme Jan Assmann : « la violence relève du champ de la politique, et non de la religion, et une religion qui s’empare de la violence reste figée dans le domaine du politique et manque sa véritable fonction dans ce monde. »[2]

Une voix protestante s’élève pour nous rappeler que l’image de Dieu est souvent polluée par la politique mais que la Croix restitue le vrai sens de Dieu.⁠[3]

S’appuyant sur l’histoire des guerres de religion, William Cavanaugh fait un pas de plus et conclut que « la construction de l’État fut peut-être la cause la plus significative des violences », non pas parce que l’État « n’était pas encore sécularisé » mais parce qu’on a assisté « non pas à une séparation entre la religion et la politique, mais plutôt à une substitution de la religion de l’Église, par la religion de l’État ».⁠[4] Par ailleurs, Cavanaugh se pose la question de savoir pourquoi le discours sur la violence religieuse qu’il a présentée comme un mythe, a tant de succès en Occident ? Sa réponse est claire : ce mythe est utile. d’une part, il « sert au niveau national à marginaliser les discours et pratiques qui sont appelés « religieux », en particulier ceux qui ont trait aux Églises chrétiennes et, en particulier en Europe, aux groupes musulmans » et « contribue à renforcer l’adhésion officielle à un ordre social séculier ainsi qu’à l’État-nation qui le garantit. » d’autre part, « dans le domaine des affaires étrangères, ce mythe contribue à présenter les ordres sociaux non-occidentaux et non-séculiers comme étant irrationnels et enclins à la violence » et « sert également à justifier la violence « séculière » qui se manifeste à l’encontre des acteurs « religieux ». Leur violence irrationnelle devrait être contrée par une violence « rationnelle » pour éventuellement « les forcer à acquérir cette rationalité supérieure. »[5]

d’une manière plus générale, Paul Valadier⁠[6] fait remarquer très justement que « toute institution est porteuse de violence ». Si toute âme croyante peut être tentée par le fanatisme à cause de sa proximité avec l’absolu⁠[7], il faut bien constater qu’à l’époque contemporaine, « l’État souverain qui se targue d’être protecteur des libertés et garant de la sécurité publique peut devenir la pire menace sur le citoyens, notamment à travers une surveillance de plus en plus serrée de l’espace public et les intrusions dans la vie privée que les techniques modernes rendent possibles. » Or cet État voué à la sécurité et à la protection, avec tous ses moyens, non seulement est impuissant « à juguler les violences sociales de toutes sortes » (trafics, malversations, chômage, terrorisme), mais, qui plus est, légalise démocratiquement et encourage des « violences muettes » (avortement, euthanasie). De sorte que les libertés sont aujourd’hui bien plus menacées par les États que par les religions et, en tout cas, par le christianisme. Les religions sont même la cible d’un « athéisme agressif et violent » qui les accuse, sans guère d’honnêteté intellectuelle, de toutes les tares et de toutes les fautes historiques passées et présentes.⁠[8]

On peut aller plus loin encore et affirmer que dans le langage contemporain, le mot « fondamentalisme » qui est devenu l’injure suprême, la condamnation irrémédiable qui exclut le mouvement religieux auquel on l’associe, est le signe d’une ignorance. Comme l’a fait remarquer un observateur : « le terme de fondamentalisme est un produit du monde des medias par lequel, au fond, on voudrait dissimuler sa méconnaissance d’un comportement religieux radical et des causes spécifiquement régionales de l’origine de la violence, et surtout même sa méconnaissance du phénomène religieux. »[9]

En tout cas, pour nous en tenir au christianisme dans sa version catholique, la doctrine a évolué dans le bon sens, celui de la paix. Partie d’un pacifisme absolu intenable, vu les exigences de la charité, elle a élaboré, dans un monde livré à la barbarie, la théorie de la guerre juste qui a représenté, dans l’histoire de la pensée humaine, un progrès incontestable qui marque aujourd’hui encore les institutions civiles et sert souvent de base aux codes militaires.⁠[10]

Elle a pris définitivement ses distances avec ces guerres qui se sont faites et se font au nom de Dieu⁠[11] de même qu’elle a abandonné toute prétention à détenir La Vérité⁠[12] et le prosélytisme plus ou moins envahissant ou contraignant.⁠[13]

Les souverains pontifes contemporains, depuis Benoît XV et surtout à partir de la deuxième guerre mondiale ont tellement insisté sur les moyens d’établir une vraie paix durable et la condamnation de toute violence qu’on peut se demander si la théorie de la guerre juste fait encore partie intégrante du trésor doctrinal de l’Église.

Le théologien allemand Dietmar Mieth fait un distinguo intéressant entre l’éthique chrétienne de la paix, appelée « éthique primaire » ou encore « grande éthique » et l’ « éthique de la légitime réplique violente à la violence » qu’on peut appeler « éthique secondaire » ou « petite éthique ». Pour lui, « la crédibilité d’une « petite » éthique de la légitime défense est liée à l’action visiblement solidaire se référant de façon normative à la « grande » éthique de la paix et, par là, à la lutte et à la résistance contre l’injustice ».⁠[14]

Autrement dit, et l’évolution de l’enseignement de l’Église le montre, la notion de « guerre juste » n’a de sens qu’à l’intérieur d’une théologie de la paix de plus en plus affirmée si bien que la notion de « guerre juste », à l’intérieur de ce cadre contraignant, elle-même a évolué. Elle s’est progressivement restreinte à la légitime défense⁠[15] mais en associant la possibilité d’une intervention humanitaire.

Mais, malgré cette réduction, nous avons vu que beaucoup de chrétiens, y compris les derniers souverains pontifes, continuent de souligner la contradiction inhérente à l’expression « guerre juste ». L’emploi de la violence pour mettre fin à la violence interpelle la conscience qui se donne le Christ comme modèle. L’expression « guerre juste » choque bon nombre de nos contemporains parce qu’elle associe un adjectif positif et le mot guerre qui évoque malheurs et destructions.⁠[16] La guerre est un mal mais peut-être dans certaines circonstances est-elle un moindre mal ? Peut-on toujours rester sans réaction face à une agression ? N’y a-t-il que la guerre pour y faire face ? L’emploi des armes ne risque-t-il pas d’entraîner des maux encore plus graves ? Telles sont les questions que l’on peut se poser et auxquelles il a été traditionnellement répondu depuis saint Augustin. Mais ces réponses sont-elles toujours pertinentes ? La guerre, comme ultime recours pour une juste cause, est-elle toujours acceptée comme elle le fut jadis ?

La légitime défense est entendue habituellement comme légitime auto-défense. Mais peut-on rester indifférent lorsqu’un peuple trop faible pour se défendre subit destructions, massacres, déportation, génocide ? La réponse morale est simple : il faut prêter assistance au peuple en danger comme on prête assistance aux personnes en danger.

Peut-être un changement de vocabulaire serait-il opportun. Au lieu de parler de « guerre juste », ne pourrait-on populariser l’expression « pacification juste » ? Cette proposition faite par le théologien baptiste Glen Stassen a l’avantage d’inclure « l’attention à la prévention des conflits et la tâche de construire une communauté après le conflit. »[17]. Ce qui précisément correspond bien à la perspective dans laquelle la pensée de l’Église s’insère.

Reste tout de même un problème : entre l’effort de prévention de la guerre et la construction de la paix après le conflit, n’y a-t-il pas nécessité d’une intervention même armée en vue de la pacification ? Cette intervention armée pour raison humanitaire se heurte évidemment au principe de non-ingérence dans les affaires intérieures d’un État et du respect des frontières.⁠[18], en 1948, est reconnu certes le principe de souveraineté, corollaire du principe de non-ingérence, mais qui peut être limité, à certaines conditions, si un État met en péril la paix internationale. Le droit d’ingérence (et non pas le devoir d’ingérence) est aussi évoqué mais comme ultime solution.
   En même temps, on constatait que la coopération économique, la mondialisation de l’économie, de la culture et de l’information, les institutions internationales, les organisations intergouvernementales ou non gouvernementales, la défense des droits de l’homme relativisaient de plus en plus la souveraineté telle qu’elle avait été définie au départ. Que dire alors de la construction d’entités régionales telle que celle de l’Europe ?
   Comme le disait déjà le cardinal SUHARD (Lettre pastorale Essor ou déclin de l’Église, in La Pensée Catholique, 1947, pp. 1-3) : « La crise qui ébranle le monde dépasse largement les causes qui l’ont provoquée [la guerre\]… Quelque chose est mort, sur la terre, qui ne se relèvera pas. La guerre prend alors son vrai sens : elle n’est pas un entracte, mais un épilogue. Elle marque la fin d’un monde… Mais du coup, l’ère qui s’inaugure après elle prend figure de prologue : préface au drame du monde qui se fait… Le malaise présent n’est ni une maladie, ni une décadence du monde. C’est une crise de croissance… Cette crise est une crise d’unité… Depuis qu’il existe, c’est la première fois que le monde est « un » et qu’il le sait. » Le sens croissant de l’unité du genre humain est un facteur qui favorise le cheminement vers la paix. ]

A ce point de vue, fait remarquer Joseph Mulburn Thompson, le droit voire le devoir d’ingérence humanitaire trouve plus aisément sa justification dans la vision chrétienne. En effet, dit la doctrine sociale de l’Église, « la souveraineté de l’État se situe dans le cadre cosmopolite du principe de solidarité et est conditionnée par le devoir de l’État d’assurer er de promouvoir les droits humains fondamentaux. Le pape Jean-Paul II décrit la solidarité comme « la détermination ferme et persévérante de travailler pour le bien commun ; c’est-à-dire pour le bien de tous et de chacun, parce que tous, nous sommes vraiment responsables de tous » (SRS 38). […] Dans ce cadre, des violations notoires des droits de l’homme appellent sûrement une réaction de la communauté humaine. La souveraineté de l’État est une valeur réelle mais relative d’un point de vue chrétien. »[19] Et devrait être le cas d’un point de vue purement humain comme on le constate dans les réactions des gens au spectacle des injustices, des malheurs et des horreurs qui infestent le monde.

L’intervention décidée multilatéralement au niveau international⁠[20] serait aussi plus facilement acceptable peut-être si, au lieu d’être présentée, comme le font certains pacifistes, comme une violence contre une autre violence, elle était une manifestation de force et même de la vertu de force, don du saint Esprit, qui ne peut être dissociée des vertus de prudence, de justice, de tempérance en vue du bien commun.⁠[21]

On peut dès lors concevoir l’intervention pacificatrice, l’intervention humanitaire⁠[22], même armée, dans le cadre des règles établies jadis pour la « guerre juste ». On peut aller jusqu’à dire que c’est dans la pensée de saint Thomas sur le tyrannicide⁠[23] et dans celle de Vitoria sur le rôle de la communauté internationale qui, par l’entremise des princes, soutient la « juste guerre » que se situe l’origine de ce qui deviendra le droit d’intervention ou d’ingérence dont on attribue en général la paternité à Grotius⁠[24] et à Vattel écrivant que « toute puissance étrangère est en droit de soutenir un peuple opprimé qui lui demande assistance »[25].

On dira que l’emploi des armes n’est justifié que s’il s’agit d’un ultime recours, « une fois épuisées toutes les possibilités de règlement pacifique »[26] ;

qu’il faut respecter le principe de proportionnalité en évitant que les conséquences de l’intervention soient pires que celles entraînées par l’agression.⁠[27]

Que seule l’autorité légitime, gardienne du bien commun, peut décider de recourir aux armes. Aujourd’hui, c’est l’ONU qui apparaît comme cette autorité légitime universelle.⁠[28] C’est pour ce rôle qu’elle a été créée, un rôle qu’elle ne remplit pas toujours n’ayant pas les moyens nécessaires ou étant paralysée par le fameux droit de veto attribué aux cinq membres permanents du Conseil de sécurité⁠[29].

Que soit respecté le principe de discrimination entre combattants et non-combattants. Ce « jus in bello » est d’ailleurs passé dans l’ordre juridique⁠[30]. Le crime de guerre le plus courant est de ne faire aucune distinction, aucune « discrimination » entre combattants et non-combattants.⁠[31]

Même si parfois, des princes chrétiens ou des prélats ont célébré le sacrifice des hommes au combat, Pie XII, lui a bien affirmé que « toute apothéose de la guerre est à condamner comme une aberration de l’esprit et du cœur. Certes, la force d’âme et la bravoure jusqu’au don de la vie, quand le devoir le demande, sont de grandes vertus, mais vouloir provoquer la guerre parce qu’elle est l’école des grandes vertus et une occasion de les pratiquer devrait être qualifié de crime et de folie. »[32]

Même si l’Église se réfère aujourd’hui encore aux principes de la « guerre juste » comme dans le Catéchisme de l’Église catholique[33], l’expression n’est plus guère employée sinon avec de grandes réserves. Le changement le plus important réside dans le fait que l’on parle davantage de limitation que de légitimation. Déjà en 1938, le P. Yves de La Brière sj écrivait en faisant allusion au Manifeste de Fribourg publié en 1931: « Divers théologiens contemporains inclinent à croire que, dans la condition actuelle des choses, il n’existe plus guère d’hypothèse moralement admissible où un État pourrait, de lui-même, recourir à la force des armes par application de la doctrine traditionnelle de la guerre juste. »[34] En 1944, Pie XII déclarait que « la théorie de la guerre comme moyen apte et proportionné de résoudre les conflits internationaux est désormais dépassée. »[35] Et Jean XXIII confirmait : « il devient humainement impossible de penser que la guerre soit, en notre ère atomique, le moyen adéquat pour obtenir justice d’une violation de droits. »[36] Il est clair que la guerre ne peut même plus, entant que telle, se justifier qu’en « ultime recours ». Tous les moyens doivent être mise en œuvre pour régler les conflits sans recourir aux armes. Il faut faire « guerre à la guerre »[37] et s’engager résolument dans la voie de la non-violence. Rappelons que le Concile Vatican II loue « ceux qui, renonçant à l’action violente pour la sauvegarde des droits, recourent à des moyens de défense qui, par ailleurs, sont à la portée même des plus faibles, pourvu que cela puisse se faire sans nuire aux droits et aux devoirs des autres ou de la communauté »[38]. « Il est absolument nécessaire, poursuit l’Église, que les différends entre nations ne soient pas résolus par la guerre, mais que soient trouvés d’autres moyens conformes à la nature humaine ; que soit favorisée en outre l’action non-violente et que chaque nation reconnaisse légalement l’objection de conscience et lui donne un statut. »[39] Pour Jean-Paul II, l’effondrement des régimes communistes en 1989 est dû à « l’action non-violente d’hommes et de femmes qui, alors qu’ils avaient toujours refusé de céder au pouvoir de la force, ont su trouver dans chaque cas la manière efficace de rendre témoignage à la vérité. »[40]

A propos de l’importance que prend aujourd’hui la limitation par rapport au souci de légitimation qui était jadis prépondérant, Michaël Walzer écrit que « les guerres justes sont des guerres limitées, menées conformément à un ensemble de règles destinées à éliminer, autant qu’il se peut, l’usage de la violence et de la contrainte à l’encontre des populations non-combattantes »[41].

Ces règles sont les principes universels de dignité, d’égalité, de liberté, de vie qui inspirent les droits de l’homme et ce sont aussi les critères classiques qui ont permis d’évaluer le caractère « juste » de la guerre. Toutefois, ces critères de juste cause ou de proportionnalité, dans le contexte contemporain⁠[42], sont difficiles à évaluer et doivent être reformulés vu la puissance des moyens qui peuvent être utilisés. C’est pourquoi l’auteur insiste sur la limitation non seulement des moyens mais aussi des objectifs : « la limitation de la guerre est le début de la paix »[43]. Mais l’idéal serait, bien sûr, d’éviter toute violence en cherchant ensemble à résoudre les conflits par des moyens non-violents. Un premier pas serait le changement de vocabulaire que nous avons suggéré.

En tout cas rien dans les discours des derniers papes ne peut justifier l’accusation portée contre le christianisme d’aujourd’hui d’être fauteur de guerre. Au contraire, nous sommes en présence du plus formidable plan de paix qui interpelle l’individu comme les sociétés et qui propose la force spirituelle nécessaire à son accomplissement. De plus, les réflexions de Paul sur les « autorités »⁠[44] doivent aussi nous inciter à penser qu’on ne peut simplement confier à l’État la mission de pacification car l’État « porte le glaive ». C’est la mission des chrétiens en priorité et de tous les hommes de bonne volonté car comme le dit Joseph Comblin : « L’État est un sauveur temporaire »[45] on pourrait même dire aléatoire. Chantal Delsol⁠[46] constatant que, dans nos pays, la « guerre juste » est identifiée à la guerre légale, fait remarquer que la « certitude d’apercevoir en face de nous un mal qu’il faut absolument empêcher ne nous conférera jamais le droit de contraindre ». La guerre d’ingérence ne sera jamais légale, dit-elle. Même l’ONU et les autres instances internationales ne pourront jamais légitimer les guerres. Elles donnent « l’illusion de l’objectivité » mais en réalité, il ne peut y avoir de « norme positive » dans la mesure où le « seuil de l’intolérable » est toujours discutable. La guerre d’ingérence ne peut être qu’une décision de conscience qui pourra toujours paraître arbitraire.⁠[47] Elle ne peut se réclamer de l’universalité du droit, des droits de l’homme notamment aujourd’hui car elle est toujours située dans le temps, dans l’espace par des hommes particuliers. La guerre d’ingérence est une guerre menée contre le mal : c’est donc une guerre morale qui, vu « l’incertitude des limites du bien et du mal […] relève du discernement d’acteurs singuliers, devant un événement lui aussi singulier ». Elle est un acte moral et politique qui ne peut se « couvrir de l’aval du droit ».⁠[48]

A propos des « guerres morales » justement, Monique Canto-Sperber, s’appuyant sur l’exemple des guerres menées aujourd’hui contre des États non démocratiques, notamment l’Irak, souligne leurs dangers : ce sont, pour elles, des guerres sans fin qui confondent les faits et les valeurs. Leurs principes sont faussement exclusifs et absolus. Elles n’ont pas une vision claire des conséquences et se justifient par les événements ultérieurs. Leurs partisans sont intolérants vis-à-vis des opinions dissidentes. Enfin, ces guerres « tendent à effacer la culpabilité morale qu’il y a à se servir de la violence ».⁠[49]


1. Message Urbi et orbi pour Pâques 2013 in DC n° 2511, juillet 2013, p. 14.
2. ASSMANN Jan, Violence et monothéisme, Bayard, 2009, p.169. Benoît XVI du temps où il était encore le cardinal Ratzinger, a analysé brièvement la thèse défendue par Jan Assmann dans un autre livre Moïse l’Égyptien, Un essai d’histoire de la mémoire, Aubier, 2001). Assmann y confronte deux Moïse mythiques : Moïse l’Hébreu et Moïse l’Égyptien. Le premier établit la « distinction mosaïque » entre le vrai (Israël) et le faux (Égypte), qui fonde le judaïsme comme une contre-religion excluant ce qui lui est antérieur et extérieur, c’est-à-dire le paganisme, l’idolâtrie. A partir de ce moment, toutes les religions monothéistes deviennent des contre-religions. Moïse l’Égyptien, quant à lui, « est médiateur de ces oppositions » : il ouvre la possibilité symbolique qu’il y ait du vrai en Égypte et permet, selon Assmann, l’abolition souhaitable de la « distinction mosaïque » qui peut être source de violence. RATZINGER J. fait remarquer que les polythéismes ne sont pas exemptes de violences et que l’Égypte elle-même « n’était pas un pays de belle liberté et de paix, mais une « maison d’esclaves », un pays d’oppression et de guerres. » La question du vrai et du faux appartient à bien des traditions religieuses et philosophiques en dehors de la sphère d’influence du judaïsme. (Foi, vérité tolérance, Parole et Silence, 2005, pp. 232 et svtes).
3. DERMANGE François, Toute-puissance divine et toute-puissance politique : une symétrie ambigüe, in Dieu est-il violent ? sous la direction de Daniel Mangerat, Bayard, 2008, pp. 103-116.
4. CAVANAUGH William, Le mythe de la violence religieuse, Ed. de l’Homme Nouveau, 2009, p. 275.
5. Id., p. 360. L’auteur donne comme exemple la justification de la politique belliqueuse des États-Unis notamment après le 11 septembre. Cette attitude simpliste a occulté les responsabilités des mêmes États-Unis dans l’apparition du fondamentalisme musulman parfois provoqué, encouragé soutenu et qui est un projet politique moderne.
6. P. VALADIER P. sj, Monothéismes, théocratie et violence, Regards théologico-politique, in Monothéisme et violence, Trajectoires n° 24, Lumen vitae, 2012, pp.126-129.
7. A ce point de vue, tous les auteurs sont d’accord. La sociologue HERVIEU-LEGER Danièle rappelle qu’« il n’y a pas d’activité humaine qui n’offre pas, d’une manière ou d’une autre, une face dangereuse ». (Les religions en procès, in Les religions, menace ou espoir pour nos sociétés ?, Semaines sociales de France, Bayard, 2009, p. 31). On peut lire aussi BIANCHI Enzo et KEPEL Gilles, Au cœur du fondamentalisme, Bayard, 2009, ou encore le dossier Au-delà du fondamentalisme, in Communio, tome XXVI, n° 6, novembre-décembre 2001.
8. L’auteur cite le cas du philosophe et essayiste allemand SLOTERDIJK Peter qui dans La folie de Dieu. Du combat des trois monothéismes, Libella-Maren Sell, 2008, prétend dénoncer les excès des trois monothéismes. N’oublions pas non plus que les idéologies se présentent parfois comme des religions séculières et nourrissent une intolérance destructrice. Le communisme et le nazisme en ont fourni de terribles illustrations mais, à l’heure actuelle, un terrorisme intellectuel se nourrit d’individualisme, de libertarisme, d’ « écologisme profond » et de cette idéologie nouvelle qu’est la théorie du « gender ». Peut-on aujourd’hui en toute liberté contester les lois sur l’avortement, l’euthanasie, le prétendu « mariage » de personnes de même sexes, etc. ?
9. Axel Michaels, indologiste, cité par Mgr HENRICI Peter, évêque auxiliaire de Coire (Suisse) dans son article Y a-t-il un fondamentalisme catholique ?, in Communio, tome XXVI, n° 6, novembre-décembre 2001, p. 27.
10. Cf. Annexe V.
11. « … à supposer que l’on ait atteint la vérité -et c’est toujours d’une manière limitée et perfectible-, on ne peut jamais l’imposer. Le respect de la conscience d’autrui, dans laquelle se reflète l’image même de Dieu (cf. Gn 1, 26-27), permet seulement de proposer la vérité aux autres, auxquels appartient ensuite la responsabilité de l’accueillir. Prétendre imposer à d’autres par la violence ce que l’on considère comme la vérité signifie violer la dignité de l’être humain et, en définitive, outrager Dieu dont il est l’image. C’est pourquoi le fanatisme fondamentaliste est une attitude radicalement contraire à la foi en Dieu. » (Message pour la Journée mondiale de la paix, 1er janvier 2002). « …tuer au nom de Dieu est un blasphème et une perversion de la religion » (JEAN-PAUL II, Discours au Corps diplomatique, 10 janvier 2002).
12. « La fidélité à l’homme exige la fidélité à la vérité qui, seule, est la garantie de la liberté (cf ; Jn 8, 32) et de la possibilité d’un développement humain intégral. C’est pour cela que l’Église la recherche, qu’elle l’annonce sans relâche et qu’elle la reconnaît partout où elle se manifeste. Cette mission de vérité est pour l’Église une mission impérative. Sa doctrine sociale est un aspect particulier de cette annonce : c’est un service rendu à la vérité qui libère. Ouverte à la vérité, quel que soit le savoir d’où elle provient, la doctrine sociale de l’Église est prête à l’accueillir. Elle rassemble dans l’unité les fragments où elle se trouve souvent disséminée et elle l’introduit dans le vécu toujours nouveau de la société des hommes et des peuples » (BENOÎT XVI, Caritas in veritate (CV), 2009, n° 9). Cette réflexion concerne certes la doctrine sociale mais elle peut être élargie à la recherche de la vérité par la raison comme en témoignent de nombreux textes du Concile Vatican II : la vérité doit être cherchée selon la manière propre à la personne humaine et à la nature sociale de l’homme par libre recherche, enseignement, éducation, par le dialogue où les uns exposent aux autres la vérité qu’ils ont trouvée ou pensent avoir trouvée, afin de s’aider mutuellement dans la conquête de la vérité (DH 3). En cultivant les disciplines et les arts, l’homme contribue à ouvrir la famille humaine aux valeurs du vrai, du bien et du beau (GS 57). L’expérience des siècles, le progrès des sciences, les richesses culturelles ouvrent des voies nouvelles à la vérité (GS 44). Il est bon de chercher ensemble la vérité et la solution des problèmes moraux de la vie privée et sociale (GS 16) et de retenir des différents systèmes philosophiques ce qui se révèle être vrai, tout en reconnaissant les limites de la connaissance humaine (PO 15). Et dans l’ordre de la foi, la vérité ne s’impose que par la force de la vérité elle-même qui pénètre l’esprit avec douceur (DH 1). Certes, le Christ est la voie, la vérité et la vie mais des éléments de vérité subsistent en dehors des structures de l’Église catholique (LG 8). Les différentes religions apportent un rayon de la vérité qui illumine tout homme (NA 2). Clément d’Alexandrie, à propos du paganisme gréco-latin comme à) propos du judaïsme repérait des « semences de vérité ». A propos des religions non-chrétiennes : « L’Église catholique ne rejette rien de ce qui est vrai et saint dans ces religions et elle exhorte même ses fils pour que, avec prudence et charité… tout en témoignant de la foi et de la vie chrétienne, ils reconnaissent, préservent et fassent progresser les valeurs spirituelles, morales et socio-culturelles qui se trouvent en elles » (NA 2). On peut lire sur ce sujet : GEFFRE Claude op, De Babel à Pentecôte. Essais de théologie interreligieuse, Cogitatio fidei, n° 147, Cerf, 2006 ou, du même, Les richesses spirituelles des autres religions, in Cahiers saint Dominique, n° 293, septembre 2008.
13. « Celui qui pratique la charité au nom de l’Église ne cherchera jamais à imposer aux autres la foi de l’Église. Il sait que l’amour, dans sa pureté et dans sa gratuité, est le meilleur témoignage du Dieu auquel nous croyons et qui nous pousse à aimer. Le chrétien sait quand le temps est venu de parler de Dieu et quand il est juste de Le taire et de ne laisser parler que l’amour. Il sait que Dieu est amour (cf. 1 Jn 4,8) et qu’il se rend présent précisément dans les moments où rien d’autre n’est fait sinon qu’aimer. Il sait – pour en revenir à la question précédente – que le mépris de l’amour est mépris de Dieu et de l’homme, et qu’il est la tentative de se passer de Dieu. Par conséquent, la meilleure défense de Dieu et de l’homme consiste justement dans l’amour. La tâche des Organisations caritatives de l’Église est de renforcer une telle conscience chez leurs membres, de sorte que, par leurs actions – comme par leurs paroles, leurs silences, leurs exemples –, ils deviennent des témoins crédibles du Christ ». (BENOÎT XVI, Deus caritas est, 2005, 31c).
14. L’intervention humanitaire est-elle un moyen de lutte contre le génocide ou une dissimulation sophistique de la violence inhérente aux systèmes globaux de domination ?, in Concilium n° 290, 2001, pp. 7-10. D. Mieth est professeur de théologie éthique sociale à l’université de Tübingen.
15. « On ne saurait dénier aux gouvernements, une fois épuisées toutes les possibilités de règlement pacifique, le droit de légitime défense… Mais faire la guerre pour la juste défense des peuples est une chose, vouloir imposer son empire à d’autres nations en est une autre » (GS 79, 4)
16. Cf. P. MELLON Christian sj, Secrétaire national de Justice et paix France in Peut-on encore parler de « guerre juste » ? sur http://www.assomption.org.
17. MILBURN THOMPSON Joseph, Intervention humanitaire, juste pacification et Nations Unies, in Concilium, n° 290, 2001, pp. 93-95. L’auteur est un philosophe américain, professeur d’études religieuses.
18. C’est le traité de Westphalie en 1648 qui a établi la notion de souveraineté territoriale comme doctrine de non-ingérence dans les affaires d’autres nations. En droit international et en principe donc, tous les États sont égaux et indépendants. En réalité cette souveraineté n’a jamais été absolue. Bien des États ont été influencés voire contrôlés par de grandes puissances. De plus, les dérives impérialistes, nationalistes et totalitaires du XXe siècle en particulier ont conduit les théoriciens à réfléchir aux moyens de limiter ces dérives.
   Ainsi, dans la Charte de l’http://fr.wikipedia.org/wiki/Organisation_des_Nations_unies[Organisation des Nations unies
19. Op. cit., pp. 95-96.
20. Pour WALZER Michaël, soumises à une évaluation morale collective, elles sont légitimes « pour assister des mouvements sécessionnistes, pour contrebalancer les interventions antérieures d’autres puissances, et pour sauver des populations menacées de massacres. » ( Guerres justes et injustes, Belin, 1999, p. 164). Michael Walzer est un philosophe américain, spécialiste de l’éthique sociale, professeur émérite de « l’Institute for Advanced Study » à Princeton.
21. Bruguès, p.182, écrit que « la vertu cardinale de la force régule ce que la psychologie moderne appelle l’agressivité. Elle forge en nous une fermeté de l’âme qui nous permet de lutter contre la peur, la crainte, les obstacles qui se dressent sur notre route, et de supporter les maux, les souffrances et les tristesses qui nous assaillent. » Cf. aussi JEAN-PAUL II, Audience du 15 novembre 1978. Elle l’aptitude à s’affirmer tout en se dominant, dit le diplomate CURIEN Gilles (cf. Indispensable vertu de force, Cerf, 1993). On peut dire aussi qu’elle écarte les obstacles qui empêchent la volonté d’obéir à la raison.
22. L’ingérence humanitaire peut certes être un masque. Ainsi, SOWLE CAHILL Lisa, dénonce l’intervention des États-Unis dans le Golfe (Koweit et Irak). Non seulement, des intérêts pétroliers américains étaient en jeu mais, de plus, cette guerre a eu « des effets dévastateurs, mortels et durables, pour l’infrastructure sociale » (La tradition chrétienne de la guerre juste, Tensions et développement, in Le retour de la guerre juste ? in Concilium, n° 290, 2001, p. 90). L’auteur est professeur de théologie, ancienne présidente de la Société de théologie catholique d’Amérique et de la Société d’éthique chrétienne.
23. L’autorité publique ou une autorité supérieure peut destituer le tyran et le condamner à mort comme malfaiteur.
24. De jure belli ac pacis, Livre II, chap. XXV, VII, 2.
25. Le droit des gens ou principes de la loi naturelle, appliqués à la conduite et aux affaires des Nations et des Souverains, Washington, Carnegie, 1916, vol. I, livre II, chap. IV, § 56, p. 298.
26. GS 79, 4.
27. PIE XII (DC 1953, col. 1413) dira à propos des armes nucléaires : « Lorsque les dommages entraînés par la guerre ne sont pas comparables à ceux de l’injustice tolérée, on peut avoir l’obligation de subir l’injustice. » Et Jean-Paul II à propos de la première guerre du Golfe alors qu’il s’agit bien d’une cause juste : « Le recours à la force pour une cause juste n’est admissible que si celui-ci est proportionnel au résultat que l’on veut obtenir et en soupesant bien les conséquences de l’action militaire. » (Discours aux ambassadeurs, 12-1-1991)
28. Cf. JEAN XXIII : « De nos jours, le bien commun universel pose des problèmes de dimensions mondiales. Ils ne peuvent être résolus que par une autorité publique dont le pouvoir, la constitution et les moyens d’action prennent eux aussi des dimensions mondiales, et qui puisse exercer son action sur toute l’étendue de la terre. C’est donc l’ordre moral lui-même qui exige la constitution d’une autorité publique de compétence universelle. » (PT, 137). Et dans GS 79, 4, on lit : le droit de légitime défense concédé aux États ne vaut qu’« aussi longtemps… qu’il n’y aura pas d’autorité internationale et disposant de forces suffisantes. »
29. Actuellement : Russie, États-Unis, Chine, Royaume-Uni, France.
30. Les conventions de Genève de 1949 et leurs protocoles additionnels de 1977 codifient les règles du droit dans les conflits armés. Selon le statut de la Cour pénale internationale, le crime de guerre qui en est l’une des violations, se caractérise entre autre par le fait de lancer des attaques délibérées contre la population civile en général ou contre des civils qui ne prennent pas directement part aux hostilités ; contre des biens civils qui ne sont pas des objectifs militaires ; en sachant qu’elle causera incidemment des pertes en vies humaines dans la population civile, des blessures aux civils, ou des dommages aux biens de caractère civil, ou des dommages excessifs, durables et graves à l’environnement naturel qui seraient manifestement excessifs par rapport à l’ensemble de l’avantage militaire concret et direct attendu.
31. A ce point de vue, les évêques américains (1983) (Le défi de la paix, DC 1983, p. 732) ont attiré l’attention sur une difficulté aujourd’hui : « Dans la guerre moderne, la mobilisation des forces ne comprend pas seulement le secteur militaire, mais aussi, pour une part importante, les secteurs politique, économique et social. Il n’est pas toujours facile de déterminer qui est directement impliqué dans un « effort de guerre » et à quel degré ». Néanmoins, ils affirment : « Même dans la définition la plus large, on ne peut raisonnablement considérer comme combattants des catégories entières d’êtres humains comme les écoliers, les personnes hospitalisées, les personnes âgées, les malades, les ouvriers de l’industrie produisant des articles non directement liés à des fins militaires, les agriculteurs et bien d’autres. » De là découle la condamnation du terrorisme et des destructions massives comme celles de Dresde, Hiroshima ou Nagasaki. Le concile l’affirme :
   « Tout acte de guerre qui tend indistinctement à la destruction de villes entières ou de vastes régions avec leurs habitants est un crime contre Dieu et contre l’homme lui-même, qui doit être condamné fermement et sans hésitation. » (GS 80).
32. Discours au XVIe Congrès de médecine militaire, 19-10-1953.
33. Cf. Annexe IV.
34. La BRIERE Yves de, Le droit de juste guerre, Pedone, 1938, p. 182.
35. Radiomessage, 24-12-1944.
36. PT, 127.
37. PIE XII, Radiomessage, 24-12-1944.
38. GS 78, 5.
39. Justicia in mundo, Synode 1971, 65.
40. CA III, 23.
41. WALZER Michaël, Guerres justes et injustes, Belin, 1999, p. 13. On en trouve un résumé sous la plume de Cécile Renouard, religieuse de l’Assomption sur www.assomption.org Né en 1935, M. Walzer est professeur de philosophie politique à Princeton.
42. Pensons à la menace nucléaire. Pensons au terrorisme : « La terreur, écrit Walzer, est la forme totalitaire de la guerre et de la politique. Elle outrepasse les limites morales au-delà des quelles aucune borne ne semble possible » (op. cit., p. 283).
43. Id., p. 444.
44. Rm 13. 
45. Op. cit., II, p. 63.
46. La grande méprise, Justice internationale, gouvernement mondial, guerre juste…, Contretemps-La table ronde, 2004, pp. 153-171.
47. Au point de départ de sa réflexion, Chantal Delsol cite le jugement porté par Jacques Ellul en août 1947, sur le procès de Nuremberg (in Verbum Caro, vol. I, n° 3). Les démocraties, à cette occasion, ont prétendu incarner le droit face aux totalitarismes alors qu’elles agissaient au nom d’une décision politique toujours sujette à l’arbitraire : « Nuremberg n’a de procès que le nom, car il n’entre dans aucun cadre juridique. Les crimes au nom desquels ici on juge et punit, […] n’appartiennent pas à la catégorie juridique mais morale, et le tribunal nie ce principe élémentaire du droit criminel : Nullum crimen, nulla poena, sine lege ».
   L’auteur appelle aussi à la rescousse CONSTANT Benjamin (1767-1830) qui écrit à propos des guerres menées par la France à son époque : « L’on avait inventé, durant la révolution française, un prétexte de guerre inconnu jusqu’alors, celui de délivrer les peuples du joug de leur gouvernement, qu’on supposait illégitime et tyrannique. Avec ce prétexte on a porté la mort chez des hommes, dont les uns vivaient tranquilles, sous des institutions adoucies par le temps et l’habitude, et dont les autres jouissaient, depuis plusieurs siècles, de tous les bienfaits de la liberté. Epoque à jamais honteuse, où l’on vit un gouvernement perfide graver les mots sacrés sur ses étendards coupables, troubler la paix, violer l’indépendance, détruire la prospérité de ses voisins innocents, en ajoutant au scandale de l’Europe par des protestations mensongères de respect pour les droits de l’homme et de zèle pour l’humanité ! La pire des conquêtes, c’est l’hypocrisie, dit Machiavel, comme s’il avait prédit notre histoire. » (De l’esprit de conquête et de l’usurpation dans leurs rapports avec la civilisation européenne (1814), ch. VIII, p. 105).
48. Myriam Revault d’Allones, montre que le concept de « guerre juste » présupposait, à l’origine, « l’idée d’une République chrétienne universelle et le fait qu’à l’Église soit dévolue une autorité politique ». Les faits, à l’époque moderne, ont poussé à trouver un autre « horizon normatif » et ce fut la philosophie de l’Histoire qui devint la référence : la guerre juste se fit « au nom du nouveau contre l’ancien, du futur contre le passé, de la vertu contre les vices du despotisme ». Aujourd’hui, troisième étape, « il semble que l’horizon de l’humanité et des « droits de l’homme » se soit maintenant substitué - au titre de nouvelle normativité, d’instance suprême méta-empirique - aux principes unificateurs de la théologie puis de la philosophie de l’histoire ». Mais, note l’auteur, comme l’a montré Monique Canto-Sperber, « une moralisation directe de la politique entraîne une sorte de « fondamentalisme » des droits de l’homme et une relative confusion entre les droits de l’homme comme être politique et les droits moraux. ». On ne peut pas, conclut-elle, inscrire le concept d’humanité « dans l’horizon s’une universalité surplombante, sans qualités et a-politique. » (L’idée de guerre juste a-t-elle encore un sens ?, in La guerre et l’Europe, sous la direction de DILLENS Anne-Marie, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 2001, pp. 125-141). M. Revault d’Allones est professeur à l’Université de Rouen. Dans le même ouvrage collectif, Olivier Corten, à partir des guerres qui se sont déroulées en Europe depuis 1990 et des déclarations ambigües ou contradictoires qui se sont manifestées à cette occasion, montre bien le flou dans lequel on se trouve aujourd’hui face à cette référence à la « guerre juste » : « Dans certains cas, on semble en revenir à une conception légitimiste du XIXe siècle, les États européens s’autoproclamant les seuls juges de ce qui est juste, et les seuls susceptibles d’incarner et de défendre les valeurs de la « communauté internationale. Dans d’autres, les responsables politiques européens paraissent refuser de tirer les conséquences de cette conception, devant la crainte que se multiplient demain des guerres peut-être « morales », mais certainement meurtrières. Ils réaffirment alors la nécessité de maintenir un régime juridique basé sur la nécessité de respecter des procédures qui prennent acte de la diversité des positions politiques, éthiques et philosophiques qui caractérise toujours les relations internationales aujourd’hui. » (La référence au droit international comme justification du recours à la force : vers une nouvelle doctrine de la « guerre juste » ?, in La guerre et l’Europe, op. cit., pp. 93-94). O. Corten est chargé de cours à l’Université libre de Bruxelles, spécialiste du droit international. L’Assemblée générale des Nations-Unies a beau travailler à la définition de la guerre d’agression, elle ne pourra jamais circonscrire juridiquement la réalité toujours mouvante, complexe et imprévisible. (Cf. Charte des Nations-Unies, art 39, 41, 42 et Résolution 3.314 du 14-12-1974).
49. Le bien la guerre et la terreur, Plon, 2005, pp. 292-301. M. Canto-Sperber est philosophe, membre du Comité national d’éthique, en France.

⁢i. qu’espérer ? Que faire ?

Simone Goyard-Fabre, au terme de son étude et se référant encore à Kant, reconnaît, d’une part, qu’« il n’est certes pas absurde de tenter d’instaurer la paix par le droit » et qu’ « on ne saurait mésestimer les efforts accomplis en ce sens par les instances internationales » mais elle ajoute aussitôt que « jamais les hommes, quels que soient les progrès du droit international et quelle que soit leur bonne volonté, ne parviendront à arracher l’Idée de la paix à son ordre nouménal. […] La « Constitution politique parfaite » sous laquelle l’Idée de paix livre sons sens est an-historique ; il n’en existera jamais de « réalisation » hic et nunc. C’est pourquoi la paix n’est pas une réalité prochaine de l’histoire : elle est un devoir-être […]. »⁠[1]

Chantal Delsol, de son côté, termine son étude en citant fort opportunément Las Casas qui s’interrogeait sur l’unique manière d’évangéliser le monde. Il excluait la force et en appelait à la conscience.⁠[2]

L’enseignement de l’Église nous invite à travailler à la paix, c’est notre « devoir-être »⁠[3], en commençant par nous-mêmes et en rayonnant de proche en proche dans toute notre vie sociale par le dialogue.

Comme la violence est de plus en plus décriée à travers le monde peut-être en raison même de sa permanence et de ses manifestations sanglantes diffusées à travers tous les continents, ne serait-ce pas le moment de travailler à l’établissement et à la diffusion d’une éthique universelle, d’une culture de la paix qui pourrait se bâtir sur les fondements pacifiques du christianisme : fraternité des hommes, solidarité, justice, pardon ? Danièle Hervieu-Léger fait remarquer que « la doctrine sociale de l’Église est précisément un lieu tout à fait intéressant pour essayer d’analyser comment historiquement au sein du catholicisme, une tentative pour articuler la capacité d’autorité éthique dans une société et un monde de plus en plus sécularisés s’est élaborée et construite. » Pour elle, la doctrine sociale de l’Église s’inscrit bien dans « la recherche d’une offre synthétique et éthique renouvelée du religieux vers une société dans laquelle le religieux n’est plus le principe organisateur de la vie sociale. »[4]

De plus, il y a dans nombre de religions non chrétiennes des éléments qui peuvent en principe être rapprochés de la notion chrétienne de « guerre juste » et qui pourraient servir de base à un dialogue en vue d’une « juste pacification ». John Francis Burke relève que dans le bouddhisme « il est permis de faire la guerre s’il y a une cause juste et que l’on a tenté tous les autres moyens pour résoudre le conflit. […] En même temps, le bouddhisme insiste sur une transvaluation des valeurs où chacun réalise une conscience animée par le non-désir, la non-haine et la non-violence. Dans cette orientation plus pacifiste, le dirigeant bouddhiste idéal est victorieux par la persuasion morale, non par la force. » Dans la philosophie confucéenne, « la force est le dernier recours pour résoudre des conflits mais elle doit être ordonnée par les principes de la justice. […] Si chaque personne s’efforce d’être bienveillante, la société parviendra à un état de paix. » Le recours à la force est aussi prévu dans la taoïsme « s’il n’y a pas d’autre solutions ni choix, mais qu’elle reste un piètre choix ». Quant à  la notion juive de shalôm, elle « insiste sur la plénitude et sur une harmonie entre les vivants et s’apparente à l’insistance bouddhiste sur la non-violence et à l’accentuation taoïste sur la non-affirmation. […] En même temps, la tradition juive permet aussi la guerre dans le cas de légitime défense et spécialement de défense d’Israël. ⁠[5] […] En ce qui concerne le caractère complet du shalôm, même si l’on poursuit une guerre juste, c’est dans l’espoir de s’acheminer vers la réalisation de l’âge messianique où prévaudront l’harmonie et la justice […]. » Même la notion de djihad⁠[6], dans l’islam, on le sait se réfère d’abord et surtout au combat intérieur. Le djihad, dans ce sens, « cherche une paix intérieure profonde en luttant contre la tentation humaine de dominer et de manipuler l’environnement et les autres êtres humains. Ce djihad est très proche dans sa visée des orientations pacifistes et non-violentes des autres traditions religieuses. […] On ne peut comprendre le djihad en dehors de l’insistance islamique sur l’établissement d’un ordre social universel juste, conforme au modèle de justice de Dieu, tel qu’il est contenu dans les traditions abrahamiques du judaïsme, du christianisme et de l’islam »

Ce rapide tour d’horizon permet à l’auteur de mettre en rapport les différentes religions évoquées et de risquer une synthèse. En effet, « essentiellement, en matière de guerre et de paix, il y a des traditions en concurrence dans chacune des religions ci-dessus mentionnées. d’un côté, il y a la tradition de la guerre juste, non seulement dans le christianisme, dans le judaïsme et dans le sens extérieur du djihad islamique, mais aussi dans la défense bouddhiste de la force employée pour une cause juste, de la défense confucéenne de la force comme dernier recours pour régler les conflits et dans l’acceptation taoïste du choix inférieur de la force quand toutes les autres options semblent épuisées. d’un autre côté, il y a dans chaque religion une tradition qui opte pour une conscience pacifique cherchant à transformer le conflit qui marque trop souvent l’interaction sociale : le pacifisme chrétien, la transvaluation bouddhiste des valeurs, la bienveillance confucéenne, le shalôm juif et le sens intérieur du djihad islamique. »

L’auteur conclut : « Ainsi, une éthique mondiale de la paix implique qu’on fasse passer la poussée violente du premier ensemble de notions à travers le sens non violent du second, essentiellement pour mettre en question la violence justifiée de chaque tradition en partant des normes de chacune. Les aspects non violents de chaque héritage proposent aussi une base d’où partir pour engager un dialogue interreligieux sur les moyens d’obtenir un monde de justice et de paix. […] Une éthique interreligieuse de paix mondiale peut ouvrir la voie à des politiques mondiales non violentes qui franchissent les frontières et ne durcissent pas »[7] Sans syncrétisme mais dans la recherche d’une unité dans la diversité. N’est-ce pas l’esprit d’Assise ?

Il apparaît, au terme de cette longue réflexion, que les religions et, en particulier, la religion chrétienne, dans la ligne définie, loin d’être une menace pour la paix du monde⁠[8], sont un espoir.⁠[9]

Un espoir qui passe donc par la formation morale⁠[10] ou, mieux, puisque la violence ignore les frontières, par la discussion morale, par le dialogue : « La discussion morale, écrit, Monique Canto-Sperber, est requise pour critiquer l’illimitation de la violence contemporaine qui s’incarne de manière redoutable dans le terrorisme. »[11] Pour pacifier à partir de valeurs communes. Et, à ce point de vue, les chrétiens, ces « hommes nouveaux », doivent être en première ligne puisque « la première contribution du christianisme est une conscience de fraternité et de solidarité entre tous les hommes. »[12]

La non-violence à laquelle il faut tendre, est non seulement une exigence de la foi chrétienne mais aussi de la nature humaine. François Vaillant⁠[13], montre, en philosophe moraliste, que la violence qui est une manifestation de non-sens doit être surmontée par la non-violence qui est appelée par la raison. Non seulement pour que la vie soit bonne, pour que le bien commun s’épanouisse, un état non-violent est nécessaire mais pour y parvenir, les moyens eux-mêmes doivent être non-violents suivant cette règle de bon sens : « les moyens doivent être proportionnés et appropriés à la fin parce qu’ils sont les voies vers la fin, et en quelque sorte la fin elle-même en devenir. Si bien qu’employer des moyens intrinsèquement mauvais pour atteindre une fin intrinsèquement bonne est une bévue et un non-sens. »[14] Une vie non-violente exige la collaboration des trois vertus cardinales : la justice qui demande que tout homme soit traité comme une fin et non comme un moyen, que je traite autrui comme moi-même, le courage ou mieux la vertu force nécessaire à l’établissement de la justice et la tempérance car il n’y a ni justice, ni force, ni non-violence sans la maîtrise de soi. Dans le concret de la vie, l’application de la non-violence animée des trois vertus citées est l’œuvre de la prudence. Ainsi présentée, la non-violence est une vertu qui s’acquiert, qui se propose et qui doit animer la vie de tous les jours comme la vie politique si celle-ci veut être morale

L’auteur ajoute encore que la non-violence ne peut être confondue avec le pacifisme⁠[15] ou l’antimilitarisme. « Les pacifistes rêvent de supprimer les armées pour supprimer les guerres, mais à la question : « Comment se défendre contre un oppresseur ? », ils restent muets. L’erreur du pacifisme est de penser qu’en supprimant les armées, on supprimerait les conflits entre les nations, ce qui est illusoire. La seule vérité du pacifisme est de dénoncer les horreurs de la guerre auxquelles l’histoire nous a trop habitués. Mais son erreur fondamentale est d’être incapable de garantir et de promouvoir la paix dans le monde de violence qui est le nôtre. »[16] L’auteur prêche pour une défense civile non-violente, pour une « défense juste » plutôt que pour une guerre juste et renvoie pour plus de détails à la Lettre des évêques américains de mai 1983.⁠[17]. La résistance non-violente […] peut prendre de nombreuses formes en fonction de ce qu’on appelle une situation donnée […]. Les citoyens seraient entraînés aux techniques de non-soumission et de non-coopération pacifiques dans le but d’empêcher un envahisseur ou un gouvernement non-démocratique d’imposer sa volonté. Une résistance non-violente efficace exige la volonté d’un peuple et peut demander autant de patience et de sacrifice de la part de ceux qui la pratiquent qu’on en demande aujourd’hui pour la guerre et la préparation de la guerre […]. La défense populaire irait au-delà de la solution des conflits pour aller jusqu’à la synthèse fondamentale des croyances et des valeurs. Pratiquement, l’objectif n’est pas seulement d’éviter de faire du mal ou de porter tort à une créature mais, plus positivement, de rechercher le bien de l’autre […]. Il n’est pas inutile de souligner que ces principes sont parfaitement compatibles avec la doctrine chrétienne […] et doivent faire partie de toute théologie chrétienne de la paix […]. Des raisons pratiques aussi bien que spirituelles exigent que l’on considère sérieusement la non-violence comme possibilité d’action. » (op. cit., pp. 270-271).
   L’auteur cite aussi l’étude réalisée, en France, en 1984 par MELLON Chr., MULLER J.-M. et SEMELIN J., La dissuasion civile, Fondation pour les études de défense nationale. Il reprend aussi la réaction d’un général, Dominique Chavannat, qui était, à l’époque, directeur de l’Ecole polytechnique, qui écrivait à propos de cette étude : « La thèse développée dans La dissuasion civile est capitale et restera sans doute un jalon essentiel de la réflexion sur la défense […]. Cette étude prouve qu’un changement de climat est intervenu et qu’il est désormais possible de voir les tenants de thèses considérées jusqu’ici comme inconciliables dialoguer sans polémiquer, rechercher ensemble ou conjointement toutes les voies permettant de sauvegarder le bien commun. » (id., p. 271). ]

A la veille de la seconde guerre mondiale, Gaston Fessard se livre à une brève mais très intéressante analyse du pacifisme.⁠[18]

Dans un premier temps, il constate que l’amour de la paix « a sa source en une fraternité universelle », idée introuvable avant le Christ. Et cet amour de la paix a été renforcé après les horreurs de la première guerre mondiale, guerre entre nations majoritairement chrétienne, guerre que les « forces spirituelles » n’ont pu empêcher. C’est pourquoi des théologiens se sont employés à montrer que toute guerre est injuste, que le recours à la légitime défense ne se justifie plus quand le recours à l’arbitrage et que, de toute façon, « la défense d’un droit n’est légitime que dans la mesure où elle se sert de moyens proportionnés au mal à empêcher ou à réparer. » L’existence d’institutions internationales et les catastrophes engendrées par cette guerre ont conforté cette thèse. Thèse renforcée par l’idée que le sacrifice des objecteurs de conscience pourrait rétablir la paix. Il est donc injuste de qualifier l’objecteur de conscience de lâche. Au contraire, prêt au sacrifice, il se montre courageux et généreux dans cette attitude.

Toutefois, objecte le P. Fessard, il est vain de penser que le sacrifice du pacifiste changerait la donne. Au contraire, il affaiblirait ceux qui défendent la juste cause et encore, il n’est pas sûr que le pacifiste aura l’occasion de s’offrir en martyr. Peut-être sera-t-il emprisonné ou fusillé avant de pouvoir témoigner physiquement. Par ailleurs, ne témoigne-t-il pas « d’un certain désintéressement à l’égard de [son] prochain immédiat ? » Peut-il « prétendre exercer la charité envers tous en commençant par y manquer envers quelques-uns ? »

Il n’est pas question d’abandonner l’idéal de paix mais le pacifiste ne se sacrifie pas à un idéal, il sacrifie son prochain à une « idole ». Il manque de « réalisme moral » indifférent aux moyens, la fin étant sauve. Il manque aussi de réalisme social et politique en se donnant en exemple alors « qu’entre nations comme entre individus règne d’abord la loi de la lutte pour la vie. »

Est-il possible concrètement de séparer le civil et le militaire, entre la participation à la vie de mes concitoyens et la collaboration à la défense de la patrie ? Avant la guerre, « qui fabrique l’objet le plus pacifique permet çà un autre de fabriquer l’objet moins pacifique » et en temps de guerre, tout emploi civil libérera un soldat. Logiquement, le pacifiste devrait se replier égoïstement sur lui-même ! Et cela au nom de la charité ! Mais de plus, son retrait favorise l’injuste et le violent dont il devient complice. Le pacifiste devient l’ennemi de la paix d’autant plus qu’il s’associera avec d’autres aux motivations moins élevées, voire antichrétiennes, révolutionnaires. « Sous prétexte d’amour envers [le] prochain le plus éloigné », le pacifiste « manque de charité envers le plus proche ».

« Dans la réalité spirituelle et politique, l’attitude pacifiste est contrainte de renier son idéal et de produire le contraire même de ce qu’elle promet. Elle est condamnée à être pour soi comme pour les autres ennemie de la paix. »


1. La construction d la paix ou Le travail de Sisyphe, Vrin, 1994, p.249.
2. Op. cit., p. 171.
3. A propos du « devoir de la paix » de tout chrétien, lire ROUGE Michel et GUERAND Michel, Gagner la guerre ou réussir la paix ?, Parole et Silence, 2004, 109-113.
4. Les religions en procès, in Semaines sociales de France, Les religions, menace ou espoir pour nos sociétés, Bayard, 2009, pp. 37-38. Nous ne sommes toutefois pas d’accord avec l’auteur lorsqu’elle écrit que la réflexion sur la « violence politique de la religion n’a de sens qu’à partir du moment où la distinction du politique et du religieux est au moins posée dans le corps social. Pour qu’il y ait altercation, affrontement, compromis, il faut bien que l’on puisse distinguer les instances. Or cette distinction n’a pas de sens dans toutes les sociétés dans lesquelles ce que nous appelons dans notre jargon « la différenciation des institutions » n’étant pas du tout opérée, la culture, la religion, la famille, l’économie étant totalement intriquées, le type de problèmes que nous évoquons ici ne se pose pas. On ne peut s’interroger sur le problème du danger public de la religion qu’à partir du moment où un type d’équilibre entre institutions différenciées est en place et potentiellement menacé par la volonté d’un terme ou l’autre de l’emporter sur l’autre. » (id., p. 35) Nous pensons au contraire que la paix civile a plus de chances de s’établir et perdurer si les deux pouvoirs sont bien distincts avec des tensions possibles certes si l’un des deux protagonistes manque à sa vocation, par exemple lorsque le pouvoir laïc verse dans le laïcisme ou lorsqu’un groupe religieux cherche à contrôler le pouvoir. Mais, dans le pays où religion et politique se confondent, est institutionnalisée une violence interne faite aux consciences et aux groupes religieux exogènes. Le système totalitaire est tout le contraire d’un système pacificateur à moins que l’on considère que la coercition est le meilleur chemin vers la paix !
5. « La pensée rabbinique, elle aussi, distingue entre les guerres obligatoires et défensives : les premières sont celles commandées par Dieu, comme dans le cas de la conquête de Canaan, les secondes sont celles qui sont livrées pour des raisons de défenses, comme les guerres du roi David. »
6. Le djihad, dit l’auteur, a superficiellement rapport, extérieurement, avec la guerre juste contre les infidèles, jadis dans leurs croisades, et avec la défense de la communauté quand elle est menacée. Et même dans ce sens, la guerre n’est justifiée que pour « se défendre ou défendre la nation ; pour venir en aide à d’autres qui souffrent de la persécution ; pour appeler d’autres peuples au message de Dieu. » Il y a aussi un « jus in bello » : « la guerre doit viser les combattants et non les non-combattants ; éviter la destruction excessive et les tactiques cruelles ; chercher à sauver autant de vies que possible ; n’être qu’un moyen de repousser l’oppresseur, non une fin en soi. »
7. La dimension interreligieuse. Une éthique de paix mondiale, in Concilium, op. cit., pp. 57-67. J. F. Burke est un spécialiste américain en sciences politiques, professeur et conseiller dans diverses universités catholiques et organismes religieux.
8. Au contraire, « elles sont de nos jours plutôt soumises à l’humiliation de la critique, aussi du rejet méprisant du catholicisme en Europe à travers le déni de nos racines et les accusations rémanentes quoique paresseuses d’avoir été la source de nos maux (colonialisme, esclavagisme, répression morale, antiféminisme…). » VALADIER Paul, Monothéismes, théocratie et violence, Regard théologico-politique, in BENCHEIKH Soheib et alii, Monothéisme et violence, Trajectoires-Lumen Vitae, 2012, p.127.
9. On ajoutera dans la formation des consciences, la découverte ou la redécouverte de la vertu de force qui, bien interprétée est  créatrice du droit et n’est pas à confondre avec la violence. C’est un thème qui a été développé par le P. FESSARD G. dans Pax Nostra, Examen de conscience international, Grasset 1936 et Autorité et Bien commun, Aubier, 1944. On trouvera un résumé de cette pensée in SALES Michel, La force, créatrice du droit dans l’histoire selon le Père Fessard, Communio, n° XXIII, 5, septembre-octobre 1998, pp. 56-73. Tout ce numéro de la revue Communio est consacré à la vertu de force. On peut reprendre bien sûr saint Thomas (IIa IIae, qu. 123-140) ou deux prolongements modernes très engagés dans l’actualité : De CORTE Marcel, La vertu de force contre la violence révolutionnaire et Gustave Thibon, La violence au service de la liberté in Actes du Congrès de Lausanne, VII, Force et violence, 29, 30 avril, 1er mai 1972, pp. 11-25 et pp. 101-121.
10. BARTH Karl, La guerre et la paix, Labor et Fides, décembre 1951.
11. Op. cit., p. 349.
12. COMBLIN J., Théologie de la paix, I, Principes, Editions universitaires, 1960, p.305. Voir aussi Karl Barth, op. cit..
13. La non-violence, Essai de morale fondamentale, Cerf, 1990, pp. 211-239. Fr Vaillant, dominicain, rédacteur en chef de la revue Alternatives Non-violentes
14. MARITAIN J., L’homme et l’État, PUF, 1965, p. 49, cité in VAILLANT Fr., op. cit., p. 214.
15. On peut lire MOUNIER Emmanuel,  Les équivoques du pacifisme , in Esprit, février 1949, pp. 184 et svtes (aussi in Les certitudes difficiles, Seuil, 1951, pp. 369-389). Il montre que le souhait de « paix à tout prix » sous-entend « ma vie à tout prix ». Cette prise de position découle de sa conception de l’homme : « une personne n’atteint sa pleine maturité qu’au moment où elle s’est choisi des fidélités qui valent plus que la vie. » (Le personnalisme, Les Presses universitaires de France, 1949. Collection : Que sais-je ?, p. 68.).
   Intéressant aussi le livre du dissident russe BOUKOVSKY Vladimir, Les pacifistes contre la paix, Nouvelle lettre aux Occidentaux, Robert Laffont, 1982: « Jamais au grand jamais, la paix n’a été sauvée par le désir hystérique de survivre à n’importe quel prix. Elle n’a jamais été promue par la répétition de scies faciles et de slogans en toc. » (pp. 123-124).
   On se souvient aussi de TOLSTOÏ qui s’inscrit dans un mouvement pacifiste chrétien qui réduit le christianisme à une vie fondée sur le Sermon sur la Montagne, antiétatique presque anarchiste (Le Royaume de Dieu est au-dedans de vous, 1893, ch. 10)
16. VAILLANT Fr., op. cit., p. 262.
17. Il en cite quelques extraits : « Les moyens non-violents de résistance au mal méritent d’être bien plus étudiés et examinés qu’ils ne l’ont été jusqu’à présent […
18. Le pacifisme ennemi de la paix, in Pax nostra, Examen de conscience international, Grasset, 1936, pp. 11-22.

⁢Annexes

⁢i. A propos de Pie XI

On a reproché à Pie XI de s’être plus préoccupé du sort des catholiques que du sort des Juifs en Allemagne. On l’a même accusé de s’être réjoui d’avoir trouvé en Hitler un allié dans la lutte contre le communisme.⁠[1] Mais à travers ces reproches, c’est surtout son Secrétaire d’État qui est visé : le cardinal Eugenio Pacelli, le futur Pie XII dont l’action, déjà sous Benoît XV, alors qu’il était sous-secrétaire aux affaires ecclésiastiques, aurait toujours cherché à favoriser l’Allemagne.

Un Décret de la Congrégation du Saint Office du 21-3-1928 dénonce déjà, et en des termes clairs, l’antisémitisme : « Parce qu’il réprouve toutes les haines et les animosités entre les peuples, [le Siège apostolique] condamne au plus haut point la haine contre le peuple autrefois choisi par Dieu, cette haine qu’aujourd’hui l’on a coutume de désigner communément par le mot d’« antisémitisme ». »[2]

Le 6 décembre 1929, à propos des missions, Pie XI fustige le nationalisme : « Les Missions ne doivent en aucune façon faire du nationalisme, mais seulement du catholicisme […]. Le nationalisme a toujours été un fléau pour les Missions, et même il n’est pas exagéré de l’appeler une malédiction. »[3]

En octobre 1930, Ludwig Maria Hugo⁠[4], évêque de Mayence, condamne le national-socialisme dans ces termes : « Le programme national-socialiste contient des propositions inconciliables avec la doctrine et les principes catholiques. Il y a lieu notamment de considérer l’article 24 du programme[5], qu’aucun catholique ne peut accepter sans renier sa foi sur des points importants. […] La morale chrétienne est fondée sur l’amour du prochain. Les écrivains nationaux-socialistes ne reconnaissent pas ce commandement dans le sens enseigné par le Christ ; leur doctrine surestime la race germanique et sous-estime les races étrangères.

Les chefs du national-socialisme veulent un dieu allemand, un christianisme allemand, une Église allemande. Gottfried Feder[6]) économiste et homme politique. Un des premiers membres clés du parti nazi allemand. Il joua un rôle décisif dans la conception hitlérienne de l’économie et devint le théoricien économique du NSDAP (Nationalsozialistische Deutsche Arbeiterpartei). Hitler lui rend hommage dans Mein Kampf. Il lui doit ses idées sur le « capitalisme et la finance juive ».] dit : « Le peuple allemand trouvera certainement un jour son déisme pour sa vie religieuse, une forme telle que la réclament les aspirations de son sang nordique. La trinité du sang, de la foi et de l’État sera alors réalisée. »

Ces conditions impliquent la réponse que comportent ces questions : « Un catholique peut-il s’inscrire dans le parti d’Hitler ? Un prêtre peut-il permettre que les membres de ce parti assistent comme tels à un enterrement ou à toute autre cérémonie religieuse ? Peut-on admettre aux sacrements un catholique qui se réclame des principes de ce parti ? » Nous devons réponde négativement. »[7]

A la suite de cet évêque, tous les évêques allemands publièrent déclarations ou lettres pastorales qui allèrent dans le même sens.⁠[8]

Le 23 janvier 1933, Mgr Gfoellner, évêque de Linz (Autriche) publie une lettre pastorale intitulée « Du véritable et du faux nationalisme »[9]. Tout en dénonçant l’influence funeste de l’ « athéisme juif » qui propage matérialisme, libéralisme, mammonisme[10], socialisme et communisme, l’auteur précise que cet « esprit juif international  est autre chose que la nationalité juive et la religion juive » et dénonce les thèses du national-socialisme : son matérialisme racial, sa haine du peuple juif, sa volonté de nationaliser l’État, l’Église et la morale. Il condamne explicitement les thèses défendues par Hitler dans Mein Kampf et de Rosenberg dans Le mythe du XXe siècle. Cette lettre qui eut un retentissement considérable en Allemagne souleva les protestations des Israélites (les Allemands étant plus nuancés que les Autrichiens) et des nationaux socialistes (les Autrichiens étant, cette fois, plus nuancés que les Allemands).

1933 est une année importante. Des élections sont organisées. Hitler veut une consécration légale alors qu’il aurait pu s’en passer comme il le reconnaîtra cyniquement⁠[11] L’Église, le parti catholique Zentrum, les associations catholiques vont devoir prendre position avant et après les élections.

Pour le Carême 1933, le cardinal von Faulhaber, archevêque de Munich publie une lettre sur les « Droits et devoirs des gouvernants et des gouvernés dans l’État ». le prélat y développe la doctrine traditionnelle de l’Église s’appuyant sur l’enseignement de Léon XIII (Immortale Dei et Sapientiae christianae) et de Pie XI (Lettre aux évêques argentins, 4 février 1931). La presse national-socialiste interprétant ce document de doctrine générale comme un ralliement à la politique d’Hitler, le secrétaire du cardinal publia le 2 mars 1933 une mise au point claire précisant qu’en fonction des principes rappelés, « les catholiques consciencieux ne peuvent pas faire profession de national-socialisme dans sa forme actuelle ».⁠[12]

Tandis que les associations catholiques publient un Manifeste, le 17 février 1933 qui clairement rejette l’ « extrémisme de droite et de gauche » signalant qu’ « il peut y avoir un bolchevisme sous le signe national », Mgr Kaas qui dirige le Zentrum pense qu’ « au nouveau dynamisme de la politique allemande, résultat de l’entrée de l’opposition national-socialiste dans le pacte, doit se joindre le frein de la modération et de la pondération de la politique positive, représentées par le Centre »[13] La publication du Manifeste provoqua la suspension des journaux qui l’avaient publié).

Après les élections du 5 mars 1933, qui portent au pouvoir une coalition entre les national-socialistes et les nationaux-allemands, le chancelier Hitler demande au Reichstag réuni à Postdam, les pleins pouvoirs (21 mars 1933) ; alors que les sociaux-démocrates protestent, Mgr Kaas au nom du Zentrum déclare laisser « en arrière des objections qui, en temps normaux, s’imposeraient à lui et seraient presque insurmontables » et faire « abstraction de toute objection de politique de parti ou autre, en cette heure où il faut imposer le silence aux considérations mesquines et étroites ». Dès lors, le Zentrum (malgré de nombreuses voix opposées) tend la main « à tous, même au adversaires d’hier, pour assurer la continuation de l’œuvre de salut national ». qu’est-ce qui pousse le Zentrum à ce ralliement ? L’illusion de pouvoir modérer et pondérer la nouvelle politique comme il a été dit plus haut mais aussi « la détresse critique où se trouvent actuellement la nation et l’État », « la mission gigantesque qu’est […] la reconstruction allemande » et surtout « les sombres nuages qui annoncent en Allemagne et autour de l’Allemagne la tempête ».

Mgr Kaas perdra très vite l’illusion de pouvoir jouer un rôle modérateur : le 5 mai il démissionne de son poste de chef du Zentrum et le 6 juillet, le Zentrum se dissout.

Les évêques aussi veulent croire en la bonne foi de Hitler, à l’abandon de l’anti-christianisme manifesté précédemment, puisqu’il déclare dans son discours-programme de ce 21 mars 1933 : « Le gouvernement national voit dans les deux confessions chrétiennes des facteurs d’une importance capitale pour la préservation de notre valeur en tant que nation. Il respectera les conventions que ces communautés ont conclues avec les États. Leurs droits seront respectés. Mais il escompte et il espère que, réciproquement, sera apprécié le travail de relèvement national et moral de notre peuple que le gouvernement s’est donné pour tâche. Son attitude envers les autres confessions sera celle d’une justice objective. […] Le gouvernement du Reich, estimant que le christianisme forme les assises inébranlables de la vie morale de notre peuple, est convaincu qu’il est nécessaire de continuer et de développer les rapports amicaux avec le Saint-Siège. »

Dans la Déclaration de la conférence épiscopale de Fulda, 29 mars 1933, les évêques, sans abroger les avertissements et les condamnations précédentes, reconnaissent que le chancelier Hitler « a fait des déclarations publiques et solennelles qui tiennent compte de l’inviolabilité de la doctrine de la foi catholique et des missions et des droits immuables de l’Église et dans lesquelles le gouvernement du Reich assure expressément que les traités d’État conclus entre l’Église et certains pays allemands conserveront leur vigueur »[14] Et l’Osservatore romano approuve cette attitude prudente et confiante: « Dans sa déclaration, l’épiscopat allemand pouvait donc tirer les légitimes conséquences que de telles assurances autorisaient. La condamnation des erreurs doctrinales reste entière, mais on se croit obligé de faire confiance aux nouvelles et solennelles promesses, qui en empêchent présentement l’application. »[15] De plus, le catholique Franz von Papen⁠[16] nommé vice-chancelier par Hitler convainc celui-ci de signer un concordat avec Rome pour que les catholiques apportent leur soutien au nouveau régime vu comme un rempart contre le bolchevisme. Un accord global avec l’ensemble de l’Allemagne était souhaité en vain depuis de nombreuses années par Rome.⁠[17].
   Dans les tribulations du temps, un des soucis de Pie XI fut de signer des concordats ou des accords (il en signa une quarantaine) avec de nombreux pays et quel que soit le régime, pour protéger les catholiques, la famille chrétienne, le mariage, l’éducation des enfants et préserver les institutions de l’http://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89glise_(institution)[Église] (en évitant notamment l’ingérence des états dans les nominations d’évêques). On se souvient du Traité du Latran signé avec Mussolini en 1929. (Cf. ONORIO Joël-Benoît d’, La papauté, de la romanité à l’universalité, in BONNEFOUS E., ONORIO Joël-Benoît d’, FOYER J., La papauté au XXe siècle, Fondation Singer-Polignac, Cerf, 1999, pp. 23-24) On se souviendra aussi que Mgr Pacelli qui ne peut être soupçonné de sympathie pour le communisme tenta, en vain, dans les années 20 d’obtenir un concordat avec l’USSS. Personne n’a jamais songé à le lui reprocher. ‘Cf. CHENAUX Philippe, L’Église catholique et le communisme en Europe, De Lénine à Jean-Paul II, Cerf, 2009, pp. 43-50. ] La situation était délicate pour l’Église catholique minoritaire dans un pays protestant et toujours menacée, depuis le Chancelier impérial Otto von Bismarck par le Kulturkampf, le catholicisme étant considéré comme un corps étranger en Allemagne⁠[18], idée que les nazis reprirent dès l’origine du mouvement.

L’initiative allemande⁠[19], en 1933, fut donc une heureuse surprise⁠[20]. Pie XI dira de cet accord signé le 20 juillet, qu’il était « inattendu et inespéré ».⁠[21]

Comme les députés du Zentrum, les évêques devront vite déchanter.⁠[22] En Allemagne comme en Italie, bien des clauses de cet accord seront violées par les autorités politiques⁠[23] d’autre part, le gouvernement s’attaque dès 1933 aux associations et à la presse catholiques d’autant plus que l’Église va essayer le plus longtemps possible de renforcer son action. Elle réunit encore en juin 1934 un Katholikentag à Hoppegarten qui groupe 60.000 hommes mais qui va engendrer la campagne anti-catholique : on forcera les jeunes catholiques à entrer à la Hitlerjugend. On prend des mesures contre les écoles catholiques, en particulier on supprime les écoles confessionnelles. Enfin on s’attaque aux congrégations et à un certain nombre de prêtres, sous le prétexte, vrai ou faux, d’affaires de mœurs et de devises ». L’auteur note encore que « la lutte contre les catholiques est plus sévère » que la lutte contre les protestants. Par ailleurs, la déconfessionalisation ne porte vraiment de fruits qu’au sein du Reichstag : « plus de la moitié se déclarent déistes en 1943 […] alors qu’en 1933, 646 sur 664 étaient soit catholiques (144) soit protestants (502) » (Archives des sciences sociales des religions, 1966, vol. 22, n° 22, pp. 231-232).
   Voir aussi le Discours au Sacré Collège du 2 juin 1945, où Pie XII évoque la persécution religieuse, en Allemagne et dans les pays soumis au Reich, la violation du Concordat et l’emprisonnement des chrétiens, clercs et laïcs dans les bagnes, les camps de concentration et les prisons. ]. Le pouvoir nazi, comme le pouvoir fasciste, n’avait nulle intention de respecter sa signature. C’était une manœuvre pour désarmer une résistance.⁠[24] Se met en place une « persécution perfide et astucieuse », dira Pie XII⁠[25]. Dans l’encyclique Mit brennender Sorge, Pie XI écrira que le gouvernement allemand a « adopté comme norme permanente de ses actions, la falsification du traité, l’élusion du traité, l’évacuation du traité, et finalement, plus ou moins en public, la violation du traité. »[26]

En tout cas, Rome reste méfiante et vigilante.⁠[27]

Le 14 juillet 1933, la loi allemande sur la stérilisation va obliger l’Église d’Allemagne, les associations catholiques à prendre position dans la mesure où une contradiction existe entre cette loi et ce que dit l’encyclique Casti connubii[28].

Prenant le mal à la racine, vont se succéder des condamnations prononcées par la Congrégation du Saint-Office à l’encontre d’ouvrages propageant les théories racistes.

Le Saint-Office mettra à l’index des ouvrages développant les principales thèses nazies.⁠[29] Ainsi le livre d’Alfred Rosenberg, Der Mythus des 20 Jahrhunderts (Le Mythe du xx° siècle)⁠[30] et de Paul de Lagarde. Il influença Otmar von Verschuer (1896-link : 1969) médecin eugéniste et Steweart Houston Chamberlain (1855-1927) anglais naturalisé allemand qui http://fr.wikipedia.org/wiki/Ludwig_Schemann#cite_note-rider-1 épousa Eva, fille de Richard Wagner. Dans son livre Fondements du XIXe siècle (1899), Chamberlain soutient que la race supérieure décrite par Gobineau, race indo-européenne que Chamberlain désigne sous le terme de «  race aryenne » est l’ancêtre de toutes les classes dirigeantes d’http://fr.wikipedia.org/wiki/Europe[Europe] et d’http://fr.wikipedia.org/wiki/Asie[Asie], qu’elle subsiste à l’état pur en Allemagne. Il adhéra au pangermanisme, doctrine irrédentiste défendant l’idée que devraient être annexés tous les territoires de langue allemande. Cette théorie apparut en Italie vers 1870. Chamberlain consacra plusieurs monographies à des personnalités allemandes telles que Richard Wagner, Heinrich von Stein, Kant et Goethe. Il inspira Alfred Rosenberg et Adolf Hitler qui fut présent à ses funérailles en 1927. Hitler le cite dans Mein Kampf, 1925-1926, p. 141 (texte disponible sur www.radioislam.org)
   A propos du pangermanisme, Hitler écrit que l’Église catholique est « un obstacle au pangermanisme » (Mein Kampf, op. cit., pp. 58-59). ] condamné (Décret du 7 février 1934) en ces termes : « Ce livre traite avec mépris et rejette absolument tous les dogmes de l’Église catholique, voire les fondements de la religion chrétienne elle-même ; il proclame qu’il est nécessaire d’instituer une nouvelle religion ou religion allemande, et formule le principe suivant : « Une foi mythique nouvelle surgit aujourd’hui : la foi mythique du sang ; foi par laquelle on croit que la nature divine de l’homme peut être défendue par le sang ; foi appuyée sur une science très claire par laquelle il est établi que le sang nordique représente le mystère qui se substitue aux sacrements antiques et les dépasse. » Alfred Rosenberg (1893-1946) est l’idéologue du parti nazi. Pendant l’emprisonnement d’Hitler en 1924, il le remplace à la tête du parti et aurait influencé Hitler dans la rédaction de certains chapitres de Mein Kampf. Il sera condamné et pendu, en 1946, pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité.

En 1934 est condamné le livre d’Ernest Bergmann, Die deutsche Nationalkirche (L’Église nationale allemande) : «  L’auteur nie la religion chrétienne ; le fait de la révélation ; la nécessité de la rédemption par Jésus-Christ crucifié, et celle de la grâce divine. Il affirme que la religion chrétienne, et spécialement le catholicisme, n’est rien autre qu’une création de la culture sémitique et romaine, opposée en conséquence au tempérament allemand. L’auteur assure en outre que l’Ancien Testament représente un péril moral pour la jeunesse allemande ; que le concept de la charité chrétienne est partout une cause de dégénérescence pour les peuples, parce qu’elle prend soin des infirmes et des débiles et qu’elle les autorise à procréer des enfants. L’auteur s’efforce de démontrer que le sang et l’espèce, dénommée vulgairement la « race », sont l’unique facteur du progrès culturel. Il estime qu’une nouvelle religion doit être instituée qui substitue l’athéisme pur — à savoir le panthéisme — à la foi au Dieu personnel. L’auteur préconise en outre un nationalisme exagéré et absolument radical, tout à fait contraire à la doctrine et à la culture chrétiennes. » (Décret du 9 février 1934).⁠[31]

Un an plus tard, c’est le livre An die Dunkelmaenner unserer Zeit. Eine Antwort auf die Angriffe gegen den « Mythus des 20 Jahrhun-derts ». Aux obscurantins de notre temps. Réponse aux attaques contre le « Mythe du XX siècle », d’Alfred Rosenberg qui subit les foudres du Saint-Office (Décret du19 juillet 1935).

Entre temps, les évêques allemands, suite à la Conférence de Fulda des 5-7 juin 1934, publient une Lettre collective qui, d’une part, dénonce le « néo-paganisme allemand » et, d’autre part, proteste contre « les facilités laissées aux païens », les  « entraves » imposées à l’Église catholique, les « formules fausses » que l’on répand, le « reproche de faire de la politique », « les accusations et les insultes ».⁠[32] C’est en dénonçant le paganisme, le néo-paganisme, que les évêques allemands entendent s’attaquer à l’idéologie régnante sans la nommer de son véritable nom. Le cardinal Faulhaber, le 8 septembre 1934, prononce un important discours où il oppose la lumière du christianisme face aux ténèbres du paganisme.⁠[33]

Le Saint-Père, dans une allocution devant le Consistoire secret du 1er avril 1935 se dit épouvanté à l’idée qu’une nouvelle guerre pourrait éclater mais espère encore qu’il n’en sera rien.⁠[34]

Le 28 avril 1935, lors de la clôture du jubilé de la Rédemption à Lourdes, le cardinal Pacelli, légat du Pape, déplore que beaucoup d’hommes ne comprennent plus le sens de la Croix et même sont scandalisés par cette « folie ». Il ajoute : « Ce qu’il y a de tragique, en effet, c’est que cette aversion pour la croix soit portée à son comble par ceux-là qui, niant le dogme fondamental du péché, rejettent l’idée même de rédemption comme injurieuse à la dignité humaine. Avec l’illusion de préconiser une nouvelle sagesse, ils ne sont en réalité que de lamentables plagiaires qui recouvrent de nouveaux oripeaux des erreurs bien vieilles. Peu importe qu’ils se massent autour du drapeau de la révolution sociale, qu’ils s’inspirent d’une fausse conception du monde et de la vie, qu’ils soient possédés par la superstition de la race ou du sang, leur philosophie aux uns comme aux autres repose sur des principes essentiellement opposés à ceux de la foi chrétienne, et, de tels principes, à aucun prix l’Église ne consent à pactiser avec eux. »[35]

En 1935 toujours, à plusieurs reprises, Pie XI demande que l’on prie pour la paix.⁠[36]

Suite à la conférence annuelle de l’épiscopat allemand, à Fulda, du 19 au 23 août 1935, les évêques publient une lettre pastorale⁠[37] qui ne sera pas diffusée dans la grande presse contrôlée par le pouvoir. Dans la presse catholique, elle ne fut pas publiée partout ou elle parut avec des coupures. Malgré ces interventions de la police d’État elle fut lue en chaire le 1er septembre. La lettre dénonce le nouveau « catéchisme » établi par les « ennemis de la foi », invite les fidèles à rester fermes dans la foi leur interdisant « de lire les revues et les livres, […] de fréquenter les réunions où notre foi et notre Église sont diffamées et où est blasphémé tout ce qui est sacré pour l’homme religieux » mais en leur ordonnant « de fréquenter et d’écouter les prédications de l’Église ». Le document rappelle que la « foi est le fondement de l’ordre moral dans le monde », qu’il « serait moralement fatal de ne considérer le mariage, contrairement aux lois chrétiennes, que sous l’angle de la pureté de la race à maintenir », qu’« on ne peut pas, comme homme privé, s’unir au Christ, et comme employé de l’État, combattre contre le Christ », que la liberté religieuse s’étend à l’espace public, que les parents ont le droit de choisir l’éducation qu’ils désirent pour leurs enfants⁠[38], que la jeunesse catholique restera fidèle à ses associations. Les évêques recommandent enfin de ne pas rendre le mal pour le mal mais de prier pour les ennemis, de conserver leur unité entre eux et avec le Saint-Père. Bref, tout le texte est une invitation à résister fermement mais pacifiquement à toutes les attaques idéologiques et physiques du pouvoir nazi.⁠[39]

A cette même conférence, il fut décidé de faire lire à tous les fidèles un texte qui avait été rédigé le 1er mars 1934, expliquant la prestation de serment civil auquel étaient contraints les prêtres considérés comme fonctionnaires de l’État. Ce serment de fidélité au Führer perturbait la conscience de nombreux catholiques qui y voyaient un changement de convictions religieuses. Ce serment devait être prêté « sans réserves et sans restrictions »[40]. Les évêques précisent : « Le chrétien catholique n’a pas besoin de ces réserves et restrictions. Car c’est et ce fut de tout temps la doctrine catholique qu’un serment, en tant qu’il est un acte solennel de respect envers Dieu, ne peut contenir rien qui soit en contradiction avec les devoirs envers Dieu et la fidélité due à la vérité. Une obligation qui, d’après la doctrine de la foi et des mœurs catholiques, est en contradiction avec les lois de Dieu, ne peut pas être l’objet d’un serment. En contradiction avec le respect dû à Dieu, elle ne peut faire l’objet d’un serment. Telle est la doctrine catholique que l’Église a le droit de proclamer en vertu de sa mission divine, droit qui lui est aussi reconnu dans le Concordat du Reich. »⁠[41]

En 1935 toujours, « l’agression fasciste contre l’Abyssinie suscita l’irritation de Pie XI qui exprima son désaccord de manière voilée le 27 août 1935 à l’occasion d’un discours devant le congrès international des infirmières catholiques. le journal intime de Mgr Tardini, à cette époque substitut de la Secrétairerie d’État pour les affaires ordinaires, nous apprend que le texte publié par l’Osservatore romano, avait en réalité fortement atténué les propos originaux du pape, à l’initiative de Mgr Pizzardo, chargé des affaires ecclésiastiques extraordinaires (c’est-à-dire extérieures) qui craignait des réactions du gouvernement fasciste italien. Selon le témoignage de Tardini, Pie XI accepta à contrecœur la formulation alambiquée choisie pour la publication, non sans répéter à ses collaborateurs qu’à ses yeux cette guerre était injuste car le fait de se trouver à l’étroit chez soi ne donnait pas à un peuple le droit d’aller s’installer chez son voisin. »[42]

A partir de 1936, la Documentation catholique va publier des dossiers reprenant, à partir du 1er janvier 1935, presque au jour le jour « les principaux faits et gestes dont les catholiques allemands ont été tantôt les auteurs et tantôt les victimes »[43] .

Le 21 mai 1936, les évêques des Pays-Bas déclarent « que ceux qui, à un degré important, accordent leur appui [au parti national-socialiste] ne peuvent pas être admis à la réception des saints sacrements. »[44]

Le14 mars 1937, paraît l’encyclique Mit brennender Sorge[45] après avoir vainement essayé toutes les voies de la persuasion, [Pie XI] se vit de toute évidence aux prises avec les violations délibérées d’un pacte officiel et d’une persécution religieuse, dissimulée ou manifeste, mais toujours durement menée, le dimanche de la Passion 1937, dans son encyclique Mit brennender Sorge, il dévoila au regard du monde ce que le national-socialisme était en réalité : l’apostasie orgueilleuse de Jésus-Christ, la négation de sa doctrine et de son œuvre rédemptrice, le culte de la force, l’idolâtrie de la race et du sang, l’oppression de la liberté et de la dignité humaine.
   Comme un coup de trompette qui donne l’alarme, le document pontifical, vigoureux -trop vigoureux, comme le pensait déjà plus d’un- fit sursauter les esprits et les cœurs.
   Beaucoup -même hors des frontières de l’Allemagne- qui, jusqu’alors avaient fermé les yeux sur l’incompatibilité de la conception nationale-socialiste et de la doctrine chrétienne, durent reconnaître et confesser leur erreur.
   Beaucoup, mais pas tous ! d’autres, dans les rangs mêmes des fidèles, étaient trop aveuglés par leurs préjugés ou séduits par l’espoir d’avantages politiques. L’évidence des faits signalés par Notre prédécesseur ne réussit pas à les convaincre, encore moins à les décider à changer de conduite/ Est-ce une simple coïncidence ? Certaines régions, qui furent ensuite les plus durement frappées par le système national-socialiste, furent précisément celles où l’encyclique Mit brennender Sorge avait été le moins ou même n’avait été aucunement entendue.
   Aurait-il été possible alors de freiner une fois pour toutes, par des mesures politiques opportunes et adaptées, le déchaînement de la violence brutale et de mettre le peuple allemand en état de se dégager des tentacules qui l’étreignaient ? Aurait-il été possible d’épargner de cette manière à l’Europe et au monde l’invasion de cette immense marée de sang ? Personne n’oserait se prononcer avec certitude. En tout cas, pourtant, personne ne pourrait reprocher à l’Église de n’avoir pas dénoncé et indiqué à temps le vrai caractère du mouvement national-socialiste et le danger auquel il exposait la civilisation chrétienne. » (Discours au Sacré Collège, 2 juin 1945). ] dont les deux principaux rédacteurs sont le cardinal Pacelli et l’archevêque de Munich von Faulhaber.⁠[46]

Pie XI y explique que l’Église a donné son consentement à la proposition de concordat faite par le gouvernement allemand « en dépit de nombreuses et graves considérations » pour épargner aux « fils et filles d’Allemagne, dans la mesure des possibilités humaines, les angoisses et les souffrances que, dans l’autre hypothèse, les circonstances du temps faisaient prévoir avec pleine certitude. » L’Église, patiente ne voulait pas « risquer d’arracher, avec l’ivraie, quelque plante précieuse ». Mais ce concordat a été unilatéralement trahi par « des intrigues qui, dès le début, ne visaient qu’à une guerre d’extermination. » Force est donc à l’Église de s’opposer « à un parti-pris qui cherche, par l’emploi ouvert ou dissimulé, de la force, à étrangler le droit garanti par les traités. »

Suit une série de condamnations de divers concepts nazis : du panthéisme⁠[47], du paganisme, du « Mythe du sang et de la race », de la divinisation de la race, du peuple, de l’État, de son chef⁠[48], de l’idée d’une religion et d’une église nationales qui tentent d’emprisonner Dieu « dans les frontières d’un seul peuple, dans l’étroitesse de la communauté de sang d’une seule race. » Une nouvelle Église se construit par la persécution des fidèles or une « Église nationale allemande […] n’est autre chose qu’un reniement de l’unique Église du Christ, l’évidente trahison de cette mission d’évangélisation universelle à la quelle, seule, une Église mondiale peut suffire et s’adapter. » Cette Église manipule et détourne le langage religieux : la révélation ne peut s’identifier  aux « suggestions  du sang et de la race », ni la foi n’être que « la joyeuse et fière confiance dans l’avenir de son peuple ». L’immortalité n’est pas « la continuation ici-bas de la vie collective dans la durée de son peuple ». Quant à la grâce, elle est rejetée « au nom d’un prétendu caractère allemand ». Le Saint Père s’insurge aussi contre les railleries dont sont l’objet, le péché originel, la Croix du Christ ou encore l’humilité.

Le pape dénonce comme blasphème la volonté de « voir bannies de l’Église et de l’école l’histoire et la sagesse des doctrines de l’Ancien testament ». Il rappelle que l’Église ne fait pas de discrimination entre les peuples, les ethnies, qu’elle est plus sensible à « la richesse de la variété » qu’au « péril des divergences ». Sont condamnées enfin « des lois humaines qui sont en contradiction insoluble avec le droit naturel ». Réduire le droit à « l’utilité du peuple », c’est décréter « l’état de guerre » dans la vie internationale et, dans la vie nationale, récuser « le fait fondamental que l’homme, en tant que personne, possède des droits qu’il tient de Dieu et qui doivent demeurer vis-à-vis de la collectivité hors de toute atteinte qui tendrait à les nier, à les abolir ou à les négliger. »

Le pape plaide donc pour le droit à liberté religieuse⁠[49], pour le droit des parents « à régler l’éducation des enfants »[50] face à « l’iniquité des mesures de contrainte ».

Il invite, en conséquence, les chrétiens à la cohérence, au « courage héroïque », « à la défense courageuse de la vérité et à sa franche application à la réalité », « à dévoiler et à réfuter l’erreur ». Chaque chrétien  a le « devoir de dégager nettement sa responsabilité de celle du camp adverse, de libérer sa conscience de toute coopération coupable à une telle machination et à une telle corruption. » Il doit « opposer à la force matérielle des oppresseurs de l’Église l’intrépidité d’une foi profonde, la fermeté inébranlable d’une espérance sûre de l’éternité, l’irrésistible puissance d’une charité agissante. »

« Une chrétienté ayant repris conscience d’elle-même dans tous ses membres, rejetant tout partage, tout compromis avec l’esprit du monde, prenant au sérieux les commandements de Dieu et de l’Église, se conservant dans l’amour de Dieu et l’efficace amour du prochain, pourra et devra être pour le monde, malade à mort, mais qui cherche qu’on le soutienne, et qu’on lui indique sa route, un modèle et un guide, si l’on ne veut qu’une indicible catastrophe, un écroulement dépassant toute imagination ne fonde sur lui. »[51]

En mai 1937, l’archevêque Groeber de Fribourg dénonce l’utilisation perverse faite par le régime de certains procès contre des prêtres accusés d’immoralité.⁠[52]

Le 15 septembre 1937, l’Osservatore romano analyse le IXe Congrès de Nuremberg (7-13 septembre 1937) et dénonce son anti-christianisme. Il conclut : « qui pourrait garantir aux maîtres actuels de l’Allemagne que la semence de haine et de dénigrement de toute chose sacrée qui monte toujours plus en puissance sous les yeux des autorités, ne produira pas aussi en terre allemande des fruits qui doivent inspirer l’épouvante à tout véritable ami du peuple allemand et de son avenir. »[53]

A l’occasion des Vœux de Noël et de Nouvel An, en décembre 1937⁠[54], Pie XI déclare : « Il y a en fait la persécution en Allemagne. Depuis longtemps, on et on fait croire qu’il n’y a pas de persécution. Nous, Nous savons au contraire qu’elle existe, et que c’est une persécution grave et même comme il y en a rarement eu d’aussi terrible et pénible, d’aussi triste dans ses conséquences les plus profondes. C’est une persécution à laquelle ne manquent ni la prépondérance de la violence, ni la pression de la menace, ni les tromperies de l’astuce et de la fiction. » Il dénonce les calomnies contre sa personne et contre les évêques accusés de répandre une religion non catholique mais politique. A quoi le pape répond en disant « Nous ne faisons pas de politique […] Nous faisons de la religion et […] Nous ne voulons rien faire d’autre. […] Nous voulons ensuite que même dans la vie civique, dans la vie humaine et sociale, soient toujours respectés les droits de Dieu, qui sont aussi les droits des âmes. »

Le Saint-Office ne reste pas inactif : tous les livres d’Ernest Bergman sont condamnés par le Décret du 25 novembre 1937. Sont aussi condamnés, les livres de Raoul Françè (Décret du 30 décembre 1937), un « Sénèque raciste » dira l’Osservatore romano (10-11 janvier 1938). Sont condamnés ensuite les livres de Gustave Mensching, « partisan des courants religieux unitaires du troisième Reich » (Décret du 22 janvier 1938).

Le 12 mars 1938 a lieu l’Anschluss, le rattachement de l’Autriche à l’Allemagne. Le 10 avril, un referendum entérinait cette annexion à la grande satisfaction des catholiques. Ici aussi Franz von Papen joua un rôle important. Ambassadeur à Vienne depuis 1934, en excellente relation avec le cardinal Theodor Innitzer archevêque de Vienne, il « avait dit et redit que l’Anschluss serait le meilleur moyen de mettre fin à la persécution qui sévit en Allemagne contre le catholicisme et de faire reculer le racisme dans le parti national-socialiste lui-même. » ⁠[55] Le cardinal Innitzer⁠[56]. En signe de protestation, le 7 octobre 1938, à l’appel d’Innitzer, des milliers de jeunes gens viennent se rassembler pour prier et méditer dans la cathédrale Saint-Étienne de Vienne. Dans son sermon, le cardinal affirme alors : « Il n’y a qu’un seul guide (Führer en allemand): Jésus Christ. » Le lendemain, une centaine de nazis envahissent et saccagent la résidence de l’archevêque. (Wikipedia) ] suivi par presque la totalité des catholiques autrichiens acceptèrent avec enthousiasme mais très vite ils déchantèrent devant la persécution qui s’installa immédiatement comme en Allemagne.⁠[57]

Le 13 avril 1938, La Sacrée congrégation des séminaires et universités publie à la demande de Pie XI un Syllabus condamnant les théories racistes qui est adressé aux établissements catholiques du monde entier. Il est déclaré dans le préambule que « les maîtres devront s’appliquer de tous leurs moyens, à emprunter à la biologie, à l’histoire, à la philosophie, à l’apologétique, aux sciences juridiques et morales, des armes pour réfuter avec solidité et compétence les assertions insoutenables qui suivent :

l°) Les races humaines, par leurs caractères naturels et immuables, sont tellement différentes que la plus humble d’entre elles est plus loin de la plus élevée que de l’espèce animale la plus haute.
2°) Il faut, par tous les moyens, conserver et cultiver la vigueur de la race et la pureté du sang ; tout ce qui conduit à ce résultat est, par le fait même honnête et permis.

3°) C’est du sang, siège des caractères de la race, que toutes les qualités intellectuelles et morales de l’homme dérivent comme de leur source principale.

4°) Le but essentiel de l’éducation est de développer les caractères de la race et d’enflammer les esprits d’un amour brûlant de leur propre race comme du bien suprême.

5°) La religion est soumise à la loi de la race et doit lui être adaptée.

6°) La source première et la règle suprême de tout l’ordre juridique est l’instinct racial.
7°) Il n’existe que le Cosmos ou l’Univers être vivant ; toutes les choses, y compris l’homme, ne sont que les formes diverses s’amplifiant au cours des âges de l’universel vivant.

8°) Chaque homme n’existe que par l’État et pour l’État. Tout ce qu’il possède de droit dérive uniquement d’une concession de l’État.

A ces propositions si détestables, on pourra d’ailleurs en ajouter facilement d’autres. »[58]

Chacune de ces propositions condamnées correspond à une thèse défendue par Hitler dans Mein Kampf ou dans son Discours devant le Reichstag du 30 janvier 1937 ou encore par Rosenberg dans le Mythe du Vingtième siècle.⁠[59]

Le 30 avril 1938, Pie XI prenait ses quartiers d’été, comme d’habitude, à Castel-Gandolfo. Or, le 3 mai, Hitler arrivait à Rome, le jour même où l’Église fête l’Invention de la vraie Croix⁠[60]. L’Osservatore romano (2 mai) précise que le pape quitte Rome non « par mesquine diplomatie, mais simplement parce que l’air de Castel-Gandolfo lui fait du bien tandis que celui d’ici lui fait mal. » On glosa évidemment sur cet air mauvais de Rome. On constata que les musées du Vatican furent fermés durant toute la visite d’Adolf Hitler, que le nonce accrédité auprès du roi d’Italie était absent aux réceptions, que l’Osservatore romano ne publia pas un mot sur cette visite, le Pape quant à lui avait interdit aux institutions religieuses d’arborer la croix gammée comme le prescrivaient les autorités italiennes. Enfin, le 4 mai, le Pape déclarait devant une assemblée venue le saluer : « De tristes choses se produisent, de tristes choses, de loin et de près. Et parmi ces tristes choses, il y a celle-ci : à savoir qu’on ne trouve pas qu’il soit trop déplacé ni intempestif de dresser à Rome, le jour de la sainte Croix, l’insigne d’une autre croix qui n’est pas la Croix du Christ. C’est faire assez comprendre jusqu’à quel point il est nécessaire de prier, prier, prier, afin que la miséricorde de Dieu soit faite et descende elle aussi dans toute son étendue. Nous sommes en vérité les premiers à avoir besoin de cette infinie miséricorde qui s’est étendue, dès le principe, jusqu’à ceux qui crucifièrent Notre-Seigneur. »[61]

Le 14 juillet 1938, d’éminents ( ?) universitaires fascistes publiaient un manifeste raciste, explicitement antisémite reproduit et salué par la presse.⁠[62] Un éminent jésuite y répondit dans deux numéros de la Civiltà Cattolica (16 juillet et 6 août), reproduits dans l’Osservatore romano des 21 juillet et 13 août sous le titre « Autour de la nationalité ». Les conclusions de ce long article scientifiquement rigoureux sont courageuses, vu le contexte, et sans équivoque : « … étant donné une telle incertitude, une telle obscurité, aussi absolue, dans le concept de race, il est non seulement antiscientifique, mais tout à fait monstrueusement illogique de vouloir fonder sur lui une théorie quelconque sur la nation. Bien que les fanatismes idéologiques puissent violenter les données de la science et de l’histoire, tout homme de bon sens ne pourra faire moins que de repousser dédaigneusement ces acrobaties de la pensée, véritables aberrations mentales collectives. L’honneur de la science et de l’humanité réclame qu’une bonne fois on relègue parmi les rebuts de telles conceptions arbitraires, qui n’ont aucun fondement sérieux.[…]…ni la race, ni la langue, ni la religion, ni le territoire, ne constituent l’essence de la nation, et, […]en conséquence, celle-ci doit être recherchée dans quelque autre élément, qui ramène à l’unité les individus marqués par tous ces caractères distinctifs. »[63]

Le 15 juillet 1938, Pie XI condamne de nouveau le « nationalisme exagéré » comme « contraire à l’esprit du Credo », « contraire à la foi », contraire à la catholicité de l’Église.⁠[64]

A cela, on peut ajouter son Discours aux assistants ecclésiastiques de la jeunesse italienne de l’Action catholique du 21-7-1938, où Pie XI réaffirme l’unité du genre humain et condamne le nationalisme, le racisme, le séparatisme : « il y a quelque chose de bien pire que l’une ou l’autre formule de racisme et de nationalisme : l’esprit qui les dicte. Il faut dire, en effet, qu’il y a quelque chose de particulièrement détestable, c’est cet esprit de séparatisme, de nationalisme exagéré qui, précisément, par ce qu’il n’est pas chrétien, parce qu’il n’est pas religieux, finit par n’être même pas humain. »

Huit jours plus tard, le 28 juillet 1938, devant les élèves du Collège pontifical urbain de la Propagande, jeunes clercs de 37 nations différentes, il reprend le thème et l’amplifie dans un discours « violemment antiraciste » écrira le ministre Ciano le 30, dans son Diario. Pie XI rappelle que « catholique veut dire universel, non raciste, non nationaliste, au sens séparatiste de ces deux attributs. […] Nous ne voulons rien séparer dans la famille humaine ; car Nous considérons ici -c’est clair- le racisme et le nationalisme exagéré, ainsi qu’on en parle communément, c’est-à-dire comme des barrières élevées entre hommes et hommes, entre peuples et peuples. » S’attardant ensuite au mot race que certains estiment plus approprié pour parler des animaux, le Pape nuance : « De même que l’on dit genre, on peut dire race ; et l’on doit dire que les hommes sont avant tout un grand et seul genre, une grande et seule famille d’êtres vivants, engendrés et générateurs. Ainsi le genre humain est une seule race, universelle « catholique ».

On ne peut toutefois nier que dans cette race universelle il y ait place pour les races spéciales, comme pour tant de variations diverses, comme pour beaucoup de nationalités qui sont encore plus spécialisées. Et de même que dans les vastes compositions musicales il y a de grandes variations dans lesquelles, toutefois, l’on voit le même motif général qui les inspire revenir souvent, mais avec des tonalités, des intonations, des expressions diverses, de même dans le genre humain, il existe une seule grande race humaine universelle, catholique, une seule grande et universelle famille, et, avec elle, en elle, des variations diverses. »[65]

Continuant à jouer avec les mots, et prenant en exemple ces jeunes clercs de la « Propagande », appartenant à 37 nations différentes, Pie XI évoque alors « la vraie juste et saine pratique d’un racisme répondant à la dignité et à la réalité humaines ; car la réalité humaine c’est d’être des hommes et non des bêtes sauvages, des existences quelconques ; la dignité humaine, c’est d’être une seule et grande famille, le genre humain, la race humaine. […] voici ce qu’et pour l’Église le vrai racisme, le racisme proprement dit, le racisme sain, digne de chacun des hommes dans leur grande collectivité. Tous de même, tous faisant l’objet de la même affection universelle, tous appelés à la même lumière de vérité, de bien, de charité chrétienne ; appelés à être tous dans leur propre pays, dans les nationalités particulières de chacun, dans la race particulière, les propagateurs de cette idée si grande et si magnifiquement maternelle, humaine, avant même d’être chrétienne. »[66]

Le 28 août 1938 est rendue publique une lettre pastorale de l’épiscopat allemand⁠[67] qui prend la défense du pape et se livre à une longue critique sans concession du régime et de son idéologie. Sont dénoncées non seulement les attaques contre le Pape mais aussi les entraves à la vie catholiques, la volonté d’expulser la religion de l’espace public, la manipulation de l’histoire, le pacte secret que l’Église entretiendrait avec le communisme, les encouragements aux apostasies, l’accusation d’incivisme catholique. Les évêques montrent en fait que le régime « a déclaré aux religions une guerre d’extermination parce que l’on soutient qu’elles créent une fissure dans l’âme de la nation allemande et qu’elles tendent à diminuer les forces mêmes de la patrie. »[68] Et les évêques ajoutent : « Cela ne peut être que la pensée d’un insensé, qui ne connaît pas l’histoire du christianisme ni sa lumière et sa chaleur -lesquelles demeurent intégralement,- et qui ignore la tendance innée de l’homme vers la Vérité dernière et la paix intime. » Un « novateur » a imaginé un « Dieu allemand » qui n’est pas le Dieu créateur, personnel et supraterrestre. Dès lors, « la spiritualité et l’au-delà sont un fantôme ». Finalement, cette nouvelle religion ouvre la porte au naturalisme et à l’athéisme. Et de se poser la question : « L’Allemagne est-elle donc en sûreté en face des cavaliers de l’Apocalypse ? »[69]

Il condamne de nouveau l’antisémitisme dans son Discours aux pèlerins rassemblés par la Radio catholique belge, le 6-9-1938. Après avoir lu, dans un missel offert par la délégation belge, la prière eucharistique « Et comme il t’a plu d’accueillir les présents d’Abel le Juste, le sacrifice de notre père Abraham, et celui que t’offrit Melchisédech ton grand prêtre, en signe du sacrifice parfait, regarde cette offrande avec amour, et dans ta bienveillance, accepte-la », le Pape avoue : « L’antisémitisme n’est pas compatible avec la pensée et la réalité sublimes qui sont exprimées dans ce texte. C’est un mouvement antipathique, un mouvement auquel nous ne pouvons, nous chrétiens, avoir aucune part. »[70] « La promesse a été faite à Abraham et à sa descendance. Le texte ne dit pas, remarque saint Paul, in seminibus tamquam in pluribus, sed in semine, tamquam in uno, quod est Christus. La promesse se réalise dans le Christ et par le Christ en nous qui sommes les membres de son Corps mystique. Par le Christ et dans le Christ, nous sommes de la descendance spirituelle d’Abraham.

Non, il n’est pas possible aux chrétiens de participer à l’antisémitisme. Nous reconnaissons à quiconque le droit de se défendre, de prendre les moyens de se protéger contre tout ce qui menace ses intérêts légitimes. Mais l’antisémitisme est inadmissible. Nous sommes spirituellement des sémites. »[71]

Le 20 octobre 1938, recevant les membres d’un Congrès international d’archéologie chrétienne, le pape dénonce à nouveau et avec violence les persécutions en Allemagne et en Autriche en évoquant Julien l’Apostat et Néron. Mais il se montre aussi optimiste en rappelant le sort de Napoléon III, Bismarck et Guillaume II.⁠[72]

Le 20 décembre 1938, la Documentation catholique publie un long dossier intitulé Le mystère du sang dans l’économie du salut.[73] Il s’ouvre avec un important discours du cardinal Van Roey suivi des prises de position des cardinaux Verdier (Paris), Schuster (Milan), Cerejeira (Lisbonne) et Faulhaber (Munich), condamnant le racisme, l’antisémitisme, le totalitarisme.

Le 24 décembre 1938, lors de sa présentation des vœux de Noël et di Nouvel An, Pie XI exprime ses « amères tristesses », les attaques contre l’Action catholique, l’Église et le mariage chrétien en Italie. Il revient sur « la récente apothéose préparée dans cette Rome même pour une croix ennemie de la Croix du Christ, à cette blessure portée au Concordat », sans égards, ajoute-t-il, pour ses « cheveux blancs ». ⁠[74]

Le 10 février 1939, Pie XI devait prononcer un discours devant les évêques d’Italie. Pie XI ne le prononça pas car la mort le saisit  alors qu’« il était encore en train d’écrire les mots de son discours par lesquels il prenait congé de ses évêques d’Italie »[75]. Toutefois, le 26 janvier 1959, Jean XXIII révéla, quelques extraits de ce message. Notamment ces « lignes pleines d’enseignements utiles pour tous les temps » :

« Ce que Nous estimons devoir dire à vous et de vous, Nous devons le dire d’abord à Nous-même et de Nous-même.

Vous savez, très chers et vénérables Frères, comment souvent on traite la parole du pape. On s’occupe de Nous et non seulement en Italie, de Nos allocutions, de Nos audiences, le plus souvent pour en altérer le sens et même en inventant du commencement à la fin, pour Nous faire dire des sottises et des absurdités. Il y a une presse qui peut tout dire contre Nous et Nos affaires, même en rappelant et en interprétant faussement et perversement l’histoire proche et lointaine de l’Église, jusqu’à nier opiniâtrement toute persécution en Allemagne, négation qu’accompagne l’accumulation fausse et calomnieuse de politique, comme la ; persécution de Néron s’accompagnait de l’accusation de l’incendie de Rome. Et on laisse dire, puisque’ notre presse ne peut même pas contredire ou rectifier.

Vous ne pouvez vous attendre à ce que votre parole soit mieux traitée, même quand il s’agit de la parole des pasteurs sacrés divinement établis, parole prêchée ou écrite ou imprimée, pour éclairer, avertir, sauver les âmes.

Prenez garde, très chers Frères dans le Christ, et n’oubliez pas que bien souvent il y a des observateurs et des délateurs (dites des espions et vous direz la vérité) qui, par zèle ou pour avoir été chargés, vous écoutent pour vous dénoncer sans avoir compris rien de rien ; cela va sans dire, ou en ayant compris, au besoin, tout le contraire : tout en ayant en leur faveur (il faut s’en souvenir comme Notre-Seigneur pour ses bourreaux) la grande, la souveraine excuse de l’ignorance.

Bien pire encore quand cette excuse doit faire place à cette circonstance aggravante de la folle présomption de celui qui croit et dit tout savoir, alors qu’évidemment il ne sait même pas ce qu’est l’Église, ce qu’est le pape, ce qu’est un évêque, ce qu’est le lien de foi et de charité qui nous unit tous dans l’amour et le service de jésus, notre Roi et Seigneur. Il y a malheureusement des pseudo-catholiques qui semblent heureux quand ils croient découvrir une différence, un désaccord, d’après eux (s’entend), entre un évêque et un autre, mieux encore entre un évêque et le Pape. »

Le 10 février 1939, Pie XI meurt donc. De toutes tendances⁠[76] Le pape Pie XI n’avait donc pas changé : son pontificat s’achevait comme il avait commencé. Alors pourquoi était-il dénoncé par les dictatures totalitaires ? Pourquoi la presse allemande imprime-t-elle qu’avec lui le plus dangereux adversaire du nazisme disparaît ? Pourquoi lui-même, au cours de ces dernières années, avait-il pris contre le nazisme hitlérien une position de combat ?
   Il avait charge d’âmes. Il avait dû défendre l’Église catholique et romaine contre la persécution matérielle. Il avait dû préserver le dogme chrétien, la pensée chrétienne contre cet incroyable retour de paganisme élémentaire qui restera une des stupeurs des historiens d e l’avenir. Tout cela est clair, tout cela est vrai. Mais en agissant comme il l’a fait, le pape Pie XI prenait aussi la défense de cette cause de la paix qui restait à ses yeux primordiale, car il avait compris que le racisme hitlérien, comme aussi le fascisme mussolinien, constituent contre la paix des menaces permanentes et, si je puis dire, des dangers organiques.
   La cause de la paix est inséparable de la cause de la liberté, de l’égalité entre les hommes. Le despotisme absolu d’un homme trouble la paix. L’oppression dirigée contre une catégorie d’hommes en raison de leurs opinions ou de leur origine trouble la paix. La négation des vertus morales et des « valeurs » spirituelles trouble la paix. La résolution proclamée d’user de la force pour satisfaire aux besoins ou aux appétits nationaux, la préparation systématique du recours à la force troublent la paix. L’idolâtrie organisée autour des hommes qui détiennent la force trouble la paix. Un grand Pape pacificateur a donc pu, a donc dû considérer comme son devoir -comme son devoir envers la paix- de borner ou de combattre l’ambition des puissances racistes, la propagation des théories racistes dans le monde. Voilà en quoi l’effort serein et magnifique du pape Pie XI a pu converger avec l’effort des grandes démocraties universelles. Voilà pourquoi quelque chose de plus que le respect dû à son grand rôle et à son grand courage nous incline devant son cercueil. » (Cf. D.C. n° 892, 5 mars 1939, col. 335-336). Il est sûr que, jusqu’au dernier instant de sa vie intellectuelle, Pie XI fut obsédé par la paix. Son dernier discours jamais prononcé (cf. plus haut), se termine par une invocation ou plutôt une « exultation » des « ossements glorieux » des apôtres venus fonder à Rome l’Église universelle : « Prophétisez, ossements chers et vénérés, la venue ou le retour à la religion du Christ de tous les peuples, de toutes les nations, de toutes les races, toutes unies et devenus consanguines dans le lien commun de la grande famille humaine. Prophétisez, enfin, ossements des apôtres, l’ordre la tranquillité, la paix, la paix pour tout ce monde, qui, tout en semblant pris d’une folie d’homicide et de suicide des armements, veut la paix, à tout prix, et, avec Nous, l’implore du Dieu de la paix et a confiance de l’obtenir. » ], les autorités des différents pays et la presse du monde entier, à l’exception de l’URSS qui ne fit aucun commentaire, saluèrent le « pape de la paix ». C’est l’expression qui revint le plus souvent. Il convient de mettre en exergue la réaction des autorités israélites qui virent en lui un défenseur face au racisme et à l’antisémitisme.⁠[77]

Le 2 mars 1939, Pie XII est élu Pape. Le 19 mars, Mgr Kerkhofs, évêque de Liège, fait lire, dans les églises des cantons de l’Est, un mandement condamnant le racisme et le national-socialisme, « des hérésies extrêmement dangereuses ». Il se réfère à l’encyclique Mit brennender Sorge mais aussi à un sermon de l’évêque italien de Cremone qui résume très bien les causes de la condamnation : « La condamnation de la chimère racique allemande intervient parce qu’il s’agit d’un système proprement religieux -philosophique qui nie en principe la foi catholique et la civilisation chrétienne. Ce système matérialiste voit dans le sang les causes initiales dirigeantes pour la vie spirituelle. Il nie tout ordre surnaturel, l’unité d’origine de la race humaine, le péché originel, la Rédemption et la divinité du Christ. Il nie l’existence d’un Dieu personnel et la fondation de l’Église et ne conçoit l’immortalité que dans la survivance racique du sang dans les générations qui se suivent. »[78]


1. DESMURS Ferdinand, Pie XI, le pape qui ordonna le ralliement à Hitler, Golias, 2008. Il est piquant, en revoyant les textes de l’époque, que les nazis accusaient, de leur côté, le pape d’être l’ « allié de Moscou » (Cf. Discours du cardinal Faulhaber, archevêque de Munich à l’occasion de l’anniversaire du couronnement de Pie XI, le 12 février 1938, in DC, n° 869, 5 avril 1938, col. 394-404). Le cardinal Verdier, archevêque de Paris, lui aussi est considéré comme un « allié de Staline ». (Cf. DC, n° 869, 5 avril 1938, col. 402-403)
2. Le Saint-Office apporte cette précision pour qu’on ne comprenne pas mal la dissolution que le décret annonce de l’association Amici Israël. Cette association fondée à Rome en 1926 rassemblait des cardinaux, archevêques, évêques et prêtres qui voulaient se consacrer à la conversion des Juifs. Cette dissolution fut motivée par une publication contenant des suggestions contraires au sensu Ecclesiae et non par antisémitisme donc. En effet, précise encore le texte, « la Sainte Église catholique a toujours prié pour le peuple juif qui était jusqu’au temps du Christ le dépositaire des promesses divines. Elle n’a jamais cessé de faire cela, malgré l’aveuglement obstiné duquel ce peuple était affecté, ou plutôt à cause de cet aveuglement. Dans le même sentiment de charité, le Saint-Siège apostolique a protégé le peuple juif contre les persécutions injustes dont il était l’objet. »
3. Le Saint Père recommande encore : « Les Missions et les missionnaires doivent s’occuper par-dessus tout et uniquement des choses de Dieu. […] Personne ne peut servir deux maîtres. Toutes les Missions et tous les missionnaires doivent se proposer toujours comme but l’union des pensées, l’union des cœurs, l’union des volontés, afin que cette union des sentiments puisse produire l’union des œuvres, dans laquelle se trouve le secret de tout succès. » (in DC, 233, n° 505, col. 259).
4. 1871-1935.
5. Le Programme en 25 points est le nom du programme politique du Parti ouvrier allemand national-socialiste qui a été proclamé le 24 février 1920 à Munich par Adolf Hitler. Le point 24 stipule : « Nous exigeons la liberté au sein de l’État de toutes les confessions religieuses, dans la mesure où elles ne mettent pas en danger son existence ou n’offensent pas le sentiment moral de la race germanique. Le Parti en tant que tel défend le point de vue d’un christianisme positif, sans toutefois se lier à une confession précise. Il combat l’esprit judéo-matérialiste à l’intérieur et à l’extérieur, et est convaincu qu’un rétablissement durable de notre peuple ne peut réussir que de l’intérieur, sur la base du principe : l’intérêt général passe avant l’intérêt particulier. »
6. Gottfried Feder (1883 –http://fr.wikipedia.org/wiki/1941[1941
7. Cité in SAINT-DENIS André, op. cit., pp. 97-98.
8. On peut citer, en exemple, la lettre pastorale de l’épiscopat bavarois du 11 février 1931 : « Le national-socialisme contient des hérésies dans son programme culturel parce qu’il rejette ou interprète de façon erronée des points doctrinaux essentiels de la foi catholique et parce qu’il veut, d’après les déclarations de ses chefs, remplacer la foi chrétienne par une nouvelle conception du monde. Des représentants dirigeants du national-socialisme mettent la race au-dessus de la religion. Ils rejettent les révélations de l’Ancien Testament et même le décalogue mosaïque. Ils prennent position contre la primauté du pape romain, parce qu’il est, disent-ils, un dignitaire étranger, et ils jouent avec l’idée d’une Église nationale allemande. Selon le paragraphe 24 du programme national-socialiste, la loi morale chrétienne, qui est pourtant éternellement valable, doit se modeler sur le sentiment moral de la race germanique. Les conceptions du droit de la révolution, pourvu qu’elle soit couronnée de succès, et de la primauté de la force devant le droit sont incompatibles avec la sociologie chrétienne. Des manifestations du parti et des chefs du parti, on peut constater ceci : ce que le national-socialisme appelle christianisme n’est pas le christianisme du Christ. » (Cité in SAINT-DENIS André, op. cit., pp. 98-99)
9. Cf. Documentation catholique, n° 649, 11 mars 1933, col. 579-597.
10. Expression créée, pour certains, par John Ruskin, écrivain et peintre anglais, 1819-1900, pour d’autres par le philosophe moraliste Thomas Carlyle (1705-1881), il est, en tout cas, repris par Richard Wagner (1813-1883) dans ses écrits antisémites : « Le mammonisme provient d’une déficience morale et d’un manque d’amour, ces deux lacunes étant archétypiquement juives ». (Cf. « The noble antisemitism of Richard Wagner », in The Historical Journal, 25-3-1982, pp.751-763.) Le mammonisme, qui renvoie au « culte du veau d’or », est une métonymie de la cupidité attribuée aux juifs. L’expression est reprise par Adolf Hitler, à partir de 1922 au moins. Elle circule de nos jours comme un code dans les milieux antisémites. (Cf. PELLETIER Philippe, Interrogations sur le concept de décroissance, sur le site des Forums creusois, 15-2-2010.
11. Vainqueur des élections, Hitler, le 21 mars 1933 au Reichstag de Postdam présente son programme et, en fin de discours, demande les pleins pouvoirs en menaçant : le gouvernement « offre aux partis du Reichstag la possibilité d’un développement pacifique de l’Allemagne qui mènerait dans l’avenir à une entente générale des partis, mais, d’autre part, il n’hésitera pas à faire front à un refus signifiant la résistance. A vous, Messieurs les députés, de décider entre la paix et la guerre. » A un député social-démocrate qui conteste le programme de politique intérieure tel qu’il a été présenté, Hitler répond : « Nous aurions pu nous passer des élections et nous aurions pu ne pas convoquer le Reichstag. […] C’est uniquement parce que nous considérons l’Allemagne et sa misère et les nécessités de la vie nationale qu’en cette heure nous faisons appel au Reichstag allemand pour obtenir ce que nous aurions pu prendre sans cela. » (DC, n°658, 13 mai 1933, col. 1178-1179.)
12. Cf. DC, n° 652, 1er avril 1933, col. 781-790.
13. Voir le dossier publié dans DC, n° 656, 29 avril 1933 , col. 1025-1063.
14. Voir le dossier publié dans DC, n° 658, 13 mai 1933, col. 1155-1216.
15. OR, 3-4 avril 1933.
16. 1879-1969. Ce militaire et homme politique fit partie du Zentrum catholique. Il fut chancelier du président Hindenbourg de juin à décembre 1932. Le cabinet qu’il forma s’efforça d’inclure les nazis mais l’agitation nazie et communiste le força à abandonner son poste. Néanmoins, il servit d’intermédiaire entre Hindenbourg et Hitler, persuadé que Hitler chancelier ne présentait pas de risques à condition que lui-même soit vice-chancelier pour surveiller les nazis. C’est ainsi que Hitler accéda au pouvoir le 30 janvier 1933. Bien que vite désillusionné, il aida Hitler dans la négociation du concordat avec Rome (20 juillet 1933). Plusieurs de ses amis et collaborateurs furent assassinés mais il accepta malgré tout d’être ambassadeur à Vienne puis à Ankara. Arrêté à la fin de la guerre, il fut acquitté par le tribunal de Nuremberg mais un tribunal allemand lui infligea quelques mois de travaux forcés dans le cadre de la dénazification. (Mourre)
17. Pie XI avait demandé à Mgr Pacelli, nonce apostolique en Allemagne d’engager des négociations avec la République de Weimar. Mais le gouvernement fédéral ne souhaitait pas entretenir des relations directes avec une religion. En revanche, il permit des négociations au niveau des Länder. En conséquence, des concordats furent signés avec la Bavière (29 mars 1924), la Prusse (24 juin 1929) ou encore le pays de Bade (12 décembre 1932), tous dans des conditions globalement favorables à l’http://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89glise_catholique_romaine[Église catholique romaine
18. Entre 1871 et 1880, l’Église catholique fut persécutée au nom de ce principe.(cf. LAUNAY Marcel, La papauté à l’aube du XXe siècle, Cerf, 1997, pp. 36-39).
19. Dans Mit brennender Sorge, Pie XI écrit : « Lorsque, dans l’été de 1933, à la demande du gouvernement du Reich, Nous acceptâmes de reprendre les négociations pour un concordat, sur la base d’un projet élaboré quelques années auparavant, et que nous en vînmes ainsi à un accord solennel qui vous donna satisfaction à tous, vénérables Frères, Nous fûmes poussé par la sollicitude qui s’imposait de sauvegarder la liberté de la mission salutaire de l’Église en Allemagne et d’assurer le salut des âmes qui lui sont confiées, en même temps que par le désir de rendre un service d’intérêt capital à la prospérité pacifique et au bien-être du peuple allemand. Nous avons lutté avec Nous-même avant de finir par décider, malgré de nombreuses et graves préoccupations, de ne pas refuser Notre consentement. […] Nous voulions épargner à Nos fidèles, à Nos fils d’Allemagne, selon les possibilités humaines, les tensions et les tribulations auxquelles il aurait certainement fallu s’attendre en cas contraire, étant données les circonstances du moment, et Nous voulions démontrer à tous par les faits que, cherchant uniquement le Christ et ce qui appartient au Christ, Nous ne refusions à personne, pourvu qu’on ne le repoussât pas, la main de l’Église mère. »
   Von Papen mentait donc lorsque, immédiatement après la signature, il déclara devant l’Association des universitaires catholiques à Maria-Laach, que « le pape, en considération de la lutte du national-socialisme contre le bolchevisme et le mouvement des sans-Dieu, s’est déclaré prêt à soutenir le mouvement national-socialiste. » (Cité par André Saint-Denis, op. cit., p. 103.) Von Papen se faisait des illusions sur son propre pouvoir réel. Il comptait, en août, participer au traditionnel Katholikentag de Munich qui devait être consacré au Concordat dont il avait été un des artisans. Mais le congrès fut annulé par son président, le prince Alois de Löwenstein, les nazis ayant refusé de donner les autorisations nécessaires suite aux refus des responsables du Katholikentag de prêter allégeance à Adolf Hitler (Cf. Thomas Grossmann, Note d’information sur le Katholikentag de Sarrebrück (http://osnabrueck.katholikentag.de/data/text_kt_franz_050815.pdf).
20. Après la guerre, Pie XII expliquera : « Au printemps de 1933, le gouvernement allemand pressa le Saint-Siège de conclure un concordat avec le Reich, idée qui rencontra aussi l’assentiment de l’épiscopat et de la plus grand partie tout au moins des catholiques allemands. En effet, ni les concordats déjà conclus avec quelques États particuliers de l’Allemagne (Länder) ni la Constitution de Weimar ne leur semblaient assurer et garantir suffisamment de respect de leurs convictions, de leur foi, de leurs droits et de leur liberté d’action. Dans de telles conditions, ces garanties ne pouvaient être obtenues qu’au moyen d’un accord, dans la forme solennelle d !un Concordat avec le gouvernement central du Reich. Il faut ajouter qu’après la proposition faite par celui-ci, la responsabilité de toutes les conséquences douloureuses seraient retombées, en cas de refus, sur le Saint-Siège. » (Discours au Sacré Collège, 2 juin 1945).
21. Signalons que le 26 mars 1957, la Cour constitutionnelle fédérale a reconnu la validité de ce concordat toujours en vigueur.
22. Dans un premier temps, l’Église d’Allemagne se réjouit de ce concordat qui semble non seulement mettre fin aux campagnes anti-catholiques mais offrir une assise légale à l’action pastorale de l’Église (Cf. l’important dossier publié par DC, n°672, 7 octobre 1933, col. 451-560 ou encore n° 678, 18 novembre 1933, col. 903-930). Certains même croiront voir dans l’organisation corporative du Reich, des convergences avec les principes décrits par Pie XI dans l’encyclique Quadragesimo anno.(cf. Discours du Dr HACKELSBERGER Albert in DC, n° 683, 23 décembre 1933, col. 1233-1247). Le vice-chancelier von Papen lui-même, le 14 janvier 1934, n’hésite pas à saluer « les efforts héroïques du Führer dans le sens catholique » : en ce qui concerne précisément l’encyclique Quadragesimo anno, « il a été réservé au Führer de la nouvelle Allemagne, Adolf Hitler, de mettre les directives en actes en édifiant la société du troisième Reich ». (DC, n° 691, 17 février 1934, col. 418-419). Les chrétiens sociaux d’Autriche répliqueront en dénonçant les erreurs du vice-chancelier qui lui-même prétendait répondre aux critiques des évêques autrichiens. (id., col.416-425).
   Notons que sur le plan politique, Hitler voudra rassurer les grandes puissances sur ses bonnes intentions pacifiques comme en témoigne le Pacte de Rome, pacte d’entente et de collaboration entre le Reich, la Grande-Bretagne, la France et l’Italie, signé le 7 juin 1933. L’Église allemande n’est pas la seule à avoir été dupée. Il n’y a pas que les hommes d’Église à avoir, un temps, très court, cru au respect des accords conclus. Le 1er janvier 1935, devant le corps diplomatique et s’adressant au nonce apostolique qui, dans son discours, s’était inquiété de l’avenir de la paix mondiale, Hitler déclarera : « Nulle part ailleurs le besoin de paix ne peut se faire plus fort qu’en Allemagne […] l’Allemagne sera toujours un garant sûr de la paix.[…] Je ne vois dans les relations entre les peuples, aucun problème qui ne puisse trouver une solution amiable si on le traite avec compréhension. Je ne puis croire que la bonne volonté fasse aujourd’hui défaut dans l’esprit de n’importe quelle autorité responsable de l’étranger. En tout cas, le peuple allemand et son gouvernement sont résolus à contribuer pour leur part à l’établissement de relations entre les peuples qui assurent une collaboration loyale sur la base de l’égalité des droits de tous et qui, seule, puisse garantir le bien-être et le progrès de l’humanité. » (DC, n° 732, 12 janvier 1935, col. 73-74 ; voir aussi le discours d’Hitler du 1er janvier 1936, DC, n° 780, 25 janvier 1936, col. 198)). Le 29 septembre 1938 sont signés les accords de Munich entre la France, la Grande-Bretagne, l’Italie et l’Allemagne. L’annexion du pays des Sudètes (en Tchécoslovaquie) par l’Allemagne est reconnue avec l’espoir ou la certitude que la guerre serait évitée. Dès mars 1939, Hitler viola les accords, « convaincu que les démocraties abdiqueraient de nouveau devant le risque d’une guerre » (Mourre). Le 6 décembre 1938, France et Allemagne signent une déclaration de bonne entente…
   Plus interpellant encore, le 30 janvier 1939, prononce un long discours devant le Reichstag, Hitler dénonce « la presse et la propagande juives » et précise que « seuls ces éléments s’acharnent à espérer une guerre » et déclare : « Mais moi, je crois en une longue paix ». Il se réjouit des bonnes relations avec l’Angleterre et la France, d’avoir à ses frontières des « États neutres, véritablement amis » et de citer, entre autres la Belgique, la Hollande, le Danemark et la Norvège qui seront envahis…(DC n° 895, 20 avril 1939, col. 506-507).
23. La répression nazie ne se fit pas attendre. SAINT-DENIS André, op. cit., pp. 107-118, dresse la liste des persécutions : écoles catholiques fermées, associations de jeunesse dissoutes, presse catholique muselée ou nazifiée (voir les inquiétudes des évêques allemands, dès 1933 in DC, n° 697, 31 mars 1934, col. 847-863), prêtres et évêques emprisonnés, exilés, diffamés, biens confisqués. Dans son compte-rendu du livre de ZIPPEL Friedrich, Kirchenkampf in Deutschland 1933-1945, W de Gruyter, 1965, François-Georges Dreyfus écrit : « … en même temps que l’État place les Églises sous contrôle, il entreprend une déchristianisation systématique qui s’appuie sur la glorification des traditions religieuses et morales des anciens Germains, popularisées par la plupart des chefs nazis. […
24. Sur les résistances allemandes, on peut se rapporter au site http://resistanceallemande.online.fr/
25. Lettre aux évêques d’Allemagne, 1er novembre 1945.
26. Quant à savoir si Rome devait signer ce Concordat, la réponse de Georges Jarlot est sans ambigüité : « L‘encyclique du 14 mars 1937 apporte la réponse. Il y a continuité de l’un à l’autre document. La solennelle condamnation contenue dans le second n’aurait pas été possible si le premier n’avait pas existé. Ses trente-deux articles, avec le protocole, fournissaient une base, juridiquement incontestable sur laquelle, durant quatre ans, allaient s’appuyer les actes diplomatiques, les protestations écrites et verbales de la secrétairerie d’État contre les atteintes portées aux droits fondamentaux de l’Église d’Allemagne. Et ces documents sont à la source de l’encyclique Mit brennender Sorge : elle en constitue la synthèse. d’où nous pouvons conclure à la nécessité du Concordat. Le Saint-Siège savait en le signant, qu’il serait violé. Mais il prévoyait qu’il serait un prologue de la condamnation du paganisme tyrannique avec lequel il acceptait de traiter. « Nous sommes prêt, avait dit Pie XI, après une incartade de Mussolini, à traiter même avec le diable ». L’encyclique du 14 mars 1937 prouve qu’il avait raison. » (JARLOT Georges, Doctrine pontificale et histoire : Pie XI doctrine et action 1922-1939, Universita Gregoriana Editrice, 1973, pp. 389-390).
   Notons que la presse allemande national-socialiste ou non sera très critique vis-à-vis de concordat signé le 1er mai 1934 entre de Saint-Siège et l’Autriche. Elle estime que la part faite à l’Église catholique est trop belle. (DC, n° 730, 29 décembre 1934, col. 1251-1326).
27. Pie XI, le 27 octobre 1933, recevant l’Association de la jeunesse catholique allemande, exprime son inquiétude pour l’avenir de cette jeunesse et de la religion en Allemagne. (Cf. DC, n° 678, 18 novembre 1933, col. 903-906 ; il reviendra sur le sujet le 4 avril 1934, dans un nouveau discours à la jeunesse catholique allemande, DC, n° 710, 30 juin 1934, col. 1646-1649). Forts de l’existence du concordat, les évêques allemands, dans l’ensemble, se veulent plus optimistes (cf. id. , col. 906-930). Dans une Lettre collective du 21 décembre 1933, les évêques autrichiens rappellent que le concordat « n’est en aucune façon la reconnaissance et l’approbation des erreurs ecclésiastiques et religieuses du national-socialisme ». Ils s’interrogent : « Ce concordat est-il réellement observé et pratiqué et de quelle manière ? C’est là une question dont le Saint-Siège apostolique est juge. Personne n’ignore cependant combien sont tendues les relations entre l’Église et l’État dans l’Empire allemand et quelles sérieuses inquiétudes elles justifient. » Et les évêques autrichiens citent des paroles prononcées par Pie XI le 27 octobre devant les jeunes Allemands, quand il avoue que c’est « une heure très grave pour l’Allemagne » et qu’il confie « ses grandes préoccupations pour la jeunesse allemande, et même […] ses angoisses pour la religion en Allemagne. » Suit la dénonciation de quatre erreurs fondamentales du national-socialisme : le racisme (et la stérilisation qu’il entraîne), l’antisémitisme, le nationalisme et l’idée d’une Église nationale. ( DC, n° 691, 17 février 1934, col. 407-409).
28. Cf. DC, n° 674, 21 octobre 1933, col.673-9-699 et n° 676, 4 novembre 1933, col. 817-828.
29. Se marient parfaitement racisme et anti-christianisme comme en témoignent ces extraits de Mein Kampf (texte disponible sur www.radioislam.org):
   « Un État raciste doit donc, avant tout, faire sortir le mariage de l’abaissement où l’a plongé une continuelle adultération de la race et lui rendre la sainteté d’une institution, destinée à créer des êtres à l’image du Seigneur et non des monstres qui tiennent le milieu entre l’homme et le singe » (p. 210)
   « Il est tout à fait conforme à la ligne de conduite actuelle de nos Églises qu’elles pèchent contre le respect dû à l’homme, image du Seigneur, ressemblance sur laquelle elles insistent tant ; elles parlent toujours de l’Esprit et laissent déchoir au rang de prolétaire dégénéré le réceptacle de l’Esprit. Puis on s’étonne avec un air stupide du peu d’influence qu’a la foi chrétienne dans son propre pays, de l’épouvantable « irréligion » de cette misérable canaille dégradée physiquement et dont le moral est naturellement tout aussi gâté ; et l’on se dédommage en prêchant avec succès la doctrine évangélique aux Hottentots et aux Cafres. Tandis que nos peuples d’Europe, à la plus grande louange et gloire de Dieu, sont rongés d’une lèpre morale et physique, le pieux missionnaire s’en va dans l’Afrique centrale et fonde des missions pour les nègres, jusqu’à ce que notre « civilisation supérieure » ait fait de ces hommes sains, bien que primitifs et arriérés, une engeance de mulâtres fainéants. Nos deux confessions chrétiennes répondraient bien mieux aux plus nobles aspirations humaines si, au lieu d’importuner les nègres avec des missions dont ils ne souhaitent ni ne peuvent comprendre l’enseignement, elles voulaient bien faire comprendre très sérieusement aux habitants de l’Europe que les ménages de mauvaise santé feraient une œuvre bien plus agréable à Dieu, s’ils avaient pitié d’un pauvre petit orphelin sain et robuste et lui tenaient lieu de père et de mère, au lieu de donner la vie à un enfant maladif qui sera pour lui-même et pour les autres une cause de malheur et d’affliction. » (p. 211)
   « De temps en temps, les journaux illustrés mettent sous les yeux de nos bons bourgeois allemands le portrait d’un nègre qui, en tel ou tel endroit, est devenu avocat, professeur, ou pasteur, ou même ténor tenant les premiers rôles ou quelque chose de ce genre. Pendant que nos bourgeois imbéciles admirent les effets miraculeux de ce dressage et sont pénétrés de respect pour les résultats qu’obtient la pédagogie moderne, la Juif rusé y découvre un nouvel argument à l’appui de la théorie qu’il veut enfoncer dans I’esprit des peuples et qui proclame l’égalité des hommes. Cette bourgeoisie en décadence n’a pas le plus léger soupçon du péché qu’on commet ainsi contre la raison ; car c’est une folie criminelle que de dresser un être, qui est par son origine un demi-singe, jusqu’à ce qu’on le prenne pour un avocat, alors que des millions de représentants de la race la plus civilisée doivent végéter dans des situations indignes d’eux. On pèche contre la volonté du Créateur quand on laisse les hommes les mieux doués étouffer par centaines de milliers dans le marais du prolétariat actuel, tandis qu’on dresse des Hottentots et des Cafres à exercer des professions libérales. Car il ne s’agit là que d’un dressage, comme pour un caniche, et non d’une « culture » scientifique. » (p 224)
30. Ce livre défend des thèses qui ne sont pas tout à fait originales. On y retrouve des influences bien connues. Notamment celle de Jean Arthur de Gobineau (1816-1882) et de son Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855). Ce livre fut traduit en allemand par Ludwig Schemann (1852-link : 1938), disciple de Richard Wagner, d’http://fr.wikipedia.org/wiki/Arthur_Schopenhauer[Arthur Schopenhauer
31. En ce qui concerne la condamnation des livres de Rosenberg et de Bergmann, on peut consulter le dossier in DC, n° 694, 10 mars 1934, col. 611-626.
32. DC, n° 715, 1er septembre 1934, col.266-276.
33. DC, n° 726, 1er décembre 1934, col. 995-1005.
34. « Voici que le ciel se couvre de nuages noirs, voici que de sinistres éclairs le sillonnent et déchirent les ténèbres remplissant le cœur des hommes de trouble et d’épouvante […]. Que les peuples s’entre-déchirent de nouveau, que le sang fraternel soit de nouveau répandu, que sur terre, sur mer et dans les airs, tous les moyens soient mis en œuvre pour le massacre et la destruction totale , ce serait un crime si monstrueux et un tel accès de folie que Nous ne croyons pas qu’on puisse en arriver là […]. qu’il se trouve quelqu’un -ce qu’à Dieu ne plaise, et Nous avons confiance que cela n’arrivera pas- qui ose méditer et préparer un tel fléau, Nous ne pourrions Nous empêcher de renouveler avec tristesse au Dieu tout-puissant cette prière : « Seigneur, dissipez les peuples qui veulent la guerre ». (Ps 67, 31). »
35. DC, n° 749, 11 mai 1935, col.1204-1205.
36. Voir DC, n° 762, 14 septembre 1935, col. 323-327.
37. 20 août 1935. Cf. DC, n° 763, 28 septembre 1935, col. 390-401.
38. Voir aussi la Lettre collective de l’épiscopat allemand, 21 avril 1936, in DC, n° 797, 23 mai 1936, col. 1283-1286).
39. Au passage, les évêques repoussent aussi l’accusation qui sera souvent portée contre les catholiques d’être liés aux communistes. (Voir aussi la Lettre collective de l’épiscopat allemand du 20 août 1936 mettant en garde contre le « bolchevisme » et se défendant de tout compromis avec cette idéologie in DC, n° 813, 24 octobre 1936, col. 645-649).
40. Décret du 12 juillet 1935 du ministre du Reich pour la science, l’éducation et la formation nationale. (DC, n° 763, 28 septembre 1935, col. 405).
41. Id.
42. PRUDHOMME Claude, Missions chrétiennes et colonisation, XVE-XXe siècle, Cerf, 2004, pp. 161-162.
43. N° 799, 6 juin 1936, col. 1411-1456 ; n° 807, 22 août 1936, col. 273-310 ; n° 811, 10 octobre 1936, col. 523-568 ; n° 819, 5 décembre 1936, col.1027-1084 ; n° 831, 27 février 1937, col.515-576 ; n° 844, 29 mai 1937, col.1347-1380 ; n° 845, 5 juin 1937, col.1437-1459. Délibérément, la revue utilise peu la presse des catholiques allemands qui ont quitté leur pays, ne traite pas tous les sujets et ne reprend pas non plus toutes les exactions commises par le régime. Néanmoins, l’échantillon relativement volumineux est bien représentatif de la situation de l’Église en Allemagne et susceptible d’éclairer les Allemands réfugiés à l’étranger et ceux qu’ils influencent sur « la juste valeur »  de la conduite de l’Église en Allemagne. Un certain nombre de ces Allemands étaient, en effet, « impatients de voir une action antihitlérienne se déclencher, et déçus dans leur attente de voir se produire des actes à répercussion politique. »
44. DC, n° 801, 20 juin 1936, col.1543.
45. En fait, l’encyclique rédigée en allemand et imprimée dès le 10 mars a été envoyée aux évêques et aux prêtres qui la reçurent le matin même du dimanche des rameaux, jour auquel il était prévu qu’elle fût lue dans les paroisses. Par cette manœuvre discrète, elle échappa en grande partie à la Gestapo et put être lue telle quelle sur le champ.
   Voici comment Pie XII la présente, après la guerre, sa réception et son influence : « Lorsque […
46. d’autres évêques allemands avaient travaillé à la préparation du texte.
47. Le cardinal Cerejeira, patriarche de Lisbonne, explique que « le fond du conflit […] entre l’Allemagne et l’Église est cette lutte profonde de l’État pour s’identifier avec la notion absolue de vérité et de droit. Ses racines cachées se trouvent dans les tendances panthéistes de la philosophie allemande qui identifie Dieu avec l’État. » (Message de Noël 1937, in DC, n° 867, 5 mars 1938, p. 266.) Par la suite, dans cet intéressant message, le prélat dénonce le « césarisme totalitaire », le racisme, le nationalisme et le conservatisme, visant explicitement l’Action française.
48. « Celui qui, dans une sacrilège méconnaissance des différences essentielles entre Dieu et la créature, entre l’Homme-Dieu et les enfants des hommes, ose dresser un mortel, fût-il le plus grand de tous les temps, aux côtés du Christ, bien plus, au-dessus de Lui ou contre Lui, celui-là mérite de s’entendre dire qu’il est un prophète de néant, auquel s’applique le mot effrayant de l’Écriture : Celui qui habite dans les cieux se moque d’eux (Ps 2, 4). »
49. « Le croyant a un droit inaliénable à professer sa foi et à la vivre comme elle veut être vécue ».
50. « Si quelqu’un voulait vous annoncer un Évangile autre que celui que vous avez reçu sur les genoux d’une pieuse mère, des lèvres d’un père croyant, ou par l’enseignement d’un éducateur fidèle à son Dieu et à son Église qu’il soit anathème (Ga 1, 9). »
51. Le gouvernement allemand réagit immédiatement contre ce texte : « l’encyclique contient de sérieuses attaques contre les intérêts de la nation allemande. Elle essaie de diminuer l’autorité du Reich, de nuire aux intérêts de l’Allemagne à l’étranger et avant tout met en danger la paix de la communauté par un appel direct aux catholiques. » (Hans Kerl, ministre des affaires religieuses, 23 mars 1937, cité in CHARGUERAUD Marc-André, Les Papes, Hitler et la Shoah, 1932-1945, Labor et Fides, 2002, pp. 53-58). Le lendemain, L’Humanité titre : « Hitler déclare la guerre aux catholiques. La gestapo a perquisitionné chez Mgr von Preysing, évêque de Berlin. Le Führer interdit aux SS de baptiser leurs enfants. » (24 mars). Pour la presse française d’ailleurs, cette encyclique est une condamnation de l’hitlérisme (Le Figaro, L’Humanité et l’Echo de Paris du 24 mars), du racisme (Le Matin, 24 mars), du nazisme (La Croix et le Populaire du 24 mars). Dès 1937, la persécution des catholiques va s’intensifier : procès contre les congrégations religieuses, perquisitions et saccages dans certains évêchés, 82 établissements d’enseignement catholiques sont fermés, 1.100 prêtres sont emprisonnés. En 1938, 304 d’entre eux sont déportés à Dachau, les organisations catholiques sont dissoutes, l’école confessionnelle interdite. (Cf. CHARGUERAUD Marc-André, op. cit. et BLET P., Pie XII et la seconde guerre mondiale, Perrin, 1997). Dans le n° 869 de la Documentation catholique, déjà cité, on peut lire l’énumération des persécutions, des manipulations dans l’information, la description de la propagande anticatholique par les « affiches murales ».
   On trouvera aussi d’autres réactions nationales-socialistes ou encore françaises et vaticane dans DC n°837-838, 10-17 avril 1937, col.922-936.
52. Cette lettre pastorale a été interdite, diffusée par polycopie puis reproduite par l’agence Kipa (Katholische internationale Presseagentur), à Fribourg (Suisse)
53. DC n° 857, 20 octobre 1937, col. 540-542.
54. Cf.  DC, n° 864, 20 janvier 1938, col. 70-73.
55. Semaine religieuse de Paris, 30 juillet 1938, citée in DC, n° 883, 5 novembre 1938, col. 1301-1304.
56. (1875-1955). En 1938, le cardinal Innitzer soutient publiquement l’link : Anschluss, l’annexion de l’Autriche au Troisième Reich par crainte du bolchevisme soviétique : « Ceux qui ont charge d’âmes et les fidèles, se rangeront sans condition derrière le grand État allemand et le Führer, car la lutte historique contre la criminelle illusion du bolchevisme et pour la sécurité de la vie allemande, pour le travail et le pain, pour la puissance et l’honneur du Reich et pour l’unité de la nation allemande est visiblement accompagnée de la bénédiction de la Providence. » Une grande partie des églises autrichiennes furent immédiatement pavoisées de croix gammées. Dès le 15 mars 1938, Innitzer rencontre personnellement Adolf Hitler lorsque celui-ci vient à Vienne, et le 18 mars, avec les autres évêques autrichiens, signe une déclaration rédigée par le Gauleiter Bürckel favorable à l’Anschluss, ajoutant de sa main la formule « Heil Hitler ! ». Le 27 mars suivant, cette déclaration collective de l’épiscopat d’Autriche est lue dans toutes les Églises du territoire autrichien : «  (…) Nous reconnaissons avec joie que le mouvement national-socialiste a fait et fait encore œuvre éminente dans le domaine de la construction nationale et économique comme aussi dans le domaine de la politique sociale pour le Reich et la nation allemande, et notamment pour les couches les plus pauvres de la population…​ Au jour du plébiscite, il va sans dire que c’est pour nous un devoir national, en tant qu’link : Allemands, de nous déclarer pour le Reich allemand, et nous attendons également de tous les chrétiens croyants qu’ils sauront ce qu’ils doivent à leur nation. ».
   Aussitôt, à Rome, Radio Vatican dénonce la diffusion de ce texte ; le pape Pie XI et le cardinal Pacelli convoquent Innitzer au Vatican et lui demandent de s’expliquer devant eux. Le 6 avril, avant de rencontrer le pape, Innitzer s’entretient avec le Cardinal Pacelli qui lui ordonne de rédiger un document, au nom de tous les évêques d’Autriche, à paraître dans l’link : Osservatore Romano, affirmant que : « La déclaration solennelle des évêques autrichiens […​] n’avait pas pour but d’être une approbation de quelque chose qui est incompatible avec la loi de Dieu », et précisant également que cette première déclaration avait été faite sans l’link : accord de Rome.
   Pendant les mois qui suivent, les Allemands abrogent le régime concordataire autrichien et interdisent les organisations et journaux dépendant de l’http://fr.wikipedia.org/wiki/Catholicisme[Église catholique
57. Cf. les Lettres pastorales collectives de l’épiscopat autrichien du 19 août 1938 relatives aux mesures imposées par l’État en ce qui concerne le mariage et la révocation de la reconnaissance par l’État des écoles dirigées par les religieuses (DC, n° 882, 30 octobre 1938, col. 1219-1224. Cf. également The Universe, 7 octobre 1938, cité in DC, n° 883, 5 novembre 1938, col. 1303-1306.
58. . In DC, n°872, 20 mai 1938, pp. 579-580.
59. Voir la démonstration faite par SAINT-DENIS André, op. cit., pp. 86-96.
60. d’après des témoignages historiques, Sainte Hélène, la mère de l’empereur Constantin Ier, découvrit la Croix de Jésus lors d’un pèlerinage en Palestine, qu’elle aurait entrepris en 326. L’importance de l’évènement donna naissance à la fête de l’invention (ce qui veut dire découverte) de la « Sainte-Croix ». Plus tard, une célébration annuelle fut décrétée, portant le nom « Exaltation de la précieuse et vivifiante Croix » (fêtée le 14 septembre). 
   (http://www.orleans.catholique.fr/cathedrale/index.php?2006/12/14/7-histoire-de-la-sainte-croix).
61. Cf. DC, n° 873, 5 juin 1938, col.685-697.
62. Cf. DC, n° 879, 5 septembre 1938, col. 1049-1054.
63. DC, n° 879, 5 septembre 1938, col.1063-1082.
64. Discours lors de l’audience accordée au Chapitre général des Sœurs de Notre-Dame du Cénacle, in Documentation catholique, n° 879, 5 septembre 1938, col. 1054-1055.
65. Défendant l’Action catholique menacée par le fascisme, le pape prévient : « celui qui frappe l’Action catholique frappe l’Église parce qu’il frappe la vie catholique » et il renchérit : « quiconque frappe l’Action catholique frappe le pape, et quiconque frappe le pape meurt. » En français, il ajoute encore : « Qui mange du Pape en meurt ».
66. In DC, n° 879, 5 septembre 1938, col. 1056-1062.
67. Cf. DC, n° 880, 30 septembre 1938, col. 1103-1113.
68. L’attaque, en réalité, vise non seulement l’Église mais aussi le christianisme : « déjà la répudiation de l’Ancien Testament le révèle. En outre, on a défini le christianisme comme une relique fossilisée des temps passés, complètement inutile et inefficace pour notre temps.
   En s’écartant donc de lui, en s’appuyant sur la race et le sang, on a affirmé que la personne et la vie de Jésus-Christ s’opposent à la nature de l’homme allemand, que les enseignements principaux de sa doctrine, spécialement le dogme du péché originel et de la Rédemption, de la récompense et du châtiment après la mort, ne sont autre chose que des superstitions de l’Asie mineure, imposées aux populations germaniques après que celles-ci eurent été subjuguées. »
69. On se souvient qu’en 1962, Vincente Minelli, pour dénoncer le nazisme, intitula son film « Les quatre cavaliers de l’Apocalypse ».
   On peut se demander quelle fut l’attitude des Églises luthériennes. La plupart furent fidèles aux dirigeants nazis et cette attitude suscita une réaction : la constitution d’une Église confessante qui regroupe d’éminentes personnalités comme Karl Barth (expulsé d’Allemagne), Martin Niemoller (sympathisant du régime envoyé à Dachau) et Dietrich Bonhoeffer (mort en camp de concentration) mais qui ne resta pas unie.
70. Mgr Picard, président de la Radio catholique belge, qui assiste à l’entretien note, dans La Libre Belgique du 14 septembre 1938 : « Ici le pape ne parvient plus à contenir son émotion. Il ne voulait pas se laisser gagner par cette émotion. Mais il n’y put réussir. Et c’est en pleurant qu’il cite les passages de saint Paul mettant en lumière notre descendance spirituelle d’Abraham. » 
71. Cf. DC, n° 885, 5 décembre 1938, col. 1459-1460. L’insistance de Pie XI peut s’expliquer aussi par le fait que l’antisémitisme avait gagné bien des milieux chrétiens. Le P. Charles sj, avait, dans un article de la Nouvelle Revue Théologique (n° 8, septembre-octobre 1938 ; 9 novembre 1938) démontré que l’opuscule « Protocole des Sages de Sion » qui alimentait la thèse d’un complot juif et franc-maçon pour conquérir le monde, était un faux. Sa thèse provoqua une polémique non seulement dans la DC (20 juin 1938 ; 20 octobre 1938 ; 5 décembre 1938) mais aussi dans la Revue catholique des idées et des faits (21 octobre 1938) et d’autres revues en Europe et en Amérique. (Hitler cite les Protocoles dans Mein Kampf, op. cit., pp. 160-161).
   On sait aussi que Pie XI, malade, cardiaque et diabétique, prévoyait une encyclique sur l’unité du genre humain (Humani generis unitas, 1938-1939) où de nouveau seraient dénoncés l’étatisme, le nationalisme, le racisme et l’antisémitisme. Travaillèrent à ce projet lancé en juin 1938, trois jésuites dont le P. Gustav Gundlach, théologien allemand « antinazi convaincu et décidé » qui sera le théologien préféré de Pie XII en matière politique et sociale. Pie XI meurt en février 1939 sans avoir eu le temps évidemment de parachever l’ouvrage proposé. (Cf. PASSELECQ Georges et SUCHECKY Bernard, L’encyclique cachée de Pie XI, Préface de Emile Poulat, Ed. La Découverte, 1995).
72. Cf. DC, n° 884, 20 novembre 1938, col. 1411-1414.
73. N° 886, col. 1481-1510.
74. O.R., 25 décembre 1938 et D.C. n° 889, 20 janvier 1939, col. 67-72. Pie XI termine son discours, de manière très émouvante, par l’offrande de sa vie : « Nous avons offert Notre vie, désormais vieillie, pour la paix et la prospérité des peuples ; Nous l’offrons de nouveau pour que reste intacte la paix intérieure, la paix des âmes et des consciences, et la florissante prospérité de cette Italie, qui, parmi les peuples qui Nous sont tous chers, Nous est très chère, de même que sa patrie était particulièrement chère à Jésus qui se livrait lui-même à la Passion et à la mort pour le genre humain. »
75. JEAN XXIII, Lettre aux évêques d’Italie à l’occasion du XXXe anniversaire des accords du Latran, in DC, n° 1298, 1er mars 1959.
76. Il faut lire l’hommage rendu par Léon Blum dans le Populaire du 11 février 1939. Après avoir rappelé que le jour de son élection, le pape Pie XI s’était présenté comme le pape de la paix, Léon Blum écrit: « J’ai lu dans les journaux d’hier que les derniers mots intelligibles qu’il ait prononcés dans son agonie étaient encore : « Pace, pace… La paix, la paix. » […
77. En France, le grand rabbin Maurice Liber déclare : « Le judaïsme recommande et prescrit de rendre les derniers devoirs, non seulement aux coreligionnaires selon les rites de la religion commune, mais encore aux hommes des autres confessions, nos frères en humanité, créés par le Père commun et à ,sa divine image. Cet hommage suprême est dû à plus forte raison à ceux qui oint honoré l’humanité et la religion par la dignité dont ils ont été investis, par le rôle et la mission qu’ils ont remplis, l’ascendant qu’ils ont exercé, les bienfaits qu’ils ont prodigués, le haut exemple qu’ils ont donné à leur génération, l’autorité avec laquelle ils ont professé et le courage avec lequel ils ont défendu les doctrines dont ils étaient les fidèles dépositaires et les mainteneurs intrépides. A tous ces titres, les Français de religion israélite joignent leur hommage à celui que tous les Français, que tous les chrétiens, adressent avec une impressionnante unanimité, à la mémoire du pape Pie XI que Dieu a rappelé à lui… ». (Univers israélite, 17 février 1939).
   A cet hommage se joint celui du grand rabbin de Paris Julien Weill : « La mort de Pie XI m’émeut profondément et douloureusement. A la vénération universelle qui entourait l’auguste Pontife, le judaïsme s’associait de tout cœur, admirant et honorant en lui un grand serviteur de Dieu, un véritable apôtre de la justice sociale, de la paix et de la fraternité humaine. A plusieurs reprises, Pie XI dénonça avec une fermeté et une netteté lumineuse les pernicieuses erreurs du paganisme raciste, et il a condamné l’antisémitisme comme inconciliable avec la loi chrétienne et comme fauteur d’iniquités et de violences odieuses. Je suis sûr d’être l’interprète des sentiments de tous mes coreligionnaires en saluant avec respect la grande figure de Pie XI et en donnant dans nos prières une expression religieuse à notre hommage de regret et de gratitude envers ce grand serviteur du Dieu de justice et d’amour. » (Epoque, 11 février 1939).
   Ces deux témoignages ont été publiés in D. C. n° 892, 5 mars 1939, col. 290.
78. Cf. D.C. n° 896, 5 mai 1939, col . 589-592. Notons que le mot « racique » qui n’apparaît pas ou plus dans les dictionnaires est employé de temps à autre. Ainsi Jean-Guy Rens, l’utilise pour parler, à propos du nazisme de son « idée racique de l’État » (http://rens.ca/2012/2/2-2regime-politique-la-politique-interieure/)
   On parle aussi, à propos d’animaux, de « codes raciques » (cf. www.swissherdbook.ch)

⁢ii. A propos de Pie XII

Le lecteur peut consulter le site http://www.pie12.com/index.php?category/Actualites consacré à Pie XII. On y trouve une foule de renseignements et une abondante bibliographie tenue à jour.⁠[1]

Nous ne ferons donc ici que mettre en exergue quelques événements.

En évoquant de nouveau le pontificat de Pie XI, nous avons vu l’action menée par le futur Pie XII. Nous avons aussi précédemment suivi presque pas à pas ses efforts en tant que souverain pontife au service de la paix. Efforts pour empêcher le « pacte d’acier » entre l’Allemagne et l’Italie, efforts pour préserver la Pologne, efforts pour empêcher Italiens et Espagnols de s’associer aux nazis, efforts pour tenter d’empêcher la guerre, de l’arrêter, de préparer la paix.⁠[2]

Il n’empêche que beaucoup encore aujourd’hui considèrent ce pape comme coupable de silence face au génocide juif et même de collusion avec l’hitlérisme.

Il n’est donc pas inutile de rappeler quelques faits.

Ce qu’on peut appeler la « légende noire » a pris corps dans le grand public⁠[3] en 1963, date à laquelle le dramaturge allemand d’extrême-gauche Rolf Hochhuth produit une pièce intitulée « Le Vicaire »[4]. C’est cette pièce qui va ternir la réputation d’un pape que le monde entier, à l’exception des nazis et des communistes, avait loué jusque là.⁠[5] L’autorité de Pie XII a été « discréditée par les secteurs communistes pendant la période la guerre froide ».⁠[6]

Evoquant la pièce, et avec beaucoup d’indulgence, le cardinal Montini, le futur pape Paul VI, écrira : « On ne joue pas avec des sujets et des personnages historiques portés à la connaissance du public par l’imagination créatrice de gens de théâtre insuffisamment doués de discernement historique et -Dieu veuille que cela ne soit pas le cas ici- d’honnêteté humaine ».⁠[7] En tout cas, la conclusion de spectacle c’est que « seuls les communistes et l’Union soviétique ont été efficaces » contre le génocide juif.⁠[8] Peut-être cherchaient-ils à faire oublier l’antisémitisme stalinien ?⁠[9]

Nous avons suivi l’action du Nonce Pacelli puis du Pape Pie XII avant, pendant et après la guerre.

Rappelons que nonce apostolique en Bavière, le futur Pie XII assiste dès 1923 à la montée de la droite nationaliste qui assimile les jésuites, les juifs et les protestants à des ennemis de l’Allemagne. Il dénonce auprès de Pie XI le caractère anti-catholique de la tentative de coup d’État par Hitler. En mai 1924, il écrit que le nazisme « est peut-être la pire hérésie de notre époque ».⁠[10]

Des quarante-quatre discours prononcés comme nonce en Allemagne entre 1917 et 1929, quarante dénoncent un aspect ou un autre de l’idéologie nazie.⁠[11] et il est titulaire d’une licence de l’http://fr.wikipedia.org/wiki/Universit%C3%A9_de_Californie_%C3%A0_Berkeley[université de Californie à Berkeley], une maîtrise et un doctorat à l’http://fr.wikipedia.org/wiki/Universit%C3%A9_Brandeis[Université Brandeis] et a reçu l’http://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=Ordination_rabbinique&action=edit&redlink=1[ordination rabbinique] au séminaire théologique juif des États-Unis d’Amérique.]

En août 1929, il décrit, au nonce apostolique autrichien, Hitler comme « un redoutable agitateur politique ». Il ajoute : « ou bien je me trompe vraiment beaucoup, ou bien tout cela ne se terminera pas bien. Cet être-là est entièrement possédé de lui-même : tout ce qu’il dit et écrit porte l’empreinte de son égoïsme ; c’est un homme à enjamber des cadavres et à fouler aux pieds tout ce qui est en travers de son chemin - je n’arrive pas à comprendre que tant de gens en Allemagne, même parmi les meilleurs, ne voient pas cela, ou du moins ne tirent aucune leçon de ce qu’il écrit et dit. Qui parmi tous ces gens, a seulement lu ce livre à faire dresser les cheveux sur la tête qu’est Mein Kampf ? »[12]

Entre 1933 et 1939, le cardinal Pacelli envoie 55 notes de protestation au gouvernement allemand qui ne respecte pas le concordat.

En mars 1935, dans une lettre ouverte à l’évêque de Cologne, il traite les nazis de « faux prophètes, orgueilleux tel Lucifer » et la même année, devant des pèlerins à Lourdes, il dénonce les idéologies « possédées par la superstition de la race et du sang ». A sœur Pasqualina, sa secrétaire, il déclare que « Hitler est tout à fait obsédé. Il détruit tout ce dont il n’a pas besoin et est capable de piétiner des cadavres. »[13]

En 1935 encore, devant des milliers de pèlerins à Lourdes, il dénonce les idéologies « possédées par la superstition de la race et du sang »[14]

En 1935 toujours, lors d’une réunion avec Dietrich von Hildebrand⁠[15] il déclare que la réconciliation entre la chrétienté et le racisme nazi est impossible puisqu’ils sont aussi différents que l’eau et le feu.⁠[16]

En 1937, il rédige avec le cardinal Faulhaber l’encyclique Mit brennender Sorge et, à Notre-Dame de Paris, il qualifie l’Allemagne de « nation puissante et noble que de mauvais bergers fourvoient vers une idéologie de race. »[17]

Lors de l’élection du Pape, l’Humanité souligne que la brièveté du Conclave et le choix de Mgr Pacelli « prennent plus de sens encore quand on sait quelles insolences exclusives lancèrent Hitler et Mussolini contre sa personne et ce qu’elle signifie pour eux. »[18]

En 1938, l’approbation de l’Anschluss par l’épiscopat autrichien va être très mal reçue au Vatican. Le 27 mars, cette déclaration collective de l’épiscopat d’Autriche est lue dans toutes les Églises du territoire autrichien : « (…) Nous reconnaissons avec joie que le mouvement national-socialiste a fait et fait encore œuvre éminente dans le domaine de la construction nationale et économique comme aussi dans le domaine de la politique sociale pour le Reich et la nation allemande, et notamment pour les couches les plus pauvres de la population…​ Au jour du plébiscite, il va sans dire que c’est pour nous un devoir national, en tant qu’Allemands, de nous déclarer pour le Reich allemand, et nous attendons également de tous les chrétiens croyants qu’ils sauront ce qu’ils doivent à leur nation. ». Aussitôt, à Rome, Radio Vatican dénonce la diffusion de ce texte ; le pape Pie XI et le cardinal Pacelli convoquent le cardinal-archevêque de Vienne Innitzer au Vatican et lui demandent de s’expliquer devant eux. Le 6 avril, avant de rencontrer le pape, Innitzer s’entretient avec le Cardinal Pacelli, qui lui ordonne de rédiger un document, au nom de tous les évêques d’Autriche, à paraître dans l’Osservatore Romano, affirmant que : « La déclaration solennelle des évêques autrichiens […] n’avait pas pour but d’être une approbation de quelque chose qui est incompatible avec la loi de Dieu  », et précisant également que cette première déclaration avait été faite sans l’link : accord de Rome.⁠[19] Pendant les mois qui suivent, les Allemands abrogent le régime concordataire autrichien et interdisent les organisations et journaux dépendant de l’⁠Église catholique. En signe de protestation, le 7 octobre 1938, à l’appel d’Innitzer, des milliers de jeunes gens viennent se rassembler pour prier et méditer dans la cathédrale Saint-Étienne de Vienne. Dans son sermon, le cardinal affirme alors : «  Il n’y a qu’un seul guide (Führer en allemand) : Jésus Christ. » Le lendemain, une centaine de nazis envahissent et saccagent la résidence de l’archevêque. Le cardinal Innitzer se rétracte alors complètement et écrit : « On nous a misérablement trompés. L’Allemagne venait à nous comme une mère à ses enfants ; nous savons maintenant ce que cela signifie. La haine du national-socialisme, égale à celle du communisme, s’est ici déchainée sans retenue contre l’Église. On veut faire de l’Autriche un champ d’expérience pour voir jusqu’où peut aller l’anéantissement du christianisme. Cela ne peut plus durer. On ne répond même pas à nos protestations incessantes. Il faudra voir bien en venir à la lutte ouverte. Les évêques ont été loyaux et confiants, on les a systématiquement abusés. Il faut qu’on sache... » Les relations ambigües entre Innitzer et le régime nazi suscitèrent de nombreuses critiques après la Seconde Guerre mondiale.

Le 28 octobre 1939, le New York Times salue, en première page, l’encyclique Summi pontificatus par ce titre : « Le pape condamne le racisme, les dictateurs et ceux qui violent les traités. »[20] Des milliers de copies seront larguées par avion au-dessus du sol allemand.⁠[21]

En 1939 et 1940, il met en contact les opposants d’Hitler et les Britanniques et avertit les alliés de la prochaine invasion des Pays-Bas, Belgique et France.⁠[22]

Durant la guerre, l’attitude Pie XII face aux nazis sera comparable à celle de Jean XXIII face aux régimes communistes⁠[23]. Il ne fit pas pression sur le Congrès pour augmenter l’accueil des réfugiés juifs. Pendant la guerre, le président américain n’a pas cherché à aider les Juifs d’Europe, considérant que le principal objectif devait être l’écrasement du régime nazihttp://fr.wikipedia.org/wiki/Franklin_Delano_Roosevelt#cite_note-145[[\]\]. Malgré la pression des Juifs américains, de sa femme et de l’opinion publique américaine, le président ne dévia pas de cette direction. Il ne fut pas mis au courant des projets de bombardements d’http://fr.wikipedia.org/wiki/Auschwitz_(camps)[Auschwitz] ou des voies ferrées.] : prudente. Comme l’explique Alexis Curvers : « Approuvée, recommandée et pratiquée par le pape, une telle politique exigeait évidemment de lui et de toute l’Église officielle une grande modération de langage. Et cette modération qu’on blâme chez Pie XII est précisément celle que les mêmes critiques admirent chez Jean XXIII, parce que celui-ci en a usé, et probablement pour les mêmes raisons, dans ses rapports avec les régimes communistes. On ne peut à la fois demander grâce pour les victimes, qu’elles soient juives ou chrétiennes, et lancer l’anathème à la face des bourreaux tout-puissants. »[24] Le cardinal Montini confirme : « Une attitude de condamnation et de protestation comme celle qu’il [Hochhuth] reproche au pape de n’avoir pas adoptée, eût été non seulement inutile, mais encore nuisible. […] Si, par hypothèse, Pie XII avait fait ce que Hochhuth lui reproche de n’avoir pas fait, il en serait résulté de telles représailles et de telles ruines que, une fois la guerre finie, le même Hochhuth aurait pu, avec une plus grande objectivité historique, politique et morale, écrire un autre drame beaucoup plus réaliste.. »[25]

Si pour les raisons dites, Pie XII est prudent, l’Osservatore romano qui n’est pas tenu par la même réserve se montre sévère dans ses condamnations.⁠[26] Il en est de même pour Radio Vatican : en janvier 1940, le pape demande que à la station « de rendre publiques les épouvantables cruautés de la tyrannie barbare ».⁠[27]

Selon le New York Times du 14 mars 1940, « face à Ribbentrop, le Pape a pris la défense des Juifs allemands et polonais » et a rappelé les atrocités commises par les nazis.⁠[28]

Le 13 mai 1940, devant l’ambassadeur italien Alfieri qui quittait le Saint-Siège pour Berlin, Pie XII déclare : « Nous devrions dire des paroles de feu contre ce qui se passe en Pologne et la seule raison qui Nous retienne de le faire est de savoir que, si Nous parlions, Nous rendrions la condition de ces malheureux encore plus dure ».⁠[29]

Le 23 décembre 1940, le Time magazine publie cet hommage d’Albert Einstein : « Lorsque la révolution nazie survient en Allemagne, c’est sur les universités que je comptais pour défendre la liberté, dont j’étais moi-même un amoureux, car je savais qu’elles avaient toujours mis en avant leur attachement à la cause de la vérité ; mais non, les universités furent immédiatement réduites au silence. Alors je me tournai vers les grands éditeurs de journaux, dont les éditoriaux enflammés des jours passés avaient proclamé leur amour de la liberté ; mais eux aussi, en quelques courtes semaines et comme els universités, furent réduits au silence. Dans la campagne entreprise par Hitler pour faire disparaître la vérité, seule l’Église catholique se tenait carrément e n travers du chemin. Je ne m’étais jamais spécialement intéressé à l’Église auparavant l’Église, mais maintenant je ressens pour elle une grande affection et admiration, parce qu’elle seule a eu le courage et la persévérance de se poser en défenseur de la vérité intellectuelle et de la liberté morale. Je suis donc bien forcé d’avouer que, maintenant, c’est sans réserve que je fais l’éloge de ce qu’autrefois je dédaignais. »

En 1942, Pie XII envoie son nonce protester auprès du gouvernement français de Vichy contre « les arrestations inhumaines et les déportations de juifs depuis la France occupée vers la Silésie et certaines régions de Russie ». Le 6 août 1942, le New York Times titre : « On dit que le pape prend la défense des juifs déportés de France ». Trois Semaines plus tard, le Times écrit : « Vichy arrête les juifs ; le pape est ignoré ». A l’automne, Les services de Goebbels distribuent dix millions d’exemplaires décrivant Pie XII comme le « pape pro-juif » à cause de ses interventions françaises.⁠[30]

Dans le radio-message de Noël 1942, Pie XII parle de ces « centaines de milliers de personnes qui, sans aucune faute de leur part, et parfois pour le seul fait de leur nationalité ou de leur race, ont été vouées à la mort ou à une extermination progressive ». Le 26 décembre, le New York Times écrit : « La voix de Pie XII est un cri dans le silence et la nuit qui enveloppent l’Europe cet hiver. […] En appelant de ses vœux un « véritable nouvel ordre » fondé sur la liberté, la justice et l’amour […] le pape se place à l’opposé d’Hitler ». Une résistante célèbre, Malou Blum⁠[31], dira : « Pour nous, le message de Noël 1942 était une condamnation claire du nazisme ».⁠[32]

Le 2 juin 1943, Pie XII dénonce les exactions pour cause de nationalité ou de race⁠[33] et explique la prudence agissante de l’Église⁠[34].

En 1942, Le Pape déclare à un visiteur : « Le danger communiste est bien réel mais en ce moment c’est le danger nazi qui m’inquiète le plus ».⁠[35]

Le 30 avril 1943, Pie XII écrit à Mgr Konrad von Preysing, évêque de Berlin : « Jour après jour, parviennent à Notre connaissance des actes inhumains qui n’ont rien à voir avec les réelles nécessités de la guerre et qui Nous remplissent de stupeur et d’effroi » et félicite les prélats qui ont pris la défense de la personne humaine « que les victimes soient ou non les enfants de l’Église ».⁠[36] 

Le 21 janvier 1943, Pie XII écrit au cardinal Faulhaber : « Nous avons toujours caractérisé Notre’ attitude dans la guerre par le mot « impartialité » et non par le mot « neutralité ». Neutralité pourrait être compris dans le sens d’u ne indifférence passive, qui ne convient pas au chef de l’Église. Impartialité signifie pour Nous juger les choses selon la vérité et la justice. Mais en cela quand il s’est agi de déclarations publiques de Notre part, Nous avons eu tous les égards possibles à la situation de l’Église’ dans les différents pays pour épargner aux catholiques des lieux des difficultés que l’on pouvait éviter ».⁠[37]

Le 16 octobre 1943, informé⁠[38] de la déportation des Juifs de Rome, Pie XII demande à son secrétaire d’État, le cardinal Maglione de protester. Maglione avertit l’ambassadeur d’Allemagne que le Pape ne pourrait garder le silence s’ils arrêtaient des Juifs. Dans le même temps, Pie XII envoyait son neveu Carlo Pacelli demander à Mgr Alois Hudal, sympathisant allemand, d’intervenir. et protesta. Ces démarches restant vaines, Pie XII envoie son confident le plus proche, le père général des Salvatoriens, le P. Pfeiffer auprès du gouverneur militaire de Rome, le général Stahel, pour que cesse cette persécution sinon le pape lancerait une protestation publique. Stahel, par crainte d’une invasion du Vatican intervint immédiatement.⁠[39] L’opération qui devait durer deux jours fut arrêtée le jour même et seuls 1000 des 8000 Juifs réclamés par Hitler furent déportés.⁠[40]

C’est cette année-là que Cahim Weitzmann, le futur premier président israélien écrit que « le Saint-Siège prête son puissant soutien afin d’améliorer le sort de mes frères persécutés. »[41]

Le 22 juin 1944, le rabbin André Zaoui, aumônier capitaine du Corps expéditionnaire français adresse une lettre à Pie XII où il remercie le Saint-Père et les prêtres qui ont aidé les juifs persécutés. Il raconte qu’il a visité l’Institut Pie XI « qui a protégé pendant plus de six mois une soixantaine d’enfants juifs dont quelques petits réfugiés de France ».⁠[42]

En 1944 toujours, le Grand Rabbin d’Israël Isaac Herzog déclare dans un message que « le peuple israélien n’oubliera jamais ce que le Pape et ses délégués font pour nos malheureux frères et sœurs dans les heures les plus sombres de notre histoire. Ils sont inspirés par les principes de la religion qui sont les fondements de la vraie civilisation. C’est la preuve de l’existence de la providence divine dans ce monde ».⁠[43] Durant l’été 44, Rome étant libérée, Pie XII s’adresse à un groupe de juifs romains venus le remercier pour sa protection : « Pendant des siècles les juifs ont été traités injustement et méprisés. L’heure est venue de les traiter avec justice et humanité. Dieu le veut et l’Église le veut. Saint Paul nous dit que les juifs sont nos frères. qu’ils soient également nos amis. »[44]

Dans une Allocution à un groupe de 70 déportés juifs libérés des camps de concentration allemands et délégués par la United Jewish appeal au Vatican, le 29 novembre 1944, pour exprimer à Pie XII la reconnaissance des Juifs pour son action en leur faveur. Ils

viennent exprimer leur gratitude et leur reconnaissance au Pape pour sa sollicitude durant la guerre, « très honorés de pouvoir remercier personnellement le Saint-Père, pour la générosité qu’il leur a démontrée pendant la terrible période nazie », Pie XII dira : le Siège apostolique « n’a jamais, fût-ce aux moments les plus critiques, laissé le moindre doute que ses maximes et son action extérieure, n’admettaient ni ne peuvent admettre aucune des conceptions qui dans l’histoire de la civilisation seront rangées parmi les égarements les plus déplorables et les plus déshonorant de la pensée et du sentiment des hommes ». Il ajoutera : « Votre présence ici veut être un témoignage intime de gratitude de la part d’hommes et de femmes qui, en des temps angoissants pour eux et souvent même sous la menace d’un péril de mort imminent, ont expérimenté comment l’Église catholique et ses vrais disciples savent dans l’exercice de la charité s’élever au -dessus de toutes les limites étroites et arbitraires créées par l’égoïsme humain et par les passions raciales. »

On sait que les prises de position de Pie XII inspirèrent à Hitler le désir de « coffrer ce ramassis d’agitateurs ». Plusieurs plans d’enlèvement du pape et d’invasion du Vatican.⁠[45]

A la fin de la guerre, Moshe Sharett, le second premier ministre israélien rencontre Pie XII et déclare : « mon devoir était de leur dire merci à lui et à l’Église catholique au nom de tous les juifs pour tout ce qu’ils avaient fait dans les pays occupés. »[46]

La guerre se terminant, Pie XII reprend clairement la parole. Aux fidèles de Rome, le 18 mars 1945, il déclare dans son Allocution : « A ceux qui se sont laissé séduire par les fauteurs de la violence et qui, après les avoir suivis inconsidérément, commencent enfin à revenir de leurs illusions, consternés de voir jusqu’où les a conduits leur servile docilité, il ne reste plus d’autre chemin de salut que de répudier définitivement l’idolâtrie des nationalismes absolus, les orgueils de la race et du sang, les convoitises d’hégémonie dans la possession des biens terrestres, et d’adopter résolument l’esprit de sincère fraternité, fondé sur le culte du Père divin de tous les hommes, et dans lequel les notions trop longtemps opposées de droit et de devoir, de profit et de charges, s’harmonisent dans la justice et dans la charité. » Et au Sacré Collège, le 2 juin 1945, il rappelle les douze années passées en Allemagne qui lui ont permis de découvrir les qualités de ce peuple qui lui permettront de se redresser « quand il aura repoussé de lui le spectre satanique exhibé par le national-socialisme et quand les coupables (comme Nous avons déjà eu l’occasion de l’exposer d’autres fois) auront expié les crimes qu’ils ont commis. » Pie XII explique ensuite quelle fut l’attitude l’Église durant cette période sombre.

En septembre 1945, Léon Kubowitzy, secrétaire général du Congrès juif mondial, remercie personnellement le pape pour ses diverses interventions et fait un don de 20.000dolars aux œuvres du Vatican « en reconnaissance de l’aide apportée par le Saint-Siège aux juifs persécutés par le fascisme et le nazisme ».⁠[47]

1er novembre 1945, Pie XII dans sa Lettre aux évêques allemands, les félicite pour l’attitude qu’ils ont eue durant « la persécution perfide et astucieuse dont l’Église d’Allemagne a été victime ».

En 1945 toujours, Israel Zoller (Zolli), grand rabbin de Rome depuis 1940, se convertit, avec son épouse, au catholicisme. Pour prénom de baptême, il choisit de s’appeler « Eugenio Pio », et sa femme « Eugenia », en hommage au pape Pie XII, en raison de son action pour les Juifs de Rome pendant la Seconde Guerre mondiale. Selon l’Ephéméride du journal Direct Matin du 13 février 2013, très impressionné par l’attitude du pontife pendant la guerre, il écrira : « Il n’existe pas de lieu de souffrances que l’esprit d’amour de Pie XII n’ait atteint… Au cours de l’Histoire, aucun héros n’a commandé une telle armée. Aucune force militaire n’a été plus combattante, aucune n’a été plus combattue, aucune n’a été plus héroïque que celle menée par Pie XII au nom de la charité chrétienne. » » Myriam, la fille du rabbin Zolli, écrit : « Pacelli et mon père étaient des figures tragiques dans un monde où toute référence morale avait disparu. Le gouffre du mal s’était ouvert, mais personne ne le croyait, et les grands de ce monde - Roosevelt, Staline, de Gaulle - étaient silencieux. Pie XII avait compris que Hitler n’honorerait de pactes avec personne, que sa folie pouvait se diriger dans la direction des catholiques allemands ou du bombardement de Rome, et il agit en connaissance de cause. Le pape était comme quelqu’un contraint à agir seul parmi les fous d’un hôpital psychiatrique. Il a fait ce qu’il pouvait. Il faut comprendre son silence dans le cadre d’un tel contexte, non comme une lâcheté, mais comme un acte de prudence[48]. »⁠[49] Devenu professeur à l’⁠Institut biblique pontifical, Eugenio Zolli mourut à Rome en 1956, à l’âge de 74 ans. Son autobiographie publiée en 1954, Prima dell’alba, décrit les circonstances de sa conversion et explique les raisons de son admiration envers Pie XII. On y lit notamment : « La rayonnante charité du Pape, penché sur toutes les misères engendrées par la guerre, sa bonté pour mes coreligionnaires traqués, furent pour moi l’ouragan qui balaya mes scrupules à me faire catholique. »[50]

Le7 septembre 1945, Giuseppe Nathan, commissaire de l’Union des communautés israélites, rend grâce « au souverain Pontife, aux religieux et aux religieuses qui n’ont vu dans les persécutés que des frères, selon les indications du Saint-Père ».⁠[51]

Le 21 septembre 1945, le docteur Leo Kubowitski, secrétaire du Congrès Juif Mondial, est reçu par Pie XII afin de lui présenter ses remerciements pour l’œuvre effectuée par l’Église Catholique dans toute l’Europe en défense du peuple juif.⁠[52]

Le 11 octobre 1945, le le Secrétaire général du Congrès juif mondial remercie personnellement le pape pour ses diverses interventions et fait un don de 20.000 dollars aux œuvres du Vatican « en reconnaissance de l’aide apportée par le Saint-Siège aux Juifs persécutés par le fascisme et le nazisme ».⁠[53]

En 1955, à l’occasion des célébrations du 10e anniversaire de la Libération, l’Union des Communautés juives italiennes déclare que le 17 avril sera la « Journée de la reconnaissance » « pour l’aide apportée par le pape pendant la guerre ».⁠[54]

Le 26 mai 1955, l’Orchestre philarmonique d’Israël avec 94 musiciens, sous la direction de Paul Kletzki se rend au Vatican pour y interpréter la VIIe symphonie de Beethoven « en reconnaissance de l’œuvre humanitaire grandiose accomplie par le Pape pour sauver un grand nombre de Juifs pendant la Seconde guerre mondiale »[55]

Sont intéressantes aussi les réactions à la mort de Pie XII survenue le 8 octobre 1958, publiées, pour la plupart et entre autres, par la Documentation catholique, n°1289, le 26 octobre 1958 :  

« Au soir de ce grand et illustre pontificat, pendant lequel l’humanité a connu les plus terribles épreuves, j’évoque avec émotion et respect la haute figure de Pie XII, dont le fervent témoignage a inspiré à tant d’hommes le courage et l’espérance. » (Général De Gaulle, président du Conseil)

« Nous sentons tous que le monde s’est appauvri en perdant un homme qui a joué un tel rôle dans la défense des valeurs spirituelles et de la paix et qui s’est acquis le respect des représentants de toutes les confessions. » (Harold Mac Millan, premier ministre britannique)

« Nous avons à cœur d’exprimer notre profonde sympathie à l’Église catholique plongée dans le deuil par la mort du Pape Pie XII. » (Grand Rabbinat de France)

« Le monde est devenu plus pauvre du fait de la mort du pape Pie XII. Il avait consacré sa vie entière à la dévotion envers Dieu et au service de l’humanité. Ennemi déclaré et averti de la tyrannie, il avait toujours été un ami plein de sympathie et un bienfaiteur pour les opprimés, et sa main secourable se tendait toujours promptement pour secourir les malheureuses victimes de la guerre.

Il s’était fait opiniâtrement, sans peur et sans esprit partisan, le champion de la cause d’une paix juste entre les nations du monde. Doué d’une vision profonde, il a su demeurer à la mesure d’un monde changeant sans cesse et n’a jamais perdu de vue la destinée éternelle de l’humanité. » (Général Eisenhower, président des États-Unis)

« C’était un grand homme et un homme bon et je l’aimais. » (Maréchal Montgomery, Sunday Times).

« Nous partageons la douleur de l’humanité. Pie XII a servi l’idéal le plus noble de la paix et de la compassion ». « Pendant la décennie de terreur nazie, quand notre peuple a subi un martyre terrible, la voix du pape s’est élevée pour condamner les persécuteurs et pour invoquer la pitié envers leurs victimes. La vie de notre temps a été enrichie par une voix qui exprimait les grandes vérités morales au-dessus du tumulte des conflits quotidiens. Nous pleurons un grand serviteur de la paix ». (Golda Meir, ministre des Affaires étrangères d’Israël, le 9 Octobre 1958)

Les Juifs « se souviendront toujours de ce que l’Église catholique a fait pour eux sur l’ordre du Pape au moment des persécutions raciales. Quand la guerre mondiale faisait rage, Pie XII s’est prononcé souvent pour condamner la fausse théorie des races. » « De nombreux prêtres ont été emprisonnés et ont sacrifié leur vie pour aider les juifs » « Nous avons pu plus que tous les autres, bénéficier de la compassion, de la bonté et de la magnanimité du pape pendant les tristes années de persécution et de terreur alors que tout laissait à penser que nous ne pourrions pas nous en sortir ». (Dr Elio Toaff, grand rabbin de Rome, Le monde, 10 Octobre 1958.)⁠[56] A l’agence Reuter, le même déclara : « Les Juifs se souviendront toujours de ce que l’Église a fait durant la seconde guerre mondiale, grâce au pape Pie XII. Ce dernier s’opposa toujours à la fameuse théorie de la discrimination raciale. Un grand nombre d’Israélites trouvèrent asile dans des couvents et le Pape promit d’aider les Juifs de Rome lorsque les occupants allemands leur demandèrent de leur verser 50 kilos d’or en 1944. Les communautés israélites portent le deuil du pape et prient Dieu de bénir la grande âme du disparu. »[57].

A partir de 1963, les condamnations se multiplient ressassant les mêmes critiques.

Mais, de plus en plus de témoignages vont contredire cette campagne de dénigrement. Et plus le temps passe et plus on constate que, malgré l’acharnement de certains et en raison même de leur persistance, nombre d’études très fouillées ont été suscitées par l’accumulation des mensonges. Ainsi, la vérité affleure de nouveau et finira par s’imposer.

En 1963, Pinchas Lapide, consul d’Israël à Milan du vivant de Pie XII, déclare au journal Le Monde : « Je peux affirmer que le pape, le Saint-Siège, les nonces et toute l’Église catholique ont sauvé de 150.000 à 400.00 juifs d’une mort certaine… L’église catholique sauva davantage de vies juives pendant la guerre que toutes les autres églises, institutions religieuses et organisations de sauvetage réunis  ».⁠[58]

En juin 1963 déjà, le bulletin des élèves de l’Athénée israélite de Bruxelles, Maïmonide consacre un article à Pie XII : « Les Juifs et le Vatican sous Pie XII », sous la plume d’Edith Mutz. On y lit que « la véritable raison du silence relatif de Pie XII n’était certes pas la crainte d’aller dans un camp de concentration, mais celle d’aggraver le cas de ceux qui s’y trouvaient. »[59] L’auteur rappelle qu’en 1937, les journaux allemands déclaraient : « Pie XI était à moitié juif ; le cardinal Pacelli, Pie XII, l’est complètement ». On trouve aussi dans le même article le témoignage du Dr Safran qui fut le grand rabbin de Roumanie durant la guerre : la médiation du Pape, écrit-il, « sauva les Juifs du désastre, à l’heure où la déportation des Roumains était décidée ». Il est aussi rappelé qu’en 1946, « on vite entrer au Vatican un groupe de Juifs au visage marqué par la souffrance : septante rescapés des fours crématoires venaient remercier Pie XII de son attitude pendant la guerre. […] Chaque année, des délégués de partout vinrent rendre hommage au Pape. Mme Golda Meïr, ministre des Affaires étrangères d’Israël, le remercia d’avoir élevé la voix en faveur des Juifs. »[60]

En 1964, Maurice Edelman, président de l’association anglo-juive et député travailliste déclare : « L’intervention du pape Pie XII a permis de sauver des dizaines de milliers de juifs pendant la guerre. » ⁠[61]

En 1964 encore, Albrecht von Kessel, collaborateur de M. von Weizsaecker, ambassadeur du 3ème Reich près le Vatican déclare : « Je romps le silence, en ces mois où se déroule l’action du « Vicaire » parce que j’étais membre de l’ambassade allemande près le Saint-Siège et parce que je crois, avec mon expérience de douze années de nazisme et de terreur, pouvoir contribuer à porter un jugement sur les faits romains.

La tâche de notre ambassade n’était pas facile. Hitler était capable dans son hystérisme de tout crime. Il avait toujours envisagé la possibilité de faire prisonnier le pape et de le déporter dans le « Grand Reich » -dans la période qui va de septembre 1943 à juin 1944- c’est-à-dire jusqu’à l’arrivée des alliés. Si le pape s’était opposé à cette mesure, il était possible qu’on le fasse abattre « tandis qu’il tentait de s’enfuir » comme on l’a annoncé à ce moment-là à propos de certains morts…auf der Flucht erschossen !

Nous pensions que notre principal devoir était d’empêcher au moins ce crime (l’assassinat du pape), méfait qui aurait été perpétré au nom du peuple allemand.

M. von Weizsaecher devait lutter sur deux fronts : recommander au Saint-Siège -au Pape donc- de ne pas entreprendre d’action inconsidérée, c’est-à-dire d’action dont peut-être il ne percevait pas toutes les dernières et catastrophiques conséquences… d’autre part, il devait chercher à persuader les nazis au moyen de rapports diplomatiques faits avec art que le Vatican faisait preuve de « bonne » volonté et que les innombrables actions particulières du Saint-Siège en faveur des Juifs étaient choses insignifiantes à ne pas prendre au sérieux.

Nous tous membres de l’ambassade d’Allemagne près le Vatican, bien que nous fussions d’avis différents sur la situation, nous étions sans exception d’accord sur ce point : une protestation solennelle de pie XII contre la persécution des Juifs l’aurait probablement exposé, lui et toute la curie romaine, à un très grave danger et certainement alors en l’automne 43, celle-ci n’aurait sauvé la vie à aucun Juif. Hitler déchaîné, réagissait d’autant plus horriblement qu’il trouvait plus de résistance. »[62]

En 1975, le Dr Safran, Grand Rabbin de Roumanie, a estimé à 400.000, les juifs de Roumanie sauvés de la déportation par l’œuvre de St Raphaël organisée par Pie XII. « La médiation du Pape sauva les juifs du désastre, à l’heure où la déportation des Roumains était décidée »[63]

Le 11 septembre 1987, Jean-Paul II, devant 200 personnalités représentant presque toutes les organisations juives des États-Unis, rassemblées au Centre culturel de Miami, rappelait « les efforts énergiques et sans équivoque des papes contre l’antisémitisme et le nazisme au plus fort de la persécution contre les juifs ». Après avoir évoqué Pie XI déclarant le 6 septembre 1938 que « l’antisémitisme ne peut être accepté » et qu’il y avait « en outre l’opposition totale entre le christianisme et le nazisme en affirmant que la croix nazie était une « ennemie de la croix du Christ » (Allocution de Noël 1938) », Jean-Paul II se disait _« convaincu que l’histoire révélera d’une manière d plus en plus évidente et convaincante combien Pie XII ressentait profondément la tragédie du peuple juif et avec quel effort soutenu il oeuvra pour lui venir en aide efficacement pendant la Seconde Guerre mondiale. »[64]

En 1998, le P. Pierre Blet sj qui a travaillé à la publication des Actes et documents relatifs à la Seconde guerre mondiale[65] et à l’attitude de Pie XII, commente ses travaux dans un article intitulé « La légende à l’épreuve des archives ».⁠[66] Il y décrit le travail accompli durant 15 ans et qui l’amène à conclure à l’ « inanité des attaques » contre le pape. Le travail du P. Blet et de ses collaborateurs étant mis lui-même en cause, le P. Blet dénonce, preuves à l’appui, le parti-pris et la malhonnêteté de certains journalistes.⁠[67]

En 2001 paraît le livre d’Antonio Gaspari déjà cité dans lequel il cite le rabbin David Dalin (New York) : « Pie XII fut l’une des personnalités les plus critiques envers le nazisme. Sur 44 discours que Pacelli a prononcés en Allemagne entre 1917 et 1929, 40 dénoncent les dangers imminents de l’idéologie nazie. En mars 1935, dans une lettre ouverte à l’évêque de Cologne, il appelle les nazis « faux prophètes à l’orgueil de Lucifer ». […] Sa première encycliques en tant que pape, Summi pontificatus de 1939 était si clairement anti-raciste que les avions alliés en lâchèrent des milliers de copies sur l’Allemagne. »[68]

Attardons-nous un peu au cas de ce rabbin, éminent historien, spécialiste, entre autres, des relations entre juifs et chrétiens, appartenant à un courant conservateur du judaïsme.⁠[69] A partir de 2001, il va apporter de nombreux témoignages en faveur de Pie XII. Dans un long article publié le 26 février 2001 dans The Weekly Standard Magazine[70], après avoir salué tout particulièrement les travaux sérieux du P. Blet, de Margherita Marchione⁠[71], Ralph McInerny⁠[72], surtout de Ronald Rychlak⁠[73], D. Dalin dénonce les livres qui ont fait le plus de bruit dans la presse mais qui témoignent d’un « certain manque de compréhension de l’histoire »[74] et qui utilisent l’Holocauste pour attaquer l’institution papale et Jean-Paul II. A l’opposé, des auteurs juifs prennent la défense de Pie XII comme Pinchas Lapide déjà cité, Joseph Lichten⁠[75], Livia Rotkirchen⁠[76], Jeno Lavai⁠[77]. Le rabbin appelle à la barre d’autres sommités juives, les historiens : Sir Martin Gilbert, spécialiste anglais de l’holocauste, Michael Tagliacozzo, rescapé de l’holocauste et qui possède un dossier « Calomnies à l’encontre de Pie XII »[78] et Richard Breitman, « seul historien a avoir eu accès aux dossiers d’espionnage américain de la Deuxième Guerre mondiale » qui déclare que des documents secrets prouvent que « Hitler se méfiait du Saint-Siège car il cachait des Juifs ».

Le rabbin conclut : « Pie XII ne fut pas le pape de Hitler, loin de là. Il fut l’un des soutiens les plus fermes de la cause juive, à un moment où elle en avait le plus besoin. […] On peut lire dans le Talmud que « celui qui sauve une seule vie sauve l’humanité ». Pie XII, plus qu’aucun autre homme d’État du XXe siècle, a accompli cela à l’heure où le destin des Juifs européens était menacé. Aucun autre pape n’avait été autant loué par les Juifs avant lui, et ils ne se sont pas trompés. Leur gratitude ainsi que celle de tous les survivants de l’Holocauste prouve que Pie XII fut véritablement et profondément un Juste parmi les Nations. »[79]

Le 20 juin 2008 sur les ondes de radio Vatican, Gary Krupp⁠[80] fondateur de Pave the Way Foundation[81], affirme : « Pie XII a sauvé dans le monde plus de Juifs que toute autre personne dans l’histoire ».⁠[82]

Le 13 septembre 2008 est organisé à Rome un symposium international sur le pontificat de Pie XII à l’initiative de la Fondation américaine Pave the Way Foundation de New York. Y participent des historiens et des rabbins ayant survécu à l’holocauste, témoins de l’œuvre d’assistance portée aux Juifs. Le fondateur et président de la fondation, Gary Krupp y a notamment projeté une video dans laquelle Mgr Giovanni Ferrofino qui était le secrétaire du nonce apostolique en Haïti, de 1939 à 1946, témoigne qu’il recevait deux fois par an des télégrammes cryptés lui demandant des visas à l’intention de Juifs devant fuir l’Europe occupée.⁠[83]

Le 9 octobre 2008, le pape Benoît XVI prononçait une importante homélie pour le 50e anniversaire de la mort de Pie XII.⁠[84] Salue son courage et sa patience, son action aux côtés de Benoît XV pour mettre fin à l’ « inutile massacre » de la Grande Guerre et le fait d’ « avoir décelé dès son avènement le danger constitué par la monstrueuse idéologie nationale-socialiste, avec ses pernicieuses racines antisémites et anticatholiques ». Durant la guerre, son amour pour Rome s’incarna dans une « intense œuvre de charité qu’il accomplissait envers les persécutés, sans tenir compte d’aucune distinction de religion, d’ethnie, de nationalité, d’appartenance politique ». Il refusa de quitter la ville menacée : « Je ne laisserai pas Rome et mon poste, même si je devais en mourir »[85] Pour partager le sort de la population, il se priva de nourriture, de chauffage, de vêtements, et de commodités. Benoît XVI rappelle les messages de 1942 et 1943 que nous avons cités, où Pie XII dénonce déportation et extermination et conclut cette période de la guerre en affirmant que Pie XII « a souvent agi dans le secret et le silence, parce qu’à la lumière des situations concrètes de la complexité de ce moment historique, il avait l’intuition que c’était seulement de cette manière que l’on pouvait éviter le pire et sauver le plus grand nombre possible de juifs. ». Rappelant l’éloge de Golda Meir, Benoît XVI regrette que le débat historique n’ait pas toujours été serein avant d’évoquer l’ « extraordinaire actualité » et la fermeté de nombre de ses enseignements qui en font un réel « précurseur du Concile Vatican II »[86]

Le 13 octobre 2008, plusieurs Juifs italiens ont témoigné devant les caméras de la télévision italienne avoir été sauvés par des membres de l’Église avec le soutien de Pie XII lors des persécutions nazies. Parmi eux se trouvait Emmanuele Pacifici⁠[87], le fils de Riccardo Pacifici, rabbin de Gênes durant la guerre⁠[88].

Le 27 octobre 2008, Arrigo Levi déclare que l’action discrète de Pie XII a pu « éviter la mort de milliers d’autres juifs ».[89]

En novembre 2008, le président de la république italienne Giorgio Napolitano, à la veille de visiter Israël et les territoires palestiniens, a accordé une interview au quotidien israélien Yedioth Ahronot et rappelé, à cette occasion la protection et l’aide apportée par les institutions religieuses à un grand nombre de juifs : « ce sont des milliers, entre vingt et trente mille, de Juifs italiens et même étrangers qui trouvèrent refuge et protection contre les persécutions en Italie ; et s’ils étaient souvent hébergés et protégés par de parfaits inconnus, un très grand nombre le furent dans des institutions religieuses. » Le 24 novembre, le Président a inauguré une plaque à la mémoire des « écoles d’urgence » (Scuole di emergenza) créées en 1938 pour accueillir les élèves et les enseignants juifs expulsés des écoles publiques en vertu des lois raciales.⁠[90]

En juin 2009, le site Internet de l’Union des communautés juives italiennes fait état de « fausses accusations » contre Pie XII. Paolo Mieli, dont une partie de la famille a disparu dans la Shoah, qualifie d’ « absurdes » les accusations portées contre Pie XII et dénonce une « manipulation historique » qu’il faudrait analyser : « prendre pour argent comptant les accusations contre Pacelli, c’est comme traîner sur le banc des coupables présumés, avec les mêmes chefs d’accusation, Roosevelt et Churchill, en les accusant de na pas avoir parlé plus clairement des persécutions antisémites ». Il conclut : « Je refuse d’imputer la mort des miens à une personne qui n’en est pas responsable ». L’historien et journaliste juif Giogio Israel⁠[91] parle d’une diabolisation de celui « qui ne suit pas certains clichés même lorsque cela est en vue d’un bien comme c’est le cas avec Pie XII dont les efforts pour sauver le plus grand nombre de juifs possibles ont été immédiatement reconnus par ceux qui en ont été les bénéficiaires directes et les témoins ». Il ajoute : « Ce ne fut pas tel ou tel couvent ou le geste de compassion de quelques-uns, et personne ne peut penser que toute cette solidarité dont témoignèrent les églises et les couvents, ait pu avoir lieu à l’insu du pape, voire sans son consentement. La légende de Pie XII est la plus absurde de toutes celles qui circulent ». Un autre historien, Roberto Pertici, souligne que les mérites du pape ont été « méconnus dans le monde anglo-saxon » et cachés dans le « monde soviétique, irrité par l’anti-totalitarisme de Pie XII et de l’Église en général ».⁠[92]

Le samedi 2 janvier 2010, la revue Marianne[93]publiait, à la « une » et suite à la possible béatification de Pie XII : « Le pape qui garda le silence face à Hitler ». Le 11 janvier, dans la même publication, un de ses chroniqueurs, Roland Hureaux, prenait la défense de Pie XII en déclarant qu’il avait agi « en homme responsable plutôt qu’en donneur de leçons ». « Il aurait fallu, continue le chroniqueur, une immaturité inouïe à imaginer que le pape aurait pu prendre la parole à tort et à travers sans se préoccuper d’abord de cette responsabilité. »

Le 21 janvier 2010, le philosophe juif Bernard-Henri Lévy déclarait : « On s’étonnera que, dans le silence assourdissant qui marqua le monde entier lors de la shoah, l’on fasse porter tout le poids -ou presque- à celui qui, parmi les dirigeants d’alors, n’avait ni canons ni avions à disposition ; ne ménagea pas ses efforts pour partager, avec ceux qui avaient des avions et des canons des informations dont il avait connaissance ; sauva en personne, à Rome et ailleurs, un tr ès grand nombre de ceux dont il avait la responsabilité morale ».⁠[94]

Le 29 juin 2010, la Fondation Pave The Way annonçait que l’historien Michael Hesemann, représentant la Fondation, avait découvert dans les archives du Vatican des lettres envoyées le 30 novembre 1938 et le 9 janvier 1939 par le cardinal Pacelli aux nonciatures et délégations apostoliques demandant 200.000 visas pour des « catholiques non-aryens » et « juifs convertis », langage propre à tromper les nazis qui, dans le concordat de 1933, autorisaient le Saint-Siège à aider les « catholiques non-aryens ». Le courrier précisait : « que l’on veille à ce que des sanctuaires soient mis à disposition pour sauvegarder leur vie spirituelle et protéger leur culte, leurs coutumes et leurs traditions religieuses. » Matteo Luigi Napolitano, professeur de sciences politiques à l’Université d’Urbino, attire notre attention toute particulière sur une lettre du 9 janvier 1939, envoyée à plus de 60 prélats, où, en latin, mais très explicitement, Pacelli recommande : « N’entreprenez pas de sauver seulement les Juifs mais aussi les synagogues, les centres culturels et tout ce qui appartient à leur foi : les rouleaux de la Torah, les bibliothèques, etc. ».⁠[95] En terminant, Benoît XVI que la cause de béatification de Pie XII « ait une heureuse issue ».

En mai 2011, la Fondation Pave The Way, révélait que des documents découverts montraient que les États-Unis et la Grande-Bretagne avaient exercé des pressions sur Pie XII pour qu’il se taise⁠[96].

En juin 2011, l’ambassadeur d’Israël au Vatican, Mordechai Lewy, a reconnu l’action de Pie XII et du Vatican lors de la Seconde Guerre mondiale en déclarant : « Il y a tout lieu de penser que ces institutions religieuses catholiques ont recueilli des Juifs avec l’accord et le soutien de la plus haute hiérarchie vaticane » Et que « Ce serait donc une erreur de dire que l’Église catholique, le Vatican et le pape lui-même n’ont rien voulu faire pour sauver des Juifs. C’est le contraire qui est vrai. »[97] Il a également reconnu « La volonté vaticane de sauver les juifs »[98]

Le 14 mars 2012, Zenit répercutait une nouvelle émanant de la Fondation Pave the WXay qui, dans les archives de Yad Vashem, on avait découvert que le futur pape Pie PXII était favorable dès 1917 à la création d’un territoire juif en Israël.⁠[99]

Le 30 janvier 2013, l’Osservatore romano publiait un compte-rendu de Luca M. Possati⁠[100] relatant les recherches effectuées par Patricia M. McGolfrick, de la Middlesex University de Londres, dans les Archives nationales britanniques. Dans un article intitulé New Perspectives on Pius XII and Vatican Financial Transactions during the Second War, l’historienne révèle que Pie XII a combattu le nazisme par des investissements de millions de dollars réalisés aux États-Unis pour soutenir l’industrie de guerre, des actions humanitaires destinées aux troupes alliées, aux populations meurtries⁠[101] et aux Églises persécutées.⁠[102]

*

Toutes ces déclarations et manifestations⁠[103] semblent corroborer ce que Paolo Mieli, directeur du Corriere della Sera écrivait : « L’aversion contre Pie XII est née dans le monde anglo-saxon et protestant[104], pas dans le monde juif qui, au contraire, s’est adapté dans le temps pour ne pas être pris à contrepied par une campagne internationale. »[105]

Reste la question de savoir pourquoi le mémorial Yad Vashem ne reconnaît pas l’œuvre de Pie XII en faveur des Juifs persécutés. Une photo de Pie XII s’y trouve non parmi les criminels mais en tant que personne qui n’a rien fait et avec des inscriptions offensantes pour les catholiques. Le P. Gumpel a publié, en 2008, une interview de Sir Martin Gilbert qu’il présente comme l’historien juif le plus fameux et le plus compétent sur la Shoah. Cet historien affirme que chaque phrase de l’inscription à Yad Vashem est une falsification de l’histoire. Le P. Gumpel conclut que « Yad Vashem manque de logique. d’un côté ils disent : « Tant que nous et nos chercheurs n’avons pas examiné tous les documents qui se trouvent dans les Archives secrètes du Vatican, nous ne pouvons pas juger ». C’est une chose. Mais malgré cela, ils ont déjà jugé et ils ont déjà condamné, ce qui est dépourvu de logique et tout à fait inacceptable du point de vue historique. »[106]

Quatre ans plus tard, en 2012, il semble, que la direction du musée de l’Holocauste ait entendu les protestations. Le mémorial Yad Vashem, tout en évoquant la controverse⁠[107], a décidé de changer le texte accompagnant la photo de Pie XII. Faisant écho au message de Noël 1942 où le pape intervenait en faveur de « centaines de milliers de personnes qui, sans avoir commis de faute, mais pour des raisons de classe ou nationalité, sont destinées à la mort ou à des conditions progressives de dépérissement », le nouveau texte fait état du nombre considérable d’activités de secours entreprises par l’Église catholique pour sauver les Juifs et de l’intervention personnelle de Pie XII pour encourager ces activités et protéger les Juifs.⁠[108]

*

On peut laisser la conclusion à Philippe Chenaux, professeur d’histoire à l’université du Latran : « Ce prétendu silence n’en était pas un, […] le pape en tant que « chef visible de l’Église » et par conséquent « Père commun » des nations et des peuples ne pouvait parler comme le responsable d’une Église locale (en l’occurrence l’Église polonaise). Il devait tenir compte, en pasteur responsable, des intérêts de toute l’Église, à commencer par ceux des quarante millions de catholiques allemands. S’il n’est plus possible de nier aujourd’hui « un certain silence » du pape, qui ne fut pas total, il convient de reconnaître dans le même temps que ce fut « un silence délibéré » et, comme tel, douloureux, dans l’intérêt même des victimes. Plus diplomate que prophète, Pie XII jugea, selon sa conscience, qu’il valait mieux rester prudent dans la dénonciation des crimes et tenter de faire tout ce qu’il était possible de faire pour sauver le plus de vies humaines. »[109]

Risquons enfin risquer une analogie.

Lorsque 3 jeunes touristes belges qui s’étaient égarés sans le savoir dans une zone militaire, sont arrêtés, en septembre 2009, et incarcérés à la prison d’Evin à Téhéran, le ministère belge des Affaires étrangères demanda aux parents et amis la plus grande réserve et de s’abstenir de toute manifestation ou protestation publique. Dans la plus grande discrétion les autorités négocièrent et finirent par obtenir trois mois plus tard la libération des trois jeunes gens. Le ministre remercia publiquement les parents et amis pour leur patience.⁠[110] Il en fut de même lorsque cinq employés de MSF, dont un Belge, furent capturés en Syrie, le ministère des Affaires étrangères demanda la même discrétion et même l’identité des cinq personnes ne fut communiquée.⁠[111]

Personne n’a reproché au gouvernement belge de n’avoir pas dénoncé publiquement l’arbitraire du régime iranien ou sa paranoïa ni fustigé les kidnappeurs.

Le dossier n’est pas clos.

On sait, par l’ami juif du pape François, le rabbin Abraham Skorka, que le Saint-Père entend faire toute la lumière sur l’action de Pie XII durant la seconde guerre mondiale dès que toutes les archives du Vatican seront classées en vue d’une consultation.⁠[112]

Et, en effet, le 2 mars 2020, a eu lieu l’ouverture des archives concernant le pontificat de Pie XII. Plus de deux millions de documents, couvrant la période de 1939 à 1958, dont beaucoup sont numérisés seront accessibles aux chercheurs. Ainsi pourra-t-on mieux connaître le rôle joué par Pie XII lors de la seconde guerre mondiale.


1. Dans les Actes du Colloque de la Faculté de droit d’Aix-en-Provence, sous la direction de CHELINI Jean et ONORIO Joël-Benoît d’, Pie XII et la Cité, Téqui, 1988, on trouve aussi beaucoup de références pour les années précédant 1988, bien sûr.
2. Voir notamment COSTE R., op. cit., pp. 256-261. Nous avons qu’à l’époque, certains accusaient Pie XII de vouloir attiser la guerre. Le Souverain Pontife était bien conscient de cette calomnie : « Quand les circonstances des temps et des passions humaines permettront ou postuleront la publication de documents encore inédits relatifs à la constante action pacificatrice de l’Église durant cette affreuse guerre […] alors on verra plus clair que le jour en plein midi, la sottise de telles accusations ». ( Discours aux travailleurs italiens, 13 juin 1943). Le 18 mai 1952, dans un Discours au personnel du Ministère de la défense, Pie XII résumait ainsi son temps de guerre : « A l’imitation du divin Rédempteur, Nous-même, depuis que le Seigneur voulut Nous élever, malgré Notre indignité, au souverain pontificat, Nous n’avons rien omis pour défendre la pâix, pour avertir les gouvernants et les peuples des périls de la guerre, pour proposer des normes capables d’écarter de nouveaux conflits, pour en circonscrire et en adoucir les désastreuses conséquences. Vraiment en toute sincérité Nous pouvons demander : Quid est quod ultra debuimus facere et non fecimus. qu’est-ce que Nous devions faire de plus et que n’avons pas fait ? »
3. L’historien suisse Ph. Chenaux, professeur à l’université du Latran note qu’à la mort de Pie XII, Claudel, Maritain et Mauriac avaient soulevé la question du « silence » mais sans rencontré beaucoup d’échos. Il ne donne pas de références. (La Libre Belgique, 7 octobre 2008).
4. A propos de cette pièce et de sa genèse, un ancien général des services secrets roumains, Ion Mihai Pacepa, a prétendu que « Le Vicaire » (Der Stellvertreter) de Rolf Hochhuth, aurait été écrit et utilisé par le KGB pour discréditer le pape Pie XII. Les révélations de cet ancien conseiller du président Nicolae Ceausescu, qui s’est par la suite enfui pour se réfugier aux États-Unis, ont été publiées par le National Review Online, une revue télématique américaine d’histoire (cf. Moscow’s Assault on the Vatican).
   Suite à ces déclarations, le Père Peter Gumpel, rapporteur de la cause de béatification de Pie XII, a rappelé que l’œuvre originale, qui durait huit heures, avait été, selon les critiques de théâtre, « manifestement écrite par un débutant ».  Pour améliorer la pièce et faire en sorte qu’elle puisse être jouée, Erwin Piscator, un habile metteur en scène et producteur, est venu en aide à Hochhuth. Selon le Père Gumpel, Erwin Piscator était « manifestement communiste. Réfugié en Union soviétique pendant la Deuxième guerre mondiale, il avait travaillé en Allemagne et aux États-Unis auprès de bureaux et d’universités notoirement procommunistes ».  + Il est évident pour le Père Gumpel, éminent connaisseur de cette période et de la politique du Saint-Siège pendant les années dont parle l’ancien espion communiste, que « la réduction de la pièce à deux heures et le montage du texte avec les calomnies contre Pie XII sont dus à l’influence de Piscator ».  + Quant à la responsabilité de l’Union soviétique dans cette opération, le Père jésuite explique qu’« au Vatican on savait depuis longtemps que la Russie bolchevique était à l’origine de cette campagne de discrédit contre Pie XII ». Et pour confirmer ses dires, le Père Gumpel ajoute que « dans les pays occupés par les communistes après la seconde guerre mondiale, ‘Le Vicaire’ de Hochhuth était obligatoirement représenté au moins une fois par an dans toutes les grandes villes ». Le Père Gumpel affirme encore que « les quotidiens et les revues communistes comme l’Unità en Italie et l’Humanité en France, ont fait et continuent de faire une grande propagande à l’œuvre de Hochhuth. Aucun doute donc quant à son influence communiste »« Je ne peux affirmer que Hochhuth était un agent des russes, - affirme le Père Gumpel - mais il est évident que son œuvre a été fortement influencée par l’appareil communiste ». A ce propos, le Père Pierre Blet, historien de renom, lui aussi jésuite, a affirmé plus d’une fois que « le drame de Hochhuth ne fait pas partie de l’historiographie et que, par conséquent, c’est comme s’il n’existait pas. S’il a fait tant de bruit c’est parce qu’il s’agit d’un artifice monté de toutes pièces par Moscou pour guider la campagne contre PieXII et le discréditer ». Selon le Père Gumpel, « grâce au « Vicaire », Hochhuth a bénéficié de la propagande des communistes mais aussi de celle des ennemis de l’Église et il est intéressant de noter que la représentation de la pièce a été refusée non seulement à Rome mais également en Israël ».  Quant à la crédibilité du général Ion Mihai Pacepa, le Père Gumpel a déclaré : « Il ne faut pas oublier qu’il est l’un des plus hauts fonctionnaires des services secrets des pays de l’Europe de l’Est à s’être enfui en Occident et que bon nombre de faits qu’il a rapportés exigent des précisions »
   Selon l’historien Giovanni Maria Van, la pièce relance nombre d’accusations portées par Mikhail Markovich Scheinmann dans son livre Der Vatican im Zweiten Weltkrieg, publié d’abord en russe par l’Institut historique de l’Académie soviétique des sciences, organe de propagande de l’idéologie communiste. (Zenit, 23 juin 2009).
   En ce qui concerne les tentatives soviétiques d’infiltrer des agents au Vatican - des tentatives réussies selon l’ancien espion roumain -, le Père Gumpel a rappelé que dans deux institutions de la Compagnie de Jésus, à savoir l’Institut pontifical d’études orientales et le Collège pontifical Russicum, les soviétiques « ont tenté de faire entrer des séminaristes espions ». « Il s’agit d’une affaire que je connais directement, a-t-il souligné. Il a été facile de les démasquer car leur attitude a éveillé de tels soupçons qu’ils ont fini par être chassés. Il était évident qu’ils n’avaient pas la vocation ». Le Père Gumpel doute que des espions soviétiques aient pu avoir accès aux archives secrètes du Vatican et s’emparer de matériel pour monter les calomnies contre Pie XII, comme l’affirme le général roumain. Mgr Sergio Pagano, Préfet des Archives secrètes du Vatican, a écrit au Père Gumpel que « les documents relatifs à Pie XII, pendant la période dont parle l’ancien espion roumain, n’étaient pas encore aux Archives secrètes. Les documents qui les intéressaient se trouvaient aux Archives de la Secrétairerie d’État ».  A ce propos, le Père jésuite a expliqué : «  Ceux qui ne savent pas comment fonctionnent les choses au Vatican confondent facilement les Archives secrètes du Vatican et les archives de la Secrétairerie d’État ». Le Père Gumpel a donc confié que ces révélations « confirment ce que nous savions depuis longtemps et que le Père Pierre Blet a maintes fois souligné ». (Zenit, 19 février 2007)
   Après le triomphe universel du « Vicaire », Rolf Hochhuth écrit et monte une autre pièce de théâtre, « Soldaten, Nekrolog auf Genf », (Soldats, une nécrologie pour Genève), en 1967. Il s’agit, pour lui, cette fois-ci, de démontrer que le Premier Ministre et général polonais Wladyslaw Sikorski, qui meurt dans un accident d’avion en 1943, fut en réalité assassiné par Winston Churchill. Cette pièce de théâtre s’appuie sur les thèses de l’historien anglais David Irving. Une profonde amitié unira désormais ces deux personnages. David Irving, est aujourd’hui déconsidéré, en tant qu’historien, car il est notoirement négationniste.
5. Le film Amen de Costa-Gravas en 2002 relance la polémique. Lors du 50ème anniversaire de la mort de Pie XII, en 2008, de nouvelles accusations sont lancées avec d’autant plus de vigueur que l’on parle d’un procès en béatification du Souverain Pontife. Nous avons déjà cité le livre de DESMURS Ferdinand, Pie XI, le pape qui ordonna le ralliement à Hitler, Golias auquel on peut ajouter VERHOFSTADT Dirk, Pius XII en de vernietiging der Joden, Houtekief, livre relayé complaisamment par La Libre Belgique, 26 septembre 2008, pp. 28-29, deux pleines pages avec un titre occupant la moitié d’une page : « Pie XII avait aussi opté pour l’Ordre nouveau ! ». L’auteur y affirme notamment que l’encyclique Mit brennender Sorge ne parle pas du nazisme mais « des excès contre le Concordat ». Par contre, le film de Jerry London, Le noir et le pourpre, en 1983, avec Gregory Peck et Christopher Plummer ne jouira pas du battage médiatique. Il raconte l’action de Monseigneur O’Flaherty attaché au Vatican qui sauva des milliers de Juifs et d’alliés. 3 000 Juifs se réfugient à Castel Gandolfo, environ 200 à 400 sont embauchés dans la garde suisse du Vatican et 1 500 sont cachés dans des monastères, des couvents ou des collèges. 3 700, sont cachés dans des familles (Cf. http://www.rootsweb.ancestry.com/~irlker/scarlet.html)
6. ROSSI Cardinal Opilio, Pie XII dans l’Église, in CHELINI Jean et ONORIO Joël-Benoît d’(sous la direction de)Pie XII et la cité, Actes du colloque de la Faculté de droit d’Aix-en-Provence, Téqui-Presses universitaires d’Aix-Marseille, 1988, p. 14.
7. Lettre de juin 1963 à la revue The Tablet, cité par le Père Claude Bressolette sur http://www.equipes-notre-dame.com
8. Cf. BOURDARIAS Jean, L’image de Pie XII dans la presse, in CHELINI Jean et ONORIO Joël-Benoît d’(sous la direction de)Actes du Colloque d’Aix-en-Provence, op. cit., p. 431.
9. Staline soutient le projet de création de l’État d’Israël dans l’espoir d’en faire un bastion socialiste. Mais il change d’attitude lorsqu’Israël accepte un prêt américain de 100 millions de dollars. En 1948, il ferme le Comité antifasciste juif qu’il avait autorisé en 1941 et lance en 1949 la « lutte contre le cosmopolitisme ». Déjà en 1942, son collaborateur Andreï Jdanov avait lancé un programme de « déjudaïsation » de l’etablishment culturel soviétique. A la mort de Jdanov, en 1948, il utilise ce décès contre les médecins juifs (cf. MARIE Jean-Jacques, 1953, les derniers complots de Staline : l’affaire des blouses blanches, Ed. Complexe, 1993). L’année 1953 révèle l’ « hystérie antisémite » de Staline. (Cf. RUCKER Laurent, Staline, Israël et les Juifs, PUF, 2001).
10. Wikipedia (sans référence).
11. DALIN Rabbin D., Pie XII et les Juifs, in DC, n° 2266, 17 mars 2002, p. 291. Considéré comme un rabbin conservateur, David Dalin a d’abord été professeur associé d’histoire juive à l’http://fr.wikipedia.org/wiki/Universit%C3%A9_de_Hartford[université de Hartford
12. Wikipedia (sans référence).
13. Cf. Père BRESSOLETTE Claude sur http://www.equipes-notre-dame.com et Rabbin DALIN D., Pie XII et les Juifs, in DC, n° 2266, 17 mars 2002, p. 291
14. Rabbin DALIN D., op. cit., p. 292.
15. 1889-1977. Ce philosophe et théologien allemand converti du protestantisme avait dès 1914 considéré que l’invasion de la Belgique était un crime ce qui, dès cette époque, le rendit suspect aux yeux des nationalistes. Dès les années vingt, il est sur la liste noire des nazis. Alors qu’il enseigne à Vienne, il est condamné à mort par contumace en 1935 et échappe de peu à l’arrestation en 1938. Pie XII le surnommait « le docteur de l’Église du XXe siècle ». Il fut aussi très apprécié de Jean-Paul II et Benoît XVI qui en ont fait maintes fois l’éloge.
16. DALIN D., op. cit., p. 292.
17. Id..
18. Cité par BOURDARIAS Jean, journaliste chargé de l’information religieuse au Figaro, in L’image de Pie XII dans la presse, in Actes du Colloque d’Aix-en-Provence, op. cit., p. 430.
19. DUCE Alessandro, La Santa Sede e la questione ebraica (1933-1945), Roma, Edizioni Studium, 2006, pp. 7 et 63).
20. Le Pape y rappelle la parole de Paul : « il n’y a ni païen, ni juif » (Col 3, 11).
21. DALIN D., op. cit., p. 292.
22. Id..
23. On peut comparer aussi Pie XII à quelques-uns de ses contemporains. Faut-il rappeler les persécutions exercées par le régime stalinien contre les Juifs ? Faut-il rappeler les jugements parfois sévères de Winston Churchill publiés le 8 février 1920, dans l’article « Zionism versus Bolshevism » dans le « Illustrated Sunday Herald » ou encore repris plus récemment par Amy Iggulden sous le titre The Churchill you didn’t know, paru dans le Guardian, du 28 novembre 2002. Ou encore l’attitude du président Roosevelt. Dès avant le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, il avait dénoncé l’oppression et les lois de Nuremberg. Pourtant, il considérait également qu’il ne pouvait intervenir directement dans les affaires internes de l’http://fr.wikipedia.org/wiki/Troisi%C3%A8me_Reich[Allemagne
24. Pie XII, le pape outragé, Robert Laffont, 1964, p. 19.
25. Cf. Lettre supra.
26. COSTE R., op. cit., pp. 211-228.
27. Rabbin DALIN D., Pie XII et les Juifs, in DC n° 226, 17 mars 2002, p. 291. L’auteur poursuit : « une semaine plus tard,  le Jewish Advocate de Boston parle cette émission comme d’une « dénonciation franche des atrocités allemandes en Pologne qui sont autant de négations de la conscience morale humaine Dans son éditorial, le New York Times écrit alors : « Le Vatican s’est exprimé avec une autorité qui ne peut être mise en doute et a confirmé que la Pologne vivait bel et bien sous le règne de la terreur ». Enfin, en Angleterre, le Manchester Guardian salue Radio Vatican comme « la voix de la Pologne torturée ». » 
28. Le ministre allemand des affaires étrangères était venu accuser le Saint-Siège de s’être rangé aux côtés des alliés. Le pape avait répondu par une longue liste d’atrocités commises par les Allemands. (DALIN D., op. cit., p. 292.
29. OR, 17 octobre 1978, p. 8.
30. DALIN D., id..
31. Elle collabora avec Simone Weil à la diffusion clandestine des cahiers de Témoignage chrétien (cf. DUCROCQ Marie-Pascale, Simone Weil, l’appel universel à la sainteté, Ed. St Augustin, 2005, pp. 47-78). Cette femme qui, adolescente, avait lu Mein Kampf, a laissé son témoignage dans un livre : Le choix de la résistance, Cerf, 1998.
32. La Croix, 28 février 2002.
33. Allocution au Sacré Collège  : « d’autre part, vous ne vous étonnerez pas, Vénérables Frères et chers fils, si notre cœur réagit avec une sollicitude toute prévenante et émue aux prières de ceux qui se tournent vers nous avec des yeux d’anxieuse imploration, tourmentés comme ils le sont, en raison de leur de leur race ou de leur nationalité, par des malheurs plus grands, par des douleurs plus pénétrantes et plus lourdes, et livrés, même sans faute de leur part à des mesures d’extermination. Que les chefs du peuple n’oublient pas que celui qui (pour utiliser le langage de l’Écriture Sainte), « porte le glaive », ne peut disposer de la vie et de la mort des hommes que selon la loi de Dieu, de qui vient toute puissance ( cf. Rm . 13, 4) ! ».
34. « Vous n’attendez pas que Nous exposions ici, même partiellement, ce que nous avons tenté et essayé d’accomplir pour atténuer leurs souffrances, améliorer leur situation morale et juridique, pour défendre leurs droits religieux imprescriptibles, subvenir à leur détresse et à leurs nécessités. Toute parole de Notre part, adressée à ce propos aux autorités compétentes, toute allusion publique devaient être sérieusement pesées et mesurée par Nous, dans l’intérêt même de ceux qui souffrent pour ne pas rendre, malgré Nous, leur situation encore plus grave et plus insupportable. Malheureusement, les améliorations manifestement obtenues ne correspondent pas à l’immense sollicitude maternelle de l’Église en faveur de ces groupes particuliers, soumis aux plus cruelles vicissitudes ; et comme Jésus en face de sa ville devait s’écrier avec douleur : Quoties volui ! . . . et noluisti ! ( Lc13, 34), de même son Vicaire, bien qu’il demandât seulement compassion et retour sincère aux règles élémentaires du droit et de l’humanité, s’est trouvé souvent devant des portes qu’aucune clé ne pouvait ouvrir. » (Id.).
   A propos des prises de position des Église locales, il écrit dans une lettre à l’évêque de Berlin où il cite Mgr LIchtenberg qui avait fait prier pour les Juifs dans la cathédrale Ste Edwige de Berlin et qui mourra pendant sa déportation à Dachau : « En ce qui concerne les déclaration épiscopales, Nous laissons aux pasteurs en fonction sur place le soin d’apprécier si, et en quelle mesure, le danger de représailles et de pression, ainsi que peut-être d’autres circonstances dues à la longueur et à la psychologie de la guerre, conseillent la réserve -malgré les raisons qu’il y aurait d’intervenir- afin d’éviter des maux plus grands. C’est l’un des motifs pour lesquels Nous-même Nous Nous imposons des limites dans Nos déclarations. L’expérience que Nous avons faite en 1942, en laissant reproduire librement à l’usage des fidèles des documents pontificaux, justifie Notre attitude, dans la mesure où Nous pouvons le voir. » (Lettre citée in ONORIO Joël-Benoît d’, Ecce sacerdos magnus, in Actes du Colloque d’Aix-en Provence, op. cit., p. 44. Lettre publiée in DC, n° 1417, 2 février 1964, col. 216.) Pie XII fait sans douta allusion à ce qui s’est passé aux Pays-Bas. (Cf. infra).
   Cette politique rejoint la conclusion à laquelle le Comité international de la Croix-Rouge était arrivé : « Tout d’abord, les protestations ne servent à rien ; en outre, elles peuvent rendre un très mauvais service à ceux à qui on voudrait venir en aide. » (BLET P., Actes et documents Actes et documents relatifs à la Seconde guerre mondiale, 12 vol., Cité du Vatican, 1965-1981, IX, p. 133).
35. Cité par le Rabbin DALIN D., Pie XII et les Juifs, in DC, n° 2266, 17 mars 2002, p. 291.
36. Cf. ONORIO Joël-Benoît d’, Ecce sacerdos magnus, in Actes du Colloque d’Aix-en Provence, op. cit., p. 44. Lettre publiée in DC, n° 1417, 2 février 1964, col. 216.
37. In BLET P., Actes et documents…, op. cit., II, p. 293.
38. Par la Princesse Enza Pignatelli Aragona Cortes. Dans les archives américaines, on a découvert que les alliés qui avaient déchiffré les codes allemands, étaient au courant, une semaine avant le déclenchement de l’opération que l’arrestation des juifs romains se préparait. Ils décidèrent de ne pas prévenir les Romains pour protéger leurs services de renseignement. Ce qui fait écrire à Jeno Levai, grand spécialiste hongrois de l’Holocauste que, par une ironie « particulièrement regrettable, […] la seule et unique personne de toute l’Europe occupée qui a fait plus que quiconque pour arrêter les atrocités contre les juifs et atténuer leurs conséquences est aujourd’hui le bouc émissaire des défaillances d’autres. » (Zenit, 30 mai 2010)
39. Le général Dietrich Beelitz, officier de liaison avec le bureau du maréchal Albert Kesserling et le commandement d’Hitler fut témoin de la conversation entre Himmler et Stahel qui prétendit que l’opération avait dû être arrêtée pour des raisons militaires. Quand le mensonge de Stahel fut connu, Himmler l’envoya sur le front de l’Est. La Fondation Pave the Way qui a découvert ces faits, possède aussi le témoignage du lieutenant Nikolaus Kunkel, officier allemand du quartier général du gouverneur militaire de Rome qui les confirme. (Zenit, 30 mai 2010).
40. Le P. GUMPEL, cité in Dimanche, 18 mars 2001.
41. DALIN D., op. cit., p. 295.
42. La lettre est reproduite dans le catalogue de l’exposition consacrée à la vie de Pie XII en 2008, au Vatican : « L’uomo et il pontificato 1876-1958 », Libreria Editrice Vaticana, p. 157. (Cf. Zenit, 3 novembre 2008).
43. Cf. DALIN D., op. cit., p. 295. Comment le pape a-t-il pu apporter son aide ? Les interventions du Vatican s’effectuèrent de fait par le biais des clergés nationaux et des nonces. Les démarches de Mgr Rotta à Budapest et de Mgr Burzio à Bratislava, par exemple, permirent ainsi de sauver plusieurs centaines de milliers de Juifs. Quand le 16 octobre 1943, les Juifs de Rome furent raflés, Pie XII demanda à son secrétaire d’État de convoquer l’ambassadeur Ernst von Weizsäcker. Le compromis trouvé fut d’échanger le silence du pape contre l’arrêt immédiat de cette rafle. Si des milliers de Juifs furent ainsi sauvés, près d’un millier de Juifs déjà raflés moururent à Auschwitz. Les défenseurs du Pape indiquent que son action directe et indirecte aurait permis de sauver entre 700 000 et 860 000 Juifs. Plusieurs institutions juives, comme on va le voir, l’ont remercié à différentes reprises pour ses actes. Ce sont incontestablement les juifs d’Italie qui bénéficièrent le mieux des efforts de Pie XII puisque 80ù d’entre eux furent sauvés alors que 80% des juifs d’Europe étaient exterminés. On peut consulter à ce sujet le mémoire de Mgr CAROLL-ABBING J. Patrick, But for a Grace of God, 1965 (1912-2001, cf. The Telegraph, 13 juillet 2001). A partir d’octobre 1943, Pie XII demande aux églises et aux couvents d’Italie de recueillir des juifs, dans 155 couvents et monastères de Rome, à Castel Gandolfo, à l’Université grégorienne, dans les caves de l’Institut biblique pontifical, au Vatican même. Ailleurs, cardinaux et évêques suivirent le mouvement comme à Gênes, à Assise, à Fiume, en Campanie …
   Si l’on veut des renseignements plus précis sur le fonctionnement d’un des réseaux clandestins créés par Pie XII, le « Raphaël Verein », on peut lire l’interview du dernier membre en vie (97 ans en 2010), le P. Giancarlo Centioni sur Zenit, 15 janvier 2010. Le P. Gumpel a deux documents écrits qui témoignent de l’action de Pie XII : une note de novembre 1943 extraite du Mémorial des religieuses Augustines du Monastère des Quatre Saints couronnés, disant : « Le Saint-Père veut sauver ses enfants, y compris les Juifs, et ordonne aux monastères d’accorder l’hospitalité aus persécutés » et l’autre adressée à l’évêque d’Assise Mgr Nicolini qui l’a montré à son collaborateur le P. Brugnazzi. Tous deux ont été déclarés « Justes parmi les Nations », Le site Yad Vashem sonsacre d’ailleurs une section au « réseau d’Assise ». (Zenit, 4 mars 2009)
   Quant à la question de savoir si, aux excommunications de facto, l’excommunication nominative, publique de Hitler aurait servi à quelque chose, Don Luigi Sturzo, fondateur du Mouvement démocrate pendant la guerre, fit remarquer que de telles excommunications qui ont été prononcées contre Elisabeth Ire ou Napoléon, n’ont rien changé dans leur politique. (DALIN D., op. cit., p. 293.) En tout cas, le parti nazi a été excommunié par les évêques catholiques allemands dès 1930 (Révélé par Pave The Way, cf. Zenit, 6 octobre 2009).
44. DALIN D., op. cit., p. 293.
45. Sur les conseils d’Ernst von Wiezsäker (1882-1951), ambassadeur au Saint-Siège, secrétaire général aux affaires étrangères auprès de Ribbentrop, de Rudolf Rahn (1900-1975) diplomate et agent de renseignements, et du général SS Karl Wolff (1900-1984), second de Heinrich Himmler, Hitler finit par abandonner son projet. ( cf. DALIN D., op. cit., p. 293) Mais, en janvier 1944 un nouveau complot baptisé « Rabat-Föhn » devait être exécuté par des SS déguisés en Italiens. Ils devaient s’introduire au Vatican et « massacrer Pie XII et le reste » en fonction de la « position pro-juive du Pape ». (Documents fascistes publiés en 1998 et résumés par MARCHIONE M., in Pope Pius XII et évoqués par DALIN D., op. cit., p. 294).
   Conscient de la menace, Pie XII avertit les cardinaux qu’ils devaient se tenir prêts à se réfugier dans un pays neutre. Lui-même signa une lettre de démission (fait confirmé par la secrétaire de Pie XII : Sr Pascalina Lehnert) et donna instructions aux cardinaux pour former un gouvernement en exil et élire le nouveau Pape. Le secrétaire d’État, quant à lui, ordonnait dans une lettre à la garde suisse de ne pas résister. (Découverte faite par la Fondation Pave the Way, cf. Zenit, 30 mai 2010).
   Le 16 juin 2009, le quotidien Avvenire a confirmé l’intention qu’a eue Hitler de déporter ou tuer Pie XII et le roi pour se venger des Italiens qui avaient arrêté Mussolini. Le journaliste Diego Vanzi a pu visionner des documents auprès du fils d’un des protagonistes qui n’étaient pas du tout décidés à exécuter une telle mission. L’un fut pendu, un autre se suicida pour éviter l’arrestation et le troisième fut envoyé sur le front de l’Est.
46. DALIN D., op. cit., p. 295.
47. DALIN D., op. cit., p. 295. Dans le même esprit, le sénateur Lévi fit don à Pie XII, en remerciement de son action en faveur des Juifs, du palais occupé actuellement par la nonciature près la république italienne. (cf. ONORIO J.-B. d’, op. cit., p. 46)
49.   CABAUD Judith,  Eugenio Zolli et le pape Pie XII, Kephas, novembre 2006.  De la même, Eugenio Zolli, Ed. F.-X. de Guibert, 2000.
50.  Monde et Vie, n°152, 18 mai 1995.
51. OR, 8-9-1945.
52. OR, 23-9-1945.
53. New-York Times, 11 octobre 1945.
54. Cité in DALIN David, Pie XII et les Juifs, Le Mythe du pape d’Hitler, Tempora, 2007. On évoque aussi ce « Jour de gratitude » pour l’assistance fournée par le pape durant la guerre » sur le site juif tunisien www.harissa.com
55. Cité in GASPARI Antonio, Gli ebrei salvati da Pio XII, Ed. Art, 2001. Le rabbin Dalin note que jamais le gouvernement israélien n’aurait payé le voyage de l’orchestre qui n’a jamais joué Wagner parce qu’il était le compositeur de Hitler, pour rendre hommage « au Pape de Hitler » ! « Au contraire, écrit-il, le concert sans précédent de l’Orchestre philarmonique israélien est un geste unique de gratitude collective envers un grand ami du peuple juif. » (op. cit., p. 295).
56. Déclaration publiée aussi dans Le Monde, 10.10.1958. Elio Toaff, né en 1915, a été Grand rabbin de Rome de 1951 à 2002. Ami de Jean-Paul II, il est une des trois personnes citées dans le testament spirituel de l’ancien pontife aux côtés de l’archevêque Stanislaw Dziwisz er de Joseph Ratzinger.
57. Cf. BOURDARIAS Jean, L’image de Pie XII dans la presse, op. cit., pp. 432-433. Cet auteur ajoute encore ces témoignages : « C’est lui qui a sauvé Rome de la destruction. Beaucoup l’ont oublié déjà. Mais l’Histoire le rappelle comme elle se souvient de la démarche de saint Léon auprès d’Attila » (La liberté de Fribourg).
   « Que nous adhérions ou non aux principes de son Église, nous devons rendre hommage à sa personnalité et au bien qu’il a fait au monde libre et civilisé. La chrétienté vaut mieux que l’Antéchrist et la foi vaut mieux que le cynisme sans fondement. Lutter pour cela et triompher revient à faire beaucoup pour empêcher notre époque de sombrer dans le désespoir ». (Daily Mail)
   « Le Saint-Père était devenu intensément hostile à toute forme de gouvernement démocratique, mais les progressistes du monde entier se rappelleront avec gratitude ses appels en faveur des Rosenberg, intervention sans précédent au Vatican ». (Daily Worker, communiste).
   « Pie XII sera sans doute pour les catholiques « le pape des laïcs ». C’était un intellectuel, un homme actif, imbu de l’amour de Dieu et de compassion pour les hommes ». (Times).
   « Conserver l’unité de son Église en face d’idéologies opposées dont chacune prétend s’imposer à toute l’humanité était une tâche qui réclamait un jugement politique, une finesse diplomatique et surtout le don d’exprimer la vérité chrétienne d’une façon qui faisait s’estomper les conflits temporels. » (Daily Telegraph).
   « Par sa charité qui s’étendait bien au-delà de ceux qui sont en communion avec le Saint-Siège et par ses prodigieux efforts en vue de soulager les victimes de la guerre, il s’est montré un vrai Saint-Père et sa mort est pour nous un appauvrissement ». (The Dome, organe de l’Église anglicane).
   « C’était un diplomate doué, et un administrateur accompli » (New York Times).
   « Ascétique, cultivé, ayant voyagé, courageux, Pie XII a gagné le respect de tous les hommes et de toutes les femmes de bonne volonté de toutes les religions. Il était l’un des grands hommes d’État de l’Église catholique formé par l’expérience et pourvu du caractère indispensable pour tenir sa haute mission au cours d’une ère de conflit tragique et provocateur. » (New York Herald Tribune).
   « Bien que ses déclarations en temps de crise n’aient pu que rarement modifier le cours des événements, sa voix calme fut de plus en plus reconnue comme celle de la conscience chrétienne s’élevant au-dessus du tumulte de la propagande et des confusions d la guerre. » (Washington Post).
   « Le pontificat de Pie XII, dont les dernières années ont été marquées par un extraordinaire sursaut de vitalité spirituelle, invite au respect par la vigueur même de cette spiritualité. Cette vigueur a pris des formes intransigeantes que pouvait expliquer la lutte difficile que mène l’Église catholique romaine face au totalitarisme marxiste. Cette volonté de forger un instrument homogène a pu rendre difficiles les relations doctrinales avec les autres Églises chrétiennes mais personne ne contestera à Pie XII la grandeur de la mission dont l’a revêtu son pontificat. » (La tribune de Genève).
58. Le Monde le 13.12.1963. Pinchas Lapide est l’auteur de The Last three Popes and the Jews, MWBooks, 1967 où il écrit encore (p. 269) que sa patrie pourrait planter à la mémoire du pape Pie XII une forêt de 860.000 arbres.
59. En 1939, des prêtres polonais demandèrent à Pie XII de mettre fin aux émissions de Radio-Vatican dont l’effet était contraire au but recherché. Durant la guerre, l’archevêque Sapiéha de Cracovie et deux autres évêques polonais ont demandé au pape de ne pas publier de lettre sur ce qui se passait en Pologne, par crainte de représailles. Et le Grand rabbin du Danemark, Marcus Melchior, rescapé de l’holocauste dira que « si le pape avait été plus explicite, Hitler aurait sans doute massacré plus de six millions de Juifs et peut-être 10 millions de catholiques s’il en avait eu le pouvoir. » (cité in P. BRESSOLETTE C., op. cit. ; Dimanche, 18 mars 2001 et DALIN David, Le Mythe du pape d’Hitler, Tempora, 2007). On sait aussi que, l’ancien évêque de Nice, Paul Rémond (oncle de l’historien René Rémond), quoique n’ayant guère protesté au moment des rafles, a couvert, dans les Alpes-Maritimes, les activités clandestines du réseau Abadi, grâce auquel on parvint à sauver 500 enfants. Malgré son « silence », il a été déclaré « Juste » parmi les nations. (Cf. http://jcdurbant.wordpress.com/)
   Par contre, aux Pays-Bas, en juillet 1942, les dirigeants catholiques (Mgr Johannes De Jong, archevêque d’Utrecht) et protestants envoient au commissaire du Reich un télégramme de protestation contre les mesures d’exceptions contre les Juifs et les déportations. Le texte de ce télégramme est lu dans les églises et dans les temples le 26 juillet 1942. En représailles, les nazis font arrêter les juifs convertis comme la philosophe Edith Stein (cf.  MONTCLOS Xavier de, Les chrétiens face au nazisme et au stalinisme, l’épreuve totalitaire 1939-1945, Plon, 1983, p.229). A partir de ce moment, les Nazis durcissent leur attitude vis-à-vis des Néerlandais : des dirigeants socialistes sont arrêtés et des prêtres catholiques comme Titus Brandsma sont déportés en camps de concentration. A partir du 6 août 1942, un bataillon de la police hollandaise fut déployé pour arrêter les Juifs. (cf.  HILBERG Raul, La destruction des Juifs d’Europe, T2, Gallimard, 2006, T2, pp.1047-1100). Pinchas Lapide témoigne : « Le plus triste et alarmant, c’est que plus le clergé hollandais protestait haut, fort et fréquemment -plus que la hiérarchie catholique et que tous les autres pays occupés- plus les nazis déportaient de juifs. 110.000 juifs, soit 79% de la communauté de ce pays, partiront vers les camps de la mort ». De son côté, l’évêque Jean Bernard du Luxembourg qui séjourna à Dachau de 1941 à 1942, déclara : « A chaque fois que des voix s’élevaient pour protester, les conditions de détention des prisonniers empiraient ». (Cités par DALIN D., Pie XII et les Juifs, in DC, n° 2266, 17 mars 2002, p. 294). Autre témoignage, celui de Richard M.W. Kempner, procureur-adjoint américain aux procès de Nuremberg : « Tout mouvement de propagande de l’Église catholique à l’encontre de Hitler et du Troisième Reich n’aurait pas seulement été pur « suicide », mais aurait accéléré l’exécution de juifs et de prêtres. » (Courrier des lecteurs de la revue Commentary, 1964, cité in DALIN D., op. cit., p. 293).
60. Cité par CURVERS A., op. cit., pp. 19-20.
61. La Gazette de Liège, le 3 janvier 1964.
62. L’Osservatore della Domenica, 28 juin 1964 cité in La France catholique, 4 décembre 1964.
63. Cité in KLEIN Charles, Pie XII face aux nazis, S.O.S. 1975. Ch. Klein a travaillé dans les archives de la RFA (Bonn, Coblence et Fribourg), su Service international de recherches de la Croix-Rouge (Arolsen), du Caritas Verband (Freiburg-i/Br), de l’archevêché de paris et de l’Aumônerie générale des prisonniers de guerre (Paris). (Cf. Archives des sciences sociales, 1979, vol. 47, p. 264).
64. DC, n° 1948, 18 octobre 1987, p. 88.
65. Publication en douze volumes à la disposition des historiens, Cité du Vatican, 1965-1981. Le P. Blet (1918-2009) a publié l’essentiel et les conclusions de ce travail monumental dans Pie XII et la Seconde Guerre mondiale d’après les archives du Vatican, Perrin, 1997. On peut lire aussi de lui ce livre posthume : Pie XII, Via romana, 2011.
66. Publié à la fois in La Civiltà cattolica, n° 3546, 21 mars 1998, OR, 27 mars 1998 et DC, n° 2180, 19 avril 1998, pp. 381-386.
67. Notamment à propos de lettres qui auraient été échangées entre Hitler et Pie XII qui n’existent ni dans les archives vaticanes ni dans les archives allemandes et dont la référence ne se trouve nulle part sinon dans l’imagination du journaliste. Autre invention : l’or nazi enlevé aux juifs et qui, placé dans les caisses du Vatican auraient servi à faciliter l’évasion de criminels nazis vers l’Amérique latine ! La seule évocation d’un échange d’or est celui de 15 kgs d’or donnés par Pie XII au Grand Rabbin qui, suite à un racket des SS avait demandé au Pape les kilos qui lui manquaient ! L’affirmation que l’Église aurait soutenu le nazisme est « un mensonge pur et simple ».
68. Cité in Dimanche, 18 mars 2001.
69. L’un des livres de DALIN, « Religion and State in the American Jewish Experience », a été déclaré l’un des meilleurs travaux académiques en 1998. Il a donné différentes conférences sur les rapports entre Juifs et chrétiens au Hartford Trinity College, à l’université George Washington et au Queens College de New York.
70. Article traduit et publié sous le titre Pie XII et les juifs, in DC n°2266, 2002, pp. 289-296 et résumé par l’agence de presse catholique CIP, de Bruxelles, le 21 février 2001.
71. Pope Pius XII, Architect of Peace, Gracewing, 2000. M. Marchione est professeur à la Fairleigh Dickinson University.
72. The Defamation of Pius XII, St Augustine’s Press, 2001. R. McInerny est professeur à l’Université Notre-Dame.
73. Ronald Rychlak, professeur de droit de l’université du Mississipi (auteur des livres : Hitler, the War and the pope, publié en 2000, réédité et augmenté en 2010 aux éditions Our Sunday Visitor.
74. Il s’agit de John Cornwell, Hitler’s Pope, Garry Wills, Papal Sin et James Carroll, Constantine’s Sword, Suzan Zuccotti, Under his very window. D. Dalin se plaît à souligner que les deux premiers auteurs sont d’anciens séminaristes et que le troisième est un ancien prêtre.
   La légèreté de certains « historiens » est confondante. Le 3 février 2010, Zenit épinglait deux « chercheurs » qui prétendaient avoir trouvé un document prouvant l’indifférence de Pie XII lors de la rafle de Rome. Or leur document renfermait « une grave erreur de date de la part des chercheurs qui l’ont présenté : le et avait été écrit avant ces terribles faits. Par ailleurs, contrairement à ce qu’affirment les deux chercheurs qui ont fait ces « révélations », il ne s’agit pas d’un document inédit : le texte avait déjà été publié en 1964 et était largement connu des historiens ». Pie XII effectivement ne parlait pas de la rafle puisqu’elle n’avait pas encore eu lieu… Ces chercheurs n’en sont pas à leur première « légèreté » comme on peut s’en rendre compte sur le site : vaticanfiles.spindler.com
75. Membre de la Ligue contre la diffamation, il a écrit A Question of Judgement, DC National Catholic Welfare, 1963.
76. Spécialiste de l’histoire de la communauté juive slovaque à Yad Vashem, elle a écrit  une critique très sévère du livre de Saul Friedläder qui s’attaque à Pie XII dans Pie XII et le 3ème Reich.
77. Grand historien hongrois, il a écrit Pius XII was not silent, Sands and Company, 1968 avec une préface de Robert M.W. Kempner, procureur-adjoint américain aux procès de Nuremberg.
78. M. Tagliacozzo a résidé avec d’autres juifs et pendant plusieurs mois, en 1943-1944, au Séminaire romain dont le recteur était le cardinal Pietro Palazzini déclaré « Juste parmi les nations ». Recevant cet honneur, il déclara : « Tout le mérite revient à Pie XII qui nous a demandé de faire tout notre possible pour sauver les juifs de la persécution ». (cf. DALIN D., op. cit., p. 294).
79. Op. cit., p. 295.
80. Ce chercheur juif estime que la pièce  Le vicaire « a été la plus grande tentative d’assassinat moral du XXe siècle ». (Extrait d’une conférence reproduite sur le blog de Patrice de Plunkett, le 7 novembre 210.)
81. PTWF est une organisation non-sectaire dont la mission est d’identifier et d’éliminer les obstacles non-théologiques entre les religions.
82. Zenit, 17 septembre 2008.
83. Mgr Ferrofino se rendait chez le Président de la république dominicaine Rafael Trujillo pour lui demander 800 visas. A raison de deux démarches par an, de 1939 à 1945, au moins 11.000 Juifs furent embarqués au Portugal et mis à l’abri en république dominicaine. (Zenit, 17 septembre 2008).
84. D.C. n° 2412, 16 novembre 2008, pp. 987-990.
85. Summarium, p. 186. (Référence donnée par Benoît XVI).
86. Cf. PAUL VI, Angelus du 10 mars 1974. Du 6 au 8 novembre a eu lieu un congrès organisé  par les universités Grégorienne et du Latran sur « L’héritage du Magistère de Pie XII et le Concile Vatican II ». A cette occasion, Benoît XVI a reçu les participants au Vatican, le 8, et a prononcé un nouvel éloge de son prédécesseur, « une figure de grande valeur historique et théologique ». (Zenit, 11 novembre 2008).
87. Né en 1931, historien auteur, notamment de livres-témoignages sur la déportation.
88. Né en 1904, mort à Auschwitz en 1943.
89. In La Stampa, 27 octobre 2008. A. Levi a dirigé La Stampa, éditorialiste du Corriere della Sera, a été conseiller à la Présidence de la république en 2004.
90. Zenit, 24 novembre 2008.
91. Giorgio Israël est le fils de Saul Israël qui avait trouvé refuge avec d’autres juifs dans le couvent de San Antonio, via Merulana à Rome.
92. Zenit, 15 et 23 juin 2009. Les articles se réfèrent à une rencontre organisée à l’Institut Luigi Sturzo à l’occasion de la présentation du livre « En défense de Pie XII, Les raisons de l’histoire » sous la direction de Giovanni Maria Vian, historien, directeur de l’Osservatore romano. Celui-ci attribue la « légende noire » à la propagande communiste qui, dès la guerre, considérait le pape comme complice du nazisme et de ses atrocités.
93. Revue fondée en 1997 par deux journalistes juifs : J.-Fr. Kahn et Maurice Szafran. Ce magazine d’information se définit elle-même comme centriste révolutionnaire, iconoclaste et provocateur. Il a été refondu et rebaptisé en 2013 sous le titre Nouveau Marianne.
94. OR, 21 janvier 2010 reprenant un article publié dans le Corriere della sera, 20 janvier 2010. B.-H. Lévy rappelle aussi que Rolf Hochhuth, par qui la légende se répandit est « un négationniste patenté, condamné plusieurs fois comme tel et dont la dernière provocation, il y a 5 ans, fut de prendre la défense, dans une interview à l’hebdomadaire d’extrême-droite Junge Freiheit, de celui qui nia l’existence des chambres à gaz, David Irving ».
95. Zenit, 5 juillet 2010. Le professeur Napolitano commente ce texte en écrivant : « Etant donné que beaucoup de ceux qui ont critiqué ce pontificat n’ont pas encore accepté la menace prouvée des nazis contre l’État du Vatican et la vie du pape Pie XII lui-même, ils semblent ne pas comprendre le besoin de tromper en envoyant uniquement des instructions codées ou verbales ». La Fondation explique que les expressions « catholiques non-aryens, non-aryens et juifs catholiques voulaient en réalité toutes dire juifs » Elliot Hershberg représentant la Fondation affirme : « Nous croyons également que beaucoup de juifs qui ont réussi à quitter l’Europe ne savent peut-être absolument pas que leurs visas et leurs documents de voyage ont été obtenus grâce à ces efforts du Vatican. »
96. Zenit, 18 mai 2011. Il s’agit notamment de lettres découvertes, entre autres, par Ronald Rychlak, professeur de droit de l’université du Mississipi (auteur des livres : Hitler, the War and the pope, publié en 2000, réédité et augmenté an 2010 aux éditions Our Sunday Visitor et Righteous Gentiles, How Pius XII and the catholic Church saved Half a Million Jews from the Nazis, Isi Books, 2005) , échangées entre Franklin C. Gowen, Harold Tittman, assistants de Myron Taylor représentant du président S. D. Roosevelt et sir d’Arcy Osborne, représentant britannique près le Saint-Siège.
   Par ailleurs, le journaliste Dimitri Cavalli, chercheur et collaborateur à la Fondation a trouvé des documents extrêmement significatifs de l’agence internationale JTA (Jewish Telegraph Agency). Ainsi, le 15 janvier 1943, la JTA reproduit la réponse du cardinal Gerlier, archevêque de Lyon aux autorités nazies qui proposaient de laisser ne paix l’Église catholique si celle-ci se taisait sur le traitement réservé aux Juifs. Dans la réplique du cardinal au commandant nazi, on lit : « Vous ne savez pas que le Saint-Père a condamné les lois antisémites et toutes les mesures anti-juives. » Une dépêche du 28 juin 1943 fait état des accusations de Radio Vatican contre le traitement que recevaient les Juifs en France.
   La revue Jewish Chronicle de B’nai B’rith (association juive d’action sociale) du 19 mai 1940 montre le pape en discussion avec des professeurs juifs expulsés des institutions italiennes. La même revue, du 9 septembre 1942, informait que Joseph Goebbels, ministre de la propagande nazie, avait imprimé dix millions d’opuscules en plusieurs langues distribués en Europe et en Amérique latine, condamnant Pie XII pour sa position en faveur des Juifs.
   Le 5 février 1943, la revue juive Advocate fait écho à l’attaque du cardinal Jusztinian Györg Serédi, archevêque d’Esztergom-Budapest contre les théories raciales. Cette déclaration fut répercutée sur les ondes de Radio Vatican. Dans le même article, on annonce que Mussolini a rendu les lois raciales moins dures pour pouvoir reprendre les relations avec le Vatican.
99. Le 12 mai 1917, Eugenio Pacelli organise une rencontre entre Benoît XV et Nahum Sokolow, président de l’Organisation mondiale sioniste. Celui-ci raconte : « J’ai tout d’abord été reçu par Mgr Eugenio Pacelli, Secrétaire pour les affaires extraordinaires, puis, quelques jours plus tard, j’ai eu un long entretien avec le cardinal Secrétaire d’État Gasparri. Ces deux rencontres furent extrêmement amicales et positives. Je n’ai pas tendance à la crédulité ni à l’exagération mais je ne peux m’empêcher d’insister sur le fait que ces moments ont révélé une amitié extraordinaire : accorder avec tant de promptitude, à un Juif, représentant du sionisme, une audience privée qui a duré si longtemps, qui a été si chaleureuse et qui a manifesté de telles marques de sympathie, tant pour les Juifs en général que pour le sionisme en particulier, tout cela prouve que nous n’avons pas à craindre le moindre obstacle insurmontable de la ; part du Vatican. Le Pape m’a dit : « Pacelli m’a parlé de votre mission ; voudriez-vous m’en dire davantage ? » (File A 18/25 dans les Archives principales de Yad Vashem). Le 15 novembre 1917, le nonce en Allemagne Pacelli intervient à la demande expresse de la communauté juive suisse qui craignait ce qui aurait pu être un massacre des Juifs de Palestine par les Ottomans. Pacelli a demandé au gouvernement allemand, alors allié des Turcs ottomans, de protéger les Juifs de Palestine. Il a obtenu gain de cause et la promesse que les Juifs seraient protégés par le gouvernement allemand, même par les armes. Le 15 février 1925, Pacelli organise une nouvelle rencontre entre Gasparri et Sokolow à propos de la création d’un territoire juif en Palestine. L’année suivante, Pacelli exhorte tous les catholiques à rejoindre le mouvement pro-Palestine en Allemagne, auquel participaient notamment Albert Einstein, Thomas Mann, Konrad Adenauer et le P. Ludwig Kaas (prêtre et homme politique sous la République de Weimar). En 1944, Pie XII s’oppose dans une lettre à Mgr Domenico Tardini, son Secrétaire d’État qui déconseillait d’aider les Juifs à établir un territoire et, de sa main, écrit : « Les Juifs ont besoin d’avoir leur terre » (Document non encore publié à ce jour mais évoqué par Pave The Way). En 1946, à une délégation arabe qui voulait dissuader Pie XII de soutenir ce projet et qui s’en retourna déçue, Pie XII déclare : « Plusieurs fois par le passé, nous avons condamné la persécution déchaînée contre le peuple juif par un anti-sémitisme fanatique ». La Fondation Raoul Wallenberg (du nom de ce diplomate et homme d’affaires suédois qui contribua à sauver les Juifs de Hongrie et fut déclaré « Juste ») estime que c’est Pie XII qui a préparé le chemin pour que les pays catholiques membres des nations-Unies votent positivement en faveur de la partition de la Palestine en 1947. Le directeur de Pave The Way, Elliot Hershberg, déclare : « Nos recherches ont montré que les relations positives du pape Pie XII avec le peuple juif datent des années de jeunesse de Pacelli, lorsqu’il avait un ami d’enfance très cher, un garçon juif orthodoxe qui s’appelait Guido Mendes. Pacelli partageait des repas du Shabbat, il avait appris à lire l’hébreu et empruntait des livres des grands auteurs rabbiniques. Les documents que nous avons découverts dévoilent les nombreuses interventions de Pacelli pour sauver la vie de Juifs et pour protéger les traditions juives. Cette évidence dément les allégations selon lesquelles il aurait été de quelque façon antisémite, ce qui a été considéré comme un fait par certains historiens. » (Zenit, 14 mars 2012).
100. Titulaire d’un doctorat de recherche en histoire de la philosophie (Université La Sapienza à Rome), l’auteur est aussi connu pour ses recherches sur la philosophie de P. Ricoeur.
101. Ainsi, en avril 1944, Pie XII organisa des chargements de farine pour la ville de Rome où il avait déjà fourni plus de 100.000 repas chauds par jour, tentant d’importer des denrées alimentaires d’Argentine et d’Espagne vers l’Italie et la Grèce.
102. Zenit, 1er février 2013.
103. A propos des hommages et témoignages juifs, les adversaires de Pie XII estiment que ces dires sont « pervers, mal informés, voire détournés ». Le rabbin Dalin s’indigne du « détournement de l’Holocauste » auquel procède ces auteurs qui « utilisent les souffrances du peuple juif il y a cinquante ans pour forcer l’Église d’aujourd’hui à changer ». (DALIN D op. cit., p. 295).
104. Il faut ajouter quelques catholiques comme Emmanuel Mounier qui, dès 1939, reprocha au pape son silence à propos de l’agression italienne en Albanie et les cercles polonais en exil qui lui reprochaient son silence face à l’occupation allemande. En 1942, Jacques Maritain avait demandé au Pape une encyclique sur le problème et, la même année, il lui proposa de faire de Yom Kippour un jour de prière pour les chrétiens en faveur des juifs persécutés. Le 13 décembre 1945, Paul Claudel écrivit à J. Maritain alors ambassadeur auprès du Saint-Siège pour demander une cérémonie expiatoire. On peut aussi épingler la remarque faite par François Mauriac dans la préface qu’il consacra au livre de POLIAKOV Léon, Bréviaire de la haine, le 3ème Reich et les Juifs, Calmann-Lévy, 1951. Toutes ces interventions n’eurent guère de retentissement. Il faut aussi ajouter à ces auteurs connus, les cercles « progressistes », qui, dans les années soixante, considérèrent Pie XII comme le symbole du « conservatisme » auquel ils s’opposaient. (Zenit, 23 juin 2009). Il est sûr aussi que l’encyclique Humani generis contre le relativisme dogmatique, certaines interprétations historicistes de la Bible et le mépris vis-à-vis de la philosophie traditionnelle, comme les sanctions du Saint-Office contre les dominicains du Saulchoir ou les jésuites de Fourvière ont nourri l’opposition à Pie XII. A propos des protestants, JULG Jean, Docteur en Science politique, fait remarquer que la proclamation du dogme de l’Assomption, le 1er novembre 1950, fut mal perçu par les protestants. (in Pie XII et l’Allemagne, in Actes du Colloque d’Aix-en Provence, op. cit., p. 140).
105. OR, 14 octobre 2008. Gary Krupp, président-fondateur de Pave The Way déclare que les quelques notes qui ont été reprises ci-dessus, ne sont qu’une goutte d’eau par rapport aux 46.ooo pages que la Fondation a publiées confirmant l’aide que Pie XII a apportée aux Juifs.(Zenit, 18 mai 2011). On peut consulter le site de la Fondation Pave The Way sur http://www.ptwf.org
106. Zenit, 19 septembre 2008.
107. La controverse semble être aussi interne à la communauté juive d’Israël. Lorsqu’en 2008 Isaac Herzog, ministre israélien des Affaires sociales en charge des relations avec les communautés chrétiennes, déclare dans le quotidien Haaretz que « l’intention de faire de Pie XII un saint est inacceptable » et que la béatification de Pie XII serait même un obstacle à la visite de Benoît XVI en Terre sainte, l’ambassadeur d’Israël auprès du Saint Siège, Monderchay Lewy s’empresse de démentir cette menace en reconnaissant que cette procédure était une « affaire interne à l’Église catholique ».
108. La nouvelle a été publiée par le quotidien israélien Haaretz et par Zenit, le 2 juillet 2012. John S. Conway, professeur émérite d’histoire à l’Université de Colombie britannique, spécialiste des relations entre le Vatican et les Églises allemandes durant le 3ème Reich, il a fondé la Scholars’ Conference on the German Church and the Holocaust et a publié The Nazi Persecution of the Churches, 1933-1945, Weidenfeld and Nicolson, 1968. Il écrit, en 1983, dans Yad Vashem Studies : « Une lecture approfondie des milliers de documents compilés dans ces documents ne permet pas de dire que les diplomates du Vatican ont été guidés par le besoin de se protéger. Au contraire, on peut y voir un groupe d’hommes consciencieux et intelligents recherchant la paix et la justice à un moment où la « guerre totale » foulait aux pieds ces idéaux. »
109. Pie XII face à la Shoah, in La Libre Belgique, 7 octobre 2008, en réponse à l’article accusateur paru dans le même journal faisant écho au livre de Dirk Verhofstadt. Ph. CHENAUX est l’auteur de Pie XII : diplomate et pasteur, Cerf, 2003. Quant à l’opinion de ceux qui expliquent ce « prétendu silence » par l’antibolchevisme de Pie XII, elle est facilement réfutable, par exemple avec les arguments développés par ALESSANDRINI Raffaele (OR, 6 mars 2010) : « d’une part, la seconde guerre mondiale « tellement crainte et condamnée par le pape » avait justement éclaté après le pacte Molotov-Ribbentrop, et d’autre part, après l’agression nazie contre l’Union soviétique, Pie XII est « intervenu pour convaincre les catholiques américains de ne pas s’opposer à une alliance contre Hitler de l’administration américaine avec les soviétiques ». » (Zenit, 5 mars 2010). HUREAUX Roland, dans Marianne du 11 janvier, s’attaque aussi à la thèse de l’antibolchevisme : « Parole légère s’il en est ! Oublie-t-on qu’entre août 1939 et juin 1941, Hitler et Staline sont alliés, un plan d’extermination des prêtres et des élites polonaises est à l’œuvre et des centaines de milliers de catholiques polonais assassinésPas de protestation mémorable non plus. […] Il savait que face à la « bête immonde », rien ne sert de chercher à l’attendrir, il faut en priorité limiter les dégâts en n’attisant pas sa fureur. » VIAN Giovanni Maria confirme : « la ligne adoptée dans les années de guerre par le pape et par le Saint-Siège, hostile aux totalitarismes mais traditionnellement neutre, se révéla en revanche, dans les faits, favorable à l’alliance contre Hitler, se caractérisant par un effort humanitaire sans précédent qui a sauvé de très nombreuses vies humaines. […] Cette ligne fut de toute façon anti-communiste, ce qui explique que, déjà durant la guerre, le pape était pointé du doigt par la propagande communiste comme complice du nazisme et de ses atrocités. […] même si Eugenio Pacelli a toujours été anti-communiste, il n’a jamais pensé que le nazisme pouvait être utile pour stopper le communisme, bien au contraire. » Vian argumente ainsi : « entre l’automne de 1939 et le printemps de 1940, dans les premiers mois de la guerre, le pape appuya la tentative de coup d’État contre le régime hitlérien fomenté par certains cercles militaires allemands en contact avec les Britanniques ». De plus, au milieu de l’année 1941, le pape, après l’attaque de l’Allemagne contre l’URSS, refusa l’alignement du Saint-Siège sur la croisade contre le communisme et a, par la suite, beaucoup fait pour tempérer l’opposition de nombreux catholiques américains à l’alliance des États-Unis avec l’Union soviétique stalinienne. (Zenit, 23 juin 2009). En 1946, Pie XII déclarera au Corps diplomatique : « En aucune occasion Nous n’avons voulu dire un seul mot qui fût injuste, ni manquer à Notre devoir de réprouver toute iniquité, tout acte digne de réprobation en évitant néanmoins, alors même que les faits l’eussent justifiée, telle ou telle expression qui fût de nature à faire plus de mal que de bien, surtout aux populations innocentes courbées sous la férule d l’oppresseur. Nous avons eu la préoccupation constante d’enrayer un conflit si funeste à notre pauvre humanité. C’est pour cela, en particulier, que Nous Nous sommes gardé, malgré certaines pressions tendancieuse, de laisser échapper de Nos lèvres ou de Notre plume une seule parole, un seul indice d’approbation ou d’encouragement en faveur de la guerre entreprise contre la Russie en 1941 ».(DC, n° 960, 17 mars 1946, col. 205.) C’est ce que confirme Wladimir d’Ormesson (1888-1973) qui fut, en 1940, ambassadeur auprès du Saint-Siège, avant d’être rappelé par le gouvernement de Vichy et d’entrer dans la clandestinité : « Lorsque les puissances de l’Axe se retournèrent contre leur allié Staline et que Hitler et Mussolini déclarèrent la guerre à l’Urss, ces « messieurs » -comme on les appelait alors au Vatican- firent tout ce qu’ils purent pour obtenir de Pie XII un mot, un seul mot, qui donnât à leur entreprise à l’Est, le caractère d’une défense de la civilisation chrétienne. Ce mot, ce seul mot, jamais pourtant il ne sortit, même sous la forme la plus enveloppée, des lèvres ou de la plume de Pie XII. Ce silence-là, est-ce qu’on le lui reproche ? Le Pape mesurait pourtant clairement ce que la victoire des Soviets représenterait pour l’Église… » (Cité par BOURDARIAS J., op. cit., p. 439).
110. Cf. 7sur7, 8 janvier 2010.
111. Cf. RTL-TVI, 4 janvier 2014.
112. Cf. News.Va, 20 janvier 2014.

⁢iii. A propos du terrorisme

Nous l’avons vu au passage, la condamnation du terrorisme par les souverains pontifes est radicale et sans appel⁠[1]. Reste, dans la perspective d’un monde non-violent, le problème de l’attitude qu’il faut adopter face à ce phénomène.

Le P. Christian Mellon nous fournit quelques repères.⁠[2]

Il faut tout d’abord bien définir le terrorisme pours saisir sa spécificité. Car, selon les circonstances, certains parlent de résistance là où d’autres parlent de terrorisme⁠[3] et les acteurs peuvent être « légaux » ou « illégaux »⁠[4]. Le P.Mellon propose de qualifier les actes terroristes comme des « actes de violence visant à faciliter la réalisation d’objectifs d’ordre politique, non pas à travers les effets directs de ces actes eux-mêmes, mais à travers l’un de leurs effets indirects, délibérément recherché : inspirer la peur de les voir se réitérer (attentats indiscriminés, détournements d’avion) ou le désir qu’un terme y soit mis (chantage par détention d’otages). » ⁠[5]

Chaque terme de cette définition est important. Ce ne sont pas les buts, justes ou injustes, qui déterminent le terrorisme, mais les moyens. Il s’agit de frapper au hasard et en assurant qu’il y aura d’autres actions pour que chacun se sente menacé et que sa volonté de résistance soit affaiblie. Un acte de guerre, au contraire, vise directement à affaiblir ou éliminer l’ennemi. Le terrorisme est « une stratégie indirecte, à laquelle ont recours précisément ceux qui ne peuvent -ou ne veulent- pas faire la guerre ».⁠[6]

Le jugement moral est, comme nous le disions, radical et sans appel : le terrorisme est absolument immoral dans la mesure où la violence est une violence aveugle, indiscriminée exercée contre des personnes qui ne sont pas les agents directs de l’injustice dénoncée.⁠[7]

Ce jugement moral est important dans la lutte contre le terrorisme car celui-ci essaye de se justifier en invoquant une juste cause qui mérite qu’on y sacrifie sa vie.

Ceci dit, il faut essayer de comprendre, non pas d’excuser⁠[8], les terroristes. Comment en sont-ils arrivés là ? Quelles sont les causes politiques, culturelles économiques, sociales qui ont favorisé cette attitude ?⁠[9] Pour une action à long terme.

En attendant et dans l’immédiat, pour « protéger la confiance des citoyens dans l’État de droit »[10], il est nécessaire, moral, d’écarter le risque de nouvelles agressions par des opérations policières et judiciaires en évaluant les conséquences qui peuvent affaiblir ou renforcer les forces terroristes. Que ces actions, en tout cas, respectent les droits de l’homme car la fin ne justifie jamais les moyens. Ainsi, « même dans les cas où, d’après les critères rappelés ici, la violence n’est pas justifiable, on ne saurait traiter comme des criminels de droit commun ceux qui, de bonne foi, ont cru qu’elle l’était. »[11]

Les citoyens ont eux aussi une responsabilité. En effet, comme le terrorisme a besoin des medias pour impressionner et qu’il n’est ni souhaitable ni vraiment possible que l’État de droit interdise toute diffusion d’information sur ce genre d’événement, il vaut mieux « inciter les citoyens à s’interroger sur leur propre fascination à l’égard des images de violence puisque c’est elle qui « donne des armes » au terrorisme. »[12]

Le terrorisme est-il un danger pour les démocraties ?⁠[13]

A ce point de vue, il convient de « le restituer à sa juste place dans l’ensemble des problèmes de nos sociétés et de la planète ». Si l’on fait la vérité⁠[14], on constatera vite que « ce n’est pas le grand problème de nos démocraties »[15]. Les victimes du terrorisme, par exemple, sont infiniment moins nombreuses que les victimes des guerres classiques.⁠[16] Toutefois, « il est vrai que l’attitude à adopter face aux actes terroristes, les arbitrages à rendre entre divers types de politiques antiterroristes renvoient à des débats importants sur le fondements d’une société démocratique : privilégier plutôt la sécurité ou plutôt la liberté, accepter des risques plus ou moins importants, aller plus ou moins loin dans les « mesures d’exception », cela relève d’options véritablement politiques et éthiques. Tant qu’une démocratie en débat sereinement, on peut dire qu’elle relève avec succès le « défi terroriste ». »[17]

Ch. Mellon réagit en tant que moraliste. ? L’ancien archevêque de Milan, Carlo Maria Martini tente de trouver une réponse au problème du terrorisme dans les Évangiles.⁠[18]

Il médite ce passage de l’évangile de Luc : « En ce même temps survinrent des gens qui lui rapportèrent ce qui était arrivé aux Galiléens, dont Pilate avait mêlé le sang à celui de leurs victimes. Prenant la parole, il leur dit : « Pensez-vous que, pour avoir subi leur sort, ces Galiléens fussent de plus grands pécheurs que tous les autres Galiléens ? Non, je vous le dis, mais si vous ne vous repentez pas, vous périrez tous pareillement. Ou ces dix-huit personnes que la tour de Siloé a tuées dans sa chute, pensez-vous que leur dette fût plus grande que celle de tous les hommes qui habitent Jérusalem ? Non, je vous le dis ; mais si vous ne voulez pas vous repentir, vous périrez tous de même ». »[19] 

Luc évoque ici deux événements inconnus par ailleurs mais d’après le contexte, il doit s’agir d’une part d’un acte politique qui a entraîné une répression de la part du représentant de l’empereur et, d’autre part, d’une catastrophe urbaine. Dans le premier cas, Jésus va-t-il prononcer une condamnation, invoquer le moindre mal ou la légitime défense ? Dans le second cas, va-t-il invoquer une négligence, désigner un coupable ou évoquer la fatalité ? La réaction de Jésus est tout à fait déroutante car il n’incrimine personne.⁠[20]

Il y a certes des gens qui profitent de la faiblesse de certains pour les pousser au terrorisme mais ceux-là sont visés par Mt 18, 6 : « Mais si quelqu’un doit scandaliser l’un de ces petits qui croient en moi, il serait préférable pour lui de se voir suspendre autour du cou une de ces meules que tournent les ânes et d’être englouti en pleine mer » ; ou encore par Mt 5, 22 : « Eh bien ! moi je vous dis : Quiconque se fâche contre son frère en répondra au tribunal ; mais s’il dit à son frère : « Crétin ! », il en répondra au Sanhédrin ; et s’il lui dit : « Renégat ! », il en répondra dans la géhenne de feu. »

Il y a aussi les opérations anti-terroristes dont il est difficile de dire si elles sont efficaces. Relèvent-elles de la légitime défense ? Sont-ce des représailles, une vengeance ? Les réponses échappent pour une bonne part à la compétence de l’Église. Dans ces cas, c’est la compétence de l’État qui est sollicitée. Et comme Ch. Mellon, le cardinal Martini souhaite un contrôle démocratique des actions entreprises et que l’opinion publique soit correctement informée.

Mais revenons à Jésus. Il s’élève au-dessus de nos questions et nous renvoie à la racine du mal : notre péché (« Si vous ne vous repentez pas… ») qui peut se traduire par notre « complicité avec l’injustice »[21]. Il nous renvoie à notre responsabilité. Détruire le mal par la force simplement n’a pas d’effet durable⁠[22] car le mal vient de l’intérieur. Une conversion est nécessaire⁠[23] et possible avec la grâce de Dieu. Par contre, si on ne se préoccupe pas de la solidarité, de la paix, du pardon, du dialogue, etc., la violence persistera.⁠[24] On ne peut être indifférent à telle ou telle manifestation de violence car, dans le mal, le monde entier est concerné comme le révèle bien le passage de l’évangile de Luc cité.

On ne peut s’abstenir de travailler à la paix car elle « est le bien le plus précieux pour l’homme, parce qu’elle est la somme de tous les biens messianiques. […] La paix est le fruit de l’alliance durable et sincère […], fondée sur l’Alliance que Dieu a faite en Christ en pardonnant à l’homme, en le réhabilitant et en se donnant lui-même comme son partenaire, ami et interlocuteur, en vue de l’unité de tous ceux qu’il aime. »[25]

Pratiquement, la cardinal recommande de changer notre échelle de valeurs, de dialoguer, de connaître le judaïsme et l’islam, d’exercer une « tolérance zéro » vis-à-vis de toute parole ou geste d’hostilité. Ces exigences pacificatrices révèlent, en fin de compte, et une fois de plus, l’importance capitale de l’éducation.

Ainsi, la lutte contre le terrorisme s’inscrit dans le programme général de l’éradication de la violence.


1. Le terrorisme, annoncé par des écrivains dès le XIXe siècle, est, pour GLUCKSMANN A., une manifestation de nihilisme qu’il soit religieux ou non : « Peu importe que les nihilistes se réclament de l’Etre suprême ou le vouent aux gémonies. Avec ou sans alcool, ils sabrent le champagne de la déréliction. Les uns comme les autres fêtent leur gloire et leur élection : je tue, donc je suis. Il faut et il suffit que toute vie, toutes les vies ne tiennent qu’à un fil et que ce fil soit moi. Le nihiliste religieux s’improvise glaive du Tout-Puissant et se glisse dans l’infaillible volonté divine, tandis que le nihiliste athée se substitue à elle : celui qui ose se tuer est Dieu. Même prétention, identique procédure. » (Dostoïevski à Manhattan, Robert Laffont, 2002, p. 25. Face à ce nihilisme, le philosophe invite à la résistance, à « retarder l’arrivée de l’Antéchrist » mais les moyens à notre disposition paraissent un peu dérisoires : « le nihiliste épouse le temps et anticipe son jamais plus, il se veut radical, il délaisse pudeur, compassion et retenue, ces vertus que les grecs estimaient essentielles et politiques. Il ne recule devant rien, il va jusqu’au bout dans la révolution (« totale »), dans la guerre (« absolue »). Il procède à l’ablation terroriste de la différence (théologique) du terrestre et du céleste. qu’il sacralise le profane ou profane le sacré, il saute par-dessus son ombre, transgresse l »égalité des mortels devant la mort. Croyant s’élever au-dessus de la camarde, il en joue, s’en joue, et, ange exterminateur, s’instaure son clone ravageur. » Face à cette radicalité et à cette prétention, que reste-t-il ? « La littérature donne des yeux pour voir, mais seul le courage, cette vertu du commencement qui n’appartient à personne et peut percer en chacun, permet de soutenir, parfois de contenir, rarement d’éradiquer, les fureurs annihilatrices. » (Id., p. 275).
2. Le P. MELLON Christian, sj, est un spécialiste des questions éthiques concernant la violence et la guerre. Il a publié : Chrétiens devant la guerre et la paix, Ed. du Centurion, 1983 ; Que dire aujourd’hui de la guerre juste ? in Actualiser la morale, Cerf, 1992 ; La non-violence, PUF-Que sais-je ?, 1994. Nous nous référerons surtout à son livre Ethique et violence des armes, Assas Editions, 1995 dont le chapitre 9 est consacré au terrorisme. On en retrouve les idées dans Face au terrorisme, quelques repères, in Esprit et Vie, n° 78, mars 2003, pp. 3-7.
   Pour une information plus large le P. Mellon recommande la lecture de SOMMIER Isabelle, Le terrorisme, Flammarion, 2000 et de CHALIAND Gérard, Les stratégies du terrorisme, Desclée de Brouwer, 2002.
3. Ainsi, pendant la guerre de 1939-1940, les nazis appelaient les résistants des terroristes.
4. Un État aussi bien qu’un groupe non-étatique peut être  terroriste .
5. Ethique et violence des armes, op . cit., pp. 99-100.
6. MELLON Ch., Face au terrorisme, quelques repères, op. cit., p. 7.
7. Les terroristes de l’ETA ou de l’IRA se défendent en disant que leurs cibles ne sont pas choisies au hasard puisqu’il s’agit de policiers ou de militaires défenseurs d’un régime oppresseur. Il n’empêche que ce sont bien des actes terroristes dans la mesure où, comme le souligne, Ch. Mellon, dans un état démocratique « aucune violence ne peut prétendre constituer un « ultime recours », puisqu’il y a toujours un autre recours pour défendre sa cause, la voie électorale » (Ethique et violence des armes, op. cit., p. 101).
8. La justice estimera éventuellement s’il y a des circonstances atténuantes ou non car le terroriste peut avoir été manipulé, être désespéré ou faible psychologiquement. C’est le travail normal de la justice.
9. Cela implique que les victimes d’actes terroristes se remettent éventuellement en question : la politique des États-Unis n’a-t-elle pas, dans une certaine mesure, nourri des ressentiments qui ont favorisé le terrorisme ? Cela n’enlève rien à l’abomination des actes mais peut initier une thérapie à long terme.
10. Ethique et violence des armes, op. cit., p.101.
11. Id., p. 104.
12. Id., p. 106.
13. Cf. HAARSCHER Guy, Les démocraties survivront-elles au terrorisme ? Labor, 2002. L’auteur envisage le pire et redoute aussi la réaction anti-démocratique des pays menacés. Mais il persiste à croire que même si les institutions démocratiques pliaient, elles ne rompront pas à condition de méditer la leçon donnée par Albert Camus dans Les justes  : « Même dans la destruction, il y a un ordre, il y a des limites. » (p. 88). La vision de Guy Haarscher nous paraît un peu pessimiste, très marquée par les attentats du 11 septembre 2001 mais contredite dans sa noirceur relative par l’évolution du monde depuis lors.
14. Faire la vérité, c’est aussi refuser les amalgames, identifier, par exemple, terrorisme et islam. (Id., p. 105).
15. Id..
16. Un million de morts dans la seule guerre Iran-Irak (1980-1988) contre 4000 victimes du terrorisme international entre 1968 et 1985 (Le Monde, 26 mai 1986, cité in MELLON Ch., op. cit., p. 107).
17. Id., p. 107.
18. MARTINI Carlo Maria sj, Face au terrorisme, DDB, 2001.
19. Lc 13, 1-5.
20. Le cardinal Martini se réfère ici à MEYER J.-P., Un hébreu original : repenser le Christ historique, Brescia, 2001, p. 198, cité in Face au terrorisme, op. cit., p. 20.
21. Op. cit., p. 34.
22. Mt 26, 52 : « Alors Jésus lui dit : « Rengaine ton glaive ; car tous ceux qui prennent le glaive périront par le glaive ».
23. Cf. Rm 11, 32 : « Car Dieu a enfermé tous les hommes dans la désobéissance pour faire à tous miséricorde. »
24. C’est en substance le Message du Pape Jean-Paul II pour la Journée mondiale de la paix le 1er janvier 2002, auquel le cardinal martini renvoie.
25. MARTINI C. M., op. cit., pp. 49-51.

⁢iv. Violence et guerre dans le Catéchisme de l’Église catholique

Après avoir, en maints endroits, souligné ici et là le caractère multiforme de la violence⁠[1], le catéchisme aborde trois questions importantes :


1. Le Catéchisme parle, par exemple, de la violence du péché (1851 et 1859), de la législation humaine qui est une forme de violence si elle s’écarte de la raison est une forme de violence (1902) ou encore du mensonge qui est une « véritable violence faite à autrui » (2486).

⁢a. La légitime défense

La défense légitime des personnes et des sociétés n’est pas une exception à l’interdit du meurtre de l’innocent que constitue l’homicide volontaire. « L’action de se défendre peut entraîner un double effet : l’un est la conservation de sa propre vie, l’autre la mort de l’agresseur …​ L’un seulement est voulu ; l’autre ne l’est pas » (S. Thomas d’A., s. th. 2-2, 64, 7). (2263)

L’amour envers soi-même demeure un principe fondamental de la moralité. Il est donc légitime de faire respecter son propre droit à la vie. Qui défend sa vie n’est pas coupable d’homicide même s’il est contraint de porter à son agresseur un coup mortel :

Si pour se défendre on exerce une violence plus grande qu’il ne faut, ce sera illicite. Mais si l’on repousse la violence de façon mesurée, ce sera licite…​ Et il n’est pas nécessaire au salut que l’on omette cet acte de protection mesurée pour éviter de tuer l’autre ; car on est davantage tenu de veiller à sa propre vie qu’à celle d’autrui (S. Thomas d’A., s. th. 2-2, 64, 7). (2264)

En plus d’un droit, la légitime défense peut être un devoir grave, pour qui est responsable de la vie d’autrui. La défense du bien commun exige que l’on mette l’injuste agresseur hors d’état de nuire. A ce titre, les détenteurs légitimes de l’autorité ont le droit de recourir même aux armes pour repousser les agresseurs de la communauté civile confiée à leur responsabilité. (2265)

L’effort fait par l’État pour empêcher la diffusion de comportements qui violent les droits de l’homme et les règles fondamentales du vivre ensemble civil, correspond à une exigence de la protection du bien commun. L’autorité publique légitime a le droit et le devoir d’infliger des peines proportionnelles à la gravité du délit. La peine a pour premier but de réparer le désordre introduit par la faute. Quand cette peine est volontairement acceptée par le coupable, elle a valeur d’expiation. La peine, en plus de protéger l’ordre public et la sécurité des personnes, a un but médicinal : elle doit, dans la mesure du possible, contribuer à l’amendement du coupable. (2266)

L’enseignement traditionnel de l’Église n’exclut pas, quand l’identité et la responsabilité du coupable sont pleinement vérifiées, le recours à la peine de mort, si celle-ci est l’unique moyen praticable pour protéger efficacement de l’injuste agresseur la vie d’êtres humains.

Mais si des moyens non sanglants suffisent à défendre et à protéger la sécurité des personnes contre l’agresseur, l’autorité s’en tiendra à ces moyens, parce que ceux-ci correspondent mieux aux conditions concrètes du bien commun et sont plus conformes à la dignité de la personne humaine.

Aujourd’hui, en effet, étant données les possibilités dont l’État dispose pour réprimer efficacement le crime en rendant incapable de nuire celui qui l’a commis, sans lui enlever définitivement la possibilité de se repentir, les cas d’absolue nécessité de supprimer le coupable « sont désormais assez rares, sinon même pratiquement inexistants » (Evangelium vitae, n. 56). (2267)

⁢b. La paix

En rappelant le précepte : « Tu ne tueras pas » (Mt 5, 21), notre Seigneur demande la paix du cœur et dénonce l’immoralité de la colère meurtrière et de la haine. La colère est un désir de vengeance. » Désirer la vengeance pour le mal de celui qu’il faut punir est illicite «  ; mais il et louable d’imposer une réparation « pour la correction des vices et le maintien de la justice » (S. Thomas d’A., s. th. 2-2, 158, 1, ad 3). Si la colère va jusqu’au désir délibéré de tuer le prochain ou de le blesser grièvement, elle va gravement contre la charité ; elle est péché mortel. Le Seigneur dit : « Quiconque se met en colère contre son frère sera passible du jugement » (Mt 5, 22). (2302)

La haine volontaire est contraire à la charité. La haine du prochain est un péché quand l’homme lui veut délibérément du mal. La haine du prochain est un péché grave quand on lui souhaite délibérément un tort grave. « Eh bien ! moi je vous dis : Aimez vos ennemis, priez pour vos persécuteurs ; ainsi vous serez fils de votre Père qui est aux cieux…​ » (Mt 5, 44-45). (2303)

Le respect et la croissance de la vie humaine demandent la paix. La paix n’est pas seulement absence de guerre et elle ne se borne pas à assurer l’équilibre des forces adverses. La paix ne peut s’obtenir sur terre sans la sauvegarde des biens des personnes, la libre communication entre les êtres humains, le respect de la dignité des personnes et des peuples, la pratique assidue de la fraternité. Elle est « tranquillité de l’ordre » (S. Augustin, civ. 10, 13). Elle est œuvre de la justice (cf. Is 32, 17) et effet de la charité (cf. GS 78, §§ 1-2). 2304

La paix terrestre est image et fruit de la paix du Christ, le « Prince de la paix » messianique (Is 9, 5). Par le sang de sa croix, il a « tué la haine dans sa propre chair » (Ep 2, 16 ; cf. Col 1, 20-22), il a réconcilié avec Dieu les hommes et fait de son Église le sacrement de l’unité du genre humain et de son union avec Dieu. « Il est notre paix » (Ep 2, 14). Il déclare « bienheureux les artisans de paix » (Mt 5, 9). (2305)

Ceux qui renoncent à l’action violente et sanglante, et recourent pour la sauvegarde des droits de l’homme à des moyens de défense à la portée des plus faibles rendent témoignage à la charité évangélique, pourvu que cela se fasse sans nuire aux droits et obligations des autres hommes et des sociétés. Ils attestent légitimement la gravité des risques physiques et moraux du recours à la violence avec ses ruines et ses morts (cf. GS 78, § 5). (2306)

⁢c. Eviter la guerre

Le cinquième commandement interdit la destruction volontaire de la vie humaine. A cause des maux et des injustices qu’entraîne toute guerre, l’Église presse instamment chacun de prier et d’agir pour que la Bonté divine nous libère de l’antique servitude de la guerre (cf. GS 81, § 4). (2307)

Chacun des citoyens et des gouvernants est tenu d’œuvrer pour éviter les guerres. Aussi longtemps cependant « que le risque de guerre subsistera, qu’il n’y aura pas d’autorité internationale compétente et disposant de forces suffisantes, on ne saurait dénier aux gouvernements, une fois épuisées toutes les possibilités de règlement pacifiques, le droit de légitime défense » (GS 79, § 4). (2308)

Il faut considérer avec rigueur les strictes conditions d’une légitime défense par la force militaire. La gravité d’une telle décision la soumet à des conditions rigoureuses de légitimité morale. Il faut à la fois :

– Que le dommage infligé par l’agresseur à la nation ou à la communauté des nations soit durable, grave et certain.

– Que tous les autres moyens d’y mettre fin se soient révélés impraticables ou inefficaces.

– Que soient réunies les conditions sérieuses de succès.

– Que l’emploi des armes n’entraîne pas des maux et des désordres plus graves que le mal à élimine. La puissance des moyens modernes de destruction pèse très lourdement dans l’appréciation de cette condition.

Ce sont les éléments traditionnels énumérés dans la doctrine dite de la « guerre juste » ». L’appréciation de ces conditions de légitimité morale appartient au jugement prudentiel de ceux qui ont la charge du bien commun. (2309)

Les pouvoirs publics ont dans ce cas le droit et le devoir d’imposer aux citoyens les obligations nécessaires à la défense nationale.

Ceux qui se vouent au service de la patrie dans la vie militaire, sont des serviteurs de la sécurité et de la liberté des peuples. S’ils s’acquittent correctement de leur tâche, ils concourent vraiment au bien commun de la nation et au maintien de la paix (cf. GS 79, § 5). (2310)

Les pouvoirs publics pourvoiront équitablement au cas de ceux qui, pour des motifs de conscience, refusent l’emploi des armes, tout en demeurant tenus de servir sous une autre forme la communauté humaine (cf. GS 79, § 3). (2311)

L’Église et la raison humaine déclarent la validité permanente de la loi morale durant les conflits armés. « Ce n’est pas parce que la guerre est malheureusement engagée que tout devient par le fait même licite entre les parties adverses » (GS 79, § 4). (2312)

Il faut respecter et traiter avec humanité les non-combattants, les soldats blessés et les prisonniers.

Les actions délibérément contraires au droit des gens et à ses principes universels, comme les ordres qui les commandent, sont des crimes. Une obéissance aveugle ne suffit pas à excuser ceux qui s’y soumettent. Ainsi l’extermination d’un peuple, d’une nation ou d’une minorité ethnique doit être condamnée comme un péché mortel. On est moralement tenu de résister aux ordres qui commandent un génocide. (2313)

« Tout acte de guerre qui tend indistinctement à la destruction de villes entières ou de vastes régions avec leurs habitants, est un crime contre Dieu et contre l’homme lui-même, qui doit être condamné fermement et sans hésitation » (GS 80, § 4). Un risque de la guerre moderne est de fournir l’occasion aux détenteurs des armes scientifiques, notamment atomiques, biologiques ou chimiques, de commettre de tels crimes. (2314)

L’accumulation des armes apparaît à beaucoup comme une manière paradoxale de détourner de la guerre des adversaires éventuels. Ils y voient le plus efficace des moyens susceptibles d’assurer la paix entre les nations. Ce procédé de dissuasion appelle de sévères réserves morales. La course aux armements n’assure pas la paix. Loin d’éliminer les causes de guerre, elle risque de les aggraver. La dépense de richesses fabuleuses dans la préparation d’armes toujours nouvelles empêche de porter remède aux populations indigentes (PP 53) ; elle entrave le développement des peuples. Le surarmement multiplie les raisons de conflits et augmente le risque de la contagion. (2315)

La production et le commerce des armes touchent le bien commun des nations et de la communauté internationale. Dès lors les autorités publiques ont le droit et le devoir de les réglementer. La recherche d’intérêts privés ou collectifs à court terme ne peut légitimer des entreprises qui attisent la violence et les conflits entre les nations, et qui compromettre l’ordre juridique international. (2316)

Les injustices, les inégalités excessives d’ordre économique ou social, l’envie, la méfiance et l’orgueil qui sévissent entre les hommes et les nations, menacent sans cesse la paix et causent les guerres. Tout ce qui est fait pour vaincre ces désordres contribue à édifier la paix et à éviter la guerre.

Dans la mesure où les hommes sont pécheurs, le danger de guerre menace, et il en sera ainsi jusqu’au retour du Christ. Mais, dans la mesure où, unis dans l’amour, les hommes surmontent le péché, ils surmontent aussi la violence jusqu’à l’accomplissement de cette parole : « Ils forgeront leurs glaives en socs et leurs lances en serpes. On ne lèvera pas le glaive nation contre nation et on n’apprendra plus la guerre » (Is 2, 4) (GS 78, § 6). (2317)

⁢v. L’influence de la théorie de la guerre juste ou de la théologie de la paix

⁢a. Sur les conventions et traités internationaux

[1]

A partir de la deuxième moitié du XIXe siècle, vont apparaître des traités qui veillent d’abord à protéger les combattants blessés, les prisonniers, les civils ensuite à limiter ou interdire certaines méthodes de guerre et certaines armes. On peut citer : la Convention de Genève en 1864, la Déclaration de Saint-Petersbourg (1868)⁠[2], les Conférences de la Paix de La Haye (1899 et 1907)⁠[3], le Protocole de Genève, 1925⁠[4].

A partir de 1945, ce sont les nations Unies et le Comité international de la Croix rouge qui vont développer le droit humanitaire et le droit général relatif à la guerre. Le texte le plus important est la Charte des Nations Unies (juin 1945)⁠[5]. Le Conseil de sécurité veille au « règlement pacifique des différends »[6]. En cas de « menace contre la paix, de rupture de la paix et d’acte d’agression », le Conseil de sécurité « fait des recommandations ou décide quelles mesures seront prises (…) pour maintenir ou rétablir la paix et la sécurité internationales »[7] : il peut « inviter les parties intéressées à se conformer aux mesure provisoires qu’il juge nécessaires ou souhaitables »[8], « décider quelles mesures n’impliquant pas l’emploi de la force armée doivent être prises »[9], et si ces mesures sont inadéquates, « entreprendre, au moyen de forces aériennes, navales ou terrestres, toute action qu’il juge nécessaire au maintien ou au rétablissement de la paix et de la sécurité internationales. »[10] La Charte reconnaît aussi, en cas d’agression, le « droit naturel de légitime défense, individuelle ou collective »[11] mais exclut toute guerre d’agression⁠[12].

Prolongeant cette Charte, l’Assemblée générale des États membres a établi les Principes de Nuremberg sur les crimes de droit international, la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (1948), la Convention sur l’imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité (1968).

Parallèlement à cette Charte, on relève les Conventions de Genève (1949) et les Protocoles additionnels (1977) pour la protection des combattants blessés, malades, naufragés, des prisonniers, des civils, de leurs biens indispensables et de l’environnement et l’interdiction de pratiques barbares. Notons aussi que le Protocole I reconnaît les mouvements de résistance à l’occupation ou de libération nationale.

Divers textes interdisent les armes biologiques et chimiques⁠[13], interdisent ou limitent l’emploi de certaines armes classiques qui peuvent produire des effets traumatiques excessifs ou qui frappent sans discrimination⁠[14]. Quant aux armes nucléaires, elles tombent sous le coup des traités protégeant l’environnement et les populations. Rappelons aussi le Traité de non prolifération de 1968.

Malheureusement, nombre de ces traités n’ont pas été ratifiés par tous les pays et parfois par de grandes puissances…⁠[15] Par ailleurs, plusieurs guerres importantes décidées ou entérinées par le Conseil de sécurité posent problème en fonction même de certains articles de la Charte !⁠[16]

Aujourd’hui, se pose de plus en plus le problème des organisations de résistance ou mouvements terroristes qui sont soumis aux exigences de la Charte notamment en ce qui concerne la protection des civils mais qui agissent impunément. Certaines actions condamnables peuvent bénéficier de circonstances atténuantes.⁠[17]

Enfin, on se demande comment lutter contre l’impunité des puissants et s’il ne faudrait-il pas, en plus des organisations de justice internationale, mettre en œuvre le principe de « compétence universelle »[18]


1. Cf. IAGOLNITZER Daniel, Le droit international et la guerre, Evolution et problèmes actuels, L’Harmattan, 2008. Un résumé de ce livre est disponible sur www.adifinfo.com/le_droit_international_et_la_guerre.html
2. On lit dans le Préambule : « Les progrès de la civilisation doivent avoir pour effet d’atténuer les calamités de la guerre, le seul but légitime que les États doivent se proposer est l’affaiblissement des forces militaires de l’ennemi… Ce but serait outrepassé par l’emploi d’armes qui aggraveraient inutilement les souffrances des hommes mis hors de combat ou voudraient leur mort inévitable… »
3. Elles interdisent « de tuer ou de blesser un ennemi qui s’est rendu, de déclarer qu’il ne sera pas fait de quartier (…) d’attaquer ou bombarder des villes, villages, habitations ou bâtiments qui ne sont pas défendus (…) d’employer des armes, des projectiles ou des matières propres à causer des maux superflus. »
4. Pour la prohibition de l’emploi à la guerre de gaz asphyxiants, toxiques ou similaires et de moyens bactériologiques.
5. Dans le Préambule, les peuples signataires s’engagent, entre autres, « à préserver les générations futures du fléau de la guerre qui deux fois en l’espace d’une vie humaine a infligé à l’humanité d’indicibles souffrances », à unir leurs forces « pour maintenir la paix et la sécurité internationales, à accepter des principes et instituer des méthodes garantissant qu’il ne sera pas fait usage de la force des armes, sauf dans l’intérêt commun. »
6. Article 33.1: « Les parties à tout différend dont la prolongation est susceptible de menace le maintien de la paix et de la sécurité internationales doivent en recherché la solution, avant tout, par voie de négociation, d’enquête, de médiation, de conciliation, d’arbitrage, de règlement judiciaire, de recours aux organismes ou accords régionaux, ou par d’autres moyens pacifiques de leur choix. »
7. Article 39.
8. Article 40.
9. Article 41. Par exemple, « l’interruption complète ou partielle des relations économiques et de communications ferroviaires, maritimes, aériennes, postales, télégraphiques, radioélectrique et des autres moyens de communication, ainsi que la rupture des relations diplomatiques. »
10. Article 42.
11. Article 51: « Aucune disposition de la présente Charte ne prote atteinte au droit naturel de légitime défense, individuelle ou collective, dans le cas où un des membres des Nations Unies est l’objet d’une agression armée, jusqu’à ce que le Conseil de sécurité ait pris des mesures nécessaires pour maintenir la ; paix et la sécurité internationales. »
12. Article 2.4: « Les Membres de l’organisation s’abstiennent, dans leurs relations internationales, de recourir à la menace ou à l’emploi de la force, soit contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique de tout État, soit de toute autre manière incompatible avec les buts des Nations Unies. »
13. Conventions de l’ONU, 1972 et 1993.
14. Convention de 1980.
15. On peut ajouter aussi le fait les États-Unis, la Russie et Israël ont souvent, dans les conflits où ils sont engagés, des comportements répréhensibles en vertu de certains articles de la Charte.
16. Ainsi en est-il de la guerre de Corée (1950-1953) ; de la guerre du Golfe contre l’Irak (1991) ; de la guerre contre la Serbie (1999), de la guerre des États-Unis contre l’Irak (2003…) ; de la guerre d’Afghanistan (2001…).
17. Une ambiguïté peut apparaître comme ce fut le cas, en Algérie, avec le FLN (1954-1962) reconnu comme mouvement de libération sans que, pour autant, les nations Unies soient d’accord avec ses violations du droit.
   Les groupes résistants ou terroristes justifient leurs actions en invoquant 4 arguments principaux :
   - La disproportion de moyens et les violations préalables commises par les États puissants
   - La nécessité d’attirer l’attention de l’opinion internationale
   - Les pertes civiles seraient des dommages collatéraux mais ne seraient pas visés en tant que tels
   - Les populations visées sont en réalité des occupants ou des complices.
18. La compétence universelle se définit comme la compétence exercée par un État qui poursuit les auteurs de certains crimes, quel que soit le lieu où le crime a été commis, et sans égard à la nationalité des auteurs ou des victimes. C’est en 1945, en vertu de la loi No 10 du Conseil de contrôle, que les tribunaux des Alliés victorieux ont commencé à exercer leur compétence universelle, au nom de la communauté internationale, à l’égard des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre commis au cours de la Seconde Guerre mondiale hors de leur territoire contre des personnes qui n’étaient ni des citoyens ni des résidents. Peu d’États exercent effectivement cette compétence, même si de nombreuses législations nationales la prévoient. C’est pourquoi la Belgique, qui a adopté en 1993 une loi visant la répression des infractions graves aux Conventions de Genève du 12 août 1949 et aux Protocoles additionnels I et II du 8 juin 1977, plus communément appelée « loi de compétence universelle » et qui l’a mise en œuvre, a fait office de pionnière. Cette loi a été modifiée à deux reprises, avant d’être abrogée le 5 août 2003. La compétence universelle subsiste toutefois en droit belge. Des dispositions ont été incorporées au Code pénal et au Code de procédure pénale en ce sens. Mais ces dispositions, qui reprennent en partie celles de l’ancienne loi, en restreignent substantiellement la portée. (cf. www.ulb.ac.be/droit/cdi/Competence_universelle.html ) Des dispositions plus ou moins semblables existent en France, en Espagne, en Suisse, au canada, en Allemagne, en Israël, en Autriche, aux Pays-Bas, au Danemark, en Suède, en Bolivie, au Brésil, au Chili, en Colombie, au Costa Rica, en Équateur, au Guatémala, au Honduras, au Mexique, au Nicaragua, en Norvège, au Panamá, au Pérou, au Salvador, en Uruguay et au Vénézuéla. Mais beaucoup de ces pays n’ont pas exercé leur compétence.(cf. Amnesty international, La compétence universelle, 14 principes pour l’exercice effectif de la compétence universelle, (AI : IOR 53/01/99), Londres, juin 1999).

⁢b. Sur les règlements militaires

En Belgique, la lecture de Carl Ceulemans, Ethique militaire, Ecole royale militaire, 2006, est particulièrement éclairante.

Pour la France, on peut se référer aux analyses de Serge Bonnefoi⁠[1].

⁢D. Une communauté internationale

⁢Introduction

Tout au long de la seconde guerre mondiale, nous avons entendu Pie XII insister pour établir une paix véritable et durable, il ne suffit pas d’établir des traités et de désarmer, il faut aussi construire un « ordre nouveau »[1], une « organisation nouvelle »[2].

Il pense évidemment à un ordre établi par Dieu⁠[3] dont il énumère un certain nombre de « présupposés moraux fondamentaux »[4] qui sont autant de « conditions essentielles d’une paix conforme aux principes de la justice, de l’équité, de l’honneur »[5]. Outre le refus de la force et de l’arbitraire du totalitarisme⁠[6], le souci de la vérité, de la justice, la courtoisie, la coopération au bien, l’amour fraternel, la fidélité dans l’observance des pactes ⁠[7], la bonne volonté, la confiance réciproque⁠[8], la raison, la modération, etc..⁠[9] doivent imprégner les rapports entre les hommes. Autant d’attitudes susceptibles d’introduire une « sérieuse et profonde moralité dans les normes de la vie internationale »[10].

Mais « la solidité de tout nouvel ordre national ou international » dépend de la protection et de l’observation de « règles fondamentales inviolables », de « principes suggérés par la pensée chrétienne » qui sont nécessaires « pour l’établissement d’un ordre de vie commune et de collaboration internationale conforme aux lois divines ».⁠[11]

Quels sont ces principes, ces règles ?

Ce sont les « lois de Dieu »[12]qui constituent l’« ordre moral »[13] ou, autrement dit, tous les « droits moralement et juridiquement imprescriptibles » qui doivent être reconnus et respectés⁠[14] : droits politiques, religieux, culturels, linguistiques, économiques de tous, y compris des minorités, des petits pays ou des pays faibles même au sein de groupes économiques où ils côtoient de grandes puissances.⁠[15]

Pie XII insiste particulièrement sur ce dernier point : il faut lutter contre les déséquilibres économiques. En effet, c’est un moyen de garantir à « tous les peuples une paix juste et durable, féconde de bien-être et de prospérité. »[16]

De même que tous les hommes ont les mêmes droits fondamentaux, toutes les nations, qu’elles soient grandes ou petites, puissantes ou faibles, jouissent des mêmes droits.⁠[17] Il est donc nécessaire de combattre « les divergences trop criantes dans le domaine de l’économie mondiale ; partant, une action progressive, équilibrée par des garanties correspondantes, pour arriver à un ordre qui donne à tous les États les moyens d’assurer à leurs citoyens de toutes classes un genre de vie convenable ».⁠[18] On ne peut empêcher les nations moins favorisées par la nature d’accéder aux sources économiques et aux matières d’usage commun. Et Pie XII de rappeler la révélation de la Genèse : la « nécessité d’une participation de tous aux biens de la terre même chez les nations qui, dans la mise en acte de ce principe, appartiendraient à la catégorie de ceux « qui donnent » et non de ceux « qui reçoivent ». La solution à cette question est essentielle et « décisive pour l’économie du monde » et pour la paix⁠[19].

Il est un autre point sur lequel Pie XII a beaucoup insisté: l’établissement d’une autorité internationale nécessaire notamment pour veiller à une limitation progressive et adéquate des armements et au respect des traités dont l’exécution doit être garantie.⁠[20]Des institutions internationales doivent être reconstruites en tenant compte de « l’inefficacité ou du défectueux fonctionnement de semblables initiatives antérieures ».⁠[21]

Dans son Radio-message du 24 décembre 1944, le Souverain Pontife laisse entrevoir ce que pourrait être une « société des peuples » qui se construirait comme doit se construire une société particulière⁠[22] : « l’ordre absolu des êtres et des fins […] comprend aussi comme une exigence morale et comme couronnement du développement social l’unité du genre humain et de la famille des peuples. […] De la reconnaissance de ce principe dépend l’avenir de la paix. Si […] cette même exigence morale arrive à être réalisée dans une société des peuples qui sache éviter les défauts de structure et les insuffisances des précédentes solutions, alors la majesté de cet ordre social règlera et dominera également le choix délibéré des ses moyens d’action. […] L’autorité d’une pareille société des peuples devra être vraie et efficace sur les États qui en seront membres, à condition pourtant que chacun d’entre eux garde un droit égal à sa souveraineté relative. Une condition essentielle de tout ordre mondial futur serait la formation d’un organisme chargé du maintien de la paix, organisme investi, par le commun consentement, d’une autorité suprême et dont la tâche devrait être aussi d’étouffer dans le germe toute menace d’agression isolée ou collective », de reconnaître l’immoralité de la guerre d’agression et d’agiter « la menace d’intervention juridique des nations, d’un châtiment infligé à l’agresseur par la société des États…​ » et d’appliquer « en cas de nécessité, des sanctions économiques et même l’intervention armée.. ».

Pie XII insiste encore dur la nécessité d’une « solidarité non restreinte à tel ou tel peuple, mais universelle, fondée sur l’intime connexion de leur destin et sur les droits qui leur appartiennent à tous également. »[23]

A la construction de cette « société des peuples », « viennent y coopérer, non seulement tel ou tel parti, non seulement tel ou tel pays, mais tous les peuples, l’humanité entière. C’est une entreprise universelle de bien commun, qui requiert la collaboration de la chrétienté, pour les aspects religieux et moraux du nouvel édifice que l’on veut construire. »[24]

En effet, pour que s’établisse « une sincère solidarité juridique et économique, une collaboration fraternelle, selon les préceptes de la loi divine, entre les peuples devenus sûrs de leur autonomie et de leur indépendance »[25], il faut non seulement avoir « conscience de la fraternité universelle »[26] mais aussi nourrir un sentiment d’amour universel pour donner vie à cette construction d’un monde équilibré et organisé et jeter « un pont même vers ceux qui n’ont pas le bonheur de participer à notre foi ».⁠[27]

Notre programme est donc d’étudier par quels moyens lutter contre les déséquilibres économiques à travers le monde et établir une « société des peuples ».


1. Allocution du 24 décembre 1940.
2. Radio-message du 24 décembre 1941.
3. Radio-message du 24 décembre 1945.
4. Id..
5. Allocution du 24 décembre 1940.
6. Radio-message du 24 décembre 1945.
7. Allocution du 24 décembre 1940.
8. Radio-message du 24 décembre 1945.
9. Radio-message du 24 décembre 1941.
10. Allocution du 24 décembre 1940.
11. Radio-message 24 décembre 1942.
12. Id..
13. Radio-message du 24 décembre 1941.
14. Allocution du 24 décembre 1940. Déjà Pie XI disait : « …​à créer cette atmosphère de paix durable, ne suffiront ni les traités de paix, ni les conventions les plus solennelles, ni les réunions et les conférences internationales, ni les efforts, même les plus nobles et les plus sincères, des hommes d’État, si d’abord on ne reconnaît pas les droits sacrés de la loi naturelle et divine » (Encyclique Caritas Christi compulsi, 3 mai 1932).
15. Radio-message du 24 décembre 1941.
16. Id...
17. Allocution du 24 décembre 1939.
18. Allocution du 24 décembre 1940.
19. Radio-message du 24 décembre 1941.
20. Id.. Des « institutions juridiques qui servent à garantir la loyale et fidèle application des conventions et, en cas de besoin reconnu, à les revoir et à les corriger » (Allocution du 24 décembre 1939).
21. Allocution du 24 décembre 1939.
22. « Rapports internationaux et ordre intérieur sont, en effet, intimement liés, l’équilibre et l’harmonie entre nations dépendant de l’équilibre et de l’achèvement intérieur de chaque État dans le domaine matériel, social et intellectuel. » (Radio-message 24 décembre 1942).
23. Radio-message du 24 décembre 1944.
24. Radio-message du 24 décembre 1941.
25. Allocution du 24 décembre 1940.
26. Encyclique Summi pontificatus (20 octobre 1939).
27. Allocution du 24 décembre 1939.

⁢Chapitre 1 : Le développement des peuples

…​ le jeûne que je préfère…​
n’est-ce pas partager ton pain avec l’affamé,
héberger chez toi les pauvres sans abri,
si tu vois un homme nu, le vêtir,
ne pas te dérober devant celui qui est ta propre chair ?

— Is 58, 6-7

⁢i. Une économie au service de la paix ?

Des auteurs divers ont pensé que l’économie pouvait être un facteur décisif dans l’instauration de la paix.

Nous avons déjà eu l’occasion, par exemple, d’évoquer le célèbre poème de Voltaire, Le Mondain, où de manière provocante, l’auteur fait l’éloge de la richesse et du luxe qui, entre autres effets, assurent par le commerce l’entente universelle:

« Le superflu, chose très nécessaire,

A réuni l’un et l’autre hémisphère.

Voyez-vous pas ces agiles vaisseaux

Qui du Texel, de Londres, de Bordeaux,

S’en vont chercher, par un heureux échange,

Ces nouveaux biens, nés aux sources du Gange,

Tandis qu’au loin vainqueurs des musulmans,

Nos vins de France enivrent les sultans ! »

La philosophie épicurienne et antichrétienne qui se développe dans ce texte attribue à la richesse le pouvoir de rendre les hommes heureux et pacifiques.

Nous avons aussi eu l’occasion de nous attarder à la pensée de P.-J. Proudhon qui, un siècle plus tard, va se poser le problème de la paix⁠[1].

Voici, en bref, la pensée que développe Proudhon.

L’homme est un être dialectique, il est à la fois animal consommateur et être industrieux, travailleur, producteur. C’est par le travail qu’il s’élève mais tandis que la capacité de consommation est illimitée, sa capacité de produire est limitée. Si production et consommation sont symétriques, nous connaissons ce que Proudhon appelle la pauvreté, c’est-à-dire « cette limitation réciproque, rigoureuse, de notre production et de notre consommation »[2]. Si, entre production et consommation, il y a dissymétrie, nous sommes dans la richesse, la cupidité, l’inégalité, c’est-à-dire dans la guerre ⁠[3]. C’est ce que Proudhon appelle cette fois le « paupérisme » qui est la cause du double visage de la guerre. Si la guerre ne peut être éliminée, peut-elle être transformée ? Eh bien, il faut remplacer l’héroïsme guerrier par l’héroïsme industriel, reconnaître et constituer le droit économique⁠[4]. La lutte, doit se dérouler désormais sur le champ du travail : « l’antagonisme, que nous acceptons comme loi de l’humanité et de la nature, ne consiste pas essentiellement pour l’homme en un pugilat, en une lutte corps à corps. Ce peut être tout aussi bien une lutte d’industrie et de progrès (…) »⁠[5].

Ainsi, « Le socialisme de Proudhon consiste à établir le nouveau droit économique qui provoquera la révolution intellectuelle et morale grâce à laquelle on en finira avec la guerre. »[6]

L’histoire contemporaine tend à contredire ces deux visions qui nous paraissent à la foi réductrices et optimistes. Réductrices car elles semblent n’envisager que l’aspect économique du développement et en accordant une telle importance à ce facteur, elles relèvent de cette idéologie « économiste » que Jean-Paul II a dénoncée dans Laborem exercens. De plus, ces deux visions que l’on pourrait appeler libérale et socialiste peuvent paraître utopiques. Nous avons connu à travers les dix-neuvième et vingtième siècle un développement considérable des richesses et des échanges mais il n’a pas pour autant éliminer la guerre physique. Sans parler de la guerre que les pauvres peuvent faire aux riches, il faut constater que des nations puissantes et riches ont été à l’origine de nombreux conflits. Le développement économique, le dynamisme industriel ou commercial, l’accroissement des échanges n’ont pas apporté la paix escomptée par Voltaire ou transformé la guerre.

Pour nous en tenir à Proudhon qui a longuement expliqué sa thèse, on peut relever quelques difficultés. Ainsi, pourquoi la dynamique industrielle n’entraînerait-elle pas les hommes dans la richesse et le mépris du travail ? Philonenko répond en affirmant : « Sans une morale rigoureusement ascétique, la dynamique de la paix sombrera dans celle de la violence pure ». Par ailleurs, « comment concilier cette orientation ascétique -qui fut, selon Proudhon, vécue à l’origine- et le dynamisme physique supposé par le développement de l’industrie et la fabrication de produits de consommation, et des biens divers ? »[7]. De toute façon, l’histoire passée et récente semble contredire le rêve proudhonien qui, comme le rêve voltairien, s’inscrit dans une vision antireligieuse.⁠[8]

La perspective de l’Église est moins simpliste et plus susceptible de conduire à un monde pacifié en s’attachant au développement intégral et solidaire des peuples.

Le principe de ce qu’on appellera plus tard la « solidarité » a été affirmé par Léon XIII dans son encyclique Rerum novarum[9]. Il y rappelle l’enseignement de saint Thomas : « Il est permis à l’homme de posséder en propre et c’est même nécessaire à la vie humaine » (II IIae qu.66 a. 2). Mais fait remarquer Léon XIII : « si l’on demande en quoi il faut faire consister l’usage des biens, l’Église répond sans hésitation : « Sous ce rapport, l’homme ne doit pas tenir les choses extérieures pour privées, mais pour communes, de telle sorte qu’il en fasse part facilement aux autres dans leurs nécessités. c’est pourquoi l’Apôtre a dit : Ordonne aux riches de ce siècle…​ de donner facilement, de communiquer leurs richesses. » (1 Tm 6, 18) (II IIae qu. 65 a. 2) "

Cette conception de l’usage des biens est conditionné par un fait fondamental : « …​ la grande loi de l’amour et de la fraternité humaine, qui embrasse toutes les races et tous les peuples et les unit en une seule famille sous un seul Père qui est dans les cieux…​ »⁠[10]. Principe que Pie XI répétera encore dans son encyclique sur le communisme : «  »…​ la vraie et universelle fraternité de tous les hommes, à quelque race ou condition qu’ils appartiennent …​ »⁠[11]

Cette fraternité se vit d’abord à l’intérieur de la nation par une « charité mutuelle » entre les classes sociales car « rien n’est plus propre à assurer le bien général de la concorde et la bonne harmonie entre toutes les classes » que « la charité chrétienne » qui « en est le meilleur trait d’union ».⁠[12] Mais cette concorde assurée par la charité chrétienne doit s’étendre au monde entier puisque nous formons une même famille : « …​dans les rapports des peuples entre eux, que l’on s’applique instamment à supprimer les entraves artificielles de la vie économique, effets d’un sentiment de défiance et de haine ; et qu’on se rappelle que tous les peuples de la terre forment une seule famille de Dieu. »[13]

L’idée d’un développement intégral, sans que de nouveau cette expression ait été employée avant l’époque contemporaine, n’est pas neuve non plus car elle était au cœur de la mission de l’Église.⁠[14]

En effet, dans le passé, c’est la mission et la colonisation qui ont marqué les régions considérées traditionnellement comme « peu développées ».

La mission est antérieure à la colonisation dans la mesure où le christianisme est, par nature missionnaire et qu’elle n’est pas nécessairement liée à l’expansion politique.

Toutefois, à partir du XVIe siècle, c’est-à-dire, à partir de la conquête de l’Amérique, l’évangélisation qui est le propre de la mission est associée à la prise de possession des territoires découverts. Les motivations sont à la fois religieuses et politiques comme on le voit dans certains documents pontificaux⁠[15] ou encore dans le témoignage des conquérants⁠[16]. C’est le mérite des prêcheurs dominicain comme Antonio de Montesinos puis de Las Casas d’avoir œuvré, peut-être en vain, pour que la mission soit détachée de la colonisation. Il n’empêche que son engagement et l’enseignement que Vitoria va construire sur la question, fondent une véritable théologie de la mission telle qu’elle doit s’exercer dans le cadre d’une colonisation dont les fondements sont réévalués. Mettant en question le pouvoir temporel du pape et le droit de l’empereur de s’emparer des biens des Indiens⁠[17], il affirme l’égalité de nature chez tous les hommes⁠[18], la nécessité de respecter les droits de tous, mais aussi le droit de circuler, la destination universelle des biens, le droit de mettre en valeur les richesses non exploitées au profit de tous⁠[19], le droit d’évangélisation mais sans recours à la force⁠[20], « le droit d’intervention pour raison d’humanité ».⁠[21] C’est dans ce cadre qu’il établit le droit des Espagnols d’aller en Amérique et d’y commercer. C’est le principe qu’il résume dans cette formule : « ius communicationis ac societatis mutuae »[22] qui est un droit pour tous les êtres humains, soumis à une condition: « de ne pas porter préjudice aux barbares, et ceux-ci ne peuvent les en empêcher ».⁠[23]

Ces avancées doctrinales ne furent pas nécessairement suivies d’effets positifs en tout cas dans les empires portugais et espagnol où les souverains catholiques fort des concessions antérieures papales organisent les églises locales selon le principe du padroado ou patronat.⁠[24]

Au XVIIe siècle, le pape Grégoire XV va tenter de rendre les missions indépendantes en créant, dans la suite du concile de Trente, par la bulle « Inscrutabili divinae providentiae », le 22 juin 1622, la Sacra congregatio de propaganda fide, Congrégation pour la propagation de la foi dans l’univers entier. Elle distingue nettement mission et conquête coloniale.⁠[25] L’idée est de garantir l’autorité du pape sur les missions et de donner toutes les indications pratiques nécessaires à la formation des missionnaires destinés à partir dans des territoires non catholiques.

Echappent à cette volonté, les territoires soumis au « patronat » de même que les nouvelles colonies françaises marquées par le gallicanisme du pouvoir royal qui les place sous son protectorat. Concrètement, peu de territoires dépendront directement de Rome.

On se souvient aussi que les Jésuites, de 1603 à 1767 organisèrent des « réductions » pour que les indigènes échappent à la colonisation. Cette initiative contredisait certes l’action de l’État colonial et donc ne pouvait durer indépendamment du fait que l’œuvre de civilisation et l’adhésion religieuse cohabitaient sous un pouvoir clérical cette fois.⁠[26]

Au XIXe siècle de nouveaux pays européens, à la suite de l’Angleterre se lancent dans l’aventure coloniale. Cette nouvelle vague de colonisation s’accompagne de missions catholiques et protestantes suivant la fameuse règle des « trois C » : Christianisation, Commerce et Civilisation. Cette règle attribuée à l’explorateur, médecin et missionnaire David Livingstone⁠[27] considère que la religion chrétienne et le commerce amélioreraient la condition des Africains en leur apportant une civilisation calquée sur le modèle britannique. A ces trois « C » correspondent trois acteurs : le missionnaire, le marchand et le militaire. Même s’ils ne marchent pas ensemble, ils finissent par se rejoindre : « quand bien même la mission précède la colonisation, la seconde n’est jamais très loin ».⁠[28] Même lorsque les missionnaires arrivent à préserver certaines régions du contact avec les colons, ce n’est jamais que pour un temps dans la mesure où la logique coloniale finit par l’emporter partout et les missionnaires préféreront la négociation à la résistance. Les protestations face aux exactions perpétrées par les administrations et les États ne remettent pas en question l’aide et la protection que le pouvoir colonial offre. Et celui-ci a besoin des missions qui accomplissent de nombreuses tâches et font entrer les populations dans l’ère moderne.⁠[29]

L’ère coloniale ranime l’utopie d’un monde nouveau pacifié grâce à l’essor colonial : « des penseurs libéraux ou rationalistes annoncent une ère de paix et de prospérité fondée sur le développement du commerce et la diffusion de la science ».⁠[30]

Du côté de l’Église, si Rome rappelle régulièrement aux missionnaires leurs devoirs d’évangélisateurs, elle n’offre pas de réflexion en profondeur sur le fait de la colonisation. Elle se réjouit de ce mouvement⁠[31] d’autant plus qu’en Europe, l’Église perd de son influence.⁠[32] Ajoutons encore que l’attitude de l’Église est peut-être aussi influencée par l’obéissance aux autorités légitimes qu’elle demande, à la suite Paul.

Il faut attendre Taparelli d’Azeglio dans son Essai théorique de droit naturel paru en 1857 pour retrouver l’écho de la pensée de Vitoria.⁠[33]

Après lui, seuls, dans le domaine francophone, Joseph Folliet⁠[34] et Joseph-Thomas Delos⁠[35] proposent, durant l’entre-deux-guerres, une réflexion en profondeur sur le problème prolongeant et actualisant les avancées de leurs illustres prédécesseurs.

Même si, « la mission reste à terme irréductible à la colonisation »[36], ces auteurs vont insister sur le droit de décolonisation dans la mesure où toute colonisation a été « entachée du péché de colonialisme »[37], c’est-à-dire dans la mesure où les États colonisateurs n’ont pas d’abord cherché le bien des populations concernées⁠[38] ou, plus simplement encore, parce qu’elles ont négligé le but de la vraie colonisation qui ne peut être que la décolonisation.⁠[39]

Joseph Folliet ne conteste pas le droit de colonisation qui est, dit-il, « une modalité particulière de collaboration internationale » à condition qu’elle ne soit pas fondée sur la force, la supériorité raciale ou la « convenance économique » mais plutôt sur ces trois principes fondamentaux : « la destination providentielle des biens de ce monde » sur lesquels le colonisateur exerce une « tutelle »[40], une gérance, ou une « curatelle », en attendant que, par l’éducation, les indigènes soient aptes à les gérer eux-mêmes ; « l’intervention au nom de la charité » pour secourir les faibles, les esclaves, etc. ; et « l’action civilisatrice » pour que les colonisés accèdent au bien commun de l’humanité qui l’emporte toujours sur le bien commun de la métropole. Il s’agit de communiquer, non les valeurs particulières, historiques, des colonisateurs mais les valeurs universelles, « tout ce qui relève du Vrai, du Bien et du Beau » et sans « violenter la nature ».⁠[41] Folliet reformule ainsi le principe déjà établi par Vitoria: « La nation colonisatrice recherchera d’abord le bien de son pupille colonial et, à travers lui, indirectement le bien commun de l’humanité…​ Mais le bien de la métropole ne se placera encore qu’après le bien commun de l’humanité, parce qu’elle est, vices gerens, gérante de l’humanité, et que le gérant, compte tenu de son gain légitime, œuvre pour celui dont il administre les biens pour lui-même. »[42] Toute colonisation doit répondre à « la loi d’amour », à la « bienveillance » chère à Taparelli, elle est « un service ».

Enfin, puisqu’il s’agit d’une tutelle, elle doit normalement se terminer avec l’émancipation du pupille⁠[43], dans l’ordre et dans la paix : « la colonisation n’a de sens que dans et par l’histoire. Elle remet en marche des peuples attardés. Elle travaille pour l’unité du monde ». De plus, comme l’État colonisateur travaille pour le bien commun de l’humanité, la communauté internationale « jouit d’un droit de regard sur les colonies des nations » et peut intervenir dans les relations entre colonies et métropoles.⁠[44]

A la même époque, on trouve, dans le Code de morale internationale, cette définition : « Coloniser, c’est civiliser : civiliser, c’est émanciper. sous peine de mentir à sa mission, la puissance coloniale tiendra compte des légitimes revendications de ses sujets coloniaux parvenue à un niveau supérieur de vie individuelle et collective et associera toujours davantage les colonisés au gouvernement de leur pays. tout comme l’éducation, la colonisation doit viser à se rendre superflue ! »[45]

Joseph Folliet reprendra même les principes de la guerre juste pour justifier la révolte : « Un peuple colonial a le droit de se révolter: quand il y a tyrannie de la métropole, c’est-à-dire quand la métropole, au lieu d’administrer en vue du bien commun, gouverne exclusivement dans son propre intérêt et lorsque cette tyrannie est vraiment insupportable ; quand les sujets coloniaux ont essayé tous les moyens d’arrangement pacifiques : remontrances, pétitions, pourparlers, etc. ; quand l’opinion publique ou tout au moins l’opinion des sages se prononce pour la révolte ; quand les révoltés ont la certitude morale du succès »[46]

Dans son Message de Noël 1955, Pie XII, conscient des velléités d’indépendance comme des menaces communistes ou nationalistes dans les colonies, accrédite l’idée de la décolonisation au nom d’une « espèce de pacification préventive » et ajoute : « De toute façon, qu’une liberté juste et progressive ne soit pas refusée à ces peuples, et qu’on n’y mette pas d’obstacle ».⁠[47]

C’est surtout à partir des années 60 que l’Église va se pencher sur le vaste problème du développement des peuples et constituer une théologie du développement. Ce sont les mouvements de décolonisation qui s’accélèrent et se répandent à partir de 1945⁠[48] qui ont entraîné cette réflexion qui va profiter des grands principes constitutifs de la paix proclamés par Pie XII.

Jean XXIII, dans l’encyclique Mater et magistra (MM), en 1961 reprend et prolonge les réflexions de son prédécesseur. il y reviendra plus brièvement dans l’encyclique Pacem in terris (PT) en 1963. Son enseignement sera résumé dans la Constitution pastorale Gaudium et spes (GS) en 1965. Tous ces documents serviront de base à la première encyclique consacrée au problème du développement des peuples: Populorum progressio (PP) signée par Paul VI en 1967.

Avant d’aborder cette encyclique historique, faisons rapidement la synthèse des trois documents précédents.⁠[49]

Ce qui interpelle l’Église, sur le plan mondial, c’est le déséquilibre entre les pays économiquement développés et les pays en voie de développement économique, déséquilibre d’autant plus choquant que, d’un côté, « on agite le spectre de la misère et de la famine » mais, de l’autre, « on utilise largement les inventions scientifiques, les réalisations techniques et les ressources économiques pour produire de terribles instruments de ruine et de mort »[50] alors que « les techniques nouvelles et les ressources économiques accrues dont dispose le monde pourraient et devraient corriger ce funeste état de choses. »⁠[51]

Le déséquilibre se manifeste aussi à l’intérieur d’un pays entre régions développées et régions sous-développées, entre terre et peuplement: « dans certains pays, les hommes sont rares et les terres cultivables abondent ; en d’autres régions à l’inverse les hommes abondent et les terres cultivables sont rares. »[52] On remarque aussi que « malgré la richesse des ressources potentielles, le caractère primitif des cultures ne permet pas de produire des biens en suffisance » tandis qu’« ailleurs, la modernisation très poussée des cultures entraîne une surproduction de biens agraires…​ »[53] A cela s’ajoutent « le déséquilibre de la productivité entre secteur agricole , d’une part, secteur industriel des services, d’autre part…​ »⁠[54] et, au niveau du peuplement, « un exode des populations rurales vers les agglomérations et les centres urbains »[55].

Tous ces déséquilibres constituent « le problème le plus important de notre époque »[56] qui perdure alors que le monde colonial a disparu et que « toutes les nations ont constitué ou constituent des communautés politiques indépendantes »[57]

Comme l’avait déjà souligné à maintes reprises Pie XII, deux faits nous invitent à ne pas accepter ces disproportions qui sont une menace pour la paix⁠[58] : le fait que nous formons une seule famille et l’interdépendance croissante des peuples : « tout problème humain de quelque importance, quel qu’en soit le contenu, scientifique, technique, économique, social, politique, culturel, revêt aujourd’hui des dimensions supranationales et souvent mondiales ».⁠[59] La solidarité « impose » « le devoir » de ne pas être indifférent et la paix ne peut « être durable et féconde » si de trop grands écarts existent entre les peuples.⁠[60]

Venir en aide à l’indigent est une exigence évangélique fondamentale ⁠[61] et une exigence de justice⁠[62]. Il faut éliminer ou réduire les déséquilibres au nom de la « solidarité humaine » et de la « fraternité chrétienne »[63]. Car la justice « implique la reconnaissance des droits mutuels et l’accomplissement des devoirs correspondants ».⁠[64]

En effet, « une étape importante sur la route conduisant à une communauté humaine » a été franchie avec la propagation de « l’idée de l’égalité naturelle de tous les hommes »[65]. Ce qui vaut pour les hommes vaut aussi pour les communautés humaines et comme tous les hommes sont « d’égale noblesse », il n’y a aucune inégalité de dignité naturelle entre les communautés⁠[66].

Qui plus est, du point de vue chrétien, « une commune origine, une égale rédemption, un semblable destin unissent tous les hommes et les appellent à former ensemble une unique famille chrétienne »[67]

Dès lors, puisqu’il y a une « égalité naturelle de toutes les communautés politiques en dignité humaine »[68], « les communautés politiques ont, entre elles, des droits et des devoirs réciproques »[69] et « chacune a droit à l’existence, au développement, à la possession des moyens nécessaires pour le réaliser, à la responsabilité première de leur mise en œuvre »[70]

Quant aux différences « de savoir, de vertus, de capacités intellectuelles et de ressources matérielles » elles ne donnent « aux plus favorisés aucun droit d’exploiter les plus faibles », elles leur créent « à tous et à chacun, un devoir plus pressant de collaborer à leur élévation réciproque ».⁠[71] Une fois encore, ce qui est vrai pour les personnes, est vrai pour les communautés et donc la supériorité de certaines « oblige à contribuer plus largement au progrès général. »⁠[72]

L’objectif est donc clair : « réduire les déséquilibres entre les divers secteurs de production, entre les différentes zones à l’intérieur des communautés politiques, entre les divers pays sur le plan mondial ».⁠[73]

Des mesures d’urgence doivent être prises⁠[74] et sont prises par divers organismes internationaux⁠[75], régionaux ou privés, par des initiatives particulières, des fondations, etc., mais même si ces mesures doivent s’amplifier⁠[76], elles ne suppriment pas les causes parmi lesquelles « un régime économique primitif ou arriéré »[77]. Comment y remédier sinon « par diverses organisations coopératives qui donneront aux habitants aptitudes et qualifications professionnelles, compétence technique et scientifique. elles mettront à leur disposition les capitaux indispensables pour mettre en route et accélérer le développement économique suivant les normes et les méthodes modernes. »[78]

Comme les biens de la terre sont destinés à tous les hommes, il faut procurer « aux peuples les moyens qui leur permettront de s’aider eux-mêmes et de se développer. »[79] Ces moyens sont l’éducation et l’argent, les deux nerfs du développement.

La croissance dépend des hommes et donc de « l’éducation et la formation professionnelle » avec l’aide d’« experts étrangers » qui agiront comme des « assistants » et des « collaborateurs ».⁠[80]

La croissance dépend aussi bien sûr de l’argent : des dons, des prêts des investissements financiers, tous « services rendus généreusement et sans cupidité d’un côté, reçus en toute honnêteté de l’autre ». ⁠[81] A ce propos, « on doit […] avoir toujours en vue les besoins pressants des nations et des régions économiquement moins avancées. par ailleurs, en matière monétaire, il faut se garder d’attenter au bien de son propre pays ou à celui des autres nations. On doit s’assurer en outre que ceux qui sont économiquement faibles ne soient injustement lésés par des changements dans la valeur de la monnaie. »_⁠[82]

Toutefois, un certain nombre de règles doivent être respectées.

Le développement doit être intégral.

En effet, « la richesse économique d’un peuples ne résulte pas seulement de l’abondance globale des biens, mais aussi et plus encore de leur distribution effective suivant la justice, en vue d’assurer l’épanouissement personnel des membres de la communauté : car telle est la véritable fin de l’économie nationale. »[83] Autrement dit, « le progrès social doit accompagner et rejoindre le développement économique. »[84]De plus, ce développement économique et social doit être « graduel et harmonieux entre les secteurs de production : agriculture, industrie, services. »[85]

Le développement doit respecter l’individualité du peuple.

Dans le but « de faire disparaître le plus rapidement possible les énormes inégalités économiques qui s’accompagnent de discrimination individuelle et sociale » et « pour répondre aux exigences de la justice et de l’équité, il faut s’efforcer vigoureusement, dans le respect des droits personnels et du génie propre de chaque peuple…​ »[86]

Ainsi, « fréquemment, dans des sociétés économiquement moins développées, la destination commune des biens est partiellement réalisée par des coutumes et des traditions communautaires, garantissant à chaque membre les biens les plus nécessaires. certes, il faut éviter de considérer certaines coutumes comme tout à fait immuables, si elles ne répondent plus aux nouvelles exigences de ce temps ; mais, à l’inverse, il ne faut pas attenter imprudemment à des coutumes honnêtes qui, sous réserve d’une saine modernisation, peuvent encore rendre de grands services. »[87]

Il faut donc viser « le plein épanouissement humain », en comptant sur soi-même, sur son travail, son savoir-faire, ses ressources, sa culture, ses traditions propres.⁠[88] C’est dans ce sens-là que les nations développées doivent aider.⁠[89] Souvent, il faut refondre les structures économique et sociales mais prudemment et en respectant l’épanouissement intégral des personnes et leur valeurs spirituelles.⁠[90]

Le développement doit respecter la hiérarchie des valeurs.

Ce respect de la hiérarchie des valeurs est le « fondement de civilisation vraie ». De meilleures conditions de vie sont des « moyens » et non des biens supérieurs. Notons que cette hiérarchie est souvent respectée dans les pays en voie de développement.⁠[91]

L’aide doit être désintéressée.

Les pays développés qui apportent leur aide doivent « ne pas chercher […] leur avantage politique, en esprit de domination »[92]ce qui entraînerait une « colonisation d’un genre nouveau »[93]. Leur aide doit plutôt, comme il a été dit, « avoir pour objet de mettre les communautés en voie de développement économique à même de réaliser par leur propre effort leur montée économique et sociale ».⁠[94] Et Jean XXIII insiste : « l’aide apportée à ces peuples ne peut s’accompagner d’aucun empiètement sur leur indépendance. ils doivent d’ailleurs se sentir les principaux artisans et les premiers responsables de leur progrès économique et social. »[95] Il faut « reconnaître et respecter les valeurs morales et les particularités ethniques de ceux-ci, et de s’interdire à leur égard le moindre calcul de domination. »[96] Et le Concile renchérit : pour un « véritable ordre économique mondial », il faut « en finir avec l’appétit de bénéfices excessifs, avec les ambitions nationales et les volontés de domination politique, avec les calculs des stratégies militaristes ainsi qu’avec les manœuvres dont le but est de propager ou d’imposer une idéologie ».⁠[97] On doit prioritairement se soucier du bien des nations en voie de développement .⁠[98]

Les pays en voie de développement ont aussi des responsabilités.

Non seulement ils doivent être les artisans majeurs de leur propre développement mais ils doivent aussi veiller à toute une série de mesures

Et tout d’abord veiller à une « solidarité efficace » pour la sauvegarde du « bien commun national, lequel assurément est inséparable du bien de toute la communauté humaine ».⁠[99] C’est pour cela que « chaque communauté politique doit favoriser en son sein les échanges de toute sorte, soit entre les particuliers, soit entre les corps intermédiaires »[100]. En effet, « les hommes ont en commun des éléments essentiels et sont portés par nature à se rencontrer dans le monde des valeurs spirituelles, dont l’assimilation progressive leur permet un développement toujours plus poussé. il faut donc leur reconnaître le droit et le devoir d’entrer en communauté les uns avec les autres ».⁠[101] Tous les citoyens doivent « mettre en commun leurs projets et leurs ressources pour atteindre les objectifs qui leur seraient autrement inaccessibles ».⁠[102] Il faut respecter les droits de tous les citoyens et condamner un développement qui serait préjudiciable, par exemple, à une partie de la population⁠[103] : « toute politique tendant à contrarier la vitalité et l’expansion des minorités constitue une faute grave contre la justice, plus grave encore quand ces manœuvres visent à les faire disparaître ».⁠[104]

Sur le plan intérieur, Jean XXIII fait une proposition très concrète pour lutter contre la disproportion entre la terre cultivable et la population, la richesse du sol et l’équipement, il faut faciliter « la circulation des biens, des capitaux et des personnes »[105]. A ce point de vue, l’idéal serait « que le capital se déplace pour rejoindre la main-d’œuvre et non l’inverse », ainsi on évite les difficultés et les souffrances de l’expatriation.⁠[106]

Quant au Concile il abordera un autre problème très concret, celui des latifundia[107] qui mettent en péril le bien commun : « Dans plusieurs régions économiquement moins développées, il existe des domaines ruraux étendus et même immenses, médiocrement cultivés ou mis en réserve à des fins de spéculation, alors que la majorité de la population est dépourvue de terres ou n’en détient qu’une quantité dérisoire et que, d’autre part, l’accroissement de la production agricole présente un caractère d’urgence évident. Souvent, ceux qui sont employés par les propriétaires de ces grands domaines, ou en cultivent des parcelles louées, ne reçoivent que de salaires ou des revenus indignes de l’homme ; ils ne disposent pas de logement décent et sont exploités par des intermédiaires. dépourvus de toute sécurité, ils vivent dans une dépendance personnelle telle qu’elle leur interdit presque toute possibilité d’initiative et de responsabilité, toute promotion culturelle, toute participation à la vie sociale et politique. Des réformes s’imposent donc, visant, selon les cas, à accroître les revenus, à améliorer les conditions de travail et la sécurité de l’emploi, à favoriser l’initiative, et même à répartir les propriétés insuffisamment cultivées au bénéfice d’homme capables de les faire valoir. en l’occurrence, les ressources et les instruments indispensables doivent leur être assurés, en particulier les moyens d’éducation et la possibilité d’une juste organisation de type coopératif. Chaque fois que le bien commun exigera l’expropriation, l’indemnisation devra s’apprécier selon l’équité, compte tenu de toutes les circonstances. »[108]

Le problème démographique

Jean XXIII aborde le problème « des rapports entre l’accroissement démographique , le développement économique et les moyens de subsistance disponibles «⁠[109]. Beaucoup pensent qu’il faut « empêcher ou freiner la natalité » dans la mesure où « le rendement des régimes économiques ne croît par en proportion » du taux de natalité élevé. Pour le Saint Père, il s’agit plutôt de compter sur les « ressources inépuisables » de la nature, sur l’intelligence et le génie inventif des hommes, sur une bonne organisation économique et sociale et la solidarité internationale dans le respect de la famille fondée sur le mariage et des lois de la vie. Dans cette perspective, il convient de donner surtout aux nouvelles générations une formation culturelle et religieuse et de développer leur sens des responsabilités.

Le Concile répétera et précisera que la solution à ce problème se trouve dans la promotion de l’instruction, le passage prudent « de méthodes archaïques d’exploitation agricole à des techniques modernes », l’instauration d’un meilleur ordre social, le partage plus équitable de la propriété terrienne.⁠[110] En plus d’une législation sociale et familiale adéquate, pour lutter contre l’exode des populations rurales vers les villes, il est important d’informer sur la situation et les besoins du pays et de poursuivre toutes les études universitaires utiles en la matière.⁠[111] Bref, on ne peut admettre des solutions « en contradiction avec la loi morale ». Le droit au mariage, à la procréation, et le nombre d’enfants ne peuvent être laissés « à la discrétion de l’autorité publique ». L’essentiel est de former les consciences responsables qui tiennent compte des circonstances et de la loi divine et d’informer « des progrès scientifiques réalisés dans la recherche de méthodes qui peuvent aider les époux en matière de régulation des naissances, lorsque la valeur de ces méthodes est bien établie et leur accord avec la morale chose certaine. »[112]

Vers une communauté mondiale.

Le développement des peuples est le chemin qui conduit à la constitution d’« une communauté mondiale, dont tous les membres seront sujets conscients de leurs devoirs et de leurs droits, travailleront en situation d’égalité à la réalisation du bien commun universel ». ⁠[113]

« Le bien commun a […] des exigences sur le plan mondial : éviter toute forme de concurrence déloyale entre les économies des divers pays ; favoriser, par des ententes fécondes, la collaboration entre économies nationales ; collaborer au développement économique des communautés politiques moins avancées. »[114]

C’est pourquoi il est important que la communauté internationale coordonne, stimule les initiatives, distribue les ressources avec efficacité et équité et ordonne les rapports entre les parties selon les principes de subsidiarité et les normes de la justice.⁠[115] Des institutions internationales sont nécessaires pour promouvoir et régler le commerce international en plus de l’aide technique, culturelle, financière.⁠[116]

Enfin, le chrétien surtout dans un pays riche a une responsabilité particulière : il est invité à la pauvreté et à la charité, à la formation et à l’engagement⁠[117]. Plus que quiconque, il doit se rendre compte de la « nécessité urgente d’entente et de collaboration » avec les pays en voie de développement et se sentir « obligé d’améliorer les institutions temporelles par respect pour la dignité humaine et pour éliminer les obstacles à la diffusion du bien »[118].

L’évangélisation a aussi son importance parce que celui qui devient chrétien se sent libéré de toute contrainte extérieure et « tout ce qui en lui a quelque valeur se renforce et s’ennoblit »[119]. De plus, elle seule est à même de vaincre la méfiance qui consume l’énergie des hommes et des ressources gigantesques. Ce manque de confiance découle de conceptions de vie différentes voire opposées, conceptions qui ne reconnaissent pas toujours « l’existence d’un ordre moral, d’un ordre transcendant, universel, absolu, d’égale valeur pour tous »[120]. Un tel un ordre ne peut s’édifier que sur Dieu⁠[121]. Sans cette « pierre angulaire », comment s’entendre, sans violence, sur la « justice » et ses exigences ?⁠[122]


1. PROUDHON Pierre-Joseph, La Guerre et la Paix, Recherches sur le principe et la constitution du droit des gens, in Oeuvres complètes, Librairie internationale, 1867-1870, vol. XIII et XIV, republiées partiellement chez Marcel Rivière en 1923. La Guerre et la paix été publié aussi chez Tops/H Trinquier, en deux volumes, en 1998. On peut aussi se référer à PHILONENKO Alexis, Essai sur la philosophie de la guerre, Librairie philosophique J Vrin, 2003.
2. Op. cit., p. 330
3. « Le Créateur en nous soumettant à la nécessité de manger pour vivre, loin de nous promettre la bombance, comme le prétendent les gastrosophes et épicuriens, a voulu nous conduire pas à pas à la vie ascétique et spirituelle ; il nous enseigne la sobriété et l’ordre, et nous les fait aimer. Notre destinée n’est pas la jouissance, quoi qu’ait dit Aristippe (…). Nous n’avons pas d’autre vocation que de cultiver notre cœur et notre intelligence, et c’est pour nous aider, au besoin pour nous y contraindre, que la Providence nous fait une loi de la pauvreté : Beati pauperes spiritu. (…)
   L’antique sagesse avait entrevu ces vérités. Le christianisme posa le premier, d’une manière formelle, la loi de pauvreté, en la ramenant toutefois, comme c’est le propre de tout mysticisme, au sens de sa théologie (…). La pauvreté est décente ; ses habits ne sont pas troués comme le manteau du cynique ; son habitation est propre, salubre et close ; elle change de linge au moins par semaine ; elle n’est ni pâle, ni affamée. Comme les compagnons de Daniel, elle rayonne de santé en mangeant ses légendes ; elle a le pain quotidien, elle est heureuse. -La pauvreté n’est pas l’aisance ; ce serait déjà pour le travailleur de la corruption. Il n’est pas bon que l’homme ait ses aises ; il faut au contraire qu’il sente toujours l’aiguillon du besoin.
   L’aisance serait plus encore que la corruption, ce serait la servitude ; et il importe que l’homme puisse, à l’occasion, se mettre au-dessus du besoin et se passer même du nécessaire. Mais la pauvreté n’en a pas moins ses joies intimes, ses fêtes innocentes, son luxe de famille, luxe touchant, que fait ressortir la frugalité accoutumée du ménage. (…)
   Si nous vivions comme l’Évangile le recommande, dans un esprit de pauvreté joyeuse, l’ordre le plus parfait régnerait sur la terre. Il n’y aurait ni vice, ni crime ; par le travail, par la raison et la vertu, les hommes formeraient une société de sages ; ils jouiraient de toute la félicité dont leur nature est susceptible. Mais c’est ce qui ne saurait avoir lieu aujourd’hui, ce qui ne s’est vu dans aucun temps, et cela par suite de la violation de nos deux grandes lois, la loi de pauvreté et la loi de tempérance. » (pp.329-341)
4. Id., p. 463.
5. Id., p. 483. « Mais (…) la paix n’est pas la fin de l’antagonisme, ce qui voudrait dire, en effet, la fin du monde ; la paix est la fin du massacre, la fin de la consommation improductive des hommes et des richesses. Autant et plus que la guerre, la paix, dont l’essence a été jusqu’ici mal comprise, doit devenir positive, réelle, formelle. La paix donnant à la loi d’antagonisme sa vraie formule et sa haute portée, nous fait pressentir par avance ce que sera sa puissance organique. La paix, enfin, dont l’inexactitude du langage a fait jusqu’ici le contraire de la guerre, est à la guerre ce que la philosophie est au mythe » (p. 487). En effet, le dieu qui parle enfin, s’exprime en définitive dans ce que Proudhon appelle, « le livre de raison » (p. 463).
6. PRAT Michel et ROLLAND Patrice, La guerre et la paix. Essai d’exégèse proudhonienne, disponible sur www.cairn.info, p.5.
7. PHILONENKO Alexis, op. cit., p. 181.
8. JOURDAIN Edouard écrit à ce propos (in Proudhon, Dieu et la guerre, L’Harmattan, 2006, pp. 233-236) : La totalité est « le produit de la guerre, mère de tout ce qui est. La guerre est la vie, elle permet à l’homme de progresser et d’accroître sa puissance qui est réduite à néant si elle n’a rien contre quoi s’exercer. Grand moteur de l’histoire, elle permet aussi d’éveiller la conscience morale des individus puisqu’elle exprime tout à la fois le refus d’un ordre extérieur et l’affirmation d’une loi intérieure aux êtres collectifs en lutte. En cela elle traduit l’immanence de la Justice, c’est-à-dire la capacité pour chacun de juger de ce qui est bien ou mal. (…) La paix positive n’est pas la fin de l’antagonisme mais la fin de l’absolutisme. En effet, la guerre et la paix ne sont plus arbitrairement séparées par l’Absolu, c’est-à-dire Dieu ou l’État (…). C’est en déclarant la guerre à Dieu que Proudhon trouve les fondements de son combat contre tout ordre transcendant. Pour lui en effet Dieu n’est ni à affirmer ni à nier, mais à renier ; l’homme doit se battre contre lui et sa tendance à l’absolutisme, constituant ainsi sa liberté, car Dieu qui est la plus haute expression de l’absolu, en créant un ordre et en se plaçant au-dessus de lui, comme souverain, n’a envisagé l’homme dans son plan que comme exécuteur de ses desseins. Or par la révolte et par la guerre, celui-ci affirma l’immanence de son sens moral et sa capacité, c’est-à-dire sa nécessité, à produire un ordre composé par une pluralité de singularités qui réponde à ses aspirations, à sa loi immanente » Dieu est assimilé « à toutes les formes que peuvent prendre l’Absolu comme la Nation, le Prolétariat, La race, le Peuple. Tout gouvernement tient aussi son pouvoir de Dieu (…) ».
9. 5 mai 1891.
10. Encyclique Caritas Christi compulsi, 3 mai 1932.
11. PIE XI, encyclique Divini redemptoris, 19 mars 1937 (DR).
12. Lettre de la Sacrée Congrégation du Concile à Mgr Liénart, 5 juin 1929.
13. DR.
14. On parle à l’origine de « propagation de la foi ». Ainsi, Raymond Lulle (1235-1315) écrit un Traité de la manière de convertir les infidèles (1292), qui développe de quelle manière la prédication peut amener les « infidèles et les incrédules à la vérité de la sainte foi catholique ». Ce sont, semble-t-il, les jésuites qui utilisèrent les premiers le mot « mission » pour parler de l’évangélisation. (cf. PRUDHOMME Claude, Missions chrétiennes et colonisation, XVIe-XXe siècle, Cerf, 2004, pp.11-12).
15. Cf. NICOLAS V, bulle Romanus pontifex, 6 janvier 1454 ou ALEXANDRE VI, bulle Inter caetera, 3 mai 1493 et la seconde bulle de donation, 4 mai 1493.
16. On peut consulter, par exemple, la correspondance de Cristobald Colon sur le site « 500 años de México en documentos » sur: www.biblioteca.tv/artman2/publish/index.shtm
17. De Vitoria : « Lorsqu’ils arrivent chez les barbares, les Espagnols leur expliquent […​] que le roi d’Espagne les envoie pour leur bien et ils les invitent à le reconnaître et à l’accepter pour maître et roi » Or, « il ne devrait y avoir de crainte ni d’ignorance, car elles faussent tout choix. Or celles-ci jouent au maximum dans ce choix et cette acceptation, car les barbares ignorent ce qu’ils font. bien plus, parfois, ils ne comprennent pas ce que leur demandent les Espagnols. En outre, ce sont des gens armés qui demandent cela à une foule désarmée et craintive qu’ils encerclent. Ces barbares avaient, comme […​] des chefs et des princes véritables. le peuple ne peut donc, sans autre motif raisonnable, se donner de nouveaux chefs, car c’est au détriment des anciens. Inversement, les chefs eux-mêmes ne peuvent choisir un nouveau prince, sans le consentement du peuple du reste de vrais maîtres, et le peuple, sans autre cause raisonnable, ne peut se choisir de nouveaux maîtres au détriment des premiers. De même les princes des Indiens ne peuvent accepter un nouveau prince, sans l’assentiment de tout le peuple. » (Leçons sur les Indiens et sur le droit de guerre, Les classiques de la pensée politique, Droz, 1966, pp. 76-77.
18. Les textes pontificaux condamnant l’esclavage ne manquent pas : Eugène IV dans une bulle de 1435 pour la libération des indigènes des Canaries ; Paul III dans une bulle du 2 juin 1537 s’élève contre l’oppression des Indiens et, dans sa bulle du 21 mars 1542, encourage les mariages « mixtes » ; Pie V intervient à de nombreuses reprises et souhaite dès 1571 la formation d’un clergé indigène, de plus, le 19 août 1568, il fait publier une instruction sur la façon de traiter les Indiens d’Amérique, dénonce travail forcé, injustes salaires, impôts exagérés, guerres iniques ; Urbain VIII s’élève dans la bulle du 22 avril 1639 contre la déportation des indigènes ; Clément XI, dans une bulle du 11 mars 1704, répond aux chrétiens qui lui reprochent les préférences et les faveurs dont jouissent les Indiens ; Benoît XIV, dans sa bulle du 20 décembre 1741, rappelle la fraternité de toutes les races ; Pie VII, le 20 septembre 1814, dans une lettre destinée à Louis XVIII, dénonce le commerce des esclaves ; Grégoire XVI publie, le 3 décembre 1839, une constitution contre la traite et l’esclavage (In supremo apostolatus fastigio). (Cf. CHAPPOULIE et alii, Colonisation et conscience chrétienne, Recherches et débats, 6, Arthème Fayard, 1953, pp. 137-156 et article « esclavage » in Dictionnaire encyclopédique d’éthique chrétienne, Cerf, 2013).
19. Las Casas, plus radical, écrit: « Comme toutes les nations, les peuples américains devront être gouvernés pour leur bien spirituellement et temporellement. C’est dans l’intérêt de leurs corps et de leurs âmes que le Roi, auquel le pape a confié la mission de les évangéliser et de les amener au christianisme, doit agir, non dans son propre intérêt ni dans celui des sujets immédiats, les Espagnols ». (Texte cité in Chérif DAHA BA, Les colonies à l’épreuve de la charité chrétienne, Moralistes catholiques et morale coloniale, Ethiopiques n° 83, 2e semestre 2009. L’auteur est professeur à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, Sénégal.
20. Op. cit., pp. 91-95.
21. Id., pp.97-98.
22. « Droit de société et de communication ».
23. Op. cit., p. 82.
24. Cf. PRUDHOMME Claude, op. cit., p. 49.
25. « La Propagande est le ministère des missions catholiques, le bureau central des affaires religieuses pour al conversion du monde, le foyer lumineux d’où partent tous les rayons qui mieux que le soleil physique éclairent simultanément les deux hémisphères. […​] Tandis que les princes temporels emploient leurs trésors et exposent la vie de leurs sujets pour satisfaire une frivole ambition, ou pour acquérir un pouce de terrain, la Propagande envoie ses missionnaires jusqu’aux extrémités du monde, non pour mettre à mort mais pour donner la vie de la foi, non pour étendre d’inutiles conquêtes, mais pour adoucir les mœurs, pour prêcher, et, s’il le faut, pour mourir en pardonnant au bourreau ». (Notice historique de 1875, citée in PRUDHOMME Claude, op. cit., p. 52).
26. Pour être tout à fait complet, on peut évoquer les missions d’Asie principalement qui tentèrent de se développer dans les royaumes indigènes préservés de la colonisation.
27. 1813-1873.
28. PRUDHOMME Claude, op. cit., p. 71.
29. Alors qu’en métropole, les pouvoirs se laïcisent et même manifestent une certaine méfiance voire une certaine hostilité vis-à-vis de l’Église, ces mêmes pouvoirs n’hésitent pas à se servir des missions. Napoléon Ier déclare le 22 mai 1804 devant le Conseil d’État : « Mon intention est de rétablir la maison des Missions étrangères : ces religieux me seront très utiles en Asie, en Afrique et en Amérique ; je les enverrai prendre des renseignements sur l’état du pays. leur robe les protège et sert à couvrir les desseins politiques et commerciaux…​ Ils coûtent peu et sont respectés des barbares et, n’étant revêtus d’aucun caractère officiel, ils ne peuvent compromettre le gouvernement ni lui occasionner des avanies ; le zèle religieux qui anime les prêtres leur fait entreprendre des travaux et braver des périls qui seraient au-dessus des forces d’un agent civil. les missionnaires pourront servir mes vues de colonisation en Égypte et sur les côtes d’Afrique. je prévois que la France sera forcée de renoncer à ses colonies de l’Océan…​ Il faut donc ménager les moyens de former ailleurs de semblables établissements. » Toujours dans leur intérêt, les pouvoirs coloniaux ne peuvent évidemment tout permettre aux missionnaires. Ainsi, le duc de Clermont-Tonnerre, Ministre de la Marine et des Colonies de 1821 à 1824 écrira au gouverneur de la Martinique : « Il faut faire sentir aux prêtres à combien de dangers ils exposeraient les colonies si, donnant un sens trop ,étendu aux sages maximes de l’Évangile,, ils prêchaient une égalité qui se trouve être en opposition avec les principes constitutifs des colonies. » (Textes cités in Chérif DAHA BA, op. cit.)
   L’instrumentalisation de la religion explique aussi que les puissances européennes s’opposeront de diverses manières aux missions chrétiennes en pays musulmans. De leur point de vue, l’islam est là un « facteur d’ordre et de cohésion » parfaitement adapté (PRUDHOMME Claude, op. cit., pp. 87-88)
30. PRUDHOMME Claude, op. cit., p. 93.
31. Ainsi, Léon XIII, dans l’encyclique Longinqua du 6 janvier 1895, à l’occasion du quatrième centenaire de l’introduction du catholicisme aux États-Unis, écrit : , « Colomb, comme Nous l’avons d’ailleurs expressément indiqué, a cherché, comme le fruit principal de ses voyages et de ses travaux, d’ouvrir une voie pour la foi chrétienne en de nouveaux pays et de nouvelles mers. Gardant cette pensée constamment en vue,  sa première sollicitude, où il débarqua, fut de planter sur le rivage l’emblème sacré de la croix. C’est pourquoi, comme l’arche de Noé, surmontant les eaux débordantes, porta la semence d’Israël avec les restes de la race humaine, ainsi, de même, les navires lancés par Colomb sur l’océan transportèrent dans des régions au-delà des mers aussi bien les germes de puissants États que les principes de la religion catholique ».
32. On lit dans les Annales, la revue de l’Œuvre de la propagation de la foi à Lyon : « C’est la destinée de la religion, comme de l’astre du jour, de faire le tour du monde pour l’éclairer et le vivifier ; elle visite successivement, et non à la fois, mais dans l’ordre que son Tout-puissant a voulu, les régions de l’Orient, du Septentrion, du couchant et du midi. sa course lui est tracée depuis longtemps ; il faut qu’elle la poursuive, et qu’elle l’achève sans qu’aucun obstacle puisse l’arrêter jamais : le ciel et la terre passeront avant que passe la parole de celui qui dit : « Cet Évangile du Royaume sera annoncé dans toutes les parties de l’univers habitables ». […​] Lisons l’histoire des siècles : on opprime la religion dans un lieu, elle passe dans un autre ; on veut l’étouffer, et elle s’étend ; on croit qu’elle fuit, et elle ne fait que disparaître un moment pour aller prendre possession d’une autre partie de son héritage ».(Avant-propos, tome I, 1822)(Cité in PRUDHOMME Claude, op. cit., p. 119).
33. Certains ont vu dans le « ius communicationis ac societatis mutuae » et le droit de tutelle prévus par Vitoria, la légitimation de la colonisation. Or, quand on relit ce que Vitoria dit exactement, on se rend compte que le principe de tutelle est soumis à condition, est provisoire et ne peut s’exercer qu’en vue du bien du « pupille » : « Un autre titre peut être appelé dans notre discussion. Il est considéré comme légitime pour certains. Pour notre part, nous ne pouvons ni le légitimer ni le condamner absolument. Les barbares n’ont ni lois convenables, ni magistrats ; bien plus, ils ne sont pas suffisamment aptes à gouverner des affaires de familles ; ils ne connaissent ni lettres, ni arts non seulement libéraux mais encore mécaniques, ni la plupart des choses nécessaires au bien-être ou à l’usage courant. On peut donc dire que dans leur intérêt, les princes espagnols peuvent assurer leur administration, se faire leurs préfets et leurs gouverneurs, et même leur donner de nouveaux maîtres. En effet, si …​ par un coup du sort, leurs adultes périssaient et si les enfants et les adolescents seuls restaient, les Espagnols auraient quelque raison pendant les années de jeunesse, de les faire diriger par leurs princes, de les surveiller, de les gouverner tant que durerait cet état de choses. Si cela est admis, il apparaît qu’il doive en être de même à l’égard des parents barbares, étant supposé qu’ils soient inférieurs par l’esprit, selon ce que pensent ceux qui ont vécu chez eux…​ Certes, ce pourrait être là un principe de charité chrétienne que de considérer ces prochains, et de penser que nous devons prendre soin de leurs biens. Ceci dit toutefois et sans affirmation et même avec cette restriction qu’il est nécessaire d’agir toujours pour leur bien et leur utilité et non pour l’avantage des Espagnols. »
   Quel contraste entre ce que dit Vitoria du « prince tuteur » et ce que feront les Etas colonisateurs ! Vitoria précise : « Un prince qui obtient le pouvoir chez les infidèles est tenu de faire les lois qui conviennent à leur État, de façon que leurs biens soient conservés et augmentés, et qu’ils ne soient pas dépouillés de leurs richesses…​ En cela, le prince ne doit pas tenir compte des avantages de ses autres sujets, mais seulement de ceux de cet État. Cela est évident puisque cette « respublica » n’est pas une partie de l’autre…​ En somme, ce roi est tenu de faire pour les barbares à qui il commande tout ce qu’il ferait dans l’intérêt de sa patrie…​ Il ne suffit à un prince de donner de bonnes lois aux Barbares, mais il est tenu de choisir des ministres capables de faire observer ces lois. Et un roi n’est pas exempt de reproches jusqu’à ce qu’il soit parvenu à ce résultat, comme ceux par le conseil de qui les affaires de l’État sont administrées. Certains barbares pourraient répondre au prince chrétien les mêmes paroles que les Scythes à Alexandre : « Si tu n’es pas notre roi, par quel droit es-tu notre juge ? mais si tu es vraiment notre roi légitime, tu dois enrichir les tiens et non les dépouiller ». Confrontons ce texte avec les traités que l’explorateur Henry Morton Stanley (1841-1904) fit signer à des chefs indigènes : « Nous, soussigné, chef de Nzoungi, consentons à reconnaître la souveraineté de l’Association internationale africaine, en foi de quoi nous adoptons son drapeau » ; « les chefs de Ngambi cèdent à la dite Association internationale africaine, librement, de leur propre mouvement, pour toujours, en leur nom et au nom de leurs héritiers et successeurs, la souveraineté et tout droit de souveraineté sur tous les domaines ». (Textes cités par in Chérif DAHA BA, op. cit.).
34. FOLLIET J. (prêtre lyonnais, 1903-1972) : Le droit de colonisation, Etude de morale sociale et internationale, Bloud et Gay, 1928. Les deux premiers chapitres de la première partie de cette importante étude sont consacrés respectivement à Las Casas et à Vitoria. Folliet est aussi l’auteur de Le travail forcé aux colonies, Cerf, 1934 ; De la colonisation à la communauté humaine, Semaines sociale de France, Cerf, 1948.
35. L’expansion coloniale est-elle légitime ?, Semaine sociale de France, 1930. Ce dominicain (1891-1974) est aussi l’auteur d’un article fort intéressant: L’expansion coloniale dans la doctrine de Vitoria, et les principes du droit public moderne, in Contribution des théologiens au droit international moderne, A. Pedone, 1939.
36. Cf. PRUDHOMME Claude, op. cit., pp. 121-130. Les motivations de la mission et de la colonisation ont été, au départ, différentes. Mission et colonisation ont certes coopéré mais les objectifs restèrent différents de telle sorte que la mission finit par prendre ses distances. Claude prudhomme relève quatre différences essentielles.
   1. Les États considèrent que la religion a une utilité sociale alors que les missionnaires sont surtout préoccupés par l’annonce du salut et l’implantation des Églises. Pour Benoît XV, « le missionnaire digne de ce nom de missionnaire catholique ne cesse de réfléchir que, n’étant en rien le missionnaire de sa patrie mais le missionnaire du Christ, il doit se comporter de telle manière que le premier venu n’hésite jamais à reconnaître en lui le ministre d’une religion qui n’est étrangère dans aucune action parce qu’elle embrasse tous les hommes qui adorent Dieu en esprit et en vérité. » Et encore en 1946, les Œuvres pontificales missionnaires recommandent : « S’il est humain de chérir sa patrie, c’est une inspiration divine qui fait rechercher le bien supérieur du peuple au milieu duquel les missionnaires sont les hérauts de l’Évangile. Or cet idéal est impossible à atteindre pour ceux d’entre eux qui montrent une excessive complaisance pour les intérêts politiques de leur patrie, en ruinant le travail de leurs compagnons au plus grand dommage des missions ».
   2. Si les missionnaires apportent la culture occidentale et malmènent les traditions et coutumes locales, ils vont se rendre compte qu’une acculturation est nécessaire, qu’il faut connaître la langue, la culture, les croyances indigènes.
   3. Dès 1659, la Congrégation pour la propagation de la foi de même que, plus tard, en 1845, par exemple, dans l’Instruction Neminem profecto,insistera sur la formation d’un clergé indigène et d’une hiérarchie indigène complète.
   4. Les missionnaires insérés dans la vie sociale christianisent le champ social que l’État sécularisé et intéressé par ailleurs leur abandonne.
   Les points 1 et 3 sont particulièrement l’objet de nombreux textes officiels du XXe siècle : Lettre apostolique Maximum illud, 1919 (Benoît XV), 1920, encycliques Rerum Ecclesiae (Pie XI), 1926, Summi pontificatus, 1939, Evangelii Praecones, 1951, Fidei donum, 1957 (Pie XII).
37. L’auteur distingue la colonisation qui est une forme de domination mêlée de bienfaits et de méfaits et qui doit évoluer vers l’égalité des parties et le colonialisme qui s’apparente à l’impérialisme et au racisme. (Cf. Colonisation et colonialisme, in CHAPPOULIE et alii, Colonisation et conscience chrétienne, Recherches et débats 6, Arthème Fayard, 1953) Il écrit que le mot « colonialisme » « indique une déformation systématique -doctrinale et pratique- de la colonisation » (Le droit de colonisation, op. cit., p. 222). A propos de racisme, le Dr SALAZAR, Président du Conseil des ministres du Portugal de 1932 à 1968 écrivait le 25 juillet 1949: « Le Portugal ne saurait être accusé de préjugés raciaux. Un des traits unanimement reconnus de son œuvre colonisatrice est l’absence de cet esprit de supériorité qui se manifeste pratiquement par le mépris des hommes ou par l’imposition violente d’institutions et de coutumes. Dans notre contact avec des peuples parvenus à des degrés divers de progrès économique et social, il ne nous a pas coûté de reconnaître et de respecter, quand c’était le cas, le caractère spécifique d’autres civilisations et cultures. Un souffle de fraternité chrétienne nous a, d’ordinaire, inspirés dans une tâche qui, depuis des siècles et jusqu’à nos jours, repose sur les traitements humains, la communauté de sentiments et la confiance mutuelle bien plus que sur la force coercitive du pouvoir. » (Dictionnaire politique de Salazar, S.N.I., 1964, pp. 19-20). Et le 30 novembre 1960, il constatait : « La société pluriraciale est donc possible, qu’elle soit de souche luso-américaine, ou bien luso asiatique, comme on le voit à Goa, ou encore luso-africaine, comme c’est le cas de l’Angola et du Mozambique. il n’y a rien, il n’y on le voit à Goa, ou encore luso-africaine, comme c’est le cas de l’Angola et du Mozambique. Il n’y a rien, il n’y a rein eu qui puisse nous amener à une conclusion contraire. Seulement cette société exclut toute manifestation de racisme -blanc, noir ou jaune- et exige une longue évolution et un travail de plusieurs siècles…​ ». (Id., pp. 23-24).
38. Cf. Chérif DAHA BA, op. cit.. L’auteur cite cet extrait d’un discours prononcé par le Président de l’Assemblée de l’Union française, Albert Sarraut, à l’Ecole coloniale : « Ne rusons pas, ne trichons pas. A quoi bon farder la vérité ? La colonisation, au début, n’a pas été un acte de civilisation, une volonté de civilisation. Elle est un acte de force, de force intéressée. C’est un épisode de combat pour la vie, de la grande concurrence vitale, qui, des hommes aux groupes, des groupes aux nations, est allée se propager à travers le vaste monde. les peuples qui recherchent dans les continents lointains des colonies et les appréhendent ne songent d’abord qu’à eux-mêmes, ne travaillent que pour leur puissance, ne conquièrent que pour leur profit ». De 1911 à 1914 et de 1917 à 1919 il fut gouverneur général de l’Indochine et travailla, à cette occasion, avec Albert Lebrun, ministre des colonies de 1911 à 1913.
39. Cette décolonisation, si l’on veut appliquer la pensée de Vitoria, « doit résulter d’un accord entre les deux parties, accord inspiré par la recherche du bien commun et tenant compte de la hiérarchie des biens […​] bien du colonisé, bien de la communauté humaine, bien du tuteur ». Beaucoup d’évêques des pays colonisés ont trouvé dans l’enseignement de Pie XII les arguments propres à légitimer la marche vers l’indépendance, notamment dans ce passage de son Message de Noël 1939: « Un postulat fondamental d’une paix juste et honorable est d’assurer le droit à la vie et à l’indépendance de toutes les nations, grandes et petites, puissantes et faibles. la volonté de vivre d’une nation ne doit jamais équivaloir à la sentence de mort pour une autre. Quand cette égalité de droits a été lésée ou détruite ou mise en danger, l’ordre juridique exige une réparation, dont la mesure et l’extension ne sont pas déterminés par l’épée, mais par des normes de justice et d’équité réciproques. » Ainsi, le 27 novembre 1953, les vicaires et préfets apostoliques de Madagascar (autochtones et Français), réunis à Antsirabe déclarèrent : « Désireux de répondre en toutes occasions aux préoccupations réelles des chrétiens , et sachant que nombreux sont ceux qui se posent la question de la légitimité de leur désir concernant l’indépendance de leur pays, nous tenons à réaffirmer les principes suivants : « L’Église n’est pas u ne puissance politique chargée de promouvoir une forme de gouvernement ou de déclarer sui un peuple est capable ou non de se gouverner lui-même, et elle entend n’être annexée par aucun courant d’opinion ou par aucune force au pouvoir ou aspirant à y être. Elle veut être et demeurer libre, uniquement préoccupée de porter le message évangélique dans toute sa pureté, quelles que soient les circonstances, et même si cette attitude lui vaut, de la part de certains, incompréhensions et attaques. L’Église souhaite ardemment que les hommes comme les peuples progressent vers plus de bien-être et assument toujours davantage leurs responsabilités - la grandeur de l’homme vient de ce qu’il est libre et responsable - et la liberté politique est l’une de ces libertés et de ces responsabilités fondamentales. Ne pas en jouir prouve une évolution inachevée et ne peut être que temporaire. Ainsi, l’Église, comme le droit naturel, reconnaît la liberté des peuples à se gouverner eux-mêmes. Elle ne fait pas d’ailleurs qu’affirmer ce principe. la libération spirituelle qu’elle assure chez les chrétiens est un des plus efficaces moyens de faire parvenir l’homme à sa pleine maturité. Et, en rappelant à tous la grandeur de la dignité humaine et les devoirs qui en découlent, elle contribue réellement à l’amélioration des relations entre les hommes. En conclusion, nous reconnaissons la légitimité de l’aspiration à l’indépendance comme aussi de tout effort constructif pour y parvenir. mais nous vous mettons en garde contre les déviations possibles, spécialement contre la haine qui ne peut trouver place dans un cœur chrétien. » (Cf. SPACENSKY Alain, Regards sur l’évolution politique malgache 1945-1966, in Revue française de science politique, 1967, vol. 17, n° 2, p. 271 et Chérif DAHA BA, op. cit.).
40. Vitoria aborde « Le droit de tutelle » avec une extrême prudence : « Personnellement, je n’ose rien affirmer à son sujet, mais je n’ose pas non plus le condamner absolument ». Partant de l’hypothèse que les Indiens pourraient être tous fous ou réduits à leurs enfants et adolescents, il en arrive à dire, que puisque les voyageurs déclare les barbares « stupides », « cela [le droit de tutelle] pourrait certainement se fonder sur le commandement de la charité, car ils sont notre prochain et nous sommes tenus de veiller à leur bien. Comme je l’ai dit, on peut proposer cela mais sans le soutenir et avec cette restriction qu’on le ferait pour leur bien et leur avantage et non dans le seul intérêt des Espagnols. Car, sur ce point, toute la question du salut des âmes est engagée. » (Op. cit., pp. 100-102).
41. Morale internationale, Bloud et Gay, 1934, pp. 199-203.
42. Texte cité par in Chérif DAHA BA, op. cit..
43. Même le Dr Salazar déclarait le 30 mai 1956: « Le principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes fonde et légitime l’indépendance de ces peuples, quand le degré d’homogénéité de conscience et de maturité politique leur permet de se gouverner par eux-mêmes, au bénéfice de la collectivité ». (Op. cit., p. 21).
44. Morale internationale, op. cit., pp. 204-206.
45. Union internationale d’Etudes sociales, Spes, 1937, p. 98.
46. De la décolonisation à la communauté humaine, Semaines sociales de France, Cerf, 1948, pp.247-248.
47. « Nous avons déjà fait allusion aux foyers d’oppositions qui se remarquent dans les rapports entre les peuples européens et ceux qui hors d’Europe aspirent à la pleine indépendance politique. pourrait-on laisser les conflits suivre, pour ainsi dire, leur cours, ce qui amènerait facilement à augmenter la gravité, à creuser dans les esprits des sillons de haine et à créer ce qu’on appelle des inimitiés traditionnelles ? Est-ce qu’un tiers n’en tirerait pas avantage, un tiers que les deux autres groupes au fond ne veulent pas et ne peuvent pas vouloir ? » Les peuples colonisés « toutefois reconnaîtront à l’Europe le mérite de leur avancement ; sans l’influence de l’Europe, étendue à tous les domaines, ils pourraient être entraînés par un nationalisme aveugle à se jeter dans le chaos ou dans l’esclavage.
   d’autre part, les peuples de l’Occident, spécialement de l’Europe, ne devraient pas, sur l’ensemble des questions dont il s’agit, demeurer passifs dans u n regret stérile du passé ou s’adresser des reproches mutuels de colonialisme. Ils devraient au contraire se mettre à l’oeuvre de façon constructive, pour étendre, là où cela n’aurait pas encore été fait, les vraies valeurs de l’Europe et de l’Occident, qui ont porté tant de bons fruits dans d’autres continents. Plus ils tendront à cela seulement, plus ils aideront les libertés des peuples jeunes, et plus ils demeureront eux-mêmes préservés des séductions du faux nationalisme. Celui-ci est en réalité leur véritable ennemi, qui les exciterait un jour les uns contre les autres, au profit d’un tiers. »
48. L’entre-deux-guerres avait déjà été marquée par des mouvements annonciateurs comme ceux de Gandhi (1869-1948) en Inde, de Soukarno (1901-1970) en Indonésie, de Messali Hadj (1898-1974) en Algérie, du parti Wafd (fondé en 1919) en Égypte. C’est l’époque aussi où le communisme se répand dans les colonies.
49. Pour aborder le problème plus concrètement sous l’éclairage de ces grands textes, on peut aussi lire CHARENTENAY Pierre de sj, Le développement de l’homme et des peuples, Centurion,1990. Mais les chiffres doivent évidemment être actualisés. Il n’empêche que les leçons qu’il tire de l’étude de la situation à son époque restent valables. Elles se résument en cinq points : le développement est une question très complexe qui réclame prudence et pragmatisme vu les différences géographiques, historiques et culturelles qui ne peuvent ne peuvent s’accommoder d’une recette unique ; la démocratie est indispensable au développement qui ne peut que souffrir de l’autoritarisme ou du lobbying ; le développement doit s’appuyer sur les ressources humaines locales ; l’aide la plus efficace est d’offrir, sur le plan international, des conditions économiques et financières favorables ; les chrétiens ont un rôle déterminant à jouer par leur désintéressement.
50. MM 200.
51. GS 63/4.
52. MM 156.
53. MM 157.
54. MM 24.
55. MM 122.
56. MM 160.
57. PT 44.
58. Nombre de causes de discordes « proviennent d’excessives inégalités d’ordre économique, ainsi que du retard à y apporter les remèdes nécessaires. » (GS 83) Il faut déplorer aussi des formes « de dépendance abusive », sources potentielles de conflits. ( GS 85/1).
59. MM 202. Le Concile rappelle aussi « la multiplication et l’intensification des relations et des interdépendances entre individus, groupes et peuples. » ( GS 63/2).
60. MM 160.
61. MM 162.
62. MM 164.
63. MM 158.
64. PT 89.
65. PT 46.
66. PT 87.
67. PT 118.
68. PT 84.
69. PT 79.
70. PT 84.
71. PT 85.
72. PT 86.
73. MM 55.
74. MM 165.
75. JXXIII salue l’action de l’ONU et en particulier de la FAO (MM 159)
76. MM 168.
77. MM 166.
78. MM 166.
79. GS 69/1.
80. GS 85/2.
81. GS 85/2.
82. _GS 70.
83. MM 76.
84. MM 74.
85. MM 171.
86. GS 66/1.
87. GS 69/2.
88. GS 86/2.
89. GS 85/3.
90. GS 85/7.
91. MM 179-180.
92. MM 174.
93. MM 175.
94. MM 176.
95. PT 120.
96. PT 122.
97. GS 85/3.
98. GS 85/4.
99. PT 96.
100. PT 98.
101. PT 98.
102. PT 97.
103. PT 90.
104. PT 93.
105. PT 99.
106. PT 100.
107. Grands domaines agricoles en Amérique du Sud (du latin latus, vaste, spacieux, et fundus, propriété, domaine, ferme).
108. GS 71/6.
109. MM 187-201.
110. GS 87/1.
111. GS 87/2.
112. GS 87/3.
113. MM 177.
114. MM 82.
115. GS 85/5.
116. GS 85/6.
117. GS 88.
118. MM 182.
119. MM 183.
120. MM 207.
121. MM 210.
122. MM 208.

⁢ii. Populorum progressio (PP)

C’est la première encyclique sociale entièrement consacrée au problème du développement des peuples. Elle inaugure une nouvelle lignée. Comme Rerum novarum a eu, d’anniversaire en anniversaire, une descendance, Populorum progressio va inspirer aux successeurs de Paul VI un approfondissement et une adaptation à l’évolution historique des principes affirmés le 26 mars 1967.

Cette encyclique développe et structure la pensée de l’Église sur le développement et la paix, en gestation depuis Pie XII, ramassée par Jean XXIII puis par le Concile qui a rassemblé les évêques du monde entier et qui a souhaité « la création d’un organisme de l’Église universelle, chargé d’inciter la communauté catholique à promouvoir l’essor des régions pauvres et la justice sociale entre les nations ».⁠[1] L’encyclique non seulement répond au vœu du Concile⁠[2] de mettre l’Église au service des hommes réels de ce temps avec leurs aspirations et leurs problèmes⁠[3] mais elle accompagne aussi la création de la Commission pontificale Justice et paix[4] et la doctrine sociale de l’Église » (Constitution apostolique Pastor Bonus, art. 142).] chargée de « susciter dans tout le peuple de Dieu la pleine connaissance du rôle que les temps actuels réclament de lui de façon à promouvoir le progrès des peuples les plus pauvres, à favoriser la justice sociale entre les nations, à offrir à celles qui sont moins développées une aide telle qu’elles puissent pourvoir elles-mêmes et pour elles-mêmes à leur progrès »[5].

Cette encyclique qui « a fait grand bruit à l’époque »[6] affirme d’emblé, à la suite de Jean XXIII, que « la question sociale est devenue mondiale »[7]et conclut que « le développement est le nouveau nom de la paix »[8]. Deux expressions fortes qui marqueront les esprits.

Entre deux, le pape se prononce sans surprise « pour un développement intégral de l’homme »[9] et un « développement solidaire de l’humanité »[10].

La doctrine sociale de l’Église n’a qu’un but : « promouvoir tout homme et tout l’homme »[11]. Chaque homme est « responsable de sa croissance »[12] orientée « vers Dieu, vérité première et souverain bien ». Inséré dans le Christ il accède « à un épanouissement nouveau, à un humanisme transcendant, qui lui donne sa plus grande plénitude : telle est la finalité suprême du développement personnel »[13]. Cette croissance est un devoir personnel et communautaire puisqu’il est un être personnel et social. Tous les hommes sont concernés et nous ne pouvons nous désintéresser de quiconque : « la solidarité universelle qui est un fait, et un bénéfice pour nous, est aussi un devoir. »[14] De plus, cette croissance doit respecter la hiérarchie des valeurs. Il ne faut pas que le désir d’avoir plus dégénère en cupidité, avarice ou matérialisme. Avoir plus peut ainsi devenir un « obstacle à la croissance de l’être »[15]. Le vrai développement demande donc non seulement des techniciens mais plus encore des sages « à la recherche d’un humanisme nouveau »[16], intégral, « ouvert à l’Absolu »[17] qui sera, bien sûr, une victoire sur la misère, les fléaux sociaux, l’ignorance mais aussi la conquête de plus de dignité et de l’esprit de pauvreté, la reconnaissance des valeurs suprêmes, de Dieu et de la foi.⁠[18]

Quelle action entreprendre ? Les biens étant destinés à tous les hommes, ni la propriété privée, y compris des biens de production, ni les revenus ne peuvent être un obstacle à la prospérité collective. les pouvoirs publics doivent y veiller.⁠[19] Dès lors, on ne peut accepter la vision économique libérale qui fait du profit le motif essentiel du développement, de la concurrence la loi suprême de l’économie et de la propriété privée un droit absolu.⁠[20] Quant au travail qui est le moyen de parachever l’œuvre de Dieu, qui est source de bienfaits matériels et moraux, il faut veiller à ce qu’il ne soit déshumanisant.⁠[21]

Cette action est urgente mais elle doit progresser harmonieusement, courageusement, audacieusement, sans céder à la tentation de la violence ou de l’insurrection révolutionnaire « sauf le cas de tyrannie évidente et prolongée qui porterait gravement atteinte aux droits fondamentaux de la personne et nuirait dangereusement au bien commun du pays. »[22]

Cette action au service de l’homme auteur de son propre progrès ne peut être laissée à la seule initiative individuelle pas plus qu’au simple jeu de la concurrence. Pour éviter les maux du libéralisme ou de la technocratie déshumanisante comme la collectivisation ou une planification arbitraire, pour que soient, au contraire, respectés la liberté et les droits fondamentaux de la personne, de toute personne, les pouvoirs publics, dans leur lutte contre les inégalités et les discriminations, élaboreront des programmes pour « encourager, stimuler, coordonner, suppléer et intégrer l’action des individus et des corps intermédiaires »[23]. Les pouvoirs publics choisiront, voire imposeront « les objectifs à poursuivre, les buts à atteindre, les moyens d’y parvenir » et stimuleront « toutes les forces regroupées dans cette action commune ».⁠[24]

Ces programmes veilleront d’abord à l’alphabétisation et à l’éducation, à la protection de la famille, au problème démographique dans le respect de la loi morale et de la « juste liberté du couple », au développement d’organisations professionnelles et syndicales diverses mais soucieuses du bien commun, de la liberté et de la dignité humaines, des valeurs religieuses. diverses. Ces programmes seront aussi attentifs à la promotion culturelle des peuples, aux vraies valeurs humaines que leurs traditions véhiculent et au danger des « faux biens » de la civilisation moderne matérialiste.⁠[25]

Dans la deuxième partie de l’encyclique, Paul VI va rappeler que « le développement intégral de l’homme ne peut aller sans le développement solidaire de l’humanité ».

« La fraternité humaine et surnaturelle » impose trois devoirs : devoir de solidarité, devoir de justice sociale et devoir de charité.⁠[26]

Un devoir de solidarité.

Il est nécessaire et urgent pour la vie des pauvres, la paix civile et la paix internationale, d’agir contre la faim. Certes des efforts ont été accomplis par des organismes internationaux (FAO) ou privés (Caritas internationalis) mais les investissements privés et publics, les dons, les prêts ne peuvent suffire à construire « un monde où tout homme, sans exception […] puisse vivre une vie pleinement humaine » dans la sécurité, la liberté et l’égalité. Pour y arriver, les peuples riches ne peuvent garder leurs biens pour leur seul usage. Leur superflu doit servir aux peuples pauvres. Ce partage exige des programmes concertés entre « ceux qui apportent les moyens et ceux qui en bénéficient ». Ainsi, pourront se mesurer « les apports, non seulement selon la générosité et les disponibilités des uns, mais aussi en fonction des besoins réels et des possibilités d’emploi des autres. » Cette concertation, ce dialogue, dit Paul VI, permettra d’aménager des conditions de prêt supportables en « équilibrant les dons gratuits, les prêts sans intérêts ou à intérêt minime, et la durée des amortissements ». d’autre part, les pays pauvres pourront garantir le bon emploi des ressources accordées pour que ne soient pas favorisés les paresseux et les parasites. Enfin les États souverains bénéficiaires, conduiront leurs affaires, sans ingérence politique et à l’abri de toute perturbation sociale, détermineront leur politique et orienteront la société selon leur choix. Cette collaboration pacifique et féconde devrait être soutenue par un « Fonds mondial, alimenté par une partie des dépenses militaires ».⁠[27]

Un devoir de justice sociale.

Artisans de leur destin, les peuples jeunes ou faibles doivent prendre leur place dans le concert des nations devenues solidaires, tout d’abord dans une entraide régionale puis grâce aux organisations multilatérales et internationales réorganisées. Pour éviter les distorsions dans les relations commerciales, une nouvelle fois, la conception libérale doit être dépassée : « la liberté des échanges n’est équitable que soumise aux exigences de la justice sociale ». Il ne s’agit pas d’abolir le marché de concurrence mais plutôt de « le maintenir dans des limites qui le rendent juste et moral et donc humain », sur la base d’« une certaine égalité de chances ». En tout cas, dans un premier temps, sur la base d’ « une réelle égalité dans les discussions et négociations […] en vue de régulariser certains prix, de garantir certaines productions, de soutenir certaines industries naissantes. » Pour arriver à un monde plus juste et solidaire, encore faut-il lutter contre la tentation nationaliste et le racisme.⁠[28]

Un devoir de charité.

La charité agissante nourrie par la prière veillera aussi à accueillir avec chaleur et respect les jeunes étudiants et les travailleurs émigrés. Quant aux expatriés, ils doivent être les « initiateurs du progrès social » et de la promotion des travailleurs et cadres indigènes avec qui finalement ils collaboreront. De même, les « experts » en développement se comporteront en assistants et collaborateurs, avec compétence et amour désintéressé. Une fois encore, c’est la personne humaine qui doit se développer et non simplement l’économie.⁠[29]

Le développement intégral de l’homme et de tout homme apparaît donc comme un problème moral d’abord puisqu’il réclame une juste conception de la valeur humaine et un esprit de solidarité et de collaboration car si les peuples sont les premiers artisans de leur développement, « ils ne le réaliseront pas dans l’isolement ». On comprend dès lors mieux pourquoi le « développement est le nouveau nom de la paix », une paix qui « se construit jour après jour, dans la poursuite d’un ordre voulu par Dieu, qui comporte une justice plus parfaite entre les hommes ».

Dans cette perspective, sont nécessaires des « accords régionaux », des « ententes plus amples », des « conventions plus ambitieuses », des institutions et organisations internationales et, in fine, « une autorité mondiale en mesure d’agir efficacement sur un plan juridique et politique ».⁠[30] Est nécessaire aussi la mobilisation sans délai de tous les hommes de bonne volonté et de tous les peuples, des hommes d’État et des hommes de réflexion. Quant aux catholiques, « ils auront, bien sûr, à cœur d’être au premier rang de ceux qui travaillent à établir dans les faits une morale internationale de justice et d’équité. »[31]


1. GS 90.
2. Jean-Paul II dira que Populorum progressio « se présente, d’une certaine manière comme un document d’application des enseignements du Concile ». (SRS 6.).
3. PP 6-11. Au niveau des aspirations des hommes: « Etre affranchis de la misère, trouver plus sûrement leur subsistance, la santé, un emploi stable ; participer davantage aux responsabilités, hors de toute oppression, à l’abri de situations qui offensent leur dignité d’hommes ; être plus instruits ; en un mot, faire, connaître, et avoir plus, pour être plus […​] ». Ajouter à la liberté politique acquise, « une croissance autonome et digne, sociale non moins qu’économique, afin d’assurer à leurs concitoyens leur plein épanouissement humain et de prendre la place qui leur revient dans le concert des nations ». Quant aux problèmes, ils sont nombreux et graves: une situation économique vulnérable, un risque d’aggravation, des disparités économiques, politiques, culturelles, la violence, la tentation de s’allier à des idéologies totalitaires.
4. En 1988, Jean-Paul II transforme cette commission en Conseil pontifical pour que « soient promues la justice et la paix selon l’http://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89vangile[Évangile
5. Motu proprio « Catholicam Christi Ecclesiam », 6 janvier 1967 (Cf. PP 5). Voir aussi l’article de LAURENT Philippe, sj, Populorum progressio, Le développement des peuples, sur le site du CERAS.
6. CHARENTENAY Pierre de, sj, op. cit., p. 58. Néanmoins, il fut, comme d’autres textes du Magistère, l’objet d’interprétations diverses. Ainsi, le Wall Street Journal déclara que le pape s’est fait l’apôtre d’un « marxisme réchauffé » tandis que le New York Times parlait d’une « admirable » encyclique. (cf. Comité catholique contre la faim et pour le développement, Conférence sur Populorum progressio, janvier 2007, p. 9, disponible sur http://theocatho.unistra.fr/maj/pdf/feix07_populorum.pdf).
7. PP 3.
8. PP 76-80.
9. PP 6-42.
10. PP 43-80.
11. PP 14.
12. PP 15.
13. PP 16.
14. PP 17.
15. PP 19.
16. PP 20.
17. PP 42.
18. PP 21.
19. PP 22-24.
20. PP 26.
21. PP 27-28.
22. PP 29-32.
23. MM 53-58, PP 33.
24. PP 33-34.
25. PP 35-41.
26. PP 43-44.
27. PP 45-55.
28. PP 56-65.
29. PP 66-75.
30. PP 76-78.
31. PP 79-87.

⁢iii. L’enseignement de Jean-Paul II

Vingt ans plus tard, le 30 décembre 1987, Jean-Paul II, dans l’encyclique Sollicitudo rei socialis (SRS) commémore et actualise l’encyclique de Paul VI car si les principes restent les mêmes, le monde change et de nouveaux problèmes surgissent. C’est l’occasion de rappeler « la continuité de la doctrine sociale de l’Église en même temps que son renouvellement continuel »[1].

Nous allons surtout nous attacher à ce document⁠[2] mais nous utiliserons aussi d’autres textes du saint Père ou de la Commission pontificale Justice et paix.⁠[3]

Jean-Paul II confirme l’essentiel de l’encyclique Populorum progressio : le développement est bien le nouveau nom de la paix⁠[4] et la question sociale a acquis une dimension mondiale⁠[5]. En effet, les graves inégalités, les injustices et la misère provoquent tensions et désordres et mettent la paix en péril. En revanche, dans un monde qui serait dominé par le souci du bien commun de toute l’humanité, c’est-à-dire par la préoccupation du développement spirituel et humain de tous, et non par la recherche du profit individuel, la paix serait possible comme fruit d’une justice plus parfaite entre les hommes.

Toutefois, en vingt ans, la situation a évolué. Des efforts ont été accomplis. « On ne peut pas dire, constate Jean-Paul II, que ces différentes initiatives religieuses, humaines, économiques et techniques aient été vaines puisque certains résultats ont pu être obtenus ».⁠[6] Mais, le pape est obligé immédiatement de reconnaître qu’« en général, compte tenu de divers facteurs, on ne peut nier que la situation du monde, du point de vue du développement, donne une impression plutôt négative. »[7] Pour plusieurs raisons.

Le « fossé » économique et culturel s’est élargi et a tendance encore à s’élargir entre les pays du Nord développé et les pays du Sud en voie de développement. Non seulement entre les pays mais aussi entre les riches et les pauvres à l’intérieur des pays.⁠[8] A tel point que « l’unité du genre humain est sérieusement compromise », le monde étant éclaté en quatre mondes⁠[9].

Le monde est donc déséquilibré, malade d’une grave inégalité dans la répartition des biens entre zones surdéveloppées et zones sous-développées.

Le surdéveloppement est aussi inadmissible que le sous-développement parce qu’il est contraire au bien et au bonheur authentiques. Si les uns ne peuvent « être » par manque d’« avoir », d’autres n’arrivent pas à « être » parce qu’ils en sont empêchés par le culte de l’« avoir ». En effet, le surdéveloppement consiste dans la disponibilité excessive de toutes sortes de biens matériels pour certaines couches de la société et se manifeste par un matérialisme grossier où les hommes deviennent esclaves de la possession et de la jouissance immédiate, par une insatisfaction radicale entretenue, par l’offre incessante et tentatrice des produits de consommation et par ce qu’on appelle, en bref, la « civilisation de consommation ».

Le sous-développement n’en reste pas moins un problème capital car, dans le monde, une majorité d’hommes possédant peu ou rien, n’arrivent pas à réaliser leur vocation fondamentale parce qu’ils sont privés des biens élémentaires.

Toutefois, il ne faut pas se tromper sur la nature du sous-développement : il n’est pas seulement social ou économique, il se manifeste aussi sur les plans culturel, politique et humain. On peut même affirmer que les carences culturelles sont les plus fréquentes, les plus durables et les plus difficiles à extirper.

On peut donc considérer comme signes de sous-développement : les insuffisances dans la production et la distribution des vivres, dans l’hygiène, la santé, la disponibilité en eau potable, les conditions de travail surtout pour les femmes mais aussi l’analphabétisme, « la difficulté ou l’impossibilité d’accéder aux niveaux supérieurs d’instruction, l’incapacité de participer à la construction de son propre pays, les diverses formes d’exploitation et d’oppression économiques, sociales, politiques et aussi religieuses », les discriminations, par exemple, raciales.⁠[10]

On doit constater aussi l’étouffement du droit à l’initiative économique privée, qui réduit ou détruit la personnalité créatrice du citoyen. Sous prétexte d’égalité, on procède ainsi à un nivellement par le bas, qui entraîne passivité, dépendance et soumission par rapport à l’appareil bureaucratique. De là naissent des frustrations, le désespoir et l’émigration physique et « psychologique ». La perte de la souveraineté économique, politique, sociale et même, d’une certaine manière, culturelle, l’usurpation par un groupe social du rôle de guide unique (un parti, par exemple), qui détruit la personnalité de la société et des individus, la négation ou la limitation des droits (à la liberté religieuse, à la participation, à l’association, au syndicat, etc.), qui appauvrit la personne autant sinon plus que la privation des biens matériels, le chômage et le sous-emploi, le phénomène des réfugiés et des personnes déplacées à cause des guerres, des calamités naturelles, des persécutions et des discriminations, la crise du logement, l’endettement sont encore d’autres manifestations de sous-développement ou de mal-développement.⁠[11]

Quant à délimiter les lieux de sous-développement, s’il faut reconnaître qu’il y a, dans le monde, plus de pays sous-développés que de pays développés, que ce sont, en gros, les pays du sud qui sont les plus touchés et que le fossé qui les sépare des pays du nord, plus riches, s’élargit souvent, car ils connaissent des vitesses d’accélération différentes, il faut toutefois ajouter que la frontière entre le sous-développement et le développement passe aussi à l’intérieur des diverses sociétés développées ou non. On trouve des richesses scandaleuses dans les pays pauvres et les manifestations les plus caractéristiques du sous-développement existent, à un degré moindre, dans les pays riches.⁠[12]

Mais quelles sont les causes du sous-développement ?

Certains accusent les peuples défavorisés d’être responsables de leur situation ou qu’ils sont victimes d’une fatalité liée aux conditions naturelles ou à un ensemble de circonstances ou encore qu’ils subissent les conséquences de leur croissance démographique. Mais ce sont là de mauvaises raisons. Pour la pape, ces peuples ne sont pas responsables de l’inégalité dans la répartition des moyens de subsistance. Leur situation n’est pas une fatalité. Quant à la croissance démographique, elle ne peut être systématiquement mise en cause.⁠[13]

Les vraies causes sont économiques et politiques, certes, mais pas seulement comme nous allons le voir.

Elles sont économiques et politiques, bien sûr, mais à ce point de vue, les responsabilités sont partagées.

Les pays en voie de développement et spécialement les personnes qui y détiennent le pouvoir économique et politique sont coupables d’omissions réelles et graves. De leur côté, les pays développés n’ont pas toujours ou pas suffisamment compris la nécessité de l’aide.

Ceci dit, les mécanismes économiques, financiers et sociaux fonctionnent souvent de manière automatique et rendent ainsi rigides les situations de richesse des uns et de pauvreté des autres.⁠[14] Ces mécanismes manœuvrés d’une façon directe ou indirecte par des pays peu développés, favorisent par leur fonctionnement même les intérêts de ceux qui les manœuvrent, mais finissent par étouffer ou conditionner les économies des pays moins développés. Ainsi, l’étroite interdépendance des différents mondes, sans balise morale, entraîne des conséquences funestes pour les plus faibles et provoque, comme naturellement, des effets négatifs jusque dans les pays riches.⁠[15]

De plus, le système commercial international entraîne souvent aujourd’hui une discrimination des productions et industries naissantes dans les pays en voie de développement, tandis qu’il décourage les producteurs de matières premières. La division internationale du travail est ainsi mise en cause : les produits à faible prix de revient dans certains pays dénués de législation du travail efficace ou trop faibles pour l’appliquer, sont vendues en d’autres parties du monde avec des bénéfices considérables pour les entreprises spécialisées dans ce type de production qui ne connaît pas de frontières.⁠[16]

Le pape met aussi en cause l’endettement. Si, au départ, il était légitime et même souhaitable que des pays moins développés acceptent l’offre de capitaux disponibles pour investir dans des activités de développement même si ce fut parfois imprudent ou précipité, le processus a néanmoins engendré des effets contraires, car les pays débiteurs doivent, pour le service de la dette, exporter des capitaux qui seraient nécessaires à l’accroissement ou du moins au maintien du niveau de vie. Pour cette raison, ils ne peuvent obtenir de nouveaux financements également indispensables. Dès lors, ce moyen de développement est devenu un frein et a même parfois accentué le sous-développement. En outre, dans le système monétaire et financier international, la fluctuation excessive des méthodes de change et des taux d’intérêt détériore la balance des paiements et la situation d’endettement des pays pauvres.⁠[17]

Et ce n’est pas tout ! Des pays en voie de développement se voient refuser les technologies nécessaires ou en reçoivent certaines qui leur sont inutiles.

Enfin, les organisations internationales ont, certes, rendu des services, mais elles sont utilisées parfois à des fins particulières, manquent d’efficacité et sont alourdies par leurs mécanismes de fonctionnement et leurs frais administratifs.

A ces problèmes économiques, financiers et politique dont l’énumération est impressionnante s’ajoutent les oppositions idéologiques fort vives à cette époque où deux grandes idéologies s’opposent à travers le monde: le capitalisme libéral et le collectivisme marxiste. Elles se réfèrent à deux visions différentes de l’homme, de sa liberté et de son rôle social et ne sont pas sans conséquences funestes.

Cette opposition qui se vit à travers le monde rend plus difficile encore l’accomplissement du devoir de solidarité.

Elle engendre deux systèmes d’organisation de la société et de gestion du pouvoir grevés d’incompatibilités et mettent en place des formes contraires d’organisation du travail et de structures de la propriété, notamment des moyens de production.

Cette opposition, après la seconde guerre mondiale, a évolué en opposition militaire de deux blocs armés rivaux, qui s’est, suivant les époques, traduite en « guerre froide », en « guerres par procuration », voire en menace de guerre ouverte et totale. Le souci excessif de sécurité, la méfiance et la crainte d’une infériorité ont accru la course aux armements, développé leur commerce et provoqué une incroyable accumulation d’armes atomiques.

Tout cela n’est pas sans conséquences sur le développement des peuples.

Au point de vue politique, le conflit Est-Ouest a porté atteinte à l’autonomie, à la liberté de décision et à l’intégrité territoriale des nations plus faibles. En effet, chaque bloc a tendu à assimiler ou à regrouper autour de lui, selon divers degrés d’adhésion ou de participation, d’autres pays ou groupes de pays. Cette tendance impérialiste, voire néo-colonialiste, a créé des sphères d’influence dans lesquelles l’opposition Est-Ouest a été transférée et a contribué à élargir le fossé Nord-Sud. Les pays en voie de développement deviennent ainsi les parties d’un engrenage gigantesque qui, par ses implications idéologiques, crée en plus des divisions à l’intérieur de chaque nation.⁠[18]

Au point de vue économique, dans ce climat d’affrontement, les investissements et les aides sont souvent détournés pour alimenter les conflits. Ainsi, les capitaux prêtés seront utilisés pour l’achat d’armes.

Au point de vue culturel, la plupart du temps, les moyens de communication sociale sont gérés par des centres situés au Nord. Ceux-ci ne tiennent pas suffisamment compte des priorités et des problèmes propres aux pays du Sud. Ils ne respectent pas leur physionomie culturelle et imposent souvent leur vision déformée de la vie et de l’homme. Ils ne répondent donc pas aux exigences du vrai développement.⁠[19]

Tous ces maux économiques, financiers, politiques ne doivent toutefois pas nous faire oublier la cause profonde du sous-développement.

Sa persistance révèle que ses causes ne sont pas seulement de nature économique. Une volonté politique est nécessaire, mais elle s’est avérée aussi insuffisante. On doit en conclure que la véritable nature du mal auquel on a à faire face dans le problème du développement des peuples est d’ordre moral, comme l’avait déjà montré Paul VI.

Le péché personnel contre la volonté de Dieu et le bien du prochain, péché qui fait fi de la loi qui commande le bien et interdit le mal, induit des « structures de péché ». Ainsi en est-il particulièrement du désir exclusif de profit et de la soif du pouvoir poussés à l’excès. Ces deux attitudes apparaissent aujourd’hui indissolublement liées. En sont victimes non seulement les individus mais aussi les nations et les blocs. A la lumière de ces critères moraux, l’analyse de certaines formes modernes d’impérialisme peut aussi nous dévoiler, derrière certaines décisions inspirées seulement, en apparence, par des motifs économiques ou politiques, de véritables formes d’idolâtrie de l’argent, de l’idéologie, de la classe, de la technologie.⁠[20]

Alors, où se trouve la solution ?

Il faut en trouver une !

Le bon sens exige une solution car l’interdépendance des diverses parties du monde entraîne, comme nous l’avons vu, des conséquences funestes pour les plus faibles et des effets négatifs jusque dans les pays riches. L’injustice risque de faire naître, chez ses victimes, la tentation d’une réponse violente, d’autant plus dangereuse si le monde est divisé en blocs idéologiques.

La morale l’exige aussi, car en vertu de l’unité du genre humain, les moyens de subsistance sont destinés à tous les hommes.

Enfin, la foi l’exige : améliorer le sort de tout l’homme et de tous les hommes est une réponse à la volonté du Dieu créateur qui, dès l’origine, demande à l’homme de ne pas enfouir les dons reçus, mais, dans l’obéissance à la loi divine, de « dominer » sur les autres créatures, de « cultiver le jardin ». La foi au Christ rédempteur nous assure de la valeur permanente de toutes les réalisations humaines authentiques qui Lui sont ordonnées et qui seront rachetées. C’est dans cette perspective que s’inscrit, de manière optimiste, la vocation caritative de toute l’Église.⁠[21]

La solution a un caractère moral.

La raison profonde des déséquilibres constatés dans les problèmes du développement étant d’ordre moral, la solution est donc aussi d’ordre moral.

Elle suppose l’établissement d’une juste hiérarchie entre l’« être » et l’« avoir ». Il n’y a pas nécessairement d’antinomie entre l’« avoir » et l’« être ». Mais nous avons vu qu’aujour­d’hui un petit nombre n’arrive pas à « être », empêché par le culte de l’« avoir ». Le plus grand nombre, lui, parce que possédant peu ou rien, n’arrive pas non plus à être, peut-être à cause de l’« avoir » des premiers. Le mal n’est donc pas dans l’« avoir », mais dans le fait que l’« avoir » ne contribue pas à la réalisation de l’« être ».⁠[22]

Ce changement d’attitude, les chrétiens l’appelleront « conversion ». Il est urgent et nécessaire de changer les attitudes qui caractérisent les rapports de l’homme avec lui-même, son prochain, les communautés humaines même les plus éloignées et la nature. Ces rapports doivent s’ordonner en fonction de valeurs supérieures comme le bien commun ou le développement intégral de tout l’homme et de tous les hommes.⁠[23]

L’attitude souhaitée s’appelle solidarité.

Encore faut-il bien comprendre cette notion. La vraie solidarité implique une conscience croissante de l’interdépendance ressentie comme un système nécessaire de relations, avec ses composantes économiques, culturelles, politiques et religieuses. Elle n’est pas un sentiment de compassion vague ou d’attendrissement superficiel, mais une détermination ferme et persévérante de travailler pour le bien commun. Sans désir de profit ni soif de pouvoir, elle se manifeste par le service entièrement désintéressé de l’autre. Dans la solidarité, l’autre -personne ou nation- n’est plus un quelconque instrument, mais un semblable qui ne peut être exploité, opprimé ou détruit.

Ainsi la solidarité est le chemin de la paix et du développement. Elle refuse toute forme d’impérialisme économique, militaire, politique et ­transforme la défiance en collaboration. Elle suppose la mise en œuvre de la justice sociale et internationale, la pratique des vertus qui favorisent convivialité et unité.

Dans la perspective chrétienne, la solidarité s’apparente à l’amour et tend à la gratuité, au pardon, à la réconciliation. Le prochain, dès lors, même notre ennemi, n’est plus seulement notre égal avec ses droits, mais l’image vivante de Dieu, rachetée par le sang du Christ et sous l’action constante de l’Esprit. La solidarité ainsi vécue laisse entrevoir un nouveau modèle d’unité : la communion qui est l’âme de la vocation de l’Église.

Seule la pratique de la solidarité humaine et chrétienne pourra vaincre les « mécanismes pervers » et les « structures de péché », tant sur le plan individuel que sur celui de la société nationale et internationale.⁠[24]

Comment la vivre ?

A l’intérieur des nations, ceux qui ont des biens et des services communs doivent se sentir responsables des plus faibles et être prêts à partager. Les plus faibles, pour leur part, ne devraient pas adopter une attitude purement passive ou destructrice du tissu social. Défendant leurs droits légitimes, ils devraient prendre leur part dans la construction du bien commun. De même, les groupes intermédiaires ne devraient pas non plus insister égoïstement sur leurs intérêts particuliers, mais respecter les intérêts des autres.

Dans les relations internationales, l’interdépendance constatée doit se transformer en solidarité. Puisque les biens de la création sont destinés à tous, les produits de l’industrie humaine doivent servir au bien de tous. Les nations les plus riches, dépassant la politique des « blocs », doivent se sentir responsables moralement des autres. Ainsi s’instaurera un véritable système international fondé sur l’égalité de tous les peuples et le respect de leurs différences légitimes. Avec l’aide reçue, les pays les plus faibles seront en mesure de contribuer au bien commun grâce aux trésors de leur humanité et de leur culture ainsi préservées.

Ceci dit, très concrètement et dans la solidarité donc qu’exige le vrai développement ?

Tout d’abord, il faut se rendre compte qu’il n’y a pas de progrès constant et fatal. Le développement n’est pas, comme l’avait pensé la philosophie des Lumières, un processus linéaire, quasi automatique et par lui-même illimité. Les graves problèmes qui agitent le XXe siècle finissant en témoignent.

Il faut ensuite ne pas oublier que c’est tout l’homme qui doit se développer dans un environnement sain.

Comme il a été dit, le vrai développement implique une hiérarchie des valeurs où l’« avoir » sert à l’« être ». Le vrai développement ne se limite donc pas à sa dimension économique. Il doit tenir compte de la nature spécifique de l’homme (corporelle et spirituelle), créé à l’image et à la ressemblance de Dieu. Le vrai développement subordonne la possession, la domination et l’usage à cette ressemblance et ne peut dès lors se confondre avec la pure accumulation de biens et services, même en faveur du plus grand nombre. Comme les individus, les peuples ou les nations ont droit à leur développement intégral, qui comporte les aspects économiques et sociaux mais aussi l’identité culturelle propre et l’ouverture au transcendant.

Le développement intégral de l’homme et des peuples suppose le respect actif des droits humains personnels et sociaux, économiques et politiques, y compris les droits des nations et des peuples. Sur le plan intérieur, ce respect implique le droit à la vie à tous les stades de l’existence, les droits de la famille comme cellule de base de la société, la justice dans les rapports de travail, les droits politiques, le droit à la liberté religieuse et tous les droits fondés sur la vocation transcendante de l’être. Sur le plan international, il s’agit de respecter l’identité de chaque peuple avec ses caractéristiques historiques et culturelles, et dans l’égalité fondamentale, le droit de chaque peuple au développement. En aucun cas, la nécessité du développement ne peut être prise comme prétexte pour imposer aux autres sa propre façon de vivre ou sa propre foi religieuse.⁠[25]

En somme, le développement intégral se réalise dans la solidarité et la liberté, sans jamais sacrifier l’un à l’autre sous aucun prétexte, et dans le respect de toutes les exigences dérivant de l’ordre de la vérité et du bien. Pour le chrétien, Dieu est la vérité et le bien. Pour lui, le vrai développement est fondé sur l’amour de Dieu et du prochain.

Le vrai développement implique aussi le respect de la nature visible. Ce qui signifie qu’on ne peut user comme on veut, en fonction de ses propres besoins économiques, des animaux, plantes, éléments naturels, qui ont une nature propre appréciable et qui sont liés mutuellement dans un système ordonné. Ce respect demande qu’on soit conscient du caractère limité des ressources naturelles (certaines ne sont pas renouvelables et en abuser risque d’être préjudiciable à l’avenir) et qu’on soit attentif aux conséquences d’un certain type de développement sur la qualité de la vie dans les zones industrialisées.

Bref, le pouvoir sur la nature n’est pas absolu. Ici aussi, en plus des lois biologiques, des exigences morales sont à respecter.⁠[26]

Enfin, le développement est une tâche universelle et grave.

L’interdépendance des diverses parties du monde implique que tous les hommes, tous les pays, toutes les parties du monde (Nord et Sud, Est et Ouest) participent au développement sous peine de régression même dans les régions marquées par un progrès constant. Tout développement partiel se fait aux dépens des autres et finit par s’hypertrophier et se pervertir.

Le devoir, urgent aujourd’hui, de soulager la misère s’impose aux individus, aux sociétés et nations, aux Églises et communautés ecclésiales, et réclame le partage du superflu, voire du nécessaire.

Si le bilan dressé par Jean-Paul II vingt après celui de Paul VI paraît sombre, des signes encourageants dans le sens d’un vrai développement se manifestent malgré l’aggravation de la situation à la fin du XXe siècle.

On constate plus d’attention aux droits et à l’environnement. Beaucoup d’hommes et de femmes, de nations et de peuples prennent conscience de leur dignité, de celle de chaque être humain et de leurs droits. Ainsi en témoigne l’influence exercée par la Déclaration des droits de l’homme, l’Organisation des Nations Unies et d’autres organismes internationaux.⁠[27] Cette prise de conscience s’étend aussi au souci de l’écologie.⁠[28]

On constate aussi un plus grand souci de solidarité.

La conviction d’une interdépendance se développe, comme celle de la nécessité d’une solidarité qui l’assume et la traduise sur le plan moral. Les hommes se rendent compte qu’ils sont liés par un destin commun et que pour éviter la catastrophe, ils doivent tous s’appliquer avec effort à renoncer à leur égoïsme pour atteindre leur bien et leur bonheur. Ainsi, on constate un sens croissant de la solidarité des pauvres entre eux, qui se manifeste par des actions de soutien mutuel et des manifestations publiques et non violentes pour plus de justice.

A cela s’ajoute l’effort de gouvernants, d’hommes politiques, d’économistes, de syndicalistes, de personnalités de la science et de fonctionnaires internationaux pour porter généreusement remède aux maux du monde, accroître la paix et la qualité de la vie. On peut aussi se réjouir de la contribution et la collaboration efficace des grandes organisations internationales et de certaines organisations régionales.

En même temps, grandissent le souci de la paix, la conscience de son indivisibilité et l’exigence de justice qui la sous-tend. Très concrètement, les besoins mêmes d’une économie étouffée par les dépenses militaires, comme par la bureaucratie et par l’inefficacité intrinsèque, semblent battre en brèche la politique des blocs et favoriser maintenant des processus qui pourraient rendre l’opposition moins rigide et faciliter l’établissement d’un dialogue bénéfique et d’une vraie collaboration pour la paix.

De même, devant le danger de néo-colonialisme, a pris naissance le Mouvement international des pays non-alignés, qui veut affirmer efficacement le droit de chaque peuple à son identité, à son indépendance, à sa sécurité ainsi qu’à sa participation, sur la base de l’égalité et de la solidarité, à la jouissance des biens qui sont destinés à tous les hommes.

Certains pays du tiers monde ont déjà atteint une autonomie alimentaire ou un certain degré d’industrialisation.⁠[29]

Mais il reste du travail !

Les pauvres sont et restent prioritaires. Comme nous l’avons vu, le développement authentique n’est pas qu’un problème technique, mais d’abord un problème moral. Sa résolution réclame qu’on accorde, à l’instar de l’Église, priorité aux pauvres dans la vie quotidienne, dans les décisions d’ordre politique et économique, aux niveaux national et international. d’une part, les pauvres sont toujours plus nombreux jusque dans les pays les plus développés. Or, les biens de ce monde sont destinés à tous. Et si le droit à la propriété privée est valable et nécessaire, il est grevé d’une hypothèque sociale qui interpelle, bien sûr, la charité chrétienne, mais aussi nos responsabilités sociales, notre façon de vivre et les décisions à prendre sur les plans politique et économique, aux niveaux national et international.⁠[30] Par ailleurs, la pauvreté est multiforme. Elle est souvent due à une privation matérielle, mais elle peut être aussi un appauvrissement spirituel, le manque de libertés humaines ou le résultat d’une violation des droits et de la dignité de l’homme.⁠[31]

Au plan international, l’intérêt actif pour les pauvres doit aboutir à une réforme du système commercial, ainsi que du système monétaire et financier. Les pays en voie de développement doivent pouvoir jouir des technologies qui leur sont nécessaires. Par ailleurs, il est urgent de revoir les structures des organisations internationales existantes dans le cadre d’un ordre juridique international, pour qu’elles acquièrent plus d’efficacité au service du bien commun international. Pour cela, il faudra la collaboration de tous, le dépassement des rivalités politiques et le renoncement aux fins particulières.⁠[32]

Au plan national ou régional, il est nécessaire d’appliquer le principe de « self reliance ».⁠[33] Les pays en voie de développement doivent compter sur eux-mêmes, sans tout attendre des pays plus favorisés. Ce qui implique différentes attitudes.

Ils doivent utiliser le plus possible l’espace de leur propre liberté, se rendre capables d’initiatives répondant à leurs propres problèmes de société, se rendre compte des droits et devoirs qui leur imposent de satisfaire leurs besoins réels. Comme l’alphabétisation et l’éducation de base sont loin d’être encore réalisées partout, il faut favoriser l’épanouissement de chaque citoyen par l’accès à une culture plus approfondie et à une libre circulation des informations. Les pays en voie de développement discerneront eux-mêmes leurs priorités et reconnaître clairement leurs besoins en fonction des conditions particulières de la population, du cadre géographique et des traditions culturelles. Il faudra augmenter dans certains cas la production alimentaire à l’exemple d’autres pays qui, sans être particulièrement développés, ont pourtant réussi à atteindre l’objectif de l’autonomie alimentaire et même à devenir exportateurs de produits alimentaires. Il sera peut-être nécessaire de réformer certaines structures et notamment les institutions politiques, pour remplacer des régimes corrompus, dictatoriaux et autoritaires par des régimes démocratiques, qui favorisent la participation responsable de tous les citoyens, la fermeté du droit, le respect et la promotion des droits humains.

La solidarité doit se vivre à tous les niveaux car les pays moins favorisés ne pourront se développer par leurs initiatives adaptées sans la collaboration de tous les pays. La communauté internationale doit se montrer solidaire des plus marginalisés d’abord, mais les pays en voie de développement doivent aussi pratiquer eux-mêmes la solidarité entre eux et avec les plus marginaux. Ainsi est-il souhaitable que des pays d’un même ensemble géographique établissent des formes de coopération qui les rendent moins dépendants de producteurs plus puissants, qu’ils ouvrent leurs frontières aux produits de la même zone et examinent la complémentarité éventuelle de leurs productions. En s’associant, ils pourront se doter des services que chacun d’eux n’est pas en mesure d’organiser et étendre leur coopération au domaine financier et monétaire.

Ces organisations régionales, comme la solidarité universelle, requièrent autonomie, libre disposition de soi-même, égalité et participation au concert des nations. Mais les pays doivent être prêts à accepter les sacrifices nécessaires pour le bien de la communauté mondiale.⁠[34] Cette interdépendance est une solution face à la dépendance excessive par rapport à des pays plus riches et plus puissants, sans s’opposer à personne, mais en valorisant au maximum ses propres possibilités.⁠[35]

Toutes ces constatations et propositions amènent Jean-Paul II à faire appel à tous les hommes de bonne volonté et à tous les croyants pour que « convaincus de la gravité de l’heure présente et conscients de leur responsabilité personnelle, ils mettent en œuvre les mesures inspirées par la solidarité et l’amour préférentiel pour les pauvres qu’exigent les circonstances et que requiert surtout la dignité de la personne humaine, image indestructible de Dieu créateur, image identique en chacun de nous ».⁠[36]

Une fois encore, nous sommes invités, ni plus ni moins, à « anticiper le Royaume ». Non pas, comme nous l’avons déjà dit, qu’une réalisation terrestre puisse être identifiée au Royaume mais parce que « toutes les réalisations ne font que refléter, et en un sens, anticiper la gloire du Royaume que nous attendons à la fin de l’histoire, lorsque le Seigneur reviendra. […] Même dans l’imperfection et le provisoire, rien ne sera perdu ni ne sera vain de ce que l’on peut et que l’on doit accomplir par l’effort solidaire de tous et par la grâce divine à un certain moment de l’histoire pour rendre « plus humaine » la vie des hommes. »[37]

Le 1er mai 1991, célébrant cette fois le centième anniversaire de l’encyclique Rerum novarum, Jean-Paul II revient sur certains points abordés dans SRS car si les principes fondamentaux ont une valeur permanente il faut « porter un regard « actuel » sur les « choses nouvelles » qui nous entourent et dans lesquelles nous nous trouvons immergés ».⁠[38]

Parmi les invariants, Jean-Paul II rappelle, entre autres, la nécessité d’un développement intégralement humain⁠[39], le droit à la propriété privée et ses limites⁠[40], la destination universelle des biens de la terre⁠[41], les limites de l’économie de marché⁠[42], le droit des pauvres à accéder aux biens de la terre, à travailler et à participer au progrès du monde. Ils sont par leurs progrès une richesse morale, culturelle et même économique pour toute l’humanité.⁠[43]

Dans sa description de l’état du monde, le Saint Père confirme tout d’abord que « non seulement la conscience du droit des individus s’est développée, mais aussi celle des droits des nations, tandis qu’on saisit mieux le nécessité d’agir pour porter remède aux graves déséquilibres entre les différentes aires géographiques du monde qui, en un sens, ont déplacé la centre de la question sociale du cadre national au niveau international. » Mais il ajoute immédiatement, comme il l’avait écrit quatre ans plus tôt, que « le bilan d’ensemble des diverses politiques d’aide au développement n’est pas toujours positif ».⁠[44] Bien au contraire. Le pape déplore la marginalisation de la grande majorité des habitants du Tiers-Monde, privés des connaissances indispensables, dépouillés part la concurrence, déracinés dans les villes qui les attirent, menacés d’élimination ou asservis sur des terres qu’ils ne possèdent pas, exploités ou considérés comme importuns. Et quand certaines régions ou certains secteurs se développent, ce sont surtout les ressources matérielles qui sont valorisées et non les ressources humaines. Accéder aux connaissances nécessaires, à un marché équitable qui privilégie la personne est indispensable pour lutter contre la marginalisation qui touche aussi les pays développés où beaucoup ne peuvent suivre le rythme de développement du fait de leur âge, de leur jeunesse, de leur faiblesse. Ainsi se constitue le Quart-Monde où la femme se trouve dans une situation difficile.⁠[45]

Tout cela n’est, hélas, pas nouveau. La grande nouveauté, depuis 1987, c’est évidemment la chute du « mur » et de la domination communiste en Europe. Cet événement souligne nettement l’interdépendance des peuples et la nature unifiante du travail. La situation potentiellement dangereuse de ces pays libérés du joug marxiste demande que tout soit fait sur le plan international pour que les conflits soient réglés pacifiquement. De plus, « un effort considérable doit être consenti pour la reconstruction morale et économique ». Dans ce but, comme dans le Tiers-Monde, ces pays doivent « être les premiers artisans de leur développement » mais ont besoin de l’aide solidaire des autres nations d’Europe principalement. C’est l’intérêt de l’Europe si elle veut vivre en paix et c’est aussi une œuvre de justice de la part de ces pays « qui ont eu part à la même histoire et en portent les responsabilités ».

Toutefois, cette reconstruction ne doit pas sacrifier l’aide au Tiers-Monde dont la situation est souvent beaucoup plus grave. Pour accomplir toutes ces tâches, un effort extraordinaire doit être accompli mais les ressources ne manquent pas. Elles peuvent être rendues disponibles par le désarmement des blocs antagonistes, le contrôle et la réduction des armements y compris dans le Tiers-Monde et la lutte contre leur commerce.

Une nouvelle fois, Jean-Paul II insiste sur le caractère intégral du développement y compris sur le plan religieux. Dans le cas contraire, les vieilles erreurs qui ont mené au totalitarisme risquent de reprendre vie, la hiérarchie des valeurs restera bouleversée ou le fondamentalisme religieux exercera sa dictature.⁠[46]

Come le souligne le Dr Lothar Roos commentant SRS : « L’encyclique se prononce contre l’erreur anthropologique et culturelle fondamentale selon laquelle on pourrait remplacer la vertu par la technique comme le prétendent, aujourd’hui, toutes les utopies et les idéologies. La variante libérale d’une telle illusion réside dans l’idée, née du plus pur égoïsme, selon laquelle le bien commun économique s’obtient automatiquement moyennant une « astuce de la raison ; la variante marxiste souligne l’expectative du changement dans les relations de production qui entraînera avec lui l’« homme nouveau » et la « société sans classes ». La conviction selon laquelle moyennant l’emploi de la technique, uni à une politique correspondante comprise comme socio-technique, tous les problèmes se résoudront, sans effort moral, est, jusqu’à maintenant, c’est clair, seulement difficile à combattre « .[47]


1. SRS 3.
2. Vu la construction un peu complexe de cette encyclique, le lecteur pressé ou dérouté peut se référer au Guide de lecture publié sous la direction du P. P. de Charentenay qui regroupe la pensée du pape autour de six thèmes. (Secours catholique et C.C.F.D., Guide de lecture, Encyclique de Jean-Paul II sur la question sociale et le développement, Sollicitudo rei socialis, Les Editions ouvrières, 1989. (Le CCFD : Centre catholique contre la faim et pour le développement). Le lecteur très pressé peut lire ONORIO J.-B. d’, Le développement des peuples selon Jean-Paul II, Colloque organisé par l’Académie internationale, Paris, 9 mars 1988, in O.R. 16 août 1988, pp. 5-6.
3. Notamment : Commission pontificale « Iustitia et Pax », Les vraies dimensions du développement aujourd’hui, n° 10, Cité du Vatican, 1982. (La brochure reprend un certain nombre de textes de Jean-Paul II présentés par Mgr William Murphy) ; Commission pontificale « Iustitia et pax », Economie internationale : interdépendance et dialogue, Contributions du Saint-Siège à l’occasion de la VIe CNUCED (Conférence des Nations-Unies sur le commerce et le développement), n° 5, Cité du Vatican, 1984. On peut aussi se référer à ONORIO J.-B. d’, Le développement des peuples selon SS. Jean-Paul II, op. cit., in OR 16-8-1988, pp. 5-6
4. L’injustice « risque de faire naître la tentation d’une réponse violente ». De plus, « d’immenses sommes d’argent qui pourraient et devraient être destinées à accroître le développement des peuples, sont au contraire utilisées pour enrichir des individus ou des groupes, ou bien consacrées à l’augmentation des arsenaux, dans les pays développés comme dans ceux qui sont en voie de développement, inversant les véritables priorités. » (SRS 9).
5. « L’exigence de justice ne peut être satisfaite qu’à cette échelle » (SRS 10). Cela « ne signifie pas pour autant qu’elle ait perdu de son impact ou de son importance à l’échelon national et local. Cela veut dire, au contraire, que les problèmes dans les entreprises ou dans le mouvement ouvrier et syndical d’un pays donné ou d’une région déterminée ne doivent pas être considérés comme des phénomènes isolés sans liens entre eux, mais qu’ils dépendent de plus en plus de facteurs dont l’influence s’étend au-delà des limites régionales ou des frontières nationales. » (SRS 9).
6. SRS 13. Jean-Paul II évoque les « deux décennies consécutives du développement » lancées par l’ONU (1960-1970 et 1970-1980) et la troisième en cours (SRS 12). Mais de crise en crise, et malgré l’attention croissante des organismes internationaux, le Rapport 2003 du PNUD (Programme des nations-Unies pour le développement révélait que 21 pays avaient accusé un recul au cours des années 90).
7. SRS 13. « Les espoirs de développement, alors si vifs,, semblent aujourd’hui beaucoup plus éloignés encore de leur réalisation ». (SRS 12). « La situation s’est considérablement aggravée » (SRS 16).
8. « Dans la marche des pays développés et en voie de développement, on a assisté, ces dernières années, à une vitesse d’accélération différente qui contribue à augmenter les écarts, de sorte que les pays en voie de développement, spécialement les plus pauvres, en arrivent à se trouver dans une situation de retard très grave ». (SRS 14)
9. SRS 14. Le premier monde est le monde capitaliste, le deuxième, le monde communiste et le « tiers monde », à l’origine, désigne le monde qui n’est ni capitaliste, ni socialiste mais en voie de développement (L’expression « tiers-monde » a été publiée dans un article de SAUVY Alfred, démographe et sociologue, intitulé « Trois mondes, une planète » ( L’Observateur, 14 août 1954) . le « quart-monde » dont parle Jean-Paul II désigne « les pays les moins avancés (PMA) mais aussi et surtout les secteurs de grande ou d’extrême pauvreté des pays des pays à moyen ou haut revenu ». (SRS, note 31).
10. SRS 15. Voir aussi P. HECKEL R., sj, Lutte contre le racisme : Contributions de l’Église, Décennie de la lutte contre le racisme et la discrimination raciale (1973-1983), Commission pontificale « Iustitia et Pax » n° 4, Cité du Vatican,1978.
11. SRS 15-19.
12. SRS 14.
13. SRS 9.
14. SRS 16.
15. SRS 16.
16. SRS 43.
17. SRS 19.
18. Même après la chute du « mur », Jean-Paul II dénoncera la persistance de la tentation marxiste (cf. infra).
19. SRS 20-24.
20. SRS 35-37.
21. SRS 30-31.
22. SRS 28.
23. SRS 38.
24. SRS 38-40.
25. Cf. JEAN-PAUL II, Aux membres de la Commission théologique internationale, 5-12-1983, O.R. 3-1-1984, p. 8 et Echange de vœux avec le Corps diplomatique, 14-1-1984, O.R. 24-1-1984, p. 5.
26. SRS 26 et 34.
27. SRS 26.
28. SRS 34.
29. SRS 26.
30. Cf. JEAN-PAUL II, Homélie à Bialystok (Pologne) 5-6-1991, O.R. 9-7-1991, pp. 11-12.
31. Cf. JEAN-PAUL II, Discours à San Antonio (USA) 13-9-1987, or 29-9-1987, p. 13.
32. SRS 42.
33. Cf. également P. HECKEL R., Self-reliance : compter sur soi, Vers la troisième décennie du développement, Commission pontificale « Iustitia et Pax », n3, Cité du Vatican, 1978
34. Cf. BIFFI Franco, Des utopies pour les jeunes et pour les chefs d’État au service de l’avenir des peuples, O.R. 14-12-1982, p.7.
35. SRS 45.
36. SRS 47.
37. SRS 48.
38. CA 3.
39. CA 29.
40. CA 30.
41. CA 31.
42. CA 34.
43. CA 28.
44. CA 21.
45. CA 33.
46. CA 27-29.
47. Estructuras de pecado en Oriente y occidente, La preocupacion social de la Iglesia: con su nueva enciclica, Juan Pablo II da un rechazo al materialismo, in Tierra Nueva, año XVII, n° 66, julio de 1988, p. 78. (Traduction par nos soins).

⁢iv. Quelques réponses à des problèmes précis.

L’encyclique Sollicitudo rei socialis, et d’autres documents pontificaux abordent quelques questions précises qui concernent le développement

Nous avons vu que Jean-Paul II cite le chômage parmi les manifestations du sous-développement sans s’attarder⁠[1], dans la mesure où il a bordé ce grave problème dans son encyclique sur le travail qu’il évoque d’ailleurs tout en soulignant le « caractère universel et, en un sens, multiplicateur » de ce phénomène⁠[2].

Mais il est d’autres aspects de sous-développement qui vont être étudiés sous ce pontificat : la démographie, la dette, le logement, l’accès à l’eau, le partage de la terre, de la mer et de l’espace.


1. SRS 18.
2. LE 18. Le 20 mars 2014, le pape François est revenu sur ce thème à l’occasion d’une visite aux aciéries de Terni où Jean-Paul II s’était rendu en 1991. Dans la continuité de la pensée de son illustre prédécesseur, il déclarait : « Face au développement actuel de l’économie et aux souffrances que traverse le monde professionnel, il faut réaffirmer que le travail est une réalité essentielle pour la société, pour les familles et pour les individus. le travail, en effet, concerne directement la personne, sa vie, sa liberté et son bonheur. la première valeur du travail est le bien de la personne humaine, parce qu’il lui permet de se réaliser en tant que telle, avec ses aptitudes et ses capacités intellectuelles, créatives et manuelles. Il s’ensuit que le travail n’a pas seulement une finalité économique et orientée vers le profit, mais surtout une finalité qui concerne l’homme et sa dignité. la dignité de l’homme est liée au travail. […​] Et lorsque le travail manque, cette dignité est blessée. Celui qui est au chômage ou qui est sous-employé risque, en effet, d’être mis en marge de la société, de devenir victime d’exclusion sociale. Il arrive si souvent que les personnes sans travail -je pense surtout aux nombreux jeunes, aujourd’hui au chômage- tombent dans une sorte de découragement chronique ou, pire, d’apathie.
   Que pouvons-nous dire devant le très grave problème du chômage qui touche un certain nombre de pays européens ? C’est la conséquence d’un système économique qui n’est plus capable de créer du travail, parce qu’il a mis au centre une idole qui s’appelle l’argent ! C’est pourquoi les différents responsables politiques, sociaux et économiques sont appelés à promouvoir une approche différente, basée sur la justice et sur la solidarité. […​] La solidarité est importante, mais ce système ne l’aime pas beaucoup et préfère l’exclure. Cette solidarité humaine qui assure çà tous la possibilité de mener une activité professionnelle digne. le travail est un bien qui appartient à tous, qui doit être disponible pour tous. Cette phase de graves difficultés et de chômage nécessite d’être affrontée avec les instruments de la créativité et de la solidarité. la créativité d’entrepreneurs et d’artisans courageux qui regardent vers l’avenir avec confiance et espérance. Et la solidarité entre toutes les composantes de la société, qui renoncent à quelque chose, adoptent un style de vie plus sobre, pour aider ceux qui se trouvent dans le besoin.
   Ce grand défi interpelle toute la communauté chrétienne. […​] Si chacun joue son rôle, si tous mettent toujours au centre la personne humaine, et non l’argent, avec sa dignité, si l’on consolide des comportements de solidarité et de partage fraternel inspirés de l’Évangile, il sera possible de sortir du marécage d’une saison économique et professionnelle éprouvante et difficile. » (Zenit, 20 mars 2014).

⁢a. La démographie

Jean XXIII en avait déjà parlé dans son encyclique Mater et magistra[1]. Rappelons-nous. Contestant l’injonction biblique « Croissez et multipliez », « Remplissez la terre et soumettez-la », certains estiment qu’il faut freiner la natalité dans la mesure où le développement économique étant plus lent que la croissance démographique, « le déséquilibre s’accentuera d’une manière aigüe entre population et moyens de subsistance ». De plus, le taux de mortalité infantile surtout se réduisant, « l’excédent des naissances sur les décès s’accroît sensiblement, et le rendement des régimes économiques ne croît pas en proportion ». Voilà deux raisons de contrôler la démographie.

Pour Jean XXIII, la situation décrite n’est pas vérifiée. En fait, de nombreux problèmes viennent d’une « organisation économique et sociale déficiente » et d’une « solidarité insuffisante » alors que la nature, créée par Dieu, a des « ressources inépuisables » et que les hommes créés par Dieu ont l’intelligence et le génie pour répondre à ce défi. Il faut, disait-il, « un nouvel effort scientifique » plutôt que de toucher à des règles morales.

La vraie solution consiste à d’abord respecter les vraies valeurs humaines et notamment la vie humaine qui est sacrée, la famille fondée sur le mariage. Dans le respect des « lois inviolables et immuables », il convient d’éduquer au sens des responsabilités notamment en ce qui concerne la fondation d’une famille. Par ailleurs, un tel problème requiert une collaboration mondiale pour que se mette en place une « circulation ordonnée et féconde des connaissances, des capitaux et des hommes ».

L’encyclique de Jean-Paul II⁠[2] renvoie d’abord à ce que disait Paul VI dans Populorum progressio[3]puis à ce qu’il a, lui-même, exposé dans l’exhortation apostolique Familiaris consortio[4].

Ceci rappelé, Jean-Paul II revient aux problèmes créés par le nombre de naissances dans le Sud mais il y ajoute ceux qui sont liés à la chute de la natalité dans le Nord car le vieillissement de la population est susceptible aussi de freiner le développement.⁠[5]

Pour Jean-Paul II, la croissance démographique n’est pas la seule cause du sous-développement.⁠[6] De même, ajoute-t-il, « il n’est nullement démontré que toute croissance démographique soit incompatible[7] avec un développement ordonné. »[8] Enfin, il dénonce à nouveau et avec énergie « le signe d’une conception erronée et perverse du vrai développement humain » que sont les campagnes gouvernementales systématiques contre la natalité où souvent l’aide économique et financière étrangère est l’objet d’un chantage dont sont victimes les populations les plus pauvres. Ces politiques, en opposition avec l’identité culturelle et religieuse des peuples concernés, finissent parfois par favoriser un certain racisme ou un eugénisme raciste. Elles sont contraires à la nature du vrai développement.⁠[9]

L’Église n’hésite pas à parler du « mythe de la crise démographique mondiale ».⁠[10] Il faut rejeter le mythe de la fin du monde dû à une crise démographique mondiale qui entraînerait une famine. Ebranlés dans leurs présomptions économiques et démographiques, les chercheurs et les fournisseurs de contraceptifs devraient désormais se demander s’ils ne sont pas en train de contribuer aux problèmes sociaux et économiques plutôt que les résoudre. Le mécontentement et l’opposition des populations soumises aux campagnes de contention devraient faire réfléchir les responsables. Il faut, en effet, considérer la croissance démographique dans le contexte du développement économique et envisager les différents problèmes non seulement de surpopulation dans des zones déterminées, mais aussi de sous-population.⁠[11] Ces différents problèmes doivent être affrontés à travers la promotion de la justice économique par le développement et la décentralisation et par la diffusion de la planification familiale naturelle.⁠[12]

Ce mythe est à la base d’une véritable idéologie qui fait fi de la réalité.

Lors de la Conférence internationale des Nations-Unies sur la population à Mexico du 6 au 13 août 1984, la délégation du Saint-Siège a fait remarquer que « bien des projections pessimistes faites dans le passé ne se sont pas vérifiées et quelques tendances se sont manifestées qui, elles, n’étaient pas prévues ». Et le chef de la délégation, Mgr Jan Schotte tout en affirmant que « de façon générale le taux de croissance de la population mondiale est en baisse, de même que ceux de la fécondité et de la mortalité », ajouta que « l’expérience nous met en garde contre la complexité et les incertitudes des projections à long terme. »[13]


1. MM 186-200.
2. SRS 25. Jean-Paul II aborde encore la question dans son Message au Dr R.M. Salas en vue de la Conférence internationale sur la population, 7 juin 1984, O.R. 26 juin 1984, p. 2 et Aux délégués de la Commission économique pour l’Amérique latine et les caraïbes, Santiago (Chili), 3 avril 1987, O.R. 28 avril 1987, p. 6
3. PP 37: « Il est vrai que trop fréquemment une croissance démographique accélérée ajoute ses difficultés aux problèmes de développement : le volume de la population s’accroît plus rapidement que les ressources disponibles et l’on se trouve apparemment enfermé dans une impasse. La tentation, dès lors, est grande de freiner l’accroissement démographique par des mesures radicales. Il est certain que les pouvoirs publics, dans les limites de leur compétence, peuvent intervenir, en développant une information appropriée et en prenant les mesures adaptées, pourvu qu’elles soient conformes aux exigences de la loi morale et respectueuses de la juste liberté du couple. Sans droit inaliénable au mariage et à la procréation, il n’est plus de dignité humaine. C’est finalement aux parents de décider, en pleine connaissance de cause, du nombre de leurs enfants, en prenant leurs responsabilités devant Dieu, devant eux-mêmes, devant les enfants qu’ils ont déjà mis au monde, et devant la communauté à laquelle ils appartiennent, suivant les exigences de leur conscience instruite par la loi de Dieu, authentiquement interprétée et soutenue par la confiance en Lui. »
4. 22 novembre 1981. Il y dénonce « un esprit contraire à la vie » qui se manifeste chez les uns par la volonté d’imposer des moyens d’empêcher l’éclosion de nouvelles vies, chez d’autres par la priorité absolue accordée aux biens matériels. Cet esprit se retrouve dans « des études faites par les écologistes et les futurologues sur la démographie, qui parfois exagèrent le péril de la croissance démographique pesant sur la qualité de la vie. » L’Église, rappelle-t-il, refuse ce pessimisme et cet égoïsme parce qu’elle voit dans la vie un don de Dieu. C’est pourquoi elle condamne la violence exercée par les autorités publiques en faveur de la contraception, de la stérilisation ou de l’avortement ou encore par les instances internationales qui conditionnent l’aide économique par des programmes qui portent atteinte à la liberté des couples et à la vie. Jean-Paul II rappelle « la doctrine authentique sur la régulation des naissances, présentée à nouveau par le second Concile du Vatican et l’encyclique Humanae vitae » de même que la doctrine sur le mariage. (FC 28-35).
5. L’O.R. du 21 février 1989 (p. 15), rend compte d’un article du P. ROSA Giuseppe, s.j., publié dans la Civiltà cattolica du 21 janvier. Le P. Rosa y « déplore spécialement la situation italienne. L’Italie remporte, en effet, la première place dans le tableau du taux de la dénatalité dans le monde entier( 1,29 enfants par femme). Dans l’ensemble des pays, le baby boom de 1960 à 1965 a été suivi d’une chute spectaculaire. Las statistiques montrent, en particulier en Europe, qu’en un peu plus de vingt ans les naissances ont diminué pratiquement de moitié. Ainsi, alors qu’en 1965 la Hollande et l’Italie avaient respectivement une moyenne de fécondité de 3,04 et 2,55 enfants par femme, ces chiffres n’étaient plus, en 1987, que 1,50 et 1,29. ce dernier chiffre concernant donc l’Italie d’aujourd’hui, vient immédiatement avant celui de l’Allemagne (1,31) et la France arrive peu après (1,84), derrière la Hollande (1,50 déjà indiqués), la Grande-Bretagne (1,78) et la Suède (1,79). Le P. Rosa préconise alors une politique familiale qui puisse d’abord créer des conditions rendant réalisable pour les femmes la conjonction « travail-maternité-carrière’ ; qui supprime les pénalisations économiques que subissent, en fait, les couples prolifiques ; qui redonne à la maternité sa pleine valeur sociale. Il faut , dit-il, éliminer l’actuelle mentalité antinataliste, individualiste et hédoniste, en montrant, en particulier que « donner la vie, avant d’être un acte biologique, est un acte spirituel : c’est un don ». »
6. Rappelons : l’injustice économique, le sous-développement des ressources, la faible planification économique, etc.. Par ailleurs, tient-on suffisamment compte des réalisations générales de la production alimentaire et de toutes les possibilités offertes pour un développement ultérieur des ressources et de la technologie ?
7. La Documentation catholique n° 1968, p. 874, a laissé passer une grave coquille qui introduit un contresens dans cette citation de l’encyclique. C’est bien « incompatible » (abhorrere dans le texte latin) qu’il faut lire. La traduction était pourtant correcte dans le n° 1957, p. 242.
8. Le « toute » est en italiques dans le texte original. Certains pays, comme la France en 1986, la Bulgarie et Singapour en 1987, ont pressenti ou reconnu que la « croissance démographique 0 » correspondait à un désastre sur le plan social et économique et ont pris des mesures pour stimuler l’augmentation de la population.
9. Il y a certes, dans certains pays, des crises démographiques sérieuses mais le « boom » démographique qui doit, selon certains, conduire le mode à sa perte se révèle, de plus en plus, comme un mythe dont la fausseté a été dénoncée par de nombreux experts internationaux. Il n’empêche qu’à partir de ce mythe s’est forgée une idéologie répandue notamment dans certains organismes internationaux. selon cette idéologie, une population moins nombreuse permettrait une meilleur économie. Dès lors, il faut tenter par tous les moyens (contraception, stérilisation, avortement) de contenir la population du globe. est né ainsi un véritable « impérialisme contraceptif » qui impose ses vues sans égards pour les cultures, les traditions, l’éthique et la dignité des populations. (Cf. la très intéressante Communication de l’Église catholique à la XXIIe Conférence du Conseil des Organisations internationales des sciences médicales (CIOMS), 19-24 juin 1988, Pour une claire éthique de la planification familiale, in D.C. n° 1968, pp. 870-877.)
   On peut citer les travaux de SCHOOYANS M., Maîtrise de la vie, domination des hommes, Lethielleux, 1986 ; L’enjeu politique de l’avortement, OEIL, 1991 ; La dérive totalitaire du libéralisme, Mame, 1995 ; Bioéthique et population, Fayard, 1994 ; L’Évangile face au désordre mondial, Fayard, 1998 ; Le crash démographique, Le Sarment-Fayard, 1999 ; La face cachée de l’ONU, Le Sarment-Fayard, 2002 ; Le terrorisme à visage humain, François-Xavier de Guibert, 2008 ; La prophétie de Paul VI, François-Xavier de Guibert, 2008 ; Pour comprendre les évolutions démographiques, APRD, 2011. Face à ces travaux importants sur la constitution, la propagation, la nocivité du « mythe ».
   Le Pr DUMONT Gérard-François n’est pas en reste : La France ridée, en collaboration avec CHAUNU P., LEGRAND Jean et SAUVY Alfred, Livre de poche, Pluriel, 1979 ; Démographie. Analyse des populations et démographie économique, Dunod, 1992 ; De « l’explosion » à « l’implosion » démographique ? in Revue des Sciences morales et politiques, Institut de France, 1993, n° 4, pp. 583-603 ; Dossier démographie, en collaboration avec MONTENAY Yves et LECAILLON Jean-Didier, in Défense nationale, 1993, pp. 19-74: Le monde et les hommes, Les grandes évolutions démographiques, Litec, 1995 ; Les populations du monde, Armand Colin, 2004 ; Les territoires face au vieillissement en France et en Europe, Ellipses, 2006 ; Démographie politique, Les lois de la géopolitique des populations, Ellipses, 2007 ; Population et développement durable in WACKERMAN Gabriel, Le développement durable, Ellipses, 2008, pp. 154-174 ; Le principe de population de Malthus, annonçant une sous-alimentation, s’est-il appliqué ?, in WACKERMAN G., Nourrir les hommes, Ellipses, 2008, pp. 83-88 ; Population et développement : la tentation malthusienne, in Agir, revue de stratégie, n° 35, septembre 2008, pp. 51-66 ; Populations et territoires de France en 2030, Le scénario d’un futur choisi, L’Harmattan, 2008 ; La mondialisation s’applique-t-elle en démographie ? Tendances et perspectives pour le XXIe siècle, in Population et avenir, n° 691, janvier-février 2009, pp. 4-7 et 20 ; La géographie des migrations internationales au tournant des années 2010 et Les migrations climatiques internationales, in MOURIAUX V., Les mobilités, Sedes, 2010, pp. 37-54 ; 7 milliards d’hommes : la terre est-elle surpeuplée ou vieillissante ? in BRUNEL S. et PITTE J.-R., Le ciel ne va pas nous tomber sur la tête, J.-Cl. Lattès, 2010, pp. 185-214.
   En dehors de la sphère francophone, on peut encore évoquer du Pr. SIMON Julian L., L’homme notre dernière chance, Libre échange, PUF, 1981 ; Dr SASSONE Robert L., Handbook on Population, American Life League, 1994 ; du Pr. KASUN Jacqueline, The War against Population : The Economics and ideology on World Population Control, Ignatius Press, 1999 ; et d’autres encore : Dr Roger Revelle, Dr David Hopper, M. Carl Anderson, Dr Peter Bauer, Dr Basil Yamey, Dr Colin Clarke, etc..
10. Cf. la Communication de l’Église catholique à la XXIIe Conférence du Conseil des Organisations internationales des sciences médicales, op. cit..
   Le « mythe de la surpopulation » est l’objet de prises de positions nombreuses sur le web et pas seulement sur des sites catholiques qui répercuteraient simplement la voix de leur « maître » !
   Certes, on trouvera sur le site www.ichtus trois articles confirmant et prolongeant la position de l’Église (Surpopulation : mythe ou réalité ?, Idées reçues sur la surpopulation, Le dynamisme démographique est bien nécessaire à la croissance économique), de même sur celui de France catholique (KAINZ Howard, Le mythe de la surpopulation et la nouvelle moralité, 14 décembre 2012).
   Mais d’autres sites dénoncent de même le mythe.
   Sur le blog de Résistance 71 (71 par référence à la Commune de Paris en 1871) sont dénoncées, dans un style acide, « une poussée du bon vieux Malthus et ses fadaises sur la « surpopulation » de la planète » sous le titre « Sciences, eugénisme et Nouvel Ordre Mondial : Bill Gates, Rockefeller & Co planifient le génocide planétaire ». Il faut « mettre un coup d’arrêt et de balai dans toute cette fange pseudo-scientifique et véritablement criminelle ». On y lira « comment les 85 personnes les plus riches du monde voient les 3,5 milliards les plus pauvres ».
   Sur le site Reporterre, le quotidien de l’écologie, le Britannique MONBIOT George renchérit : « la plupart des obsédés de la surpopulation mondiale sont de vieux riches blancs ayant passé l’âge de la reproduction ». Il conclut crûment son analyse en écrivant que le problème « ce n’est pas le sexe, c’est l’argent ; ce n’est pas le pauvre, c’est le riche ». (La surpopulation, un mythe, 6 octobre 2009).
   Le grand soir du 27 octobre 2009, qui se définit comme un Journal militant à information alternative, publie ce même article de George Monbiot, précédé de ce « chapeau » : « Ceux qui prétendent que la croissance démographique est le gros problème environnemental sont en train de blâmer les pauvres pour les péchés des riches. »
   Contrepoints du 14 octobre 2010 et AgoraVox.fr publient le même article : « L’environnement s’avère être la dernière bouée de sauvetage du socialisme ». Si cette affirmation est contestable, l’article apporte toutefois des renseignements précieux. Tout d’abord, une citation de Tertullien (Notre population est si énorme [200 millions d’habitants] que la terre peut difficilement nous soutenir) que la peur de la surpopulation n’est pas récente ! Mais la suite est intéressante car elle se réfère aux travaux du professeur David Osterfeld et surtout à ceux de Bjorn Lomborg qui, en tant que militant de Greenpeace, avait lancé ses étudiants de l’université de Aarhus dans un exercice de vérification des thèses de Julian Simon. Il s’avéra que celles-ci étaient exactes. Il révisa donc sa position et celles d’écologistes catastrophistes comme Paul R. Ehrlich ou Lester Brown et publia The Skeptical Environmentalist (L’écologiste sceptique, Le Cherche Midi, 2004). On retiendra de ses conclusions quatre points importants cités dans l’article:
   « Actuellement, les ressources naturelles ne sont pas près de disparaître ; la principale limite à leur disponibilité est le coût associé à leur découverte et leur extraction […​] ».
   « L’explosion de population n’a jamais eu lieu et n’aura pas lieu ; la production agricole par tête s’est accrue de 52% dans les pays en voie de développement depuis 1961 et la proportion de ceux qui manquent de nourriture dans ces pays est passée de 45% en 1949 à 18% aujourd’hui ; le prix de la nourriture n’a pas cessé, depuis deux siècles, de baisser en termes réels ; la population humaine devrait de toute façon se stabiliser dans les prochaines décennies ».
   « Le problème des espèces menacées et d’une réduction de la biodiversité a été gravement exagéré, tout comme celui de la disparition des forêts ; si certaines forêts tropicales continuent d’être décimées, le reforestation augment ailleurs et la surface consacrée aux forêts dans le monde s’est accrue depuis un demi-siècle ».
   « La pollution est elle aussi un phénomène qui diminue constamment, en particulier dans les pays riches ; la qualité de l’air, de l’eau et de l’environnement en général est plus grande que jamais dans les grandes villes ; la pollution importante est un phénomène typique des périodes de début de croissance industrielle, alors que les populations sont prêtes à accepter un certain niveau de pollution en échange d’un enrichissement rapide ; plus un pays est riche, plus ses citoyens consacrent des ressources importantes à la qualité de l’environnement ; les innovations technologiques font également en sorte que les méthodes de production soient de moins en moins polluantes ».
11. Sur le site Les Observateurs.ch, le 16 août 2012, on peut lire une intéressante mise au point de Francis Richard sur le mythe de la surpopulation. Selon cet auteur, c’est la fameuse étude (Rapport Meadows présenté en français sous le titre Halte à la croissance ?) ) commandée par le Club de Rome en 1970 au MIT (Massachusetts Institute of Technology) et publiée en 1972 qui a lancé l’idée d’une pénurie des ressources à venir. Or, ce rapport s’est basé sur des hypothèses qui se sont avérées fausses. En effet, les rédacteurs supposent que les comportements humains ne changent pas, que l’homme est incapable de s’adapter aux circonstances nouvelles, que la nature évolue cers un épuisement des ressources non renouvelables et enfin que la population croît exponentiellement. S’appuyant sur l’article du Dictionnaire du libéralisme (sous la direction de LAINE Mathieu, Larousse, 2012) consacré par J. L. Simon, au malthusianisme, et sur le livre de FELDMAN Jean-Philippe, La famine menace-t-elle l’humanité ?, J.-C. Lattès, 2010, Francis Richard réplique que les humains ne sont pas des animaux comme les autres, ils peuvent modifier leur comportement y compris leur fécondité. De plus, on constate depuis 1961 que la production agricole a plus que doublé dans le monde et plus que triplé dans les pays en voie de développement. Parallèlement, le taux de croissance de la population mondiale qui était de 2,2% à l’époque n’a cessé de baisser et se situe aujourd’hui aux alentours de 1,1%. Même l’ONU reconnaît que la misère a reculé partout davantage au cours de la seconde moitié du XXe siècle que durant les cinq cents années précédentes. Enfin, quand on parle de ressources, il ne faut pas oublier que les ressources potentielles ne deviennent ressources économiques que transformées par les ressources humaines.
   La Croix du 24 mars 2014 publiait une interview de Jacques Vallin démographe à l’Institut national d’études démographiques (Ined) confirme cette analyse et refuse l’idée d’une « surpopulation » de la planète. Pour lui, « il y a assez de ressources pour nourrir tout un chacun ». Il croit en la capacité de l’homme à s’adapter à l’évolution des ressources, à condition que les progrès soient accessibles au plus grand nombre et que le risque environnemental soit pris au sérieux.
   Relevons encore sur le site lewebpedagogique.com, cette réflexion: « En démographie, et en particulier avec le développement durable et les prospectives pour 2050, on tombe facilement dans le catastrophisme. La surpopulation est une idée reçue et mal comprise. Elle est toujours entourée de la notion de malthusianisme, cette théorie démographique et socio-économique formulée au XIX° siècle par l’anglais Malthus qui consiste à expliquer que la croissance démographique (progression géométrique) est toujours supérieure à la croissance économique (progression arithmétique). Elle est à l’origine des politiques de limitation des naissances mais aussi d’un discours socio-politique très orienté vis-à-vis des pauvres (à quelque échelle que ce soit). »
12. La communication de l’Église catholique à la XXIIe Conférence du CIOMS, op. cit., en parle longuement.
13. Intervention de la délégation du Saint-Siège, Conférence internationale sur la population, Mexico, 8-8-1984, O.R. 14-8-1984, pp. 4-5.

⁢b. La dette

La question avait déjà été évoquée par Paul VI⁠[1] mais Jean-Paul II y revient car est de plus en plus grave. Certes, les capitaux empruntés parfois imprudemment ou précipitamment « peuvent être considérés comme une contribution au développement lui-même » mais l’instrument « s’est transformé en un mécanisme à effet contraire ». Il est devenu un frein et parfois a accentué le sous-développement. Pour deux raisons : les pays débiteurs « pour satisfaire le service de la dette, se voient dans l’obligation d’exporter des capitaux » qui leur seraient nécessaires et « ils ne peuvent obtenir de nouveaux financements également indispensables ».⁠[2] Pour un approfondissement du problème et des pistes de solution, Jean-Paul II renvoie au document de la Commission pontificale « Justice et paix » : « Au service de la communauté humaine : une approche éthique de l’endettement international » rendu public le 27 janvier 1987.⁠[3]

Résumons ce document.

Quelle est la situation ?

Les niveaux d’endettement des pays en voie de développement constituent, par leurs conséquences sociales, économiques et politiques, un problème grave, urgent et complexe. Le développement des pays endettés et même parfois leur indépendance sont compromis. Les conditions d’existence des plus pauvres sont aggravées ; le système financier international subit des secousses qui l’ébranlent. Certains pays sont au bord de la rupture, faute de pouvoir assurer le service de leurs dettes.

Selon quels principes agir ?

L’interdépendance accrue des nations doit faire surgir des formes nouvelles et élargies de solidarité, qui respectent l’égale dignité de tous les peuples. La solidarité suppose la reconnaissance d’une coresponsabilité dans l’endettement international, dû conjointement aux comportements et décisions des pays développés et des pays pauvres. Cette coresponsabilité contribuera à créer ou à restaurer entre les divers acteurs des relations de confiance en vue d’une coopération dans la recherche de solutions. Les divers partenaires devront partager équitablement les efforts d’ajustement et les sacrifices nécessaires. Les besoins des populations démunies sont prioritaires et les pays mieux pourvus sont invités à accepter un partage plus large. La recherche de solutions réclame la participation de tous.

Il y a des mesures d’urgence à prendre.

Elles sont nécessaires pour des pays au bord de la faillite. Il faut susciter le dialogue et la coopération de tous ; éviter les défauts de paiement susceptibles d’ébranler le système financier international ; éviter les ruptures entre créanciers et débiteurs, ainsi que les dénonciations unilatérales des engagements antérieurs ; consentir des délais, remettre partiellement ou même totalement les dettes, aider le débiteur à retrouver sa solvabilité ; mettre en place des structures de coordination (créanciers, F.M.I., pays en voie de développement) pour prévoir, prévenir, atténuer les crises ; souhaiter que le F.M.I. soit guidé par le souci de dialoguer et de servir la collectivité ; discerner les mécanismes qui semblent échapper à tout contrôle ; veiller, en même temps, à créer les conditions d’un redressement économique et financier.

A long terme, il faut bien établir les responsabilités de tous les partenaires.

Et tout d’abord, quelle est la responsabilité des pays industrialisés ?

Elle est plus importante, car ils ont plus de pouvoirs économiques. Les rapports de force et d’intérêt doivent faire place à des relations de justice et de service réciproques. Le souci prévoyant des autres nations doit l’emporter sur l’égoïsme. Ce qui implique, non seulement l’évaluation des répercussions de leurs politiques et le courage de les modifier si elles sont préjudiciables aux autres, mais aussi le nécessaire prélèvement sur le luxe et le gaspillage, le partage, voire une certaine austérité.

Au niveau de la dette, il faut mettre en œuvre des politiques économiques qui relancent la croissance au profit de tous les peuples tout en maîtrisant l’inflation, source de nouvelles inégalités ; renoncer aux mesures de protectionnisme qui entraveraient les exportations des pays en voie de développement et abandonner la compétition technique et économique effrénée et meurtrière que nous connaissons. En même temps, il est nécessaire de coordonner les politiques financières et monétaires pour faire baisser raisonnablement les taux d’intérêt et éviter les fluctuations erratiques des taux de change. Enfin, on reverra en concertation et attentivement les conditions du commerce international et valoriser les matières premières.

Les pays en voie de développement ont aussi des responsabilités.

Il ne suffit pas de déceler les responsabilités extérieures, encore faut-il, en même temps, examiner les causes internes du sous-développement, envisager les politiques nécessaires et définir, avec clarté, la responsabilité propre de chacun dans l’endettement. En effet, l’amélioration de la situation passe par la réforme des structures et celle des mœurs, qui demande aux dirigeants politiques, économiques et sociaux, d’être au service du bien commun. En particulier, il faut veiller à la croissance économique pour assurer une plus large et plus juste répartition des richesses. (Concrètement, cela signifie : choisir les secteurs prioritaires, sélectionner rigoureusement les investissements, réduire les dépenses de l’État, gérer plus strictement les entreprises publiques,­ maîtriser l’inflation, soutenir la monnaie, réformer la fiscalité, réformer sainement l’agriculture, inciter les initiatives privées, créer des emplois.) Eviter le nationalisme est important car il isole, alors que les échanges sont nécessaires (spécialement entre pays en développement), à condition toutefois d’être sélectionnés, négociés équitablement et adaptés au niveau de développement et à la culture indigène. (C’est particulièrement vrai pour les technologies modernes.)

Les créanciers ont, bien sûr, leurs responsabilités vis-à-vis des débiteurs.

Sauf en cas d’abus justiciables, les contrats doivent être respectés. Toutefois, les créanciers ne peuvent en exiger l’exécution par tous les moyens, surtout si le débiteur se trouve dans une situation d’extrême nécessité. Les États créanciers examineront les conditions de remboursement compatibles avec la couverture des besoins essentiels de chaque débiteur ; il faut laisser à chaque pays une capacité suffisante de financement pour sa propre croissance, pour favoriser en même temps le remboursement ultérieur de la dette. La diminution des taux d’intérêt, la capitalisation des paiements au-dessus d’un taux d’intérêt minimum, un rééchelonnement de la dette sur un plus long terme, des facilités de paiement dans la monnaie nationale…​ sont autant de dispositions concrètes à négocier avec les pays endettés afin d’alléger le service de la dette et d’aider une reprise de la croissance. Créanciers et débiteurs s’accorderont sur les nouvelles conditions et sur les délais de paiement, dans un esprit de solidarité et de partage des efforts à consentir. En cas de désaccords sur ces modalités, une conciliation ou un arbitrage pourront être demandés et reconnus par les deux parties. Un code de conduite international serait utile pour guider, par quelques normes de valeur éthique, les négociations.

Les États créanciers accorderont une attention particulière aux pays les plus pauvres. En certains cas, ils pourront convertir les prêts en dons ; cette remise de dette ne doit cependant pas entamer la crédibilité financière, économique et politique des pays « les moins avancés » et tarir les nouveaux flux de capitaux venant des banques. Les flux de capitaux des pays industrialisés doivent retrouver le niveau des engagements consentis (aide publique au développement) par voie bilatérale ou multilatérale. Par des dispositions fiscales et financières, et par des garanties contre les risques éventuels, les États créanciers inciteront les banques commerciales à continuer leurs prêts aux pays en développement. Par des politiques concertées, monétaires, financières et commerciales, ils favoriseront l’équilibre des balances de paiement des pays en développement et, par là, le remboursement de leur dette. Les banques commerciales ont des créances directes sur les pays en développement (États et entreprises). Si leurs devoirs vis-à-vis de leurs déposants sont essentiels, et s’en acquitter est la condition pour garder leur confiance, ces devoirs ne sont pas les seuls et doivent se composer avec le respect des débiteurs, dont les besoins sont plus souvent urgents.

Les banques commerciales participeront aux efforts des États créanciers et des organisations internationales pour la solution des problèmes de l’endettement : rééchelonnement de la dette, révision des taux d’intérêt, relance des investissements vers les pays en développement, financement des projets en fonction de leur impact sur la croissance, de préférence aux projets dont la rentabilité est plus immédiate et plus assurée et à ceux dont l’utilité est contestable (équipements de prestige, armements…​). Sans doute cette attitude déborde-t-elle la fonction traditionnelle des banques commerciales, en les invitant à un discernement qui dépasse les critères de rentabilité et de sécurité des capitaux prêtés. Mais pourquoi n’accepteraient-elles pas de prendre ainsi une part de responsabilité face au défi majeur de notre temps: promouvoir le développement solidaire de tous les peuples et contribuer ainsi à la paix internationale ? Tous les hommes de bonne volonté sont conviés à cette œuvre, chacun selon sa compétence, son engagement professionnel et son sens de la solidarité.

Les entreprises multinationales participent aux flux internationaux de capitaux, sous forme d’investissements productifs et aussi de rapatriement de capitaux (bénéfices et amortissements). Leurs politiques économiques et financières influent ainsi sur la balance de paiements des pays en développement, en positif ou en négatif (investissements nouveaux, réinvestissements sur place, ou rapatriement des bénéfices et vente des actifs). Tout en orientant les activités de ces entreprises pour les faire participer aux plans de développement (code national d’investissement), les pouvoirs publics des pays en développement établiront des conventions avec les entreprises pour préciser leurs obligations réciproques, spécialement en ce qui concerne les flux de capitaux et la fiscalité. Les entreprises multinationales disposent d’un large pouvoir économique, financier, technologique. Leurs stratégies débordent et traversent les nations. Elles doivent participer aux solutions d’allégement de la dette des pays en développement. Acteurs économiques et financiers dans le champ international, elles sont appelées à la coresponsabilité et à la solidarité, par-delà leurs intérêts propres.

Enfin, il faut aussi parler des responsabilités des organisations financières multilatérales.

Les organisations internationales doivent contribuer à résoudre la crise de l’endettement ; éviter un effondrement généralisé du système financier international ; aider les peuples, spécialement les plus démunis, à lutter contre l’extension de la pauvreté et ainsi promouvoir la paix.

Les organisations financières multilatérales (F.M.I., Banque mondiale, banques régionales) soutenues, en particulier, par les États membres puissants économiquement et financièrement, doivent être animées d’un esprit de justice, de solidarité au service de tous et de compréhension réciproque ; accorder la priorité aux hommes et à leurs besoins, par-delà les contraintes et les techniques financières ; respecter la dignité et la souveraineté de chaque nation au sein de l’interdépendance économique et dans un esprit de solidarité consentie ; intensifier la représentation des pays en voie de développement et leur participation aux grandes décisions économiques internationales qui les concernent ; coordonner leurs efforts et leurs pratiques ; se concerter avec les autres acteurs financiers internationaux et les pays endettés.

Elles doivent prendre en considération ces quelques points particuliers: examiner, de façon ouverte et adaptée à chaque pays en développement, les « conditions » posées par le F.M.I. pour les prêts, intégrer la composante humaine dans la « surveillance accrue » sur la mise en œuvre des mesures d’ajustement et sur les résultats obtenus ; encourager de nouveaux capitaux, publics et privés, à financer les projets prioritaires pour les pays en développement ; favoriser le dialogue entre créanciers et débiteurs pour un rééchelonnement des dettes et un allégement des montants portant sur une et, si possible, sur plusieurs années ; prévoir des dispositions spéciales pour remédier aux difficultés financières venant de catastrophes naturelles, de variations excessives des prix des matières premières indispensables (agricoles, énergétiques, minières), de fluctuations brusques des taux de change ; susciter une meilleure coordination des politiques économiques et monétaires des pays industrialisés, en favorisant celles qui auront des incidences plus favorables aux pays en développement ; explorer les problèmes nouveaux, d’aujourd’hui et de demain, pour envisager déjà des solutions qui tiennent compte des évolutions très diversifiées des économies nationales et des chances d’avenir de chaque pays. Cette prévision, difficile et nécessaire, est une responsabilité de tous à l’égard des générations futures mais elle permettra de prévenir la montée de situations conflictuelles graves.

Enfin, il sera indispensable de veiller au choix et à la formation de tous ceux qui travaillent dans les organisations multilatérales et participent aux analyses des situations, aux décisions et à leur exécution. Ils ont, collectivement et individuellement, une responsabilité importante. Le danger existe d’en rester aux approches et à des solutions trop théoriques et techniques, voire bureaucratiques, alors que sont en jeu des existences humaines, le développement des peuples, la solidarité entre les nations. La compétence économique est indispensable, ainsi que la sensibilité aux autres cultures et une expérience concrète et vécue des hommes et de leurs besoins. A ces qualités humaines s’ajoutera, pour mieux les fonder, une conscience vive de la solidarité et de la justice internationale à promouvoir.

Pour remplir ce programme, il est indispensable que les populations concernées aient confiance. La confiance est nécessaire pour susciter le consensus national, accepter le partage des sacrifices et assurer, par là, la réussite des programmes de redressement. La confiance sera renforcée si l’on réorganise quelque peu l’aide internationale (adaptation et élargissement des missions, accroissement des moyens d’action, participation effective de tous aux décisions, contribution aux objectifs de développement, priorité aux besoins des populations les plus pauvres) et si les motifs de décisions sont bien le désintéressement et le service des autres.

En conclusion, il est urgent et indispensable, dans l’intérêt de tous et surtout de ceux qui souffrent, de susciter un nouveau et vaste plan de coopération et d’assistance des pays industrialisés au profit des pays en voie de développement.


1. PP 54. Paul VI insiste pour qu’un dialogue s’établisse entre tous les partenaires : « Ce dialogue entre ceux qui apportent les moyens et ceux qui en bénéficient permettra de mesurer les apports, non seulement selon la générosité et les disponibilités des uns, mais aussi en fonction des besoins réels et des possibilités d’emploi des autres. les pays en voie de développement ne risqueront plus dès lors d’être accablés de dettes dont le service absorbe le plus clair de leurs gains. Taux d’intérêt et durée des prêts pourront être aménagés de manière supportable pour les uns et pour les autres, équilibrant les dons gratuits, les prêts sans intérêt ou à intérêt minime et la durée des amortissements. Des garanties pourront être données à ceux qui fournissent les moyens financiers, sur l’emploi qui en sera fait selon le plan convenu et avec une efficacité raisonnable, car il ne s’agit pas de favoriser paresseux et parasites. Et les bénéficiaires pourront exiger qu’on ne s’ingère pas dans leur politique, qu’on ne perturbe pas leur structure sociale. »
2. SRS 19.
3. DC, n° 1934, 15 février 1987, pp. 197-205.

⁢c. Le logement

Brièvement, Jean-Paul II attire notre attention sur ce « grave problème » dû, en partie à l’urbanisation. « Il doit être considéré, écrit-il, comme le signe et la synthèse de toute une série d’insuffisances économiques, sociales, culturelles ou simplement humaines ». Lui aussi porte préjudice au développement des peuples.⁠[1]

Le Saint Père nous renvoie de nouveau à la Commission pontificale « Iustitia et pax » qui, à l’occasion de l’année internationale du logement pour les sans-abri, a publié le document « qu’as-tu fait de ton frère sans abri ? L’Église et le problème de l’habitat ».⁠[2]

Que nous dit-il ?

Il s’agit d’une une situation universelle dramatique. En 1988, on estimait que mille millions de personnes n’avaient pas un logement digne et que cent millions manquaient littéralement de toit, soit qu’elles n’aient pas les moyens d’acquérir ou de louer un logement existant, soit qu’il n’y ait pas de logement disponible ou digne.

Il faut donc analyser ce phénomène.

On distingue trois sortes de sans-abri ou de mal logés : les victimes de problèmes personnels, pour qui la solution ne réside pas dans le seul octroi d’un refuge ou d’un logement ; les couples de fiancés qui voudraient se marier et ne peuvent rapidement et facilement trouver un logement digne, ce qui est préjudiciable à l’engagement matrimonial, à la natalité et à la vie commune dans son ensemble ; enfin, les marginalisés installés dans des demeures précaires et improvisées. C’est le problème le plus urgent et le plus grave.

Cette situation n’est pas un phénomène isolé.

Certes, le manque de logement peut être le fruit d’une conjoncture due à un problème personnel ou à un échec familial, mais il doit surtout être envisagé comme une crise structurelle aux causes multiples.

Parmi les causes immédiates, on peut citer le chômage, les salaires trop bas et les prix élevés du marché de l’habitation, l’accroissement de la population ou son vieillissement, l’exode rural et l’urbanisation accélérée, qui créent des mégapoles dépourvues de l’infrastructure nécessaire.

Epinglons aussi les politiques inadéquates ou insuffisantes : les véritables priorités n’ont pas toujours été respectées, l’instabilité politique a provoqué l’exode de réfugiés qui vivent dans des camps ; des populations entières sont déplacées pour servir des projets économiques et politiques d’une inspiration idéologique douteuse ; des villes ont été découpées de force en zones raciales.

Mais on ne peut passer sous silence une cause plus radicale. Il s’agit de la distribution injuste des biens et de la faille qui s’installe entre les riches et les pauvres dans une société ou entre nations.

Ici aussi, quels sont les principes en cause ?

La « maison » est une condition nécessaire pour que l’être humain puisse venir au monde, grandir, se développer, pour qu’il puisse travailler, éduquer et s’éduquer, pour que puisse se bâtir cette union plus profonde et fondamentale que l’on nomme la « famille ». La « maison » n’est donc pas un bien purement matériel, mais un bien qui concerne la personne humaine dans ses dimensions sociales, affectives, culturelles et religieuses⁠[3].

Dans la mesure où sans un « toit », il est impossible de mener une vie digne, et même parfois de subsister, il s’agit d’un bien fondamental qui découle d’un besoin primaire, auquel se joignent d’autres besoins qui en découlent.

Un tel bien social primaire ne peut être considéré simplement comme une affaire de « marché » et l’on peut affirmer un droit universel au logement décent.

Dès lors, sans faute directe, toute personne ou famille sans logement est victime d’une déficience juridique, d’une injustice structurelle introduite et entretenue par des injustices personnelles. Mais cette injustice est aussi en elle-même un phénomène autonome et indépendant, possédant un dynamisme intérieur désordonné et injuste qui lui est propre.

Quelles solutions envisager ?

Dans certaines grandes villes, le nombre de logements inoccupés suffirait à accueillir la plupart des sans-abri. Les autorités publiques doivent établir des normes réglant une juste distribution des logements. Ce qui ne signifie pas que l’État peut se réserver le monopole exclusif de la construction et de la distribution des logements. Une telle pratique laisserait subsister de graves problèmes de logement.

Toute pratique spéculative, qui détourne l’usage de la propriété de sa fonction au service de la personne humaine, doit être considérée comme un abus.

Dans le cas de logements vétustes ou délabrés qui portent préjudice au locataire et que le propriétaire n’arrive pas à valoriser, une politique est nécessaire pour promouvoir le droit d’une des parties sans créer de dommage disproportionné à l’autre.

Dans les grandes mégapoles, des gens, souvent poussés par le désespoir, établissent des logements abusifs sur les terrains d’autrui. Le déplacement forcé ou la destruction des campements ne sont pas des solutions adéquates. Chacun a droit à un logement décent et il s’agit d’étudier sérieusement les racines mêmes de toute migration interne.

Légitime en droit, le recours à l’expulsion judiciaire pose une série d’interrogations éthiques lorsqu’il touche des personnes qui n’ont vraiment pas d’autre logement.

Chaque famille a besoin de la garantie d’une certaine sécurité, même en matière de logement.

Il faut mettre en œuvre des mesures audacieuses de politique des loyers et des programmes de planification locale qui garantissent à la population un milieu favorable au développement éducatif, sanitaire, culturel et religieux de tous.

Tout le monde est invité à participer à cet effort même sans attendre l’autorité publique. Les gens dépourvus de logement ont intérêt à défendre eux-mêmes leurs droits dans des associations de base.

Quant aux nomades traditionnels, ils ont le droit de disposer de lieux adaptés à leurs circonstances de vie, où ils puissent jouir de certains services primaires et assurer le développement intégral de leurs enfants.

Il s’agit donc de nouer avec ces personnes itinérantes des liens d’amitié et de solidarité, et de mettre en œuvre une plus grande compréhension de leur culture et de leurs problèmes spécifiques.

En fin de compte, le problème des sans-abri et la crise du logement ne sont que la conséquence d’une cause plus profonde, à laquelle il faut porter remède par une transformation économique, politique et sociale, qui permette à chacun d’accéder à un logement décent, principal facteur du progrès humain.


1. SRS 17.
2. OR, 9 février 1988, pp. 8-11.
3. De même, il est injuste d’éliminer dans certaines planifications urbaines la possibilité d’établir un lieu de culte, où les groupes religieux puissent se réunir.

⁢d. La mer

Dans son encyclique, Jean-Paul II n’évoque pas cette question⁠[1] que la Commission pontificale « Iustitia et pax » a abordée dès1977.⁠[2]

Il s’agit d’y réfléchir à la lumière de la doctrine traditionnelle de l’Église sur la destination universelle des biens et le droit de propriété.

Face aux difficultés économiques du Nord et du Sud, l’espace marin offre, par ses richesses immenses, des perspectives intéressantes pour le développement. Mais pour éviter à l’avenir des conflits et des dévastations, on ne peut plus se contenter des réglementations mineures actuellement appliquées à la haute mer.

On ne peut pas non plus souhaiter l’extension des souverainetés des pays côtiers. En effet, cette solution élargirait le champ des rivalités, profiterait aux pays favorisés par la nature (accès à la côte et longueur du littoral) et serait préjudiciable à la recherche scientifique et à la solidarité entre les peuples.

Quelles solutions envisager ?

Les Nations-Unies en proposent une.

Dès les années 70, les Nations-Unies préconisèrent de déclarer la haute mer « patrimoine commun de l’humanité ». Cette solution implique que l’espace marin échappe aux affrontements des souverainetés nationales ; qu’il ne serve qu’à des usages pacifiques ; que les océans servent à tous et d’abord aux plus pauvres (par le partage des bénéfices financiers et autres) ; que l’on mette en place des structures régionales de solidarité internationale. Par le fait même, on préserverait, pour l’avenir, une richesse naturelle et le concept de « patrimoine commun » ainsi expérimenté pourrait s’étendre à d’autres domaines.

L’application de cette solution fut limitée par l’extension de la territorialité des pays côtiers sur la partie la plus utile de l’espace marin (1/3). Le principe du patrimoine commun ne fut retenu que pour le fond et le sous-sol des deux tiers restants, à l’exclusion de la colonne d’eau qui demeure sous le régime traditionnel de la liberté.

En fait, les structures et autorités nécessaires à la gestion du patrimoine commun n’étaient pas prêtes, car les problèmes sont complexes. En même temps, l’urgence des situations incite les intéressés à recourir aux anciennes solutions plus familières : souveraineté nationale et propriété exclusive.

Les pays développés y trouvent leur compte et les pays pauvres bordés par la mer aussi, dans la mesure où ils se réservent un patrimoine à exploiter plus tard et un moyen de négociation avec des nations plus avancées.

Devant ces obstacles, certains ont préconisé de remplacer la notion de souveraineté géographique par celle de souveraineté fonctionnelle couvrant telle ou telle activité. Mais cette perspective n’est guère convaincante et demande des études plus précises.

La proposition de l’Église.

La réflexion chrétienne n’estime pas nécessairement heureuse l’idée suivant laquelle la notion d’appropriation particulière devrait progressivement disparaître pour laisser place à la notion de patrimoine commun. En effet, le projet de planification et de gestion supranationales risque d’engendrer une technocratie internationale lourde et compliquée, et finalement de rendre inopérante la base démocratique sur laquelle il veut se fonder.

L’enseignement de l’Église, au lieu d’opposer les deux notions de patrimoine commun et d’appropriation particulière, les réconcilie grâce à une troisième notion qui les commande toutes les deux : il s’agit du principe de la « destination universelle des biens ». La mise en œuvre de ce principe s’opère à travers les voies complémentaires que sont l’appropriation particulière et la possession commune, toujours subordonnées au principe supérieur.

Chacune de ces deux voies est susceptible de formes multiples, toujours révisables en fonction des situations changeantes. Ainsi le principe de contiguïté géographique est-il utile mais non absolu, car il se base sur une situation et non sur des prémisses éthiques. Mais dans le même esprit, l’aspiration des pays pauvres, notamment à une appropriation particulière n’est pas incompatible avec la perspective d’un patrimoine géré en commun. L’équilibre entre les deux types ne peut évidemment résulter que de confrontations et d’engagements libres de pays reconnus dans leur personnalité propre et dotés d’un véritable pouvoir contractuel.


1. Il en a parlé ailleurs. Par exemple : Aux participants du Congrès mondial de l’apostolat de la mer, 27 octobre 1982, in OR 23 novembre 1982, p. 15 ; Discours aux gens de la mer, St jacques de Compostelle (Espagne), 9 novembre 1982, in OR, 30 novembre 1982, pp. 17-18 ; Avec le monde de la mer, 12 août 1984, in OR 21 août 1984, p. 5 ; Avec les pêcheurs, Flatrock (Canada), 12 septembre 1984, in OR 25 septembre 1984, pp. 1 et 4 ; A la cérémonie des « noces de la mer », Cervia (Italie), 11 mai 1986, in OR 3 juin 1986, p. 22 ; Aux travailleurs portuaires et aux marins, Civitavecchoia (Italie), 19 mars 1987, in OR 7 avril 1987, p.7. On peut aussi lire IZAN Michel, Rencontre régionale de l’apostolat de la mer, Abidjan (Côte-d’Ivoire), du 28 avril au 1er mai 1981, in OR 16 juin 1981.
2. La destination universelle des biens, A propos de la Conférence du droit de la mer, Cité du Vatican, 1977 et 1982.

⁢e. L’espace

De même, à qui l’espace appartient-il ?

Le principe de la « destination universelle des biens » est applicable ici aussi. L’espace appartient à toute l’humanité, pour le profit de tous.⁠[1]

De même que la propriété privée doit être distribuée de telle sorte que les êtres humains reçoivent une part adéquate des biens de la terre, de même l’occupation de l’espace par des satellites et d’autres appareils doit être réglée par de justes accords et des pactes internationaux qui permettront à toute la famille humaine d’en jouir et d’en user.

Exactement comme les biens de la terre ne sont pas seulement réservés à l’usage privé, mais doivent être aussi utilisés pour le bien du voisin, de même l’espace ne doit jamais être réservé au bénéfice exclusif d’un pays ou d’un groupe social. Les questions inhérentes à l’utilisation de l’espace doivent être étudiées par les juristes et recevoir une solution correcte des gouvernements.

A quoi peut servir l’espace ?

Grâce à l’emploi des satellites, on pourra travailler à éliminer l’analphabétisme et à diffuser une culture qui favorisera vraiment partout le développement de l’homme, dans le respect des traditions, en évitant tout colonialisme culturel ou idéologique et dans un esprit de dialogue.

La technologie spatiale peut également fournir des informations utiles pour le développement de l’agriculture, le contrôle de la situation forestière, l’évaluation de l’état de certaines zones ou de la terre entière. Elle permet la mise au point de programmes particuliers ou globaux pour résoudre des situations concrètes.


1. Cf. JEAN-PAUL II, Aux savants réunis à l’Académie pontificale des sciences, 2 octobre 1984, in OR 16 octobre 1984, p. 2 et OR 27 novembre 1984, pp. 4-5.

⁢v. Benoît XVI

Un peu plus de quarante ans après Populorum progressio, Benoît XVI revient sur le problème du « développement humain intégral dans la charité et dans la vérité »[1]

Fort opportunément, Benoît XVI rappelle tout d’abord le lien de cette encyclique avec la Tradition de l’Église, le Concile, l’enseignement de Paul VI et de ses successeurs en soulignant qu’il y a « un unique enseignement, cohérent et en même temps toujours nouveau », un enseignement au « caractère à la fois permanent et historique »[2].

Benoît XVI relie aussi sa réflexion à ses propres développements théologiques antérieurs.

Tout d’abord, à sa catéchèse sur la théologie de l’histoire de saint Bonaventure⁠[3] à laquelle il avait consacré sa seconde thèse doctorale en 1955. Il écrit que « pour saint Bonaventure, le Christ n’est plus, comme il l’avait été pour les Pères de l’Église, la fin, mais le centre de l’histoire ; avec le Christ, l’histoire ne finit pas, mais une nouvelle période commence ». Benoît XVI en tire cette conséquence : « Jusqu’à ce moment dominait l’idée que les Pères de l’Église avaient été le sommet absolu de la théologie ; toutes les générations suivantes ne pouvaient être que leurs disciples. Saint Bonaventure reconnaît lui aussi les Pères comme des maîtres pour toujours, mais le phénomène de saint François lui donne la certitude que la richesse de la parole du Christ est intarissable et que chez les nouvelles générations aussi peuvent apparaître de nouvelles lumières. le caractère unique du Christ garantit également des nouveautés et un renouveau pour toutes les périodes de l’histoire. » L’histoire est donc un chemin de progrès : « les œuvres du Christ ne reculent pas, ne manquent pas, mais elles progressent ».⁠[4] Ce progrès intellectuel et spirituel d’abord n’est pas automatique. Il est tributaire d’une meilleure connaissance de la parole de Dieu, d’un bon usage de la raison et de la recherche de l’amour. Cette vision lui permet de justifier, à la suite de Paul VI⁠[5], que « le développement intégral de l’homme est d’abord une vocation »[6] et d’insister : « le progrès, dans son apparition et dans son essence, est une vocation ». Le développement naît « d’un appel transcendant » et « est incapable de se donner par lui-même son sens propre ultime ».⁠[7] La vocation « suppose la liberté responsable »[8] et exige qu’on respecte la vérité du développement intégral de l’homme qui ne se manifeste pleinement à lui-même que dans le Christ.⁠[9]

Cette conception révèle que le sous-développement n’est ni « le fruit du hasard » ni la conséquence « d’une nécessité historique » mais relève de la responsabilité des hommes.⁠[10] Elle exclut aussi l’idéologie technocratique comme l’idéologie de la « décroissance »⁠[11] et montre que le développement est profondément lié à l’évangélisation.⁠[12] Enfin, le développement comme vocation implique au plus haut point la charité qui mobilise la volonté éclairée d’une pensée droite, la charité qui nous vient de Dieu et qui seule peut créer la fraternité.⁠[13]

Benoît XVI s’appuie bien sûr sur la vision de Dieu qu’il nous a offerte dans Deus caritas est[14] et nous éclaire sur notre vocation et la source de l’amour ainsi que sur sa vraie nature. On se souvient des « inclinations naturelles » décrites par saint Thomas⁠[15]. Pour le « docteur angélique », la loi naturelle qui est « une participation de la loi éternelle dans la créature raisonnable »[16] s’exprime tout d’abord par une inclination fondamentale au bien, un précepte ou un principe qui nous pousse à rechercher le bien et éviter le mal⁠[17]. Ce mot « inclination » est particulièrement intéressant. Le dictionnaire (R) le définit comme un « mouvement affectif spontané orienté vers un objet ou une fin » et spécialement comme « un mouvement qui porte à aimer quelqu’un ». On pourrait dire que Benoît XVI, est plus radical et plus rapide que saint Thomas. Alors que l’illustre théologien suit un long chemin logique pour aboutir à l’inclination au bien et autres inclinations qu’elle englobe, Benoît XVI affirme d’emblée la présence en nous de l’eros tel que les Grecs païens le concevaient et que nous pourrions, avec le langage de Thomas, considérer comme l’inclination fondamentale. Benoît XVI ne dit-il pas que « l’amour entre homme et femme, dans lequel le corps et l’âme concourent inséparablement et dans lequel s’épanouit pour l’être humain une promesse de bonheur qui semble irrésistible, apparaît comme l’archétype de l’amour par excellence ». Benoît XVI précise qu’Eros sera célébré « comme force divine, comme communion avec le Divin »[18]. Mais, pour nous conduire au-delà de nous-mêmes, « eros », pour ne pas corrompre, dévoyer, ce qu’il a de meilleur, a besoin de renoncement, de purification, de guérison. C’est pourquoi, dans la littérature biblique, dans le Cantique des cantiques, notamment, la traduction grecque n’emploiera pas le mot « eros » mais le mot « agapè » qui désigne un amour qui prend soin de l’autre, qui cherche le bien de l’autre et qui est même prêt au sacrifice de soi. Il n’empêche qu’eros et agapè ne sont jamais complètement séparés. Chez Dieu, l’eros est en même temps et parfaitement agapè.

Cet eros qui se veut agapè, dans la mesure où il le devient de plus en plus, est source de développement et de progrès. Cette transformation ne peut se faire sans le Dieu biblique eros-agapè qui a été et est le premier à aimer, à nous aimer gratuitement et jusqu’au pardon. Notre réponse à cet amour est aussi d’aimer, d’aimer de plus en plus comme Dieu, dans une communion de volonté et de pensée à tel point que la volonté de Dieu devient ma volonté.⁠[19] Dieu peut me commander d’aimer puisque l’amour m’a été d’abord donné et que cet amour correspond à ma nature, à l’eros qui est en moi et qui cherche à devenir agapè. Amour de Dieu et amour du prochain sont donc inséparables et s’appellent mutuellement⁠[20]. Aimé, je suis invité à aimer, à aimer celui qui a besoin de moi et que je peux aider. Celui-ci est mon prochain comme le montre la parabole du Bon samaritain d’autant plus que ce pauvre, que tout pauvre est identifié au Christ.⁠[21] Cet amour du prochain est possible : en Dieu et avec Dieu, je peux aimer la personne que je n’apprécie pas, une personne que je peux considérer dans son intégralité, regarder comme le Christ la regarde, la voir image de Dieu. Arrivé là, je ne suis plus, évidemment, au niveau du sentiment, de l’eros primitif. Il est clair aussi que, hors de l’intimité avec Dieu, je ne verrai dans l’autre que l’autre et non l’image de Dieu. Et inversement, sans attention à l’autre, que je sois pieux, assidu à mes devoirs religieux, ma relation à Dieu se dessèchera.

Benoît XVI rappelle enfin que, pour l’Église, la charité, à côté du service de la Parole et des sacrements, n’est pas « une sorte d’activité d’assistance sociale qu’on pourrait aussi laisser à d’autres, mais elle appartient à sa nature, elle est une expression de son essence même, à laquelle elle ne peut renoncer » même si la charité (agapè) dépasse les frontières de l’Église.⁠[22]

Pourquoi s’attarder à cet approfondissement théologique antérieur à CV ? Parce qu’il parcourt en filigrane toute l’encyclique CV. Pour comprendre le pourquoi et le comment de l’amour. Mais aussi comment notre eros peut devenir de plus en plus agapè. Comment il est possible d’aller de cette manière là vers l’autre. Pour comprendre ce qui est en nous, ce qui nous pousse à non seulement à être plus qui nous sommes et aller vers l’autre pour qu’il soit toujours plus qui il est, comment nous allons vers l’autre, pourquoi et comment nous devons aller vers l’autre. Dans CV, Benoît XVI conclura son encyclique en écrivant que « sans Dieu, l’homme ne sait où aller et ne parvient même pas à comprendre qui il est. Face aux énormes problèmes du développement des peuples qui nous pousserait presque au découragement et au défaitisme, la parole du Seigneur Jésus-Christ vient à notre aide en nous rendant conscients de ce fait que : « Sans moi, vous ne pouvez rien faire » (Jn 15, 5) ; elle nous encourage : « Je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde » (Mt 28, 20). […] La plus grande force qui soit au service du développement, c’est donc un humanisme chrétien, qui ravive la charité et se laisse guider par la vérité, en accueillant l’une et l’autre comme des dons permanents de Dieu. L’ouverture à Dieu entraîne l’ouverture aux frères et à une vie comprise comme une mission solidaire et joyeuse. »[23]Jean -Paul II ne disait-il pas déjà dans l’encyclique Centesimus annus « qu’il n’existe pas de véritable solution de la « question sociale » hors de l’Évangile et que, d’autre part, les « choses nouvelles » peuvent trouver en lui leur espace de vérité et la qualification morale qui convient. » ⁠[24]

Autrement dit encore, pas de développement intégral, pas de paix non plus, sans évangélisation concomitante.⁠[25] A ce niveau, il est inutile de revenir encore sur les idéologies qui s’affrontent sur le terrain du développement.

d’une certaine manière, l’essentiel est dit dans l’introduction et la conclusion de l’encyclique, les différents chapitres étant des illustrations et autant de confirmations de cette vérité centrale: « L’homme contemporain doit choisir entre une raison et un monde organisés de manière immanente, fermés sur eux-mêmes, et une raison et un monde ouverts à la transcendance et aux valeurs promues par le Christ qui, seules, peuvent garantir un développement intégral respectueux de l’homme. »[26] Le développement de la personne dans toute sa complexité, dans tous les aspects de son existence, est une vocation. L’homme est appelé par le Christ à grandir, à faire croître en lui toutes les potentialités de son humanité l’humanité et il ne peut le faire en se fermant à la transcendance : « Dieu est le garant du véritable développement de l’homme, dans la mesure où, l’ayant créé à son image, Il en fonde aussi la dignité transcendante et alimente en lui la soif d’« être plus ». »[27]

Chacun des chapitres va tâcher de nous en convaincre même au travers du panorama du monde actuel et des ses problèmes auquel se livre Benoît XVI à l’instar de ses prédécesseurs.

Toutefois, le chapitre qui a le plus interpellé les commentateurs est le chapitre 3.

Il semblait nécessaire aujourd’hui, vu l’ampleur des problèmes et leur mondialisation, d’ajouter une page à cette doctrine qui, de Léon XIII à Jean-Paul II a éveillé le monde à la justice sociale. Benoît XVI, rappelle que « la justice se rapporte à toutes les phases de l’activité économique »[28] et précise que le mot « justice » ne renvoie pas simplement à la justice dite commutative qui règle les échanges mais aussi à la justice distributive et à la justice sociale⁠[29] mais il met en lumière un nouveau paramètre qui est celui du don, de la gratuité, de la communion qui introduit une nouvelle logique qui n’exclut en rien la justice ni ne s’y juxtapose. Au contraire, dira-t-il, « sans la gratuité on ne parvient même pas à réaliser la justice ».⁠[30]

Tâchons de préciser ce que Benoît XVI entend par « économie du don ». Les mots « don », et « gratuité » paraissent saugrenus dans le contexte d’une réflexion sur l’économie dont le maître-mot semble être le profit. Mais Benoît XVI se justifie de nouveau théologiquement en rappelant tout d’abord que « l’être humain est fait pour le don ; c’est le don qui exprime et réalise sa dimension de transcendance ».⁠[31]

Trop souvent, nos contemporains pensent être les seuls auteurs d’eux-mêmes, de leur vie et de la société oubliant qu’ils sont marqués en eux-mêmes et dans toutes leurs activités par le péché des origines.⁠[32] Ils estiment qu’ils pourront par leurs propres forces vaincre les difficultés, les déviations, les égoïsmes, les malversations, les injustices. Or l’espérance⁠[33], la charité⁠[34] et la vérité⁠[35] sont des dons gratuits qui, pour ainsi dire, « s’imposent » à l’être humain⁠[36] et sont seuls capables de construire une communauté vraiment universelle et fraternelle. Benoît XVI précise « d’une part, que la logique du don n’exclut pas la justice et qu’elle ne se juxtapose pas à elle dans un second temps et de l’extérieur et d’autre part, que si le développement économique, social et politique veut être authentiquement humain, il doit prendre en considération le principe de gratuité comme expression de fraternité. »[37] La gratuité n’est pas un complément à la justice qui serait prioritaire, aujourd’hui, « sans la gratuité on ne parvient même pas à réaliser la justice. »[38] La gratuité « répand et alimente la solidarité » qui nous fait sentir responsable de tous, « pour la justice et le bien commun ». C’est là « une forme concrète et profonde de démocratie économique ».⁠[39]

Dans le fond, Benoît XVI développe et précise ce que Jean-Paul II insinuait dans Centesimus annus. Dans cette encyclique, après avoir évoqué, dans un tableau saisissant, la marginalisation du Tiers-Monde, Jean-Paul II rappelait que si le marché libre apparaît comme « l’instrument le plus approprié pour répartir les ressources et répondre efficacement aux besoins », tous les besoins ne sont pas solvables et qu’« avant même la logique des échanges à parité et des formes de la justice qui les régissent, il y a un certain dû à l’homme parce qu’il est homme, en raison de son éminente dignité ». De même, si le profit est « un indicateur du bon fonctionnement de l’entreprise », « un régulateur » il « n’est pas le seul indicateur de l’état de l’entreprise » ni le seul régulateur. Le profit n’est pas le seul but de l’entreprise. Celle-ci est d’abord une « communauté de personnes qui, de différentes manières, recherchent la satisfaction de leurs besoins fondamentaux et qui constituent un groupe particulier au service de la société tout entière ». Il faut donc tenir compte « d’autres facteurs humains et moraux ». Il y a donc dans la vie économique des éléments qui ne relèvent ni de la solvabilité ni du profit, des éléments « gratuits » mais fondamentaux indispensables. C’est pourquoi, continuait Jean-Paul II, « il convient que les pays les plus puissants donnent aux plus pauvres des possibilités d’insertion dans la vie internationale ». il ajoutait encore à propos de la dette extérieure des pays les plus pauvres que s’il est juste qu’une dette soit payée, « il n’est pas licite de demander et d’exiger un paiement quand cela reviendrait à imposer en fait des choix politiques de nature à pousser à la faim et au désespoirs des populations entières. » Et donc, « dans ces cas, il est nécessaire -comme du reste cela est en train d’être partiellement fait- de trouver des modalités d’allègement, de report ou même d’extinction de la dette, compatibles avec le droit fondamental des peuples à leur subsistance et à leur progrès ». Il s’agit, ici aussi, de don et de gratuité. Le mérite de Benoît XVI est d’avoir approfondi et élargi cette voie.

Si l’on essaie maintenant de comprendre en profondeur ce lien entre don, gratuité, solidarité, et responsabilité, nous allons découvrir plusieurs auteurs, qui dans leur commentaire de ce fameux chapitre 3 de l’encyclique de Benoît XVI renvoient à l’œuvre du sociologue et anthropologue Marcel Mauss⁠[40] et à son livre Essai sur le don[41]. Etudiant à la suite d’autres chercheurs comme le célèbre Bronislaw Malinowski⁠[42] le rôle du don dans les sociétés primitives ou archaïques⁠[43], il constate que les actions de donner, recevoir et rendre sont non seulement liées mais fondamentales dans ces sociétés⁠[44] qui pourtant connaissent le marché qui est, selon l’auteur, un « phénomène humain qui […] n’est étranger à aucune société connue ». Pour l’auteur, c’est le don qui est à la base de toute la vie économique : « le don entraîne nécessairement la notion de crédit. L’évolution n’a pas fait passer le droit de l’économie du troc à la vente et celle-ci du comptant au terme. C’est sur un système de cadeaux donnés et rendus à terme que se sont édifiés d’une part le troc, par simplification, par rapprochements de temps autrefois disjoints, et d’autre part, l’achat et la vente, celle-ci à terme et au comptant et aussi le prêt. »[45] Le but de l’auteur, on le devine, n’est pas purement archéologique car il envisage de réfléchir à partir de « cette morale » et de « cette économie » à « la crise de notre droit et la crise de notre économie ».⁠[46]

Donner, recevoir et rendre sont ce qu’il appelle des « prestations totales de type agonistique ».⁠[47] Totales parce qu’elles impliquent des collectivités comme des personnes et qu’elles ne concernent pas simplement les biens matériels⁠[48]. De plus, et ceci est important, « présenter quelque chose à quelqu’un, c’est présenter quelque chose de soi » et si l’on rend, c’est parce qu’« accepter quelque chose de quelqu’un, c’est accepter quelque chose de son essence spirituelle, de son âme ».⁠[49] En fait, « on se donne en donnant, et, si on se donne, c’est qu’on se « doit » -soi et son bien- aux autres »[50]. Ces prestations sont dites de « type agonistique » car il s’agit de régler ainsi les tensions : « refuser de donner, négliger d’inviter, comme refuser de prendre, équivaut à déclarer la guerre ; c’est refuser l’alliance et la communion. »[51] Dans ces prestations obligatoires, les dieux sont impliqués puisque tout leur appartient⁠[52] et qu’il faut aussi se les concilier. Le but est donc « avant tout moral, l’objet en est de produire un sentiment amical »[53].

Après avoir établi l’importance du don dans les sociétés primitives ou archaïques, l’auteur cherche et trouve la confirmation de sa thèse dans l’étude du droit de quelques grandes sociétés : droits romain ancien, hindou classique, germanique, celtique et chinois.⁠[54]

Ainsi conforté, il étend ses observations à « nos sociétés » qui sont, rappelons-nous, des sociétés en crise grave à l’époque où le livre est écrit et nous offre des « conclusions de morale »[55], « de sociologie économique et d’économie politique »[56] et « de sociologie générale et de morale »[57]. Pour faire bref, il remarque, d’une part, que l’on conserve dans nos mœurs⁠[58] et aussi dans nos législations⁠[59] l’empreinte de cette pratique « donner-recevoir-rendre », de ce « système des prestations totales » qui « constitue le plus ancien système d’économie et de droit que nous puissions constater et concevoir ».⁠[60] Mais, d’autre part, il reconnaît que, par contre, « toute une partie du droit, droit des industriels et des commerçants, est, en ce temps, en conflit avec la morale »[61], que « cette économie de l’échange-don loin de rentrer dans les cadres de l’économie soi-disant naturelle, de l’utilitarisme »[62]: « nos sociétés d’Occident […] ont, très récemment, fait de l’homme un « animal économique ». »[63] « Il a fallu la victoire du rationalisme et du mercantilisme pour que soient mises en vigueur et élevées à la hauteur de principes, les notions de profit et d’individu. »[64]

L’auteur déplore donc le « rationalisme économique » qui fait de l’homme « une machine, compliquée d’une machine à calculer ».⁠[65]

qu’espère-t-il ? Non pas revenir simplement à un système économique archaïque, de la disette ou de la pénurie, ce qui serait un contre-sens, mais à un système économique qui, comme à l’époque archaïque, est un système total, qui prend en compte un homme dans ses composantes, des « êtres totaux et non divisés en facultés », dit-il⁠[66], un homme intégral⁠footnote:, dit-on dans l’enseignement de l’Église, personnel et social, travailleur et créatif, responsable et généreux, corporel et spirituel, etc..⁠[67] « A notre sens, écrit Mauss, ce n’est pas dans le calcul des besoins individuels qu’on trouvera la méthode la meilleure économie. Nous devons, je le crois, même en tant que nous voulons développer notre propre richesse, rester autre chose que de purs financiers, tout en devenant de meilleurs comptables et de meilleurs gestionnaires. la poursuite brutale des fins de l’individu est nuisible aux foins et à la paix de l’ensemble, au rythme de son travail et de ses joies et -par l’effet en retour - à l’individu lui-même. »[68] « Il faut, précise-t-il, revenir à des mœurs de « dépense noble ». Il faut que, comme en pays anglo-saxon, comme en tant d’autres sociétés contemporaines, sauvages et hautement civilisées, les riches reviennent -librement et aussi forcément - à se considérer comme des sortes de trésoriers de leurs concitoyens. les civilisations antiques - dont sortent les nôtres - avaient le jubilé, les autres les liturgies, chorégies et triérarchies, les syssities (repas en commun), les dépenses obligatoires de l’édile et des personnages consulaires. on devra remonter à des lois de ce genre. Ensuite il faut plus de souci de l’individu, de sa vire, de sa santé, de son éducation - chose rentable d’ailleurs - de sa famille et de l’avenir de celle-ci. il faut plus de bonne foi, de sensibilité, de générosité dans les contrats de louage de services, de location d’immeubles, de vente de denrées nécessaires. et il faudra bien qu’on trouve le moyen de limiter les fruits de la spéculation et de l’usure. »[69] Il est clair que la réforme envisagée est à la fois morale et politique, le fruit d’une politique qui ne se coupe pas de la morale. De plus, l’invitation lancée aux riches, invitation libre (morale) et forcée (politique) à utiliser leurs richesses pour les autres, à donner, n’est pas une invitation à l’assistanat⁠[70] car, ajoute immédiatement l’auteur, « cependant. il faut que l’individu travaille. il faut qu’il soit forcé de compter sur soi plutôt que sur les autres. d’un autre côté, il faut qu’il défende ses intérêts, personnellement et en groupe. l’excès de générosité et le communisme lui seraient aussi nuisibles et seraient aussi nuisibles à la société que l’égoïsme de nos contemporains et l’individualisme de nos lois. »[71]

Sa conclusion est simple. « les sociétés ont progressé dans la mesure où elles-mêmes, leurs sous-groupes et enfin leurs individus, ont su stabiliser leurs rapports, donner, recevoir, et enfin rendre. […] C’est ainsi que demain, dans notre monde dit civilisé, les classes et les nations et aussi les individus, doivent savoir - s’opposer sans se massacrer et se donner sans se sacrifier les uns les autres. C’est là un des secrets permanents de leur sagesse et de leur solidarité.

Il n’y a pas d’autre morale, ni d’autre économie, ni d’autres pratiques sociales que celles-là. » Et l’auteur insiste avec une pointe de lyrisme : « Les peuples, les classes, les familles, les individus, pourront s’enrichir, ils ne seront heureux que quand ils sauront s’asseoir, tels des chevaliers[72], autour de la richesse commune. Il est inutile d’aller chercher bien loin quel est le bien et le bonheur. Il est là, dans la paix imposée, dans le travail bien rythmé, en commun et solitaire alternativement, dans la richesse amassée puis redistribuée dans le respect mutuel et la générosité réciproque que l’éducation enseigne. »[73]

Le fait social total du « donner-recevoir-rendre », que cette chaîne soit spontanée ou réglementée s’inscrit au cœur de l’activité économique et sociale des sociétés traditionnelles. De même l’économie du don doit, même si c’est par étapes, imprégner toute la vie économique. La gratuité n’est donc pas finalement une pratique marginale. Elle doit accompagner, en même temps que la justice sociale, toute la vie en société en vue d’une humanité dont la spécificité ne se limite pas à l’économique⁠[74]. Et comme nous l’avons vu, ce don, cette gratuité implique la réciprocité c’est ce qu’entend Mauss dans la trilogie « donner-recevoir-rendre ». C’est ce qu’entend l’Église lorsqu’elle parle de solidarité. C’est ce qu’indique déjà Jean-Paul II : « Ceux qui ont plus de poids, disposant d’une part plus grande de biens et de services communs, devraient se sentir responsables des plus faibles et être prêts à partager avec eux ce qu’ils possèdent. de leur côté, les plus faibles, dans la même ligne de la solidarité, ne devraient pas adopter une attitude purement passive ou destructrice du tissu social, mais, tout en défendant leurs droits légitimes, faire ce qui leur revient pour le bien de tous. »[75]

La pensée de Marcel Mauss a marqué de nombreux chercheurs en sciences sociales. Dans sa mouvance, s’est créé le MAUSS, Mouvement anti-utilitariste en sciences sociales, dont le nom est à la fois un acronyme et un hommage au célèbre anthropologue⁠[76] à Québec et membre du conseil de la direction de la Revue du MAUSS. J. T. Godbout a écrit de nombreux ouvrages sur le don, notamment L’esprit du don, La Découverte,‎ 1992, co-écrit avec  CAILLE Alain, professeur à l’Université de Caen, directeur de la revue du Mauss (disponible sur classiques.uqca.ca) ; Le langage du don, Fides,‎ 1996 ; Le don, la dette et l’identité : homo donator vs homo oeconomicus, La Découverte/Mauss,‎ 2000 ; Ce qui circule entre nous : Donner, recevoir, rendre, Seuil,‎ 2007. Alain Caillé a publié notamment : Critique de la raison utilitaire, La découverte, 1989 ; Don, intérêt et désintéressement: Bourdieu, Mauss, Platon et quelques autres, La découverte/Mauss, 1994.
   Autre auteur à s’être intéressé au don et à la réciprocité : TEMPLE Dominique (né en 1940). Ce biologiste, influencé par l’œuvre du philosophe d’origine roumaine Stéphane Lupasco (1900-1988), a cherché dans les fondements des sociétés humaines une autre raison à l’œuvre que la raison utilitariste occidentale. En Amérique du Sud, il a travaillé avec des responsables amérindiens à la reconnaissance politique des sociétés amazoniennes et andines. Il écrit La dialectique du don, Essai sur l’économie des communautés indigènes, Diffusion Inti, 1983 et, an collaboration avec CHABAL Mireille, La réciprocité et la naissance des valeurs humaines, L’Harmattan, 1995.
   En 2003, tous ses articles sont rassemblés, traduits et publiés à La Paz (Bolivie) par le philosophe Javier Medina et l’anthropologue Jacqueline Michaux sous le titre: Teoría de la reciprocidad sous le patronage du « Programa de Apoyo a la Gestión Pública Descentralizada y Lucha contra la Pobreza, Padep, de la Cooperación Técnica Alemana ». En 2008, L’Instituto Intercultural para la Autogestión y la Acción Comunal de l’Université de Valencia (Espagne) lui décerne, conjointement à Juan Guillermo Espinosa (Chili), le prix « Gigante del Espíritu » pour sa réflexion sur la réciprocité. Dominique Temple salue évidemment l’encyclique de Benoît XVI sous le titre L’encyclique d’une nouvelle économie (Cf. dominique.temple.free.fr).
   L’influence de M. Mauss se remarque encore chez ROSANVALLON Pierre, in La société des égaux, Seuil, 2011. ].

Comme l’écrit le P. Boukari Aristide Gnada⁠[77] : « Du point de vue sociologique, le discours sur le don abonde et ce depuis l’Essai sur le don de M. Mauss et semble s’imposer de plus en plus du point de vue quantité. A partir de M. Mauss, sociologues et anthropologues ont certainement eu gain de cause. » Et d’ajouter le témoignage d’Alain Caillé : « Le dépassement d’une bonne part des impasses dans lesquelles s’enferment les sciences sociales, les débats de la philosophie morale et politique et la vie politique elle-même, passent par la prise au sérieux et par un dégagement méthodologique de toutes les implications de la découverte effectuée par Marcel Mauss. Enonçons-la dans toute sa force, en surmontant la timidité de Mauss lui-même : la triple obligation de donner, recevoir et rendre constitue l’universel socio-anthropologique sur le quel se sont construites toutes les sociétés anciennes et traditionnelles. C’est en faisant fond sur elle que s’est bâtie ce qu’on pourrait appeler, en généralisant, la société première ».⁠[78] Boukari Gnada continue fait toutefois remarquer qu’« Un discours sur la dimension socio-anthropologique du don a certainement sa place dans nos sociétés où c’est le système d’échange et d’économie qui fait la loi. mais, il me semble que pour une tentative de poser le don comme principe de l’agir humain et de la réflexion morale, l’approche sociologique reste insuffisante parce qu’elle ne s’interroge guère sur l’essence même du don. il faudrait donc aller à la racine et, donc, au-delà de ce qui, dans le don, saute aux yeux et quêter ce qui demeure irréductible à la physique ou aux phénomènes sensibles afin de montrer toute sa force comme principe. pour ce faire, il faudrait faire appel à la philosophie qui a pour ambition d’atteindre la radicalité ou l’essence des choses. »[79] Il justifie ainsi l’objet de son ouvrage à la recherche de la pertinence du concept don d’un point de vue philosophique et théologique.

De son côté, le frère Alain Durand op⁠[80], souligne à juste titre, à propos du don « à sens unique », ce que nous appelions l’« aumône », qui peut mettre le bénéficiaire en situation de dépendance⁠[81] et peut être une manifestation de paternalisme. Dans le cadre des relations entre peuples favorisés et défavorisés, le don, la remise totale ou partielle de dettes⁠[82] peut ainsi s’accompagner d’un empêchement à accéder à nos marchés pour y vendre leurs produits. On ne cherche pas non plus à modifier les causes profondes de la pauvreté et de l’inégalité ou on cherche à imposer un modèle économique, celui du capitalisme libéral, par exemple. Tout en se donnant bonne conscience, on ne combat pas l’injustice structurelle. Le frère Durand rappelle en outre ce que les Pères de l’Église disaient à propos du don simple : on ne donne rien en réalité, on restitue⁠[83] Dès lors, pour établir une égalité fondamentale entre les partenaires et éviter une forme ou l’autre de domination, le donataire doit aussi recevoir du bénéficiaire. l’échange peut se passer de différentes manières, que ce soit sur le plan économique, culturel ou religieux, par des marchandises échangées, l’« ouverture réciproque et raisonnée des marchés ». On peut aussi donner des biens matériels et recevoir des biens culturels. Cette réciprocité s’inscrit dans une relation humaine et crée « du lien social ». Dans ce cadre, l’aide peut être mieux orientée sur les « besoins réels de l’autre » qui ne sera pas traité « comme une duplication de nous-mêmes «  : « la reconnaissance de l’altérité d’autrui conditionne notre capacité à percevoir ses besoins et donc notre façon d’y répondre. » En conclusion, « lorsque je donne à autrui -ou lorsque autrui me donne - de telle sorte qu’il soit lui-même capable à son tour de donner - ou lorsqu’il me donne de telle façon que je sois moi-même capable de lui donner en retour-, les conditions sont créées pour instaurer pour instaurer l’égalité nécessaire pour que les relations de réciprocité deviennent des relations justes, des relations enracinées dans la justice. la solidarité doit toujours s’interroger sur son rapport à la justice. »[84]

A la suite de notre lecture de M. Mauss et d’A. Durand, nous devrons nous demander si l’économie du don selon Benoît XVI est bien une économie qui s’inscrit dans une éthique de la réciprocité. Nous avons déjà répondu avec Jean-Paul II et l’on peut se dire qu’il serait étonnant qu’il y ait, à ce point de vue, un changement de cap.

Notons tout d’abord que l’association des mots « don » et « gratuité » ne signifie pas que le don est le don « à sens unique » que dénonce A. Durand. La gratuité implique l’absence d’intérêt. Le don n’est pas intéressé. Il n’est pas fait pour dominer, dans l’espoir d’un profit quelconque. Le pape d’ailleurs associe au don, à la gratuité, la fraternité et la solidarité. Il rappelle que Jean-Paul II « avait identifié la société civile comme le cadre le plus approprié pour une économie de la gratuité et de la fraternité » mais aussi qu’« il ne voulait pas l’exclure des deux autres domaines »[85] c’est-à-dire le marché et l’État.⁠[86]

La société civile, selon l’Unesco, « peut être comprise comme regroupant l’ensemble des associations à caractère non gouvernemental et à but non lucratif travaillant dans le domaine de l’éducation. En font partie, entre autres, les ONG et les réseaux de campagne, les associations d’enseignants et les communautés religieuses, les associations communautaires et les réseaux de recherche, les associations de parents d’élève et les organisme professionnels, les associations d’étudiants ainsi que divers mouvements sociaux ».⁠[87] Cette définition reprend en fait toute une série de corps intermédiaires, subsidiaires par rapport à la première société civile, la société civile fondatrice : la famille qui est le lieu par excellence du don, de la gratuité, de l’échange, de la solidarité. Un lieu fondé par « le don de soi réciproque de l’homme et de la femme »[88]. Toute la société, société politique et société économique, doit être imprégnée de ces valeurs et à l’échelle du monde, un monde qui, sous le regard du Père. forme une seule famille. C’est pourquoi Benoît XVI peut affirmer que « la solidarité signifie avant tout se sentir tous responsables de tous ». Raison pour laquelle ajoutera-t-il, elle ne peut être « déléguée seulement à l’État ».⁠[89] Nous sommes tous responsables de tous. Cela ne signifie pas que seuls les « riches » sont responsables des « pauvres ». Tous sont responsables de tous dans la subsidiarité. « La subsidiarité, précise Benoît XVI, est avant tout une aide à la personne, à travers l’autonomie des corps intermédiaires. Cette aide est proposée lorsque la personne et les acteurs sociaux ne réussissent pas à faire par eux-mêmes ce qui leur incombe et elle implique toujours que l’on ait une visée émancipatrice qui favorise la liberté et la participation en tant que responsabilisation. la subsidiarité respecte la dignité de la personne en qui elle voit un sujet toujours capable de donner quelque chose autres. En reconnaissant que la réciprocité fonde la construction intime de l’être humain, la subsidiarité est l’antidote le plus efficace contre toute forme d’assistance paternaliste. »⁠[90] Texte capital qui montre bien que l’« aide » se fait d’égal à égal en dignité, qu’il ne s’agit pas d’assistanat mais de mise en capacité de don. Et le Saint Père insiste : « Le principe de subsidiarité doit être étroitement relié au principe de solidarité et vice versa, car si la subsidiarité sans la solidarité tombe dans le particularisme, il est également vrai que la solidarité sans la subsidiarité tombe dans l’assistanat qui humilie celui qui est dans le besoin. »[91]
Une autre question se pose : introduire le don et la gratuité dans le monde économique ne relève-t-il pas de l’utopie ?

Pour y répondre, voyons comment Benoît XVI éclaire, avec sa vision du don et de la gratuité, les problèmes économiques classiques : le marché, l’entreprise, le rôle du politique en la matière et la mondialisation.

Le marché est certes soumis à la justice commutative et l’Église a rappelé, dès le XIXe siècle, l’importance de la justice distributive et de la justice sociale. Mais il faut aller plus loin : « sans formes internes de solidarité et de confiance réciproque, le marché ne peut remplir sa fonction économique »[92] comme on le constate, hélas, aujourd’hui.⁠[93] Pour émanciper les pauvres qui ne peuvent être condamnés à l’assistanat ou considérés comme un fardeau, l’économie de marché a besoin d’« énergies morales »[94] et doit rechercher le bien commun tout comme le pouvoir politique⁠[95]. Le marché, l’économie, la finance ne sont pas mauvais en soi, ils le deviennent lorsque l’idéologie s’en empare ou simplement l’égoïsme⁠[96]. C’est l’homme sans conscience morale, sans souci de ses responsabilités personnelles et sociales qui pervertit ces instruments. Amitié, socialité, solidarité, réciprocité, transparence, honnêteté, responsabilité peuvent être vécues au sein de l’activité économique. Tous ces principes d’éthique sociale ne sont pas accessoires et « dans les relations marchandes le principe de gratuité et la logique du don, comme expression de la fraternité, peuvent et doivent trouver leur place à l’intérieur de l’activité économique normale ».⁠[97] Charité et vérité l’exigent et l’expérience en prouve la possibilité.⁠[98] La logique marchande est de donner pour avoir et celle de l’action publique de donner par devoir. Ce n’est pas ainsi que tous les peuples se développeront mais grâce à un marché international où « tous auront à donner et à recevoir, sans que le progrès des uns soit un obstacle au développement des autres ».⁠[99] Gratuité et communion au niveau mondial. « Le binôme exclusif marché-État corrode la socialité, alors que les formes économiques solidaires, qui trouvent leur terrain le meilleur dans la société civile sans se limiter à elle, créent de la socialité. Le marché de la gratuité n’existe pas et on ne peut imposer par la loi des comportements gratuits. pourtant aussi bien le marché que la politique ont besoin de personnes ouvertes au don réciproque. »[100]

L’entreprise a un rôle important à jouer dans la perspective d’une économie du don, à condition qu’elle change. En effet, aujourd’hui elle obéit trop souvent à la seule logique du profit. Profit des propriétaires, profit, dans beaucoup de cas, des actionnaires constitués même par des fonds anonymes qui dirigent l’entreprise par l’entremise « d’une classe cosmopolite de managers » qui délocaliseront pour plus de profit.⁠[101] Investir, écrivait Jean-Paul II, « est toujours un choix moral et culturel ».⁠[102] Et l’entreprise est un lieu, « plurivalent » dit Benoît XVI. Avant d’être un lieu professionnel, elle est un lieu humain où, non seulement, la personne du travailleur peut s’épanouir dans le respect de ses droits⁠[103] mais aussi où l’on veille aux intérêts de toutes les personnes en relation avec l’entreprise, en amont et en aval.⁠[104] Bien sûr, il existe différents types d’entreprises selon leurs « buts institutionnels » mais il est bon qu’à côté de l’entreprise privée et de l’entreprise publique, vivent « des organisations productrices qui poursuivent des buts mutualistes et sociaux ». Ainsi pourra se produire « une sorte hybridation des comportements d’entreprise » à travers laquelle on se rendra compte que, sans nier le profit, il est possible de dépasser « la logique de l’échange des équivalents et du profit comme but en soi. »[105] Toujours au service du bien commun national et mondial, cette ouverture des conceptions entrepreneuriales est susceptible de favoriser « l’échange et la formation réciproque entre les diverses typologies d’entreprenariat, avec un transfert des compétences du monde du non-profit à celui du profit et vice-versa, du domaine public à celui de la société civile, de celui des économies avancées à celui des pays en voie de développement. »[106]

L’autorité publique -l’État- a un rôle « plurivalent » à jouer « dans la mise en place d’un nouvel ordre économico-productif, socialement responsable et à dimension humaine » et orienter la mondialisation économique. L’État est invité ainsi à plus de collaboration avec les autres États. De plus, le développement a besoin dans certains pays, que soient consolidés les « systèmes constitutionnels, juridiques, administratifs ». Une aide politique est donc aussi nécessaire là-bas pour affermir l’État de droit et des institutions vraiment démocratiques.⁠[107]

La mondialisation, quant à elle, « a priori, n’est ni bonne ni mauvaise ». Elle est le signe « d’une humanité qui devient de plus en plus interconnectée » et témoigne de « l’unité de la famille humaine ».⁠[108] Elle peut servir au développement à condition « de favoriser une orientation culturelle personnaliste et communautaire, ouverte à la transcendance, du processus d’intégration planétaire. » Si elle est ainsi bien conçue et gérée, sur une base anthropologique et éthique juste, elle offre « la possibilité d’une grande redistribution de la richesse au niveau planétaire », par le souci de communion et de partage. Au contraire, mal gérée, livrée à ses dysfonctionnements, à l’égoïsme, à l’individualisme, à l’utilitarisme, elle accentuera la pauvreté et les inégalités.⁠[109]

Ce chapitre 3 a suscité de nombreuses réactions positives et a été l’occasion de montrer les convergences entre la pensée du pape et les expériences ou réflexions de gens divers, réflexions et expériences qui montrent le réalisme de Benoît XVI.⁠[110]

Réfléchissant à la place de la gratuité dans le marché, Elena Lasida⁠[111]fait cette remarque judicieuse : « Il ne s’agit pas de moraliser l’économie mais de lui rendre sa nature relationnelle ».⁠[112] Elle part des travaux de Jacques T. Godbout déjà cité⁠[113], qui met en évidence la « valeur de lien » dans le don : « ce qui compte dans le don n’est pas la chose donnée mais la relation qu’il crée. le don n’exige par un retour : il appelle le récepteur à devenir donateur à son tour. » Elle va plus loin et montre qu’« une certaine approche de la valeur d’usage et de la valeur d’échange », deux valeurs « clairement identifiées en économie »[114], permet de faire « place à la fraternité, au don et à la gratuité » dans l’échange marchand. A propos de la « valeur d’usage » qui « fait référence aux caractéristiques propres de chaque bien qui le rendent utile et désirable aux yeux du consommateur, Elena Lasida montre que le bien peut servir à la fois l’intérêt du producteur et celui du consommateur établissant ainsi une « fraternité ». Elle donne, en exemples, le commerce équitable ou encore les pratiques de co-production où consommateur et producteur confrontent leurs intérêt et parfois peuvent se rencontrer physiquement comme dans les AMAP françaises (Associations pour le Maintien de l’Agriculture Paysanne), les GAS italiens ou les Groupes d’Achats Solidaires de l’Agriculture Paysanne (GASAP) en Belgique. Toutes associations autogérées par leurs membres et organisées en collectifs autonomes. Quant à la valeur d’échange du bien, « déterminée par le prix du marché et donc par sa capacité à être échangé pour d’autres biens », tributaire de l’offre et de la demande, dans le cadre d’une relation anonyme, elle n’est pas simplement bâtie sur un échange de biens et de services mais aussi sur une recherche d’identité de la part des partenaires et de reconnaissance mutuelle comme on peut le constater dans les deux exemples donnés d’économie solidaire. Revenant à la « valeur de lien », elle fait appel à un autre auteur dont on reparlera quand nous aborderons la pensée du pape François: l’économiste hongrois Karl Polanyi[115]. Celui-ci montre que si « la fraternité et la sympathie se situent toujours au niveau inter-individuel », comme on vient de le voir dans les exemples donnés par E. Lasida, « à travers l’échange peut également se générer un lien au niveau collectif ». C’'est dans ce sens que va la notion de « réciprocité ». Pour Polanyi, on distingue en économie trois types de circulation : la redistribution effectuée par l’État grâce à l’impôt, le marché qui crée une interdépendance involontaire entre des individus équivalents comme les biens qu’ils échangent et, enfin, la réciprocité qui, « à la différence du marché, est une relation bilatérale inscrite dans un « tout social » qui conçoit les individus en relation de complémentarité et d’interdépendance volontaire ». Ainsi en est-il entre parents dans les sociétés primitives. On voit immédiatement la proximité de pensée entre cette théorie de la réciprocité et celle du don chez Godbout et à travers lui, Mauss : le lien créé par la réciprocité et le don révèle « une appartenance commune qui dépasse les personnes qui échangent ». Quand on parle de principe de réciprocité, on ne pense pas d’abord à l’équivalence des biens échangés mais au « tout social », c’est-à-dire à l’appartenance et à la complémentarité, comme c’est le cas dans l’économie solidaire. Enfin, marché et réciprocité ne sont pas nécessairement antagonistes, ils « peuvent s’articuler autour d’une logique commune. Le don n’apparaît pas ainsi comme une action extra-économique mais il prend forme à l’intérieur même de l’acte économique. »[116]

Toutes ces considérations et tous ces prolongements ou commentaires nous montrent, en tout cas, que la question économique qui hante nos contemporains, n’est pas une question d’abord technique ni une question isolée : « l’humain ne se divise pas » rappelle le P. X. Dijon.⁠[117] « La question, sociale sous Léon XIII, devenue mondiale sous Paul VI, est […], sous Benoît XVI, anthropologique »[118]. La réflexion de Benoît XVI s’appuie sur une vision de l’homme « un », donné à lui-même par Dieu et appelé au don⁠[119]. De là découle la nécessité de ne pas dissocier les questions « éthiques ». Nous n’avons pas à choisir entre la mentalité de gauche qui prend « uniquement la défense […] des travailleurs, des pauvres, du tiers-monde et de l’environnement » et la mentalité de droite qui, elle, prend la défense « des embryons, des personnes handicapées, des mourants et de la famille. »[120] Comme le dénonce Benoît XVI : « Ce qui est stupéfiant, c’est la capacité de sélectionner arbitrairement ce qui, aujourd’hui, est proposé comme digne de respect. prompts à se scandaliser pour des questions marginales, beaucoup semblent tolérer des injustices inouïes. tandis que les pauvres du monde frappent aux portes de l’opulence, le monde riche risque de ne plus entendre les coups frappés à sa porte, sa conscience étant désormais incapable de reconnaître l’humain. »[121]

Voilà pourquoi, dans l’encyclique, s’entremêlent éthique économique, éthique du corps et éthique de l’environnement.⁠[122]

On s’est étonné que Benoît XVI revienne, dans cette encyclique, sur l’éthique sexuelle et familiale mais, on la compris, le développement est lié au respect de la vie. On peut même dire que « l’ouverture à la vie est au centre du développement ». Pourquoi ? Parce que « si la sensibilité personnelle et sociale à l’accueil d’une nouvelle vie se perd, alors d’autres formes d’accueil utiles à la vie sociale se dessèchent ». Par contre, l’accueil de la vie stimule la solidarité et rend le riche plus sensible à la pauvreté d’autrui.⁠[123] De même, « la façon dont l’homme traite l’environnement influence les modalités avec lesquelles il se traite lui-même », l’écologie incluant l’écologie humaine ou vice versa.⁠[124] Cette réflexion occupe la plus grande partie du chapitre 4 qui prolonge ce que Jean-Paul II écrivait dans Centesimus annus.

Non seulement l’homme est donc « un » mais l’humanité aussi est « une » : « La fraternité pose d’emblée le lien social dans la nature elle-même puisqu’elle suppose la commune origine charnelle des enfants nés des mêmes pères et mères ».[125] Tout le chapitre 5 est consacré à ce thème. L’unité de la famille humaine fonde la solidarité mais une solidarité qui s’allie à la subsidiarité. A cet endroit, la pensée de Benoît XVI précise comment cette solidarité doit s’exercer. « Le principe de subsidiarité, expression de l’indéniable liberté humaine est […] une manifestation particulière de la charité et un guide éclairant pour la collaboration fraternelle entre croyants et non croyants. la subsidiarité est avant tout une aide à la personne, à travers l’autonomie des corps intermédiaires. […] La subsidiarité respecte la dignité de la personne en qui elle voit un sujet toujours capable de donner quelques chose aux autres. En reconnaissant que la réciprocité fonde la constitution intime de l’être humain, la subsidiarité est l’antidote le plus efficace contre toute forme d’assistance paternaliste. elle peut rendre compte aussi bien des multiples articulations entre les divers plans et donc de la pluralité des acteurs, que de leur coordination. »[126] Et le pape d’insister : « Le principe de subsidiarité doit être étroitement relié au principe de solidarité et vice-versa, car si la subsidiarité sans la solidarité tombe dans le particularisme, il est également vrai que la solidarité sans la subsidiarité tombe dans l’assistanat qui humilie celui qui est dans le besoin ».⁠[127]

Notons que le pape n’envisage pas la mondialisation⁠[128] seulement du point de vue économique et financier. Comme le dit très justement Alain Durand, la mondialisation ne doit pas être « envisagée uniquement sous l’angle économique, mais comme un phénomène pluridimensionnel. la mondialisation traverse toute l’épaisseur de nos vies, de l’économique au religieux, en passant par le domaine de la technique, de la culture, du droit, de la communication et même celui des pratiques mafieuses. »[129] Le développement des peuples est incompatible avec « la promotion programmée de l’indifférence religieuse ou de l’athéisme pratique ». Or, « Dieu est le garant du véritable développement de l’homme, dans la mesure où, l’ayant créé à son image, Il en fonde aussi la dignité transcendante et alimente en lui la soif d’« être plus ». » Cette dernière remarque nous renvoie à la description de l’homme donnée dans Deus caritas est. Sans la référence transcendante, on pourra certes parler de croissance ou d’évolution mais pas de développement car la force morale et spirituelle du développement intégral manquera. Notons encore que le surdéveloppement s’il transporte un sous-développement moral nuira aussi au développement.⁠[130] Le vrai développement a besoin que Dieu trouve sa place dans l’espace public⁠[131] et donc ne peut que pâtir du laïcisme comme il pâtit également du fondamentalisme. Pour échapper à ces dangers, un « dialogue fécond » et une « collaboration efficace » doivent être maintenus car « la raison - y compris la raison politique qui n’est pas toute puissante - a toujours besoin d’être purifiée par la foi » de même que « la religion a toujours besoin d’être purifiée par la raison afin qu’apparaisse son visage humain authentique ».⁠[132] Non seulement la mondialisation est le lieu d’une rencontre entre croyants et entre croyants et incroyants mais aussi une « occasion de rencontre culturelle et humaine ». Tous les hommes participant à la même nature humaine, il y a, dans toutes les cultures, des « convergences éthiques » qui expriment la « loi naturelle ». « L’adhésion à cette loi inscrite dans les cœurs, est donc le présupposé de toute collaboration sociale constructive. » Pays développés et pays en voie de développement sont donc invités à une examen critique pour déceler, respecter, défendre, promouvoir « tout ce qui est authentiquement humain ».⁠[133]

Pour revenir au principe de subsidiarité, le pape souligne encore qu’il est tout à fait indispensable dans la manière de concevoir l’autorité mondiale nécessaire pour régler les problèmes liés à la mondialisation.⁠[134] « Il s’agit […], écrit-il, d’un principe particulièrement apte à gouverner la mondialisation et à l’orienter vers un véritable développement humain. Pour ne pas engendrer un dangereux pouvoir universel de type monocratique, la « gouvernance » de la mondialisation doit être de nature subsidiaire, articulée à de multiples niveaux et sur divers plans qui collaborent entre eux. La mondialisation réclame certainement une autorité, puisque est en jeu le problème du bien commun qu’il faut poursuivre ensemble ; cependant cette autorité devra être exercée de manière subsidiaire et polyarchique pour, d’une part ne pas porter atteinte à la liberté et, d’autre part, pour être concrètement efficace. »[135] Cet extrait doit être mis en rapport avec un autre passage qui a fait grand bruit et semblé susciter une controverse au sein même de l’Église : « il est urgent que soit mise en place une véritable Autorité politique mondiale telle qu’elle a déjà été esquissée par mon prédécesseur Jean XXIII. une telle Autorité devra être réglée par le droit, se conformer de manière cohérente aux principes de subsidiarité et de solidarité, être ordonnée à la réalisation du bien commun, s’engager pour la promotion d’un authentique développement humain intégral qui s’inspire des valeurs de l’amour et de la vérité ». Il s’agit, répète Benoît XVI, d’« un degré supérieur d’organisation à l’échelle internationale de type subsidiaire pour la gouvernance de la mondialisation […] ».⁠[136]

Il n’est donc pas question ici de gouvernement mondial, comme certains l’ont cru, mais d’une « gouvernance » exercée par une autorité telle qu’elle est définie. Le texte latin, seul texte officiel, précise que le rôle de cette « institution d’un degré plus élevé », est de « tempérer la globalisation »[137]. Le verbe « moderari » ne peut inclure l’idée d’un gouvernement au sens habituel du terme !⁠[138]

La position de Benoît XVI est conforme à ce que l’Église a déjà dit en la matière⁠[139]

Bien d’autres questions sont abordées, un peu dans le désordre. Il faut bien reconnaître que certains chapitres n’obéissent pas à une logique très claire. Ils touchent à toute une série de questions que nous allons survoler car elles ne sont pas nécessairement développées ou elles renvoient implicitement à des positions bien connues de l’enseignement de l’Église.

Benoît XVI constate que depuis l’époque de Paul VI, plusieurs pays se sont développés économiquement mais que ce développement est « obéré par des déséquilibres et des problèmes dramatiques » et de citer la spéculation, les flux migratoires⁠[140], l’exploitation anarchique des ressources de la terre⁠[141] qui touchent les pays riches comme les pays pauvres. Ainsi persistent un peu partout, des « disparités criantes », la corruption, le non-respect des lois et des droits humains. S’ajoutent à ce tableau, le détournement des aides internationales, le protectionnisme économique et même intellectuel, des attitudes culturelles rétrogrades, la persistance d’influences idéologiques.⁠[142] De plus, dans un climat de crise économique et financière⁠[143], de nombreux problèmes sociaux sont engendrés par l’obsession du profit le profit⁠[144], les délocalisations, l’obsession de la compétitivité, les disparités fiscales, la dérégulation du monde du travail, l’affaiblissement des systèmes de sécurité sociale et des organisations syndicales⁠[145], la diminution des dépenses sociales, l’instabilité psychologique dans un monde du travail mobile et déréglementé, le chômage.⁠[146] Il faut aussi déplorer l’éclectisme culturel et le nivellement culturel qui séparent la culture de la nature humaine transcendante, favorisant asservissement et manipulation.⁠[147] Partout on constate des écarts de richesse inacceptables et parfois une augmentation telle de la pauvreté que la cohésion sociale et la démocratie sont en danger. De vieux problèmes s’aggravent et l’irresponsabilité installée dans certains pays nourrit de nouvelles formes de colonialisme.⁠[148]

Tout ceci montre que le problème du développement reste « aigu et urgent »[149] et fondamentalement que le développement économique n’est pas tout. Le développement de l’homme doit être intégral et il concerne tous les pays.⁠[150] Non seulement parce que l’homme n’est pas qu’un producteur et un consommateur⁠[151] mais aussi parce que l’économie s’étant mondialisée, il faut ajouter au développement économique un renouvellement d’une politique plus participative à l’échelon national et international⁠[152] pour faire face aux nombreux problèmes sociaux entraînés. Et, par-dessus tout, ou mieux, en tout, « l’amour dans la vérité » comme inspiration et orientation.

Dans ces conditions, comment, de manière très concrète, pourvoir au développement des peuples ? Dans un premier temps, il faut rappeler les grands principes classiques : le droit à la vie et à la liberté religieuse.

La faim reste un problème essentiel bien sûr, une question de vie ou de mort pour de nombreux peuples. La lutte contre la faim est « un impératif éthique » et une « exigence à poursuivre pour sauvegarder la paix et la stabilité de la planète ». Ce problème ne dépend pas d’abord d’une carence matérielle mais surtout d’une carence sociale et plus précisément institutionnelle : un manque d’organisation économique. Certes la faim peut avoir des causes matérielles mais elle peut être aussi la conséquence de « l’irresponsabilité politique nationale ou internationale ». Pratiquement, l’agriculture locale doit être développée grâce à des infrastructures adaptées, l’implication des communautés intéressées soutenues par des plans de financement solidaires, et la reconnaissance de l’accès à l’eau et l’alimentation comme des droits universels.⁠[153]

Le droit à la vie et à ses conditions élémentaires, droit à la liberté religieuse sont au cœur du vrai développement. Mais à propos des droits, de tous les droits, objectifs et « indisponibles » Benoît XVI rappelle qu’ils « supposent des devoirs sans lesquels ils deviennent arbitraires ». De plus, « avoir en commun des devoirs réciproques mobilise beaucoup plus que la seule revendication de droits ».⁠[154] Benoît XVI demande enfin l’inscription parmi les droits humains universels, le droit à l’alimentation et à l’eau : « Il est nécessaire que se forme une conscience solidaire qui considère l’alimentation et l’accès à l’eau comme des droits universels de tous les êtres humains, sans distinction ni discrimination »[155]

Le droit à la vie comme le droit à la famille et le droit de la famille conduisent naturellement le pape à rappeler la position de l’Église à propos des problèmes liés à la croissance démographique. C’est l’occasion de dénoncer les contrevérités que l’on répand en la matière et la conception « hédoniste et ludique » de la sexualité qui en réduit le sens profond.⁠[156]

Ces brèves réflexions montrent que le « savoir » ne suffit pas au développement mais qu’il a besoin d’une « sagesse » animée par la charité pour orienter le savoir et l’action et faire dialoguer dans la cohérence les diverses disciplines nécessaires. C’est là le rôle irremplaçable de la doctrine sociale de l’Église qui doit être le socle des solutions neuves nécessaires.⁠[157]

Pour cela, il faut promouvoir « un meilleur accès à l’éducation », c’est-à-dire à une « formation complète de la personne » et pas seulement une instruction ou une formation professionnelle. Pour cette formation complète, il convient de bien connaître la nature même de la personne.⁠[158]

Cette éducation est très importante car les progrès fascinants de la technique pourraient nous amener à croire qu’elle suffit par elle-même pour régler les problèmes économiques et financiers. la technique deviendrait une idéologie de l’utilité et de l’efficacité, confondant le vrai et le faisable. Or ce qui est vrai, c’est que la technique n’est pas que technique, « elle manifeste l’homme et ses aspirations au développement, elle exprime la tendance de l’esprit humain au dépassement progressif de certains conditionnements matériels ». ⁠[159] Si elle peut nous explique comment ce dépassement peut s’opérer, elle ne dit rien du pourquoi ! Et donc, « la liberté humaine n’est vraiment elle-même que lorsqu’elle répond à la fascination technique par des décisions qui sont le fruit de la responsabilité morale. »[160]

Le développement sera toujours boiteux, insatisfaisant, « impossible, s’il n’y a pas des hommes droits, des acteurs économiques et des hommes politiques fortement interpellés dans leur conscience par le souci du bien commun. La compétence professionnelle et la cohérence morale sont nécessaires l’une et l’autre. »[161] Plus encore, de même que « la foi sans la raison risque de devenir étrangère à la vie concrète des personnes », « attirée par l’agir technique pur, la raison sans la foi est destinée à se perdre dans l’illusion de sa toute-puissance. »⁠[162] On ne peut faire l’économie de la dimension spirituelle de l’homme. Il y a un « au-delà » de la technique comme l’indique l’acte même de connaître: « en chaque connaissance et en chaque acte d’amour, l’âme de l’homme fait l’expérience d’un « plus » qui s’apparente beaucoup à un don reçu, à une hauteur à laquelle nous nous sentons élevés ».⁠[163]

Une fois encore, c’est « l’ouverture à Dieu [qui] entraîne l’ouverture aux frères et à une vie comprise comme une mission solidaire et joyeuse »

En conclusion, quelle nouveauté l’encyclique Caritas in veritate apporte-t-elle par rapport aux documents précédents ?

Benoît XVI a accentué l’enracinement théologique qui nous montre que « Caritas in veritate est un principe sur lequel se fonde la doctrine sociale de l’Église, un principe qui prend une forme opératoire par des critères d’orientation de l’action morale »[164]. L’approche théologique mais aussi, même si ce n’est pas explicite, anthropologique au sens même scientifique du terme nous montre que seule une économie du don correspond à la vraie nature de l’homme et peut assurer un développement intégral des hommes et des peuples à travers le monde.


1. Dans le titre complet de l’encyclique Caritas in veritate, 2009 (CV).
2. CV 12.
3. RATZINGER Joseph, (Benoît XVI), La théologie de l’Histoire de saint Bonaventure, PUF, 2007. Benoît XVI a reconnu que cet auteur lui était « particulièrement cher » et qu’il avait « beaucoup influencé » sa formation (Audience générale du 3 mars 2010 in DC n° 2446, 16 mai 2010, p. 457). Ce que confirme KOMONCHAK Joseph A., professeur à la Catholic University of America à Washington, auteur de l’article L’Église en crise. L’approche théologique de Benoît XVI, sur www.culture-et-foi.com/dossiers/benoit_xvi/joseph_komonchak.htm
   Si Benoît XVI accorde tant d’importance à saint Bonaventure, ce n’est certainement pas pour dévaluer saint Thomas d’Aquin mais parce qu’il estime que la vision de saint Bonaventure est peut-être aujourd’hui plus adaptée à la situation de crise intellectuelle et spirituelle. Sans qu’il y ait de contradiction entre les deux docteurs de l’Église qui se connurent à l’Université de paris et qui furent tous deux envoyés en 1274, l’année de leur mort, au Concile œcuménique de Lyon. Benoît XVI montre ce qui sépare ces deux docteurs de l’Église sans qu’il y ait d’opposition entre eux. Pour saint Thomas, le bonheur ultime est de voir Dieu et « dans ce simple acte de voir Dieu, tous les problèmes trouvent leur solution : nous sommes heureux, rien d’autre n’est nécessaire ». Pour saint Bonaventure, le destin ultime est d’aimer Dieu, « la rencontre et l’union de son amour et du nôtre ». Si Thomas insiste sur la vérité, Bonaventure lui privilégie le bien. Mais, « il serait erroné de voir une contradiction dans ces deux réponses. Pour les deux, la vérité est également le bien, et le bien est également la vérité ; voir Dieu est aimer et aimer est voir. il s’agit d’aspects différents d’une vision fondamentalement commune. » A la suite de saint François, Bonaventure donne le primat à l’amour car « là où la raison ne voit plus, c’est l’amour qui voit ». Pour le « docteur séraphique », notre vie est donc « un « itinéraire », un pèlerinage - une ascension vers Dieu. mais avec nos seules forces nous ne pouvons pas monter vers les hauteurs de Dieu. Dieu lui-même doit nous aider, doit « nous tirer » vers le haut. C’est pourquoi la prière est nécessaire ».( Audience générale du 17 mars 2010, in DC, n° 2446, 16 mai 2010).
4. Cf. Zenit, 10 mars 2010.
5. PP 15: « Dans le dessein de Dieu, chaque homme est appelé à se développer, car toute vie est vocation. Dès la naissance, est donné à tous en germe un ensemble d’aptitudes et de qualités à faire fructifier : leur épanouissement, fruit de l’éducation reçue du milieu et de l’effort personnel permettra à chacun de s’orienter vers la destinée que lui propose son créateur. Doué d’intelligence et de liberté, il est responsable de sa croissance, come de son salut. Aidé, parfois gêné par ceux qui l’éduquent et l’entourent, chacun demeure, quelles que soient les influences qui s’exercent sur lui, l’artisan principal de sa réussite ou de son échec : par le seul effort de son intelligence et de sa volonté, chaque homme peut grandir en humanité, valoir plus, être plus. » Cette croissance est un devoir, « comme un résumé de nos devoirs ». Nous devons atteindre notre plus grande plénitude en orientant notre vie vers Dieu notre créateur et en nous insérant finalement dans le Christ. C’est une responsabilité personnelle et communautaire, pour notre bien et le bien de l’humanité dans la solidarité. (Id. 16-17).
6. CV 11.
7. CV 16.
8. CV 17.
9. CV 18.
10. CV 17.
11. CV 14.
12. CV 18.
13. CV 19: « La société toujours plus globalisée nous rapproche, mais elle ne nous rend pas frères. la raison, à elle seule, est capable de comprendre l’égalité entre les hommes et d’établir une communauté de vie civique, mais elle ne parvient pas à créer la fraternité. Celle-ci naît d’une vocation transcendante de Dieu Père, qui nous a aimés en premier, nous enseignant par l’intermédiaire du Fils ce qu’est la charité universelle. »
14. Lettre encyclique, 25 décembre 2005 (DCE).
15. Ia IIae, qu. 94, a.2. Sur l’inclination au bien se fondent les quatre autres inclinations : à la conservation de l’être, à l’union sexuelle, à la vérité sur Dieu, à la vie en société. Ces inclinations ne sont pas encore de la charité telle qu’elle sera définie mais peuvent y conduire. Ces inclinations qui se trouvent en tout homme et qui appartiennent à la loi naturelle peuvent expliquer l’universalité de la fameuse règle d’or : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te fasse ». Règle qui, sous une forme ou une autre est « présente dans toutes les aires culturelles et religieuses » (cf. DU ROY Olivier, La règle d’or, Le retour d’une maxime oubliée, Cerf, 2009, pp. 53-78). Dans l’Évangile, la nouveauté n’est pas que cette règle soit formulée sous une forme positive (« Traite les autres comme tu voudrais être traité ») car on trouve aussi cette formulation dans le judaïsme, l’hindouisme et l’Islam. La nouveauté est révélée par le contexte dans lequel s’inscrit cette règle, en particulier chez saint Luc (6, 27-36) où la règle est insérée au milieu des antithèses concernant l’amour des ennemis. Ici, l’amour est vraiment « agapè » c’est-à-dire qu’il n’est pas motivé par la recherche d’un retour, d’une réciprocité mais il est absolument désintéressé. L’amour de Dieu pour les hommes est le modèle de cet amour inlassable et unilatéral à l’égards des ingrats. Olivier Du Roy cite le Sermon sur l’Évangile du premier dimanche de l’Avent où Luther montre que le Christ lui-même applique cette règle d’or ainsi comprise qui est une manifestation d’un amour qui va jusqu’à sacrifier sa vie et faire du bien à ses agresseurs. (Op. cit., 119-132).
16. Ia IIae, qu. 91, a. 2.
17. Notons encore que les « inclinations », par nature, sont accessibles à la raison. En témoigne, CICERON qui dans La République, III, 22 nous dit qu’« il y a une loi vraie, droite raison, conforme à la nature, diffuse en tous, constante, éternelle, qui appelle à ce que nous devons faire en l’ordonnant, et qui détourne du mal qu’elle défend…​ ». Et dans le De officiis, I, 4, le même auteur décrit ce à quoi la nature nous porte : prendre soin de notre corps, s’attacher à une communauté, poursuivre la vérité, etc..
18. DCE 4.
19. L’eucharistie révèle ainsi son caractère social. Je suis entraîné dans la dynamique de l’offrande de Dieu et uni au Christ, je suis en même temps en union avec tous ceux auxquels le Christ se donne.
20. Cf. 1 Jn 4, 20: « Si quelqu’un dit : « 'aime Dieu », alors qu’il a de la haine contre son frère, c’est un menteur. En effet, celui qui n’aime pas son frère, qu’il voit, est incapable d’aimer Dieu qu’il ne voit pas. » Et, ajoute Benoît XVI, « l’affirmation de l’amour de Dieu devient un mensonge si l’homme se ferme à son prochain ou plus encore s’il le hait. » (DCE, 16).
21. Mt 25.
22. DCE, 25.
23. CV 78.
24. CA 5.
25. Nous verrons dans la dernière partie comment des priorités peuvent et doivent sans doute s’articuler malgré tout de même dans cette « simultanéité ».
26. HERR E. sj, L’encyclique Caritas in veritate, Une lecture, Nouvelle Revue théologique, tome 131/n° 4, octobre-décembre 2009, pp. 730-731.
27. CV 29.
28. CV 37.
29. CV 35.
30. CV 38.
31. CV 34. On peut ajouter, en revenant à l’anthropologie fondamentale, que l’homme étant créé à l’image et à la ressemblance d’un Dieu qui donne et se donne au-delà de notre mérite, est lui-même invité à donner et se donner.
32. CV 34.
33. « L’espérance encourage la raison et lui donne la force d’orienter la volonté. Elle est déjà présente dans la foi qui la suscite. » (CV 34) La foi étant elle-même un don (CEC 153et 162, Mt 16, 17).
34. « Etant un don de Dieu absolument gratuit, elle fait irruption dans notre vie comme quelque chose qui n’est pas dû, qui transcende toute loi de justice. » (CV 34). Foi, espérance et charité sont les vertus théologales « qui sont infusées par Dieu dans l’âme des fidèles pour les rendre capables d’agir comme ses enfants et de mériter la vie éternelle ». (CEC 1813).
35. « La vérité qui, à l’égal de la charité, est un don, est plus grande que nous […​] De même, notre vérité propre, celle de notre conscience personnelle, nous est avant « donnée ». Dans tout processus cognitif, en effet, la vérité n’est pas produite par nous, mais elle est toujours découverte ou, mieux, reçue. Comme l’amour , elle « ne naît pas de la pensée ou de la volonté […​.] » (DCE 3) ». (CV 34).
36. DCE 3.
37. CV 34.
38. CV 38.
39. CV 38.
40. 1872-1950. M. Mauss est le neveu du sociologue Emile Durkheim (1858-1917).
41. Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, in l’Année sociologique,1923-1924, disponible sur classiques.uqac.ca. Cf. REBOUD Louis, Economie du don, Solidarité, sur le site www.penseecatholique.catholique.fr. L’auteur fut professeur de sciences économiques à l’Université Pierre Mendes-France à Grenoble (France).
42. Anthropologue, ethnologue et sociologue polonais (1884-1942).
43. En Polynésie, Mélanésie et Nord-Ouest américain.
44. Il se pose deux grandes questions : « Quelle est la règle de droit et d’intérêt qui, dans les sociétés de type arriéré ou archaïque, fait que le présent reçu est obligatoirement rendu ? Quelle force y a-t-il dans la chose qu’on donne qui fait que reçu est obligatoirement rendu ? » (Op. cit., p. 7).
45. Op. cit., p. 46.
46. Op. cit., p. 8.
47. Op. cit., p. 11.
48. « Des faits sociaux totaux ou, si l’in veut - mais nous aimons moins le mot - généraux : c’est—​à-dire qu’ils mettent en branle dans certains cas la totalité de la société et de ses institutions […​] et dans d’autres cas, seulement un très grand nombre d’institutions, en particulier lorsque ces échanges et ces contrats concernent plutôt des individus. Tous ces phénomènes sont à la fois juridiques, économiques, religieux et même esthétiques, morphologiques, etc. Ils sont juridiques, de droit privé et public, de moralité organisée et diffuse, strictement obligatoires ou simplement loués et blâmés, politiques et domestiques en même temps, intéressant les classes sociales aussi bien que les clans et les familles. Ils sont religieux : de religion stricte et de magie et d’animisme et de mentalité religieuse diffuse. Ils sont économiques : car l’idée de la valeur, de l’utile, de l’intérêt, du luxe, de la richesse, de l’acquisition, de l’accumulation, et d’autre part, celle de la consommation, même celle de la dépense, purement somptuaire, y sont partout présentes, bien qu’elles y soient entendues autrement qu’aujourd’hui chez nous. d’autre part, ces institutions ont un côté esthétique important […​] les danses qu’on exécute alternativement, les chants et les parades de toutes sortes, les représentations dramatiques qu’on se donne de camp à camp et d’associé à associé ; les objets de toutes sortes qu’on fabrique, use, orne, polit, recueille et transmet avec amour, touts ce qu’on reçoit avec joie et présente avec succès, les festins eux-mêmes auxquels tous participent ; tout, nourriture, objets et services, même le « respect », […​] tout est cause d’émotion esthétique et non pas seulement d’émotions de l’ordre du moral ou de l’intérêt ». (Op. cit., pp. 102-103).
49. Op. cit., p. 17.
50. Op. cit., p. 66.
51. Op. cit., pp. 18-19.
52. Pensons aux sacrifices et à l’aumône.
53. Op. cit., p. 26.
54. Op. cit., pp. 68-89.
55. Op. cit. pp. 90-95.
56. Op. cit., pp. 96-101.
57. Op. cit., pp. 102-106.
58. On aime « rendre la politesse », ne pas « rester en reste », se montrer « grand seigneur » en certaines occasions, etc.. (Op. cit., pp. 90-91).
59. Il évoque la reconnaissance de « la propriété artistique, littéraire et scientifique » qui dépasse « l’acte brutal de la vente » ; la législation sociale avec ses assurances « contre le chômage, la maladie, la vieillesse, la mort » qui va au-delà du mercantilisme. (Op. cit. pp. 91-92).
60. Op. cit., p. 94.
61. Op. cit., p. 91.
62. Op. cit., p. 96.
63. Op. cit., p. 100.
64. Op. cit., p. 100.
65. Op. cit., p. 100.
66. Op. cit., p. 104.
67. « Entre l’économie relativement amorphe et désintéressée […​] d’une part ; et l’économie individuelle et du pur intérêt que nos sociétés ont connu au moins en partie, […​] d’autre part ; entre ces deux types […​] s’est étagée toute une série d’institutions et d’événements économiques, et cette série n’est pas gouvernée par le rationalisme économique dont on fait si volontiers la théorie ». (Op. cit., p. 99).
68. Op. cit. p. 100.
69. Op. cit., p. 93.
70. « La solidarité n’est […​] pas un sentiment de compassion vague ou d’attendrissement superficiel pour les maux subis par tant de personnes proches ou lointaines. Au contraire, c’est la détermination ferme et persévérante de travailler pour le bien commun ; c’est-à-dire pour le bien de tous et de chacun parce que tous nous sommes vraiment responsables de tous. » (SRS 38). De plus, il recommande : « Le développement requiert surtout un esprit d’initiative de la part des pays qui en ont besoin eux-mêmes. Chacun d’eux doit agir en fonction de ses propres responsabilités, sans tout attendre des pays plus favorisés, et en travaillant en collaboration avec les autres qui sont dans la même situation. Chacun doit explorer et utiliser le plus possible l’espace de sa propre liberté. Chacun devra aussi se rendre capable d’initiatives répondant à ses propres problèmes de société. Chacun devra également se rendre compte des besoins réels qui existent et aussi des droits et des devoirs qui lui imposent de les satisfaire. » (SRS 44).
71. Op. cit., p. 93.
72. Allusion explicite aux chevaliers de la Table ronde du roi Arthur.
73. Op. cit., p. 105.
74. Rappelons-nous l’insistance d’un développement intégral : « si le développement a nécessairement une dimension économique puisqu’il doit fournir au plus grand nombre possible des habitants du monde la disponibilité de biens indispensables pour « être », il ne se limite pas à cette dimension. » (SRS 28).
75. SRS 39. A sa manière, à une époque où l’on ne parle pas encore de doctrine sociale, le Catéchisme du concile de Trente (1566) stipule (chap. 35, § VII) que personne n’est dispenser de faire l’aumône, d’une manière ou d’une autre : « Si l’on n’a pas les moyens de venir en aide à ceux qui attendent leur vie de la compassion des autres, la piété chrétienne veut qu’on se mette en état de soulager leur détresse, en s’occupant pour eux, en travaillant de ses mains, s’il le faut. […​] Enfin, il faut vivre avec frugalité, et faire en sorte d’épargner le bien d’autrui, afin de n’être pas à charge, ni insupportable aux autres. »
76. On peut citer le sociologue québécois GODBOUT Jacques T., professeur honoraire à l’http://fr.wikipedia.org/wiki/Institut_national_de_la_recherche_scientifique[Institut national de la recherche scientifique
77. Père rédemptoriste, Docteur en théologie morale de l’Académie alphonsienne de Rome, professeur au Grand séminaire de Ouagadougou (Burkina Faso). Il a publié Le principe don en éthique sociale et théologie morale. Une implication de la philosophie du don chez Derrida, Marion et Bruaire, L’Harmattan, 2009 et Le concept de don. Ce qui dit l’être personnel, L’Harmattan, 2013.
78. Anthropologie du don, Le tiers paradigme, Desclée De Brouwer, 2000, p. 11.
79. Le principe don…​, op., cit, pp.29-30.
80. Il a travaillé à « Économie et humanisme » et a dirigé la revue théologique « Lumière et vie ». Il fut attaché à la direction des relations humaines d’une grande entreprise et a publié plusieurs ouvrages de réflexion théologique sur la pauvreté et la mondialisation. . Il est membre de la Commission Justice et Paix en France. Il s’inspire de la doctrine sociale de l’Église et a été aussi influencé par la théologie de la libération sud-américaine. Nous avons déjà eu l’occasion de nous intéresser à son livre La cause des pauvres, Cerf, 1991. Il a publié plus récemment : Dieu choisit le dernier, Cerf, 2009 et Pratiquer la justice, Cerf, 2009. Ici, nous nous intéresserons particulièrement à La foi chrétienne aux prises avec la mondialisation, Cerf, 2003.
81. Marcel Mauss évoque aussi ce phénomène parfois d’ailleurs volontaire de la part du donateur.
82. L’auteur fait remarquer qu’en Amérique latine, souvent, la dette « a déjà été remboursée de nombreuses fois, par le biais des intérêts qui peuvent représenter plusieurs fois le montant du prêt ». (Op. cit., p. 80).
83. St GREGOIRE le Grand: « Lorsque nous donnons aux miséreux ce qui leur est nécessaire, nous ne le faisons pas par largesse, nous ne faisons que leur rendre ce qui leur appartient » (Liber regulae pastoralis, PL 77, col. 87b ; ou saint AMBROISE : « Ce n’est d’ailleurs pas de ton bien que tu distribues au pauvre, c’est seulement sur le sien que tu lui rends » (Naboth le pauvre, XII, 55. Textes cités précédemment et aussi in DURAND A., La foi chrétienne aux prises avec la mondialisation, Cerf, 2003, p.80. C’est bien la pensée de Benoît XVI : « Toute société élabore un système propre de justice. la charité dépasse la justice, parce qu’aimer, c’est donner, offrir du mien à l’autre ; mais elle n’existe jamais sans la justice qui amène à donner à l’autre ce qui est sien, c’es-à-dire ce qui lui revient en raison de être et de son agir. je ne peux pas donner à l’autre du mien sans lui avoir donné tout d’abord ce qui lui revient selon la justice. Qui aime les autres avec charité est d’abord juste envers eux. » (CV 6).
84. Op. cit., pp. 77-84.
85. CV 38.
86. La société se construit sur ces trois » pieds ». Nous empruntons cette image du « tabouret » au professeur Benjamin R. Barber, qui fut l’un des conseillers du président Clinton. S’appuyant sur une analyse d’Alexis de Tocqueville sur la démocratie américaine, il souligne l’importance pour la démocratie de ce « pied » qu’est la société civile pour contrer les « marchés arrogants » et les « gigantesques bureaucraties d’État », l’État et le marché étant « incapables, par eux-mêmes, d’asseoir une société libre ». Ces idées seront développées en 1998, au Forum de Davos, par Hilary Rodham Clinton. Cf. RODHAM CLINTON Hilary, Civiliser la démocratie, Présentation de Benjamin R. Barber, Desclée de Brouwer, 1998, pp. 8 et 15.
   Voir aussi Libérer la société civile, in Liberté politique, n° 48, Eté 2010 avec des articles de Mgr Nicolas Brouwet, Jean-François Mattei, Jean-Yves Naudet, Pierre Coulange, Philippe Beneton, Jean-Pierre Audoyer, Jean-Marie Andres, Jean-Didier Lecaillon, Jacques Bichot.
88. CA 39.
89. CV 38.
90. CV 57.
91. CV 58.
92. CV 35. « En effet, abandonné au seul principe de l’équivalence de valeurs des biens échangés, le marché n’arrive pas à produire la cohésion sociale dont il a pourtant besoin pour bien fonctionner. »
93. La vie économique se construit certes sur la justice commutative « mais elle a tout autant besoin de lois justes et de formes de redistribution guidées par l’esprit du don. » (CV 37).
94. CV 35.
95.  »…​ séparer l’agir économique, à qui il reviendrait seulement de produire de la richesse, de l’agir politique, à qui il reviendrait de rechercher la justice au moyen de la redistribution, est une cause de graves déséquilibres. » (CV 36.) Surtout aujourd’hui : « Peut-être fut-il un temps pensable de confier en premier lieu à l’économie la tâche de produire des richesses, remettant ensuite à la politique la tâche de les distribuer. tout ceci se révèle aujourd’hui plus difficile, puisque les activités économiques ne sont pas confinées à l’intérieur des limites territoriales, alors que l’autorité des gouvernements continue à être essentiellement locale. » (CV 37)
96. « Ainsi peut-on arriver à transformer des instruments bons en eux-mêmes en instruments nuisibles. mais c’est la raison obscurcie de l’homme qui produit ces conséquences, non l’instrument lui-même. C’est pourquoi ce n’est pas l’instrument qui doit être mis en cause mais l’homme, sa conscience morale et sa responsabilité personnelle et sociale. » (CV 6).
97. CV 36.
98. Benoît XVI évoque sans préciser « les nombreux types d’économie qui tirent leur origine d’initiatives religieuses et laïques » et « qui choisissent librement de conformer leur propre agir à des principes différents de ceux du seul profit, sans pour cela renoncer à produire de la valeur économique. » (CV 37). On pense au secteur de l’économie sociale : les sociétés mutualistes, les coopératives, les sociétés sans but lucratif. On ne peut s’empêcher de penser aussi, à cause du vocabulaire employé par Benoît XVI ( « don », « communion ») à l’économie de communion proposée par Chiara Lubich (1920-2008) au sein du mouvement des Focolari. La fondatrice eut l’occasion le 31 mai 1999 de présenter l’économie de communion lors d’une conférence internationale sur le thème « Economie de marché, démocratie, citoyenneté et solidarité », conférence organisée à Strasbourg à l’occasion des cinquante ans du Conseil de l’Europe. Chiara Lubich présente la « culture du don » sous son aspect économique en racontant que l’idée lui est venue, au Brésil, face au « contraste dramatique entre la grande richesse de quelques personnes et l’immense pauvreté du plus grand nombre ». L’idée est « d’augmenter les ressources en faisant naître des entreprises, dont la gestion pouvait être confiée à des spécialistes, afin qu’elle soit efficace et permette d’en retirer des bénéfices. » Ces bénéfices ont trois destinations : une partie va servir « au développement des entreprises », une autre « pour aider ceux qui sont dans le besoin en leur permettant de vivre plus dignement jusqu’à ce qu’ils aient trouvé un moyen de subsistance, ou même en leur offrant un travail dans les entreprises elles-mêmes » et enfin une partie « consacrée à développer des structures où des hommes et des femmes, dont la vie est animée par la culture du don, se formeraient pour devenir ces « hommes nouveaux » sans lesquels ne peut naître une société nouvelle. » Et donc, ces entreprises, au lieu de « dresser des barrières entre les classes sociales et entre les groupes qui représentent des intérêts opposés, […​] s’efforcent au contraire d’offrir une partie de leurs bénéfices pour répondre directement aux besoins les plus urgents des personnes qui se trouvent dans une situation économique précaire ; de promouvoir au sein de l’entreprise et vis-à-vis des consommateurs, des concurrents, des communautés locale et internationale, ou encore avec l’administration, des relations de réciprocité, dans l’ouverture et la confiance, sans perdre de vue l’intérêt général ; de vivre et de diffuser une culture du don, de la paix et de la légalité, dans le respect de l’environnement (il faut être solidaire aussi de la création) à l’intérieur et à l’extérieur de l’entreprise. » ( Mouvement des Focolari, Economie de communion, Dix ans de réalisations, Des entreprises osent le partage, Nouvelle Cité, 2001, pp. 16-19.) ( Voir aussi son Discours au Parlement britannique, 22 juin 2004, sur le site www.focolare.org).
99. PP 44 cité in CV 39.
100. CV 39.
101. Benoît XVI précise que la délocalisation peut être bénéfique pour les populations d’accueil à condition que la justice soit respectée dans la patrie d’origine et que la délocalisation ne soit pas simplement motivée par le bénéfice à en tirer ou, pire, soit l’occasion d’une exploitation de la société locale. (CIV 40).
102. CA 36.
103. Benoît XVI renvoie à Laborem exercens (CV 41).
104. CV 40.
105. CV 38.
106. CV 41.
107. CV 41.
108. CV 42. Alain Durand se pose la question de savoir si la mondialisation est un signe des temps ? Il la décrit comme « une réalité historique foncièrement ambigüe » car elle engendre des « maux très graves » tout en recelant un « potentiel positif pour l’humanité « . Partisan de l’« altermondialisation » dont il ne bénit pas toutes les manifestations, il définit comme « signe des temps », comme présence d’un Dieu qui « fait signe », un Dieu allié à l’humanité et « discrètement à l’œuvre parmi nous », « l’irrésistible espérance qui nous pousse à transformer une mondialisation néolibérale en une mondialisation solidaire ». (Op. cit., pp. 105-111).
109. CV 42. Voir aussi les publications du Conseil pontifical Justice et paix : Séminaire international sur la pauvreté et la mondialisation, Intervention du cardinal Renato Raffaele Martino, 9-7-2004 ; La lutte contre la corruption, 21-9-2006 ; Pour une meilleure répartition de la terre, Le défi de la réforme agraire, 23-11-1997.
110. Par exemple, le débat sur la pensée sociale de l’Église dans l’encyclique Caritas in veritate, le 19 octobre 2009, à la salle académique de l’Université de Liège, avec Herman Van Rompuy alors Premier ministre belge et actuellement Président du Conseil Européen, Rocco Butiglione, vice-Président de la Chambre des députés d’Italie et Mgr Michel Schooyans. Cf. Mgr SCHOOYANS Michel, BUTTIGLIONE Rocco, van ROMPUY Herman, Un développement humain intégral, La pensée sociale de Benoît XVI dans l’encyclique Caritas in veritate, Fidélité, 2010.
   Congrès Caritas in veritate organisé par le groupe du Parti populaire européen et le COMECE, Bruxelles, Parlement européen, 14 septembre 2010.
   Colloque sur la Doctrine Sociale de l’Église : Caritas in veritate, Utopie ou Trésor à découvrir, 8 octobre 2009, Collège des Bernardins, Paris.
    Colloque « Caritas in veritate : un appel à libérer la société civile », Quatrième colloque organisé par l’Association des Economistes Catholiques (AEC) et l’Association pour la Fondation de Service Politique, 20 mars 2010, Paris.
   Sur le site de l’Association des économistes catholiques (France)(jynaudet.perso.fr), on trouve de nombreuses analyses : BICHOT Jacques, Solidarité en vérité, in La Croix, 24 août 2009 ; Encyclique : unis comme des frères dans la vérité, in www.libertepolitique.com, 10 juillet 2009. GARELLO Jacques, Comment lire l’encyclique de Benoît XVI ? in Liberale, septembre 2009. LELART Michel, Pourquoi Benoît XVI parle-t-il de la micro finance dans son encyclique Caritas in veritate ?.
   NAUDET Jean-Yves, Société civile et subsidiarité chez Benoît XVI ; La société civile selon Benoît XVI, in Liberté politique, juin 2010 ; Le défi lancé aux économistes, in OR, n° 29, 21 juillet 2009 ; Une leçon d’éthique économique, in Liberté politique, septembre 2009 ; Caritas in veritate : la doctrine sociale de l’Église, un unique enseignement, cohérent et toujours nouveau, in les Annales de Vendée, décembre 2009 ; Benoît XVI ou l’économie éthique, in Le Figaro, 10 juillet 2009 ; Caritas in veritate : dans la grande tradition de Rerum novarum, in France catholique n° 3174, 17 juillet 2009 ; Caritas in veritate: une encyclique durable, in www.libertepolitique.com, 8 juillet 2009 ; Liberté et responsabilité sources de développement : une analyse de la ,dernière encyclique sociale, in www.unmondelibre.org, 8 juillet 2009 ; Benoît XVI pour l’économie de marché, in Le cri du contribuable, n° 76, 25 juillet 2009 ; Analyse de l’encyclique Caritas in veritate, in Zenit.org, 7 janvier 2010 ; LECAILLON Jacques, Don et gratuité, Réflexions sur Caritas in veritate, in Liberté politique, avril 2010.
   Intéressante aussi la conférence donnée par l’économiste REBOUD Louis publiée sur www.penseecatholique.catholique.fr : Economie du DON, Solidarité avec une série de renvois à des œuvres qui recoupent ou parfois précèdent la prise de position de Benoît XVI comme les publications du Mauss ou celles d’Elena Lasida. Il y ajoute PASSET René, Eloge du mondialisme par un « anti » présumé, Fayard, 2001 ; SEN Amartya, L’économie est une science morale, La découverte, 2003 ; SIGLITZ Joseph, SEN Amartya et FITOUSSI Jean-Paul, Richesse des nations et bien-être des individus, Odile Jacob, 2009 ; COMEAU Geneviève, Peut-on donner sans condition ? Bayard, 2010 ; MARZANO Michela, Le contrat de défiance, Grasset, 2010. publié chez Pluriel en 2012 sous le titre Eloge de la Confiance ; COMTE-SPONVILLE A., Solidaire, pas généreux !, in Challenges n° 247, 11 mars 2011 ; DEMOUSTIER Danièle, L’économie sociale et solidaire, S’associer pour entreprendre autrement, Syros, 2001 ; LE LOARNE Séverine, La solidarité comme modèle économique, in le supplément du Dauphiné Entreprises, n° 31, 26 avril 2011 ; 20 propositions pour réformer le capitalisme, sous la direction de GIRAUD Gaël et RENOUARD Cécile, Flammarion, 2009, nouvelle édition en 2012.
   Enfin, on peut citer le n° 54, septembre 2011, de la revue Liberté politique : La place du don et de la gratuité dans l’économie, Privat. On y trouve des articles de Francis Jubert, Mgr Alain Castet, Jean-Yves Naudet, Gérard Thoris, Jean-Didier Lecaillon, Jacques Bichot, Nicolas Masson, Thierry Boutet, Thibaut Dary.
111. Docteur en sciences sociales et économiques, maître de conférences à la Faculté de Sciences Sociales et Economiques de l’Institut catholique de Paris. Nous nous référons ici à son article Quand le marché fait place à la gratuité, in Etudes, mars 2011, n° 4143, pp. 307-318. Elle est l’auteur de Oser un nouveau développement. Au-delà de la croissance et la décroissance, Bayard, 2010 et Le goût de l’autre. la crise, une chance pour réinventer le lien, Albin-Michel, 2011.
112. Quand le marché fait place à la gratuité, op. cit., p. 318.
113. Précisément dans Ce qui circule entre nous. Donner, recevoir, rendre, Seuil, 2007.
114. La « valeur d’usage » est « déterminée par l’utilité concrète du bien, et la « valeur d’échange », déterminée par le prix du marché et donc par la capacité du bien à être échangé comme d’autres biens ».
115. 1886-1964. Son œuvre majeure, La grande transformation (1944) a été traduite en français et publiée en 1983 chez Gallimard. Mais E. Lasida se réfère ici à un article L’économie en tant que procès institutionnalisé, in Economies primitives, archaïques et modernes, Essais de Karl Polanyi rassemblés par CANGIANI et MARCOURANT, Seuil, 2007 et aussi à l’article de, pp. 255-273.
116. LASIDA E., Quand le marché fait place à la gratuité, in Etudes, mars 2011, n° 4143, pp. 307-318. SERVET J.-M., Le principe de réciprocité chez Karl Polanyi, Contribution à une définition de l’économie solidaire, in Revue Tiers Monde, n° 190, avril-juin 2007
117. DIJON X., Le livre de la nature dans Caritas in veritate, in Nouvelle revue théologique, tome 131, n° 4, octobre-décembre 2009, pp. 749-769.
118. NAUDET J.-Y., confirme : « Ce qui est le plus novateur, c’est l’idée que la question sociale est devenue « radicalement anthropologique », c’est-à-dire qu’elle concerne l’homme tout entier ». (Interview sur Zenit.org, le 7 janvier 2009).
119. « Celui qui donne le monde à l’homme et l’homme à lui-même, ne fait-il pas de ce qui est cela même qui doit être, sous le signe de l’action de grâce ? » (DIJON X., op. cit., p. 754).
120. DIJON X., op. cit., pp. 765- 766 et p. 769,
121. CV 75.
122. « C’est parce que la nature lui est donnée que l’homme peut l’exploiter et doit la garder sauve ». (DIJON X., op. cit., p. 761.
123. CV 28.
124. CV 51.
125. DIJON X., op. cit., p. 766.
126. CV 57.
127. CV 58.
128. Sur ce thème, on peut aussi se référer à ces travaux du P. HERR E. : La mondialisation : pour une évaluation éthique ? in Nouvelle revue théologique, n°122, 2000, pp. 51-97 ; Construire la mondialisation, Conférence aux FUNDP, 7 novembre 2002 ; Le développement durable. Une question de spiritualité, Centre Avec, octobre 2007 ; Mondialisation et justice, in Évangile et justice, décembre 2007. on peut aussi consulter VILAIN Pierre, Les chrétiens et la mondialisation, Desclée de Brouwer, 2002.
129. La foi chrétienne aux prises avec la mondialisation, op. cit., p. 14.
130. CV 29.
131. C’est dans la religion chrétienne, le rôle de la doctrine sociale de l’Église.
132. CV 56.
133. CV 59. PEETERS Marguerite A., dans La Mondialisation de la révolution culturelle occidentale (L’Oeil-Fr.-X. de Guibert, 2007) montre qu’une éthique laïciste a envahi l’Occident en s’appuyant sur les révolutions féministes, sexuelles et culturelles. cette éthique, l’Occident tente de la répandre à travers le monde. L’auteur compte sur l’attachement des peuples des pays en voie de développement aux valeurs traditionnelles pour résister à cette contagion occidentale. Elle espère que les Occidentaux rendus conscients des mécanismes par lesquels on les a détournés des structures sociales fondées sur le noyau familial constitué d’un homme et d’une femme mariés, de leurs enfants, qui se reconnaissent des droits, mais surtout des devoirs moraux.
134. Nous reviendrons sur cette autorité mondiale et le rôle des organisations internationales dans la deuxième partie.
135. CV 57.
136. CV 67. Jean XXIII, évoqué par Benoît XVI, écrivait dans Pacem in terris : « De nos jours, le bien commun universel pose des problèmes de dimensions mondiales. Ils ne peuvent être résolus que par une autorité publique dont le pouvoir, la constitution et les moyens d’action prennent eux aussi des dimensions mondiales et qui puisse exercer son action sur toute l’étendue de la terre. C’est donc l’ordre moral lui-même qui exige la constitution d’une autorité publique de compétence universelle ». (134) Et Jean-Paul II, dans Sollicitudo socialis, écrivait : « Les Institutions et les Organisations existantes ont bien travaillé à l’avantage des peuples. toutefois, affrontant une période nouvelle et plus difficile de son développement authentique, l’humanité a besoin aujourd’hui d’un degré supérieur d’organisation à l’échelle internationale, au service des sociétés, des économies et des cultures du monde entier. » (43).
137. « Populorum integra progressio atque inter nationes cooperatio secum ferunt ut internationalis quaedam altioris gradus institutio subsidiarii generis ad globalizationem moderandam condatur atque ordini morali necnon coniunctioni inter moralia et sociala, politica et oeconomica et civilia munera consentaneus socialis ordo denique constituatur, quod in Nationum Unitarum Statuto iam continetur » Ce que l’on peut traduire littéralement par : « Le progrès intégral des peuples et la coopération entre les nations imposent que soit établie une institution d’un degré plus élevé d’un genre subsidiaire pour tempérer la globalisation et qu’enfin soit établi un ordre social conforme à l’ordre moral et aussi à l’union entre les fonctions morales et sociales, politiques et économiques, ce qui est déjà joint dans le statut des nations Unies. »
138. A la question de savoir quel serait le contenu institutionnel d’une « gouvernance mondiale », Mgr Roland Minnerath (archevêque de Dijon et membre de l’Académie pontificale des sciences sociales) répond qu’il faut avant tout des « règles communes librement acceptées » et que ces règles soient associées à des « mécanismes de contrôle ». Encore faut-il « fixer les bonnes règles », en reconnaissant « l’ordre éthique inscrit dans les êtres humains, ordre qui n’est pas à inventer, mais à découvrir toujours plus profondément. » (Zenit.org, 18 mai 2012).
139. N° 43.
140. Pour répondre à ce problème, il faut « une politique de coopération internationale » à partir d’« une étroite collaboration entre les pays d’origine des migrants et les pays où ils se rendent », une politique qui doit s’accompagner de « normes internationales » dans le but de « sauvegarder les exigences et les droits des personnes et des familles émigrées et, en même temps, ceux des sociétés où arrivent ces mêmes émigrés. » (CV 62).
141. CV 21.
142. CV 22 et 33.
143. La finance ne doit être qu’« un instrument visant à une meilleure production de richesses et au développement ». Comme elle n’est qu’un instrument, elle doit être utilisée de manière éthique et il convient même « en certaines circonstances indispensables, de donner vie à des initiatives financières où la dimension humanitaire soit dominante ». Il convient aussi de réglementer ce secteur pour « protéger les sujets les plus faibles » et « empêcher des spéculations scandaleuses », de favoriser, par de nouvelles formes de finance, des projets de développement. Encourager microfinance et microcrédit, faire appel à la responsabilité de l’épargnant sont de bonnes attitudes. (CV 65). Voir aussi la note du Conseil pontifical Justice et paix, Pour une réforme du système financier et monétaire international dans la perspective d’une autorité publique à compétence universelle, (DC 2479, 4 décembre 2011, pp. 1021-1030.
144. La pensée chrétienne « n’exclut pas le profit mais le considère comme un instrument pour réaliser des objectifs humains et sociaux. » Le profit est « un moyen pour parvenir à des objectifs d’humanisation du marché et de la société. » (CV 46).
145. Le Saint-Père souhaite un renouvellement des missions syndicales notamment à propos des conflits entre travailleurs et consommateurs syndicats et en ayant le souci des travailleurs des pays en voie de développement. Les syndicats veilleront toujours à respecter « la distinction des rôles et des fonctions du syndicat et de la politique », leur tâche étant d’agir « pour la défense et la promotion du monde du travail, surtout en faveur des travailleurs exploités et non représentés ». (CV 64).
146. CV 25. A propos du chômage ou du sous-emploi, Benoît XVI rappelle l’importance du travail pour lutter contre la pauvreté à condition que ce travail soit un travail « décent » c’est-à-dire un travail qui « soit l’expression de la dignité essentielle de tout homme et de toute femme : un travail choisi librement, qui associe efficacement les travailleurs, hommes et femmes, au développement de leur communauté ; un travail qui, de cette manière, permette aux travailleurs d’être respectés sans aucune discrimination ; un travail qui donne les moyens de pourvoir aux nécessités de la famille et de scolariser les enfants, sans que ceux-ci ne soient eux-mêmes obligés de travailler ; un travail qui permette aux travailleurs de s’organiser librement et de faire entendre leur voix ; un travail qui laisse un temps suffisant pour retrouver ses propres racines au niveau personnel, familial et spirituel ; un travail qui assure aux travailleurs parvenus à l’âge d la retraite des conditions de vie dignes. » (CV 63). On a l’impression de lire un passage condensé de Rerum novarum !
147. CV 26. A propos des moyens de communication sociale, ils ont une très grande influence sur « le plan éthico-culturel de la mondialisation et du développement solidaire des peuples ». Ils ne sont pas neutres et, qui plus est, souvent subordonnés « au calcul économique » quand ils ne cherchent pas à « imposer des paramètres culturels de fonctionnement à des fins idéologiques et politiques ». Dès lors, « le sens et la finalité des médias doivent être recherchés sur une base anthropologique » pour offrir communication et information soucieuses de promouvoir la dignité des personnes et des peuples, le bien commun, et les valeurs universelles. (CV 73).
148. CV 33.
149. Id..
150. CV 23.
151. L’entreprise a une responsabilité sociale et le consommateur a aussi une responsabilité car « acheter est non seulement un acte économique mais toujours aussi un acte moral ». Le consommateur doit être sobre, éviter les manipulations, s’ouvrir aux coopératives de consommation, favoriser, dans un marché équitable et transparent, les producteurs compétents des régions pauvres. (CV 66). De même, le touriste qui peut être un acteur dans le développement économique et culturel s’il veille à favoriser de varies rencontres personnelles et culturelles en évitant le tourisme hédoniste, exploiteur et dégradant. (CV 61).
152. CV 24.
153. CV 27.
154. CV 43. Benoît XVI dénonce une « grave contradiction » : « Tandis que, d’un côté, sont revendiqués de soi-disant droits, de nature arbitraire et voluptuaire, avec la prétention de les voir reconnus et promus par les structures publiques, d’un autre côté, des droits élémentaires et fondamentaux d’une grande partie de l’humanité sont ignorés et violés. On a souvent noté une relation entre la revendication du droit au superflu ou même à la transgression et au vice, dans les sociétés opulentes, et le manque de nourriture, d’eau potable, d’instruction primaire ou de soins sanitaires élémentaires dans certaines régions sous-développées ainsi que dans les périphéries des grandes métropoles. cette relation est due au fait que les droits individuels, détachés du cadre des devoirs qui leur confère un sens plénier, s’affolent et alimentent une spirale de requêtes pratiquement illimitée et privée de repères. L’exaspération des droits aboutit à l’oubli des devoirs. Les devoirs délimitent les droits parce qu’ils renvoient au cadre anthropologique et éthique dans la vérité duquel ces derniers s’insèrent et ainsi ne deviennent pas arbitraires. C’est pour cette raison que les devoirs renforcent les droits et situent leur défense et leur promotion comme un engagement à prendre ne faveur du bien. Si, par contre, les droits de l’homme ne trouvent leur fondement que dans les délibérations d’une assemblée de citoyens, ils peuvent être modifiés à tout moment et, par conséquent, le devoir de les respecter et de les promouvoir diminue dans la conscience commune. »
155. CV 27. Cf. également Conseil pontifical Justice et paix, L’eau, un élément essentiel pour la vie, Instaurer des solutions efficaces, Contribution du Saint-Siège au VIe Forum mondial de l’eau, Marseille, France, mars 2012.
156. CV 44.
157. CV 30-31.
158. CV 61. A cet égard, Benoît XVI nous offre une bref éclairage anthropologique qui met en évidence l’essentiel de ce qu’il faut savoir de notre nature humaine pour bien orienter le développement des peuples : « Par nature, la personne humaine est en tension dynamique vers son développement. il ne s’agit pas d’un développement assuré par des mécanismes naturels, car chacun de nous se sait capable de faire des choix libres et responsables. Il ne s’agit pas non plus d’un développement livré à notre fantaisie, dans la mesure où nous savons tous que nous sommes donnés à nous-mêmes, sans être le résultat d’un auto-engendrement. En nous, la liberté humaine est, dès l’origine, caractérisée par notre être et par ses limites. Personne ne modèle arbitrairement sa conscience, mais tous construisent leur propre « moi » sur la base d’un « soi » qui nous a été donné. Non seulement nous ne pouvons pas disposer des autres, mais nous ne pouvons pas davantage disposer de nous-mêmes. le développement de la personne s’étiole, si elle prétend en être l’unique auteur. […​] Face à cette prétention prométhéenne, nous devons manifester un amour plus fort pour une liberté qui ne soit pas arbitraire, mais vraiment humanisée par la reconnaissance du bien qui la précède. Dans ce but, il faut que l’homme rentre en lui-même pour reconnaître les normes fondamentales de la loi morale que Dieu a inscrite dans son cœur. » (CV 68).
159. CV 69.
160. CV 70.
161. CV 71. Benoît XVI cite un domaine où la question de « savoir si l’homme s’est produit lui-même ou s’il dépend de Dieu » est fondamentale : celui de la bioéthique. (CV 74). La simple perspective technique entraîne la manipulation de la vie et son cortège : fécondation in vitro, recherche sur embryons, clonage, hybridation humaine, avortement, eugénisme, euthanasie, bref, une culture de mort. (CV 75). Le technicisme se manifeste aussi par la réduction de la vie intérieure à la psychologie, ignorant « notre conception de l’âme humaine ». Sans Dieu pourtant, l’homme est livré à l’inquiétude, à la fragilité, à toutes sortes d’aliénations, au vide. (CV 76).
162. CV 74.
163. CV 77.
164. CV 6.

⁢vi. François

Face à la pauvreté, on a pensé longtemps que « les peuples pauvres devaient se contenter de la philanthropie des peuples développés ». Benoît XVI rappelle opportunément que « dans Populorum progressio, Paul VI a pris position contre cette mentalité. »[1] et l’Église, depuis qu’elle se penche sur le problème du développement des peuples, a déployé toutes les ressources de la doctrine sociale de l’Église.

Mais à ce propos, il apparaît constamment que le « monde » ne parvient pas à comprendre l’originalité du message chrétien. Le « monde » ne cesse de chercher à rattacher coûte que coûte la pensée sociale de l’Église aux deux grands courants apparemment mieux connus : celui du libéralisme et de ses avatars et celui du socialisme sous ses différents habits. Nous savons que de « bons » catholiques ont été scandalisés par les prises de position de Léon XIII en faveur des travailleurs, nous avons vu que la conception socio-économique si prometteuse de Pie XI a été assimilée au fascisme. Plus près de nous, on a placé très « à gauche » Octogesima adveniens ou Populorum progressio. Jean XXIII n’a pas été mieux traité. Jean-Paul fut très « marxiste » dans Laborem exercens puis considéré comme un thuriféraire du capitalisme dans Centesimus annus. Les pensées de Benoît XVI et de François ne sont pas mieux traitées.⁠[2] En fait, de manière péremptoire, maints commentateurs ont décrété que François contredisait Benoît et résolument socialiste, tournait le dos à son prédécesseur partisan du marché.⁠[3] d’autres ont estimé que la pensée de François renouait avec le paternalisme bourgeois du XIXe siècle rompant avec les avancées de Benoît XVI⁠[4] ou de Jean-Paul II⁠[5] !

Une fois encore, il faut revenir au texte intégral et ne pas se contenter de citations hors contexte.⁠[6]

Dans l’exhortation apostolique⁠[7] Evangelii gaudium (EG), en 2013, François aborde à deux reprises les questions économiques et sociales.

Dans le chapitre 2, il relève tout d’abord « quelques défis du monde actuel ». Ce qui l’interpelle sur les plans économique et social, ce sont la situation précaire de la plus grande partie de l’humanité, « la crainte et la désespérance » jusque dans les pays riches, la disparité sociale⁠[8] et l’exclusion qui engendrent la violence⁠[9], la corruption, l’évasion fiscale⁠[10], la consommation effrénée d’une part ⁠[11] et la faim d’autre part⁠[12]. Quelle en est la cause ? « Une crise anthropologique profonde »[13]qui refuse l’éthique et Dieu⁠[14]. De là découlent l’« affaiblissement du sens du péché personnel »[15], l’indifférence relativiste, l’individualisme, le rationalisme, la sécularisation, mais aussi et surtout en ce qui concerne la matière qui nous préoccupe, un système social et économique injuste⁠[16]. En fait, c’est le libéralisme philosophique et économique qui est ici mis en cause même si le mot n’est pas prononcé, ou l’économisme, si l’on préfère pour reprendre un mot cher à Jean-Paul II. Cette conception de l’économie « tue »[17] parce qu’il nie le « primat de l’être humain » et le réduit « à un seul de ses besoins : la consommation »[18]. Dans ce système, l’argent devient une idole et les hommes subissent « la dictature de l’économie sans visage et sans but véritablement humain » qui entraîne la spéculation financière et « l’autonomie absolue des marchés »[19]. On a bien lu que ce que dénonce François c’est l’autonomie absolue des marchés. Un peu plus loin, il parlera des « catégories du marché » si elles sont « absolutisées »[20]. Il ne s’agit donc pas d’une condamnation pure et simple de l’économie de marché ce qui introduirait une contradiction dans l’enseignement social de l’Église alors que François « recommande vivement l’utilisation et l’étude » du Compendium de la Doctrine sociale de l’Église⁠[21]. L’amélioration de la situation des pauvres ne sera pas automatique, le fruit de la « main invisible du marché »[22]. Au contraire, François dénonce les théories du « ruissellement »⁠[23], du « trickle down » qu’il traduit par « rechute favorable ». Ces théories « supposent que chaque croissance économique, favorisée par le libre marché, réussit à produire en soi une plus grande équité et inclusion sociale dans le monde. » Pour François, « cette opinion, qui n’a jamais été confirmée par les faits, exprime une confiance grossière et naïve dans la bonté de ceux qui détiennent le pouvoir économique et dans les mécanismes sacralisés du système économique dominant. »[24] Au passage, nous notons l’adjectif « sacralisés » qui montre bien, une fois de plus, que le système n’est pas rejeté en bloc. Qui procédera à la « désacralisation », à la moralisation du marché sinon le pouvoir politique ?⁠[25]

C’est le chapitre 4 qui va développer la position de François face à ces défis.

Même si l’objet de cette exhortation n’est pas social, le pape prend la peine de rappeler que « le kérygme possède un contenu inévitablement social »[26], bien conscient du désengagement de nombreux chrétiens tentés par le surnaturalisme souvent sous la pression de la culture laïciste ambiante qui veut confiner les croyants dans les sacristies. Or, écrit François, « on ne peut plus affirmer que la religion doit se limiter à la sphère privée et qu’elle existe seulement pour préparer les âmes pour le ciel »[27]. Si la tentation du retrait existe, l’Écriture et la théologie nous montrent qu’on ne peut dissocier foi et engagement social.⁠[28] Et cet engagement social n’est pas « une simple somme de petits gestes personnels en faveur de quelque individu dans le besoin, ce qui pourrait constituer une sorte de « charité à la carte », une suite d’actions tendant seulement à tranquilliser notre conscience. »[29] C’est pourquoi François renvoie le lecteur au Compendium de la doctrine sociale de l’Église[30] en rappelant que « ni le Pape, ni l’Église ne possèdent le monopole de l’interprétation de la réalité sociale ou de la proposition de solutions aux problèmes contemporains »[31] . Il n’empêche que « nous ne pouvons éviter d’être concrets -sans prétendre entrer dans les détails- pour que les grands principes sociaux ne restent pas de simples indications générales qui n’interpellent personne. Il faut en tirer les conséquences pratiques afin qu’« ils puissent aussi avoir une incidence efficace sur les situations contemporaines complexes ». »[32]

Dans cet esprit, François va aborder « la dimension sociale de l’évangélisation » en s’attardant à deux grands problèmes : d’une part, l’intégration sociale des pauvres⁠[33] et, d’autre part, la paix et le dialogue social⁠[34].

Ce qui frappe d’emblée, c’est la place accordée par François aux pauvres et la manière d’en parler. Certes, l’option préférentielle pour les pauvres nous est bien connue mais personne n’a articulé aussi radicalement le message social de l’Église à partir non pas du fait de la pauvreté mais à partir des pauvres. Le pape François rappelle, avec les ressources de l’Écriture, la place privilégiée qu’ils occupent dans le peuple de Dieu⁠[35] et nous invite avec une insistance particulière et répétée⁠[36] à « écouter le cri du pauvre »[37] et « de peuples entiers »[38]. Etre un chrétien authentique ce n’est pas simplement professer impeccablement une doctrine mais aussi et peut-être surtout écouter le pauvre et le secourir⁠[39] : « Ne nous préoccupons pas seulement de ne pas tomber dans des erreurs doctrinales, mais aussi d’être fidèles à ce chemin lumineux de vie et de sagesse. car, aux défenseurs de « l’orthodoxie », on adresse parfois le reproche de passivité, d’indulgence ou de complicité coupable à l’égard de situations d’injustice intolérables et de régimes politiques qui entretiennent ces situations ».⁠[40]

Qui sont les pauvres ? Ce ne sont pas seulement les peuples de la faim mais les hommes et les femmes qui manquent des biens nécessaires pour grandir en humanité. Il ne s’agit « pas seulement d’assurer à tous la nourriture, ou une « subsistance décente », mais que tous connaissent « la prospérité dans ses multiples aspects » : que ce soit sur le plan de l’éducation, de la santé ou du travail, du vrai travail « libre, créatif, participatif et solidaire ».[41] François n’oublie pas les « nouvelles formes de pauvreté » : « les sans-abri, les toxicodépendants, les réfugiés, les populations indigènes, les personnes âgées toujours plus seules et abandonnées, etc.. » Il n’oublie pas les migrants⁠[42], dénonce la traite des personnes⁠[43], pense aux « femmes qui souffrent des situations d’exclusion, de maltraitance et de violence »[44] et aux « enfants à naître ». A leur propos, il insiste sur le fait que « cette défense de la vie à naître est intimement liée à la défense de tous les droits humains. Elle suppose la conviction qu’un être humain est toujours sacré et inviolable, dans n’importe quelle situation et en toute phase de son développement. Elle est une fin en soi, et jamais un moyen pour résoudre d’autres difficultés. Si cette conviction disparaît, il ne reste plus de fondements solides et permanents pour la défense des droits humains, qui seraient toujours sujets aux convenances contingentes des puissants du moment. »⁠[45] Enfin, François ne limite pas sa compassion à ces personnes fragiles. Nous sommes « les gardiens des autres créatures », de ces « autres êtres fragiles et sans défense, qui très souvent restent à la merci des intérêts économiques ou sont utilisés sans discernement », c’est-à-dire de « l’ensemble de la création ».⁠[46] Bref, le Pape nous invite à « prendre soin de la fragilité du peuple et du monde »[47] dans toutes ses manifestations.

Face à toutes ces pauvretés, petitesses, fragilités, quel doit-être notre attitude ? Notre attitude, l’attitude de nous tous, sans exception: « personne ne peut se sentir exempté de la préoccupation pour les pauvres et pour la justice sociale »[48]. et sans oublier que « la vocation et la mission propre des fidèles laïcs est la transformation des diverses réalités terrestres pour que toute l’activité humaine soit transformée par l’Évangile »[49] Encore faut-il que nous combattions notre « paganisme individualiste »[50], éblouis que nous sommes trop souvent par la consommation et le divertissement. Ce paganisme individualiste « produit ainsi une sorte d’aliénation qui nous touche tous, puisqu’« une société est aliénée quand, dans les formes de son organisation sociale, de la production et de la consommation, elle rend plus difficile la réalisation de ce don et la constitution de cette solidarité entre hommes ». »[51]

qu’est-ce que cette solidarité qui nous est demandée ? Le mot « solidarité » « désigne beaucoup plus que quelques actes sporadiques de générosité. Il demande de créer une nouvelle mentalité qui pense en termes de communauté, de priorité de la vie de tous sur l’appropriation des biens par quelques-uns. »⁠[52]

Penser en termes de communauté, cela signifie que « notre engagement ne consiste pas exclusivement en des actions ou des programmes de promotion et d’assistance ; ce que l’Esprit suscite n’est pas un débordement d’activisme, mais avant tout une attention à l’autre qu’il « considère comme un avec lui ». »[53] d’une part, les pauvres « ont beaucoup à nous enseigner » et donc « il est nécessaire que nous nous laissions évangéliser par eux ».⁠[54] Accompagner les pauvres « comme il convient sur leur chemin de libération »[55], c’est leur prêter l’attention dont ils ont principalement besoin: « une attention religieuse privilégiée et prioritaire . »⁠[56] Et nous, « nous avons besoin de grandir dans une solidarité qui « doit permettre à tous les peuples de devenir eux-mêmes les artisans de leur destin », de même que « chaque homme est appelé à se développer ». » ⁠[57]

Donner priorité à la vie de tous sur l’appropriation des biens par quelques-uns, impose de rappeler « la fonction sociale de la propriété et la destination universelle des biens comme réalités antérieures à la propriété privée »[58] et de « résoudre les causes structurelles de la pauvreté »[59] En effet, « les plans d’assistance qui font face à certaines urgences devraient être considérés seulement comme des réponses provisoires. Tant que ne seront pas résolus radicalement les problèmes des pauvres, en renonçant à l’autonomie absolue des marchés et de la spéculation financière, et en attaquant les causes structurelles de la disparité sociale, les problèmes du monde ne seront pas résolus, ni en définitive aucun problème. La disparité sociale est la racine des maux de la société ».⁠[60] Il importe de ne pas oublier que « la croissance dans l’équité exige quelque chose de plus que la croissance économique, bien qu’elle la suppose ; elle demande des décisions, des programmes, des mécanismes et des processus spécifiquement orientés vers une meilleure distribution des revenus, la création d’opportunités d’emplois, une promotion intégrale des pauvres qui dépasse le simple assistanat »[61]

L’entrepreneur et l’homme politique ont des rôles importants à jouer. Ainsi, « la vocation d’entrepreneur est un noble travail, il doit se laisser toujours interroger par un sens plus large de la vie ; ceci lui permet de servir vraiment le bien commun, par ses efforts de multiplier et rendre plus accessibles à tous les biens de ce monde ».⁠[62] Au contraire, « augmenter la rentabilité en réduisant le marché du travail » est un « venin »[63]. d’autre part, il faut « davantage d’hommes politiques qui aient vraiment à cœur la société, le peuple, la vie des pauvres ! »[64] « A « partir d’une ouverture à la transcendance pourrait naître une nouvelle mentalité politique et économique, qui aiderait à dépasser la dichotomie absolue entre économie et bien commun social. »[65] En effet, « la politique tant dénigrée, est une vocation très noble, elle est une des formes les plus précieuses de la charité, parce qu’elle cherche le bien commun ».⁠[66]

Et sur le plan politique, il est indispensable de se rendre compte qu’ « aucun gouvernement ne peut agir en dehors d’une responsabilité commune. […] Si nous voulons vraiment atteindre une saine économie mondiale, il y a besoin, en cette phase historique, d’une façon d’intervenir plus efficace qui, restant sauve la souveraineté des nations, assure le bien-être économique de tous les pays et non seulement de quelques-uns. »⁠[67]

C’est « dans la poursuite d’un ordre voulu de Dieu, qui comporte une justice plus parfaite entre les hommes »[68] que se construit la paix authentique⁠[69], la paix sociale durable qui ne peut être que le « fruit du développement intégral de tous »[70]. Elle ne se construit pas sur le silence des pauvres : « les revendications sociales qui ont un rapport avec la distribution des revenus, l’intégration sociale des pauvres et les droits humains ne peuvent pas être étouffées sous prétexte de construire un consensus de bureau ou une paix éphémère, pour une minorité heureuse. » Pourquoi ? par ce que « la dignité de la personne humaine et le bien commun sont au-dessus de la tranquillité de quelques-uns qui ne veulent pas renoncer à leurs privilèges. »[71]

La paix pour s’établir dans une société doit être l’œuvre d’un peuple et non d’« une masse asservie par les forces dominantes »[72]. Un peuple est constitué de citoyens fidèles qui participent à la vie politique, mais qui surtout se laissent intégrer et développent « une culture de la rencontre dans une harmonie multiforme ».⁠[73]

Le peuple se construit et édifie la paix nationale et internationale en suivant quatre principes eux-mêmes inspirés par les postulats fondamentaux de la doctrine sociale de l’Église⁠[74].

Examinons ces quatre principes qui sont des principes d’action implicites que le Pape François est le premier à mettre ainsi en évidence.

Ils sont ainsi formulés : « le temps est supérieur à l’espace », « l’unité prévaut sur le conflit », « la réalité est plus importante que l’idée » et « le tout est supérieur à la partie ».

Il faut apprendre à « travailler à long terme », en vue de la plénitude, avec patience et ténacité plutôt que d’être obsédé par l’obtention de résultats immédiats⁠[75].

Toujours dans la perspective de la plénitude, le conflit ne peut être ignoré ou paralysant, il doit être supporté, résolu et transformé « en un maillon d’un nouveau processus »[76] de solidarité entendue comme « une communion dans les différences ». Pour cela, « aller au-delà de la surface du conflit et [regarder] les autres dans leur dignité la plus profonde »[77] et combattre notre propre tentation de « dispersion dialectique »[78] en évitant le « syncrétisme » ou « l’absorption de l’un dans l’autre ».⁠[79]

Entre l’idée et la réalité, il est nécessaire d’« instaurer un dialogue permanent, en évitant que l’idée finisse par être séparée de la réalité ».⁠[80] La réalité, supérieure à l’idée, doit être éclairée par le raisonnement d’où l’importance de l’histoire de l’Église, des « saints qui ont inculturé l’Évangile », de la tradition. d’où la nécessité de « mettre en pratique la parole », de « réaliser des œuvres de justice et de charité ».⁠[81]

Enfin, il faut éviter « l’universalisme abstrait et globalisant » tout comme « la mesquinerie quotidienne » du local⁠[82], « des questions limitées et particulières »[83], en donnant la priorité au « bien plus grand qui sera bénéfique à tous » sans pour autant « se déraciner »[84]. Ainsi, dans l’action politique, « le meilleur de chacun », qu’il soit pauvre ou non, qu’il commette des erreurs ou non, doit être recueilli. Tous les peuples, toutes les personnes, dans leur particularité, doivent être incorporés « en vérité » dans la recherche du bien commun.⁠[85]

Ces quatre principes nous montrent qu’il n’y a pas de paix sans « dialogue social », toujours en vue du bien commun et du plein développement de tout être humain. C’est à l’État et aux autorités internationales que revient le soin du bien commun national et universel de chercher des consensus à la recherche d’« une société juste, capable de mémoire et sans exclusions », dans le dialogue, avec humilité et en respectant les principes de subsidiarité et de solidarité.⁠[86] Dans son dialogue avec l’État et le peuple, l’Église qui « n’a pas de solutions pour les questions particulières », accompagne néanmoins, au nom des valeurs fondamentales, « les propositions qui peuvent répondre le mieux à la dignité de la personne humaine et au bien commun. »⁠[87]

Toujours dans le souci de la paix et de la justice, foi raison et sciences⁠[88] doivent dialoguer comme doivent aussi dialoguer les chrétiens divisés⁠[89], les chrétiens avec le peuple juif⁠[90], avec les religions non chrétiennes ou les athées⁠[91].

Dans un contexte de liberté religieuse, « un sain pluralisme, qui, dans la vérité respecte les différences et les valeurs comme telles, n’implique pas une privatisation des religions, avec la prétention de les réduire au silence. »[92] Tous, y compris les incroyants, peuvent être « de précieux alliés dans l’engagement pour la défense de la dignité humaine, la construction d’une cohabitation pacifique entre les peuples et la protection du créé. »[93]

Un peu plus tard, le 8 décembre 2013, en vue de la célébration de la 47e Journée mondiale de la paix du 1er janvier 2014⁠[94], François va longuement développer le thème de la fraternité qui implique la solidarité telle qu’il l’a définie et cet esprit de communauté entre tous les hommes et principalement vis-à-vis des plus pauvres.

François constate que nous sommes tous animés, dans notre « désir d’une vie pleine » par « une soif irrépressible de fraternité, qui pousse à la communion avec les autres ». Voir en l’autre un frère, une sœur est la condition de la justice et de la paix et c’est dans la famille que naît ce regard. Au niveau mondial, nous sommes amenés à prendre de plus en plus conscience « de l’unité et du partage d’un destin commun entre les Nations de la terre. » Mais, si la mondialisation, comme disait Benoît XVI, « nous rend proches », elle « ne nous rend pas frères » au contraire, surgit une « mondialisation de l’indifférence, qui nous fait lentement nous « habituer » à la souffrance de l’autre, en nous fermant sur nous-mêmes. » Les plus faibles nous paraissent inutiles et les échanges, quand il y en a, s’apparentent « à un simple « do ut des »[95] pragmatique et égoïste ».

L’esprit de fraternité ne peut naître que dans la référence à un « Père commun, comme son fondement ultime » même si, comme l’enseigne l’histoire de Caïn et Abel⁠[96], beaucoup meurent « par la main de frères et de sœurs qui ne savent pas se reconnaître tels, c’est-à-dire comme des êtres faits pour la réciprocité, pour la communion et pour le don ». Seule la fraternité originelle régénérée par le Christ peut fonder la fraternité « que les hommes ne sont pas en mesure de générer tout seuls ». Seul le Christ réconcilie les hommes et les peuples et seul peut nous présenter l’autre « comme notre « semblable », une « aide ». »

la fraternité ainsi entendue « génère la paix sociale, parce qu’elle crée un équilibre entre liberté et justice, entre responsabilité personnelle et solidarité, entre bien des individus et bien commun. une communauté politique doit, alors, agir de manière transparente et responsable pour favoriser tout cela. Les citoyens doivent se sentir représentés par les pouvoirs publics dans le respect de leur liberté ».

Mais une conversion des cœurs, comme on le devine, est nécessaire. Les crises financières et économiques que nous connaissons réclament des politiques adaptées mais aussi, de notre part, des « styles de vie sobres et basés sur l’essentiel ». C’est l’occasion de « retrouver les vertus de prudence, de tempérance, de justice et de force ». De même, si, en vue de la paix, des accords internationaux, des lois nationales sont nécessaires, chacun doit aussi s’efforcer « de reconnaître dans l’autre un frère dont il faut prendre soin, avec lequel travailler pour construire une vie en plénitude pour tous ». Seule cette conversion peut vaincre les maux sociaux, que ce soit la faim⁠[97], la violence, la corruption, les trafics illicites, la destruction du milieu naturel, la prostitution, l’exploitation, la spéculation, la pédophilie, l’esclavage, l’inhumanité de certaines prisons, etc..

Et de conclure : « Quand manque cette ouverture à Dieu, toute activité humaine devient plus pauvre et les personnes sont réduites à un objet dont on tire profit. C’est seulement si l’on accepte de se déplacer dans le vaste espace assuré par cette ouverture à Celui qui aime chaque homme et chaque femme, que la politique et l’économie réussiront à se structurer sur la base d’un authentique esprit de charité fraternelle et qu’elles pourront être un instrument efficace de développement humain intégral et de paix ».

Une fois de plus est affirmée la nécessité de la conversion.


1. CV 42.
2. Il en va de même en ce qui concerne les questions sexuelles et familiales. Ainsi, le dimanche 5 janvier 2014, dans le Journal télévisé en la RTBf de 13h, les journalistes pensaient opposer Benoît et François sur la question du mariage homosexuel en rappelant que Benoît XVI était partisan du mariage entre un homme et une femme alors que François, lui, avait béni des enfants de couples homosexuels…​ !
3. Le 27 novembre 2013, sur le site du Nouvel Observateur (rue89.nouvelobs.com), on lit : « cette fois, c’est sûr : le pape François est socialiste ». Et un peu plus loin, le journaliste (Clément Guillou) nuance à peine :  »…​farouchement anti-libéral et même…​ socialiste ». On serait passé de l’anticommunisme de Jean-Paul II à l’anticapitalisme.
   Le magazine américain The Atlantic (www.theatlantic.com) du 26 novembre 2013, sous la plume de Heather Horn précise que la pensée du Pape est influencée par Karl Polanyi déjà évoqué et présenté comme un partisan du « socialisme démocratique ». Mais la journaliste est plus nuancée que celui du Nouvel Observateur : « Il faut noter, dit-elle, que la pape François […​] n’appelle pas à un renversement complet de l’économie. Il ne parle pas de révolution et il n’est évidemment pas question d’un discours marxiste sur le sens de l’histoire. En revanche, François dénonce spécifiquement le règne absolu du marché sur les êtres humains. il be dénonce pas l’existence du marché mais sa domination ».
   L’économiste libéral Philippe Chalmin (cf. DESJOYAUX Laurence, Le pape François, un socialiste ? sur www.la vie.fr, 29-11-2013) pense que la position de François est traditionnelle mais peu éclairée. Les critiques libérales (Tim Worstall, in Forbes ; Samuel Gregg, in National Review) vont toutes dans le même sens : les critiques du pape contre l’économie de marché ignorent les faits : les inégalités ont diminué ces trente dernières années grâce à cette économie et nulle part le marché n’est absolument autonome. (Cf. DESJOYAUX Laurence, op. cit.).
   Par contre, Michael Sin Winters, in National catholic Reporter estime que le pape a raison de dénoncer le « libertarianisme » et le « néo-libéralisme ». Heidi Moore, in The Guardian, pense que l’inégalité des revenus fustigée par le pape, est bien « le plus gros enjeu économique de notre temps » et qu’il convient de rechercher un capitalisme éthique. De même, Pascal-Emmanuel Gobry qui se définit comme catholique libéral, demande que l’on prenne au sérieux le message du pape. (Cf. DESJOYAUX Laurence, op. cit.).
4. Cf. Julien Alexandre à propos de Evangelii gaudium : « François […​] se contente, lui, de souhaiter que les riches aient pitié des pauvres […​]. C’est un bond en arrière par rapport à l’avancée de l’encyclique du précédent pape ! » (Cf. le blog de JORION Paul). Paul Jorion est titulaire de la chaire « Stewardship of Finance » à la Vrije Universiteit Brussel. Il est également chroniqueur au Monde-Économie et fait partie du Groupe de réflexion sur l’économie positive dirigé par Jacques Attali. Il est diplômé en sociologie et en anthropologie sociale (Docteur en Sciences Sociales de l’Université Libre de Bruxelles). Il a enseigné aux universités de Bruxelles, Cambridge, Paris VIII et à l’Université de Californie à Irvine. Il a également été fonctionnaire des Nations-Unies (FAO), participant à des projets de développement en Afrique. Paul Jorion a travaillé de 1998 à 2007 dans le milieu bancaire américain en tant que spécialiste de la formation des prix. Il avait préalablement été trader sur le marché des futures dans une banque française. Il a publié un ouvrage en anglais relatif aux répercussions pour les marchés boursiers de la faillite de la compagnie Enron : Investing in a Post-Enron World (McGraw-Hill 2003). Il a publié, La crise du capitalisme américain (La Découverte 2007 ; Le Croquant 2009), L’implosion. La finance contre l’économie : ce que révèle et annonce « la crise des subprimes » (Fayard 2008), La crise. Des subprimes au séisme financier planétaire (Fayard 2008), L’argent, mode d’emploi (Fayard 2009), Comment la vérité et la réalité furent inventées (Gallimard 2009), Le prix (Le Croquant 2010), Le capitalisme à l’agonie (Fayard 2011) et La guerre civile numérique (Textuel 2011). Ses ouvrages les plus récents sont Misère de la pensée économique (Fayard 2012) et La survie de l’espèce (Futuropolis/Arte 2012) avec MAKLES Grégory. Comprendre les temps qui sont les nôtres (Odile Jacob 2014) a paru le 6 mars.
5. Cf. Jean-Philippe Delsol de l’Institut de recherches économiques et sociales, sur http://fr.irefeurope.org, 24-12-2013. François serait contre l’économie de marché que Jean-Paul II défendait.
6. Si l’on veut savoir dans quelle mouvance le Pape François s’inscrit, indépendamment de sa fidélité avouée et manifeste à l’enseignement de ses prédécesseurs, on peut se référer à l’interview de son ancien professeur, le P. SCANNONE Juan Carlos (cf. Zenit, 24 juin 2014). A la question de savoir si François est proche ou non de la théologie de la libération, l’ancien professeur répond qu’il y a quatre courants à l’intérieur de la théologie de la libération comme l’a attesté aussi Antonio Quarracino qui allait devenir plus tard archevêque de Buenos Aires et qui était alors secrétaire du Conseil épiscopal latino-américain (Celam). Chaque courant a ses caractéristiques propres. François a été influencé pat la « théologie du peuple » qui, elle, « n’a jamais utilisé ni la méthode ni les catégories de l’analyse marxiste de la réalité mais, sans nier la racine sociale, […​] a fait le choix de l’analyse historico-culturelle. L’aspect historico-culturel prend le dessus, sans supprimer l’importance de l’aspect historico-politique. En outre, la piété populaire y est fortement revalorisée et on en vient même à parler de « spiritualité et mystique populaire ». Le Pape François dans « Evangelii gaudium », donne beaucoup d’importance au thème de la spiritualité populaire et traite même deux fois de ce thème, en raison de l’importance que revêt l’inculturation dans la culture latino-américaine. la culture populaire s’évangélise elle-même et évangélise les prochaines générations. »
7. Cette exhortation « post-synodale » livre les conclusions du Pape après le synode des évêques sur la nouvelle évangélisation pour la transmission de la foi chrétienne d’octobre 2012. A la différence d’une encyclique, ce document s’adresse aux croyants (« je désire m’adresser aux fidèles chrétiens » EG 1 ; « cette Exhortation s’adresse aux membres de l’Église catholique » EG 200) ce qui explique que le langage de la foi l’emporte ici sur celui de la raison et de la référence à la « loi naturelle ». (Cf. MELLON Christian, Evangelii gaudium sur le site du CERAS : www.doctrine-sociale-catholique.fr ; et NAUDET Jean-Yves, Evangelii gaudium, François et l’économie, sur le site www.libertepolitique.com) . Toutefois, au n° 213, lorsqu’il aborde la question de l’avortement, François note tout de même que « la seule raison est suffisante pour reconnaître la valeur inviolable de toute vie humaine ».
8. François distingue la « pauvreté absolue » qui est en recul et la « pauvreté relative » qui croît gravement. Cette pauvreté relative naît « des inégalités entre personnes et groupes qui vivent dans une même région, ou dans un même contexte historico-culturel ». (La fraternité, fondement et route pour la paix, message du 8 décembre 2013, en vue de la célébration de la 47e Journée mondiale de la paix du 1er janvier 2014, DC, n° 2514, avril 2014, p. 50).
9. EG 52.
10. EG 56.
11. EG 60.
12. EG 53.
13. EG 55.
14. EG 57.
15. EG 64.
16. EG 59.
17. EG 53.
18. EG 55.
19. EG 56.
20. EG 57.
21. EG 184.
22. EG 204.
23. La richesse accumulée par quelques-uns finit par « ruisseler » sur les moins nantis comme l’eau coule d’un sommet vers la plaine. La question est abordée, par exemple par STIGLITZ Joseph E. dans Le prix de l’inégalité, LLL Les liens qui libèrent, 2012. Joseph Stiglitz s’oppose frontalement aux partisans de cette thèse du ruissellement selon laquelle les inégalités seraient à l’origine d’une stimulation de la croissance profitable à l’ensemble du corps social. Il montre aisément que cette thèse est inexacte car cette montée de l’inégalité n’a pas accéléré la croissance, ni stimulé les revenus de la grande majorité de la population.
24. EG 54.
25. EG 58.
26. EG 177.
27. EG 182.
28. EG 178-183.
29. EG 180.
30. Dans une interview, François précise que l’exhortation ne contient « rien qui ne se trouve déjà dans la doctrine sociale de l’Église » (La Stampa, 15 décembre 2013) confondant ainsi tous ceux qui voyaient dans ce texte une rupture quelconque avec la pensée des ses prédécesseurs.
31. EG 184.
32. EG 182 citant CDSE 9.
33. EG 186-216.
34. EG 217-258.
35. L’option pour les pauvres est « comme une forme spéciale de priorité dans la pratique de la charité chrétienne dont témoigne toute la tradition de l’Église ». ( EG 198 citant SRS 42).
36. EG 187, 190, 191, 193.
37. EG 187.
38. EG 190.
39. François rappelle : « Quand saint Paul se rendit auprès des Apôtres à Jérusalem, de peur de courir ou d’avoir couru en vain (cf. Ga 2, 2), le critère clé de l’authenticité qu’ils lui indiquèrent est celui de ne pas oublier les pauvres (cf. Ga 2, 10). » (EG 195).
40. EG 194 citant Libertatis nuntius, XI, 18.
41. EG 192 citant MM 2. Le 20 mars 2014, François recevant des dirigeants et des ouvriers des aciéries à Terni, déclare, entre autres: « Face au développement actuel de l’économie et aux souffrances que traverse le monde professionnel, il faut réaffirmer que le travail est une réalité nécessaire pour la société, pour les familles et pour les individus. la travail, en effet, concerne directement la personne, sa vie, sa liberté et son bonheur. La première valeur du travail est le bien de la personne humaine, parce qu’il lui permet de se réaliser en tant que telle, avec ses aptitudes et ses capacités intellectuelles, créatives et manuelles. Il s’ensuit que le travail n’a pas seulement une finalité économique et orientée vers le profit, mais surtout une finalité qui concerne l’homme et sa dignité. la dignité de l’homme est liée au travail. […] Et lorsque le travail manque, cette dignité est blessée. Celui qui est au chômage ou qui est sous-employé risque, en effet, d’être mis en marge de la société, de devenir victime d’exclusion sociale. il arrive si souvent que les personnes sans travail -je pense surtout aux nombreux jeunes, aujourd’hui au chômage- tombent dans une sorte de découragement chronique ou, pire, d’apathie. » Le chômage « est la conséquence d’un système économique qui n’est plus capable de créer du travail, parce qu’il a mis au centre une idole qui s’appelle l’argent ! C’est pourquoi, les différents responsables politiques, sociaux et économiques sont appelés à promouvoir une approche différente, basée sur la justice et sur la solidarité. La solidarité est importante, mais ce système ne l’aime pas beaucoup et préfère l’exclure. cette solidarité humaine qui assure à tous la possibilité de mener une activité professionnelle digne. le travail est un bien qui appartient à tous, qui doit être disponible pour tous. Cette phase de graves difficultés et de chômage nécessite d’être affrontée avec les instruments de la créativité et de la solidarité. la créativité d’entrepreneurs et d’artisans courageux qui regardent vers l’avenir avec confiance et espérance. Et la solidarité entre toutes les composantes de la société qui renoncent à quelque chose, adoptent un style de vie plus sobre, pour aider ceux qui se trouvent dans le besoin.
   Ce grand défi interpelle toute la communauté chrétienne. Si chacun joue son rôle, si tous mettent toujours au centre la personne humaine, et non l’argent, avec sa dignité, si l’on consolide des comportements de solidarité et de partage fraternel inspirés de l’Évangile, il sera possible de sortir du marécage d’une saison économique et professionnelle éprouvante et difficile. » (Zenit, 20 mars 2014).
42. EG 210.
43. EG 211.
44. EG 212.
45. EG 213.
46. EG 215.
47. EG 216.
48. EG 201.
49. EG 201, proposition 45 du Synode.
50. EG 195.
51. EG 196 citant CA 41.
52. EG 188.
53. EG 199 citant st THOMAS, Somme théologique, II-II, q. 27, a.2.
54. EG 198.
55. EG 199.
56. EG 200.
57. EG 190 citant PP 65 et 15.
58. EG 189.
59. EG 202.
60. EG 202.
61. EG 205.
62. EG 203.S’adressant le 10 mai 2014 aux participants d’une rencontre organisée par la Fondation Centesimus annus-Pro pontifice, François s’adresse à ces entrepreneurs qui ont réfléchi au thème de la solidarité, déclare : « l’entrepreneur chrétien est toujours stimulé à confronter l’Évangile avec la réalité dans laquelle il opère ; et l’Évangile lui demande de mettre en premier la personne humaine et le bien commun, de faire en sorte qu’il y ait des opportunités de travail, de travail dans la dignité. naturellement, cette « entreprise » ne peut s’accomplir isolément, mais en collaborant avec d’autres qui ,partagent cette base éthique et en cherchant à élargir le plus possible le réseau. la communauté chrétienne -la paroisse, le diocèse, les associations- sont le lieu où l’entrepreneur, mais aussi le politicien, le professionnel, le syndicaliste, puisent la sève pour nourrir leurs engagements et dialoguer avec leurs frères. c’est indispensable, parce que l’ambiance de travail devient très rude, hostile, inhumaine. la crise met à dure épreuve l’espérance des entrepreneurs ; il ne faut pas laisser seuls ceux qui sont les plus en difficulté. » (Zenit, 14 mai 2014).
63. EG 204.
64. EG 205.
65. EG 205.
66. EG 205. Le 10 mai 2014
67. EG 206.
68. PP 76 cité in EG 219.
69. Comme ses prédécesseurs, François rappelle que la paix authentique n’est ni une simple absence de guerres ou de conflits, « fruit de l’équilibre toujours précaire des forces » (EG 219) ou « obtenue par l’imposition d’un secteur sur les autres », ni « un irénisme ».
70. EG 219.
71. EG 218.
72. On se souvient de cette distinction opérée par Pie XII dans son radio-message du 24 décembre 1944.
73. EG 220.
74. Rappelons ces quatre postulats fondamentaux : dignité de la personne humaine, bien commun, solidarité et subsidiarité. (CDSE 160).
75. EG 223. François renvoie Jésus demandant aux disciples d’attendre l’Esprit Saint (Jn 16, 12-13) et à la parabole du bon grain et de l’ivraie (Mt 13, 24-30).
76. EG 227.
77. EG 228.
78. EG 229 citant QUILES Ismael, sj, Filosofia de la educacion personalista, Ed. Depalma, 1981, pp. 46-53.
79. EG 228. Nous devons nous inspirer de l’exemple du Christ qui « a tout unifié en lui : le ciel et la terre, Dieu et l’homme, le temps et l’éternité, la chair et l’esprit, la personne et la société. » (EG 229). « L’annonce de la paix n’est pas celle d’une paix négociée mais la conviction que l’unité de l’Esprit harmonise toutes les diversités. Elle dépasse tout conflit en une synthèse nouvelle et prometteuse. La diversité est belle quand elle accepte d’entrer constamment dans un processus de réconciliation, jusqu’à sceller une sorte de pacte culturel qui fait émerger une « diversité réconciliée ». » (EG 230).
80. EG 231. L’idée détachée de la réalité engendre « les purismes angéliques, les totalitarismes du relativisme, les nominalismes déclaratifs, les projets plus formels que réels, les fondamentalismes anti-)historiques, les éthiques sans bonté, les intellectualismes sans sagesse ». (id.). François épingle également « les idéalismes » (EG 232), « l’intimisme et le gnosticisme » (EG 233).
81. EG 233.
82. EG 234.
83. EG 235.
84. EG 235.
85. EG 236. Une fois encore, jésus montre le chemin : l’Évangile est annoncé à tous dans toutes leurs dimensions : « La Bonne Nouvelle est la joie d’un Père qui ne veut pas qu’un de ses petits se perde ». (EG 237).
86. EG 239-240.
87. EG 241.
88. EG 242-243.
89. EG 244-246.
90. EG 247-249.
91. EG 250-254. A propos de l’Islam, François en appelle au principe de réciprocité : « Nous devrions accueillir avec affection et respect les immigrés de l’Islam qui arrivent dans nos pays, de la même manière que nous espérons et nous demandons à être accueillis et respectés dans les pays de tradition islamique. […​] qu’ils donnent aux chrétiens de célébrer leur culte et de vivre leur foi, prenant en compte la liberté dont les croyants de l’Islam jouissent dans les pays occidentaux. » (EG 253).
92. EG 255.
93. EG 257.
94. Cf. DC, n° 2514, avril 2014, pp. 46-54.
95. « Je te donne pour que tu me donnes ».
96. Gn 4, 1-16.
97. François constate : « Les initiatives et les solutions possibles sont nombreuses et ne se limitent pas à l’augmentation de la production. Il est bien connu que celle-ci est actuellement suffisante ; et pourtant il y a des millions de personnes qui souffrent et meurent de faim. » Le 10 mars 2014, Mgr Silvano Tomasi, représentant du Saint-Siège au Bureau des Nations-Unies et des institutions spécialisées à Genève, durant la XXVe session ordinaire du Conseil des droits de l’homme sur le droit à l’alimentation (3-28 mars), demande que le droit à l’alimentation « ne soit pas réduit à un droit à ne pas mourir de fin » mais qu’il soit reconnu comme « droit à une alimentation adéquate…​ pour une vie saine et active ». Il reste encore plus de 840 millions de personnes victimes de la faim. Mgr Tomasi demande, à la suite de François, « d’abattre avec décision les barrières de l’individualisme, du repli sur soi-même, de l’esclavage du profit à tous les coûts et ceci pas seulement dans les dynamiques des relations humaines mais aussi dans les dynamiques économiques set financières globales. » Le représentant du Saint-Siège réclame des « mesures structurelles » comme « des lois-cadres et des politiques alimentaires justes, une utilisation juste des ressources, des prix abordables pour les familles et les membres les plus vulnérables de la société. » Au niveau national, il souhaite « des investissements publics et privés adéquats pour permettre aux petits agriculteurs d’augmenter leur productivité, d’obtenir un surplus de bénéfices suffisant pour améliorer leurs conditions de travail et pour subvenir aux besoins de leurs familles. » Il espère qu’on inclue « des composantes agricoles » dans l’assistance au développement, afin que « le droit de produire et de commercialiser la nourriture soit assuré sans discrimination » mais aussi de porter « une attention particulière à l’autonomisation et la participation des femmes dans les campagnes ». Enfin, le Saint-Siège demande la mise en pratique de l’accord signé à Bali par l’Organisation mondiale du commerce (décembre 2013) sur la libéralisation des échanges commerciaux, pour « promouvoir un commerce plus libre et plus équitable, non comme fin en soi mais comme une approche pour mettre fin à la pauvreté pour tous ». (Zenit, 27 mars 2014).

⁢Chapitre 2 : Relations et organisations internationales

⁢i. De la chrétienté à la chrétienté ?

Tous enfants d’un même Père, nous sommes appelés à l’unité et dès les premiers siècles l’Église ne cessera de le proclamer. Non seulement les croyants venus d’horizons divers et attachés à des pratiques variées sont invités à vivre en concorde mais cette concorde doit aussi être vécue avec tous les hommes car « tous les êtres selon leur nature, tiennent de [Dieu] la vie et la subsistance.. »[1] Et à propos du Notre Père où l’on dit bien « Notre Père » et non « Mon Père », saint Cyprien de Carthage souligne que « notre prière est publique et communautaire, et quand nous prions, ce n’est pas pour un seul, mais pour tout le peuple, car nous, le peuple entier, nous ne faisons qu’un. »[2] Pour qu’il n’y ait pas d’ambigüité, le Concile Vatican II a bien précisé : « Nous ne pouvons invoquer Dieu, Père de tous les hommes, si nous refusons de nous conduire fraternellement envers certains hommes créés à l’image de Dieu. la relation de l’homme à Dieu le Père et la relation de l’homme à ses frères humains sont tellement liées que l’Écriture dit : « Qui n’aime pas ne connaît pas Dieu » (1 Jn 4, 8). Par là est sapé le fondement de toute théorie ou de toute pratique qui introduit entre homme et homme, entre peuple et peuple, une discrimination en ce qui concerne la dignité humaine et les droits qui en découlent. »[3]

Un temps, l’Église contemporaine a été hantée par la « chrétienté » entendue, par exemple, par Léon XIII, comme « comme une grande famille des nations chrétiennes et libres «⁠[4]. Pie XI, en 1922 s’y réfère aussi avec nostalgie, semble-t-il :  »…​il n’est point d’institution humaine en mesure d’imposer à toutes les nations une sorte de code international, adapté à notre époque, analogue à celui qui régissait au moyen âge cette véritable Société des Nations qui s’appelait la chrétienté »[5]

Mais, cette « chrétienté » considérée comme une « grande famille » ou une « véritable Société des nations », a-t-elle vraiment existé ? ⁠[6]

Le mot « chrétienté » tel qu’il est employé ici par les souverains pontifes renvoie à la période la plus accomplie apparemment du christianisme médiéval. Mais a-t-on vraiment connu à cette époque des XIe, XIIe et surtout XIIIe siècles une parfaite harmonie doctrinale et sociale qui offrirait un modèle hélas disparu ?

Quand on pense à cette époque, on est bien sûr frappé par l’essor artistique, scientifique et technique à travers l’Europe occidentale surtout. On se rappelle les échanges culturels entre les diverses régions d’Europe mais aussi l’ouverture vers les cultures grecques arabes et juives qui a favorisé le développement de la philosophie et de la théologie spéculative. Les historiens mais aussi les simples observateurs remarquent qu’il y a à ce moment une certaine unité sans uniformité : « Le moyen âge, c’est une de ses constantes, est encyclopédique et ouvert à toutes les influences. Au XIIe et au XIIIe siècles plus encore qu’à d’autres moments. Il s’intéresse à tout et il accepte tout. Il veut une culture universelle et il l’alimente aux sources les plus diverses : Antiquité classique ou chrétienne, Orient byzantin ou arménien, monde arabe ou celtique. Il évite pourtant le double péril de la dispersion et de l’éclectisme. Puissamment constructif, doué pour l’analyse autant que pour la synthèse, il réussit à ordonner degré par degré et à construire une civilisation originale. » ⁠[7]

Le principe de cette unité c’est l’Église qui « intègre et plie à ses conceptions les nouveautés les plus diverses »[8]. Il ne faut pas oublier qu’elle a le monopole de l’enseignement, qu’elle est visible par ses innombrables bâtiments⁠[9] et rythme toute la vie de la naissance à la mort et tout au long de la journée et de l’année par les innombrables fêtes religieuses chômées. Quant au prêtre, par la confession, il contrôle et oriente les consciences et par ce biais, moralise ou du moins tente de moraliser la société. L’Église ainsi « assure l’unité externe de la civilisation occidentale. si celle-ci ne connaît pas de frontières, c’est parce que l’Église lui sert de cadre et que l’Église est supra-nationale, qu’elle est la patrie de tous les chrétiens. C’est aussi l’Église qui fait l’unité profonde et l’originalité de la civilisation médiévale. C’est elle qui donne leur « vision du monde » aux artistes comme aux savants et leur permet de créer du neuf à partir d’éléments anciens « informés » par un nouvel esprit. C’est elle qui fonde cet équilibre caractéristique où chaque chose trouve sans difficulté sa place exacte dans un ensemble pensé par Dieu et révélé aux hommes. Cet équilibre où chaque être est à la fois lui-même et autre chose, a valeur personnelle et valeur de symbole. »[10]

Mais l’unité n’est pas absolue : « il existe des courants aberrants que l’Église a quelque peine à réduire, même en matière proprement religieuse ; les hérésies sont nombreuses et parfois puissantes. Et dès la seconde moitié du XIIIe siècle, les signes annonciateurs de profonds changements se précisent. L’Église accuse une baisse de son influence dans la vie publique comme dans le domaine de la culture. Elle voit échapper progressivement à son contrôle des États qui ont renforcé leur armature politique et administrative et s’appuient sur un sentiment national désormais conscient et des villes dont la bourgeoisie affiche une indépendance et un dynamisme croissants. Elle recule devant le réalisme grandissant des écrivains et des artistes. Elle donne d’ailleurs quelques marques de lassitude, trahit un certain épuisement, manifeste une tendance dangereuse à vivre de l’acquis. »[11]

L’unité intellectuelle soutenue par la langue latine va être mise à mal par la montée des littératures nationales et un certain dédain pour les modèles classiques. La théologie est alors comme à d’autres époques un lieu de débats et de querelles⁠[12]. L’unité religieuse est rompue depuis 1054, date du grand schisme avec l’Église d’orient, et au sein même de l’Église d’occident, on déplore de nombreuses hérésies comme celles des Vaudois⁠[13], en acceptant le poison des possessions temporelles ; que l’Église romaine était la grande prostituée décrite dans l’http://fr.wikipedia.org/wiki/Apocalypse[Apocalypse], la mère et la maîtresse de toutes les erreurs ; que les prélats étaient des Scribes, et les religieux des Pharisiens ; que le pontife romain et tous les évêques étaient des homicides ; que le clergé ne devait avoir ni dîme ni terres ; que c’était un péché de doter les églises et les couvents, et que tous les clercs devaient gagner leur vie du travail de leurs mains, à l’exemple des apôtres ; enfin que lui, Vaudès, venait rétablir sur ses fondements primitifs la vraie société des enfants de Dieu_. » (Vie de Saint Dominique, 1872, chapitre 1). ], des Amauriciens⁠[14] ou encore des Cathares eux-mêmes influencés par les bogomiles ou encore les pauliciens venus de l’Est⁠[15]. Toutes ces hérésies⁠[16] sont combattues par les ordres mendiants mais aussi par la force.⁠[17] C’est la force aussi qui finira par sévir lors de l’évangélisation des régions nordiques et orientales de l’Europe. Dans un premier temps, la mission est pacifique mais suite à la résistance puis à l’hostilité des peuples païens, l’ordre des Chevaliers teutoniques dont la vocation était de protéger les pèlerins en route vers la Terre sainte, se voit confier une croisade qui sera une guerre d’extermination et de conquête avec la collaboration de l’ordre des Porte-Glaive.⁠[18]

Cette violence organisée à elle seule doit nous empêcher de faire de ce temps une sorte d’âge d’or du christianisme. Que vaut une unité toute relative par ailleurs si elle est acquise par la force ? Même si l’on peut caractériser le Moyen Age par « une tendance, une aspiration vers l’unité »[19], force est de constater que, même à la période la plus accomplie du christianisme médiéval, on n’a jamais connu une parfaite harmonie entre le spirituel et le temporel qui équivaudrait à un « modèle » de chrétienté. Cela a toujours été davantage un idéal vers lequel on a tendu avec plus ou moins de succès selon les époques qu’un moment où elle aurait été réalisée.⁠[20] Mais examinons de plus près cette aspiration à l’unité qui se manifeste, à l’époque, dans l’idée qu’on se fait des rapports entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel. On voudrait que l’empereur soit, à côté du pape, « comme le bras à côté du cœur »[21], que les intérêts de l’un soient les intérêts de l’autre, qu’ils collaborent dans une œuvre commune.⁠[22] L’Église étant évidemment mère et maîtresse. Ainsi, au IVe concile de Latran, en 1215, elle convoque outre les patriarches, archevêques, évêques, ordres monastiques, chapitres des églises, cathédrales, collégiales, les autorités séculières -l’empereur Frédéric II, les rois de France, Angleterre, Hongrie- accompagnées de délégués des villes⁠[23]. Mais, dans la réalité, que se passe-t-il ? Les princes chrétiens sont confrontés à des querelles intestines et rivalisent entre eux: Angleterre, Ecosse, France, Allemagne, Flandres se rencontrent sur les champs de bataille. Et l’Église elle-même se trouve confrontée aux oppositions des princes. Henri II Plantagenêt (1133-1189) entre en conflit avec l’Église et encourage l’assassinat de Thomas Becket (1170). Jean sans Terre (1167-1216) se querelle avec le pape Innocent III qui jette l’http://fr.vikidia.org/wiki/Interdit_(religion)[interdit] sur l’Angleterre et excommunie le roi qui devra se reconnaître vassal de la papauté en 1208. Le pape Urbain IV (1261-1264) excommunie Manfred roi de Naples et de Sicile, confisque ses terres pour les redistribuer au comte d’Anjou (frère de Luis IX), futur Charles Ier, roi de Sicile. Il rétablit l’ordre dans les Etas pontificaux, affaiblit l’influence germanique et noue des alliances avec les responsables des villes et des États importants. Il soutient Henri III d’Angleterre (1207-1272) dans son combat contre les barons opposés à sa centralisation. Rappelons-nous aussi les relations plus qu’houleuses entre Frédéric II et les papes Honorius III (1216-1227) Grégoire IX (1227-1241) Innocent IV (1243-1254)⁠[24] ou encore la querelle entre Philippe le Bel et Boniface VIII (1294-1303)⁠[25] pour se rendre compte que l’harmonie ne règne pas dans la chrétienté.

Après la « querelle des investitures » qui a marqué les XIe et XIIe siècles⁠[26], nous assistons aux XIIe et XIIIe siècles à la lutte du Sacerdoce et de l’Empire : à qui revient la domination universelle ? Au pape ou à l’empereur ? En somme, le Pape voudrait établir la suprématie de son pouvoir sur les pouvoirs temporels au nom de la théorie des deux glaives formulée par saint Bernard⁠[27] et use, nous l’avons vu, de l’excommunication ou de la déposition lorsque les princes sont réticents à la croisade ou convoitent des terres relevant des États pontificaux. Mais les princes qui sont à l’intérieur de leurs frontières confrontés à des revendications de liberté et tentent d’asseoir leur autorité supportent de moins en moins la tutelle que le pape veut exercer sur leurs royaumes.⁠[28] Comme l’écrit L. Génicot, « dans cette douleur, le monde moderne s’enfante. Au travers des crises suscitées par des faiblesses de quelques-uns d’entre eux et par la résistance des forces traditionnelles, les souverains poursuivent la réalisation du programme qu’ils se sont plus ou moins consciemment tracé dès le XIIe siècle et qu’au XIIIe siècle, les légistes et les philosophes ont précisé, amplifié et légitimé.[…] Un nouvel ordre s’élabore ainsi, fondé sur l’absolutisme monarchique et le capitalisme marchand. »[29]

Au rêve de théocratie d’une part et d’empire universel d’autre part, succède la conception moderne de l’État national centralisé et laïque.⁠[30]

Il est difficile après ce rapide tour d’horizon de croire que la « grande famille », la « véritable Sociétés des nations » a été réalisée à un moment de l’histoire. Il n’empêche que l’Église, avec succès ou maladresse avec justesse ou partialité, ne sera jamais indifférente aux relations entre les hommes à travers le monde.


1. ATHANASE, Traité contre les païens, cité in HAZAËL-MASSIEUX Marie-Christine, Dictionnaire contemporain des Pères de l’Église, Leurs mots, leurs textes, leur langage, Bayard, 2011, p. 836.
2. CYPRIEN de Carthage, Sur la prière du Seigneur, cité in HAZAËL-MASSIEUX Marie-Christine, op. cit., p. 841.
3. Nostra Aetate, Les relations de l’Église avec les religions non chrétiennes, 5. Le P. CHERGE Christian de (1937-1996) est un moine cistercien qui fit partie des sept moines de Tibhirine vivant en Algérie pris en otage et assassinés en 1996. Il se demande comment « signifier visiblement » le mystère de la communion des saints parmi les musulmans et répond : « comment s’y prendre autrement qu’en aimant maintenant, gratuitement, ceux qu’un dessein mystérieux de Dieu prépare et sanctifie par la voie de l’Islam, et en vivant avec eux le partage eucharistique de tout le quotidien ? » (L’invincible espérance, Bayard/Centurion, 1997, p. 187).
4. Encyclique In plurimis, 5 mai 1888 in Marmy 413.
5. Encyclique Ubi arcano, 23 décembre 1922 in Marmy 948.
6. Notons que le mot est polysémique. il peut désigner simplement « une assemblée de croyants, un ensemble des adeptes, voire un ensemble des sociétés qui, depuis la fin de l’antiquité, ont fait du christianisme leur religion et qui sont rassemblés par le partage des mêmes idéaux religieux et les mêmes doctrines spirituelles. » Il peut désigner aussi un phénomène historique ou géopolitique : on parle de chrétienté du moyen-âge, d’Europe, d’Orient, de chrétienté orthodoxe, protestante, catholique.
   (Cf. http://cahiersdhistoire.net/seconde/histoire/la-chretiente-du-xieme-au-xiiieme-siecle/ ).
7. GENICOT Léopold, Les lignes de faîte du moyen âge, Casterman,1969, p.234.
8. Id., p. 235.
9. En Angleterre, on compte 2000 paroisses au XIIe siècle et 10.000 le siècle suivant. (http://cahiersdhistoire.net/seconde/histoire/la-chretiente-du-xieme-au-xiiieme-siecle/)
10. GENICOT Léopold, op. cit., p. 236.
11. Id..
12. Dès 1277, plusieurs propositions thomistes sont condamnées à Paris et Oxford.
13. Le P. LACORDAIRE Henri (1802-1861) rapporte les raisons pour lesquelles saint Dominique de Guzmàn combattit les Vaudois (du nom de Pierre Valdo ou Valdès, fondateur) au nom de l’Église : « Il crut impossible de sauver l’Église par l’Église. Il déclara que la véritable épouse de Jésus-Christ avait défailli sous link : http://fr.wikipedia.org/wiki/Constantin_Ier(empereur_romain)[Constantin
14. Les Amauriciens (du nom d’Amaury de Bène, fondateur mort en 1207 (?)) estiment que Dieu et l’Univers ne sont qu’un, que Dieu est tout, et que tout est Dieu . Sous l’influence de Joachim de Flore sans doute, ils pensent aussi qu’ après l’Âge de Dieu le Père (l’Âge des Patriarches) et l’Âge du Fils (la Chrétienté) viendrait un âge nouveau, celui du Saint-Esprit qui s’incarnera en chaque être humain conduit ainsi à la sainteté. Dès lors, les sacrements comme les lois religieuses ou humaines seront inutiles.
15. Toutes doctrines marquées par un dualisme plus ou moins radical.
16. Moins connues sont les doctrines hétérodoxes diffusées au XIIe siècle par Arnaud de Brescia (1090-1155), Henri de Lausanne (mort en 1148), Béranger de Tours (999-1088), Pierre de Bruys (mort en 1131).
17. L’hérésie cathare notamment, répandue dans presque toutes les régions d’Europe incite le pape et l’empereur en 1184 à instaurer l’inquisition épiscopale pour détecter l’hérésie et livrer le coupable au « bras séculier ». En 1206, saint Dominique (1170-1221) est chargé par le pape Innocent III (1198-1216) d’évangéliser les régions cathares. Par la suite, trois croisades (1209-1212 ; 1218-1219 ; 1225-1229) seront menées dans le sud de la France mais le dernier bastion du catharisme, Montségur (dans le sud de la France) ne tombera qu’en 1244. En 1229, Louis IX (1214-1270) organise la répression de l’hérésie par l’ordonnance Cupientes et prévoit la peine capitale. Entretemps, le concile de Latran IV de 1215 (canon 3), établit des mesures canoniques contre les hérétiques. En 1224, l’empereur Frédéric II (1194-1250) établit la « Loi de feu » qui condamne au bûcher toute personne convaincue d’hérésie par l’évêque du diocèse. Si les juges veulent lui conserver la vie, il aura la langue tranchée s’il a blasphémé la foi catholique. Cette loi d’Empire est tacitement acceptée par Honorius III (1216-1227) puis officialisée par Grégoire IX (1227-1241). C’est Grégoire IX qui officialisera la mission inquisitoriale des Dominicains par la bulle Excommunicamus en 1232. En 1252, par la bulle Ad extirpanda, le pape Innocent IV (1243-1254) autorise et règle l’usage de la torture par l’inquisition pour obtenir, si nécessaire, des aveux à condition que la torture n’entraîne la mort ou n’attente à l’intégrité physique, qu’elle ne soit utilisée qu’une seule fois et que l’inquisiteur ait des éléments de preuves quasi certains. La bulle concède aussi au pouvoir temporel le droit de confisquer les biens des hérétiques reconnus coupables à charge pour lui d’exécuter les peines.
   A propos des Juifs, ils seront aussi l’objet de mesures de répression non par anti-sémitisme mais par anti-judaïsme. Le IVe concile de Latran déjà cité légifèrera en la matière (port de la rouelle et autres discriminations vestimentaires. En 1244, Innocent IV ordonne de brûler le Talmud mais le même intervient de même que Clément VI (1265-1268) en faveur des Juifs faussement accusés de meurtres rituels ou de profanations des hosties. Il est interdit de les forcer au baptême ou de les mettre à mort sans jugement. l’inquisition vérifie la validité des conversions. N’empêche qu’un anti-sémitisme populaire continue à faire des ravages si bien que l’Angleterre (1290), la France (1306), l’Espagne (1492) les bannissent de leur territoire. Grégoire IX condamna, en 1236, les excès contre les Juifs lors de la cinquième croisade. (Cf. http://cahiersdhistoire.net/seconde/histoire/la-chretiente-du-xieme-au-xiiieme-siecle/ et Equipes Résurrection, 100 points chauds de l’histoire de l’Église, Desclée de Brouwer, 1979, pp. 120-123 et 126-127)
18. Cf. 100 points chauds de l’histoire de l’Église, op. cit., pp. 128-129. HUVELIN Henri, Ombres et lumières du moyen âge, Cours sur l’histoire de l’Église, 7, Editions Saint-Paul, 1966, p. 240-241.
19. HUVELIN Henri, op. cit., p. 238.
20. Dès 1300 la montée en puissance des royaumes et des villes va mettre à mal le rayonnement de l’Église elle-même « fatiguée par les efforts qu’elle a déployés au XIIIe siècle pour maintenir et même resserrer son emprise sur l’Occident, déchirée par des querelles et des schismes, aveulie par les abus qu’elle ne réussit pas à redresser, harcelée par les hérétiques. » (GENICOT Léopold, op. cit., p.239).
21. HUVELIN Henri, op. cit., p. 238.
22. A Byzance « Empire et Église paraissent presque identifiés l’un à l’autre ; l’empereur est aussi chef de l’Église. Il se conçoit lui-même comme représentant du Christ et, conformément à la figure de Melchisédech, qui était en même temps roi et prêtre (Gn 14, 18), il porte dès le VIe siècle le titre officiel de roi et prêtre ». A Rome abandonnée par l’empereur, « dès le début même de l’ère constantinienne, fut enseignée la diversité des pouvoirs : de fait, empereur et pape ont des pouvoirs séparés, ni l’un ni l’autre n’en possède la totalité. Le pape Gélase Ier (492496) […​] souligne le fait que seul le Christ détient la totalité des pouvoirs : « Celui-ci, en raison de la faiblesse humaine (orgueil !), a séparé, pour la succession des temps, les deux ministères, afin que personne ne s’enorgueillisse » […​] » Mais « contre pareille distinction, demeurent toujours vifs l’obscure tentation à la totalité et le désir de situer son pouvoir au-dessus de l’autre […​] ». (RATZINGER Joseph, L’Europe, ses fondements, aujourd’hui et demain, Editions Saint-Augustin, 2005, pp. 16-17).
23. METZ René, Histoire des conciles, PUF, Que sais-je ?, 1964, pp. 42-43.
24. Honorius III couronne l’empereur Frédéric II en 1220 à condition qu’il entreprenne la croisade promise dès 1215. Mais Frédéric II temporise malgré son mariage avec Isabelle, héritière du Royaume de Jérusalem, que le pape avait organisé pour l’inciter à partir. En 1227, Grégoire IX l’excommunie pour ne pas avoir honoré sa promesse. L’année suivante, il part malgré l’excommunication pour une brève croisade qui se termine en négociations et par un simulacre de bataille avec le sultan Malik al-Kamel avec qui des liens d’amitié s’étaient tissés, et le traité de Jaffa. Il récupère sans combattre la ville de Jérusalem et se couronne lui-même roi de Jérusalem le 18 mars 1229. Le conflit entre Frédéric et le pape Grégoire IX, puis Innocent IV, reprend. Les cités italiennes de Lombardie prennent parti pour Frédéric (les gibelins) mais de plus nombreuses s’opposent au pouvoir impérial et s’allient au pape (les guelfes ). Frédéric II l’emporte et réclame au pape une partie des villes lombardes. En 1244, Innocent IV fuit Rome et annonce la déposition de l’empereur au premier concile de Lyon, accordant même à ceux qui partiraient en guerre contre lui le statut de croisés. Le pape montrait ainsi qu’il était le maître du pouvoir temporel aussi bien que spirituel puisqu’il pouvait priver un souverain de son pouvoir politique. S’ensuivit une guerre civile indécise en Germanie comme en Italie dont Frédéric mort en en 1250 ne vit pas la fin.
25. Philippe le Bel pour mener ses guerres a besoin d’argent et lève un impôt sur le clergé que Boniface VIII condamne en 1296. Philippe Le Bel interdit alors toute exportation de valeurs hors du royaume de France, ce qui a pour effet de priver le pape d’une part importante de ses ressources. En 1302, par la bulle Unam Sanctam, Boniface VIII affirme la supériorité du pouvoir spirituel sur le pouvoir temporel et, de ce fait, la supériorité du pape sur les rois, ces derniers étant responsables devant le chef de l’Église. Philippe le Bel réunit un concile des évêques de France pour condamner le pape qui, par la bulle Unam sanctam, en 1302,menace le roi d’excommunication. Le roi envoie son conseiller Guillaume de Nogaret en Italie afin d’arrêter le pape et de le faire juger par un concile. Boniface VIII est arrêté à Anagni mais délivré par la population. Il meurt un peu plus tard. son successeur Benoît XI (1303-1304) annule les bulles de son prédécesseur pour rétablir la paix. Son successeur consacre la victoire de la royauté française sur la papauté : Clément V ancien archevêque de Bordeaux installe la Papauté d’Avignon.
26. Les papes et les empereurs allemands s’opposent au sujet de la collation des bénéfices ecclésiastiques et de la nomination des évêques et des abbés que s’attribuaient les suzerains. Grégoire VII (1073-1085) condamne l’investiture laïque. L’empereur Henri IV fait proclamer la déchéance du pape qui, en retour dépose Henri IV (1076) obligé de s’humilier à Canossa (1077). La querelle ne s’arrêta pas pour autant et continua entre Urbain II, Pascal II, Gélase II et Henri IV et Henri V jusqu’en 1122 par le concordat de Worms qui rendait l’investiture spirituelle au Pape. (Mourre). Pour aller plus loin, on peut lire VOOSEN Elie, Papauté et Pouvoir civil à l’époque de Grégoire VII, Duculot, 1927.
27. Vicaire de Dieu sur la terre, chef suprême d’une société où tout doit être organisé en vue du salut, le pape dispose des deux pouvoirs ; du pouvoir spirituel qui est entre ses mains ; du pouvoir temporel, qui est entre les mains de l’empereur, mais aux ordres du pape. L’empereur se considère comme l’héritier de Charlemagne et des empereurs romains et à ces titres veut être maître de l’Italie et de Rome. Avec le droit romain ;, ils affirment tenir leur autorité de Dieu par l’élection des princes et non du pape. Au terme d’un siècle de guerres, d’intrigues, de conquêtes et de défaites, la papauté sort victorieuse « mais, avec l’autorité impériale, disparaissait la seule force capable de maintenir l’ordre entre les cités italiennes et à l’intérieur de chaque cité ; de plus, au cours de cette longue lutte, le pouvoir spirituel s’était laissé absorber par les affaires temporelles, menant une politique où la diplomatie et la guerre passaient de plus en plus avant les considérations d’ordre évangélique. » (Mourre) (Voir aussi : HEERS Jacques, Précis d’histoire du moyen âge, PUF, 1968, pp. 135-150.)
28. Gilles de Rome (1247-1316) écrit dans le De Ecclesiastica potestate qui synthétise la pensée de Boniface VIII: « Patet quod omnia temporalia sunt sub dominio Ecclesiae collocata, et si non de facto, quoniam multi forte huic juri rebellantur, de jure tamen et ex debito temporalia summo Pontifici sunt subjecta, a quo debito nullatenus absolvi » (Cité in JANET Paul, Histoire de la science politique dans ses rapports avec la morale, Librairie philosophique de Ladrange, 1872, Tome I, Livre II, p. 450.
29. Op. cit., p. 241. Est associé au capitalisme marchand un formidable essor industriel : voir GIMPEL Jean, La révolution industrielle au Moyen Age, Seuil/Points, 1975.
30. Cf. LAGARDE Georges de, La naissance de l’esprit laïque au déclin du moyen âge, 5 tomes, Nauwelaert, 1956. Voir aussi : KURTH Godefroid, L’Église aux tournants de l’histoire, Leçon IV, L’Église et le néo-césarisme, Société belge de librairie, 1900, pp. 69-96.

⁢ii. La diplomatie

« S’il a fallu que la papauté renonce insensiblement à la thèse du pouvoir direct, qui fait du chef de l’Église romaine le suzerain de l’orbis terrarum, et ne réclame qu’un pouvoir indirect […], la parole pontificale […] a cependant réussi à définir de manière irrévocable sa juridiction universelle, sa sollicitudo omnium Ecclesiarum […​ ]. »⁠[1]

La vocation de l’Église est universelle, elle est inscrite dans cette parole du Christ : « Allez donc vers tous les peuples, et faites de tous les hommes mes disciples »[2]. L’évangélisation touchant de plus en plus de peuples, il faut veiller à l’unité et comme l’évêque de Rome a reçu prééminence par la consécration « Tu es Pierre…​ »⁠[3], celui-ci, surtout s’il est malade ou trop vieux ou que les distances sont trop grandes, va se faire représenter par des envoyés, des légats qui le remplaceront, par exemple, lors de conciles ou de synodes⁠[4] et, à ce titre, réclameront la présidence de ces assemblées. A côté de ces légats nantis d’une mission déterminée et limitée, on trouve aussi des représentants permanents notamment à la cour impériale de Constantinople.⁠[5] A la fin de l’antiquité et durant le moyen-âge, apparaîtront, dans l’Église latine d’occident, les vicaires apostoliques et les légats de mission dépendant d’un seul pontife. A l’époque carolingienne, dans l’union étroite de l’Empire et de l’Église, les légats envoyés auprès des cours d’Europe interviendront aussi dans les affaires politiques.⁠[6] Durant la réforme grégorienne, les « legati romani » jouent les intermédiaires dans la lutte entre le pape et le roi et agissent sur un territoire déterminé avec préséance sur les évêques.⁠[7] Par eux, le pape escompte une reconnaissance civile et ecclésiastique. Ils joueront aussi un grand rôle dans l’organisation et le contrôle des croisades.

Les nonciatures permanentes apparaissent en 1500 à Venise d’abord puis dans plusieurs grandes villes européennes pour organiser, dans un premier temps, la défense contre les Turcs puis face à la Réforme et « rechercher l’unité par les voies diplomatiques grâce à d’habiles négociations »[8] où se mêlent intérêts politiques et religieux. Progressivement, au XVIIe siècle, la mission des nonces sera de veiller au « respect de l’autorité et de la juridiction pontificales ».⁠[9] La création par le pape Grégoire XV, le 6 janvier 1622, de la Congrégation romaine pour la propagation de la foi officialise structurellement l’idée que l’Église de Rome est une Église universelle et pas seulement européenne ⁠[10] dont le souci est avant tout pastoral et spirituel. Toutefois des difficultés surgirent ça et là mais surtout en Allemagne concernant la compétence des nonces par rapport aux évêques et il faudra attendre la chute des États pontificaux en 1870⁠[11] pour que le Saint-Siège apparaisse uniquement comme une autorité spirituelle et non plus comme une puissance temporelle. Les nonciatures vont se multiplier à travers le monde, de nombreux concordats vont être conclus. Le pape réputé désormais « neutre » politiquement et désintéressé temporellement sera sollicité en personne ou par l’intermédiaire de ses nonces dans le règlement de conflits internationaux ou prendra l’initiative d’interventions pacificatrices.⁠[12]

En 1917, le Code de droit canonique, confirmé pour l’essentiel en 1983, établit la structure juridique du corps des représentants du pape et précise bien qu’aucun des envoyés du pape, qu’il s’agisse de légats, de nonces ou de délégués apostoliques, n’a le droit d’exercer une juridiction recoupant celle de l’évêque.⁠[13]

En 1929, les accords du Latran consacrent la fin des États de l’Église et créent la base juridique de l’État de la cité du Vatican, sur 0,44km et avec moins de 900 habitants. Les accords incluent également un concordat suivant lequel, dans son article 12, est reconnu le droit de représentation active et passive du Saint-Siège qui peut dès lors envoyer des représentants et accueillir les représentants accrédités des autres pays.⁠[14]

Nonciatures et concordats⁠[15] vont se multiplier. L’impartialité du pape déjà manifeste avec Benoît XV, s’affirme avec Pie XI dans les négociations avec les régimes totalitaires, l’Union soviétique ou l’Allemagne. L’Osservatore romano du 16 mai 1929 rapporte cette réflexion du Souverain Pontife: « Lorsqu’on traite pour le salut d’une âme, pour empêcher la damnation éternelle de cette âme, Nous nous sentons le courage de traiter avec le diable en personne »[16]. De même, Paul VI, vis-à-vis de l’Est, préférera « traiter plutôt que condamner ».⁠[17]

La diplomatie est ainsi de plus en plus dirigée de Rome et par l’accroissement des nonciatures, délégations apostoliques, etc.. Elle va étendre son réseau à travers le monde entier, entretenant des relations diplomatiques avec 179 pays en 2003 auxquels il faut ajouter l’Union Européenne et l’Ordre Souverain Militaire de Malte. Le Saint-Siège entretient aussi des relations spéciales avec l’Organisation de Libération de la Palestine.⁠[18] De plus, le Saint-Siège participe aux activités de 34 Organisations internationales intergouvernementales et 7 Organisations régionales intergouvernementales.

Le Saint-Siège ou Siège apostolique ne se confond pas avec l’État de la Cité du Vatican. Cet État a été constitué par le Traité du Latran⁠[19], en 1929, « pour assurer de façon visible l’indépendance du Saint-Siège »[20] auquel il est subordonné⁠[21].

Le Saint-Siège est aujourd’hui indépendant des pouvoirs politiques et le défenseur d’une certaine morale internationale. On doit le considérer comme une institution supranationale plus qu’internationale, « sujet souverain de droit international ».⁠[22]

Ce statut n’est pas un statut consenti par la communauté internationale. Comme le reconnaît le Code de droit canonique : « L’Église catholique et le Siège apostolique ont qualité de personne morale de par l’ordre divin lui-même ».⁠[23] Autrement dit, le Saint-Siège est « une réelle personne juridique créée et instituée par Jésus-Christ »[24] mais quand on parle de personne juridique ou de personne morale, on désigne en fait en langage juridique une réalité théologique qui s’est réalisée dans le temps et est liée à la conception juridique romaine puis européenne puis internationale. Si, au point de départ, il y a une ordinatio divina, la personnalité juridique postérieure, est « une création de l’organisation humaine, élaborée à travers les siècles en fonction des événements historiques » qui ne peut être considérée « comme un dogme de foi ».⁠[25]

Que désigne exactement l’expression Saint-Siège ou Siège apostolique ? Ces expressions enveloppent le pape et les institutions qui l’aident dans le gouvernement de l’Église, principalement la Curie mais elles peuvent aussi plus simplement se référer au pape, à sa primauté ⁠[26].

Le Traité du Latran, en 1929, reconnaît la souveraineté du Saint-Siège, une souveraineté spirituelle inhérente à sa nature⁠[27]. Et ce n’est pas seulement l’Italie qui reconnaît cette souveraineté car « le traité du Latran est un acte international qui concerne également les États tiers ».⁠[28] Le Saint-Siège est dès lors en « position d’égalité par rapport aux États, au sein de la communauté internationale, sans réserves particulières (exception faites pour celles qui découlent de sa nature) »[29]. Il n’empêche que le Saint-Siège, « dans la conscience des peuples et des gouvernements, occupe réellement une position de prééminence dans la communauté internationale et exerce une fonction modératrice effective parmi les États. »[30] Une prééminence morale qui tient à son impartialité et à son indépendance.

Certes, certains contestent cette personnalité du Saint-Siège mais strictement du point de vue juridique le plus répandu, la reconnaissance dans l’ordre international, n’est « pas une création ou une constitution » mais une constatation⁠[31].

Toutefois, cette personnalité internationale est spécifique puisque le Saint-Siège, comme il l’a rappelé à plusieurs reprises, ne peut agir, en fonction de sa nature propre, comme n’importe quel État⁠[32]. Cette spécificité n’entraîne aucune limitation de la souveraineté et de la personnalité du Saint-Siège que la communauté internationale accepte telles quelles puisque le Saint-Siège respecte les normes du droit international⁠[33] et n’agit pas « selon un droit « singulier » ou « spécial » »[34].

Fort de son statut international, le Saint-Siège signe donc toutes sortes d’accords bilatéraux, concordats, conventions, modus vivendi, échanges de notes, de lettres souveraines ou encore des protocoles, avec les États.⁠[35] Le but est de régler juridiquement les rapports entre l’Église et l’État, « d’obtenir des conditions, même très restreintes, de fonctionnement ou de développement pour les institutions ecclésiastiques dans des situations historiques particulièrement complexes et difficiles ».⁠[36] Ces accords concernent « l’organisation et les institutions de l’Église locale, le libre exercice de la juridiction ecclésiastique, la liberté de culte, la nomination des évêques, le service militaire du clergé, les écoles gérées par les autorités ecclésiastiques, l’enseignement de la religion dans les écoles publiques, l’assistance religieuse aux forces armées, la discipline juridique des institutions et leur traitement fiscal, les biens cultuels et culturels, la reconnaissance civile du mariage religieux ».⁠[37] Certains de ces accords ont été enregistrés auprès des Nations-Unies.⁠[38]

Au niveau international multilatéral, le Traité du Latran d’une part et d’autre part l’action politique et humanitaire de l’Église durant la seconde guerre mondiale et après, ont favorisé l’accueil du Saint-Siège dans les assemblées et conférences internationales alors que le laïcisme hérité des Lumières avaient marginalisé l’Église durant les deux siècles précédents.⁠[39]

Le Traité du Latran⁠[40] et toute l’histoire qui a suivi témoignent de la volonté d’impartialité du Saint-Siège ce qui ne signifie pas désengagement, abstention ou indifférence. Mais les interventions du Pape ne se situent pas au niveau des conflits humains qu’ils dépassent mais au niveau moral au nom du bien commun de l’humanité, comme en témoignent les discours annuels du pape au corps diplomatique.⁠[41]

Toutefois, comme le prévoit le Traité du Latran, si les parties en conflit demandent unanimement une médiation, un arbitrage, une mission de bons offices, le Saint-Siège interviendra, fort de son impartialité.

Pour préserver la paix, la communauté internationale a dès le XIXe siècle établit des procédures en vue de solutions pacifiques des conflits⁠[42]. Alors que l’Église avait été exclue des Conférences de la Haye, à cause de l’esprit du temps mais aussi parce que l’Italie craignait qu’elle n’internationalise la question romaine qui, à cette époque, n’était toujours pas réglée.⁠[43] Léon XIII favorable à ces conférences avait protesté contre son exclusion.⁠[44]

Il n’empêche c’est à partir de Léon XIII que le Saint-Siège va intervenir avec un total désintéressement pour éviter des conflits avec plus ou moins de succès.

Du 18 au 22 juillet 1870, Léon XIII offre, en vain, sa médiation pour éviter la guerre entre l’Allemagne et la France. Par contre, alors qu’entre 1875 et 1885, l’Allemagne et l’Espagne se disputent les îles Carolines (au N-E de la Nouvelle Guinée), Léon XIII va arbitrer ce conflit prévenant ainsi une guerre navale et tranchera en faveur de l’Espagne. Ses interventions vont se multiplier que les États en cause soient catholiques ou non ou parce que les protagonistes ont sollicité ses bons offices.⁠[45] Nous avons montré par ailleurs comment les successeurs se sont investis face aux guerres qui ont marqué le XXe siècle. On peut toutefois épingler l’intervention du Saint-Siège pour régler le différend qui opposait l’Argentine et le Chili à propos du canal de Beagle, intervention qui aboutit en 1984 à un traité de paix et d’amitié signé au Vatican.⁠[46] Ou encore, plus près de nous le rapprochement entre les USA et Cuba qui est le fruit d’une longue et discrète action de la diplomatie vaticane et, en particulier, du Pape François.⁠[47]

Lors d’une conférence prononcée le 11 mars 2015, le cardinal secrétaire d’État Pietro Parolin, résumait ainsi l’action diplomatique du Vatican⁠[48] : « l’action diplomatique du Saint-Siège ne se contente pas d’observer ce qui se passe ou d’en évaluer la portée et ne peut pas non plus n’être qu’une voix critique : elle est appelée à agir pour faciliter la cohabitation entre différentes nations, pour promouvoir la fraternité entre les peuples, la véritable coopération […] la solidarité structurée au profit du bien commun et de celui des individus. […] Le Saint-Siège, en substance, œuvre sur la scène internationale non pas pour garantir une sécurité générique mais pour soutenir une idée de la paix comme fruit de relations justes, du respect des normes internationales, de la protection des droits fondamentaux de l’homme, à commencer par ceux des plus petits, des plus vulnérables. […] Sans l’action des représentations diplomatiques pontificales, combien d’institutions de l’Église resteraient sans ce contact vital avec son gouvernement central qui leur apporte un soutien et même une crédibilité ? Sur le plan de la société civile, de quelles orientations éthiques l’absence du Saint-Siège priverait-elle la mise en œuvre de la coopération, le désarmement, la lutte contre la pauvreté, l’éradication de la faim, le soin des maladies, l’alphabétisation ? » Ainsi, « ad intra », l’objectif est bien le salut des âmes et « ad extra » la poursuite de « la vraie paix sur terre » à partir du droit international. La fin poursuivie est de toute façon toujours « principalement religieuse » puisque la mission du chrétien est d’être « artisan de paix ».

Et à propos de la position du Saint-Siège sur le droit international, le cardinal apporte une précision intéressante : « Il est aujourd’hui plus que jamais urgent de modifier le paradigme sur lequel se fonde le droit international. […] Il s’agit d’empêcher la guerre sous toutes ses formes, d’élaborer un « ius contra bellum », c’'est-à-dire des normes qui soient en mesure de développer et surtout d’imposer les instruments déjà prévus par l’ordre international pour résoudre pacifiquement les controverses et éviter le recours aux armes ». Ce ius contra bellum appuierait davantage « le dialogue, la négociation, les pourparlers, la médiation, la conciliation » qui, trop souvent aujourd’hui, sont considérés « comme de simples palliatifs privés de l’efficacité nécessaire ». En plus de ce ius contra bellum, le droit international devrait se doter d’un ius post-bellum, qui regrouperait des « instruments normatifs en mesure de gérer les périodes de post-conflits », c’est-à-dire qui aborderait, après la guerre, les questions « du retour des réfugiés et des personnes déplacées, du fonctionnement des institutions locales et centrales, de la reprise des activités économiques, de la sauvegarde du patrimoine artistique et culturel ».⁠[49]


1. Bruno Neveu, Préface du livre de FELDKAMP Michael F., La diplomatie pontificale de Sylvestre Ier à Jean-Paul II, Une vue d’ensemble, Cerf 2000.
2. Mt 28, 19.
3. Mt 16, 18.
4. C’est en 314 que le pape Sylvestre Ier (314-337) dépêche au synode d’Arles, le premier envoyé papal.
5. On les appelle « apocrisiaires » (« choisis », « mis à part ») ou de « thuriféraires personnels » ; [plus tard on parlera de légats « a latere » littéralement « du flanc », de l’entourage du pape]. Le pape Léon Ier (440-461) précise la mission de l’apocrisiaire : « il doit se considérer comme étant au service des intérêts du Siège apostolique. il a reçu sa formation à Rome, aussi la Curie romaine exerce-t-elle à son égard les droits d’une mère. qu’il s’engage à informer avec exactitude et présente à Constantinople les instructions du pape ; qu’il assume la représentation du pape dans tous les cas, à l’exception de ceux où, dans toutes les autres Églises, ce ne sont pas les apocrisiaires mais l’évêque local qui prend les décisions ». (cité in FELDKAMP M. F., op. cit., p. 16).
6. On les appelle « missi » (envoyés), « missi apostolicae sedis », « legati », « nuncii » ou « nuntii » (messager, nonce).
7. GRATIEN, dans sa Concordia discordantium canonum (1140), écrit dans le chapitre De officio legati : « Les légats doivent être honorés comme celui [le pape] dont ils occupent la place. Que donc le légat se fasse reconnaître comme tel à l’aide des lettres de créance qui lui ont été délivrées. Ill ne lui est pas permis de rechercher ce qui lui est utile, mais ce qui est utile à l’Église. il ne lui est pas permis non plus de mettre des limites à la juridiction de l’évêque du lieu. le légat a latere a le pouvoir, dans les limites du territoire qui relève de lui, de régler les cas pour lesquels on a recours à lui. Un concile général ne peut pas se tenir sans être autorisé par le légat du pape. même des sous-diacres peuvent être légats a latere et affectés à toutes les affaires juridiques et diplomatiques. est excommunié quiconque let obstacle à l’exercice de leur fonction ». (cité in FELDKAMP M. F., op. cit., p. 31.)
8. FELDKAMP M. F., op. cit., p. 52.
9. Id..
10. Les nonces des grandes villes (Venise, Turin, Florence, Naples, Paris, Madrid, Lisbonne, Bruxelles, Cologne, Vienne, Varsovie, Lucerne) se partagent la responsabilité des territoires d’outre-mer et de diverses régions d’Europe terres de missions. (Cf. FELDKAMP M. F., op. cit., pp. 57-59).
11. On parle de debellatio qui est un concept de droit romain, issu du latin bellum (guerre) : il s’agit de la destruction d’un État et de ses institutions à la suite d’une défaite militaire.
12. Rappelons quelques interventions de Pie IX à Benoît XV : en 1870, Pie IX propose d’effectuer une médiation afin de prévenir la guerre entre la France et l’Allemagne ; en 1885, médiation de Léon XIII entre l’Allemagne et l’Espagne afin de résoudre le différend relatif aux Carolines ; en 1890 médiation de Léon XIII entre la Grande-Bretagne et le Portugal ; en 1891, le Portugal et le Congo conviennent de recourir à l’arbitrage de Léon XIII avant de régler directement le différend frontalier qui les oppose ; en 1893, médiation du nonce à Lima sur le différend opposant le Pérou et l’Equateur ; en 1893-1894, médiation du nonce à Paris, entre l’Espagne et la France, relative au tarif douanier ; en 1894, le gouvernement du Vénézuela demande à Léon XIII sa médiation dans un différend qui l’oppose à la Grande-Bretagne ; 1898, médiation de Léon XIII afin de prévenir la guerre entre l’Espagne et les États-Unis ; en 1898-1899, la Russie invite le Saint-Siège à la première conférence de La Haye mais l’Italie s’y oppose ; en 1905, traité entre la Colombie et le Pérou au terme duquel, lorsque les différends ne pourront être résolus par des négociations directes, ils seront soumis à l’arbitrage du Saint-Siège ; en 1906-1910, Mgr Tonti, ancien nonce apostolique en Haïti et Mgr Bavona ancien pro-nonce en Espagne président les tribunaux arbitraux mixtes chargés de régler le différend relatif aux mines d’or d’Acre, opposant le Brésil et la Bolivie et le Brésil au Pérou. (Cf. TICCHI Jean-Marc, Bons offices, méditations, arbitrages dans l’activité diplomatique du Saint-Siège de Léon XIII à Benoît XV in Mélanges de l’Ecole française de Rome. Italie et Méditerranée, 1993, Volume 105, Numéro 105-2, pp. 567-612). On a vu, par ailleurs les efforts de Benoît XV pour ramener la paix entre 1914 et 1918 et la consolider après la guerre.
13. En 1983 il sera encore stipulé que les fonctions ecclésiastiques des envoyés du pape passent avant leur fonction diplomatique de représentants du Saint-Siège accrédités auprès des gouvernements. (Cf. FELDKAMP M. F., op. cit., pp. 82-84).
14. « L’Église catholique est encore aujourd’hui la seule communauté de foi religieuse au monde possédant en propre, au titre du droit des peuples, une personnalité permanente et active, dotée d’un gouvernement ; celui-ci jouit de droits souverains au regard du droit international et peut, comme tel, avoir ses propres envoyés. » (FELDKAMP M. F., op. cit., pp. 78-79).
15. Entre le 12e siècle et le XIXe siècles, on relève que quelques de concordats qui ne concernent que l’Europe. Ensuite, on en comptera par dizaines sous les différents pontificats.
16. Cité in FELDKAMP M. F., op. cit., p. 88.
17. FELDKAMP M. F., op. cit., p. 111, citant un journaliste allemand.
18. Il n’y a pas nécessairement de réciprocité. S’il y a un nonce en Suisse, l’homologue suisse auprès du Saint-Siège, « en mission spéciale » n’existe que depuis 1993. Est accrédité le directeur du bureau de représentation de l’OLP (Organisation pour la libération de la Palestine) mais ne lui correspond aucun agent diplomatique du Saint-Siège. Un représentant du Saint-Siège est accrédité auprès de l’Union européenne tandis que l’Union européenne n’a pas de légat actif auprès du Saint-Siège. (Cf. BARBERINI G., Le Saint-Siège, sujet souverain de droit international, Cerf, 2003, p. 136). G. Barberini est professeur à l’Université de Pérouse, Consultant en droit de la liberté religieuse et de la liberté institutionnelle de religion, Président du Haut Conseil de l’Agence internationale ADOP (diplomatie et opinion publique).
   Notons aussi qu’« en général, ce sont les États qui souhaitent établir des relations diplomatiques avec le Saint-Siège » parce qu’ils le considèrent « comme un observateur privilégié et digne de foi de la politique internationale ». (Id., p. 162).
19. A distinguer du Concordat signé entre l’État italien et le Saint-Siège et qui, avec le Traité, fait partie des Accords du Latran. Le Concordat est révisable, il a d’ailleurs été modifié en 1984, mais pas le Traité.
20. BARBERINI G., op. cit., p. 71. L’auteur précise un peu plus loin (p. 75) qu’il ne s’agissait « certainement pas de restaurer les États pontificaux, mais plutôt de créer un instrument capable de rendre visible l’indépendance du Saint-Siège par rapport à l’État italien [sauf en ce qui concerne certaines questions patrimoniales ou judiciaires (p. 82)] et d’assurer au pape de se présenter en toute liberté non seulement en tant que souverain temporel, mais en tant que chef de l’Église catholique. La constitution d’un petit État est donc un moyen et non une fin en soi. »
   De plus, cet État n’est pas un État comme un autre notamment parce qu’il n’est pas au service d’une société et ne développe pas d’activité économique ou commerciale. (Cf. JEAN-PAUL II, Lettre au cardinal Casaroli, 20 novembre 1982). Cet État est neutre, ne participe à aucun conflit, n’entre en aucune alliance ou entente politico-militaire. (BARBERINI G., op. cit., p. 83).
   L’État du Vatican est reconnu explicitement dans certains concordats, l’ensemble de son territoire est inscrit dans le Registre des biens culturels sous protection spéciale auprès de l’Unesco (Id. p. 84) et il participe à certaines organisations internationales, notamment en ce qui concerne la poste et les télécommunications (Id., p. 85). Cet État jouit du « ius contrahendi ». Sa neutralité et son inviolabilité doivent être respectés par les autres États. Le survol de son espace aérien est interdit et pendant la seconde guerre mondiale, Juifs et opposants politiques au fascisme et au nazisme ont profité dans ses immeubles de l’immunité diplomatique et de l’extraterritorialité : « les autorités fascistes et nazies n’ont jamais demandé l’extradition, que le Saint-Siège n’aurait pas accordée, car il aurait appliqué une norme du traité du Latran (article 22.3) qui prévoit une forme de « droit d’asile », étant donné que les délits imputés ne pouvaient pas être considérés comme tels par les lois de l’État du Vatican » (Id., ppp. 84-85).
21. BARBERINI G., op. cit., p. 84.
22. C’est bien le titre du livre du professeur Giovanni Barberini.
23. Canon 113, § 1. Et à propos de l’envoi de légats « auprès des États et des autorités publiques » dans le respect des règles du droit international, le Code déclare que le Pontife Romain en a « le droit inné et indépendant » (Canon 362).
   Notons que l’Église catholique, comme peuple de Dieu et le Siège apostolique qui est « l’office de la primauté de l’Église de Rome et du pape », sont néanmoins deux entités différentes : « si l’Église de Rome est la première de toutes les Églises, elle n’est pas toute l’Église » (BARBERINI G., op. cit., pp. 25-26).
24. Id., p. 22.
25. Id., p. 27.
26. Id., p. 33.
27. Traité du Latran, article 2: « L’Italie reconnaît la souveraineté du Saint-Siège dans le domaine international comme un attribut inhérent à sa nature, en conformité avec sa tradition et avec les exigences de sa mission dans le monde. » (http://www.axl.cefan.ulaval.ca/europe/Vatican-Latran.htm).
28. BARBERINI G., op. cit., p. 37. Cf. l’article 24 du Traité du Latran: «  Le Saint-Siège, en ce qui touche la souveraineté qui lui appartient, même dans le domaine international, déclare qu’il veut demeurer et demeurera étranger aux compétitions temporelles envers les autres États et aux réunions internationales convoquées pour cet objet, à moins que les parties en litige ne fassent un appel unanime à sa mission de paix, se réservant en chaque cas de faire valoir sa puissance morale et spirituelle. En conséquence, la Cité du Vatican sera toujours et en tous cas considérée comme un territoire neutre et inviolable. »
(http://www.axl.cefan.ulaval.ca/europe/Vatican-Latran.htm).
29. BARBERINI G., op. cit., p. 40. Cette égalité a été confirmée par l’adhésion du Saint-Siège aux différentes conventions de Vienne (1961-1978), réglant les différents aspects des relations internationales ou encore par sa signature de l’Acte final d’Helsinki (1975) proclamant le respect de l’égalité souveraine des États participants. Traditionnellement, jusqu’au concile Vatican II, on considérait l’Église comme une « société parfaite » , personne morale de son droit propre, de droit divin donc et non de droit naturel comme l’État. De ce fait, l’Église est la société la plus élevée et jouit d’une prééminence et d’une supériorité sur les autres sociétés. Encore faut-il bien entendre cette supériorité. Elle peut être comprise comme un véritable pouvoir à exercer sur le monde ou comme une « supranationalité » au sens où Pie XII prenait, lui, ce mot, ne lui donnant aucun contenu juridique mais l’utilisant dans un sens non politique mais pastoral : « L’Église catholique, dont Rome est le centre, est supranationale par son essence même. Ceci s’entend en deux sens: l’un négatif et l’autre positif. L’Église est mère, Sancta Mater Ecclesia, une vraie mère, la mère de toutes les nations et de tous les peuples, non moins que de tous les individus, et précisément parce qu’elle est mère, elle n’appartient pas et elle ne peut pas appartenir’ exclusivement à tel ou tel peuple, ni même à un peuple plus qu’à un autre, mais à tous également. Elle est mère, et par conséquent elle n’est ni ne peut être une étrangère en aucun lieu ; elle vit, ou du moins par sa nature elle doit vivre, dans tous les peuples. En outre, comme la mère, avec son époux et ses enfants, forme une famille, l’Église, en vertu d’une union incomparablement plus étroite, constitue, plus et mieux qu’une famille, le Corps mystique du Christ. L’Église est donc supranationale, en tant qu’elle est un tout indivisible et universel. » Et le Pape se réfère à saint AUGUSTIN (De civitate Dei, 1. 19, c. XVII) : « L’Église, écrivait-il, recrute ses citoyens dans toutes les nations et c’est en toutes les langues qu’elle groupe sa communauté qui pérégrine sur la terre ; elle ne se préoccupe pas des différences dans les coutumes, les lois, les institutions ; elle ne se retranche ni ne détruit rien de tout cela, mais elle conserve plutôt et elle s’y adapte. mais ce quoi est différent dans les diverses nations, s’il n’empêche pas la religion de l’unique souverain et vari Dieu, est toutefois ordonné à l’unique et même fin de la paix sur la terre. » (Discours au Sacré Collège et à la Prélature romaine, 24 décembre 1945).
30. BARBERINI G., op. cit., p. 41.
31. Id., p. 46. Ajoutons que le Saint-Siège a participé à toutes les Conventions de Vienne sur la codification du droit international et y a adhéré affirmant ainsi sa subjectivité pleno iure. (Cf. BARBERINI G., op. cit., p. 65).
32. Ainsi, le 23 février 1961, à la veille de la Conférence de Vienne, le Saint-Siège déclare : « il est un fait que, parmi les puissances qui composent la communauté internationale, le Saint-Siège, et lui seul, se distingue par sa nature spéciale et les caractéristiques très particulières de ses finalités et de son action : nature, finalités et action qui se réfèrent directement à ce qu’il y a de plus élevé et de plus respectable pour tous les hommes et tous les peuples, les valeurs spirituelles et morales ». (Cité in BARBERINI G., op. cit., p. 47). En 1990, Mgr Sodano, alors secrétaire pour les relations du Saint-Siège avec les États, lors de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE) (1er et 2 octobre), à propos de la guerre du Golfe, fit enregistrer cette déclaration : « 1. La nature religieuse conduit le Saint-Siège à toujours mettre en avant la primauté d la paix et la nécessité de rechercher des solutions pacifiques pour la résolution des conflits internationaux. 2. La mission universelle conduit le Saint-Siège à suivre avec soin toutes les situations critiques existant dans le monde entier. Par conséquent, outre la question du golfe Persique, le Saint-Siège ne peut pas se passer de remarquer l’urgence de chercher une solution au drame du Liban et de la Palestine. 3. Le devoir humanitaire conduit, enfin, le Saint-Siège à insister sur la nécessité d’adopter toute mesure convenable afin que les populations civiles, en particulier les enfants, les malades et les personnes étrangères aux conflits, telles que réfugiés et travailleurs, ne doivent pas souffrir à cause des décisions prises afin de résoudre ladite crise. » (id., p.48). A son tour, Mgr Tauran comme secrétaire pour les relations avec les États, écrivait au président de la CSCE : « Fidèle à ,sa position établie, le Saint-Siège ne peut prendre parti en des matières politico-militaires […​]. Mais il considère de son devoir de continuer à faire entendre sa voix pour la défense des droits de la personne humaine et des peuples comme pour la promotion de la paix et de la coopération. mais cela, selon un mode tenant compte de la position particulière que lui confèrent sa nature spirituelle, sa mission universelle ainsi que son devoir humanitaire. » (id., p. 49).
33. On se souvient que, dans les siècles passés, le Saint-Siège concluait des alliances avec certaines puissances et menait la guerre. Ce changement radical a été voulu par le Saint-Siège, de sa propre autorité.
34. BARBERINI G., op. cit., p. 53.
35. On parle du concordat de Worms en 1122 qui serait le premier concordat de l’histoire. Cet accord mettait fin à la querelle des investitures qui opposait l’empereur germanique enclin au césaropapisme, au pape depuis 1075. En fait la forme du concordat n’est bien définie qu’à partir du XIXe siècle et aujourd’hui, on parle plutôt d’accords et de conventions. Ces deux derniers siècles, 230 accords furent signés. (Cf. BARBERINI G., op. cit., pp. 163-169).
36. Id., p. 164.
37. Id., pp. 169-170.
38. C’est le cas, par exemple, de l’Accord fondamental conclu avec Israël en 1993 ou encore de l’accord signé en 1994 à propos de la Terre sainte.
39. Le fameux Syllabus de Pie IX nous offre un bref aperçu des erreurs qui se sont propagées à propos de l’Église et du Souverain pontife ( (cf. § V, VI, IX).
40. Cf. l’article 24.1: « Le Saint-Siège, en ce qui touche la souveraineté qui lui appartient même dans le domaine international, déclare qu’il veut demeurer et demeurera étranger aux compétitions temporelles entre les autres États et aux réunions internationales convoquées pour cet objet, à moins que les parties en litige ne fassent un appel unanime à sa mission de paix, se réservant en chaque cas de faire valoir sa puissance morale et spirituelle ».
41. On peut en donner de nombreux exemples.
   Ainsi l’article 11.2 de l'Accord fondamental entre le Saint-Siège et l’État d’Israël (30 décembre 1993) stipule : « Le Saint-Siège, tout en maintenant en toute circonstance le droit d’exercer son magistère moral et spirituel, saisit cette occasion pour rappeler qu’en raison de son caractère propre, il réaffirme solennellement qu’il s’engage à rester étranger à tous les conflits purement temporels ; étant entendu que ce principe s’applique spécifiquement aux territoires disputés et aux frontières non établies. » (Cf. DC, n° 2087, 6 février 1994, p. 118).
   C’est pour défendre l’idéal de paix ou les droits de l’homme que le Saint-Siège participe à la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe, collabore à la rédaction de l’Acte final d’Helsinki (1975), aux négociations sur le désarmement à Stockholm (1983-1986) ou à Vienne (1986, 1989), négocie contre l’installation de missiles Cruise et Pershing en Europe occidentale (1979), affirme son opposition aux armes chimiques, soutient l’interdiction globale des expérimentations nucléaires (2001), s’oppose à l’intervention armée dans le Golfe (1991) en Irak (2003) ou négocie des aides humanitaires en faveur de la Corée du Nord (à partir de 1995), etc.. Les domaines où le Saint-Siège intervient systématiquement, outre les intérêts de l’Église et des Églises particulières, sont : la liberté religieuse et les droits de l’homme, la paix, l’ingérence humanitaire, le dialogue, la solidarité, la pauvreté, la famille, la dignité de toute personne, la liberté des nations, des groupes sociaux, des personnes, l’écologie et les ressources de la terre.
42. C’est le cas dès 1899 à la première Conférence de La Haye. Aujourd’hui, la Charte des Nations Unies stipule ( Article 33.1): « Les parties à tout différend dont la prolongation est susceptible de menacer le maintien de la paix et de la sécurité internationales doivent en rechercher la solution, avant tout, par voie de négociation, d’enquête, de médiation, de conciliation, d’arbitrage, de règlement judiciaire, de recours aux organismes ou accords régionaux, ou par d’autres moyens pacifiques de leur choix. »
43. Voir DIETLER Marcel, Le pontificat de Léon XIII, in Echos de Saint-Maurice, 1967, tome 65, p. 131. (En édition numérique, 2013)
44. Pourtant le tsar Nicolas II s’efforça de faire inviter un représentant du Pape mais il se heurta à l’intransigeance de l’Italie (cf. HAJJAR Joseph, Le Vatican, la France et le catholicisme oriental (1878-1914), Diplomatie et histoire de l’Église, Beauchesne, 1979, pp. 112-113).
45. On peut citer toute une série de médiations, d’arbitrages ou d’interventions, la plupart du temps à pros de frontières contestées : entre la Grande-Bretagne et le Portugal sur la frontière du Congo (1890) ; entre le Portugal et l’État libre du Congo (1891) ; entre le Pérou et l’Equateur (1893) ; entre la Grande Bretagne et Venezuela à propos des frontières de la Guyane britannique (1894) ; entre Haïti et Saint Domingue (1895) ; entre l’Argentine et le Chili (1896) ; entre l’Espagne et les États-Unis pour leur éviter la guerre à propos de Cuba (1898) ; entre l’Argentine et le Chili, de nouveau (1900-1903). Pie X prendra le relais : entre le Chili et la Colombie (1905) ; entre l’Equateur et la Colombie (1906) ; entre le Brésil et la Bolivie (1909-1910) ; entre le Brésil et le Pérou sur la propriété de gisements d’or (1909-1910). (Cf. BARBERINI G., op. cit., p. 178).
46. Cf. Recueil de jurisprudence internationale concernant le droit de la mer, Division des affaires maritimes et du droit de la mer, Bureau des affaires juridiques, Nations-Unies, 2008, pp. 12-17.
47. Après un demi-siècle de « guerre froide » entre Les USA et Cuba, les présidents Obama et Raul Castro ont annoncé le rétablissement des relations diplomatiques, aériennes et commerciales entre les deux pays. En 1998, Jean-Paul II, à Cuba, dénonce le matérialisme communiste, le néo-libéralisme capitaliste et l’embargo dont la population de l’île est victime. En 2012, toujours à Cuba, Benoît XVI dénonce à nouveau le blocus américain. Les interventions des deux papes aboutissent à des levées partielles de l’embargo et le vendredi saint est déclaré jour férié. François poursuit l’effort de ses prédécesseurs ce qui lui vaudra les remercîments chaleureux du président Obama. De son côté, le Saint-Siège, dans un communiqué publié par la Secrétairerie d’État, après avoir exprimé la satisfaction du Saint-Père, déclare : « Au cours de ces derniers mois, le Pape François a écrit au président de la République de Cuba, Son Excellence, Monsieur Raul Castro, et au président des États-Unis d’Amérique, l’Honorable Monsieur Barack Obama, afin de les inviter à résoudre des questions humanitaires d’intérêt commun, parmi lesquelles, celle concernant la situation de quelques détenus, dans le but de lancer une nouvelle phase dans les rapports entre les deux États. Le Saint-Siège en recevant au courts du mois d’octobre, les délégations des deux pays, a offert ses bons services pour favoriser un dialogue constructif sur les thèmes délicats, parvenant à obtenir des résultats satisfaisants les deux parties. le Saint-Siège continuera à assurer de son soutien les initiatives que les deux nations entreprendront dans le but de renforcer les relations bilatérales, et promouvoir le bien-être de leurs citoyens respectifs. » (cf. infocatho.be, 16 mars 2015).
48. Le cardinal rappelle qu’en 2015, le Saint-Siège entretient des relations diplomatiques bilatérales avec 179 États, avec l’Union européenne, l’État palestinien et « une myriade d’institutions intergouvernementales ».
49. Conférence prononcée à l’Université pontificale grégorienne. (Cf. Zenit.org, 14 mars 2015).

⁢iii. Les organisations internationales

d’une manière générale, l’Église se réjouit de leur existence. Ainsi Paul VI écrit-il : « Le fort désir de tous les hommes de bonne volonté qu’il y ait une coexistence pacifique entre les nations et qu’elle donne lieu au développement des peuples, est désormais également exprimé par l’intermédiaire des organisations internationales, qui, en mettant à la disposition de tous leur science, leur expérience et leur prestige, ne ménageront pas leurs efforts pour un tel service en faveur de la paix et du progrès. Les relations entre le Saint-Siège et les organisations internationales sont nombreuses et de nature juridique variée ; avec chacune d’entre elles, nous avons établi des missions permanentes, qui témoignent de l’intérêt de l’Église pour les problèmes généraux de la vie civile et pour offrir l’aide de sa collaboration.⁠[1]


1. Lettre apostolique en forme de motu proprio, Sollicitudo omnium ecclesiarum, 24 juin 1969. Ne pas confondre cette lettre avec la bulle Sollicitudo omnium ecclesiarum du 7 août 1814 par laquelle le pape Pie VII rétablit dans le monde entier la Compagnie de Jésus que le pape Clément XIV, cédant à des pressions politiques, avait dissoute le 21 juillet 1773 par le bref Dominus ac Redemptor.

⁢iv. Une organisation mondiale

De la communauté politique mondiale chère à Vitoria à l’ethnarchie de Taparelli, lentement, très lentement, apparaît l’idée d’une organisation des peuples qui serait gardienne de la paix, une organisation super-étatique.

On se souvient qu’en 1899 fut convoquée la première Conférence de la paix, à l’initiative du Tsar Nicolas II afin de « rechercher les moyens les plus efficaces d’assurer à tous les peuples les bienfaits d’une paix réelle et durable et de mettre avant tout un terme au développement progressif des armements actuels »[1]. Le gouvernement italien qui craignait que la « question romaine » ne soit abordée, s’opposa à la présence du Saint-Siège. Il n’empêche que Léon XIII, blessé par ce refus, approuva le principe et le but de cette Conférence. Son Secrétaire d’État transmit quelques suggestions : « Il manque dans le consortium international des États un système de moyens légaux et moraux propres à déterminer, à faire prévaloir le droit de chacun. Il ne reste dès lors qu’à recourir immédiatement à la force ; de là l’émulation des États dans le développement de leur puissance militaire . A l’encontre d’un état de choses si funeste, l’institution de la médiation et de l’arbitrage apparaît comme le remède le plus opportun ; elle répond à tous égards aux aspirations du Saint-Siège. »[2]

Benoît XV, en 1920⁠[3], peu après la naissance de la Société des Nations, expose ainsi sa conception de l’organisation internationale souhaitée : « Il est très désirable que l’ensemble des États, écartant tous les soupçons réciproques, s’unissent pour ne plus former qu’une société, ou mieux qu’une famille, tant pour la défense de leurs libertés particulières que pour le maintien de l’ordre social. Cette société des nations répond -sans faire état d’une foule d’autres considérations- à la nécessité universellement reconnue de faire tous les efforts pour supprimer ou réduire les budgets militaires dont les États ne peuvent plus maintenant porter l’écrasant fardeau, pour rendre impossibles dans l’avenir des guerres aussi désastreuses, ou du moins pour écarter la menace le plus possible et assurer à chaque peuple, dans les limites de ses frontières légitimes, son indépendance en même temps que l’intégrité de son territoire. Aux nations unies dans une ligue fondée sur la foi chrétienne l’Église sera fidèle à prêter son concours actif et empressé pour toutes leurs entreprises inspirées par la justice et par la charité. Aussi bien elle est le modèle le plus achevé de la société universelle, et elle dispose, de par sa constitution même et de ses institutions, d’une merveilleuse influence pour rapprocher les hommes non seulement en vue de leur salut éternel, mais même en vue de leur bonheur en cette vie ». Certes, l’évocation des « nations unies dans une ligue fondée sur la foi chrétienne » peut paraître utopique mais peut être aussi interprétée comme l’invitation à une évangélisation universelle indispensable à l’établissement d’une véritable paix. Il est intéressant aussi de remarquer que l’Église se propose comme modèle en fonction même de la supranationalité qui la caractérise et qui est un caractère indispensable à l’organisation superétatique souhaitée.

Alors que la Société des Nations va connaître de plus en plus d’échecs⁠[4], Pie XI, pourfendeur des nationalismes et des idéologies mortifères, rappelle, en 1923, quels devraient être les fondements de la Société des Nations. Il souhaita qu’on prenne « toujours plus en considération les enseignements de Thomas d’Aquin, spécialement sur le droit des gens et les lois qui règlent les relations internationales, car on y trouve les bases de la véritable Société des Nations ».⁠[5] Outre l’organisation politique, Pie XI pense aussi à l’organisation économique. En 1931, il déclare qu’« il convient que les diverses nations, si étroitement solidaires et interdépendantes dans l’ordre économique, mettent en commun leurs réflexions et leurs efforts pour hâter, à la faveur d’engagements et d’institutions sagement conçus, l’avènement d’une bienfaisante et heureuse collaboration économique internationale ».⁠[6]

Après la guerre de 14-18, Don Sturzo, entre autres, appelle de ses vœux une telle organisation. Et Pie XII, dès le début de la seconde guerre mondiale, va se faire le champion de cette idée. Dès 1939, il estime que la création ou la reconstruction d’institutions internationales est un élément indispensable à l’établissement d’une vraie paix entre les peuples⁠[7].

Même si, avant Pie XII, Rome fut attentive à certaines institutions internationales existantes⁠[8] et souhaita une vraie organisation super-étatique, c’est incontestablement Pie XII qui milita le plus pour que se réalise ce rêve. Les accords du Latran, la triste expérience de deux guerres mondiales et sa formation de diplomate expliquent l’insistance du Souverain Pontife qui espérait que l’autorité d’une société des peuples soit « réelle et effective sur les États qui en sont membres, de manière pourtant que chacun d’entre eux conserve un droit égal à se souveraineté relative ». Il s’agirait d’« d’un organisme investi de commun accord d’une autorité suprême et qui aurait aussi dans ses attributions d’étouffer dans son germe toute menace d’agression isolée ou collective »[9]. « Une organisation politique efficace du monde », est-ce un projet révolutionnaire ? Non. Selon Pie XII, « rien n’est plus conforme à la doctrine traditionnelle de l’Église, ni plus adapté à son enseignement sur la guerre légitime ou illégitime, surtout dans les conjonctures présentes. Il faut donc en venir à une organisation de cette nature, quand ce ne serait que pour en finir avec une course aux armements où, depuis des dizaines d’années, les peuples se ruinent et s’épuisent en pure perte ».⁠[10] Rien n’est plus conforme à la nature : « L’union indissoluble des États est un postulat naturel ; c’est un fait qui s’impose à eux et auquel, quoique parfois avec hésitation, ils se soumettent comme à la voix de la nature, en s’efforçant, par ailleurs, de donner à leur union un règlement extérieur stable, une organisation. L’État et la Société des États avec son organisation -par leur nature, selon le caractère social de l’homme et malgré toutes les ombres, comme l’atteste l’histoire- sont donc des formes de l’unité et de l’ordre entre les hommes, nécessaires à la vie humaine et coopérant à son perfectionnement ».⁠[11] Et n’est-ce pas finalement la volonté de Dieu ? « Le chemin qui mène à la communauté des peuples et à sa constitution n’a pas, comme norme unique et ultime, la volonté des États, mais plutôt la nature, ou bien le Créateur. »[12]

Peut-on affirmer que l’ONU a répondu aux attentes du Souverain Pontife ?

La réponse à cette question est nuancée : « Dans l’aréopage mondial des Nations-Unies et à côté de grandes puissances, a été érigée, même pour les nations plus petites, une tribune publique d’orateurs (que les anciens romains auraient appelée « rostra »), laquelle, par sa vaste résonance, mériterait bien d 'être mise au service d’une digne et juste paix.

Il est vrai que, après les désillusions et les expériences souvent humiliantes de l’après-guerre, aucune intelligence clairvoyante et raisonnable, se sentira poussée à donner plus de valeur qu’il ne faut aux immédiates et palpables possibilités de cette tribune mondiale.

Cependant, il ne reste pas moins vrai qu’aucun de ceux qui ont pris à cœur, comme un devoir sacré, de lutter pour une paix digne, doive renoncer à se servir de cette possibilité, si limitée qu’elle soit, pour secouer la conscience du monde à partir d’un lieu si haut placé et si en évidence, même dans le cas où d’innombrables indices sembleraient démontrer que leurs raisons risquent de n’être - pour un temps plus ou moins long - qu’une simple « voix dans le désert ». »[13]

Le point positif est donc qu’à partir de la tribune offerte même aux plus petits, la conscience du monde puisse être secouée. Mais le pape doute de l’efficacité des discours tenus du haut de ce qui n’est qu’une tribune et non une organisation politique internationale gardienne du bien commun international et capable « de mettre en œuvre des moyens de contrainte »[14]

Il n’empêche que le 1er septembre 1948⁠[15], Pie XII exprime sa confiance en l’Assemblée des nations Unies qui doit tenir sa prochaine session à Paris à partir du 21 septembre 1948: « prochainement […] l’Assemblée des Nations Unies reprendra ses sessions, dûment autorisées à affronter les problèmes de la paix du monde et de la sécurité. Des hommes de science et d’expérience, de grand caractère et de noble idéal, pleinement conscients de leurs graves responsabilités envers la civilisation et la culture, mettront tout en œuvre, déploieront tous leurs efforts pour faire revenir la confiance au sein de la famille des nations, et non seulement comme Nous en avons la profonde confiance, pour en écarter un cataclysme que l’esprit se refuse à imaginer, mais pour la mettre sur la voie qui conduit au bonheur, dans la justice pour tous,, ouvriers et patrons, eut qui conduit à la moralité dans le vie nationale et individuelle, dont l’unique base possible est la foi religieuse en Dieu. » Et le pape d’inviter, de manière pressante, le monde entier à prier pour le succès de cette assemblée.⁠[16] En 1956, après l’insurrection hongroise réprimée par l’armée soviétique, dénonçant le « faux réalisme » de certains membres des Nations Unies, Pie XII estime que l’ONU aurait dû pouvoir envoyer des observateurs et, devant le refus des États, ne pas autoriser ces mêmes États à exercer leurs droits de membres de l’Organisation. Pie XII ajoutait que l’OINU « devrait aussi avoir le droit et le pouvoir de prévenir toute intervention militaire d’un État dans un autre, sous quelque prétexte qu’on entende le faire, non moins que d’assurer par des forces de police suffisantes la protection de l’ordre dans l’État menacé. » A la suite de ces remarques, il déclarait : « Si Nous faisons allusion à ces aspects défectueux, c’est parce que Nous désirons voir renforcer l’autorité de l’ONU, surtout pour l’obtention du désarmement général, qui Nous tient tant à cœur […] ».⁠[17]

Pie XII encouragea les institutions spécialisées des Nations Unies, comme l’Organisation internationale des réfugiés (OIR)⁠[18], l’Organisation mondiale de la santé (OMS), l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO), et surtout l’OIT⁠[19] et la FAO (Organisation pour l’alimentation et l’agriculture)⁠[20].

Le Saint-Siège, représentant la Cité de l’État du Vatican n’est pas, en raison de sa neutralité dans les questions politiques, membre de l’ONU mais, depuis 1957, fait partie des deux « États non membres auxquels a été adressée une invitation permanente à participer en qualité d’observateur aux sessions et aux travaux de l’Assemblée générale et ayant une mission permanente d’observation au Siège de l’ONU »[21]

Avec une telle préparation, on ne s’étonnera pas que le pape Jean XXIII consacre toute la quatrième partie de son encyclique Pacem in terris[22] au « Rapport des individus et des communautés politiques avec la communauté mondiale ». Indépendamment du fait que tous les hommes constituent une même famille, force est de constater que le monde rétrécit, que les échanges se multiplient, que les communautés deviennent de plus en plus interdépendantes et que bien des problèmes ne peuvent plus trouver de solution au niveau local. Les États ne peuvent plus vivre juxtaposés et dans de nombreux cas, les accords locaux ne suffisent pas à garantir le bien commun universel. Nous savons que « l’ordre moral, qui postule une autorité publique pour servir le bien commun dans la société civile, réclame en même temps pour cette autorité les moyens nécessaires à sa tâche ». Eh bien, « de nos jours, le bien commun universel pose des problèmes de dimensions mondiales. Ils ne peuvent être résolus que par une autorité publique dont le pouvoir, la constitution et les moyens d’action prennent eux aussi des dimensions mondiales et qui puisse exercer son action sur toute l’étendue de la terre ». Et comme ses prédécesseurs, Jean XXIII réaffirme que « c’est donc l’ordre moral lui-même qui exige la constitution d’une autorité publique de compétence universelle. » Cet organisme, « ce pouvoir supra-national ou mondial », « doit être constitué par un accord unanime et non pas imposé par la force » pour exercer son autorité de manière « impartiale », au service des « exigences objectives du bien commun universel » et « des droits de la personne humaine ». Dans cette société universelle, comme dans la société nationale, l’autorité s’exercera de manière subsidiaire pour résoudre les problèmes économiques, sociaux politiques et culturels auxquels les États ne peuvent apporter de solution.

Dans cette perspective, que pense Jean XXIII de l’ONU, des organismes internationaux qui y sont attachés, et de la Déclaration universelle des droits de l’homme ? Sa position est nuancée car il reconnaît que « certains points de cette Déclaration ont soulevé des objections et font l’objet de réserves justifiées ». Mais, il considère, comme Pie XII, que « cette déclaration est comme un pas vers l’établissement d’une organisation juridico-politique de la communauté mondiale ». C’est pourquoi il souhaite « vivement que l’Organisation des nations Unies puisse de plus en plus adapter ses structures et ses moyens d’action à l’étendue et à la haute valeur de sa mission ». « Puisse-t-il arriver bientôt, ajoute-t-il, le moment où cette Organisation garantira efficacement les droits de la personne humaine : ces droits qui ,dérivent directement de notre dignité naturelle, et qui, pour cette raison, sont universels, inviolables et inaliénables. »

Pie XII et Jean XXIII voyaient bien sûr les déficiences de l’institution⁠[23] mais estimaient qu’il valait mieux l’encourager au lieu de la dénigrer.

La concile Vatican II lui aussi, mais est-ce étonnant ?, évoquera la nécessité d’une « autorité internationale compétente et disposant de forces suffisantes » pour réduire le risque de guerre⁠[24], « une autorité publique universelle, reconnue par tous, qui jouisse d’une puissance efficace, susceptible d’assurer à tous la sécurité, le respect de la justice et la garantie des droits. »[25] En attendant, « les institutions internationales déjà existantes, tant mondiales que régionales, ont certes bien mérité du genre humain. Elles apparaissent comme les premières esquisses des bases internationales de la communauté humaine tout entière pour résoudre les questions les plus importantes de notre époque : promouvoir le progrès en tout lieu de la terre et prévenir la guerre sous toutes ses formes. »[26]

Alors que se déroule le Concile Vatican II, Paul VI, à l’invitation du Secrétaire général Thant, se rend à l’ONU à l’occasion de son vingtième anniversaire. Paul VI y fait l’éloge de l’institution qui a failli sombrer⁠[27] : « Notre message veut être tout d’abord une ratification morale et solennelle de cette haute Institution. Ce message vient de Notre expérience historique. C’est comme « expert en humanité » que Nous apportons à cette Organisation le suffrage de Nos derniers prédécesseurs, celui de tout l’Episcopat catholique et le Nôtre, convaincu comme Nous le sommes que cette Organisation représente le chemin obligé de la civilisation moderne et de la paix mondiale ». En effet, « les peuples se tournent vers les nations-Unies comme vers l’ultime espoir de la concorde et de la paix ». Et si « l’édifice […] ne doit plus jamais tomber en ruines », il doit néanmoins « être perfectionné et adapté aux exigences que l’histoire du monde présentera. » Paul VI énumère les services rendus: « bien définir et honorer les sujets nationaux de la communauté mondiale ; les établir dans une condition juridique qui leur vaut la reconnaissance et le respect de tous, et d’où peut dériver un système ordonné et sable de vie internationale ». Autres points positifs : la lutte contre l’analphabétisme, la diffusion de la culture, l’assistance sanitaire, la diffusions des ressources de la science, de la technique, de l’organisation. Mais il faut aller plus loin, comme le souhaitent ses prédécesseurs : « arriver […] progressivement à instaurer une autorité mondiale en mesure d’agir efficacement sur le plan juridique et politique ». Encore faut-il que tous ceux qui se sont éloignés de l’Institution ou qui n’y sont pas encore entrés rejoignent les États membres et que soit respecté le principe d’égalité ce qui réclame des plus grands États un acte d’humilité. Cet effort est nécessaire pour condamner la guerre et établir la paix, combattre le particularisme et le bellicisme en commençant par le désarmement, en ayant le souci de la solidarité internationale et du respect de la vie⁠[28]. Tout ce travail demande une « conversion » : « repenser à notre commune origine, à notre histoire, à notre destin commun. […] En un mot, l’édifice de la civilisation moderne doit se construire sur des principes spirituels, […] sur la foi en Dieu ».⁠[29] Comme quoi l’organisation mondiale rêvée depuis Vitoria ne peut faire l’économie de l’évangélisation.

Pour Paul VI donc, l’institution est indispensable, elle doit instaurer une autorité mondiale efficace, et pour cela réunir tous les pays sur un pied d’égalité sans négliger les fondements spirituels et en fidélité avec la Charte originelle.

Jean-Paul II se rendra deux fois au siège de l’ONU à l’invitation du Secrétaire général. Si, du temps de Paul VI, l’ONU a risqué la dislocation, durant le pontificat de Jean-Paul II, c’est la crédibilité même de l’Organisation qui sera souvent mise en cause⁠[30]. Comme ses prédécesseurs, il reconnaîtra la valeur de l’institution. Ainsi, en 1979, il déclare: « Le Siège apostolique, depuis la naissance de l’Organisation, a toujours exprimé son estime, en même temps que son accord, pour la signification historique de cette instance suprême de la vie internationale et de l’humanité contemporaine. » Il loue l’Organisation parce qu’« elle recherche les voies de l’entente et de la collaboration pacifique, elle exclut la guerre et la division, elle lutte contre les théories et les stratégies de destructions réciproques. Elle doit en premier lieu, servir l’homme en lui offrant sa protection et en lui garantissant ses droits, assurant à chacun la justice et défendant l’égalité des hommes ». Et c’est précisément cette défense et cette promotion des droits de l’homme que retiendra Jean-Paul II qui mettra en exergue la Déclaration de 1948 dont il dira qu’elle est « comme une pierre milliaire placée sur la route longue et difficile du genre humain […], sur le chemin du progrès moral de l’humanité ». « C’est une question extrêmement importante que, dans la vie sociale interne comme dans la vie internationale, tous les hommes en toute nation et en tout pays, dans tout régime et dans tout système politique puissent jouir d’une plénitude effective de leurs droits ». De plus, « là où les hommes vivent et sont aux prises avec les exigences d’une vie commune, les questions relatives à la justice et aux Droits fondamentaux de l’homme sont liées les unes aux autres. »[31]

Le5 octobre 1995, devant l’Assemblée générale des Nations-Unies, Jean-Paul II redira « l’estime » et « l’intérêt que portent le Siège apostolique et l’Église catholique à cette Institution » car on peut trouver « dans l’ONU l’espérance d’un avenir meilleur pour la société des hommes ». Il rappellera que le Saint-Siège « a soutenu avec conviction les idéaux et les objectifs de l’Organisation des Nations Unies dès sa fondation ». Il revient aussi sur la Déclaration des droits de l’homme, « l’une des expressions les plus hautes de la conscience humaine en notre temps. » Ainsi l’ONU a « allumé un flambeau dont la lumière peut dissiper les ténèbres provoquées par la tyrannie, une lumière qui peut montrer la voie de la liberté, de la paix et de la solidarité. » Le pape regrette toutefois qu’« il n’existe pas encore d’accord international analogue qui traite des droits des nations dans leur ensemble ».⁠[32] Ceci dit, quel regard Jean-Paul II porte-t-il sur l’Institution elle-même, indépendamment de sa nécessité et de ses objectifs proclamés ? L’efficacité de l’Organisation a été souvent et est encore souvent mise en cause. A ce point de vue, Jean-Paul II estime que « l’efficacité de ce plus grand des instruments de synthèse et de coordination de la vie internationale dépend de la culture et de l’éthique internationale qu’il anime et qu’il exprime. » En effet, l’Organisation ne peut se contenter d’être une administration : elle doit être un « centre moral où toutes les nations du monde se sentent chez elles » et pour qu’elles forment une « famille », « fondée sur la confiance réciproque, sur le soutien mutuel, sur le respect sincère ». L’ONU doit être non seulement un « centre efficace de médiation pour la solution des conflits » mais elle doit aussi promouvoir des « valeurs, des attitudes et des initiatives concrètes de solidarité qui soient capables d’élever les rapports entre les nations du niveau de leur « organisation » au niveau, pour ainsi dire, « organique », de la simple « coexistence » à l’existence pour les autres, dans un échange fécond de dons, d’abord à l’avantage des nations les plus faibles, mais finalement positif pour le bien-être de tous. ». Comme Paul VI, Jean-Paul II rappelle la Charte des Nations-Unies et « le principe de l’égalité souveraine de tous ses membres » (art. 2,1) et la nécessité de « développer entre les nations des relations amicales, fondées sur le respect du principe de l’égalité des droits des peuples et de leur droit à disposer d’eux-mêmes » (art. 1,2). Enfin, toujours comme son prédécesseur, Jean-Paul II insiste sur le fait que les actions politiques « impliquent toujours la dimension transcendante et spirituelle de l’expérience humaine ». Si on veut l’ignorer, on porte « préjudice à la cause de l’homme et de la liberté humaine ».

Le discours de Jean-Paul II vise donc principalement la « culture », l’ « éthique » de l’Organisation, sa conception des droits de l’homme et des droits des nations. C’est le respect des valeurs humaines fondamentales qui seul peut assurer la paix. Mais c’est clairement là qu’au niveau de l’ONU et de ses satellites, que le bât blesse. Si globalement, le Saint-Siège approuve les initiatives et les efforts des nations Unies pour promouvoir les droits de l’homme, il relève néanmoins « des lacunes et des insuffisances dans la mise en œuvre des droits de l’homme dans les différents secteurs de l’activité de l’ONU »[33]. Qui plus est, « les représentants du Saint-Siège ont pu observer et dénoncer une certaine dérive par rapport à la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 ».⁠[34] Non seulement les violations des droits de l’homme sont de plus en plus nombreuses mais des contradictions apparaissent entre les principes et leur mise en œuvre. Notamment en ce qui concerne la liberté religieuse, les violences contre les femmes, l’éducation des femmes et des jeunes filles, les droits des enfants, la famille et le mariage, la liberté d’avoir des enfants, le droit au développement intégral, le racisme, l’antisémitisme, les réfugiés, la santé. Pire encore, on déplore de la part d’organismes dépendant de l’ONU la diffusion de « programmes drastiques de réduction de l’accroissement de la population, en utilisant ou préconisant des méthodes considérées comme totalement inacceptables » comme l’avortement, la stérilisation, « parfois imposées aux populations du Tiers Monde par des organismes internationaux. » On évoque même un « droit à l’avortement ». Le catalogue n’est pas exhaustif.⁠[35]

Michel Schooyans a, à plusieurs reprises⁠[36], dénoncé la dérive des institutions internationales qui s’appuient sur de « nouveaux droits de l’homme » qui ne découlent pas de la nature même de l’homme mais du « positivisme juridique : seules valent les règles du droit positif, émanant de la volonté du législateur […]. L’ONU et certaines de ses agences se comportent en effet de plus en plus ouvertement comme si elles avaient reçu mandat pour élaborer une conception des droits de l’homme radicalement différente de celle qui s’exprimait en 1948.

La Déclaration universelle était anthropocentrique. Elle reconnaît qu’au centre du monde et au cœur du temps, il y a l’homme raisonnable, libre, responsable, capable de solidarité et d’amour. Désormais -selon l’ONU- l’homme est une parcelle éphémère dans le cosmos. […] Les hommes ne sont plus capables de reconnaître la vérité et d’y accorder leur conduite ; ils négocient, décident selon une arithmétique des intérêts et des jouissances. Triomphe éphémère de consensus toujours renégociables et dès lors perpétuellement en sursis.

Telle est la source principale des soi-disant « nouveaux droits de l’homme ». Ils ne sont plus reconnus ou déclarés ; ils sont négociés ou imposés. Marchandés. Ils sont l’expression de la volonté des plus forts. Les valeurs elles-mêmes sont le simple reflet des préférences, de la fréquence des choix. »[37]

Bref, on assiste à un envahissement du relativisme et de l’individualisme qui vont amener le cardinal Angelo Sodano, secrétaire d’État de 1990 à 2006, à indiquer le chemin de la cohérence et de l’efficacité.

En 1990, tout d’abord, en parlant des droits de l’homme, il déclare qu’« il faut affermir ceux-ci en leur donnant une solide base éthique, car autrement ils demeureront fragiles et sans fondations. A ce propos, on doit réaffirmer que les droits de l’homme ne sont créés ou octroyés par personne, mais qu’ils sont inhérents à la nature humaine. Selon le Saint-Siège, la loi naturelle, inscrite par Dieu dans le cœur de chaque être humain, est un dénominateur commun à tous les hommes et à tous les peuples. C’est un langage universel, que tous peuvent connaître et sur la base duquel ils peuvent s’entendre. » Ensuite, il rappelle à l’ONU ce qui était prévu dans la Charte des Nations Unies : « Il faut […] que l’ONU soit pleinement représentative de la communauté internationale et n’apparaisse pas comme dominée par quelques-uns. L’écoute et le respect de chacun est impératif lorsqu’il s’agit de prendre des décisions communes, mais plus particulièrement encore lorsque l’on s’attache à définir des orientations qui touchent à des valeurs morales et culturelles fondamentales. En ce domaine, il n’est pas légitime de prétendre imposer, au nom d’une conception subjective du progrès, certains modes de vie minoritaires. « Les Peuples des Nations Unies », mentionnés dans le Préambule de la Charte, ont droit au respect de leur dignité et de leurs traditions. »[38]

Cinq ans plus tard, au nom de Benoît XVI, cette fois, le cardinal interpelle les chefs d’État et de gouvernement et rappelle l’ONU à ses devoirs. Une « réforme » courageuse de l’institution est nécessaire car elle « a montré des signes d’usure ». Les peuples attendent « une institution moderne, capable de prendre des résolutions et de les faire respecter. C’est là, ajoute le cardinal, un appel qui nous est adressé par des hommes et des femmes découragés par tant de promesses faites et non tenues, par des résolutions adoptées et que l’on n’a pas fait respecter. » Or « « la responsabilité de protéger » […] renvoie […] à la prééminence de la dignité de tout homme ou de toute femme en tant que personne sur l’État et sur tout système idéologique. » Abordant des problèmes particuliers, le cardinal estime, notamment, qu’« il faut encore beaucoup travailler pour arriver à une mobilisation économique et financière solidaire » et, sur le plan de la santé, on ne peut « pas offrir une vision ambigüe, réductrice ou pire encore idéologique […]. Par exemple, ne vaudrait-il pas mieux parler clairement de la « santé des femmes et des enfants », que d’utiliser le terme de « santé de la reproduction » ? Peut-être voudrait-on reparler d’un droit à l’avortement ? ».⁠[39]

Face à cette dégradation de la « philosophie » de l’ONU, à ses dérives, à ses manquements, quelle va être la réaction de Benoît XVI invité à son tour, le 18 avril 2008, à la tribune de l’Assemblée, à l’occasion du 60e anniversaire de la déclaration des Droits de l’homme ?

Il va offrir à ses auditeurs une réflexion dense mais fondamentale

En premier lieu, Benoît XVI dit, comme ses prédécesseurs, son « estime pour les Nations Unies » et reprend certaines expressions qu’ils ont, à l’occasion, employées. Ainsi, les Nations Unies sont estimables car elles constituent un « lieu privilégié », un « centre moral » et « concrétisent l’aspiration à « un degré supérieur d’organisation à l’échelle internationale »[40] » en respectant le principe de subsidiarité.

Benoît XVI reconnaît l’importance des « objectifs universels » comme « le désir de paix, le sens de la justice, le respect de la dignité de la personne, la coopération et l’assistance humanitaires. » Le but de l’ONU est de servir la liberté, la solidarité le bien commun pour lutter contre le sous-développement, l’insécurité, les inégalités et les menaces qui planent sur l’environnement, les ressources le climat. Au niveau de la méthode, Benoît XVI voit dans l’activité de l’ONU « un exemple de la manière dont les problèmes et les conflits qui concernent la communauté mondiale peuvent bénéficier d’une régulation commune. " Par le dialogue.

Toutefois, comme ses prédécesseurs, le pape relève aussi quelques faiblesses. Les « objectifs universels » « ne coïncident pas avec la totalité du bien commun de la famille humaine » mais ils « n’en représentent pas moins une part fondamentale ». Pour ce qui est des moyens, Benoît XVI exprime « le souhait que l’Organisation puisse être toujours davantage un signe d’unité entre les États et un instrument au service de toute la famille humaine ». En effet, « un consensus multilatéral […] continue à être en crise parce qu’il est encore subordonné aux décisions d’un petit nombre ».

Il n’empêche qu’en ce « lieu privilégié », « l’Église s’efforce de partager son expérience « en humanité » », universelle et multiséculaire.

A quelles conditions, l’ONU peut-elle remplir sa mission, pourrait-elle mieux la remplir ? d’une manière globale, en étant toujours plus fidèle à sa Charte, à sa Déclaration et à un nouveau principe reconnu par l’Organisation : « la responsabilité de protéger », « fondement de toute action entreprise par l’autorité envers ceux qui sont gouvernés par elle ».

Toute la réflexion du Souverain pontife va se référer à ces trois éléments et aux « impératifs éthiques » qu’ils comportent et qui doivent être respectés d’autant plus que certains progrès scientifiques et technologiques « représentent une violation évidente de l’ordre de la création, au point non seulement d’être en contradiction avec le caractère sacré de la vie, mais d’arriver à priver la personne humaine et la famille de leur identité naturelle ».

Comme à l’origine, l’ONU doit continuer à reconnaître « l’unité de la famille humaine » et la « dignité innée » de toute personne. Elle ne doit pas oublier qu’elle a été crée parce qu’avant sa naissance, « la référence au sens de la transcendance et à la raison naturelle a été abandonnée et que, par conséquent, la liberté et la dignité humaine furent massivement violés ». une telle attitude « menace les fondements objectifs des valeurs qui inspirent et régulent l’ordre international et cela mine les principes intangibles et coercitifs formulés et consolidés par les Nations Unies ». Et donc, « c’est une erreur de se retrancher derrière une approche pragmatique, limitée à mettre en place des « bases communes », dont le contenu est minimal et dont l’efficacité est faible ».

En ce qui concerne donc les droits de l’homme, il faut être particulièrement vigilant et maintenir la « corrélation entre droits et devoirs ». En effet, les droits de l’homme sont « la mesure du bien commun, utilisée pour apprécier le rapport entre justice et injustice, développement et pauvreté, sécurité et conflits ». Ils constituent « la stratégie la plus efficace » pour le développement et la paix

Encore faut-il ne pas se tromper sur leur vraie nature. « Les droits de l’homme sont toujours plus présentés comme le langage commun et le substrat éthique des relations internationales. Tout comme leur universalité, leur indivisibilité et leur interdépendance sont autant de garanties de protection de la dignité humaine, cela en vertu de l’origine commune des personnes, qui demeure le point central du dessein créateur de Dieu pour le monde et pour l’histoire ? Ces droits trouvent leur fondement dans la loi naturelle inscrite au cœur de l’homme et présente dans les diverses cultures et civilisations. Détacher les droits humains de ce contexte signifierait restreindre leur portée et céder à une conception relativiste, pour laquelle le sens et l’interprétation des droits pourraient varier et leur universalité pourrait être niée au nom des différentes conceptions culturelles, politiques, sociales et même religieuses. la grande variété des points de vue ne peut pas être un motif pour oublier que ce ne sont pas les droits seulement qui sont universels, mais également la personne humaine, sujet de ces droits. » Il en ressort que « les droits de l’homme exigent […] d’être respectés parce qu’ils sont l’expression de la justice et non simplement en raison de la force coercitive liée à la volonté des législateurs ».

Ces droits humains sont bien innés et non concédés car « le bien commun que les droits de l’homme aident à réaliser ne peut pas être atteint en se contentant d’appliquer des procédures correctes ni même en pondérant des droits en opposition ». Il faut les soutenir « face à des instances qui cherchent à réinterpréter les fondements de la Déclaration et à compromettre son unité interne pour favoriser le passage de la protection de la dignité humaine à la satisfaction de simples intérêts, souvent particuliers. La Déclaration a été adoptée comme « un idéal commun qui est à atteindre » (Préambule) et elle ne peut pas être utilisée de manière partielle, en suivant des tendances ou en opérant des choix sélectifs qui risquent de contredire l’unité de la personne et donc l’indivisibilité de ses droits ». Or souvent on doit regretter la « prédominance de la légalité par rapport à la justice quand se manifeste une attention à la revendication des droits qui va jusqu’à les faire apparaître comme le résultat exclusif de dispositions législatives ou de décisions normatives prises par les diverses instances des autorités en charge. Quand ils sont présentés sous une forme de pure légalité, les droits risquent de devenir des propositions de faible portée, séparés de la dimension éthique et rationnelle qui constitue leur fondement et leur fin. La Déclaration universelle a en effet réaffirmé avec force la conviction que le respect des droits de l’homme s’enracine avant tout sur une justice immuable[41], sur laquelle la force contraignante des proclamations internationales est aussi fondée. » Si l’on a simplement « une perspective utilitariste étroite », on prive « les droits de leur vraie fonction ». Certes, de « nouvelles situations » peuvent suggérer de « nouveaux droits » mais il faut discerner, il faut « distinguer le bien du mal ». Si on laisse ce discernement aux États en fonction de leurs lois et de leurs institutions, le risque est de rendre « impossible un ordre social respectueux de la dignité de la personne et de ses droits. » Seule « une vision de la vie solidement ancrée dans la dimension religieuse peut permettre d’y parvenir, car la reconnaissance de la valeur transcendante de tout homme et de toute femme favorise la conversion du cœur, ce qui conduit alors à un engagement contre la violence, le terrorisme ou la guerre, et à la promotion de la justice et de la paix. »

Benoît XVI, revivifie par ces réflexions les principes et fondements des Nations-Unies bien conscient des dérives et trahisons actuelles. Il invite aussi les représentants des nations à prendre toute la mesure de « la responsabilité de protéger »[42] énoncée plus récemment et dont les trois piliers ont été définis dans le Document final du Sommet mondial de 2005[43] et que le Secrétaire général a formulés dans le rapport présenté en 2009[44]. Benoît XVI rappelle ici que ce principe, dans la pensée chrétienne, n’est pas nouveau : il « était considéré par l’antique ius gentium comme le fondement de toute action entreprise par l’autorité envers ceux qui sont gouvernés par elle ; à l’époque où le concept national souverain commençait à se développer, le religieux dominicain Francisco de Vitoria, considéré à juste titre comme un précurseur de l’idée des Nations Unies, décrivait cette responsabilité comme un aspect de la raison naturelle partagé par toutes les nations, et le fruit d’un droit international dont la tâche était de réguler les relations entre les peuples ». Le respect de ce principe est important car bien des dommages sont causés par « l’indifférence ou la non-intervention ».

Enfin, l’ONU, lieu de « dialogue » a la tâche de confronter les points de vue et de « réaliser un consensus autour de la vérité concernant des valeurs ou des fins particulières ». A ce point de vue, Benoît XVI insiste sur le fait qu’il est important que « la sphère religieuse » soit « séparée de l’action politique ». Les religions peuvent « mettre leur expérience au service du bien commun » à condition que leur vision de la foi ne s’exprime pas « en termes d’intolérance, de discrimination ou de conflit, mais en terme de respect absolu de la vérité, de la coexistence, des droits et de la réconciliation ». Les instances internationales doivent porter une attention particulière au droit à la liberté religieuse, y compris à ses manifestations publiques. Pour être des « citoyens actifs », engagés dans « la construction de l’ordre social », les croyants n’ont pas à « se priver d’une partie d’eux-mêmes - de leur foi […] » cela « reviendrait à privilégier une approche individualiste et, ce faisant, à fragmenter l’unité de la personne ». « Il est d’autant plus nécessaire de protéger les droits liés à la religion, s’ils sont considérés comme opposés à une idéologie séculière dominante ou à des positions religieuses majoritaires, de nature exclusive. »

Droit naturel et statut des religions, voilà deux axes qu’il était indispensable de rappeler face au relativisme et au laïcisme qui ont envahi progressivement l’hémicycle de Manhattan et qui menacent la paix du monde.⁠[45]


1. Note russe du 30 décembre 1898/11 janvier 1899. Vingt-six gouvernements étaient présents à la séance d’ouverture de la Conférence qui eut lieu à La Haye, le 18 mai 1899. La Conférence ne parvint pas à trouver un accord sur la limitation ou la réduction des armements, son objectif principal, mais trois Conventions et d’autres actes mentionnés dans l’Acte final furent adoptés le 29 juillet 1899. Des dispositions furent également prises pour convoquer une deuxième conférence. Celle-ci eut lieu à La Haye, du 15 juin au 18 octobre 1907. + L’acte final n’est qu’une déclaration officielle sur les résultats obtenus. Il fut signé par les délégués mais n’a pas été ratifié par les États participant. Il n’a pas force de loi. (texte disponible sur www.icrc.org).
2. Deuxième note diplomatique du cardinal Rampolla, en réponse à la seconde circulaire du Comte Mouriavev, 10 février 1899, citée in COSTE René, Morale internationale, L’humanité à la recherche de son âme, Desclée, 1964, p. 216.
3. Encyclique Pacem, Dei munus, 23 mai 1920.
4. Même s’il sont surtout dus à la « pusillanimité de la France et de la Grande-Bretagne, au manque de coordination de leur politique étrangère, à l’absence des États-Unis et au défaut d’intérêt de l’opinion publique à l’égard de ce qui se passait à Genève », René Coste estime aussi que « ces graves échecs sont sans doute directement imputables aux vices de constitution de l’institution, qui était plus un organe de coordination internationale qu’un véritable organisme super-étatique, doté de pouvoirs propres de commandement, et qui manquait des moyens de contraindre les récalcitrants à l’obéissance ». (COSTE René, Morale internationale, op. cit., pp. 222-223).
5. Encyclique Studiorim ducem, 29 juin 1923.
6. Quadragesimo anno.
7. Il souhaite « un nouvel ordre du monde » qui ne serait pas bâti sur le « sable mouvant de règles changeantes et éphémères laissées aux décisions de l’égoïsme collectif ou individuel » (Encyclique Summi pontificatus, 20 octobre 1939). Encore faut-il que les hommes reconnaissent leur Père. « Alors seulement, ils arriveront à réaliser et à parfaire une organisation internationale stable et féconde, telle que la souhaitent les hommes de bonne volonté: organisation qui, parce qu’elle respectera les droits de Dieu, puisse assurer l’indépendance mutuelle des peuples grands et petits, imposer la fidélité aux accords loyalement consentis et sauvegarder, dans l’effort de chacun vers la prospérité de tous, la saine liberté et la dignité de la personne humaine. » (Allocution à l’ambassadeur extraordinaire de la République d’Haïti, 10 novembre 1939). Pour établir une « paix juste et durable », il faudra, entre autres, « la constitution d’institutions juridiques qui servent à garantir la loyale et fidèle application des conventions et, en cas de besoin reconnu, à les revoir et corriger ». (Message de Noël, 1939).
8. Dès 1901, le Saint-Siège est représenté auprès de l’Association internationale pour la protection légale des travailleurs. En 1919, l’Organisation internationale du travail (OIT) fondée sous l’égide du Traité de Versailles retient toute l’attention du Saint-Siège et de nombreuses organisations chrétiennes collaborèrent. Mieux, en 1931, le directeur du Bureau international du travail (secrétariat de l’OIT), le socialiste Albert Thomas écrit au Pape Pie XI à propos de son encyclique Quadragesimo anno : « L’Organisation internationale du travail, quand elle a entrepris cette tâche immense avec une ardeur pleine d’assurance, était consciente de n’être point une génération spontanée, mais l’aboutissement d’initiatives anciennes. la semence était jetée dans une terre féconde soigneusement préparée depuis des années par des ouvriers tenaces, entre autres, ceux qui se réclament de l’encyclique Rerum novarum ». (Cité in MACHELON Jean-Pierre, Pie XII, l’Europe et les institutions internationales, in Pie XII et la cité, Actes du Colloque de la faculté de droit d’Aix-en-Provence, Téqui/Presses universitaires d’Aix-Marseille, 1988, p. 204 ; sur les relations entre l’OIT et le Saint-Siège, on peut consulter : Mgr BERTOLI Paul, Le Saint-Siège et les organisations internationales, Revue des Deux Mondes, 15 mai 1961 ; ARNOU André, L’Organisation internationale du travail et les catholiques, Spes, 1933 ; LE ROY Albert, Catholicisme social et Organisation internationale du travail, Spes, 1937 ; BARBIER M., L’Église catholique et l’OIT : un demi siècle de relations, Centre L.J. Lebret, Foi et développement, 1972).
   Par ailleurs, nous avons vu que Benoît XV, dès 1917, souhaitait que la « force morale du droit » remplace la « force matérielle des armes » (Message aux peuples belligérants et à leurs chefs, 1er août 1917) et qu’il estimait « très désirable que l’ensemble des États, écartant tous les soupçons réciproques, s’unissent pour ne plus former qu’une société, ou mieux, qu’une famille, tant pour la défense de leurs libertés particulières que pour le maintien de l’ordre social. […​] Aux Nations unies dans une Ligue fondée sur la foi chrétienne, l’Église sera fidèle à prêter son concours actif et empressé pour toutes leurs entreprises inspirées par la justice et la charité. » (Encyclique Pacem Dei munus pulcherrimum, 23 mai 1920). Mais, en même temps, il déplorait que la SDN soit incapable d’« imposer à toutes les nations une sorte de code international, adapté à notre époque, analogue à celui qui régissait la Chrétienté » (Encyclique Ubi arcano Dei, 23 décembre 1922).
   MACHELON Jean-Pierre, op. cit., p. 204, fait remarquer que « toute forme de collaboration entre le Saint-Siège et la SDN aurait supposé aplanis des obstacles juridiques considérables, et des obstacles psychologiques qui ne l’étaient pas moins ; les milieux catholiques manifestaient souvent de la réticence à l’endroit d’une organisation qui leur semblait d’inspiration socialiste ou maçonnique ».
9. Radiomessage de Noël 1944.
10. Allocution aux membres du Congrès du Mouvement universel pour une Confédération mondiale, 6 avril 1951.
11. Radiomessage, 24 décembre 1951.
12. Discours à des juristes catholiques italiens, 6 décembre 1953. Comment ne pas voir là l’influence de l’enseignement de VITORIA qui affirmait bien que tout ce qui est nécessaire au gouvernement et à la conservation du genre humain est de droit naturel. (Cf. Leçon sur le pouvoir politique, Vrin, 1980).
13. Discours à S. Exc. M. Antonio Alvarez Vidaurre, ministre de Salvador, 28 octobre 1947).
14. MACHELON Jean-Pierre, op. cit., p. 208.
15. Discours aux pèlerins américains.
16. « Si jamais une assemblée d’hommes réunis dans un tournant critique de l’histoire a eu besoin du secours de la prière, c’est bien l’Assemblée des nations Unies.
   Aussi, vous demandons-Nous de prier, Nous vous le demandons à vous, vénérables Frères dans l’épiscopat, à vous, Nos chers fils dans le sacerdoce, à vous, Nos bien-aimés enfants dans le Christ-Jésus. Et permettez que par vous, Notre voix suppliante parvienne à tous vos frères catholiques en Amérique, et même à tous les catholiques de tous les pays de la terre, auxquels, Nous l’espérons bien, s’uniront tous les hommes de bonne volonté. »
17. Message de Noël, 23 décembre 1956.
18. Cf. Allocution aux délégués de l’OIR, 10 janvier 1949.
19. Cf. Allocution aux membres du Bureau international du travail, 25 mars 1949.
20. Cf., par exemple, Allocution aux délégués de la FAO, 7 décembre 1953. Dès 1948, le Saint-Siège obtient de la FAO l’envoi d’un observateur permanent en situation de diplomate accrédité. De même, le Saint-Siège sera représenté à partir de 1949 auprès de l’OMS et à partir de 1952 auprès de l’UNESCO. Ce qui ne signifie nullement que le Saint-Siège adhère à toutes les décisions prises, loin de là. (cf. MACHELON Jean-Pierre, op. cit., pp. 211-212).
   Par contre, le Saint-Siège ou l’État de la Cité du Vatican collabore plus facilement avec les organisations internationales à but technique ou scientifique. Le Saint-Siège est un des membres fondateurs de l’Agence internationale pour l’Energie atomique, L’État de la Cité du Vatican est membre à part entière, par exemple, de l’Union postale universelle, de l’Union internationale des télécommunications, de l’Union internationale pour la protection de la propriété littéraire et artistique, de l’Union internationale pour la protection de la propriété industrielle, de l’Organisation météorologique mondiale, de l’Organisation de l’aviation civile internationale, etc..
21. Cf. http://www.holyseemission.org/about/history-of-diplomacy-of-the-holy-see.aspx. La Palestine est l’autre pays ayant aussi une mission permanente d’observation et a reçu le 29 novembre 2012 le statut d’État observateur.
22. Lettre encyclique, 11 avril 1963.
23. A cette époque c’est surtout la division idéologique qui est regrettable de même que la difficulté d’imposer sa volonté surtout si les États-Unis ou l’URSS sont en cause.(Cf. COSTE René, op. cit., p. 229)
24. GS, n° 79, § 4.
25. Id., n° 82, § 1.
26. Id., n° 84, § 3.
27. Durant la 19e session (du 10 novembre 1964 au 18 février 1965) a éclaté une crise financière et juridique qui mit en péril l’institution. (Cf. LAURENT Philippe, sj, L’Église et l’ONU à travers les discours de Paul VI et de Jean-Paul II, in Politique étrangère n° 1, 1980, 45e année, pp. 115-127.
28. A cet endroit, Paul VI rappelle que la tâche des Nations-Unies est « de faire en sorte que le pain soit suffisamment abondant à la table de l’humanité, et non pas de favoriser un contrôle des naissances, qui serait irrationnel, en vue de diminuer le nombre des convives au banquet de la vie ».
29. Discours à l’Organisation des Nations-Unies, New York, 4 octobre 1965.
30. Cf. LAURENT Philippe, op. cit., pp. 121-122. L’auteur évoque la crise de croissance du nombre d’États-membres, le système de groupes ou de blocs, la politisation des débats, la bureaucratisation croissante, la multiplication des rapports, la lourdeur des procédures, et surtout l’incapacité à décider et à agir.
31. Discours du 2 octobre 1979. Déjà le 2 décembre 1978, à l’occasion du 30e anniversaire de la Déclaration des droits de l’homme, Jean-Paul II écrivait au Secrétaire général : « Le Saint-Siège a toujours apprécié, loué et soutenu les efforts des Nations Unies tendant à garantir d’une façon toujours plus efficace la pleine et juste protection des droits fondamentaux et des libertés des personnes humaines ». Dans l’encyclique Redemptor hominis (4 mars 1979), on peut lire : « On ne peut s’empêcher de rappeler, avec des sentiments d’estime pour le passé et de profonde espérance pour l’avenir, le magnifique effort accompli pour donner vie à l’ONU, effort qui tend à définir les droits objectifs et inviolables de l’homme, en obligeant les États membres à une rigoureuse observance de ces droits, avec réciprocité. »
32. Jean-Paul II fait remarquer que cette question a déjà été abordée dans l’histoire de l’Église : au concile de Constance (XVe siècle), à l’université de Salamanque (XVIe siècle) et par Benoît XV qui rappelait que « les nations ne meurent pas » et qui invitait « à examiner avec une conscience sereine les droits et les justes aspirations des peuples ». (Aux peuples belligérants et à leurs dirigeants, 28 juillet 1915). Jean-Paul II rappelle qu’il n’y a pas de contradiction entre l’universalité de la Déclaration et l’attention à porter aux droits des nations. : « Cette tension entre le particulier et l’universel, en effet, peut être considérée comme immanente à l’être humain. En raison de leur communauté de nature, les hommes sont poussés à se sentir membres d’une seule grande famille, et ils le sont. Mais, à cause du caractère historique concret de cette même nature, ils sont nécessairement attachés de manière plus intense à des groupes humains particuliers, avant tout à la famille, puis aux divers groupes d’appartenance, jusqu’à l’ensemble du groupe ethnique et culturel désigné, non sans motif, par le terme de « nation » qui évoque la « naissance », tandis que, si on l’appelle « patrie » (« fatherland »), il évoque la réalité même de la famille. » Jean-Paul II ajoute encore que « le concept de « nation » ne s’identifie pas nécessairement a priori avec celui de l’État » et que « ce droit fondamental à l’existence ne suppose pas nécessairement une souveraineté étatique, car diverses formes de rattachement juridique entre différentes nations sont possibles, comme c’est le cas, par exemple, dans les États fédéraux, dans les confédérations, ou dans les États comportant de larges autonomies régionales. » Il ne faut donc pas confondre le « nationalisme, qui prône le mépris des autres nations ou des autres cultures, et le patriotisme, qui est au contraire l’amour légitime du pays dont on est originaire ».
33. NOUAILHAT Yves-Henri, Le Saint-Siège, l’ONU et la défense des droits de l’homme sous le pontificat de Jean-Paul II, in Relations internationales, 2006/3 (n°127) PUF, pp. 95-110.
34. Id..
35. Pour une approche plus pointue des problèmes qui ont été épinglés par les représentants du Saint-Siège, on peut se référer à Mgr DUPUY André, Une parole qui compte. Le Saint-Siège au coeur de la diplomatie multilatérale. Recueil de textes (1970-2000), The Path to Peace Foundation, 2003, Sources, n° 191. On y retrouve les 1.310 interventions des délégations du Saint-Siège durant cette période.
36. Cf. notamment : La dérive totalitaire du libéralisme, Editions universitaires, 1991 et Mame, 1995 ; L’Évangile face au désordre mondial, Fayard, 1997 (avec une Préface du cardinal Ratzinger) ; La face cachée de l’ONU, Le Sarment, 2000 ; en collaboration avec LIBERT Anne-Marie, Le terrorisme à visage humain, François-Xavier de Guibert, 2006 (avec une préface du cardinal Lopez-Trujillo).
37. La face cachée de l’ONU, op. cit., pp. 11-12.
38. Intervention du cardinal Angelo SODANO au Millenium Summit de l’ONU, New York, 6-8 septembre 2000.
39. Discours du Cardinal Angelo SODANO aux chefs d’État et de gouvernement, ONU, New York, 16 septembre 2005.
40. Cf. SRS, n° 43.
41. La justice consiste « à donner à l’autre ce qui est sien, c’est-à-dire ce qui lui revient en raison de son être et de son agir », ou plus concrètement: « la reconnaissance et le respect des droits légitimes des individus et des peuples » (CV, § 6 et 77). « La justice […​] n’est pas une simple convention humaine, car ce qui est juste n’est pas déterminé originairement par la loi positive, mais par l’identité profonde de l’être humain » (Benoît XVI, Message pour la journée mondiale pour la paix, 8 décembre 2011). Ajoutons que dans la conception chrétienne, « la justice est inséparable de la charité, elle lui est intrinsèque » mais « la charité dépasse la justice et la complète dans la logique du don et du pardon » (CV).
42. « L’expression « responsabilité de protéger » a été énoncée pour la première fois dans le rapport de la Commission internationale de l’intervention et de la souveraineté (ICISS), instituée par le Gouvernement canadien en décembre 2001. La Commission avait été formée en réponse à la question posée par Kofi Annan de savoir quand la communauté internationale doit intervenir à des fins humanitaires. Le rapport de la Commission, « La responsabilité de protéger », a conclu que la souveraineté non seulement donnait à un État le droit de « contrôler » ses propres affaires, mais aussi lui conférait la « responsabilité » première de protéger les personnes vivant à l’intérieur de ses frontières. Le rapport énonçait la thèse que lorsqu’un État se montre incapable de protéger sa population – qu’il ne le puisse pas ou qu’il ne le veuille pas – la responsabilité en passe à la communauté internationale au sens large.
   En 2004, le Groupe de personnalités de haut niveau sur les menaces, les défis et le changement, institué par le Secrétaire général Kofi Annan, a entériné la norme nouvelle d’une responsabilité de protéger – souvent appelée « R2P » –, affirmant qu’il existe une responsabilité internationale collective, que doit exercer le Conseil de sécurité en autorisant une intervention militaire en dernier ressort, dans l’éventualité où se produiraient un génocide ou d’autres massacres à grande échelle, un nettoyage ethnique et de graves violations du droit humanitaire que les gouvernements souverains se sont révélés impuissants ou non disposés à prévenir. Le Groupe de personnalités a proposé des critères de base qui légitimeraient l’autorisation du recours à la force par le Conseil de sécurité des Nations Unies, notamment la gravité de la menace, le fait qu’il doit s’agir d’un dernier ressort, et la proportionnalité de la réponse. »
   (http://www.un.org/fr/preventgenocide/rwanda/pdf/responsablility.pdfhttp://www.un.org/fr/preventgenocide/rwanda/pdf/responsablility.pdf).
   Cf. également : CIISE, La responsabilité de protéger, Rapport de la Commission internationale de l’intervention et de la souveraineté des États, décembre 2001. Texte disponible sur:
   http://diplomatie.belgium.be/fr/binaries/rapport%20intern%20comm%20inzake%20interv%20en%20soev%20staat%20over%20beschermingsver_fr_tcm313-70467.pdf
43. Document identifié : A/RES/60/1, par. 138 à 140.
44. Document identifié : A/63/677. Il y est dit:
   1. Il incombe au premier chef à l’État de protéger les populations contre le génocide, les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité et le nettoyage ethnique, ainsi que contre les incitations à les commettre ;
   2.Il incombe à la communauté internationale d’encourager et d’aider les États à s’acquitter de cette responsabilité ;
   3.Il incombe à la communauté internationale de mettre en œuvre les moyens diplomatiques, humanitaires et autres de protéger les populations contre ces crimes. Si un État n’assure manifestement pas la protection de ses populations, la communauté internationale doit être prête à mener une action collective destinée à protéger ces populations, conformément à la Charte des Nations Unies.
   (http://www.un.org/fr/preventgenocide/adviser/responsibility.shtml)
45. Notons qu’en 1902 déjà, LEON XIII remarquait que « les principes chrétiens répudiés - ces principes qui sont si puissamment efficaces pour sceller la fraternité des peuples et pour réunir l’humanité toute entière dans une sorte de grande famille -, peu à peu a prévalu dans l’ordre international un système d’égoïsme jaloux […​] ». Du coup, les nations « sont facilement entraînées à laisser dans l’oubli les grands principes de la moralité et de la justice, et la protection des faibles et des opprimés. » Il ne faut donc pas s’étonner, dans ces circonstances, d’assister à « cet accroissement progressif et sans mesure des préparatifs militaires », ou à « cette paix armée comparable aux plus désastreux effets de la guerre, sous bien des rapports au moins. » (Lettre apostolique aux évêques, 19 mars 1902).

⁢Chapitre 3 : L’Europe, un modèle d’organisation régionale ?

La force de l’Europe, c’est le Christ
— Karl Leisner

[1]

Nous allons constater que la même perspective se retrouve au cœur des discours adressés à d’autres niveaux de pouvoir international . « Un mouvement irrésistible, disait Pie XII, pousse aujourd’hui les nations à s’unir afin de mieux assurer leur sécurité ou leur développement économique ; aucune ne peut prétendre rester dans l’isolement sans encourir pour elle-même des risques sérieux ou sans nuire à la communauté qui attend son appui »[2]. Et ce phénomène se vit aussi à la dimension des continents.


1. Cité par Jean-Paul II lors de la rencontre avec les jeunes au stade de la Meinau (Strasbourg), le 8 octobre 1988, in DC, n° 1971, 6 novembre 1988, pp. 1012. Karl Leisner (1915-1945) est un jeune militant chrétien allemand qui fut interné en 1939 et ordonné prêtre clandestinement à Dachau en 1944. Il mourut peu après sa libération et fut béatifié en 1996. Dans le même esprit, Jean-Paul II dira : « L’union entre la liberté extérieure et intérieure doit construire l’Europe de demain, la civilisation de l’amour et de la vérité ; et cette union se fonde sur le Christ, pierre angulaire. » (Homélie de la messe dans la basilique de Velehrad, 22 avril 1990, in DC n° 2007, 3 juin 1990, pp. 550-552). Et encore : « Sans Jésus-Christ, « puissance de Dieu pour le salut » (Rm 1, 16), et son Évangile, il ne sera pas possible de bâtir une Europe unie dans une paix durable, dans la justice et dans la solidarité des individus et des peuples. L’Europe doit être plus qu’une communauté d’intérêts ; sur un plan plus profond, ses peuples ont une vocation commune à construire dans le Christ l’unique grande famille des enfants de Dieu. » (Discours lors de la célébration œcuménique à Debrecen (Hongrie), 18 août 1991, in DC n° 2035, 6 octobre 1991, pp. 835-836).
2. Discours à l’Union des villes et pouvoirs locaux, 30 septembre 1953.

⁢i. L’Europe

…​ l’idée paneuropéenne, le Conseil de l’Europe et d’autres mouvements encore sont une manifestation de la nécessité où l’on se trouve de briser ou du moins d’assouplir, en politique et en économie, la rigidité des vieux cadres de frontières géographiques, de former entre pays de grands groupes de vie de d’action communes.
— Allocution aux membres du Congrès du droit privé
15 juillet 1950.

Même si quelques auteurs ont rêvé à certaines époques d’une Europe unie⁠[1], ce n’est qu’après la seconde guerre mondiale que l’idée va commencer à prendre corps. Pie XII va apporter son soutien à cette œuvre.⁠[2] Pie XII est l’héritier d’une tradition qui est née avec Léon XIII. Le 20 juin 1894⁠[3], déjà inquiet de la situation en Europe où, « depuis nombre d’années déjà, on vit dans une paix plus apparente que réelle »[4], Léon XIII appelle de ses vœux la restauration de l’« antique concorde, au profit du bien commun ». Antique concorde basée sur l’Évangile qui avait construit la civilisation chrétienne.

Il n’est peut-être pas inutile de s’arrêter à cette idée d’« ancienne concorde » dont l’évocation va se retrouver, sous des vocables divers, dans l’enseignement de tous les papes contemporains. Une réflexion du philosophe Rémi Brague peut nous aider à mieux comprendre la référence au passé de l’Europe. L’auteur insiste d’abord sur le fait que l’Europe est d’abord « le résultat d’une division » ou mieux d’une quadruple division dont la mémoire évitera certaines confusions : la division entre le monde méditerranéen gréco-romain avec la barbarie ; la division entre le nord chrétien avec le sud musulman ; la division entre l’Orient orthodoxe et l’Occident catholique ; la division entre le nord protestant et le sud catholique.⁠[5] Face à cela, le christianisme se présente comme une « synthèse paradoxale » dans la mesure où, si d’une part il distingue temporel et spirituel, dans la personne du Christ, il ne sépare pas Dieu et l’homme. Et l’Incarnation rend sacrée l’humanité de tout homme mais non un livre, ni une langue, ni une culture. Dès lors construire l’Europe c’est bien autre chose que d’en faire « une zone de libre échange, ou un centre de force, qui ne se définirait que par sa position géographique, et par le nom qu’a reçu, de façon accidentelle, un petit cap de l’Asie » (Valéry) ». En fait, « l’Europe doit rester, ou redevenir le lieu de la séparation du temporel et du spirituel, bien plus, de la paix entre eux -chacun reconnaissant à l’autre sa légitimité. Celui où l’on reconnaît une liaison intime de l’homme avec Dieu, liaison qui va jusqu’aux dimensions les plus charnelles de l’humanité, qui doivent être l’objet d’un respect sans faille. celui où l’unité entre les hommes ne peut se faire autour d’une idéologie, mais dans les rapports entre des personnes et des groupes concrets. Si ces éléments devaient s’effacer totalement, on aurait peut-être construit quelque chose, et peut-être quelque chose de durable. mais serait-ce l’Europe ? ».⁠[6]

La nostalgie de l’« antique concorde » anime aussi Benoît XV. il évoque les « peuples barbares de la primitive Europe » et tient à souligner que « du jour où l’esprit de l’Église les pénétra, ils virent se combler peu à peu l’abîme des mille divergences qui les séparaient et leurs querelles s’apaiser ; ils se fondirent en une seule société homogène et donnèrent naissance à l’Europe chrétienne, qui, sous la conduite et les auspices de l’Église, sans détruire les caractères propres de chaque nation, devait tendre à l’unité, source de sa glorieuse prospérité. » Même si ce passé nous paraît quelque peu idéalisé, Benoît XV, conscient de la fragilité de la paix qui vient d’être signée⁠[7], conclut avec beaucoup de lucidité que « lorsque tout sera rétabli suivant l’ordre de la justice et de la charité et que les nations se seront réconciliées, il est très désirable que tous les États, écartant tous leurs soupçons réciproques, s’unissent pour ne plus former qu’une société, ou mieux qu’une famille, tout ensemble pour la défense de leurs libertés particulières et le maintien de l’ordre social. »[8] Pie XI malheureusement ne pourra que constater, comme le craignait Benoît XV, la persistance des « passions belliqueuses »[9] et la montée de l’égoïsme qui se traduit par le nationalisme.⁠[10] Comme l’écrit très justement Guy Bedouelle, Pie XI s’insurge « contre l’Europe nationaliste, expansionniste et néo-païenne proposée par les dictatures fascistes à leur profit évidemment. »[11]

La guerre va donc une nouvelle fois imposer la nécessité d’une construction pacifique durable indispensable aussi au développement économique.

Pie XII, comme ses prédécesseurs, déplore l’exclusion du Christ de la vie moderne. Alors que « l’Europe[12] fraternisait dans des idéals identiques reçus de la prédication chrétienne » et qu’elle avait « conscience du juste et de l’injuste, du licite et de l’illicite, qui facilite les ententes », aujourd’hui, « au contraire, les dissensions ne proviennent pas seulement d’élans de passions rebelles, mais d’une profonde crise spirituelle qui a bouleversé les sages principes de la morale privée et publique »[13]. Conscient des dangers graves que cette situation entraîne, dès 1939, Pie XII souhaite « une meilleure organisation de l’Europe ». Il faut se préoccuper « du futur état économique, social et spirituel de l’Europe, et non de l’Europe seulement », veiller à « un véritable équilibre entre les nations » et pour cela, examiner avec bienveillance « les vrais besoins et les justes requêtes des nations et des peuples comme aussi des minorités ethniques » et si nécessaire : « une équitable, sage et concordante révision des traités »[14] en vue de construire « une nouvelle Europe »[15], une « Europe nouvelle et meilleure »[16] . Pour le saint Père, la pacification de l’Europe dans un esprit de fraternité est « la première condition pour les autres pas en avant vers la pacification universelle ».⁠[17] Et l’exemple de saint Benoît, « Père de l’Europe » devrait lui permettre de retrouver « la voie royale » que le grand saint lui avait tracée : « Prie et travaille » qui est « la loi principale de l’humanité et de sa règle de vie, comme son immuable fondement ».⁠[18] Ce n’est pas « par l’épée, la force ou le meurtre, mais par la croix et par la charrue, par la vérité et par l’amour » que l’Europe s’est civilisée.⁠[19]

Le 7 mars 1948, éclairé peut-être par l’alliance économique signée en 1947 entre la Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg (Benelux), il déclare que si « les rapports économiques internationaux ont une fonction positive et nécessaire, certes, mais seulement subsidiaire », dans les circonstances actuelles, « il serait peut-être opportun d’examiner si une union régionale de plusieurs économies nationales ne rendrait pas possible un développement plus efficace que dans le passé des forces particulières de production. »[20]

Le 2 juin 1948, dans son Discours au Sacré Collège, Pie XII, après avoir évoqué l’« étrange malaise » qui règne depuis la fin de la guerre parce qu’on ne sait si la paix va se consolider ou se noyer dans un nouveau conflit, salue « les esprits clairvoyants et courageux [qui] cherchent incessamment de nouvelles voies vers un passage de salut. » Comment ? « Au moyen de tentatives répétées de réconciliation, de rapprochement entre nations naguère encore en lutte les unes contre les autres, ils s’appliquent à mettre sur pied une Europe ébranlée jusque dans ses fondements, et à faire de ce foyer d’agitation chronique un boulevard de paix et la promotion providentielle d’une détente générale sur toute la surface de la terre. » A qui Pie XII pensait-il sinon à ces hommes qu’on a appelés les « pères » de l’Europe : l’Allemand Konrad Adenauer, le Luxembourgeois Joseph Bech, le Néerlandais Johan Willem Beyen, l’Italien Alcide De Gasperi, les Français Jean Monnet et Robert Schuman et enfin le Belge Paul-Henri Spaak. auxquels on ajoute souvent Winston Churchill (Royaume-Uni), Walter Hallstein (Allemagne), Sicco Mansholt (Pays-Bas) et Altiero Spinelli (Italie). La moitié de ces « pères » appartiennent à la démocratie chrétienne.⁠[21]

En évitant les discussions politiques, Pie XII engage l’Église et s’engage à appuyer cette initiative. Il continue : « A cause de cela, sans vouloir faire entrer l’Église dans l’enchevêtrement d’intérêts purement terrestres, Nous avons estimé opportun de nommer un représentant personnel spécial au « Congrès de l’Europe », qui s’est tenu récemment à La Haye[22], afin de montrer la sollicitude et de porter l’encouragement du Saint-Siège pour l’union des peuples. Et Nous ne doutons pas que tous Nos fidèles auront conscience que leur place est toujours aux côtés de ces esprits généreux qui préparent les voies à l’entente mutuelle et au rétablissement d’un sincère esprit de paix entre les nations. » En effet, « le devoir des catholiques [est] de donner un lumineux exemple d’unité et de cohésion, sans distinction de langues, de peuples et d’origine. »

Plus directement, le 11 novembre de la même année, Pie XII adresse un important discours aux délégués du Congrès international de l’Union européenne des Fédéralistes. Pie XII commence par rappeler les efforts que « depuis près de dix ans », il a multipliés « sans relâche en vue de promouvoir un rapprochement, une union sincèrement cordiale entre toutes les nations » et sans « impliquer l’Église dans des intérêts purement temporels ». Certes, le Saint-Père est conscient qu’« une union européenne offre de sérieuse difficultés » mais, pour lui, « il n’y a pas de temps à perdre. et si l’on tient à ce que cette union atteigne son but, si l’on veut qu’elle serve utilement la cause de la liberté et de la concorde européenne, la cause de la paix économique et politique intercontinentale, il est grand temps qu’elle se fasse. Certains, ajoute-t-il, se demandent même s’il n’est pas déjà trop tard ». Il ne faut donc pas attendre que « le souvenir de la guerre se soit d’abord estompé « . Il faut aussi éviter que certains n’abusent « d’une supériorité politique d’après-guerre en vue d’éliminer une concurrence économique ». Il est souhaitable enfin que les grandes nations au passé glorieux « sachent faire abstraction de leur grandeur d’autrefois pour s’aligner sur une unité politique et économique supérieure » qui respecte néanmoins les « caractères culturels de chacun des peuples ». Pour réaliser cette « unité politique et économique supérieure », il faut affirmer « qu’une Europe unie, pour se maintenir en équilibre, et pour aplanir les différends sur son continent […] a besoin de reposer sur une base morale inébranlable ». Cette base ne peut se trouver que dans la religion qui jadis fut « l’âme de cette unité ». Rétablir « le lien entre la religion et la civilisation » semble donc nécessaire. Fort heureusement, « en tête de la résolution de la Commission culturelle à la suite du Congrès de la Haye » (mai 1948), on peut lire « la mention du « commun héritage de civilisation chrétienne ». » Mais ce n’est pas assez pour Pie XII. Il faudrait aller « jusqu’à la reconnaissance expresse des droits de Dieu et de sa loi, tout au moins du droit naturel sur lequel sont ancrés les droits de l’homme. » En effet, « isolés de la religion, comment ces droits et toutes les libertés pourront-ils assurer l’unité, l’ordre et la paix ? » Encore faut-il ne pas oublier parmi ces droits « ceux de la famille, parents et enfants ». Ce sont ces « hommes vivants », « qui trouvent dans la vie de famille, honnête et heureuse, le premier objet de leur pensée et de leur joie », « des hommes aimant sincèrement la paix, des hommes d’ordre et de calme », des hommes de « compréhension », qui seront les artisans de l’Europe unie.

A de multiples reprises, Pie XII va insister sur le fait que les accords économiques, politiques ne suffisent car ils peuvent être dictés par un esprit matérialiste. Or « une paix sûre et durable est surtout un problème d’unité spirituelle et de dispositions morales ».⁠[23] Certes, un équilibre matériel est important mais moins que « l’esprit européen » c’est-à-dire « la conscience de l’unité interne, fondée non point sur la satisfactions de nécessités économiques, mais sur la perception de valeurs spirituelles communes, perception assez nette pour justifier et maintenir vivace la volonté de vivre unis. » Et la peur est « dépourvue de force constructive ». Pour la collaboration entre pays, « seules des valeurs d’ordre spirituel se révéleront efficaces. » ⁠[24] La position du pape est claire : « cette culture européenne sera ou bien authentiquement chrétienne et catholique, ou alors elle sera consumée par le feu dévastateur de cette autre culture matérialiste pour qui ne comptent que la masse et la force purement physique. »[25] Le propos peut paraître raide alors que de nombreux pays européens sont majoritairement protestants. Il adoucira son propos en rappelant que l’Église catholique ne s’identifie « avec aucune culture »[26] mais qu’elle est « pour le renouveau et le renforcement de la civilisation occidentale »[27]. Mieux encore, au Président de la République fédérale d’Allemagne, après avoir rappelé la menace matérialiste, Pie XII déclare plus simplement que « le catholicisme entendu comme doctrine et comme action peut apporter une précieuse contribution quand il s’agit de conserver le fondement spirituel et moral de la civilisation européenne en ce qu’elle a de véritable et de meilleur. »[28] Le Pape craignait, en effet, que « toute civilisation qui aspire réellement à conserver les avantages terrestres - et ils sont en vérité nombreux - de l’antique civilisation chrétienne, mais qui rejette, ouvertement ou sournoisement, le sens propre de celle-ci, soit irrémédiablement destinée à tomber victime des assauts du matérialisme »[29], ce qui aboutirait à « former une culture européenne de caractère, d’esprit, d’âme non chrétiens. »[30]

Deux obstacles majeurs se dressent sur la route de « la réalisation pratique de l’unité européenne » : la structure de chaque État qui doit, pour s’engager dans une vie commune, veiller à l’équilibre de l’ensemble et l’absence d’un « esprit européen » qui n’aurait pas « conscience de l’unité interne, fondée non point sur la satisfaction de nécessités économiques, mais sur la perception assez nette de valeurs spirituelles communes ». Or, « seules des valeurs d’ordre spirituel se révèleront efficaces, seules elle permettront de triompher des vicissitudes […] ». Si Rome et Athènes ont offert « les premiers fondements juridiques et culturels », « le christianisme a modelé l’âme profonde des peuples ». Pour se sauver, L’Europe a besoin de « la foi chrétienne authentique comme base de la civilisation et de la culture qui est la sienne, mais aussi celle de toutes les autres. »[31]

Le 13 juin 1957, le pape reçoit en audience spéciale plus de 1000 parlementaires de seize nations, réunis à Rome pour participer au Congrès de l’Europe.

Pie XII dresse le bilan des succès et des revers sur le chemin d’une « communauté supranationale ». Les succès qu’il retient sont la création en 1952 de la Communauté européenne du charbon et de l’acier regroupant six pays européens⁠[32] et, en 1957, la signature des traités de l’Euratom⁠[33] et du Marché commun⁠[34]. Certes, « cette communauté nouvelle est restreinte au domaine économique », mais, selon le Souverain Pontife, « elle peut conduire, par l’étendue même de ce champ d’action, à affermir entre les États membres la conscience de leurs intérêts communs d’abord sur le seul plan matériel sans doute, mais si le succès répond à l’attente, elle pourra ensuite s’étendre aussi aux secteurs qui engagent davantage les valeurs spirituelles et morales. » Pie XII se réjouit aussi que les congressistes aient réfléchi à « l’établissement d’une autorité politique européenne possédant un pouvoir véritable qui mette en jeu sa responsabilité ». C’est là, à ses yeux, l’élément « décisif » pour constituer une vraie communauté. Pour le saint Père, il faut « chercher les moyens de pourvoir au renforcement de l’exécutif dans les communautés existantes, pour arriver à envisager la constitution d’un organisme politique unique. » La recherche d’une politique extérieure commune comme le souci d’une association avec l’Afrique vont aussi dans le bon sens, c’est-à-dire dans le sens d’une communauté qui ne se replie pas égoïstement sur elle-même dans un geste de défense.

Pour l’avenir, pour que le mouvement amorcé progresse malgré les difficultés et les découragements, pour que l’Europe croisse dans la cohésion et la stabilité, elle doit se rappeler que le message chrétien « reste aujourd’hui comme hier, la plus précieuse des valeurs dont elle est dépositaire ; il est capable de garder dans leur intégrité et leur vigueur, avec l’idée et l’exercice des libertés fondamentales de la personne humaine, la fonction des sociétés familiale et nationale, et de garantir, dans une communauté supranationale, le respect des différences culturelles, l’esprit de conciliation et de collaboration avec l’acceptation des sacrifices qu’il comporte et les dévouements qu’il appelle. » Autrement dit, le christianisme peut apprendre à marier la nécessité de l’unité et le sens de la diversité tout en disposant les esprits et les cœurs à acquérir les qualités indispensables à cette tâche. Ainsi peut se préparer « une demeure terrestre qui ressemble davantage au Royaume de Dieu » sans s’identifier à lui car le chrétien est animé de « l’immuable assurance d’une patrie, qui n’est pas de ce monde et qui seule connaîtra l’union parfaite, parce que procédant de la force et de la lumière de Dieu même. »

Pie XII reviendra encore, le 4 novembre de la même année⁠[35], sur la conjugaison inévitable de l’un et du multiple dans la construction européenne. « Il ne s’agit pas d’abolir les patries, ni de fondre arbitrairement les races. l’amour de la patrie découle directement des lois de la nature, résumées dans le texte traditionnel des commandements de Dieu « Honore ton père et ta mère, afin que tes jours se prolongent sur le sol que te donne le Seigneur, ton Dieu » (Ex 20, 12) » ; toutefois le devoir de reconnaissance pour les mérites et les travaux des aïeux engendre le plus souvent une préférence instinctive pour certaines formes de vie et de pensée, un attachement à des privilèges, qui n’ont pas toujours, ou qui n’ont plus leur raison d’être en face des obligations nouvelles créées par l’évolution rapide et profonde du monde moderne. » En effet, l’entrée dans une communauté plus vaste demande certes du « désintéressement » mais a, néanmoins, un « caractère inéluctable et finalement bienfaisant ». Déléguer « une partie de leur souveraineté à un organisme supranational » est « une voie salutaire » pour les pays d’Europe, l’entrée dans « une vie nouvelle dans tous les domaines, un enrichissement non seulement économique et culturel, mais aussi spirituel et religieux. »

La guerre a montré « l’inanité des politiques étroitement nationalistes » et le protectionnisme a entravé l’expansion économique. « Une unité plus large que celle de la nation au sens traditionnel » est riche de bienfaits. C’est même « une nécessité vitale » pour les « États modernes de moyenne puissance se s’associer étroitement, s’ils veulent poursuivre les activités scientifiques, industrielles et commerciales, qui conditionnent leur prospérité, leur véritable liberté et leur rayonnement culturel. » En effet, la volonté de paix, l’émancipation des colonies, « le marché des matières premières […] à l’échelle continentale », la prise « en charge de toute la misère de l’humanité », réclament plus d’unité. Et rien qu’au niveau de la CECA, les progrès sont déjà perceptibles : une « plus grande stabilité des prix », et un « progrès social » au niveau des conditions de travail et de vie. Il faudra encore beaucoup « d’énergie et de patience » pour surmonter les échecs mais « le mouvement créé ne peut plus s’arrêter,[36] […] il faut donc y entrer à fond et consentir les sacrifices temporaires sans lesquels il ne saurait réussir. » De plus, le Saint Père pense « aux fruits d’ordre spirituel et humain, qui peuvent résulter de la mise en commun du patrimoine si riche de l’Europe », et, en particulier aux « valeurs intellectuelles et morales » qu’il comporte.

Le soutien apporté par Pie XII à la cause européenne, le rappel de la culture chrétienne qui a marqué le continent et l’importance prise dans cette construction par la démocratie chrétienne ont nourri le fantasme d’une « Europe vaticane » mais cette idée « d’un complot ourdi par le Saint-Siège avec la complicité des partis démocrates-chrétiens européens en vue de rétablir les bases d’une Europe chrétienne sur le modèle du Saint-Empire romain germanique, n’eut de réalité que dans l’imagination de ceux (les socialistes principalement) qui la dénoncèrent. »[37] Certes, Pie XII insiste à plusieurs reprises sur l’héritage culturel, le patrimoine commun⁠[38]et même si, comme l’écrit Philippe Chenaux, Pie XII a été marqué par le romantisme allemand⁠[39] ou anglais⁠[40] de l’entre-deux-guerres qui idéalisait souvent avec nostalgie l’Europe chrétienne du Moyen-Age, son but n’est pas de reconstituer cette chrétienté, un nouveau « Saint-Empire » : « cette conception de l’Église, comme d’un empire terrestre et d’une domination mondiale, est absolument fausse »[41]. L’intention de Pie XII est de donner à l’Europe unie « une base morale inébranlable. Où la trouver cette base ? » demande Pie XII. « Laissons l’histoire répondre : il fut un temps où l’Europe formait, dans son unité, un tout compact et, au milieu des faiblesses, en dépit de toutes les défaillances humaines, c’était pour elle une force ; elle accomplissait, par cette union, des grandes choses. or l’âme de cette unité était la religion qui imprégnait à fond toute la société de foi chrétienne. » Malheureusement, « une fois la culture détachée de la religion, l’unité s’est désagrégée. A la longue, poursuivant, comme une tache d’huile, son progrès lent, mais continu, l’irréligion a pénétré de plus en plus la vie publique et c’est à elle, avant tout, que ce continent est redevable de ses déchirements, de son malaise et de son inquiétude. » Dès lors, que souhaiter pour l’avenir de l’Europe ? « Si donc l’Europe veut en sortir, ne lui faut-il pas rétablir, chez elle, le lien entre la religion et la civilisation ? » qu’est-ce à dire ? Très concrètement, que faut-il faire ? Suffit-il, comme le pape s’en réjouit, mentionner « le commun héritage de civilisation chrétienne » « en tête de la résolution de la Commission culturelle à la suite du Congrès de La Haye » de mai 1948 ? « Ce n’est pas encore assez, répond le pape, tant qu’on n’ira pas jusqu’à la reconnaissance expresse des droits de Dieu et de sa loi, tout au moins du droit naturel sur lequel sont ancrés les droits de l’homme ». Et il ajoute : « isolés de la religion, comment ces droits et toutes ces libertés pourront-ils assurer l’unité, l’ordre et la paix ? ».⁠[42] Telle est la base sur laquelle l’Europe doit se construire et nous trouvons déjà ici l’essentiel de la réflexion que fera, par la suite, l’Église sur les droits de l’homme indispensables à la véritable paix, ne serait-ce que dans leur formulation laïque mais qui ont besoin, comme nous l’avons vu, d’être bien définis et complétés. Il n’empêche que Pie XII se rend bien compte que l’Europe qu’il connaît n’est plus l’Europe du Moyen-Age, qu’elle est constituée d’un ensemble de pays marqués par le catholicisme ou le protestantisme et où l’athéisme s’est largement répandu. Il est bien conscient que les sociétés sont devenues pluralistes comme l’Europe. Comment organiser, dans ces conditions, la coexistence dans les communautés en voie de formation ? Il l’explique à des juristes catholiques italiens⁠[43] : « d’après la confession de la grande majorité des citoyens ou sur la base d’une déclaration explicite de leur Statut, les peuples et les États membres de la Communauté seront répartis en chrétiens, en indifférents au point de vue religieux ou consciemment laïcisés ou même ouvertement athées. Les intérêts religieux et moraux exigeront pour toute l’étendue de la Communauté un règlement bien défini qui vaille pour tout le territoire de chacun des États souverains, membres de cette Communauté des nations. Selon les probabilités et les circonstances, ce règlement de droit positif s’énoncera ainsi : à l’intérieur de son territoire et pour ses citoyens, chaque État déterminera les affaires religieuses et morales selon sa propre loi ; cependant, dans tout le territoire de la Confédération, on permettra aux ressortissants de chaque État-membre l’exercice de leurs propres croyances et pratiques religieuses et morales pour autant qu’elles ne contreviennent pas aux lois pénales de l’État où ils séjournent. » Plus précisément encore, à l’intérieur de chaque État comme à l’intérieur de la Communauté, l’erreur doit-elle être à tout prix éradiquée ? Certes, « aucune autorité humaine, aucun État, aucune Communauté d’États, quel que soit leur caractère religieux, ne peuvent donner un mandat positif ou une autorisation positive d’enseigner ou de faire ce qui serait contraire à la vérité religieuse et au bien moral. »[44] Mais « le devoir de réprimer les déviations morales et religieuses ne peut […] être une norme ultime d’action. Il doit être subordonné à des normes plus hautes et plus générales qui, dans certaines circonstances, permettent et même font apparaître comme le parti le meilleur celui de ne pas empêcher l’erreur, pour promouvoir un plus grand bien. »[45] Pie XII réaffirme donc, dans l’hypothèse de plus en plus aléatoire d’un État catholique⁠[46], le principe de la tolérance civile tel qu’il avait déjà été formulé par saint Thomas⁠[47] et réactualisé par Léon XIII⁠[48].

Rappelons-nous aussi que Pie XII, en 1958, à propos de la nécessaire distinction des pouvoirs n’a pas hésité à parler de « la légitime et saine laïcité de l’État ».⁠[49]

Nous sommes bien loin d’une conception visant à restaurer l’Europe chrétienne d’autrefois si tant est qu’elle puisse être considérée comme un modèle ! Une Europe théocratique n’est, comme disait Maritain, qu’une « utopie » dans la mesure où elle « demande au monde lui-même et à la cité politique la réalisation effective du royaume de Dieu - au moins dans les apparences et les pompes de la vie sociale ».⁠[50]

De même, il faut abandonner l’idée que Pie XII aurait soutenu la cause européenne par anticommunisme, se faisant le champion du monde libre, de l’Occident. Certes, le 1er juillet 1949, le Saint-Office publie un décret concernant le communisme qui affirme « 1° que le communisme est matérialiste et antichrétien ; 2° que les baptisés qui professent le communisme et qui le propagent sont apostats et par conséquent excommuniés ; 3°que les chrétiens qui apportent une aide quelconque aux organisations ou aux partis communistes sont à exclure de la pratique des sacrements, s’ils ne sont pas décidés à cesser cette collaboration ; 4° que les chrétiens qui écrivent dans la presse communiste ou qui la lisent, tombent dans la même catégorie que les précédents. »[51] Mais, dans le Radio-message au monde du 24 décembre 1951, Pie XII, prenant acte de la division du monde « en deux camps opposés », rappelle que l’Église ne peut « renoncer à une neutralité politique, pour la simple raison qu’elle ne peut se mettre au service d’intérêts purement politiques » et que si l’Église s’adresse aux sociétés, à la famille, à l’État, elle s’adresse aussi à « la Société des États, car le bien commun, fin essentielle, de chacune d’elles, ne peut ni exister ni être conçu, sans relation intrinsèque avec l’unité du genre humain. » Pour les personnes comme pour les peuples, l’Église veut la « vraie liberté ». Or si la « liberté » imposée par la collectivité dans les régimes dictatoriaux n’est évidemment pas la « vraie liberté », le monde qui s’appelle « avec emphase », dit Pie XII, « le monde libre », ne connaît pas non plus la « vraie liberté »[52]. Voilà donc renvoyés dos à dos « le monde libre » et « le camp opposé ». Ce que cherche l’Église, c’est la paix et celle-ci « ne peut être assurée si Dieu ne règne pas dans l’ordre de l’Univers par Lui établi, dans la société dûment organisée des États, dans laquelle chacun d’eux réalise, à l’intérieur, l’organisation de paix des hommes libres et de leurs familles, et à l’extérieur celle des peuples, dont l’Église dans son champ d’action et selon son office se fait garante.[…] En attendant, l’Église apporte sa contribution à la paix en suscitant et en stimulant l’intelligence pratique du nœud spirituel du problème ; fidèle à l’esprit de son divin Fondateur et à sa mission de charité, elle s’efforce, selon ses possibilités, d’offrir ses bons offices partout où elle voit surgir une menace de conflit entre les peuples. Ce Siège Apostolique surtout ne s’est jamais soustrait, ni ne se soustraira jamais à un tel devoir. »

Pour illustrer cet engagement, en 1952, et coup sur coup, Pie XII envoie des lettres apostoliques aux Églises sous régime communiste. De ces lettres⁠[53], nous retiendrons particulièrement la Lettre apostolique aux peuples de Russie du 7 juillet 1952 qui apporte un démenti radical à ceux qui accusaient l’Église de partialité. Après avoir évoqué l’époque où les Églises d’Orient et d’Occident étaient sous l’autorité du souverain pontife, Pie XII rappelle aussi toute la sollicitude que les Souverains Pontifes et lui-même ont manifesté pour les peuples de Russie particulièrement à l’époque contemporaine. S’attardant à la période de la guerre, le pape se plaît à souligner sa volonté, à l’instar de ses prédécesseurs, d’être « impartial envers tous les belligérants » : « Jamais, même à cette époque, ne sortit de Notre bouche une parole qui pût sembler injuste ou dure à l’un ou l’autre parti des belligérants. Certes Nous avons réprouvé, comme cela se devait, toute iniquité et toute violation du droit ; mais Nous avons fait cela de manière à éviter, avec le plus grand soin, tout ce qui aurait pu entraîner, quoique injustement, de plus grandes afflictions pour les peuples opprimés. » Pour preuve de sa bonne foi, Pie XII avoue : « Et lorsque de divers côtés on fit pression pour que, d’une façon ou d’une autre, de vive voix ou par écrit, Nous donnions Notre approbation à la guerre entreprise contre la Russie en 1941, Nous ne consentîmes jamais à le faire, comme Nous l’avons déclaré ouvertement le 25 février 1946, dans le discours prononcé devant le Sacré Collège et les représentants diplomatiques de toutes les nations qui sont en relation d’amitié avec le Saint-Siège ».⁠[54]

Pie XII, dans cette lettre, s’adresse non seulement aux catholiques mais à tous ceux « qui conservent encore le nom chrétien »[55], il loue leur piété et spécialement leur attachement à la Vierge Marie, Mère de Dieu dont il encourage le culte : « bien que des hommes, même puissants et cruels, s’efforcent d’arracher la sainte religion et la vertu chrétienne de l’âme de leurs concitoyens ; bien que Satan lui-même cherche par tous les moyens à exciter cette lutte sacrilège […] ; toutefois si Marie leur oppose sa protection, les portes de l’enfer ne peuvent avoir le dessus. » Et après avoir consacré le 31 octobre 1942 le monde entier à Marie, Pie XII consacre « d’une manière très spéciale » tous les peuples de la Russie au Cœur immaculé de Marie.⁠[56] Mais ce n’est pas tout. Pie XII adresse un message aux dirigeants : « Sans doute avons-Nous condamné et repoussé, - comme le devoir de Notre charge le demande -, les erreurs que les fauteurs du communisme athée enseignent ou s’efforcent de propager pour le plus grand tort et détriment des citoyens ; mais, bien loin de rejeter les égarés, Nous désirons leur retour à la vérité, dans le droit chemin. » Et il ajoute : « Que la Mère bien-aimée daigne regarder avec bonté et miséricorde, ceux-là même qui organisent les groupes des militants de l’athéisme et qui dirigent leurs activités ; qu’elle daigne illuminer leurs esprits de la lumière céleste, et que, par la divine grâce, elle oriente leurs cœurs vers le salut. » La première étape de la conversion des dirigeants « à la vérité, dans le droit chemin » est clairement indiquée à travers la mission que se donne le Pape : « Quand il s’agit de défendre la cause de la religion, de la vérité, de la justice et de la civilisation chrétienne, certainement Nous ne pouvons Nous taire ; mais ce à quoi tendent toujours Nos pensées et Nos intentions c’est que tous les peuples ne soient point gouvernés par la force des armes, mais par la majesté du droit, et que chacun d’eux, en possession des libertés civile et religieuse dans les limites de sa propre patrie, soit conduit vers la concorde, la paix et la vie laborieuse grâce auxquelles chaque citoyen peut se procurer les choses nécessaires à sa nourriture, à son logement, à l’entretien et à la direction de sa propre famille. »

A la lecture de ce texte, il est difficile de croire encore que la cause européenne était pour Pie XII simplement un moyen de faire bloc contre le communisme. Au contraire, Pie XII conscient des dangers que la « guerre froide » faisait courir à la paix du monde restait fidèle à sa conception de la supranationalité de l’Église⁠[57] et ouvrait une voie à la coexistence pacifique. Ce que souhaite Pie XII c’est « que le pont spirituel et chrétien, déjà existant en quelque mesure entre les deux rives acquière une stabilité plus grande et plus efficace […]. »⁠[58]

Durant son court mais fructueux pontificat, Jean XXIII n’a pas eu souvent l’occasion d’aborder la question européenne et ses préoccupations furent, nous l’avons vu, planétaires. Il n’empêche qu’il applaudit à « tout ce qui tend à rapprocher les hommes, à les faire collaborer pour le bien de leurs frères ». Cela « est particulièrement digne de respect et d’encouragement. Et, Dieu merci ! -c’est un des aspects les plus réconfortants du monde d’aujourd’hui - les unions nationales et internationales se sont multipliées […]. L’Église s’y intéresse tout spécialement. Elle considère, en effet, qu’un des meilleurs moyens d’assurer une paix solide et durable entre les hommes, c’est de les faire collaborer à des tâches positives intéressant leur véritable bien-être ».⁠[59] Une collaboration qui doit s’étendre, c’est une idée récurrente et fondamentale chez Jean XXIII qui doit s’étendre d’un continent à l’autre⁠[60].

Toutefois, dans une Lettre de la Secrétairerie d’État⁠[61] aux Semaines sociales de France⁠[62], on peut découvrir la pensée de Jean XXIII sur « l’Europe des personnes et des peuples » qui était le thème de ce rassemblement. Après avoir rappelé les avantages de l’union : promotion sociale, essor économique et contribution à la paix, le Secrétaire d’État précise que le rôle de l’Église en la matière est d’apporter les principes moraux qui doivent guider les hommes engagés sur le terrain temporel.

Quels sont les « buts à poursuivre », les « attitudes à prendre » et les « moyens à mettre en œuvre » ?

Le but : un bien commun propre constitué certes d’éléments économiques sociaux et politiques communs mais dont l’essence est un « vouloir-vivre collectif » exprimé « par des manières communes de penser, de sentir et de vivre ». La « force unificatrice » des « composantes économiques, sociales et politiques » est « l’esprit européen fondé sur la perception de valeurs spirituelles communes ». Le patrimoine « humaniste et universaliste » typique de l’Europe est constitué de « l’humanisme grec, avec son sens de l’équilibre, de la mesure et de la beauté » et de « l’esprit juridique romain, qui donne à chacun sa place et ses droits dans une communauté politique solidement structurée ». Mais, c’est surtout le christianisme « qui a modelé l’âme européenne », « qui a dégagé les traits de la personne humaine, sujet libre, autonome et responsable. ce personnalisme, qui respecte la vocation de chaque être et insiste sur la complémentarité du corps social, est la clé de voûte du patrimoine européen et rend intelligible tous ses éléments : richesses intellectuelles et morales, culturelles et artistiques, et jusqu’aux progrès techniques et scientifiques. »

L’Europe se construira « à partir des données nationales » mais elle sera l’œuvre non seulement des gouvernements mais aussi des peuples et en particulier des corps intermédiaires et de la famille. Les corps intermédiaires, organisations syndicales, associations économiques et culturelles, « constituent la structure fondamentale des relations entre les peuples ». Il faut donc que les corps intermédiaires de chaque nation nouent « entre eux, dans leurs domaines respectifs, des liens qui rendent effective leur solidarité. » Quant aux familles, « elles forment le centre vital de l’Europe des personnes et des peuples ». Elles doivent être respectées et soutenues par des emplois, de justes salaires, des prestations sociales spécifiques, des logements adaptés, des conditions de vie favorables à leur responsabilité et à leur stabilité.

Et pour clore, la Secrétairerie d’État renvoie ses lecteurs à l’enseignement de Jean XXIII sur le développement (Mater et Magistra) et au Discours de Pie XII au Conseil de l’Europe du 13 juin 1957.

Si, outre les gouvernements, les corps intermédiaires et les familles ont un rôle à jouer, il ne faut pas non plus négliger ce que l’école peut réaliser pour l’entente entre les peuples et dans la construction de l’Europe car là aussi, on peut travailler « à établir ou à resserrer entre les nations des liens de connaissance, d’estime et de sympathie réciproques ».⁠[63]

Sous le pontificat de Paul VI (1963-1978), les institutions européennes se consolident et les initiatives en faveur d’une union se multiplient. Les 6 pays fondateurs (Allemagne, Belgique, France, Italie, Luxembourg et Pays-Bas) sont rejoints en 1973 par l’Irlande, le Danemark et le Royaume-Uni. Paul VI suit continuellement avec attention et encouragement cette évolution.⁠[64] L’Europe, dira-t-il, est « une réalité magnifique qui mérite tout l’appui des meilleures forces ».⁠[65] Il évoquera avec reconnaissance les efforts des fondateurs⁠[66] et l’appui de ses prédécesseurs à la cause européenne.⁠[67]

Pourquoi tant d’intérêt pour la construction européenne ? Pourquoi Paul VI estime-t-il qu’il est « nécessaire et urgent »[68] de « faire » l’Europe ?

Les raisons données sont théologique, anthropologique, morale et économique.

Non seulement « Dieu a voulu que les hommes forment une seule famille et se considèrent comme des frères »[69] mais le désir d’union est aussi inscrit dans la nature de l’homme. Les divisions et les oppositions sont néfastes et « c’est à la lumière des exigences profondes de la nature humaine et de la vie en société que se manifeste le mieux la nécessité pour les hommes de se rapprocher, de s’aimer, d’unir leurs efforts pour réaliser enfin ce monde fraternel et vraiment humain auquel, consciemment ou non, tous les hommes et tous les peuples aspirent profondément. »[70] Le processus d’intégration européenne « correspond aux objectifs d’union et de paix, que nous nous sommes fixés pour nous-même ; il met en pratique les vertus de courage, de désintéressement, de confiance, d’amour, qui doivent former le fond de l’éducation civique d’un monde qui progresse à la lumière de la vocation chrétienne, la plus haute et la plus noble -des vocations humaines. »[71] L’Europe est aussi pour l’Église un patrimoine spirituel précieux : « tant de valeur de culture, de morale, de religion, sont impliquées dans l’idée d’Europe ».⁠[72] Comment L’Église pourrait-elle s’en désintéresser ?

De plus, l’idéal d’une Europe unie et pacifique est « moderne et sage » car il correspond à la réalité que vivent les peuples : « une étroite interdépendance d’intérêts ».⁠[73] « L’évolution spontanée de la vie fait de ce continent une communauté unie par un réseau de rapports techniques et économiques […] ».⁠[74] C’est une « gigantesque mutation » qui affecte tous les peuples. Dans ce cadre, une collaboration s’impose pour « faire face, de manière efficace, et donc concertée, aux graves problèmes économiques et sociaux, aux problèmes humains que posent le progrès technique, les échanges commerciaux, l’emploi, la migration, l’évolution culturelle, les conditions d’éducation. » et faire face aussi à « tout ce qui dégrade profondément les mœurs des individus et des familles »[75]

Mais un monde fraternel se construit petit à petit : « sur le chemin ardu de l’unité du monde, il y a des étapes ; et l’une de ces étapes, l’une des plus importantes, c’est l’unification de l’Europe »[76] et une « Europe pacifiée et unifiée » est « une nécessité vitale » même pour l’avenir du monde⁠[77].

Pour la paix, bien sûr : il ne faut pas oublier que les deux guerres mondiales qui ont marqué le XXe siècle, sont nées en Europe. Et d’une manière plus générale, on constate que les autres peuples « ont souvent les yeux fixés sur les pays européens »[78] si bien que les « efforts, orientés immédiatement vers la construction d’une Europe unie, contribuent également, d’une manière indirecte mais efficace, à l’avènement de la réconciliation entre tous les hommes et entre tous les peuples ».⁠[79]

L’Europe peut être un modèle. Pourquoi ? Parce que l’Europe a déjà connu des efforts d’unification dans le passé et qu’elle « est déjà une réalité »[80]. Paul VI rappelle « les tentatives d’unification politique » : l’Empire romain, les Empires carolingien et germanique qui ont été marqués par la « civilisation gréco-romaine » et plus encore par « une même culture chrétienne ». « Quelque chose de commun animait ce grand ensemble: c’était la foi. »[81]

L’Europe a un patrimoine, un héritage à défendre et à ranimer⁠[82] car elle a besoin « d’une mentalité unitaire », « d’une culture commune » sinon « l’unité européenne ne pourra pas être véritablement atteinte et lorsqu’elle sera atteinte pour certains objectifs particuliers, elle représentera une somme d’éléments étrangers les uns aux autres, peut-être en opposition les uns avec les autres. » A ce point de vue, « la foi catholique peut se montrer un coefficient d’une valeur incomparable pour faire pénétrer une vitalité spirituelle dans cette culture fondamentalement unitaire qui devrait constituer le souffle animateur d’une Europe socialement et politiquement unifiée. » ⁠[83]

Cette proposition de la part de l’Église cache-t-elle quelque ambition politique ? L’Église poursuit-elle « un dessein politique ? Nullement », répondra-t-il.⁠[84] A plusieurs reprises, Paul VI va rappeler l’indispensable distinction des pouvoirs et les rôles respectifs des autorités publiques et de l’Église: « L’Église, en ce qui la concerne, ne poursuit aucun dessein politique particulier. Elle n’a d’ailleurs pas compétence pour susciter les meilleures solutions politiques et les mettre en œuvre : cette responsabilité appartient à ceux qui ont reçu mandat à cet effet. » ⁠[85] Le rôle de l’Église est de « lancer des ponts entre les peuples », de diriger « les cœurs des hommes vers la paix entre l’homme et Dieu et vers la paix dans l’homme et parmi les hommes »[86], de « réveiller l’âme chrétienne de l’Europe où s’enracine son unité », mais les évêques ne sont pas « les artisans de l’unité au plan temporel, au plan politique ».⁠[87] Dans un message au Conseil de l’Europe⁠[88], Paul VI précisera encore que l’objectif du Saint-Siège n’est pas de « dominer le destin de ces peuples, mais [de] les aider à mieux le réaliser, conformément à leur identité profonde et pour le bien de tous. » Il ajoutera que l’Église, « dans le respect des divers courants de civilisation et des compétences propres de la société civile, […] propose son aide pour affermir et développer le patrimoine commun particulièrement riche en Europe et dont beaucoup d’éléments lui sont familiers, voire accordés. »

Sur le chemin de l’unité, les obstacles sont nombreux. Au cours de l’histoire, les nations européennes ont rompu l’unité en gestation et se sont opposées⁠[89]. Par ailleurs, « l’égoïsme » et « la volonté de puissance »[90] entraînent « le repli sur soi » et la « recherche de domination culturelle ou économique »[91].

Comment vaincre ces défauts, dépasser l’intérêt personnel, faire les sacrifices nécessaires en vue d’un bien commun et de la solidarité ?⁠[92] Comment arriver à une Europe « plus unie, plus dégagée des intérêts particuliers et des rivalités locales, et plus liée aux systèmes d’entraide mutuelle » ?⁠[93] Comment l’union peut-elle se réaliser alors qu’elle est l’objet de « conceptions différentes » ?⁠[94]

Il va sans dire que l’Europe ne peut se faire par la force c’est-à-dire qu’elle doit « éviter que l’unité ne soit imposée effectivement par des facteurs d’ordre extérieur et matériel, aux dépens des patrimoines intérieurs et spirituels pou par la force de la nécessité, à laquelle il serait difficile demain d’opposer une résistance efficace. »[95] L’Europe unie « ne doit pas être une création artificielle, imposée de l’extérieur ; elle doit au contraire surgir comme l’expression de la volonté de chacun des peuples ; elle doit se présenter comme un fruit de persuasion et d’amour et non comme un résultat technique, et peut-être même fatal, des puissances politiques et économiques ». Or, « l’opinion publique […] considère le problème de l’unification uniquement, ou avant tout, en fonction des avantages économiques qui en découleront, comme si les forces idéales de l’unification elle-même étaient un dérivé des forces économiques et devaient, par conséquent, être subordonnées à ces dernières. » Certes, « les avantages matériels réciproques peuvent favoriser les liens d’ordre spirituel, […] l’union sur le plan économique poursuivie jusqu’ici constitue certainement une base irremplaçable[96], mais elle n’absorbe qu’une partie des efforts qui doivent être faits pour arriver à une union pleine et agissante. Celle-ci suppose la diffusion d’une atmosphère sereine et cordiale dans les rapports réciproques, empreinte d’un sens aigu de la justice, de la compréhension, de la loyauté, du respect et spécialement de l’amour fraternel. C’est seulement ainsi que l’on donnera à l’idée de l’Europe unie sa richesse spirituelle et sa force morale, et que les consciences en arriveront à accepter toutes les conséquences pratiques et onéreuses que cette union comporte, en ne succombant pas à la tentation de recueillir uniquement les bénéfices sans endosser ainsi les risques de la solidarité, de céder à des sentiments égoïstes et de brimer les particularités culturelles de chaque peuple, qui doivent au contraire être respectées et mises en valeur, attendu que chaque culture apporte des valeurs originales et que toutes, par conséquent, doivent enrichir le patrimoine commun de l’Europe unie. »[97]

On ne peut « se limiter à signer des protocoles et à mettre solennellement la guerre hors la loi. L’histoire enseigne que de tels gestes se révèlent souvent, hélas ! théoriques et inefficaces ». ⁠[98] « Des structures juridiques » sont certes indispensables⁠[99] et « le salutaire rajeunissement de l’Europe passera par les chemins hardiment tracés et sans cesse révisés, de la concertation. »[100]. Mais il faut être bien conscient que l’élaboration de la communauté européenne « entraîne aussi des bouleversements économiques et sociaux fort complexes, qu’il importe de maîtriser, afin que, en définitive, cette mutation demeure […] au service de l’homme, de tout homme et de tout l’homme. » Il est indispensable d’éviter « un développement déséquilibré ». Or, les tâches sont nombreuses. Il s’agit, en effet et tout à la fois de protéger efficacement les droits de l’homme, « le plein emploi, la libre circulation de la main-d’œuvre, l’élévation du niveau de vie […], la sécurité de l’emploi et la protection de la santé […], le respect des personnes, leur intégration dans la société, leur participation responsable à la vie des communautés humaines, le soutien apporté aux valeurs morales, l’aide donnée à cette cellule fondamentale de la vie sociale qu’est une famille unie, la protection efficiente contre des fléaux qui se font de nos jours plus menaçants pour les jeunes, - telle la drogue dont il faut, à tout prix et sans retard, juguler la diffusion périlleuse-, la possibilité enfin assurée pour tous les groupes humains de satisfaire leurs exigences spirituelles les plus profondes »[101]. Or, « si l’un de ces éléments vient à manquer, c’est l’homme lui-même qui faillit à sa vocation et la civilisation qui peu à peu se désagrège, comme rongée de l’intérieur. »[102]

Pour réussir cette tâche, construire une Europe respectueuse de la personne humaine dans son intégralité⁠[103], il faut prioritairement et tout au long du processus d’intégration, que naisse ou renaisse un esprit commun, il faut former une « conscience européenne »[104] : l’évolution vers plus d’unité « ne demande pas mieux que d’être vivifiée par un même esprit, et d’être reconnue comme le fruit d’un long travail irréversible et bienfaisant. » Il faut que l’opinion publique, la plus large possible, soit persuadée de « l’excellence de la cause de l’Europe unifiée ».⁠[105] d’une certaine manière, « l’Europe sera « vécue », si l’on peut dire, avant d’être définie. La pratique précédera les textes »[106]. « Il est du devoir de tous, et spécialement du nôtre, de créer l’atmosphère morale nouvelle, qui peut faciliter la solution espérée. […] Ce doit être une mentalité d’estime réciproque, de collaboration mutuelle, de convergence progressive vers une paix active et un profit commun. C’est-à-dire une mentalité humaine plus large, plus généreuse, une mentalité spirituelle, à la formation de laquelle l’esprit chrétien, bien plus, universel et voire catholique, peut tellement aider. De l’ancienne chrétienté historique de l’Europe peut naître l’esprit de citoyenneté internationale, dont son progrès et sa paix ont besoin. pour elle et pour le monde. »⁠[107]

Comment définir cet « esprit », cette « conscience européenne », cette « mentalité humaine », cet « esprit de citoyenneté internationale » ?

Cet esprit doit manifester d’abord un attachement à des valeurs fondamentales : « les valeurs impérissables de la dignité de chaque être humain, de sa liberté et de sa responsabilité morale, de ses droits et de ses devoirs envers les autres hommes, la famille et l’État, telles que les proclame l’Église, constituent le fondement inébranlable de toute société ordonnée. Cet enseignement a formé l’Europe au cours des siècles passés et a favorisé un tel élan culturel qu’elle a pu devenir l’éducatrice d’autres peuples de la terre. Si dans la société pluraliste d’aujourd’hui, en dépit de tous les progrès techniques, la sécurité collective et la coexistence pacifique des peuples et des sociétés particulières sont tellement ébranlées, cela ne tient-il pas à ce qu’une loi morale valable pour tous a été écartée et répudiée ? »[108]

Parmi ces valeurs, Paul VI souligne la nécessité de « mettre au premier plan le respect des droits de l’homme, […] les affirmer et surtout […] les garantir pour tous les citoyens ». Or, il se fait que « la Convention européenne a voulu, pour cette région en hâter l’application de façon réaliste et efficace : les principes ont été réaffirmés avec plus de précision et de détails et surtout un mécanisme approprié a été mis en place afin d’en garantir la sauvegarde, en ménageant, pour les États et pour les individus, la possibilité d’un appel contre leur violation éventuelle. » Il faut donc « intensifier une éducation continuelle des gens, qui les forme, non seulement à revendiquer leurs droits fondamentaux et à respecter ceux des autres, mais aussi à assumer, en conscience et pour leur part, les devoirs qui correspondent à tous ces droits de l’homme. »[109] Ces devoirs et ces droits sont universels et les bons rapports entre les peuples présupposent, « malgré les diversités, même profondes, une base de civilisation humaine commune, se concrétisant en droits et en devoirs et permettant à tous de vivre tranquillement et de travailler utilement ensemble. »⁠[110]

Le pape se réjouit que constater que dans le préambule de son statut, le Conseil de l’Europe a inscrit « l’attachement aux valeurs humaines, spirituelles et morales, qui constituent le patrimoine commun des peuples de ce continent ». Ces valeurs ont surgi en Europe : « Par-delà un passé de guerres et de destructions, les valeurs communes issues de la vitalité des peuples anciens et divers, affinées par l’héritage gréco-romain, assainies, approfondies et universalisées par la foi chrétienne, ont reçu, au plan des principes juridiques, une expression renouvelée et efficace dans la Convention européenne des droits de l’homme, qui se présente comme une pierre milliaire sur le chemin de l’union des peuples : ne manifeste-t-elle pas la volonté sacrée de bâtir cette union sur le respect de la dignité de la personne, de ses libertés et de ses droits fondamentaux ? » La foi chrétienne a donc joué un rôle important qu’on ne peut nier :  »_ la tradition chrétienne, c’est un fait, est partie intégrante de l’Europe. Même chez ceux qui ne partagent pas notre foi, même là où la foi s’'est assoupie ou éteinte, les fruits humains de l’Évangile demeurent, constituent désormais un patrimoine commun qu’il nous appartient de développer ensemble pour la promotion des hommes_. »⁠[111] Paul VI réaffirmera cette réalité devant le Corps diplomatique en justifiant la présence du Saint-Siège à la Conférence d’Helsinki : « Mais au-delà, et nous pourrions dire bien au-dessus des aspects techniques et concrets des problèmes de la sécurité et de la coopération, il y avait précisément tout l’espace touchant aux principes suprêmes - éthiques et juridiques - qui doivent informer l’action et les rapports des États et des peuples. » Les « principes et normes, acceptés par tous les participants, se rattachent à un patrimoine idéal commun aux peuples de l’Europe. Cet héritage, nous pouvons l’ajouter, basé essentiellement sur le message évangélique que l’Europe a reçu et accueilli, est, en substance, également commun aux peuples des autres continents, y compris ceux qui n’appartiennent pas à ce qu’on appelle la civilisation chrétienne, du fait que le message chrétien interprète, là aussi, les exigences profondes de l’homme. »⁠[112]

L’analyse des valeurs conduit tout naturellement à rappeler l’importance de la foi chrétienne en Europe dans le passé mais aussi pour l’avenir. Les valeurs évoquées sont certes des valeurs humaines mais il ne faut pas oublier, comme le Pape le dira, qu’« il n’est […] d’humanisme vrai qu’ouvert à l’Absolu, dans la reconnaissance d’une vocation, qui donne l’idée vraie de la vie humaine ».⁠[113] L’évangélisation importe donc aussi à la construction de l’Europe. C’est ce que Paul VI va longuement développer dans un important discours aux évêques d’Europe : « Aux nations désormais politiquement distinctes et organisées en États libres et souverains, il reste à découvrir une expression communautaire et continentale de la fraternité des peuples, associés pour promouvoir une civilisation solidaire, animée naturellement d’un même esprit. […] On ressent en effet à nouveau aujourd’hui le besoin de l’union[114], mais d’abord au niveau d’une concertation indispensable sur des problèmes techniques, économiques, commerciaux, culturels, politiques. » Problèmes qui, comme on l’a déjà dit, qui constituent autant d’obstacles à vaincre. C’est pourquoi et « plus profondément, on rêve à nouveau d’une unité spirituelle, qui donne sens et dynamisme à tous ces efforts, qui restitue aux hommes la signification de leur existence personnelle et collective. Les pouvoirs politiques et techniques sont impuissants à produire cet effet, et ne pourraient l’imposer que par l’esclavage. […] Seule la civilisation chrétienne, dont est née l’Europe, peut sauver ce continent du vide qu’il éprouve, lui permettant de maîtriser humainement le progrès technique dont elle a donné le goût au monde, de retrouver son identité spirituelle et de prendre ses responsabilités morales envers les autres partenaires du globe. » Le rôle des évêques est donc de « réveiller l’âme chrétienne de l’Europe où s’enracine son unité ». Certes, « les conditions sont nouvelles par rapport à l’état de chrétienté qu’a connu l’histoire. Il y a une maturité civique…​ » que les évêques doivent respecter : ils ne sont pas « les artisans de l’unité au plan temporel, au plan politique ». Mais la foi reçue librement « donne un sens à la vie des hommes […], nourrit leur cœur d’une espérance non fallacieuse. elle leur inspire une vraie charité génératrice de justice et de paix, qui les pousse au respect de l’autre dans la complémentarité, au partage, à la collaboration, au souci des plus défavorisés. Elle affine les consciences. Dans le monde souvent clos sur sa richesse ou son pouvoir, rongé par les conflits, ivre de violence ou de défoulement sexuel, la foi procure une libération, une remise en ordre des facultés merveilleuses de l’homme.

L’unité qu’elle cherche n’est pas l’unification réalisée par la force, c’est le concert où les bonnes volontés harmonisent leurs efforts dans le respect des conceptions politiques diverses.  » Il est patent que « le processus de sécularisation touche profondément l’Europe chrétienne […] » et que « les valeurs évangéliques sont trop souvent comme désarticulées, axées sur des objectifs purement terrestres » mais « elles demeurent enracinées dans l’âme de la plupart de ces peuples européens ; elles continuent à les marquer ; elles peuvent être purifiées, ramenées à leur source, c’est le rôle de l’évangélisation.[…] C’est par ce chemin spirituel que l’Europe doit retrouver le secret de son identité, de son dynamisme ».⁠[115]

Reste une question : l’Europe unie sera-t-elle un bastion, une forteresse ou un continent ouvert sur le monde ?

Déjà en 1970, le Pape attire l’attention sur la situation des migrants de plus en plus nombreux, situation « aussi inique que dangereuse pour la paix sociale ! Et quelle tache pour une société pétrie de christianisme et initiée depuis tant de siècles à la justice et à la charité chrétienne. » Il ajoute que l’Europe doit garder le souci du tiers-monde : « éviter le repliement égoïste sur nous-mêmes et, il faut bien le dire, sur des privilèges et des talents que Dieu nous a donnés pour les mettre au service de tous nos frères ».⁠[116] Le monde a besoin d’une « vraie Europe qui fasse honneur à sa vocation historique de maîtresse de vrai progrès ».⁠[117] L’Europe « a bénéficié, plus que d’autres continents, d’une civilisation chrétienne.[…] Une telle Europe ne devrait-elle pas donner aujourd’hui l’exemple d’une civilisation vraiment humaine, qui ne soit pas seulement axée sur le potentiel économique et technologique, mais qui mette son point d’honneur à défendre les droits de la personne humaine ? »[118] Il faut  »…​créer les institutions capables de permettre à l’Europe un service plus efficace de la famille humaine tout entière. Est-ce trop dire que l’Europe, vu les faveurs dont la Providence l’a fait bénéficier, garde une responsabilité pour témoigner, dans l’intérêt de tous, de valeurs essentielles comme la liberté, la justice, la dignité personnelle, la solidarité, l’amour universel ? »[119].

Une unité construite sur les valeurs fondamentales évoquées, marquées du sceau du christianisme, exclut donc le repli sur soi et la recherche d’une domination quelconque. Son imprégnation chrétienne « implique au contraire compréhension et accueil des valeurs dont les autres peuples sont porteurs. »[120]


1. Notons tout d’abord que pendant longtemps, ce n’est pas le mot Europe dont l’étymologie est incertaine [soit, selon une tradition assyro-phénicienne, ereb, le pays du couchant, soit selon une tradition grecque, un prénom féminin, europê désignant « celle qui a de grands yeux », deux étymologies qui ne sont pas inconciliables] qui va désigner l’ensemble géographique et culturel que l’on sait mais plutôt le mot « chrétienté » qui fait coïncider une ère géographique et une relative unité culturelle. En 1937 encore, Pie XI appelle comme guide et modèle « une chrétienté, ayant repris conscience d’elle-même dans tous ses membres, rejetant tout partage, tout compromis avec l’esprit du monde, prenant au sérieux les commandements de Dieu et de l’Église, se conservant dans l’amour de Dieu et l’efficace amour du prochain... » (Encyclique Mit Brennender Sorge, 14 mars 1937, in Marmy, 260). Pie XII renchérira : « si l’Empire romain a posé les premiers fondements juridiques et culturels de l’Europe en diffusant la civilisation gréco-latine, le christianisme a modelé l’âme profonde des peuples, il a dégagé en eux, en dépit de leurs différences las plus marquées, les traits distinctifs de la personne libre, sujet absolu de droit et responsable devant Dieu non seulement de sa destinée individuelle, mais aussi du sort de la société où elle est engagée. » (Allocution au Collège de l’Europe de Bruges, 15 mars 1953).
   Quant à l’unité politique, c’est une autre histoire. Elle a existé partiellement et un temps avec l’empire de Charlemagne. L’émiettement féodal puis l’autonomie des royaumes se superpose à l’unité spirituelle manifestée par les ordres monastiques, les pèlerinages et les croisades. mais cette unité elle-même va être mise à mal par le néo-paganisme de la Renaissance, le schisme protestant. Léon XIII le soulignait : « Les commencements et les progrès de cette belle œuvre, héritage des siècles antérieurs, marchaient à d’heureux accroissements, quand soudain, au XVIe siècle, éclata la discorde. Alors, la chrétienté se déchira elle-même dans des querelles et des dissensions ; l’Europe épuisa ses forces dans des luttes et des guerres intestines ; et de cette période tourmentée, les expéditions apostoliques subirent le fatal contrecoup. » (Lettre apostolique Praeclara gratulationis, 20 juin 1894). Au XVIIIe siècle, ce sont les Lumières qui vont prendre le relais intellectuel et artistique de la foi chrétienne avant que les révolutions ne stimulent des nationalismes. Il faudra les cruelles guerres du XXe siècle pour susciter le désir d’une union politique afin de construire un espace de paix.
   Indépendamment de Charlemagne ou de Napoléon qui ont rêvé de reconstituer un empire, l’union politique a inspiré assez tôt quelques auteurs. On peut citer Dante, De la monarchie, 1310-1313 ; Georges de Podiebrad, roi de Bohême, Traité destiné à établi la paix dans toute la chrétienté (XVe s.) ; l’humaniste espagnol Luis Vives, Des conflits européens et de la guerre turque (1526) ; le moine Emeric Crucé, Le nouveau Cynée (XVIIe s.) ; Maximilien de Sully, Le grand dessein (XVIIe s.) ; le théologien morave Johan Amos Comenius, Consultation universelle sur l’amendement des choses humaines, « Déclaration adressée aux sommités de l’Europe », (XVIIe s.) ; le quaker William Penn, Essai d’un projet pour rendre la paix de l’Europe solide et durable par l’établissement d’une diète générale composée des députés de tous les princes et Etas souverains (fin XVIIe s.). A partir du XVIIIe s. les essais se multiplient : Charles-Irénée de Saint-Pierre, Leibnitz, Lilienfeld, Bentham, Kant, Saint-Simon, Scmidt-Phiseldek, Jastrzebowski, Stefan Zweig, Coudenhove-Kalergi, Alexis Léger, etc.. (Cf. Europe, épure d’un dessein, Conseil de l’Union européenne, 2006). Nous sommes là en présence d’une Europe qui apparaît « comme une réalité « laïque » porteuse d’un idéal de civilisation et, parce que fragmentée, d’une exigence d’unité » (CHENAUX Philippe, De la chrétienté à l’Europe, Les catholiques et l’idée européenne au XXe siècle, CLD, 2007, p. 37). Comme l’écrit ce professeur d’histoire à l’université pontificale du Latran, c’est l’Europe des Lumières contre la chrétienté médiévale, une Europe libérale et « nationalitaire ». L’auteur ne précise pas le sens qu’il donne à cet adjectif et ce qui pourrait le distinguer de « nationaliste ». Les dictionnaires ne sont pas non plus très explicites. Mais comme le mot est surtout employé dans un contexte colonial, on pourrait lui donner comme synonyme « communautaire » ou « identitaire ». Peut-être pouvons-nous nous référer à cette remarque : « Le discours nationalitaire est entendu ici comme un discours de revendication nationale […​] par opposition au discours nationaliste qui relève d’un nationalisme s’exprimant dans le cadre d’un État-Nation déjà constitué » ( OUAMARA Achour, Analyse du discours nationalitaire algérien (1930-1954), in Persée, 1986, volume 13, n°13, pp. 131-158).
2. Léon XIII constate qu’à travers l’Europe, on se prépare à la guerre. Alors que l’Europe s’est vue assigner par Dieu « le rôle de répandre peu à peu sur la terre les bienfaits de la civilisation chrétienne », la « discorde » règne depuis le XVIe siècle, moment où la « chrétienté » s’est déchirée. Il souhaite que se rétablisse « l’antique concorde, au profit du bien commun ».(Lettre apostolique Praeclara gratulationis, 20 juin 1894). L’Europe, confirmait Benoît XV, a pu « tendre à l’unité » grâce à l’esprit de l’Église. (Lettre encyclique Voici la paix, 23 mai 1920). Nous nous rappelons la dénonciation de Pie XI du « nationalisme exagéré » qui gangrène l’Europe. (Lettre encyclique Caritate Christi, 3 mai 1932).
3. Lettre apostolique Praeclara gratulationis.
4. « Obsédés de mutuelles suspicions, presque tous les peuples poussent à l’envi leurs préparatifs de guerre. De là d’énormes dépenses et l’épuisement du trésor public ; de là encore, une atteinte fatale portée à la richesse des nations, comme à la fortune privée : et on en est au point que l’on ne peut porter plus longtemps les charges de cette paix armée. » (Id..)
5. Patrick de Laubier insiste, lui, sur une autre division plus fondamentale : « Plutôt que d’opposer l’Orient et l’Occident, il faudrait plutôt distinguer deux grands courants, platonicien et aristotélicien, qui traversent l’histoire de la philosophie depuis les Grecs jusqu’à nos jours, et l’es suivre aussi bien en Russie, par exemple, qu’en Occident. il en résulterait une clarification, à notre avis fort utile, pour l’étude de la philosophie d’inspiration chrétienne ». (LAUBIER, P. de, La philosophie d’inspiration chrétienne en Europe, Editions universitaires, 1990, p. 11).
6. BRAGUE Rémi, L’Europe et le défi chrétien, in Communio, XV, 3-4, mai-août 1990, pp. 6-17.
7. « …​la paix qui a été inscrite dans les écrits solennels n’a pas été accompagnée de la paix des âmes : presque toutes les nations, celles de l’Europe surtout, continuent à être déchirées par des dissentiments…​ » (Au Consistoire, 21 novembre 1921).
8. Lettre encyclique Voici la paix, 23 mai 1920. Nous avons vu précédemment toute la défiance que le Pape nourrissait vis-à-vis de la Société des Nations « perçue comme d’origine protestante et anglo-saxonne où l’influence de la franc-maçonnerie semblait prédominante » (CHENAUX Philippe, op. cit., p. 26). En 1920, Benoît XV écrivait néanmoins : « Aux nations unies dans une ligue fondée sur la loi chrétienne, l’Église sera fidèle à prêter son concours actif et empressé pour toutes les entreprises inspirées par la justice et la charité » (Encyclique Pacem Dei munus, 1920).
9. Lettre encyclique Ubi arcano, 23 décembre 1922. Dans ce même texte, il portait ce jugement sévère sur la Société des nations : « Si quelque chose a été tenté jusqu’à ce jour, le résultat fut nul ou singulièrement modeste, surtout à propos des affaires où les compétitions entre les peuples deviennent plus acerbes. Nulle institution humaine n’existe, en effet, qui soit capable d’imposer à l’ensemble des nations un code de législation commune adaptée à notre époque ». Pie XI toutefois considéra comme un « sérieux progrès dans les voies que le Saint-Siège ne cesse d’exhorter à prendre » l’entrée de l’Allemagne dans la Société des Nations suite aux accords de Locarno (Allocution consistoriale, 14 décembre 1925).
10. Lettre encyclique Caritate Christi, 3 mai 1932. Il n’empêche que Pie XI écrivait dans Quadregesimo anno (15 mai 1931) : « Il convient aussi que les diverses nations, si étroitement solidaires et interdépendantes dans l’ordre économique, mettent en commun leurs réflexions et leurs efforts pour hâter, à la faveur d’engagements et d’institutions sagement conçus, l’avènement d’une bienfaisante et heureuse collaboration économique internationale. »
11. Une certaine idée de l’Europe, in Communio, XV, 3-4, mai-août 1990, p.139.
12. On constate d’emblée que le pape parle de l’Europe alors que, comme nous l’avons vu, les chrétiens se sont longtemps montré réticents vis-à-vis des projets antérieurs d’unification, jugés libéraux, anticatholiques et anti-romains jusqu’aux accords de Latran . Après la guerre 14-18, les catholiques allemands ou français parlent plus volontiers de l’Occident (cf. MASSIS Henri, Défense de l’Occident, Plon, 1927), terme qui cache, en fait « un nationalisme déguisé » (cf. CHENAUX Ph, op. cit., p. 42). Pie XII écrira : « L’Église catholique ne s’identifie pas à la civilisation occidentale ; elle ne s’identifie d’ailleurs à aucune civilisation. Mais elle est prête à conclure une alliance avec toute civilisation : elle reconnaît volontiers ce qui en chacune ne contredit pas le travail du Créateur, ce qui est conciliable avec la dignité de l’homme et ses droits et devoirs naturels ; mais, là-dessus elle plante le royaume de la vérité et de la grâce de Jésus-Christ et parvient ainsi à ce que les différentes civilisations, si étrangères qu’elles paraissent les unes aux autres, se rapprochent et deviennent vraiment sœurs. » (Lettre à Mgr Joseph Freundorfer, évêque d’Augsbourg, 27 juillet 1955). Dans les années trente, le mot chrétienté refait surface. Le pape Pie XI l’emploie (Ubi Arcano Dei) mais pour évoqué le passé. Charles Journet parle de « chrétientés » (La juridiction de l’Église sur la cité, Desclée de Brouwer, 1931) et J. Maritain de « nouvelle chrétienté » (Humanisme intégral, Problèmes temporels et spirituels d’une nouvelle chrétienté, Aubier, 1936) qui est « non pas « sacrale » comme au Moyen Age, mais « profane », c’est-à-dire pluraliste et ouverte aux valeurs du monde moderne (liberté, laïcité) ». ( CHENAUX ph., op. cit., p. 50).
13. Lettre encyclique Summi Pontificatus, 20 octobre 1939.
14. Allocution du 24 décembre 1939.
15. Radio-message 24 décembre 1941.
16. Radio-message, 9 mai 1945.
17. Radio-message, 24 décembre 1947.
18. Homélie à Saint-Paul-Hors-les-Murs, 18 septembre 1947.
19. Lettre encyclique Fulgens radiatur, 21 mars 1947.
20. Discours aux membres du Congrès des échanges internationaux.
21. Pie XII dira : « En tout cas, si aujourd’hui des personnalités politiques conscientes de leurs responsabilités, si des hommes d’État travaillent pour l’unification de l’Europe, pour sa paix et la paix du monde, l’Église ne reste vraiment pas indifférente à leurs efforts. Elle les soutient plutôt de toute la force de ses sacrifices et de ses prières ». (Discours aux pèlerins de Pax Christi, 13 septembre 1952).
22. La désignation a eu lieu le 4 mai 1948.
23. Radio-message, 24 décembre 1953.
24. Allocution au Collège de l’Europe de Bruges, 15 mars 1953. Durant la guerre déjà, Pie XII jouant avec une expression à la mode à l’époque définissait ce qu’il entendait par « ordre nouveau » ( Radio-messages, 24 décembre 1940 et 24 décembre 1941) ou « esprit nouveau » (Radio-message, 13 avril 1941).
25. Lettre à la fédération des femmes catholiques allemandes, 17 juillet 1952.
26. « Mais, ajoute-t-il, elle est disposée à faire alliance avec chacune ; elle reconnaît volontiers ce qui, dans chacune d’elles, n’est pas en contradiction avec l’œuvre du Créateur, ce qui est conciliable avec la dignité de l’homme et avec ses droits et devoirs naturels, mais elle y implante la richesse de la vérité et de la grâce de Jésus-Christ, ,obtenant ainsi que les différentes cultures, si étrangères qu’elles paraissent les unes aux autres, se rapprochent et deviennent vraiment sœurs. »
27. Lettre à l’évêque d’Augsbourg, 27 juin 1955.
28. Discours, 27 novembre 1957.
29. Le matérialisme, dira-t-il, qui « exaspère au lieu de les résoudre, ces problèmes fondamentaux étroitement liés à la paix et à l’ordre du monde entier. » (Radio-message, 24 décembre 1953). Plus largement et pour « une Europe plus unie et plus fraternelle », il invitera à « rejeter sans hésiter les philosophies destructrices de l’homme ». (Discours à la Campagne européenne de la jeunesse, 19 novembre 1956). Pour que l’Europe ne se perde pas dans le matérialisme, seul « le catholicisme, entendu comme doctrine et comme action, peut apporter une précieuse contribution quand il s’agit de conserver le fondement spirituel et moral de la civilisation européenne en ce qu’elle a de véritable et de meilleur. » (Discours au Président de la RFA, 27 novembre 1957).
30. Discours au Congrès de l’Action catholique italienne, 23 juillet 1952.
31. Discours au Collège d’Europe, 15 mars 1953.
32. Créée pour 50 ans, elle n’existe plus depuis 2002. Elle regroupait Les trois pays du Benelux, l’Italie, la France et la RFA.
33. Traité instituant la Communauté européenne de l’énergie atomique (Euratom). Initialement créé pour coordonner les programmes de recherche des États en vue d’une utilisation pacifique de l’énergie nucléaire, le traité Euratom contribue de nos jours à la mise en commun des connaissances, des infrastructures et du financement de l’énergie nucléaire. Il assure la sécurité de l’approvisionnement en énergie atomique dans le cadre d’un contrôle centralisé.
(cf. http://europa.eu/legislation_summaries/institutional_affairs/treaties/treaties_euratom_fr.htm)
34. Il constituait la base de la Communauté économique européenne. Il reposait alors sur l’union douanière permettant la libre circulation des produits dans la CEE.
35. Discours aux parlementaires de la CECA, 4 novembre 1957.
36. Très lucidement, Pie XII précise toutefois qu’« il serait erroné de croire que l’ordre nouveau naîtra de lui-même sous la pression des seuls facteurs économiques. la nature humaine, alourdie par le péché, n’engendre que le désordre, si on la livre à ses seuls appétits. Il faut un droit reconnu, il faut un pouvoir capable de le faire observer. »
37. CHENAUX Ph., op. cit., pp. 91-92. L’historien suisse a longuement développé sa thèse dans son livre Une Europe vaticane ? Entre le plan Marshall et les traités de Rome, Ciaco, 1990. Il montre et démontre que les démocrates-chrétiens sont très divisés quant aux limites de l’Europe ou encore quant à la forme de son unité.
38. « Saint Benoît est le Père de l’Europe. Lorsque l’Empire romain s’effondra, consumé de vétusté et de vices, et que les barbares se ruèrent en foule sur ses provinces, cet homme, que l’on a appelé le dernier des grands Romains (s’il m’est permis d’user du mot de Tertullien), alliant à la fois la romanité et l’Évangile, puisa en ces deux sources pour unir puissamment les peuples de l’Europe sous l’étendard et l’autorité du Christ et créer heureusement un régime chrétien. Car c’est un fait que, de la mer Baltique à la Méditerranée, de l’Océan atlantique aux plaines de Pologne, des légions bénédictines se sont répandues, adoucissant les nations rebelles par la Croix, les livres et la charrue. » ( Homélie à Saint-Paul-hors les Murs, 18 septembre 1947).
39. L’auteur cite en particulier l’influence du livre de Friedrich Novalis, Die Christenheit oder Europa, Ein Fragment, 1799.
40. Ph. Chenaux cite Hilaire Belloc, Gilbert K. Chesterton, T.S. Eliot, Christopher Dawson.
41. Allocution aux nouveaux cardinaux, 20 février 1946.
42. Discours aux Délégués du Congrès international de l’Union européenne des fédéralistes, 11 novembre 1948.
43. Discours du 6 décembre 1953. Ce texte est une des huit références à Pie XII dans la déclaration Dignitatis humanae (note 34).
44. « Un mandat ou une autorisation de ce genre n’auraient pas force obligatoire et resteraient inefficaces. Aucune autorité ne pourrait les donner parce qu’il est contre-nature d’obliger l’esprit et la volonté de l’homme à l’erreur et au mal ou de considérer l’un et l’autre comme indifférents. » (id.).
45. Pie XII se réfère à la parabole du bon grain et de l’ivraie (Mt 13, 24-30).
46. Quels sont encore, durant le pontificat de Pie XII, les États qui peuvent être considérés comme catholiques ? En Europe : la Tchécoslovaquie (jusqu’en 1948), l’Espagne (jusqu’en 1978), l’Italie (jusqu’en 1984), le Liechtenstein (jusqu’en 2012) , Andorre, Malte et Monaco. Ailleurs, on peut citer l’Argentine, le Costa Rica et la République dominicaine.
47. Cf. Somme théologique IIa IIae, q. 10, a.11: « Le gouvernement humain est une dérivation du gouvernement divin et doit en être une imitation. Dieu justement, bien qu’il soit tout-puissant et souverainement parfait, permet néanmoins qu’il se produise des maux dans l’univers : ces maux, qu’il pourrait empêcher, il les laisse faire de peur que, s’ils étaient supprimés, de plus grands biens ne le fussent aussi, ou même que des maux pires ne s’ensuivissent. par conséquent il en est aussi de même dans le gouvernement humain: ceux qui sont en chef tolèrent à bon droit quelques maux, de peur que des maux pires ne soient encourus. […​] En ce sens-là, par conséquent, bien que les infidèles pèchent dans leurs rites, ceux-ci peuvent être tolérés soit à cause du bien qui en provient, soit à cause du mal qui est évité. »
48. Par exemple, dans Libertas Praestantissimum, (20 juin 1888) : « …​ tout en n’accordant de droits qu’à ce qui est vrai et honnête, [l’Église] ne s’oppose pas cependant à la tolérance dont le pouvoir public croit pouvoir user à l’égard de certaines choses contraires à la vérité et à la justice, en vue d’un mal plus grand à éviter ou d’un bien plus grand à obtenir pou à conserver. » (In Marmy, 91).
49. Allocution à la colonie des Marches à Rome, à Rome, 23 mars 1958.
50. Humanisme intégral, Aubier, 1937, p. 115. Lire aussi à propos de la « nouvelle chrétienté », bien différente de l’ancienne, MARITAIN J., L’homme et l’État, Desclée de Brouwer, 2009, pp. 180-188.
51. Résumé du Décret in Documents pontificaux de sa Sainteté Pie XII, 1949, Labergerie-Warny, 1951, p. 248.
52. Comment seraient libres ces hommes « qui, par exemple, dans le domaine économique ou social voudraient tout faire retomber sur la société, même la direction et la sécurité de leur existence ; ou qui attendent aujourd’hui leur unique nourriture spirituelle quotidienne, toujours moins d’eux-mêmes - c’est-à-dire de leurs propres convictions et connaissances - et toujours plus, déjà préparée, de la presse, de la radio, du cinéma, de la télévision […​]. Cela veut dire que ces hommes ne sont plus que de simples rouages dans les divers organismes sociaux ; ce ne sont plus des hommes libres, capables d’assumer ou d’accepter une part de responsabilité dans les affaires publiques. »
53. Lettre apostolique aux catholiques de Chine (18 janvier), Lettre apostolique aux catholiques de Roumanie (27 mars), Lettre apostolique aux peuples de Russie (7 juillet) auxquelles on peut ajouter la Lettre encyclique Orientales ecclesias adressée aux Églises orientales (15 décembre).
54. Voici ce que le Pape déclara alors : « En aucune occasion Nous n’avons voulu dire un seul mot qui fût injuste ni manquer à Notre devoir de réprouver toute iniquité, tout acte digne de réprobation, en évitant néanmoins, alors même que les faits l’eussent justifiée, telle ou telle expression qui fût de nature à faire plus de mal que de bien, surtout aux populations innocentes courbées sous la férule de l’oppresseur. Nous avons eu la préoccupation constante d’enrayer un conflit si funeste à la pauvre humanité. C’est pour cela, en particulier, que Nous Nous sommes gardé, malgré certaines pressions tendancieuses, de laisser échapper de Nos lèvres ou de Notre plume une seule parole, un seul indice d’approbation ou d’encouragement en faveur de la guerre entreprise contre la Russie en 1941. Assurément, nul ne saurait compter sur Notre silence dès lors que sont en jeu la foi ou les fondements de la civilisation chrétienne. Mais, d’autre part, il n’est aucun peuple à qui Nous ne souhaitions avec toute la sincérité de Notre âme de vivre dans la dignité, dans la paix, dans la prospérité à l’intérieur de ses frontières. Ce que Nous avons eu toujours en vue dans toutes les manifestations de Notre pensée et de Notre volonté, c’était de reconduire les peuples du culte de la force au respect du droit et de promouvoir entre tous la paix, paix juste et solide, paix apte à garantir à tous une vie au moins tolérable. »
55. « Nous savons que beaucoup d’entre vous conservent la Foi chrétienne dans le sanctuaire secret de leur propre conscience ; qu’en aucune manière ils ne soutiendront les ennemis de la religion. Nous savons encore qu’ils désirent ardemment non seulement croire en secret, mais aussi, comme il convient à des hommes libres, affirmer publiquement, si possible, les principes chrétiens qui sont le fondement unique et sûr de la vie de la cité. »
56. On peut lire à ce sujet LAURENTIN René, Comment la Vierge Marie leur a rendu la liberté, OEIL, 1991.
57. Déjà dans son Radio-message de Noël 1947, il déclarait : « Notre position entre les deux partis opposés est exempte de toute prévention, de toute préférence envers l’un ou l’autre peuple, envers l’une ou l’autre des nations, comme elle est étrangère à toute considération d’ordre temporel. Etre avec le Christ ou contre le Christ, voilà toute la question. » Plus largement, le Concile déclarera : « L’Église, envoyée à tous les peuples de tous les temps et de tous les lieux, n’est liée d’une manière exclusive et indissoluble à aucune race ou nation, à aucun genre de vie particulier, à aucune coutume ancienne ou récente. constamment fidèle à sa propre tradition et tout à fait consciente de l’universalité de sa mission, elle peut entrer en communion avec les diverses civilisations: d’où l’enrichissement qui en résulte pour elle-même et les différentes cultures ». (GS, 58, § 3).
58. Radio-message de Noël 1954.
59. Discours au Comité de santé de l’Union européenne, 12 avril 1960.
60. Cf. Discours à la Conférence parlementaire euro-africaine réunissant des Délégués de l’Assemblée parlementaire européenne et des Pays d’Outre-mer associés à la Communauté économique européenne, 26 janvier 1961.
61. De 1961 à 1969, ce fut le cardinal Cicognani (1883-1973) qui fut secrétaire d’État. Toutefois, vu son âge, il fut assisté de Mgr Benelli (1921-1982) créé cardinal en 1977, archevêque de Florence la même année.
62. 19 juillet 1962.
63. Discours au Comité de la Journée européenne de l’école, 11 février 1963.
64. On relève 45 discours, allocutions et messages in L’Europe unie, Dans l’enseignement des papes, Solesmes, 1981.
65. A la société Marvin Gelber, 12 mars 1969. Le 24 octobre 1964, Paul VI déclarera saint Benoît patron et protecteur de l’Europe (Bref Pacis nuntius) : « Foi et unité, que pourrions-nous souhaiter de meilleur pour le monde entier, et spécialement pour cette portion de choix qu’est l’Europe ? » (Au mont-Cassin, le même jour). Le pape invite aussi à prier pour l’Europe : « Nous savons comment en ce terme géographique se trouvent réunis les éléments d’une tradition séculaire, déterminants pour la civilisation moderne et pour celle de l’avenir ». (Angélus, 23 février 1969).
66. Il rend hommage à Robert Schuman, Alcide de Gasperi et Conrad Adenauer. (A la Commission du Conseil de l’Europe, 5 mai 1975). Outre ces trois personnalités, on peut citer aussi Joseph Bech (Luxembourg), Johan Beyen (Pays-Bas), Winston Churchill (Royaume uni), Walter Hallstein (Allemagne), Sicco Mansholt (Pays-Bas), Jean Monnet (France), Paul-Henri Spaak (Belgique), Altiero Spinelli (Italie) (cf. http://europa.eu/about-eu/eu-history/index_fr.htm).
67. Discours aux Instituts d’Etudes européennes, 29 avril 1967.
68. Au Chancelier de la RFA, 13 juillet 1970. Il faut « que le processus d’intégration européenne se poursuive sans retards inutiles ». (A de jeunes démocrates-chrétiens, 31 janvier 1964).
69. Lettre du Secrétaire d’État à la Fédération des hommes catholiques, 29 octobre 1977. « il est pleinement conforme à la conception chrétienne de la coexistence humaine qui tend à faire du monde une seule famille de peuples frères » (Au Congrès du Centre « Jeune Europe », 8 septembre 1965).
70. Discours à des journalistes de pays membres de la CEE, 17 avril 1967
71. Discours à de jeunes démocrates-chrétiens, 31 janvier 1964
72. Aux Instituts d’Etudes européennes, 29 avril 1967.
73. Au Congrès du Centre « Jeune Europe », 8 septembre 1965. La tentation peut être grande de se replier su soi ou sur des amis puissants mais il faut se rendre à l’évidence, aujourd’hui, « il ne peut plus exister d’économies nationales closes, se suffisant à elles-mêmes ». (A la Conférence parlementaire euro-africaine, 1er février 1974).
74. Au Mouvement européen, 9 novembre 1963.
75. Au Président du Parlement européen, 9 novembre 1973.
76. Discours à la Conférence européenne des télécommunications, 20 avril 1967.
77. A des membres du Parlement européen, 14 octobre 1964. « L’équilibre de tout un continent est chose tellement grave pour la bonne marche de la société tout entière et pour la paix du monde, que l’Église, soucieuse du véritable bien des hommes , ne peut s’en désintéresser. » (Aux Instituts d’Etudes européennes, 29 avril 1967).
78. Au Président du Parlement européen, 9 novembre 1973.
79. A la Commission du Conseil de l’Europe, 5 mai 1975.
80. Au Mouvement européen, 9 novembre 1963.
81. Aux évêques d’Europe, 18 octobre 1975. L’Europe est « une expression solidaire et unique de peuples, bien différenciés certes par des caractères spécifiques, mais en même temps foncièrement unis par une fraternité qui autrefois s’appelait « chrétienté », et qui maintenant peut toujours s’appeler « civilisation chrétienne ». » (Au Séminaire européen de la jeunesse, 23 juillet 1963).
82. « Cette Europe de demain, mais qui est déjà en gestation, devra reposer sur le patrimoine humain, moral et religieux inspiré en grande partie par l’Évangile, qui a assuré et continue d’assurer à ce continent un rayonnement unique dans l’histoire des civilisations. » (A des membres du Parlement européen, 14 octobre 1964).
83. Aux congressistes de la FUCI (Fédération des universitaires catholiques italiens), 2 septembre 1963.
84. A la CEE et à l’EURATOM, 29 mai 1967.
85. A la Commission du Conseil de l’Europe, 2 septembre 1968.
86. Au Chancelier de la RFA, 13 juillet 1970.
87. Aux évêques d’Europe, 18 octobre 1975.
88. 26 janvier 1977.
89. « La Réforme […​] a contribué à une dispersion ». « L’avènement de la science, de la technique, celui de la richesse productive ont donné lustre et puissance à l’Europe, ils ne lui ont pas redonné une âme. L’époque des révolutions a vu s’accentuer le morcellement, l’indépendance. Les nations se sont affermies dans leur diversité, en s’opposant bien souvent.Nous assistons toujours à des divisions très marquées entre les nations et à l’intérieur des nations. » (Aux évêques d’Europe, 18 octobre 1975). Dans une Lettre adressée à Mgr Casaroli, le 25 juillet 1975, à propos de la participation du Saint-Siège à la Conférence d’Helsinki sur la sécurité et la coopération en Europe, il relativise l’idée de « division » : l’histoire de l’Europe, écrit-il, « offre un caractère assurément singulier, aussi bien par l’étonnante abondance des richesses de l’esprit humain que par la densité d’événements significatifs ». Une très grande variété de peuples, de langues, de traditions, « composent l’Europe plutôt qu’ils ne la divisent ». Reste malgré tout un « héritage commun » : « celui-ci se base essentiellement sur le message chrétien, annoncé à toutes ses populations qui l’ont accueilli et fait leur ; il comprend, en plus des valeurs sacrées de la foi en Dieu et du caractère inviolable des consciences, les valeurs de l’égalité et de la fraternité humaines, de la dignité de la pensée consacrée à la recherche de la vérité, de la justice individuelle et sociale, du droit conçu comme critère de comportement dans les rapports entre le citoyens, les institutions, les États. » C’est là un « patrimoine unique et indestructible ».
90. Au Corps diplomatique, 12 janvier 1976.
91. Lettre du Secrétaire d’État à la Fédération des hommes catholiques, 29 octobre 1977.
92. Cf. Message au Conseil de l’Europe, 26 janvier 1977.
93. Au Mouvement européen, 9 novembre 1963.
94. Au Congrès du Centre « Jeune Europe », 8 septembre 1965.
95. Au Mouvement européen, 9 novembre 1963.
96. L’Europe des Six (à l’époque) « est en train de devenir, grâce aux institutions qu’elle s’est données, un facteur économique de première importance pour le bon équilibre de la communauté humaine. » (Discours à la CEE et à l’EURATOM, 29 mai 1967).
97. Discours au Congrès du Centre « Jeune Europe », 8 septembre 1965.
98. Discours à la CEE et à l’EURATOM, 29 mai 1967.
99. Discours au Mouvement européen, 9 novembre 1963.
100. Aux organisations hospitalières du Marché commun, 22 novembre 1972.
101. A la Commission sanitaire du Parlement européen, 16 avril 1970. Très au courant des difficultés du monde rural, le Pape insistera aussi sur la nécessité de coordonner les projets et les réalisations pour un développement authentique du monde rural. (Aux ministres de l’agriculture de la CEE, 16 septembre 1971).
102. A la Commission sanitaire du Parlement européen, 16 avril 1970.
103. « Il ne s’agit pas seulement d’avoir plus, mais surtout d’être plus. […​] Comment l’Europe pourrait-elle en effet prétendre au développement des autres peuples si, en son propre sein, ce développement ne prenait pas toutes ses dimensions, économique, politique, sociale, culturelle et spirituelle ? L’homme, même repu, ne sera jamais satisfait si son dynamisme n’est pas orienté vers des buts qui le dépassent. » (A de jeunes agriculteurs européens, 14 décembre 1973).
104. Au Congrès du Centre « Jeune Europe », 8 septembre 1965.
105. Au Mouvement européen, 9 novembre 1963.
106. A la Conférence européenne des télécommunications, 20 avril 1967.
107. Angélus, 23 février 1969.
108. Au Président du parlement européen, 25 novembre 1971.
109. Au colloque sur la Convention européenne des droits de l’homme, 7 novembre 1975
110. Au Corps diplomatique, 12 janvier 1976.
111. Message au Conseil de l’Europe, 26 janvier 1977.
112. Au Corps diplomatique, 12 janvier 1976. L’Europe « a déjà connu dans son passé une conscience commune et une unité imprégnées de valeurs chrétiennes, valeurs qu’il faut conserver et approfondir pour qu’elles inspirent encore son évolution actuelle. » (Lettre du Secrétaire d’État à la Fédération des hommes catholiques, 29 octobre 1977 ; de 1969 à 1979, c’est le cardinal Villot qui fut Secrétaire d’État).
113. Lettre encyclique Populorum progressio, n° 42, 1967, citée à de jeunes agriculteurs européens, 14 décembre 1973.
114. Devant la volonté des Européens de s’unir, le Pape ne peut s’empêcher de demander: « Qui ne voit la résonance profondément humaine de l’esprit évangélique de fraternité et du renoncement qu’elle implique ? (Message au Conseil de l’Europe, 26 janvier 1977).
115. Aux évêques d’Europe, 18 octobre 1975.
116. A la Commission sanitaire du Parlement européen, 16 avril 1970.
117. Au Président du parlement européen, 25 novembre 1971.
118. Au colloque sur la Convention européenne des droits de l’homme, 7 novembre 1975.
119. Message au Conseil de l’Europe, 26 janvier 1977.
120. Lettre du Secrétaire d’État à la Fédération des hommes catholiques, 29 octobre 1977

⁢a. Jean-Paul II

Sous le pontificat de Jean-Paul II (1978-2005), la cause européenne progresse considérablement. 18 pays vont rejoindre l’Union européenne dont des pays d’Europe de l’Est, suite à la chute du mur de Berlin⁠[1] et du Portugal en 1986. Entre temps, en 1985, le Groenland a décidé de se retirer en ratifiant le Traité sur le Groenland et a désormais le statut de pays et territoire d’outre-mer associé. Avec la fin de la Guerre froide, la partie Est de l’Allemagne rejoint de facto la Communauté économique européenne en 1990 (puisque réunifiée avec la partie ouest-allemande). Puis l’Union européenne intègre en 1995 des États neutres : l’http://fr.wikipedia.org/wiki/Autriche[Autriche], la Finlande et la Suède et en 2004 dix nouveaux États, en majorité issus du bloc de l’Est : Chypre, l’http://fr.wikipedia.org/wiki/Estonie[Estonie], la Hongrie, la Lettonie, la Lituanie, Malte, la Pologne, la République tchèque, la Slovaquie et la Slovénie.] ; le projet d’une constitution pour l’Europe se réalise petit à petit ; le parlement européen accroît son influence⁠[2] ; progressivement s’établit la libre circulation des biens, des services, des personnes et des capitaux ; la monnaie unique voit le jour ; une coopération de plus en plus étroite s’établit pour lutter contre la criminalité et la crise financière et économique.⁠[3]

Avant même que l’Europe civile s’étende à l’Est, Jean-Paul II⁠[4] va désigner saints Cyrille et Méthode co-patrons de l’Europe⁠[5], montrant par là que l’Europe est « le fruit de deux courants de traditions chrétiennes auxquelles s’ajoutent aussi deux formes de culture diverses mais en même temps complémentaires ».⁠[6] Jean-Paul II leur adjoindra trois femmes : sainte Brigitte de Suède, sainte Catherine de Sienne et sainte Thérèse-Bénédicte de la Croix[7]. Trois femmes parce que l’Église reconnaît « toujours plus clairement la dignité de la femme et ses dons propres ». Trois femmes dont la « sainteté s’est […] exprimée dans des circonstances historiques et dans une contexte « géographique » qui les rendent particulièrement significatives pour le continent européen ».⁠[8]

Comme ses prédécesseurs et durant son très long pontificat, Jean-Paul II ne cessera de s’intéresser à la cause européenne.⁠[9] Les discours sont innombrables et insistants. Ils ont été prononcés notamment lors de la visite des pays européens ou encore devant les représentants des diverses instances européennes. On en retrouvera l’essentiel dans l’Exhortation apostolique Ecclesia in Europa[10].

L’Europe, pour quoi faire ?

Tout d’abord, on peut se poser la question : « « Faire l’Europe », pour quoi faire ? »[11]. Et ensuite : pourquoi l’Église s’intéresse-t-elle tellement à l’unité de l’Europe ? Pourquoi apporte-t-elle, pour reprendre les termes de Jean-Paul II, un « appui décidé » aux projets d’union européenne ?⁠[12]

Les raisons évoquées par Jean-Paul II sont nombreuses. Si, au point de départ c’est la volonté d’en finir avec la guerre et d’établir une paix durable basée sur la solidarité et la collaboration qui a prévalu, bien d’autres motivations ont surgi. Voilà des siècles, comme nous l’avons vu, que les Européens, chrétiens ou non, rêvent d’une Europe unie.⁠[13]

Ensuite, un fait s’impose : « l’Europe occupe une place de premier plan dans la géographie culturelle du monde ».⁠[14]

Enfin, l’histoire de l’Europe est tout particulièrement liée à celle de l’Église : « On ne peut pas comprendre l’histoire et les destinées de l’Europe, son passé comme les tâches présentes et futures, sans le christianisme et son apport essentiel à la culture occidentale. »[15]

Plus précisément, l’Europe est l’endroit où le christianisme s’est développé d’une manière toute particulière jusqu’à se répandre à travers le monde : « L’Europe n’est pas le premier berceau du christianisme. Même Rome a reçu l’Évangile grâce au ministère des Apôtres Pierre et Paul, qui sont venus ici de la patrie de Jésus-Christ. Mais, de toute façon, il est vrai que l’Europe est devenue, durant deux millénaires, comme le lit d’un grand fleuve où le christianisme s’est répandu, rendant fertile la terre de la vie spirituelle des peuples et des nations de ce continent. Et sur cette lancée, l’Europe est devenue un centre de mission qui a rayonné vers les autres continents. »[16] L’Europe est « le continent qui a le plus contribué au développement du monde, aussi bien dans le domaine des idées que dans celui du travail, des sciences et des arts ».⁠[17] « L’Europe revêt une importance particulière pour l’histoire de l’Église et pour la diffusion progressive, dès les temps apostoliques, du message évangélique dans le monde.[18] Et le lien entre le christianisme et l’Europe est si fort que Jean-Paul II n’hésite pas à dire que « la crise et la tentation de l’Européen et de l’Europe sont des crises et des tentations du christianisme et de l’Église en Europe. »[19] Nous y reviendrons plus loin.

C’est à cause de ce lien que l’Europe a une grande responsabilité et une mission vis-à-vis des autres parties du monde qu’elle a évangélisées. Mais sa responsabilité est aussi engagée du fait que si elle a annoncé le Christ au-delà de ses frontières, elle a aussi malheureusement diffusé à travers le monde ses erreurs et ses crimes. Elle a apporté une « grande contribution au reste du monde, pour le bien et pour le mal. […]. Avec ses réussites et ses failles, l’Europe a laissé une marque indélébile sur le cours de l’histoire : elle a donc une responsabilité que les représentants de ses peuples ne peuvent que saisir et poursuivre. »[20]

« C’est en Europe […​ ] qu’ont éclaté deux guerres mondiales […]. C’est de l’Europe que, sur le monde entier, se sont répandues des idéologies qui, en bien des endroits, exercent une influence prépondérante, comme des maladies importées. Cette commune culpabilité signifie pour l’Europe une particulière responsabilité, ne serait-ce que pour apporter une contribution décisive à la résolution effective de l’actuelle crise mondiale. mais cela exige tout d’abord pour l’Europe elle-même un renouveau profond, sur le plan spirituel, moral et politique, à partir de la vigueur et de la foi de son origine chrétienne. »[21]

La Communauté internationale « attend de la Communauté européenne un témoignage de justice et de fraternité, une contribution originale et efficace à l’arrêt des guerres en cours, à la recherche de solutions négociées équitables, au bannissement de la violence, du terrorisme, de la torture, et je dirais, plus encore, des exécutions sommaires même perpétrées par des gouvernements légitimes, au désarmement progressif et contrôlé, à l’amélioration des termes de l’échange entre pays riches et pays pauvres, à l’entraide réelle pour faire reculer la faim et permettre le développement des peuples à partir de leurs propres ressources.

Malgré l’acuité de ses propres faiblesses, l’Europe peut apporter cette contribution. »[22]

« Plus que jamais on attend la voix de l’Europe dans son ensemble pour la solution des crises mondiales actuelles ; la déception n’en est que plus grande lorsque des problèmes économiques marginaux, le manque de collaboration, ou des préjugés nationaux, font surgir des obstacles apparemment insurmontables. Il est temps de démanteler les égoïsmes nationaux, qui peuvent avoir une importance locale, mais qui s’effondrent lorsqu’on les considère honnêtement par rapport aux vrais problèmes de l’humanité. A ceux-ci l’Europe doit donner le plus rapidement possible une réponse commune et solidaire. »[23]

Mais l’Europe connaît des problèmes internes et notamment elle subit une crise économique et sociale qui pousse les hommes à prendre « conscience de leur responsabilité pour l’Europe et son avenir. […] Le poids des problèmes que posent aujourd’hui la sécurité, la justice sociale, la paix, les échanges économiques et culturels, requiert nécessairement l’unité et des initiatives communes. […] II n’y a, en fin de compte, pas d’alternative raisonnable »[24] L’unité de l’Europe est donc aussi une nécessité pratique. d’autant plus que l’Europe n’a pas été déchirée seulement par deux guerres mondiales mais aussi d’autres dissensions politiques morales et religieuses. Il faut « recomposer les fatales déchirures et ruptures intervenues au cours de l’histoire ». Déchirures et tensions « qui compromettent son unité passent à travers le continent entre l’Est et l’Ouest, entre le Nord et le Sud ».⁠[25]

Jusqu’en 1989, Jean-Paul II n’aura de cesse de dénoncer la séparation des deux parties de l’Europe, des « deux poumons » de l’Europe dira-t-il⁠[26]. Il reprendra aussi volontiers l’expression « maison commune »[27] pour désigner l’ensemble du continent. Construire « la maison commune européenne, […] cette grande entreprise, que les Européens se sont engagés à mener à son terme, a reçu son inspiration de l’Évangile du Verbe incarné […]. L’histoire de la formation des nations européennes va de pair avec celle de leur évangélisation, au point que les frontières de l’Europe coïncident avec celles de la pénétration de l’Évangile. […] Dans cet « humus », les Européens sont appelés à construire leur maison commune. Et tout comme le foyer domestique est le lieu où chacun se sent « chez lui », accueilli, respecté et aidé tel qu’il est, de même l’Europe doit devenir une « maison » où tout peuple se verra reconnu, dans la physionomie qui est la sienne - là où il le faut - dans son développement et surtout respecté dans ses aspirations. Tout comme il n’y a pas de motif d’avoir peur dans la demeure familiale, de même il ne devrait pas y avoir en Europe quelque sorte de menace que ce soit, qui puisse porter l’un à craindre l’autre. A l’inverse, il devrait y avoir la joie de vivre ensemble, afin de répartir les richesses matérielles, culturelles et spirituelles communes. »[28]

La réunification de l’Europe fut une préoccupation majeure de Jean-Paul II. Il vit même dans son élection comme Pape, le signe d’un projet divin. En 1979, parlant de lui à la troisième personne, il médite sur sa mission en tant que premier pape slave : « C’est peut-être justement pour ça que Dieu l’a choisi, c’est peut-être pour cela que l’Esprit Saint l’a guidé, afin qu’il introduise dans la communion de l’Église la compréhension des paroles et des langues qui semblent encore étrangères aux oreilles habituées aux sons romains, germaniques, anglo-saxons, celtes. […] Le Christ ne veut-il pas, l’Esprit-Saint ne dispose-t-il pas que ce pape polonais, ce pape slave, manifeste justement maintenant l’unité spirituelle de l’Europe chrétienne qui, débitrice des deux grandes traditions de l’ouest et de l’est, professe grâce aux deux « une seule foi, un seul baptême, un seul Dieu et Père de tous » (Ep 4, 5-6), le Père de Notre Seigneur Jésus-Christ ? »[29]

La même année⁠[30], devant les membres du Parlement européen, il prit la peine d’emblée de leur rappeler que leur action se développait « dans la partie de l’Europe » qu’ils représentaient. Et il ajoutait que « les partenaires […] réunis n’oublieront évidemment pas qu’ils ne constituent pas à eux seuls toute l’Europe ; ils demeureront conscients de leur responsabilité commune pour l’avenir du continent tout entier, ce continent qui au-delà de ses divisions historiques, de ses tensions et de ses conflits, a une profonde solidarité, à laquelle une même foi chrétienne a largement contribué. C’est donc toute l’Europe qui doit être bénéficiaire des pas aujourd’hui accomplis, et aussi les autres continents vers lesquels l’Europe pourra se tourner avec son originalité spécifique. » L’Europe, en effet, doit, disait-il plus tard devant la même assemblée, « se déployer aux dimensions qui lui ont données la géographie et plus encore l’histoire ».⁠[31] Ce qui se réalisa.

Un retour en arrière ?

« Faire l’Europe » et « une Europe sans frontières qui ne renonce pas aux racines chrétiennes qui l’ont fait naître » ni « à l’authentique humanisme de l’Évangile du Christ ! »[32], n’est-ce pas vouloir revenir en arrière ?

Cet intérêt pour l’unification européenne cache-t-il une volonté de restaurer le passé, l’Europe chrétienne ? S’agit-il d’un projet politique de la part de l’Église ?

La réponse à ces questions est sans ambigüités mais elle a nourri, un temps, les soupçons de quelques-uns.⁠[33]

L’Europe peut-être une « dans le respect dû à toutes ses différences, y compris celles des divers systèmes politiques », dira Jean-Paul II à Compostelle.⁠[34]

Devant le Parlement européen⁠[35], Jean-Paul dénoncera on ne peut plus nettement ce qu’il appelle « l’intégralisme religieux » : « Notre histoire européenne montre abondamment combien souvent la frontière entre « ce qui est à César » et « ce qui est à Dieu » a été franchie dans les deux sens. la chrétienté latine médiévale - pour ne mentionner qu’elle -, qui pourtant a théoriquement élaboré, en reprenant la grande tradition d’Aristote, la conception naturelle de l’État, n’a pas toujours échappé à la tentation intégraliste d’exclure de la communauté temporelle ceux qui ne professaient pas la vraie foi. L’intégralisme religieux, sans distinction entre la sphère de la foi et de celle de la vie civile, aujourd’hui encore pratiqué sous d’autres cieux, paraît incompatible avec le génie propre de l’Europe tel que l’a façonné le message chrétien. »[36] Comment avec une telle affirmation soupçonner le Pape de vouloir restaurer une Europe chrétienne ? La Souverain Pontife est bien conscient que l’Europe est « plurielle » au point de vue religieux et philosophique. Par ailleurs, ardent défenseur des droits de l’homme, il est particulièrement attentif au respect de la liberté religieuse et donc d’une juste laïcité de l’État.⁠[37] Mais il faut à la fois respecter « une juste conception de la laïcité des institutions politiques » et « accorder aux valeurs susmentionnées l’enracinement profond de type transcendant qui s’exprime dans l’ouverture à la dimension religieuse. »⁠[38]

Le monde a donc changé et les valeurs citées étant respectées, l’homme contemporain ne peut s’empêcher aujourd’hui comme hier de s’interroger sur le sens réel de sa vie : « On a l’impression d’une priorité de l’économie sur la morale, d’une priorité du temporel sur le spirituel. […] On ne peut pas vivre pour l’avenir sans comprendre que le sens de la vie est plus grand que celui du temporel, que ce sens est au-dessus de ce temporel. Si la société et les hommes de notre continent ont perdu l’intérêt pour ce sens, ils doivent le retrouver. Peuvent-ils, dans ce but, revenir quinze siècles en arrière ? Au temps où naquit saint Benoît de Nursie ?

Non, ils ne le peuvent pas. Le sens de la vie, ils doivent le retrouver dans le contexte de notre temps. Ce n’est pas possible autrement. Ils ne doivent pas et ils ne peuvent pas retourner au temps de Benoît, mais ils doivent retrouver le sens de l’existence humaine tel qu’il était vécu par Benoît. »[39] Cette recherche de sens implique la liberté car « « Dieu ne veut pas qu’on le serve de force, mais de gré » (St Otto). Ce n’est qu’en respectant ce principe que les États et les blocs politiques surmonteront leurs antagonismes internationaux, et que pourra naître une Europe unie de l’Atlantique à l’Oural »[40] Et cette liberté religieuse implique la distinction des pouvoirs. Comme le dira Jean-Paul II à des représentants d’institutions européennes : « mon propos n’est pas d’entrer dans ce qui relève de l’autorité des organismes ici établis, ni dans les domaines propres de vos compétences ».⁠[41] Et il le répétera dans d’autres circonstances : « il n’appartient pas au Saint-Siège de déterminer les modalités politiques souhaitables de la coopération européenne qui, elle, est nécessaire. Il revient aux hommes politiques, aux experts, de trouver, de proposer démocratiquement à leurs concitoyens et de faire ratifier par les responsables, les solutions concrètes et graduelles de ce grand et complexe problème. »[42] C’est bien l’heure du laïcat.⁠[43]

L’Église « sans revendiquer certaines positions qu’elle a occupées jadis et que l’époque actuelle considère comme totalement dépassées, l’Église elle-même, en tant que Saint-Siège et communauté catholique, offre son service pour contribuer à la réalisation de ces objectifs destinés à procurer aux nations un authentique bien-être matériel, culturel et spirituel ».⁠[44]

Comment « faire l’Europe » ?

La question s’est posée aux pères fondateurs de l’Europe⁠[45] et, dans un premier temps, ils ont « eu l’intuition que le domaine économique se prêtait en premier lieu à un projet communautaire, tant en raison de la situation mondiale que pour éviter désormais les concurrences dangereuses pour la paix. »[46], des Caraïbes et du Pacifique] (https://fr.wikipedia.org/wiki/Pays_ACP[pays appelés ACP). Accord renouvelé en 1979 (Lomé II, 57 pays), 1984 (Lomé III, 66 pays) et 1990 (Lomé IV, 70 pays). En 2000, la Convention de Lomé est remplacée par l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Accord_de_Cotonou[accord de Cotonou]. Alors qu’elle ne comptait à l’origine que 18 États membres, elle en compte à présent 79, preuve de son attractivité. Cette coopération avait pour but de favoriser l’adaptation des pays ACP à l’économie de marché. Elle ne doit pas être confondue avec les accords de Lomé signés en 1999 pour mettre fin à la guerre civile de Sierra Leone.] Mais ils étaient bien conscients qu’il fallait aller plus loin. Il faut « construire l’Europe comme une communauté d’hommes […] en l’enrichissant d’un esprit, d’un idéal, d’une âme, parce qu’il ne peut exister de communauté humaine véritable sans ces valeurs culturelles et spirituelles par lesquelles l’homme devient principalement homme. »[47] Il n’est pas possible de « concevoir l’Europe privée de cette dimension transcendante ».⁠[48]

« L’Europe unie, ce n’est plus seulement un rêve ni un souvenir utopique du Moyen Age. […] Ce processus n’est pas et ne peut pas être un événement d’ordre purement politique et économique ; il a une profonde dimension culturelle, spirituelle et morale. L’unité culturelle de l’Europe vit dans et par les différentes cultures qui s’interpénètrent et s’enrichissent mutuellement. cette caractéristique définit l’originalité et l’autonomie de la vie dans notre continent. La recherche de l’identité européenne nous ramène à ses sources.

Si la mémoire historique de l’Europe ne plonge pas au-delà des idéaux des lumières, son unité nouvelle aura des fondements superficiels et instables. Le christianisme […] est à la racine même de la culture européenne. la marche vers une nouvelle unité de l’Europe ne pourra pas ne pas en tenir compte ! »[49]

L’Europe, un continent malade

Comme nous l’avons vu, il ne s’agissait pas de revenir en arrière. Il s’agissait et il s’agit toujours de considérer la construction européenne dans le contexte contemporain et tout d’abord de bien analyser la situation de l’Europe et de ne pas fermer les yeux sur les problèmes graves qu’elle connaît.⁠[50]

Comment ne pas prendre en compte notamment les innombrables et graves conflits politiques et religieux qui ont déchiré l’Europe ? ⁠[51] « L’histoire commune de l’Europe, déclare Jean-Paul II, ne présente pas seulement des traits resplendissants, mais ,présente aussi des points noirs, terribles, qui sont incompatibles avec l’esprit d’humanisme et la Bonne Nouvelle annoncée par Jésus-Christ ». Ce sont les « guerres sanglantes et haineuses », les persécutions, les exodes, les assassinats pour fait de race, de nationalité, de convictions et cela aussi de la part de chrétiens ! « Reconnaître nos fautes et implorer le pardon, car nous autres chrétiens, nous sommes devenus coupables, par pensées, paroles et par actions et parce que nous ne sommes pas intervenus pour empêcher l’injustice.

Dans l’histoire de l’Europe, ce ne sont cependant pas seulement les rapports entre les États ainsi que la vie politique qui sont caractérisés par la discorde. L’Église du Christ est également traversée par des lignes de démarcation et des fossés tracés par les divisions religieuses.[52] Les intérêts politiques et les problèmes sociaux se sont mêlés avec des luttes fanatiques, l’oppression et l’expulsion d’hommes n’ayant pas la même foi ainsi que l’oppression des consciences. Nous qui devons administrer l’héritage que nous ont légué nos pères présentons également cette Europe devenue profondément coupable sous la Croix. Car c’est dans la Croix que réside l’espoir. »[53] Les chrétiens soucieux de « faire l’Europe » doivent donc faire preuve d’humilité.⁠[54]

Nous traînons donc un lourd passé de discordes et aujourd’hui des divisions civiles et religieuses subsistent et nourrissent une crise profonde : « Dans le domaine civil, l’Europe est divisée. Des fractures artificielles privent ses peuples du droit de se rencontrer tous dans un climat d’amitié ; et du droit à unir librement leurs efforts et leur créativité au service d’une vie sociale pacifique, ou d’une contribution solidaire pour résoudre les problèmes qui touchent les autres continents. La vie civile se trouve marquée par les conséquences d’idéologies sécularisées, qui vont d la négation de Dieu ou de la limitation de la liberté religieuse à l’importance prépondérante attribuée au succès économique par rapport aux valeurs humaines du travail et de la production ; du matérialisme et de l’hédonisme[55], qui sapent les valeurs de la famille nombreuse et unie, celles de la vie dès la conception[56] et de la protection morale de la jeunesse, jusqu’à un « nihilisme » qui désarme la volonté d’affronter les problèmes cruciaux comme le sont ceux des nouveaux pauvres, des émigrés, des minorités ethniques et religieuses, du bon usage des moyens d’information, tout en armant les mains du terrorisme. »

Sur le plan religieux : l’Europe est divisée « non pas tant ni principalement à cause des divisions qui se sont produites au cours des siècles, que parce que les baptisés et les croyants ont abandonné les raisons profondes de leur foi et la vigueur doctrinale et morale de cette vision chrétienne de la vie qui garantit l’équilibre des personnes et des communautés. »⁠[57]

De plus, aujourd’hui, « nous nous trouvons dans une Europe où se fait toujours plus forte la tentation de l’athéisme et du scepticisme, où pousse une pénible incertitude morale avec la désagrégation de la famille et la dégénérescence des mœurs, où domine un conflit dangereux d’idées et de courants. »[58] Nous nous trouvons face à un « agnosticisme pratique » et à une « indifférence tranquille ».⁠[59]

Un remède pour l’Europe

Cette situation pousse l’Église à œuvrer pour la paix à l’intérieur des nations, entre les nations, à développer l’œcuménisme et, en définitive, à réévangéliser l’Europe : « La source d’espérance, pour l’Europe et pour le monde entier, est le Christ, le Verbe fait chair, le seul médiateur entre Dieu et l’homme. C’est l’Église, le chemin par lequel passe et se répand la vague de grâce surgie du Cœur transpercé du Rédempteur. » Il faut présenter le Christ à ceux « qui vivent plongés dans le relativisme et le matérialisme ».⁠[60]

L’affirmation est nette et sans complexe : malgré les divisions politiques économiques idéologiques, l’Europe qui « ne peut cesser de chercher son unité fondamentale, doit se tourner vers le christianisme. »[61]

En effet, où trouver remèdes, où trouver le socle solide de l’unité européenne sinon dans ses « racines », dans son « patrimoine », dans son « identité »[62] ou encore dans son « héritage »[63], marqués par le christianisme.⁠[64]

Les maux évoqués ci-dessous, témoignent eux-mêmes de la nécessité de retrouver ce patrimoine. On ne peut même comprendre ces maux qu’à la lumière du christianisme.

Jean-Paul II l’a longuement expliqué devant les évêques d’Europe : « les transformations de la conscience européenne, poussées jusqu’aux plus radicales négations de l’héritage chrétien, ne demeurent pleinement compréhensibles que dans une référence essentielle au christianisme. les crises de l’Européen sont les crises du chrétien. les crises de la culture européenne sont les crises de la culture chrétienne. […] L’épilogue fatal des courants philosophico-culturels et des mouvements de libération fermés à la transcendance, tout cela a fini par désenchanter l’Européen en le poussant vers le scepticisme, le relativisme et en le faisant même tomber dans le nihilisme, dans l’insignifiance et l’angoisse existentielle […]. Ces épreuves, ces tentations et cet aboutissement du drame européen interpellent non seulement le christianisme et l’Église de l’extérieur, comme une difficulté ou un obstacle extérieurs à dépasser dans l’œuvre d’évangélisation, mais, au sens vrai, ils sont intérieurs au christianisme et à l’Église. » Les « maux » ne se comprennent que « sur l’horizon d’une conscience chrétienne ». Ainsi l’athéisme est « plus une rébellion et une infidélité à Dieu qu’une simple négation de Dieu » Le sécularisme « s’est alimenté et s’alimente dans la conception biblique de la création et de la relation de l’homme et du cosmos. » « L’entreprise scientifico-technique d’assujettir le monde » est « dans la ligne biblique de la tâche que Dieu a confiée à l’homme. » La volonté de pouvoir est « la tentation de l’homme et du peuple sous le signe de l’alliance avec Dieu ». Dès lors, les remèdes sont à chercher aussi « à l’intérieur de l’Église et du christianisme. […] Si l’athéisme est une tentation de la foi, c’est par l’approfondissement et la purification de la foi qu’il sera vaincu. Si le sécularisme met en cause la conception de l’homme dans le monde et l’utilisation de l’univers, l’évangélisation devra proposer de nouveau cette théologie et cette spiritualité cosmiques […]⁠[65]. Si la révolution industrielle […] a donné naissance à un type d’économie, à des rapports sociaux et à des mouvements qui semblent s’opposer à l’Église et faire obstacle à l’évangélisation, c’est en vivant, en annonçant et en incarnant l’Évangile de la justice, de la fraternité et du travail que nous restituerons au monde du travail un monde humain et chrétien ». Il faut donc « faire appel à la foi et à la sainteté de l’Église pour répondre à ces problèmes et à ces défis n’est pas une volonté de conquête ou de restauration, mais le chemin obligé qui va jusqu’au fond des défis et des problèmes.[…] C’est en étant fidèle jusqu’au bout au Christ et en devenant toujours davantage par la sainteté de sa vie et par les vertus évangéliques transparence du Christ, que l’Église entrera dans l’âme et le cœur de l’Europe. » Pour cela, il est nécessaire de « demander pardon de nos infidélités, de nos divisions et des maladies que nous avons répandues dans le monde. » Et le pape de réaffirmer : « Nous n’avons pas de recettes économiques ni de programmes politiques à proposer. mais nous avons un message et une Bonne Nouvelle à annoncer ». Il faut que le monde choisisse : « Que l’Europe s’enferme dans ses petites ambitions terrestres, dans ses égoïsmes, et qu’elle succombe dans l’angoisse et dans l’insignifiance en renonçant à sa vocation et à son rôle historique, ou bien qu’elle retrouve son âme dans la civilisation de la vie, de l’amour et de l’espérance, dépend également de nous. »[66]

Devant le Parlement européen il n’hésitera pas à souhaiter la reconnaissance du « patrimoine religieux », des « racines chrétiennes »[67] et l’« invocation à Dieu ».⁠[68]

Le thème des « racines » est tout à fait fondamental dans la pensée de Jean-Paul II.⁠[69] Racines communes à toutes les nations européennes, racines qui seules peuvent servir à construire l’unité souhaitée.

Pour ne pas mal comprendre la pensée de Jean-Paul II, on peut l’éclairer des réflexions du philosophe Rémi Brague sur la spécificité culturelle du christianisme⁠[70]. On constatera une familiarité entre la description du philosophe et le souhait du Souverain Pontife qui ne peut être défini comme une volonté de restauration pur et simple du passé, d’un passé d’ailleurs qui n’a peut-être pas existé tel qu’on le rêve a posteriori.

Tout d’abord, il faut reconnaître que « l’influence du christianisme sur l’Europe est un fait historique incontestable »[71] qui a pris du temps, mille ans environ⁠[72]. Tout historien doit en convenir et tout homme le constate dans les arts comme dans nombre d’habitudes et institutions. Mais, nous rappelle immédiatement le philosophe, un fait ne peut jamais fonder un droit. Constater l’héritage chrétien donc n’engage à rien.⁠[73]

Ceci dit, l’auteur, pour évaluer ce que le christianisme apporte et peut apporter à l’Europe nous propose une clé d’analyse : « le christianisme est moins un contenu de la culture européenne que sa forme ». Il ne s’agit pas, dans cette optique, de « défendre » un contenu « contre » d’autres, une culture contre une autre⁠[74]. Il s’agit de reconnaître le christianisme comme « forme ». qu’est-ce à dire ? Alors que toutes les religions se définissent en interprétant ou en rejetant la religion précédente⁠[75], le christianisme, lui, fait unique dans l’histoire, « reconnaît l’authenticité d’une religion qui l’a précédé […] telle qu’elle s’atteste elle-même dans les Écritures qui sont celles du judaïsme avant d’être celles du christianisme. »[76] Cette caractéristique subsiste. Introduit dans un monde déjà marqué par une culture et des institutions, dans un monde marqué par la culture grecque et le droit romain, le christianisme les accepte comme il a accepté la culture juive, il les corrige et les épure au nom d’une morale qu’il n’a pas inventée.⁠[77] Certes, l’Europe plus ou moins christianisée s’est souvent mal conduite vis-à-vis des autres civilisations mais le christianisme en tant que religion , sans être une culture « propose un modèle de rapport à la culture : un rapport de reconnaissance, aux deux sens du terme » : une « gratitude envers ce qu’on a reçu » et le respect de l’autre en tant que tel.⁠[78]

Avec ces précisions, nous pouvons comprendre exactement ce que Jean-Paul II explique à un aréopage non confessionnel intéressé par la construction de l’Europe⁠[79] quel rôle l’Église propose⁠[80] de jouer en la matière : « Montrer les chemins concrets pour y parvenir et les aplanir progressivement peut faire l’objet de vos consultations ; la réalisation rentre dans la compétence des hommes politiques ; l’Église considère qu’elle a pour tâche d’encourager fermement les responsables, mais en même temps de leur faire observer que le processus d’unification de l’Europe, au-delà des ententes souhaitables dans les domaines technique, militaire et politique, doit trouver ses fondements et son milieu vital dans un renouveau spirituel et moral de la culture occidentale, qu’il faut rechercher avec une urgence tout aussi grande. Là l’Église elle-même se sent directement provoquée de façon toute particulière. De même que le christianisme, au cours du premier millénaire de l’Europe, a intégré l’héritage gréco-romain[81] et la culture des Germains, des Celtes et des Slaves[82], et a donné vie à un esprit européen commun, de même aujourd’hui peut-elle contribuer efficacement à ce que les peuples divers de ce continent construisent une nouvelle civilisation européenne commune à partir de leur grande multiplicité culturelle et nationale. La promotion d’un tel renouveau et d’une telle construction communautaire dépend pour une part essentielle du renforcement et de l’approfondissement des valeurs morales et spirituelles fondamentales que les peuples d’Europe ont appris à apprécier et à vivre à l’école du christianisme : la dignité de la personne humaine et ses droits fondamentaux imprescriptibles, l’inviolabilité de la vie, la liberté et la justice, le sens de la communauté humaine et de la solidarité, particulièrement envers les pauvres et envers ceux qui sont privés de leurs droits, la responsabilité morale de chacun pour la conduite de sa propre vie et pour le bien commun, l’engagement pour les peuples sous-développés, la christianisation du monde et le soin de l’héritage culturel et religieux.

L’Europe ne peut se renouveler et se retrouver elle-même que par le renouveau de ces valeurs communes, auxquelles elle doit sa propre histoire, son précieux patrimoine culturel et sa mission dans le monde. L’Église peut et veut apporter pour cela sa contribution irremplaçable. Elle désire aider l’Europe à retrouver son âme et son identité, comme à apprécier à sa juste valeur et à réaliser sa vocation dans la communauté internationale des peuples. »[83] Il ne s’agit pas de « construire une Europe parallèle à celle qui existe » mais révéler « l’Europe à elle-même » montrer « son âme et son identité à l’Europe », offrir « à l’Europe la clé d’interprétation de sa vocation ».⁠[84]

Le « renouveau spirituel et moral de la culture occidentale »[85] qui peut donner des « fondements » et un « milieu vital » à l’Europe, qui construira « une nouvelle civilisation européenne commune » doit se faire comme jadis à partir de la « grande multiplicité culturelle et nationale » présente. Cette « la construction communautaire dépend pour une part essentielle du renforcement et de l’approfondissement des valeurs morales et spirituelles fondamentales que les peuples d’Europe ont appris à apprécier et à vivre à l’école du christianisme ». Conscient que l’adjectif « spirituel » pourrait en hérisser plus d’un, Jean-Paul II se plaît à montrer qu’en l’utilisant il est dans la ligne du statut⁠[86] que les Européens se sont donné. Pour dire, en bref, le pourquoi et le comment de la construction européenne, il reprend quelques « expressions essentielles » du statut: le but est « la paix fondée sur la justice », « pour la préservation de la société humaine et de la civilisation ». Comment ? Dans un inébranlable attachement « aux valeurs spirituelles et morales qui sont le patrimoine commun de leurs peuples ».⁠[87]

Comme on l’a compris, ce n’est pas dans la substance même du christianisme de faire « table rase » du passé pas plus que du présent. Les « valeurs communes » indispensables à une vraie et solide unité⁠[88] ne sont pas à reprendre telles qu’elles ont été parfois vécues dans le passé mais doivent être renouvelées dans la mesure où le temps a passé précisément et apporté des choses neuves.

Quelles sont les valeurs qui doivent être renouvelées et en quoi consiste ce renouvellement.

Le dictionnaire nous aide à comprendre que renouveler c’est « rétablir dans un état nouveau en remplaçant par une chose nouvelle et semblable (ce qui a servi, subi une altération, une déperdition) » ; ou encore « changer en donnant une forme nouvelle » ; « faire renaître, donner une vigueur nouvelle » ; « remettre en vigueur, faire revivre », etc..⁠[89]

Les « valeurs » à faire revivre sont : « la dignité de la personne humaine et ses droits fondamentaux imprescriptibles, l’inviolabilité de la vie, la liberté et la justice, le sens de la communauté humaine et de la solidarité, particulièrement envers les pauvres et envers ceux qui sont privés de leurs droits, la responsabilité morale de chacun pour la conduite de sa propre vie et pour le bien commun, l’engagement pour les peuples sous-développés, la christianisation du monde et le soin de l’héritage culturel et religieux. »[90]

Répondant à la question de savoir quel a été l’apport du christianisme aux différents peuples d’Europe, Jean-Paul II dira : « En près de vingt siècles, le christianisme a contribué à forger une conception du monde et de l’homme qui demeure aujourd’hui un apport fondamental, au-delà des divisions, des faiblesses, voire des abandons des chrétiens eux-mêmes ». Comment caractériser cette « conception du monde et de l’homme » ? « Le message chrétien traduit une relation si étroite de l’homme avec son Créateur qu’il valorise tous les aspects de la vie, à commencer par la vie physique : le corps et le cosmos sont l’œuvre et le don de Dieu. la foi au Dieu créateur a démythifié le cosmos pour l’offrir à l’investigation rationnelle de l’homme. Maîtrisant son corps et dominant la terre, la personne déploie des capacités à leur tour « créatrices » : dans la vision chrétienne, l’homme, loin de mépriser l’univers physique, en dispose librement et sans crainte. Cette vison positive a largement contribué au développement par les Européens des sciences et des techniques.

En paix avec le cosmos, l’homme chrétien a aussi appris à respecter la valeur inestimable de chaque personne, créée à l’image de Dieu et rachetée par le Christ. Rassemblés dans les familles, les cités, les peuples, les êtres humains ne vivent pas et ne peinent pas en vain : le christianisme leur apprend que l’histoire n’est pas un cycle indifférent en perpétuel recommencement, mais qu’elle trouve un sens dans l’alliance que Dieu propose aux hommes afin de les convier à accepter librement son Règne. » S’ajoute à cela « une haute notion de la dignité de la personne », l’affirmation d’une « conscience irréductible aux conditionnements qui pèsent sur elle, une conscience capable de connaître sa dignité propre et de s’ouvrir à l’absolu, une conscience qui est source des choix fondamentaux guidés par la recherche du bien pour les autres comme pour soi, une conscience qui est le lieu d’une liberté responsable. »[91]

Ailleurs, il ajoutera que même sur le plan de la démocratie, l’apport du christianisme peut être vivifiant et original. En effet, « la démocratie, ne vise pas un égalitarisme qui nivelle tout, mais le respect des personnes, de leurs droits fondamentaux, de leur liberté, en restant attentif au rôle primordial des familles et des corps intermédiaires, et en gardant également le souci de dépasser les intérêts particuliers lorsque le bien commun est en cause. On peut parler à ce point de vue d’une éthique parlementaire. »[92] Plus largement, il faut vivifier « le sens du droit, l’unité dans la multiplicité des nations , la volonté de participation responsable, la créativité dans l’art et dans la pensée. Il faudra en outre chercher les voies d’un dialogue renouvelé entre foi et culture » pour « refonder la culture européenne ».⁠[93]

Si tout le monde, en principe, reconnaît et défend ces valeurs, peut-être certains seront-ils choqués d’entendre le pape glisser dans son énumération « la christianisation du monde »[94]. En fonction du simple droit à la liberté religieuse, refuser ce principe serait tout d’abord oublier que « le christianisme a vocation de profession publique et de présence active dans tous les domaines de la vie ». Et immédiatement, Jean-¨Paul II en déduit que son devoir est « de souligner avec force que si le substrat religieux et chrétien de ce continent devait en venir à être marginalisé dans son rôle d’inspirateur de l’éthique et dans son efficacité sociale, c’est non seulement tout l’héritage du passé européen qui serait nié, mais c’est encore un avenir digne de l’homme européen - je dis de tout homme européen, croyant ou incroyant - qui serait gravement compromis. »[95] Refuser le principe de christianisation serait ensuite oublier « que la conscience de la dignité humaine et des droits correspondants -même si on n’employait pas ce mot - est née en Europe sous l’influence du christianisme ».⁠[96]

L’héritage est donc bien présent et identifié. Le récuser, le relativiser, serait suicidaire⁠[97] : Il faut s’atteler à « la construction d’une culture et d’une éthique de l’unité, sans lesquelles n’importe quelle politique de l’unité est destinée tôt ou tard à s’effondrer. » Et, une fois encore, « pour édifier la nouvelle Europe sur des bases solides, il ne suffit pas de lancer un appel aux seuls intérêts économiques qui, s’ils rassemblent parfois, d’autre fois divisent, mais il est nécessaire de s’appuyer plutôt sur les valeurs authentiques, qui ont leur fondement dans la loi morale universelle, inscrite dans le cœur de tout homme. Une Europe qui remplacerait ces valeurs de tolérance et de respect universel par l’indifférentisme éthique et le scepticisme en matière de valeurs inaliénables, s’ouvrirait aux aventures les plus risquées et verrait tôt ou tard réapparaître sous de nouvelles formes les spectres les plus effroyables de son histoire. »[98] Et si l’on parle de La crise de la civilisation[99] ou du Déclin de l’Occident[100], ces formules empruntées à des œuvres célèbres, « ne veulent signifier que l’extrême actualité et nécessité du Christ et de l’Évangile. Le sens chrétien de l’homme, image de Dieu[101], selon la théologie grecque si appréciée par Cyrille et Méthode et approfondie par saint Augustin, est la racine des peuples de l’Europe et il faut s’y rapporter avec amour et bonne volonté pour donner la paix et la sérénité à notre époque. C’est seulement ainsi que se découvre le sens humain de l’histoire qui est en réalité « l’histoire du salut ». »[102]

« Pour conjurer cette menace, le rôle du christianisme s’avère encore une fois vital » mais il est sous-entendu qu’à ce travail de redécouverte et de rajeunissement, les catholiques ne sont pas seuls conviés : « A la lumière des nombreux points de rencontre avec les autres religions que le Concile Vatican II a reconnues (cf. décret Nostra aetate), on doit souligner avec force que l’ouverture au Transcendant est une dimension vitale de l’existence. Il est donc essentiel que tous les chrétiens présents dans les différents pays du continent s’engagent à un témoignage renouvelé. »[103] Et nous allons voir que non seulement les diverses confessions chrétiennes sont invitées mais aussi les non chrétiennes et même les incroyants.

Au sujet des diverses confessions chrétiennes, Jean-Paul II souligne que l’unité politique de l’Europe interpelle aussi l’unité des chrétiens et doit renforcer le dialogue œcuménique : « Aujourd’hui se réveille parmi les chrétiens d’Europe une conscience nouvelle de leur responsabilité spécifique dans la construction d’une Europe unie, qui puisse tirer son inspiration et son énergie de cette tradition chrétienne qui unit tous les peuples. On ne doit pas oublier -et moins encore le renier - que la vie de ces peuples, au Nord comme au Sud, à l’Est comme à l’Ouest, est objectivement enracinée dans les valeurs chrétiennes ; et ces valeurs chrétiennes communes peuvent leur rendre la conscience d’appartenir à une unique famille de peuples. Parmi les chrétiens divisés grandit l’exigence profonde de retrouver leur unité historique pour construire ensemble la maison de famille des peuples européens. l’unité des chrétiens est profondément liée à l’unification du continent : c’est notre vocation et notre devoir historique à l’heure présente. »[104] Il intègre l’apport du judaïsme dans la constitution des « racines » de l’Europe : « La civilisation européenne garde […] ses racines profondes près de cette source d’eau vive que sont les Saintes Écritures : Dieu unique s’y révèle comme notre Père et nous engage, par ses commandements, à lui répondre par l’amour, dans le liberté. A l’aube d’un nouveau millénaire, l’Église en annonçant à l’Europe l’Évangile de Jésus-Christ, découvre chaque fois mieux, avec joie, les valeurs communes, soit chrétiennes, soit juives, par lesquelles nous nous reconnaissons comme frères et auxquelles se réfèrent l’histoire, la langue, l’art, la culture des peuples et des nations de ce continent. »[105]

Jean-Paul II insiste aussi sur le devoir de respecter les « croyants des autres religions » et de dialoguer avec eux.⁠[106]

Et c’est très logiquement qu’en de nombreuses occasions, Jean-Paul II va demander une « nouvelle évangélisation » de l’Europe, une « seconde évangélisation » pour « reconstruire les consciences à la lumière de l’Évangile du Christ, cœur de la civilisation européenne »[107]. Une réévangélisation est nécessaire⁠[108] pour revivifier les racines, leur offrir un socle et une justification fondamentaux : « l’évangélisation du continent européen » est certes un « thème complexe, extrêmement complexe » qui doit être abordé « dans un esprit de collaboration fraternelle avec les représentants des Églises et communautés avec lesquelles nous ne sommes pas en pleine unité ». On ne peut éluder la question : « pour l’Europe se pose […] le problème de l’« autoévangélisation » […]. L’Église doit toujours s’évangéliser. L’Europe catholique et chrétienne a besoin de cette évangélisation. Elle doit s’évangéliser elle-même. »[109] La raison a été évoquée plus haut : « Peut-être nulle part ailleurs n’apparaissent aussi clairement que dans notre continent les courants de la négation de la religion, de la « mort de Dieu », de la sécularisation programmée, de l’athéisme militant organisé. »[110] Nous vivons une « crise de la culture dans la mort ou l’affaiblissement des valeurs idéales communes et des principes éthiques et religieux obligatoires pour tous ».⁠[111] Hier, comme aujourd’hui, l’évangélisation est donc nécessaire et sans doute suivant les mêmes vecteurs : « De l’œuvre des saints est née une civilisation européenne fondée sur l’Évangile du Christ et a surgi un ferment pour un authentique humanisme imprégné de valeurs éternelles, tandis que s’enracinait par ailleurs une œuvre de promotion civile sous le signe et dans le respect du primat du spirituel. La perspective ouverte alors par la fermeté de ces témoins de la foi est toujours actuelle et constitue la route idéale pour continuer à construire une Europe pacifique, solidaire, vraiment humaine, et pour dépasser les oppositions et contradictions qui risquent de bouleverser la sérénité des individus et des nations ».⁠[112]

L’action à entreprendre peut se développer à deux niveaux. d’une manière générale, il faut : « faire naître de nouvelles impulsions et de nouvelles forces pour un renouveau global de l’Europe, au plan spirituel, moral et politique, sur un terrain idéal où elle pourrait remplir de manière responsable et efficace la mission spirituelle qui lui revient aujourd’hui au sein de la communauté des peuples ». Et le Pape de préciser : « la mission spirituelle de l’Europe est la mission des Européens et […] sa mission chrétienne est celle des chrétiens d’Europe ».⁠[113] Ce distinguo confirme ce que nous avions pensé précédemment : l’adjectif « spirituel » peut être considéré comme un synonyme de « moral » et, dans ce cas, tous les hommes de bonne volonté, tous les « Européens » doivent se mobiliser. Les chrétiens qui doivent collaborer sans crainte avec tous les « Européens » conscients de l’enjeu, ont une mission identique avec, en plus, une spécificité qui est, dans la mesure du possible, d’ouvrir à la foi c’est-à-dire au seul vrai fondement et à la justification ultime de cette quête « spirituelle » : « les chrétiens peuvent en définitive - personnellement ou, mieux encore, associés à ceux qui ont les mêmes idées qu’eux - apporter les valeurs et les convictions dont ils vivent, en collaboration avec des hommes ayant d’autres visions du monde, en vue de créer un État et une société dignes de l’homme et contribuer ainsi de manière décisive au renouvellement intérieur de l’Europe tout entière. »[114] Tous ont une mission et plus particulièrement « les penseurs, les scientifiques, les artistes, les explorateurs, les inventeurs, les chefs d’État, les apôtres et les saints ».⁠[115]

La nouvelle évangélisation implique un renouveau culturel : « A la veille du troisième millénaire, la mission apostolique de l’Église l’engage à une nouvelle évangélisation où la culture revêt une importance primordiale. […] le nombre de chrétiens augmente mais, dans le même temps, s’accentue la pression d’une culture sans ancrage spirituel. La déchristianisation a engendré des sociétés sans référence à Dieu. Le reflux du marxisme-léninisme athée comme système politique totalitaire en Europe est loin de résoudre les drames qu’il a provoqués en trois quarts de siècle. Tous ceux que ce système totalitaire a touchés d’une manière ou d’une autre, ses responsables et ses partisans comme ses opposants les plus irréductibles, sont devenus ses victimes. Ceux qui ont sacrifié à l’utopie communiste leur famille, leurs énergies et leur dignité prennent conscience d’avoir été entraînés dans un mensonge qui a très profondément blessé la nature humaine. les autres retrouvent une liberté à laquelle ils n’ont pas été préparés et dont l’usage reste hypothétique, car ils vivent dans des conditions politiques, sociales et économiques précaires, et connaissent une situation culturelle confuse, avec le réveil sanglant des antagonismes nationalistes. […] Le vide spirituel qui mine la société est d’abord un vide culturel, et c’est la conscience morale, renouvelée par l’Évangile du Christ, qui peut vraiment le combler. »⁠[116]

L’unité dans la diversité

« Faire l’Europe », ce sont des « racines » communes, redécouvertes et revivifiées mais c’est aussi une manière de faire l’unité dans la diversité, « sans nivellement appauvrissant »[117],

de construire un ensemble où les nations gardent aussi leur âme, leurs racines particulières, « une vaste communauté diverse mais unie ».⁠[118]

Il s’agit de respecter « le caractère original de chaque région, mais en retrouvant dans ses racines un esprit commun »[119] .

Fils de la Pologne qui a résisté à l’uniformité communiste, il sait le prix et la force d’une personnalité culturelle, de la « nation » comme il l’a montré dans son Discours à l’Unesco⁠[120]. Il ne s’agit en aucun cas d’une réhabilitation du nationalisme : Jean-Paul II, comme ses prédécesseurs, a dénoncé « les nationalismes exagérés au lieu de l’authentique amour de la patrie »[121]. Mais il a constaté que « la violation des droits de l’homme va de pair avec la violation des droits de la nation, avec laquelle l’homme est uni par des liens organiques, comme une famille agrandie ».⁠[122] « On ne peut comprendre l’homme en dehors de cette communauté qu’est la nation, il est naturel qu’elle ne soit pas l’unique communauté, toutefois elle est une communauté particulière, peut-être la plus intimement liée à la famille, la plus importante pour l’histoire spirituelle de l’homme. »[123].

Vu l’importance de cette nation, dans la construction européenne, s’imposent « les questions essentielles : comment accéder à une fraternité élargie, sans rien perdre des traditions valables propres à chaque pays ou région ? Comment développer les structures de coordination sans diminuer la responsabilité à la base ou dans les corps intermédiaires ? Comment permettre aux individus, aux familles, aux communautés locales, aux peuples d’exercer leurs droits et leurs devoirs, en s’ouvrant, à l’intérieur de cette Communauté européenne et face au reste du monde, en particulier au reste de l’Europe et aux pays les plus démunis, à un bien commun plus large et à une plus grande harmonie ? »[124]

Appliquant le vieux et sacré principe de subsidiarité⁠[125], il faut  »…​accéder à une fraternité élargie, sans rien perdre des traditions valables propres à chaque pays ou région […] développer les structures de coordination sans diminuer la responsabilité à la base ou dans les corps intermédiaires […] permettre aux individus, aux familles, aux communautés locales, aux peuples d’exercer leurs droits et leurs devoirs »[126] . La diversité est précieuse et légitime et, dans le cas de l’Europe, elle renvoie à un substrat identique, au fond chrétien.⁠[127] Certes, et « plus que jamais l’Europe a besoin de retrouver son identité spirituelle, incompréhensible sans le christianisme. » Mais, « le christianisme n’est pas quelque chose qui vient en supplément, quelque chose d’étranger à la conscience européenne : à cette conscience qui constitue le tissu conjonctif profond et véritable du Vieux Continent, sous-jacent à la légitime diversité des peuples, des cultures et des histoires. le christianisme, l’annonce de l’Évangile, est à l’origine de cette conscience, de cette unité spirituelle. »[128]

La preuve est faite, en Europe, qu’« une multiplicité d’ethnies peut coexister sur un territoire limité, […] les tensions ainsi créées stimulent la créativité, donnant lieu à une unité dans la multiplicité ». Une fois encore, « ce qui a permis au continent européen de trouver cette unité dans la multiplicité, c’est avant tout la propagation d’une seule et même foi chrétienne » grâce aux missionnaires et aux pèlerins. « La Communauté culturelle du continent européen, qui continue à exister en dépit de toutes les crises et scissions, ne s’explique pas, si on fait abstraction de la teneur du message chrétien. Amalgamé à la spiritualité antique, celui-ci forme un patrimoine commun auquel l’Europe doit sa richesse et sa vigueur, l’épanouissement des arts et des sciences, de la formation et de la recherche, de la philosophie et de la spiritualité. Dans le contexte des croyances chrétiennes, la vision chrétienne de l’homme a marqué d’une façon toute particulière la civilisation européenne. La conviction de ce que l’homme a été créé à l’image de Dieu et qu’il a été racheté par Jésus-Christ, fils de Dieu, a solidement enraciné dans l’histoire du salut la considération et la dignité de la personne humaine, le respect du droit de la personne humaine au libre épanouissement dans la solidarité avec les autres hommes. Il était donc logique que les droits généraux de l’homme aient été formulés et proclamés d’abord en Occident. »[129]

En bref, « le christianisme a été pour notre Continent un facteur primordial d’unité entre les peuples et les cultures et de promotion intégrale de l’homme et de ses droits. »[130] Cette capacité manifestée par le christianisme de créer l’unité dans la diversité reste indispensable et urgente à une époque « caractérisée par une nouvelle phase du processus d’intégration européenne et par sa forte évolution dans un sens multi-ethnique et multi-culturel ».⁠[131]

Malgré les conflits sanglants et les crises spirituelles, « on doit affirmer que l’identité européenne est incompréhensible sans le christianisme et que c’est précisément en lui que se trouvent ces racines communes qui ont permis la maturation de la civilisation d’un continent, de sa culture, de son dynamisme, de son esprit d’entreprise, de sa capacité d’expansion constructive, y compris dans les autres continents ; en un mot, tout ce qui constitue sa gloire.[…] Et de nos jours encore, l’âme de l’Europe reste unie car, en plus de son origine commune, elle possède des valeurs chrétiennes et humaines identiques, comme la dignité de la personne humaine, le sens profond de la justice et de la liberté, l’application au travail, l’esprit d’initiative, l’amour de la famille, le respect de la vie, la tolérance et le désir de coopération et de paix, toutes valeurs qui la caractérisent ».⁠[132] La diversité des opinions n’'est pas un obstacle à la recherche d’une unité : « Nous chrétiens, proclamons ouvertement l’Évangile de Jésus-Christ, mais nous n’imposons notre foi ou nos convictions à personne. Nous reconnaissons qu’il n’y a pas d’unanimité sur la façon dont les droits de l’homme se fondent philosophiquement. Néanmoins nous sommes tous appelés à défendre tout être humain, sujet de droits inaliénables et à travailler parmi nos contemporains, pour obtenir un consentement unanime sur l’existence et la substance de ces droits humains. »⁠[133] Et l’Église a un rôle capital à jouer : « l’Église ne peut renoncer à proclamer la vérité sur le caractère intégral des valeurs humaines fondamentales, car si l’on ne retient que certaines d’entre elles, cela peut miner les fondements de l’ordre social. Même les Etas pluralistes ne peuvent pas renoncer aux normes éthiques dans leur législation et dans la vie publique, spécialement lorsque le bien essentiel qu’est la vie de l’homme depuis le moment de sa conception jusqu’à sa mort naturelle exige une protection ».⁠[134]

Jean-Paul II va même plus loin. En parlant de l’Europe devant le Corps diplomatique, il rappelle ce qu’il était écrit dans Gaudium et spes[135] « Comme, de par sa mission et sa nature, l’Église n’est liée à aucune forme particulière de culture, ni à aucun système politique, économique ou social, par cette universalité même, elle peut être un lien très étroit entre les différentes communautés humaines et entre les différentes nations, pourvu que celles-ci lui fassent confiance et lui reconnaissent en fait une authentique liberté pour l’accomplissement de sa mission. »[136] On peut en conclut que même si le christianisme n’avait pas été le substrat historique de l’Europe, il aurait par nature été l’instrument idéal de l’unification. Dès lors, il aurait un rôle semblable à jouer sur les autres continents ou régions du monde en quête de regroupement, comme dans l’ensemble de la planète.

L’Europe ouverte sur le monde

Revenons à la question initiale : « pourquoi faire l’Europe ? ». Pour en faire une citadelle ? Un univers protégé et clos ?⁠[137]

Tel n’était pas l’esprit des fondateurs. Konrad Adenauer déclarait en avril 1951: « le pool charbon-acier n’est constitué ni pour séparer l’Europe du reste du monde, ni pour étendre l’égoïsme national à des limites continentales ».

Jean-Paul II rappelle un grand principe :  »…​il y a un bien commun de la communauté internationale que les pays d’Europe doivent aussi rechercher, avec courage, sens de l’équité et désintéressement…​ »⁠[138]. La vocation de l’Europe, conformément à son passé, est claire : l’Europe doit continuer à se montrer ouverte et exemplaire. »[139] En effet, elle « a un rôle à jouer dans les événements humains du troisième millénaire : elle qui a tant contribué au progrès humain au cours des siècles passés pourra être demain encore un phare lumineux de civilisation pour le monde, si elle sait puiser à nouveau, dans la concorde et l’harmonie, à ses sources originaires : le meilleur humanisme classique, élevé et enrichi par la Révélation chrétienne. »[140] Il invite donc l’Europe, par exemple, à s’ouvrir « aux pays les plus démunis, à un bien commun plus large et à une plus grande harmonie […] »⁠[141] d’ailleurs, « l’Europe a le sentiment vague, presque inconscient, qu’elle a des obligations envers les peuples qui la composent et le reste de la famille humaine. Pour relever le défi de remplir ses obligations, l’Europe a besoin de redécouvrir son identité la plus profonde. Elle a besoin de surmonter toute répugnance ; quelle qu’elle soit, pour reconnaître le patrimoine commun et la civilisation de ses peuples, divisés comme ils le sont par des frontières physiques, politiques et idéologiques, mais unis par les liens d’une culture qui, véritablement, les embrasse tous. »[142]

Cet appel à l’ouverture et à l’attention au reste du monde n’oblitère pas le mal que l’Europe a pu commettre à travers l’histoire dans certaines parties du monde mais il n’empêche qu’elle a joué aussi un rôle positif qu’elle peut poursuivre : « Pendant des siècles, l’Europe a joué un rôle considérable dans les autres parties du monde. On doit admettre qu’elle n’a pas toujours mis le meilleur d’elle-même dans sa rencontre avec les autres civilisations, mais personne ne peut contester qu’elle a fait partager heureusement beaucoup des valeurs qu’elle avait longuement mûries. » Sa mission est d’« animer et favoriser les rapports Nord-Sud. Il y a, en effet, dans le cadre de la solidarité universelle, une responsabilité de l’Europe à l’égard de cette partie du monde. » Ne serait-ce que dans l’accueil des immigrés et des réfugiés.⁠[143]

Dans trois domaines, l’Europe « devrait reprendre un rôle de phare dans la civilisation mondiale » : « d’abord, réconcilier l’homme avec la création » c’est-à-dire « préserver l’intégrité de la nature ». « Ensuite, réconcilier l’homme avec son semblable », c’est-à-dire s’accepter les uns les autres dans la diversité et être accueillant à l’étranger, au réfugié, comme on vient de le rappeler. « Enfin, réconcilier l’homme avec lui-même », c’est-à-dire « travailler à reconstituer une vision intégrée et complète de l’homme et du monde » contre les « cultures du soupçon et de la déshumanisation », en faveur d’une vision de la science, de la technique, de l’art qui « n’excluent pas, mais appellent la foi en Dieu ».⁠[144] Il n’y a là nulle arrogance de la part des chrétiens. Lorsqu’ils défendent et proposent les richesses de leur passé qui sont les richesses de leur présent, leur volonté est de servir pour le mieux-être de leurs contemporains.⁠[145]

Les dossiers urgents

A l’intérieur, l’Europe devrait, dans le cadre général de la protection des droits de l’homme, se consacrer prioritairement à la santé de la famille. Le devoir de l’Église étant évidemment de veiller sur le mariage⁠[146] et la famille : « Ce devoir premier de l’Église doit s’exprimer clairement dans une culture européenne encore marquée par des valeurs humaines et chrétiennes authentiques, mais trop souvent obscurcies par des déviations dues soit à des conceptions erronées, soit à un laisser-aller moral. »[147] Il faut « redonner à la famille sa valeur », déstabilisée qu’elle est par des facteurs économiques, des « conceptions qui dévalorisent l’amour ». Il faut rendre à la famille « sa valeur d’élément premier dans la vie sociale » , veiller à sa stabilité, y assurer l’accueil de la vie, le respect de la vie de la conception « jusqu’aux stades ultimes de la maladie ou aux états les plus graves d’obscurcissement des facultés mentales », le respect aussi de la filiation naturelle. « La famille comme telle, rappellera la pape, est un sujet de droits » et il est souhaitable que l’Institution place « des bornes d’ordre éthique à l’action de l’homme sur l’homme ».⁠[148]

d’autres chantiers importants attendent les Européens : ils ont à « promouvoir la dignité de tous les travailleurs » et la solidarité, réagir à la crise de l’emploi, lutter contre les zones de pauvreté.⁠[149]

L’éducation est un autre chantier à ne pas négliger : il faut favoriser le progrès de l’éducation « dans le cadre de la vérité intégrale de l’homme », préserver, « transmettre, confier, les témoins d’une culture vivante, les œuvres, les découvertes et les expériences qui ont progressivement contribué à façonner l’homme en Europe. »[150]

La tristesse du Pape

Jean-Paul II ne s’est-il pas fait quelques illusions et n’a-t-il pas été déçu par l’évolution de l’Europe ? Illusion lorsqu’il affirme que « l’Europe, par nécessité, cherche à redéfinir son identité par-delà les systèmes politiques et les alliances militaires. Et elle redécouvre un continent de culture, une terre irriguée par la foi chrétienne millénaire et, en même temps, nourrie d’un humanisme séculier, traversé par des courants contradictoires. »[151]

S’il a pu se réjouir du déclin « de la division de l’Europe et du monde en deux camps idéologiques opposés », de la course aux armements, de « l’enferment du monde communiste en une société close », force est, pour le Saint-Père, de constater que des maux dénoncés au début de son pontificat, persistent parfois sous une autre forme⁠[152] et gangrènent encore le continent après la chute du communisme.⁠[153] Certes, « un demi-siècle de séparation a pris fin », les deux parties de l’Europe sont réunies mais, lucide, il dira : « on a vu, et parfois d’une manière très douloureuse, que la récupération du droit à l’autodétermination et l’élargissement des libertés politiques et économiques ne sont pas suffisants pour la reconstruction de l’unité européenne ». Le pape évoque non seulement l’ancienne Yougoslavie mais aussi l’Albanie et « l’énorme poids » qui pèse sur les sociétés qui se sont libérées du communisme. « Il ne doit pas advenir qu’après la chute d’un mur, visible, un autre le remplace, celui-là invisible, pour continuer à diviser notre continent : le mur qui passe à travers le cœur des hommes. C’est un mur fait de peur et d’agressivité, de manque de compréhension pour les hommes d’origine différente, de couleur de peau différente, de convictions religieuses différentes. C’est le mur de l’égoïsme politique et économique, de l’affaiblissement de la sensibilité en ce qui concerne la valeur de la vie humaine et la dignité de tout homme. Même les succès indiscutables de la période récente dans les domaines économique, politique et social ne cachent pas l’existence de ce mur. Son ombre s’étend sur toute l’Europe. Le but ultime qu’est l’unité authentique du continent européen est encore lointain. »[154]

Il se rend compte que « rien n’est jamais définitivement acquis. […] Des rivalités séculaires peuvent toujours resurgir, des conflits entre minorités ethniques s’enflammer de nouveau, des nationalismes s’exacerber. Voilà pourquoi, il est nécessaire qu’une Europe, conçue comme une « communauté de nations », s’affermisse sur la base des principes si opportunément adoptés à Helsinki, en 1975, par la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE) ». Malheureusement : « les démocraties occidentales n’ont pas su user de la liberté conquise naguère au prix de durs sacrifices. On ne peut que regretter l’absence délibérée de toute référence morale transcendante dans la gestion des sociétés dites « développées ». A côté d’élans généreux de solidarité, d’un souci réel de la promotion de la justice et d’une préoccupation constante du respect effectif des droits de l’homme, force est de constater la présence et la diffusion de contre-valeurs telles que l’égoïsme, l’hédonisme, le racisme et le matérialisme pratique. »⁠[155]

Dans l’ensemble de l’Europe, en 1992, il déplore la persistance de « divisions exaspérées », la « résurgence de certains nationalismes », la « tentation du repli sur soi » et « un processus de développement qui fait de la concurrence la loi suprême ». Alors que l’on croyait que la construction européenne était un gage de paix, une nouvelle guerre a éclaté en ex-Yougoslavie !⁠[156] Quelques semaines plus tard, devant le Corps diplomatique, il brosse un bien triste portrait du continent alors que fait encore rage la guerre en Bosnie-Herzégovine : « Toute l’Europe en est humiliée. Ses institutions déconsidérées. Tous les efforts de paix des années récentes sont comme anéantis. Après le désastre des deux dernières guerres mondiales qui avaient germé en Europe, il avait été convenu que plus jamais les États ne prendraient les armes et n’en favoriseraient l’usage pour résoudre leurs différends internes ou mutuels. la Conférence sur la Sécurité et la Coopération en Europe (CSCE) a même élaboré des principes et un code de conduite, adoptés par consensus par tous les États participants. Or, sous nos yeux, ces principes et les engagements qui en découlent sont systématiquement transgressés. le droit humanitaire, conquête laborieuse de ce siècle, n’est plus respecté. les principes les plus élémentaires régissant la vie en société sont bafoués par de véritables hordes qui sèment la terreur et la mort. Comment ne pas songer […] à ces enfants à tout jamais marqués par le spectacle de tant d’horreur ? A ces familles séparées et jetées sur les routes, dépossédées et sans ressources ? A ces femmes déshonorées ? A ces personnes enfermées et maltraitées dans des camps que l’on croyait à jamais disparus ? […] La communauté internationale devrait montrer davantage sa volonté politique de ne pas accepter l’agression et la conquête territoriale par la force, ni l’aberration de la « purification ethnique ». Et ce n’est pas tout ! Il constate que « l’Europe [est] tiraillée entre l’intégration communautaire et la tentation de la désintégration nationaliste et ethnique…​ »⁠[157]. Un an plus tard, rien n’a changé en ex-Yougoslavie et le Pape dénonce avec force les guerres fratricides, « le racisme et le nationalisme les plus primitifs », les « tortionnaires sans morale ». Revenant encore sur les « nationalismes exacerbés », il rappellera l’encyclique Mit brennender Sorge en disant : « nous nous trouvons face à un nouveau paganisme ».⁠[158]

Le Pape avouera même sa « détresse » devant la guerre en ex-Yougoslavie, les exactions et les déportations qu’elle entraîne toujours alimentées par le nationalisme et le racisme.⁠[159]

Il n’y a pas que la guerre qui met à mal le rêve européen : « le développement économique et le processus d’intégration européenne, qui semblaient devoir s’étendre progressivement, ont subi de douloureux temps d’arrêt, alors que se faisait toujours plus pesante, dans toute l’Europe, la plaie du chômage. »⁠[160]

Et, d’une manière générale, Jean-Paul II relèvera encore que l’Europe « est traversée, en notre siècle, par de forts courants de « contre-évangélisation ». Même si ces courants ont aujourd’hui diminué dans leur forme la plus radicale, ils n’ont pas complètement cessé d’agir, surtout dans le domaine des principes, y compris d’une façon systématique. »⁠[161] L’homme européen, [est] largement tenté par le relativisme et une permissivité qui finissent par supprimer toute frontière objective entre le bien et le mal, étouffant la voix même de la conscience ».⁠[162]

Il déplore « la tendance à séparer les droits humains de leur fondement anthropologique - c’est-à-dire de la vision de la personne humaine originaire de la culture européenne - est fondamentale. » Et que dire de la « tendance à interpréter les droits uniquement dans une perspective individualiste, en faisant peu de cas du rôle de la famille comme « noyau fondamental de la société » (Déclaration universelle des Droits de l’Homme, art. 16). » A ce point de vue, « il est également paradoxal que, d’un côté, le besoin de respecter les droits humains soit fortement affirmé alors que, d’autre part, le plus fondamental d’entre eux - le droit à la vie - est nié. » Le Conseil de l’Europe a éliminé « la peine de mort de la législation de la grande majorité de ses États-membres ». Le pape, « tout en se réjouissant de cette noble conquête et dans l’attente qu’elle s’étende au reste du monde, […] forme des vœux fervents afin que l’on parvienne au plus tôt à comprendre également qu’une grave injustice est commise lorsqu’une vie innocente n’est pas sauvegardée dans le sein de la mère. » ⁠[163]

Le pape dira⁠[164] sa « tristesse » devant « la résolution approuvée par le Parlement européen » : « Elle n’a pas simplement pris la défense des personnes à tendances homosexuelles, refusant d’injustes discriminations à leur égard. Sur ce point, l’Église elle aussi est d’accord, et même elle l’approuve, elle le fait sien, car toute personne est digne de respect. Ce qui n’est pas admissible moralement, c’est l’approbation juridique de la pratique homosexuelle ».⁠[165]

Autre sujet de déception pour le pape : l’absence de référence officielle à Dieu. « L’Union européenne a entrepris de formuler une « Charte des droits fondamentaux » et cet effort est une tentative de synthétiser d’une manière nouvelle, au début du nouveau millénaire, les valeurs fondamentales dont doit s’inspirer le « vivre-ensemble » des peuples européens. L’Église a suivi avec une vive attention les diverses phases de l’élaboration de ce document. A ce propos, je ne peux pas cacher ma déception de ce qu’aucune référence à Dieu n’ait été insérée dans le texte de la Charte, à Dieu en qui se trouve la source suprême de la dignité de la personne humaine et de ses droits fondamentaux. On ne peut oublier que ce fuit la négation de Dieu et de ses commandements qui créa, au siècle passé, la tyrannie des idoles, qui s’est exprimée par la glorification d’une race, d’une classe, de l’État, de la nation, d’un parti, à la place de la glorification du Dieu vivant et vari. C’est bien à la lumière des malheurs qui se sont déversés sur le XXe siècle que l’on comprend combien les droits de Dieu et de l’homme s’affirment ou tombent ensemble. »[166]

L’espoir, malgré tout

Mais il ne perdra jamais courage ni espoir devant les malheurs et les trahisons de l’Europe qui, malgré tout, qu’elle le veuille ou non, reste marquée par le christianisme.⁠[167] Inlassablement, jusqu’à sa mort, il réaffirmera la nécessité vitale des valeurs qui ont fait l’Europe et qui doivent la « faire ».⁠[168]

Devant le déchirement de l’ex-Yougoslavie, il indiquera le chemin de la paix : « Certes il convient de reconnaître les aspirations légitimes des personnes et des peuples à la liberté ; mais il est urgent que, aujourd’hui comme hier, tous prennent conscience de leurs devoirs autant que de leurs droits, et qu’ils donnent la priorité à la solidarité pour la construction d’une véritable société de nations. » La « réconciliation » est toujours possible à partir de « valeurs morales et religieuses »[169] Il rappellera que « C’est la force de l’Europe de pouvoir unir des peuples, dans le respect légitime des souverainetés nationales et des cultures spécifiques, par la coopération dans les multiples domaines de la vie commune, ainsi que dans le développement de la solidarité et de la charité. En s’engageant résolument dans cette voie, l’Europe ouvrira la voie à une ère de paix sur l’ensemble du continent. »[170]

Devant la déliquescence morale de l’Europe, la mission sera de « mettre courageusement en évidence les normes morales qui expriment dans les situations concrètes de la vie la vérité sur l’homme, créé à l’image de Dieu : ce n’est que par leur respect intégral qu’il est possible de parvenir à une authentique liberté et à une solidarité effective. » Il est important de « donner un espace adéquat, dans la nouvelle évangélisation, à l’enseignement social de l’Église ». C’est « une exigence toujours plus urgente. »⁠[171] Alors que l’avortement et l’euthanasie se banalisent en Europe, le Pape affirmera: « un des objectifs de mon pontificat est de construire une « culture de la vie » destinée à s’opposer à la « culture de la mort » « .⁠[172]

Plus précisément encore, Jean-Paul II expliquera la nécessité de réfléchir aux principes fondamentaux car « la recherche de la liberté, de la vérité et de la communion […] constitue, comme l’a dit la Déclaration finale du Synode (n° 4), « l’aspiration la plus profonde, la plus ancienne et durable de l’humanisme européen […]. «  Les rapports entre liberté et vérité, et entre liberté et solidarité, ne doivent pas être conçus en termes d’antithèses réciproques, comme cela s’est trop souvent passé et se passe encore dans la culture européenne, mais d’intime connexion et de nécessaire corrélation. On ne peut jamais perdre de vue le principe et le centre vivant de la vérité, de la liberté et de la communion, qui est la personne de Jésus-Christ. »[173] C’est à ce niveau-là que l’évangélisation doit porter son effort : « C’est l’heure de la vérité pour l’Europe. les murs se sont écroulés, les rideaux de fer n’existent plus, mais le défi sur le sens de la vie et la valeur de la liberté demeure plus fort que jamais dans l’intimité des intelligences et des consciences. » A ce niveau-là, les consciences comme les cultures peuvent s’éveiller et révéler les richesses qu’elles contiennent. le christianisme jouant ici le rôle de révélateur : « Toute rencontre authentique de l’Évangile avec une culture déterminée comprend un processus de purification et de développement qui en révèle, au fur et à mesure que le temps s’écoule, les potentialités cachées. »[174]

Jean-Paul II s’inscrit aussi en faux contre la tendance du « monde » à vouloir confiner le message chrétien ou, plus largement, religieux, dans la sphère privée⁠[175]. Il faut, au contraire, redécouvrir « la dimension communautaire et publique de la foi. Puisse ne pas se renouveler l’erreur de ceux qui, voulant construire un monde sans Dieu, n’ont réalisé qu’une société contre l’homme. Dans ce but, l’apport de tous les croyants est nécessaire, pour que, par un effort commun, ils soient les témoins de la primauté de Dieu dans leur vie et qu’ils proclament par tous les moyens que « si le Seigneur ne construit pas la maison, c’est en vain que peinent les maçons » (Ps 126, 1). »[176]

A des hommes politiques chrétiens, il rappellera l’exemple des fondateurs. La foi chrétienne a été « la source du courage de ceux qu’on appelle les pères de l’Europe, dont quelques-uns ont appartenu à votre famille politique ». Il leur fallait « une vison profonde de l’homme et de la société, et un courage hors du commun pour proposer à leurs peuples -qu’ils soient sortis de la guerre vainqueurs ou vaincus - d’établir des relations nouvelles placées sous le signe d’une compréhension mutuelle et d’adopter un idéal européen, tout en soulignant l’importance pour chaque homme d’appartenir à une nation ». Pour poursuivre leur œuvre, « le dialogue et l’estime réciproque sont essentiels à la construction de la paix du continent et au dynamisme de chaque nation. » Ce qui « exige beaucoup d’efforts et de sacrifices de la part des différentes nations de l’Union. » En effet, « l’édification de l’Union européenne suppose avant tout le respect de toute personne et des différentes communautés humaines, faisant droit à leurs dimensions spirituelle, culturelle et sociale. » Il ne faut pas oublier que « les chrétiens ont largement contribué à former la conscience et la culture européennes ». Et « si l’Europe se construit en écartant la dimension transcendante de la personne, en particulier si elle refuse de reconnaître à la foi au Christ et au message évangélique leur force d’inspiration, elle perd une grande partie de son fondement. lorsque la symbolique chrétienne est bafouée et lorsque Dieu est écarté de la construction humaine, cette dernière est fragilisée, ca elle manque de bases anthropologiques et spirituelles. En outre, sans référence à la dimension transcendante, la démarche politique se réduit souvent à une idéologie. A l’inverse, ceux qui ont une vision chrétienne de la politique sont attentifs à l’expérience personnelle de la foi en Dieu chez leurs contemporains ; ils inscrivent leur démarche dans un projet qui place l’homme au centre de la société et ils ont conscience que leur engagement est un service de leurs frères, dont ils sont responsables devant le Maître de l’histoire.[…] L’amour d’autrui suscite des attitudes fraternelles et des relations solides entre les personnes et les peuples, pour que les principes du bien commun, de la solidarité et de la justice conduisent à un partage équitable du travail et des richesses, à l’intérieur de l’Union comme avec les pays qui ont besoin d’aide ; il faut une motivation spirituelle généreuse pour que l’Europe reste un continent ouvert et accueillant, et pour que la dignité de nos frères ne soit pas bafouée, car la raison d’être de la société est de permettre à chacun de mener « une vie véritablement humaine » (Jacques Maritain, L’homme et l’État, p.11). »⁠[177]

Il ne faut pas compter seulement sur les moyens humains : « Il est donc urgent qu’un grand mouvement de prière traverse les communautés ecclésiales du continent européen, en s’opposant au vent du sécularisme qui promeut et privilégie les moyens humains, l’efficacité à tout prix et une vision pragmatique de la vie. »⁠[178]

On ne fera jamais l’Europe sans la nouvelle évangélisation souhaitée depuis le début du pontificat, une réévangélisation profonde et respectueuse qui touche les consciences et les sociétés : Il n’y aura pas d’unité de l’Europe tant qu’elle ne sera pas fondée sur l’unité de l’esprit. Ce fondement très profond de l’unité fut apporté à l’Europe et renforcé tout au long des siècles par le christianisme avec son Évangile, sa compréhension de l’homme et sa contribution au développement de l’histoire des peuples et des nations. cela ne signifie nullement que le christianisme veuille s’approprier l’histoire. L’histoire de l’Europe est en effet un grand fleuve dans lequel se versent de nombreux affluents, et la diversité des traditions et des cultures qui la forment est sa grande richesse. les fondements de l’identité de l’Europe sont construits sur le christianisme. Et le manque actuel d’unité spirituelle de l’Europe vient principalement de la crise de cette autoconscience chrétienne. » C’est le Christ qui « a révélé à l’homme sa dignité » Il en est aussi le « garant ». Les saints patrons de l’Europe, les missionnaires⁠[179] ont introduit cette révélation dans la culture européenne : « Cette Bonne Nouvelle, les murs des églises, des abbayes, des hôpitaux et des universités la redisent. les livres, les sculptures et les peintures la proclamaient, les poésies et les œuvres des compositeurs l’annonçaient. C’est sur l’Évangile que reposaient les fondements de l’unité spirituelle de l’Europe.[…] Sans le Christ, il est impossible de comprendre l’homme. Aussi le mur qui se dresse aujourd’hui dans les cœurs, le mur qui divise l’Europe, ne sera-t-il pas abattu sans un retour à l’Évangile. Sans le Christ, en effet, il n’est pas possible de construire une unité durable. On ne peut la faire en se séparant des racines à partir desquelles les pays de l’Europe ont grandi, en se séparant de la grande richesse culturelle des siècles passés. Comment peut-on construire une « maison commune » pour toute l’Europe si elle n’est pas construite avec les briques que sont les consciences des hommes, cuites au feu de l’Évangile, unies par le lien d’un amour social solidaire, fruit de l’amour de Dieu ? »[180]

Le travail qui reste à accomplir est immense : ce qui reste à accomplir: « ne laisser aucune nation, pas même la moins puissante, en dehors de l’ensemble » ; « le renforcement des institutions démocratiques, le développement de l’économie, les coopérations internationales n’atteignent leur vrai but que s’ils garantissent une prospérité suffisante pour que l’homme puisse développer toutes les dimensions de sa personnalité […] créer les conditions d’une généreuse solidarité qui n’abandonne aucun citoyen au bord de la route, de permettre à chacun d’accéder à la culture, de reconnaître et de mettre en pratique les plus hautes valeurs humaines et spirituelles, de professer et de partager ses propres convictions religieuses. En avançant le long de ces voies, le continent européen renforcera sa cohésion, se montrera fidèle à ceux qui ont jeté les bases de sa culture et répondra à sa vocation séculaire dans le monde. »[181] Et encore : faire « obstacle aux réseaux occultes qui veulent profiter du grand marché européen pour blanchir l’argent de toute sorte de trafics qui sont indignes de l’homme, en particulier dans le domaine de la drogue, du commerce des armes et de l’exploitation des personnes, spécialement des femmes et des enfants. Les ressources, les richesses et les fruits de la croissance sur le continent, doivent pouvoir être affectés avant tout aux plus pauvres dans les différents pays, aux nations qui ont besoin de se développer davantage et qui sont actuellement encore marquées par les conséquences de la régression économique et des fluctuations des marchés financiers. » Les défis ne manquent pas : « la lutte contre le chômage, la protection de l’environnement », etc. Surtout « que la construction européenne ne soit pas d’abord une communauté d’intérêt, mais une communauté fondée sur des valeurs et sur la confiance mutuelle, plaçant l’homme au centre de tous les combats. » Pour cela, « développer toujours davantage chez nos contemporains une conscience européenne qui, prenant en compte les racines des peuples, les mobilisent pour qu’ils constituent une communauté de destin, grâce à une volonté politique qui s’attache à unir les peuples.. Une telle perspective ne pourra advenir que si l’on privilégie une vison globale de l’homme et de la société […​.] ».⁠[182]

Plus radicalement, il est indispensable de « réaffirmer le caractère non absolu des institutions politiques et des pouvoirs publics, précisément en raison de l’' « appartenance » prioritaire et innée de la personne humaine à Dieu. » Sans cela, « on risquerait de légitimer les orientations du laïcisme et de la sécularisation agnostique et athée qui conduisent à l’exclusion de Dieu et de la loi morale naturelle dans les divers domaines de l’existence humaine. » « La coexistence civile » en serait menacée « Doivent également être reconnus et sauvegardés l’identité spécifique et le rôle social de l’Église et des confessions religieuses. » Il faut donc « réagir à la tentation d’édifier la coexistence européenne en excluant la contribution des communautés religieuses, la richesse de leur message, de leur action et de leur témoignage : cela ôterait, entre autres, au processus de construction européenne des énergies importantes pour la fondation éthique et culturelle de la coexistence civile. »[183]

L’Europe demain

Dans un de ses derniers discours, Jean-Paul II nous livre son rêve d’Europe : « « Quelle est l’Europe dont on devrait rêver aujourd’hui ? […] une Europe sans nationalismes égoïstes, dans laquelle les nations sont considérées come les centres vivants d’une richesse culturelle qui mérite d’être protégée et promue au bénéfice de tous. […] une Europe dans laquelle les conquêtes de la science, de l’économie et du bien-être social ne sont pas orientées vers un consumérisme privé de sens, mais sont aux service de chaque homme dans le besoin et de l’aide solidaire pour les pays qui cherchent à atteindre l’objectif de la sécurité sociale. […] une Europe dont l’unité se fonde sur la véritable liberté. la liberté de religion et les libertés sociales murissent comme des fruits précieux sur l’humus du christianisme. Il n’ya pas de responsabilité sans liberté : ni devant Dieu, ni devant les hommes. […] une Europe unie grâce à l’engagement des jeunes » à condition que la famille se présente « comme une institution ouverte à la vie et à l’amour désintéressé […]. Une famille dont les personnes âgées font également partie intégrante en vue de ce qui est le plus important : la transmission active des valeurs et du sens de la vie. […] une entité politique, mais plus encore spirituelle, dans laquelle les hommes politiques chrétiens de tous les pays agissent dans la conscience des richesses humaines que la foi porte en elle […]. » ⁠[184]


1. L’Union s’élargit vers le sud avec l’adhésion de la Grèce en 1981, puis de l’http://fr.wikipedia.org/wiki/Espagne[Espagne
2. Devant le Conseil de l’Europe, Jean-Paul II saluera « la première Assemblée parlementaire internationale constituée dans le monde ». (Discours du 8 octobre 1988, in DC n° 1971, 6 novembre 1988, pp. 1000-1005). Il saluera aussi d’autres institutions européennes comme autant de modèles : « la Cour et la Commission forment une réalité judiciaire unique en droit international et soient devenues un modèle que d’autres organisations régionales dans le mode s’efforcent d’imiter. Ces deux institutions témoignent que les nations membres du Conseil de l’Europe reconnaissent non seulement que les droits de l’homme et les libertés fondamentales prennent le pas sur les États qui ont pour tâche de veiller à ce qu’ils soient respectés mais que ces droits transcendent les frontières nationales elles-mêmes ». Ces doits impliquent « un ensemble de valeurs sous-jacentes que le Conseil appelle à juste titre le « patrimoine commun » d’idéaux et de principes des nations de l’Europe. » (Allocution devant la Cour européenne des droits de l’homme, 8 octobre 1988, in DC n° 1971, 6 novembre 1988, pp. 1004-1005).
3. Le Pape prend acte de toute cette évolution et s’en réjouit mais jamais il n’oublie que l’essentiel est au-delà ou en-deçà de ces réformes et structures: « Le passage à la monnaie unique et l’élargissement vers l’Est vont sans doute offrir à l’Europe - c’est en tout cas notre désir le plus cher - la possibilité de devenir de plus en plus une communauté de destin, une véritable « communauté européenne ». Cela suppose évidemment que les nations qui, la composent sachent concilier leur histoire avec un même projet, pour permettre à tous de se considérer comme des partenaires égaux, soucieux uniquement du bien commun. les familles spirituelles qui ont tant apporté à la civilisation de ce continent -je pense bien sûr au christianisme - ont un rôle qui me paraît de plus en plus décisif. Face aux problèmes sociaux qui maintiennent de larges franges des populations dans la pauvreté, face aux inégalités sociales qui sont un ferment d’instabilité chroniques ou face aux jeunes générations à la recherche de références dans un monde souvent incohérent, il est important que les Églises puissent proclamer la tendresse de Dieu et l’appel à la fraternité […​]. » (Discours au Corps diplomatique, 11 janvier 1999, in DC, n° 2197, 7 février 1999, 101-104).
4. Il estime que sa mission est de travailler au rapprochement des deux parties de l’Europe : « Le Christ ne veut-il pas, l’Esprit Saint ne dispose-t-il pas que ce pape polonais, ce pape slave, manifeste justement maintenant l’unité spirituelle de l’Europe chrétienne qui, débitrice des deux grandes traditions de l’ouest et de 'est, professe grâce aux deux « une seule foi, un seul baptême, un seul Dieu et Père de tous » (Ep 4, 5-6), le Père de Notre Seigneur Jésus-Christ ? » (Homélie à Gniezno, 3 juin 1979, DC n° 1767, 1er juillet 1979, p. 612).
5. A côté de saint Benoît. Jean-Paul II insistera sur l’apport de st Benoît et de ses fils à la civilisation européenne dans son Homélie lors de la célébration des vêpres à l’abbaye de Pannonhalma (Hongrie), 6 septembre 1996, in DC, n° 2145, 6 octobre 1996, pp. 818-820.
6. Lettre apostolique Egregiae virtutis, 31 décembre 1980. Cf. également l’homélie prononcée le 14 février 1985 à l’Ouverture du « Jubilé » des apôtres des Salves, in DC n° 1893, 7 avril 1985, pp. 367-369 ; la lettre encyclique Slavorum Apostoli, 2 juin 1985, in DC n°1900, 21 juillet 1985, pp.717-728 ; l’homélie prononcée pour la clôture du jubilé des saints Cyrille et Méthode, 14 février 1985, in DC n° 1908, 15 décembre 1985, pp. 1153-1155 ; la Lettre apostolique Euntes in mundum, à l’occasion du millénaire du baptême de la Rus’ de Kiev, 25 janvier 1988, in DC n° 1960, 17 avril 1988, pp. 383-390. Sts Cyrille et Méthode représentent les « deux immenses traditions » qui forment ensemble l’Europe chrétienne. (Homélie de la messe dans la basilique de Velehrad (Tchéquie), 22 avril 1990, in DC n° 2007, 3 juin 1990, pp. 550-552).
   Déjà le 7 juillet 1952, en la fête précisément de Saints Cyrille et Méthode, Pie XII adressait à tous les peuples de Russie une lettre apostolique déjà citée. Il y évoque le temps où « la chrétienté orientale et l’occidentale étaient unies sous l’autorité du Pontife romain, comme Chef Suprême de toute l’Église ». Dans son Radio-message de Noël 1950, il affirmait déjà : « Orient et Occident ne représentent pas des principes opposés, mais participent à un commun héritage ».
7. Lettre apostolique Spes aedificandi, 1er octobre 1999. (Voir aussi l’homélie prononcée le même jour, in DC n° 2213, 7 novembre 1999, pp. 931-933).
8. Jean-Paul II précise à propos de sainte Brigitte: « En la désignant comme co-patronne de l’Europe, j’entends faire en sorte que la sentent proche d’eux non seulement ceux qui ont reçu la vocation à une vie de consécration spéciale, mais aussi ceux qui sont appelés aux occupations ordinaires de la vie laïque dans le monde et surtout à la haute et exigeante vocation de former une famille ». Catherine Sienne qui connut « un parcours rapide de perfection entre prière, austérité et œuvres de charité », elle déploya une extraordinaire activité apostolique, résolvant, en Italie et à travers l’Europe, des conflits temporels et religieux, invitant hommes princes et ecclésiastiques de quelque niveau qu’ils soient à la réforme des mœurs. Quant à Edith Stein, sainte Thérèse-Bénédicte de la Croix, « non seulement elle passa sa vie dans divers pays d’Europe, mais par toute sa vie d’intellectuelle, de mystique, de martyre, jeta comme un pont entre ses racines juives et l’adhésion au Christ, s’adonnant avec une intuition sûre au dialogue avec la pensée philosophique contemporaine et, en fin de compte, proclamant par son martyre les raisons de Dieu et de l’homme face à cette honte épouvantable qu’est la « Shoah ». Elle est devenue ainsi l’expression d’un pèlerinage humain, culturel et religieux qui incarne le cœur insondable de la tragédie et des espoirs du continent européen. » (Id.)
9. « nous n’avons pas manqué, mes prédécesseurs et moi-même, de donner notre appui à la réalisation du grand projet de rapprochement et de coopération des États et des peuples de l’Europe. » (Discours aux présidents des Parlements de l’Union européenne, 23 septembre 2000, in DC, 2234, 15 octobre 2000, pp. 861-862).
10. Exhortation apostolique post-synodale, 28 juin 2003.
11. Question posée par BERT Thierry in Communio, n° XV, 3-4, mai-août 1990, pp18-56.
12. Discours à une Commission parlementaire du Conseil de l’Europe, 17 mars 1988, in DC n° 1961, 1er mai 1988, pp. 440-441. Jean-Paul II met en évidence le « grand intérêt avec lequel l’Église, et particulièrement le Saint-Siège, suit les efforts pour donner à l’Europe une nouvelle conscience et une nouvelle forme à partir de son riche héritage historique et face aux défis décisifs de notre temps. » (Allocution aux membres du Cercle Bergedorf, 17 décembre 1984, in DC n°1890 17 février 1985, pp. 226-227). Ce cercle de discussion allemand (Bergedorfer Gesprächskreis) a été fondé par l’industriel K.A. Körber (1909-1992) et réunit régulièrement des politiciens de haut rang et des experts internationaux dans diverses grandes villes d’Allemagne, d’Europe et d’ailleurs. Ce cercle s’intéresse non seulement à la politique allemande mais aussi internationale et a consacré certains de ses travaux à l’Europe. On y a vu Willy Brandt, Jacques Delors ou encore Angela Merkel. Actuellement, les discussions portent sur la politique étrangère allemande et européenne dans trois régions : l’Asie, l’Europe et le Moyen-Orient. Plus de 3000 dirigeants politiques, des responsables gouvernementaux et des experts d’Europe, d’Asie, du Moyen-Orient et les États-Unis ont participé à plus de 150 cercles Bergedorf.
(cf. http://www.koerber-stiftung.de/internationale-politik/bergedorfer-gespraechskreis/portraet.html).
13. Et tout particulièrement les hommes d’Église aujourd’hui comme l’atteste le rassemblement régulier de tous les évêques d’Europe pour réfléchir à l’avenir du continent. Lors d’une de ces réunions, Jean-Paul II souligne le symbole fort offert par ce symposium qui, lui-même « fait apparaître un visage original de l’Europe et allume une espérance pour toute l’Europe ». Il « atteste, en effet, la vocation de l’Europe à la fraternité et à la solidarité de tous les peuples qui la composent depuis l’Atlantique jusqu’à l’Oural. » (Allocution au Symposium des évêques, le 5 octobre 1982, in DC n° 1842, 19 décembre 1982, pp. 1152-1154.
14. Discours à un Congrès culturel européen, 21 avril 1986, in DC n° 1919, 1er juin 1986, pp. 533-534.
15. Allocution aux membres du Cercle Bergedorf, 17 décembre 1984, DC n°1890 17 février 1985, pp. 226-227.
16. Discours au Conseil des Conférences épiscopales d’Europe (CCEE), 19 décembre 1978.
17. L’« Acte européen » à Saint-Jacques-de-Compostelle, 9 novembre 1982, in DC n° 1841, 5 décembre 1982, pp1128-1130.
18. Lettre aux présidents des Conférences épiscopales d’Europe, 2 janvier 1986, in DC, n° 1912, 16 février 1986, pp. 183-184.
19. Allocution au Symposium des évêques 5 octobre 1982, in DC n° 1842, 19 décembre 1982, pp. 1152-1154.
20. Discours à une Commission parlementaire du Conseil de l’Europe, 17 mars 1988, in DC n° 1961, 1er mai 1988, pp. 440-441.
21. Discours sur la crise de l’Occident et la mission spirituelle de l’Europe, 12 novembre 1981, in DC 6 décembre 1981, n° 1819, pp. 1056-1057.
22. Allocution aux présidents des Parlements de la Communauté européenne, 26 novembre 1983, in DC n° 1865, 1er janvier 1984, pp. 7-8. « La puissance économique dont dispose l’Europe en fait une des régions favorisées dans le monde, malgré les problèmes réels qu’elle connaît. Cette situation crée une responsabilité dans les relations Nord-Sud où la justice humaine s’impose également. » (Discours aux représentants des institutions européennes à Luxembourg, 15 mai 1985, in DC n° 1898, 16 juin 1985, pp. 653-658).
23. Allocution aux membres du Cercle Bergedorf, 17 décembre 1984, DC n°1890 17 février 1985, pp. 226-227. « Le monde a besoin d’une Europe qui devienne à nouveau consciente de ses fondements chrétiens et de son identité, et en même temps soit prête à modeler, à partir de là, son propre présent et son propre avenir. L’Europe a été le premier continent auquel le christianisme a été confié en profondeur et qui a ainsi fait l’expérience d’un essor spirituel et culturel irremplaçable. » Discours sur la crise de l’Occident et la mission spirituelle de l’Europe, 12 novembre 1981, DC 6 décembre 1981, n° 1819, pp. 1056-1057.
24. Allocution aux membres du Cercle Bergedorf, 17 décembre 1984, DC n°1890 17 février 1985, pp. 226-227.
25. Id..
26. Lettre apostolique Egregiae virtutis, 31 décembre 1980, DC n° 1801, 1er février 1981, p. 110: « L’Europe, dans son ensemble géographique, est, pour ainsi dire, le fruit de l’union de deux courants de tradition chrétienne auxquels s’ajoutent aussi deux formes de cultures diverses, mais en même temps profondément complémentaires ». L’une « plus logique et plus rationnelle », l’autre « plus mystique et plus intuitive ». L’Europe a « « deux poumons » - l’Orient et l’Occident - sans lesquels l’Europe ne pourrait respirer. » (Discours aux cardinaux et à la Curie romaine, 22 décembre 1989, in DC n° 1999, 4 février 1990, pp. 103-107).
27. Beaucoup se sont interrogés sur l’origine de cette expression. Plusieurs l’ont attribuée à Mikhaïl Gorbatchev qui l’a employée dans un discours, le 6 juillet 1989, devant le Conseil de l’Europe. Mais le journal Le Monde, le 9 octobre 2003, s’est livré à une enquête qui relève que « les plus érudits au Vatican assurent que le premier à avoir jamais employé l’expression de « maison commune européenne » est l’ancien maire de Florence, M. Giorgio La Pira, haute figure du catholicisme italien canonisé de son vivant, qui, devant Krouchtchev en 1960, avait eu cette formule : « Il n’y aura pas de vraie maison commune pour l’homme en Europe, s’il n’y a pas aussi, dans votre cité, de maison pour Dieu. » » (http://www.lemonde.fr/europe/article/2003/10/09/jean-paul-ii-et-mikhail-gorbatchev_337444_3214.html). Pourtant, dans La Libre Belgique du 14 mars 1991, le journaliste français Paul Collowald qui fut directeur général de l’information à la Commission européenne et au parlement européen de même que directeur de cabinet du président du Parlement européen Pierre Pfimlin (1984-1987), révélait que, lors d’un discours prononcé le 12 juin 1961, à Hanovre, le chancelier Konrad Adenauer avait déclaré : « Notre objectif est que l’Europe devienne une grande maison pour tous les Européens, une maison de la liberté. » poussant plus loin ses investigations, le journaliste découvrit que, déjà en avril 1951, Konrad Adenauer, venu à Paris pour la signature du traité CECA (Communauté européenne du charbon et de l’acier) avait parlé du « jour pas si éloigné où les peuples pourront s’unir dans une maison commune qui porte le nom très vénéré d’Europe. »
   Il semble sûr évidemment que Gorbatchev et Adenauer ne donnaient le même sens à l’expression « maison commune ». Ainsi l’ambassadeur d’URSS à Bruxelles, Félix Petrovitch Bogdanov dans une conférence intitulée « La maison commune européenne » (dans le cadre des « Conférences de Bruxelles », le lundi 19 mars 1990), précisa que la vraie dimension de la maison commune allait de Vladivostock à San Francisco ! De son côté, Mme Natalia Doubinina, de l’Institut de l’Europe et de l’Académie des sciences, interrogée sur la « maison commune », dans le cadre d’un colloque (« Réalités européennes du présent », 5 et 6 octobre 1990) expliqua avec beaucoup de loyauté intellectuelle que le concept de M. Gorbatchev restait un « cadre », volontairement encore très vague, et que cette nouvelle approche constituait essentiellement, à ce stade, un « appel aux Européens ». (link:http://www.cvce.eu/obj/"la_maison_commune_recherche_de_paternite"_dans_la_libre_belgique_14_mars_1991- fr-c8fbc2d3-a88c-46c4-8507-88138ddbf926.html).
28. Discours aux cardinaux et à la Curie romaine, 22 décembre 1989, in DC n° 1999, 4 février 1990, pp. 103-107.
29. Homélie prononcée pendant la messe à Gniezo (Pologne), le 3 juin 1979, in DC, n° 1767, 1er juillet 1979, pp. 610-612. le 3 juin 1997, à Gniezo, de nouveau, Jean-Paul II présentera cette homélie comme le programme de son pontificat : « Aujourd’hui, dix-huit ans plus tard, il nous faudrait revenir à cette homélie de Gniezo qui, en un certain sens, est devenue le programme de mon pontificat. Mais elle fut avant tout une humble lecture des desseins de Dieu concernant les vingt-cinq dernières années de notre millénaire. » Enfin, « un demi-siècle de séparation a pris fin » (Homélie à Gniezno lors de la célébration du millénaire de saint Adalbert, 2 juin 1997, in DC n° 2164, 20 juillet 1997, pp. 664-667).
30. Le 5 avril 1979.
31. Discours devant le parlement européen, 11 octobre 1988.
32. Homélie au sanctuaire marial de Covadonga (Espagne), 20 août 1989, in DC n° 1991, 1er octobre 1989, pp. 843-845.
33. C’est l’« Acte européen » à Saint-Jacques-de-Compostelle, 9 novembre 1982 (in DC n° 1841, 5 décembre 1982, pp. 1128-1130) qui a été la cible de critiques. Pourquoi cette importance accordée à Compostelle ? Parce que Compostelle « a été dans le passé un centre d’attraction et de convergence pour l’Europe et toute la chrétienté. C’est pourquoi j’ai voulu rencontrer ici les éminents représentants des organismes européens, des évêques et des organisations du continent. » (L’« Acte européen » à Saint-Jacques-de-Compostelle, le 9 novembre 1982, in DC n° 1841, 5 décembre 1982, pp1128-1130). Et voici le cœur de cet « appel » : « je lance vers toi, vieille Europe, un cri plein d’amour : Retrouve-toi toi-même. Sois toi-même. Découvre tes origines. Avive tes racines. Revis ces valeurs authentiques qui ont rendu ton histoire glorieuse, et bienfaisante ta présence sur les autres continents. Reconstruis ton unité spirituelle, dans un climat de plein respect des autres religions et des libertés authentiques. Rends à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. Ne t’enorgueillis pas de tes conquêtes au point d’en oublier leurs éventuelles conséquences négatives. Ne te laisse pas abattre par la perte quantitative de ta grandeur dans le monde, ou par les crises sociales et culturelles qui te touchent aujourd’hui. Tu peux être encore un phare de civilisation et de progrès pour le monde. les autres continents te regardent et attendent aussi de toi la réponse que saint Jacques a donnée au Christ : « Je le peux ».(Id.) Cet appel très mal perçu par certains : sous la direction de LUNEAU René avec la collaboration de LADRIERE Paul, a été publié un livre intitulé Le rêve de Compostelle, Vers la restauration d’une Europe chrétienne ? (Centurion, 1999). Né en 1932, le Père dominicain René Luneau a vécu longtemps en Afrique et a professé à l’Institut catholique de Paris. Paul Ladrière est un sociologue, né en 1927. Dans ce livre, les auteurs s’inquiètent du projet de « nouvelle évangélisation de l’Europe » telle que la conçoit du moins Jean-Paul II. Ils émettent des « réserves » « à la fois sur la conception que le pape se fait de l’identité européenne et de son histoire […​] et sur le pessimisme radical de son jugement sur la « modernité » du monde […​]. » (p. 17). Ils soulignent l’ « autoritarisme » manifesté dans la mise en œuvre de cette évangélisation (p. 20), « la situation conflictuelle » dans laquelle se trouve l’Église (p. 21) dont une partie est mal à l’aise face à « cette mobilisation générale » (p. 36) et le fait que le projet de réévangélisation ne prend pas « suffisamment en compte la réalité présente du monde et plus encore les bouleversements démographiques, éthiques, économiques, culturels » à venir (p. 22). Pour R. Luneau, la vision que le pape a de l’Europe heurte certains chrétiens non-européens dont les peuples ont eu à souffrir l’emprise européenne. de plus, l’Europe moderne « n’est pas née de la chrétienté elle-même mais de son éclatement » ( p. 39). La sécularisation dénoncée par la Pape, historiquement n’est pas nécessairement un mal ; qui plus est, pour beaucoup de chrétiens, la sécularisation « marque un temps bénéfique de la maturité de l’homme » (p 47). d’une manière générale, l’Europe occidentale n’est pas aussi pervertie qu’on le dit. En bref, Jean-Paul II est fort proche de Pie XII, marqué lui-même par Vladimir Soloviev et le messianisme polonais (cf. MICHEL Patrick, Messianisme polonais et histoire contemporaine, in Le rêve de Compostelle, op. cit., pp. 52-67. P. Michel est sociologue et politologue).
   V. Soloviev est un philosophe et un poète russe (1853-1900) qui donnait à la Pologne la mission de servir le catholicisme. Jean-Paul II cite son nom parmi d’autres auteurs in Discours aux membres d’un Colloque international, 6 novembre 1981, ( DC n° 1819, 6 décembre 1981, p. 1055).
34. L’« Acte européen » à Saint-Jacques-de-Compostelle, le 9 novembre 1982, in DC n° 1841, 5 décembre 1982, pp. 1128-1130.
35. A Strasbourg, le 11 octobre 1988, in DC n° 1971, pp. 1043-1046. Dans ce discours, Jean-Paul II explique les principes d’une saine laïcité qui s’exprime dans la distinction des pouvoirs, distinction qui offre un espace de liberté à la conscience éclairée comme à la religion. Constatant qu’il existe une « tension constante » entre croyants et agnostiques ou athées, il montre que « devant cette diversité des points de vue, la fonction la plus élevée de la foi est de garantir également à tous les citoyens le droit de vivre en accord avec leur conscience et de ne pas contredire les normes de l’ordre moral naturel reconnues par la raison. » Principe bien établi dans la déclaration Dignitatis humanae: « c’est dans l’humus du christianisme que l’Europe moderne a puisé le principe - souvent perdu de vue pendant les siècles de « chrétienté » - qui gouverne le plus fondamentalement sa vie publique […​] « . Dans la relative autonomie de la conscience et de la religion, il n’est « plus possible d’idolâtrer la société […​] La société, l’État, le pouvoir politique appartiennent au cadre changeant et toujours perfectible de ce monde […​]. La vie publique, le bon ordre de l’État reposent sur la vertu des citoyens, qui invite à subordonner les intérêts individuels au bien commun, à ne se donner et à ne reconnaître pour loi que ce qui est objectivement juste et bon. Déjà les anciens Grecs avaient découvert qu’il n’y a pas de démocratie sans assujettissement de tous à la loi, et pas de loi qui ne soit fondée sur une norme transcendante du vrai et du juste. Dire qu’il revient à la communauté religieuse, et non à l’État, de gérer « ce qui est à Dieu », revient à poser une limite salutaire au pouvoir des hommes, et cette limite est celle du domaine de la conscience, des fins dernières, du sens ultime de l’existence, de l’ouverture sur l’absolu, de la tension vers un achèvement jamais atteint, qui stimule les efforts et inspire les choix justes. » Est donc dangereuse « l’exclusion de Dieu de la vie publique, de Dieu comme ultime instance de l’éthique et garantie suprême contre tous les abus du pouvoir de l’homme sur l’homme. » Ainsi, depuis près de deux mille ans, « l’Europe offre un exemple très significatif de la fécondité culturelle du christianisme qui, de par sa nature, ne peut être relégué dans la sphère privée. » Dès lors,
   « si le substrat religieux et chrétien de ce continent devait en venir à être marginalisé dans son rôle d’inspirateur de l’éthique et dans son efficacité sociale, c’est non seulement tout l’héritage du passé européen qui serait nié, mais c’est encore un avenir digne de l’homme européen -[…​] de tout homme européen, croyant ou incroyant - qui serait compromis. »
36. « Sans céder à aucune tentation de nostalgie, et en ne se contentant pas non plus d’une reproduction mécanique des modèles du passé, mais en s’ouvrant aux nouveaux défis présents, il faudra donc s’inspirer, avec une fidélité créative, des racines chrétiennes qui ont marqué l’histoire européenne. » (Message aux participants au Congrès européen « Vers une constitution européenne ? », 20 juin 2002, in DC n° 2283, 5 janvier 2003, pp. 22-24).
37. « La marginalisation des religions, qui ont contribué et contribuent encore à la culture et à l’humanisme dont l’Europe est légitimement fière, me paraît être à la fois une injustice et une erreur de perspective ? reconnaître un fait historique indéniable ne signifie pas du tout méconnaître l’exigence moderne d’une juste laïcité des États, et donc de l’Europe. » (Discours au corps diplomatique, janvier 2002). La principale opposition à la reconnaissance des « racines chrétiennes de l’Europe » vient de « la prédominance , au sein de l’Union, « d’une certaine conception de la laïcité d’inspiration française » (La Convenzione europea, in La Cività cattolica, 20 avril 2001, p. 110, citée in CHENAUX, op. cit., p. 202.)
   « Face aux différentes solutions possibles de ce « processus » européen complexe et important, l’Église » n’a pas « qualité pour exprimer une préférence de l’une ou l’autre solution institutionnelle ou constitutionnelle » et respecte « l’autonomie légitime de l’ordre démocratique (CA 47).[…​] Dans le même temps, […​] elle ne peut rester indifférente face aux valeurs qui inspirent les divers choix institutionnels. » (Message aux participants au Congrès européen « Vers une constitution européenne ? », 20 juin 2002, in DC n° 2283, 5 janvier 2003, pp. 22-24).
38. Id..
39. Homélie à l’occasion du XVe centenaire de la naissance de saint Benoît, 23 mars 1980, in DC n° 1784, 20 avril 1980, p.354.
40. Homélie cathédrale de Spire (Allemagne), 4 mai 1987.
41. Discours aux représentants des institutions européennes à Luxembourg, 15 mai 1985, in DC n° 1898, 16 juin 1985, pp. 653-658.
42. Discours au Conseil fédéral du « Mouvement européen », 28 mars 1987, in DC n° 1941, 7 juin 1987, pp. 596-598.
43. « les aspects politiques et économiques sont au premier plan de l’actualité, mais il serait vraiment réducteur d’en rester là. Les laïcs chrétiens qui prennent part à la construction européenne peuvent y apporter la dimension morale et spirituelle sans laquelle beaucoup d’espoirs seraient rendus vains. » (Discours aux évêques français de la région « Ouest », 14 février 1992, in DC n° 2047, 5 avril 1992, pp. 303-305).
44. L’« Acte européen » à Saint-Jacques-de-Compostelle, le 9 novembre 1982, in DC n° 1841, 5 décembre 1982, pp1128-1130. A plusieurs reprises, Jean-Paul II renverra ses auditeurs à cet « acte européen » (Cf. Discours aux représentants du monde de la culture à Florence, 18-19 octobre 1987, in DC n° 1931, pp. 19-23).
45. Jean-Paul II cite parmi eux : Jean Monnet, Robert Schuman, Alcide de Gasperi, Konrad Adenauer, Winston Churchill, Paul-Henri Spaak.
46. Discours au siège de la Communauté économique européenne à Bruxelles, 20 mai 1985, in DC n° 1899, 7 juillet 1985, pp. 694-697. Le Pape se réjouira de l’entrée en vigueur du « Marché unique » qui « va hâter le processus de l’intégration européenne ». L’Europe « sera celle de la libre association de tous ses peuples et de la mise en commun des multiples richesses de sa diversité.[…​] Une Europe unie […​] sera en mesure, plus encore que par le passé, de consacrer ressources et énergies nouvelles à la grande tâche du développement des pays du tiers-monde, spécialement ceux qui entretiennent déjà avec elle des liens traditionnels. » A ce point de vue, Jean-Paul II considérera la « Convention de Lomé » « à bien des égards exemplaire ». (Discours au Parlement européen à Strasbourg, 11 octobre 1988, in DC n° 1971, pp. 1043-1046). La convention de Lomé est un accord de coopération commerciale signé le 28février 1975 entre la CEE et 46 pays d’https://fr.wikipedia.org/wiki/Afrique[Afrique
47. Allocution lors du « Regina Coeli » à Ravenne, 11 mai 1986, in DC n° 1924, pp. 636-637. « L’Europe n’est pas une entité abstraite, ni seulement un marché ou un espace de libre circulation, c’est avant tout une communauté d’hommes. Il n’y a pas de communautés sans le sentiment d’une communauté de destin. C’est à la poursuite du destin de l’Europe, qui est aussi celui de l’homme et de la civilisation humaine, que l’Église désire apporter sa contribution spécifique. » (Discours à l’aéroport de Bâle-Mulhouse, 11 octobre 1988, in DC, n° 1971, 6 novembre 1988, p1049-1050).
48. Discours au parlement européen à Strasbourg, 11 octobre 1988, in DC n° 1971, pp. 1043-1046.
49. Discours aux représentants du monde de la culture, aux étudiants et aux représentants des Églises non catholiques, 21 avril 1990, in DC n° 2007, 3 juin 1990, pp. 545-549.
50. JP II a fait longuement l’histoire de ce continent avec ses lumières et ses ombres relevées époque par époque : c’est une « histoire terrible et belle »,dira-t-il. Il l’a décrite que l’Europe « prenne une conscience plus claire de ce qu’elle est, de ce que porte sa mémoire collective d’un passé log et tumultueux, pour ne pas subir son destin comme le produit du hasard, mais construire librement son avenir comme un projet. Et ce projet ne peut que se fonder sur les héritages de l’histoire. En les considérant, il faut se garder d’en exalter les lumières sans y voir les pans d’ombre, et, si l’on explore les zones obscures, de renier ce qu’ont apporté de solide et de bon les siècles précédents. » (Discours au siège de la Communauté économique européenne à Bruxelles, 20 mai 1985, in DC n° 1899, 7 juillet 1985, pp. 694-697).
51. Monseigneur Lustiger qui fut créé cardinal par Jean-Paul II en 1983,évoque « un fantôme » qui « plane sur l’Europe et son passé, la mauvaise conscience d’une réussite éclatante qui contredit les principes mêmes grâce auxquels elle a pu s’accomplir : l’affirmation de la liberté qui se change en volonté de domination, la recherche de l’égalité qui engendre l’asservissement, la proclamation de la fraternité, source de tant de luttes sanglantes et de divisions sans espoir. » Il rappelle que la domination été le destin de l’Europe : « la domination des maîtres et la violence faite aux esclaves » qui aboutit à une « idéologie de race ». La révolte des esclaves devenue « idéologie de classe ». Deux guerres mondiales. Le combat de l’Est et de l’Ouest. L’enrichissement des uns qui appauvrit les autres. « Voici qu’à présent, comme épuisée de violence, elle ne donne plus que parcimonieusement la vie. L’Europe meurtrie tarit les sources de la vie. la fécondité de l’amour se trouve attaquée et les fruits de l’amour avortent. […​] La violence des maîtres et des esclaves, l’enrichissement des riches et l’appauvrissement des pauvres se redoublent dans la détresse du couple humain dont l’amour est sans la vie et la vie sans amour. Domination et séduction se disputent l’homme et la femme dans une Europe plus inquiète de survivre que de payer le prix de la vie. » (Les conditions spirituelles d’un avenir pour l’Europe, Allocution à Bonn, 8 octobre 1981, in DC, n° 1817, 1er novembre 1981, pp. 981-982).
52. Au XVIe siècle, « l’Europe commença à subir un changement qui entraîna une modification profonde de sa physionomie. Son unité, déjà fragile et instable, commença à connaître un irrésistible déclin. » (Allocution aux promoteurs d’un Congrès pour le Ve centenaire de Luther, 24 mars 1984, in DC n° 1874, 20 mai 1984, pp. 506-507).
53. Allocution aux « Vêpres européennes », Vienne, 10 septembre 1983, in DC, n° 1860, 16 octobre 1983, pp. 917-918.
54. Jean-Paul II dénonce les dérives où les chrétiens « ont eu leur part » : individualisme, égoïsme, nationalisme, racisme, totalitarismes, matérialisme pratique. (Discours devant le Conseil de l’Europe, 8 octobre 1988, in DC n° 1971, 6 novembre 1988, pp. 1000-1005). Le lecteur qui souhaiterait davantage de précisions sur l’histoire de l’évangélisation de l’Europe, ses ombres et ses lumières, peut lire le Discours à la réunion de préparation au Synode des évêques d’Europe, 5 juin 1990, in DC n° 2010, 15 juillet 1990, pp. 684-688. On y trouve une histoire de l’évangélisation de l’Europe avec ses ombres et ses lumières, puis le passage du théocentrisme à l’athéisme et enfin les tragédies du XXe siècle.
55. « l’hédonisme d’une société de consommation permissive » (Discours au VIIe Symposium des évêques d’Europe, 17 octobre 1989, in DC n° 1994, 19 novembre 1989, pp. 1020-1022).
56. Jean-Paul II dénoncera la « technicisation croissante des moments fondamentaux de la vie », la légalisation de l’avortement qui mène à estimer que le légal est licite. (Discours au VIIe Symposium des évêques d’Europe, 17 octobre 1989, in DC n° 1994, 19 novembre 1989, pp. 1020-1022).
57. L’« Acte européen » à Saint-Jacques-de-Compostelle, le 9 novembre 1982, in DC n° 1841, 5 décembre 1982, pp1128-1130. Jean-Paul II rappellera que « des lignes de division traversent le continent entre l’Est et l’Ouest, le Nord et le Sud ». (Allocution au Symposium des évêques, le 5 octobre 1982, in DC n° 1842, 19 décembre 1982, pp. 1152-1154.
58. Discours aux membres d’un Colloque international sur « Les racines chrétiennes communes des nations européennes », 6 novembre 1981, in DC n° 1819, 6 décembre 1981, pp. 1054-1056.
59. Discours à un Congrès culturel européen, 21 avril 1986, in DC n° 1919, 1er juin 1986, pp. 533-534. Jean-Paul II reviendra à de multiples reprises sur les maux dont souffre l’Europe actuelle : la surabondance des biens, la consommation, le modèle familial mis à mal, le mariage dénaturé par le subjectivisme et l’individualisme, la dénatalité, le vieillissement démographique, l’avortement. L’homme européen est « sécularisé », « tellement engagé dans la tâche d’édifier la cité terrestre qu’il a perdu de vue ou même qu’il exclut volontairement la « cité de Dieu. […​] L’individu veut recevoir seulement de sa propre raison autonome ses fins, ses valeurs, la signification de sa vie et de son activité », il devient conformiste et solitaire, oublieux de son histoire. Or, « l’amnésie de son propre acte de naissance et de son propre développement organique est toujours un risque et peut même conduire à l’aliénation ». ( Discours du Pape aux participants au Symposium, 11 octobre 1985, in DC n° 1906, 17 novembre 1985, pp. 1083-1087.) Il dira encore : « En Europe, continent « chrétien », le sens moral s’affaiblit, le mot même de « commandement » est souvent récusé. Au nom de la liberté, les normes sont récusées, l’enseignement moral de l’Église est ignoré. » (JEAN-PAUL II, Homélie au stade de la Meinau, 8 octobre 1988, in DC n° 1971, 6 novembre 1988, pp. 1016-1019).
60. Homélie pour la clôture du Synode pour l’Europe, 23 octobre 1999.
61. Allocution aux évêques polonais, 5 juin 1979.
62. « Les hommes et les femmes de ce vieux continent à l’histoire si tourmentée ont besoin de reprendre conscience de ce qui fonde leur identité commune, de ce qui demeure comme leur vaste mémoire partagée. […​]
   « L’identité européenne n’est pas une réalité facile à cerner. Les sources lointaines de cette civilisation sont multiples, venant de la Grèce et de Rome, des fonds celtes, germaniques et slaves, du christianisme qui l’a profondément pétrie ». Il y a, en effet, en Europe, une grande diversité de langues, de cultures, de traditions juridiques. (Discours devant le Conseil de l’Europe, 8 octobre 1988, in DC n° 1971, 6 novembre 1988, pp. 1000-1005).
63. « Quel est cet héritage ? Pensons un moment aux valeurs fondamentales de notre civilisation : la dignité de la personne, le caractère sacré de la vie, le rôle central de la famille, l’importance de l’instruction, la liberté de pensée, de parole et de profession de ses propres convictions ou de sa propre religion, la protection légale des individus et des groupes, la collaboration de tous pour le bien commun, le travail compris comme participation à l’œuvre même du Créateur, l’autorité de l’État gouverné à la foi par les lois et la raison. Ces valeurs appartiennent au trésor culturel de l’Europe, un trésor qui est le résultat de longues réflexions, de débats et de souffrances. Elles représentent une conquête spirituelle de raison et de justice qui fait honneur aux peuples d’Europe qui cherchent à mettre en pratique, dans le domaine temporel, l’esprit chrétien de fraternité enseigné par l’Évangile.
   Les universités devraient être le lieu spécial pour donner lumière et chaleur à ces convictions qui sont enracinées dans le monde gréco-romain, et qui ont été enrichies et élevées par la tradition judéo-chrétienne. C’est une telle tradition qui a développé une idée plus haute de la personne humaine vue comme image de Dieu, rachetée par le Christ et appelée à un destin éternel, dotée de droits inaliénables et responsable du bien commun de la société. les débats théologiques relatifs à la double nature du Christ ont permis l’élaboration d’un concept de la personne humaine qui est la pierre d’angle de la civilisation occidentale.
   L’individu a été de cette façon placé dans un ordre naturel de la création avec des conditions et des exigences objectives. la position de l’homme n’est plus confiée au caprice des gouvernants et des idéologies, mais s’appuie sur une loi naturelle universelle objective. »
   ( Discours à l’université d’Uppsala (Suède), 9 juin 1989, in DC n° 1988, 16 juillet 1989, pp. 700-703).
64. Jean-Paul II - est-ce une surprise ? - inscrit son action en continuité avec ses prédécesseurs et Paul VI notamment : « J’ai eu la chance de participer au Symposium de 1975 et d’y prononcer une conférence. Je désire rappeler au moins quelques-unes des pensées qu’avait alors exprimées Paul VI en nous recevant. Il s’agissait de pensées regardant l’Europe, son héritage chrétien et son avenir chrétien. Il nous invitait à « réveiller l’âme chrétienne de l’Europe où s’enracine son unité » ; à purifier et à ramener à leur source les valeurs évangéliques encore présentes mais comme désarticulées, axées sur des objectifs purement terrestres ; à réveiller et fortifier les consciences à la lumière de la foi prêchée à temps et à contre temps ; à faire converger leur flamme par dessus toutes les barrières ». (Discours au Conseil des Conférences épiscopales d’Europe (CCEE), 19 décembre 1978.
65. Le pape renvoie à GS 37.
66. Allocution au Symposium des évêques, 5 octobre 1982, in DC n° 1842, 19 décembre 1982, pp. 1152-1154.
67. Selon Ysabel de Andia, « l’image des « racines », préférée à celle de « source », indique bien cette pénétration ou cette fondation du christianisme dans la « terre » dont il emprunte le suc. d’autre part le pluriel marque la multiplicité des « points de pénétration » du christianisme dans cette terre. » (Les racines chrétiennes de l’Europe, in Communio, XV, 3-4, mai-août 1990, p. 99, note 17).
68. Le 11 octobre 1988.
69. Il y reviendra très souvent. Quelques exemples: « Quand on regarde les 2000 ans écoulés, on ne peut pas ne pas voir un dessein de Dieu dans le fait que l’Europe, bien qu’elle n’ait pas été le lieu du premier Avènement du Christ, est cependant le continent où le christianisme s’est le plus profondément enraciné.[…​] « Depuis lors, le christianisme s’est situé aux racines mêmes de l’Europe, qui est devenue ainsi le continent « missionnaire » par excellence. » (Lettre au président du CCEE, 1er septembre 1993, in DC n° 2080, 17 octobre 1993, pp. 879-880). « Depuis 2000 ans, le christianisme a enfoncé ses racines dans les nations de notre continent et il est devenu le germe salvifique de la vie, de la culture et de la civilisation européennes. Cela ne vaut pas seulement pour le passé. S’il est vrai que la civilisation européenne, spécialement la civilisation moderne, a eu de multiples racines, il n’en est pas moins vrai qu’elle a grandi avant tout à partir de racines chrétiennes ». En témoignent « les œuvres de la culture et de l’art, présentes partout, mais aussi par le témoignage de nombreux saints et bienheureux […​]. » (Homélie lors de la messe au sanctuaire marial de Lorette, 10 septembre 1995, in DC n° 2124, 15 octobre 1995, pp. 870-873).
70. Cf. Europe, la voie romaine, Criterion/Idées, 1992 ou l’article Le christianisme comme forme de la culture européenne, in Communio, n° XXX, 3, mai-juin 2005, qui reprend brièvement les idées développées dans l’ouvrage cité.
71. Le christianisme comme forme de la culture européenne, op. cit., p. 41.
72. La Lituanie n’a été touchée par le christianisme qu’à la fin du XIVe siècle.
73. R. Brague s’indigne du refus de mentionner dans le Préambule du Traité constitutionnel, l’héritage chrétien. Il appelle à la rescousse un spécialiste américain du droit européen, qui, « juif observant », s’est plaint de cette négligence : WEILER J. H., Une Europe chrétienne. Une excursion, Cerf, 2004. Pour l’auteur, ce refus est clairement idéologique. d’une part, les Européens croient connaître le christianisme mais en fait ne le connaissent pas et d’autre part « l’idéologie du progrès héritée des Lumières » considérant que ce qui est passé est mal cherche à « punir » ce passé subsistant qu’est le christianisme. (op. cit., pp. 42-43).
74. L’auteur fait allusion au célèbre ouvrage de HUNTINGTON Samuel, Le choc des civilisations et la refondation de l’ordre mondial, O. Jacob, 1997.
75. C’est le cas du bouddhisme par rapport au védisme, de l’hindouisme par rapport au bouddhisme, du judaïsme par rapport au paganisme, de l’islam par rapport au judaïsme et au christianisme.
76. Op. cit., p. 46.
77. Même le paganisme est assumé, non seulement les langues, latin et grec, mais aussi l’art comme on le voit, par exemple, lors de la Renaissance. Jean-Paul II dira que le christianisme a intégré « l’héritage gréco-romain, la culture des peuples germaniques et celle des peuples slaves, en donnant vie à un esprit commun européen à partir de la variété ethnique et culturelle ». (Allocution au Symposium des évêques, 5 octobre 1982, in DC n° 1842, 19 décembre 1982, pp. 1152-1154).
78. Op. cit., p. 48.
79. Aux membres du Cercle Bergedorf.
80. L’Église doit faire cette proposition « car non seulement elle dispose encore de beaucoup de moyens, mais ses fils ont eu tant de possibilités de connaître ce qui est juste et bon, de se former l’esprit et le cœur, de savoir le prix de la vie et de la liberté, de puiser aux sources de l’amour que le christianisme leur a révélé ! Oui les nations du monde sont en droit d’en attendre une aide particulière. » (Allocution aux présidents des Parlements de la Communauté européenne, 26 novembre 1983, in DC n° 1865, 1er janvier 1984, pp. 7-8). L’Église a toujours eu la prétention de former de bons citoyens or, « les institutions, à elles seules, ne feront jamais l’Europe, ce sont les hommes qui la feront ». (Discours aux membres du Parlement européen, 5 avril 1979). « Sans sortir de la compétence qui est la sienne », l’Église considère « comme son devoir d’éclairer et d’accompagner les initiatives développées par les peuples qui vont dans le sens des valeurs et des principes qu’elle se doit de proclamer, attentive aux signes des temps qui invitent à traduire dans les réalités changeantes de l('existence les requêtes permanentes de l’Évangile. « L’Église ne peut se désintéresser « de la construction de l’Europe, elle qui est implantée depuis des siècles dans les peuples qui la composent et les a un jour portés sur les fonts baptismaux, peuples pour qui la foi chrétienne est et demeure l’un des éléments de leur identité culturelle ». (Discours au parlement européen à Strasbourg, 11 octobre 1988, in DC n° 1971, pp. 1043-1046).
81. Le Pape aura l’occasion de développer longuement la rencontre entre la culture grecque (littérature, philosophie, art) et le christianisme : « L’inculturation de l’Évangile dans le monde grec demeure un exemple pour toute inculturation », dira-t-il. Il ajoutera (en rappelant l’inscription au fronton du Temple de Delphes : « connais-toi toi-même ») que l’Europe doit se connaître elle-même : « Cette connaissance d’elle-même se réalisera seulement si elle explore de nouveau les racines de son identité, racines qui plongent profondément dans l’héritage hellénique classique et dans l’héritage chrétien, qui conduisirent à la naissance d’un humanisme fondé sur la ; perception que toute personne humaine est créée dès son origine à l’image et à la ressemblance de Dieu. » ( Discours au Président de la république hellénique, 4 mai 2001, in DC, n° 2248, 20 mai 2001, pp. 455-457).
82. Plus tard, il élargira encore les racines culturelles qui vont « de l’esprit de la Grèce à celui du monde romain ; des apports des peuples latins, celtes, germaniques, slaves et hongro-finnois, à ceux de la culture juive et du monde islamique. Ces divers facteurs ont trouvé dans la tradition judéo-chrétienne une force capable de les harmoniser, de les consolider et de les promouvoir » (Message aux participants au Congrès européen « Vers une constitution européenne ? », 20 juin 2002, in DC n° 2283, 5 janvier 2003, pp. 22-24).
83. Allocution aux membres du Cercle Bergedorf, 17 décembre 1984, DC n°1890 17 février 1985, pp. 226-227.
84. Allocution au Symposium des évêques, 5 octobre 1982, in DC n° 1842, 19 décembre 1982, pp. 1152-1154.
85. Dans quel sens faut-il prendre le mot « spirituel » souvent utilisé par Jean-Paul II ? Dans son Allocution à l’abbaye du Mont Cassin, le 18 mai 1979, Jean-Paul II après avoir déclaré que la « foi chrétienne […​] est l’âme et l’esprit de l’Europe » et souhaité « que le programme de vie de l’Europe et de tous soit les béatitudes ! » ajoute : « …​si nous considérons toute la recherche actuelle d’une plus grande unité entre les pays d’Europe, nous espérons que cela conduira aussi à prendre plus profondément conscience des racines - qui sont spirituelles, chrétiennes - parce que, si l’on veut construire une maison commune, il faut aussi creuser des fondations plus profondes. il ne suffit pas de fondations superficielles. Et ces fondations plus profondes […​] sont toujours « spirituelles ». Prions pour que la recherche d’une Europe plus unie soit basée sur le fondement spirituel de la tradition bénédictine, chrétienne, catholique, c’est-à-dire universelle. » S’il est certain que ce sont des hommes de foi qui ont planté les « racines », s’il est certain qu’une foi commune est garante, en principe, d’une profonde unité, le mot « spirituel » comme le mot « spiritualité » n’impliquent pas nécessairement la foi. Le dictionnaire en témoigne. Si « spirituel » peut désigner ce « qui concerne l’âme en tant qu’émanation et reflet d’un principe supérieur (divin) », il peut aussi être pris dans un sens moral et, dans ce cas, s’opposer à ce qui est concret, matériel, et désigner même ce qui relève de la raison. De même, « spiritualité » peut évoquer un « ensemble des croyances, des exigences qui concernent la vie de l’âme, le mysticisme religieux » mais aussi, plus simplement, renvoyer à une « aspiration aux valeurs morales ». (Robert) Ainsi parle-t-on de « spiritualité laïque », de « médiation laïque » (Cf. par exemple, COMTE-SPONVILLE André, Introduction à une spiritualité sans Dieu. L’esprit de l’athéisme, Albin Michel, 2006 ; ou encore : RIFFLET Jacques, Peut-il exister une spiritualité laïque ?, Cahiers d’éducation permanente, Dossier n° 2010-029-005 ; FERRY Luc, La révolution de l’amour. Pour une spiritualité laïque, J’ai lu, 2011 ; etc.).
86. Tel est le début du Statut du Conseil de l’Europe adopté à Londres le 5 mai 1949: « Les Gouvernements du Royaume de Belgique, du Royaume de Danemark, de la République française, de la République irlandaise, de la République italienne, du Grand-Duché de Luxembourg, du Royaume des Pays-Bas, du Royaume de Norvège, du Royaume de Suède et du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord.
   Persuadés que la consolidation de la paix fondée sur la justice et la coopération internationale est d’un intérêt vital pour la préservation de la société humaine et de la civilisation ;
   Inébranlablement attachés aux valeurs spirituelles et morales qui sont le patrimoine commun de leurs peuples et qui sont à l’origine des principes de liberté individuelle, de liberté politique et de prééminence du droit, sur lesquels se fonde toute démocratie véritable ;
   Convaincus qu’afin de sauvegarder et de faire triompher progressivement cet idéal et de favoriser le progrès social et économique, une union plus étroite s’impose entre les pays européens qu’animent les mêmes sentiments ;
   Considérant qu’il importe dès maintenant, en vue de répondre à cette nécessité et aux aspirations manifestes de leurs peuples, de créer une organisation groupant les États européens dans une association plus étroite,
   Ont en conséquence décidé de constituer un Conseil de l’Europe comprenant un Comité de représentants des gouvernements et une Assemblée Consultative, et, à cette fin, ont adopté le présent Statut: […​] »
   (http://conventions.coe.int/Treaty/fr/Treaties/Html/001.htm). JPII rappelle à plusieurs reprises l’engagement des pères fondateurs affirmant que les valeurs spirituelles et morales sont « la source véritable de la liberté individuelle, de l’indépendance politique et de l’autorité de la loi » (Message pour les 50 ans du Conseil de l’Europe, 5 mars 1999, in DC n° 2206, 20 juin 1999, pp. 553-554).
87. Discours devant le Conseil de l’Europe, 8 octobre 1988, in DC n° 1971, 6 novembre 1988, pp. 1000-1005.
88. « Dans les libres débats, les discussions ou les votes sur ces importantes questions , il ne s’agit pas seulement de refléter les mœurs ou les opinions communes de vos électeurs, et pas davantage d’en décider arbitrairement, ni même de suivre nécessairement et toujours la ligne d’un parti, mais de se référer, j’ose dire, de se soumettre à des valeurs qui fondent la vie en société et son authentique progrès, de chercher en conscience le véritable bien, selon des convictions éthiques bien établies et un sens aigu des responsabilités, je veux dire de toutes les suites de vos décisions. Il s’agit en définitive de savoir quelle qualité de société on va promouvoir.
   L’Europe que vous représentez correspond à des pays de longue tradition chrétienne. On pourrait même dire que, pour la plupart, leur histoire nationale s’est presque confondue jusqu’ici avec l’histoire chrétienne. (Allocution aux présidents des Parlements de la Communauté européenne, 26 novembre 1983, in DC n° 1865, 1er janvier 1984, pp. 7-8).
89. R.
90. Devant une autre assemblée, tout aussi pluraliste, Jean-Paul II citera: « le respect des droits fondamentaux de la personne » ; des institutions « au service de l’homme, […​] l’homme dans son intégralité » sans « nivellement ». (Discours aux membres du parlement européen, 5 avril 1979). Les valeurs sont marquées du sceau du christianisme: « L’histoire de l’Europe et de chacun de ses peuples est imprégnée de l’action de la foi chrétienne et du respect de la dignité de l’homme, qui a été créé à l’image de Dieu et a été racheté par le sang du Christ. La responsabilité personnelle, l’attention à la liberté, le respect de la vie, l’estime du mariage et de la famille ont été des modèles vitaux. » (Discours sur la crise de l’Occident et la mission spirituelle de l’Europe, 12 novembre 1981, in DC 6 décembre 1981, n° 1819, pp. 1056-1057).
   d’une manière générale, il affirmera la primauté du droit « Devant les tentations de la puissance, face à des conflits d’intérêts malheureusement inévitables, il revient au doit d’exprimer et de défendre l’égale dignité des peuples et des personnes. » Et plus particulièrement, l’Église défend et défendra « les valeurs primordiales du respect de la vie à toutes les étapes, les biens inaliénables de l’institution familiale, l’exercice des droits humains fondamentaux, la liberté de conscience et de pratique religieuse, l’épanouissement de la personne dans une libre communion avec ses frères. » (Discours aux représentants des institutions européennes à Luxembourg, 15 mai 1985, in DC n° 1898, 16 juin 1985, pp. 653-658.)
91. Discours devant le Conseil de l’Europe, 8 octobre 1988, in DC n° 1971, 6 novembre 1988, pp. 1000-1005.
92. Allocution aux présidents des Parlements de la Communauté européenne, 26 novembre 1983, in DC n° 1865, 1er janvier 1984, pp. 7-8. « La sauvegarde des droits de l’homme » : « ne pas oublier qu’elle [l’Union européenne] est le berceau des idées de personne et de liberté, et que ces idées lui sont venues de sa longue imprégnation par le christianisme. » « Les droits de l’homme ne peuvent être des revendications contre la nature même de l’homme. Ils ne peuvent qu’en découler. » Pourquoi ? « Selon la pensée de l’Église, la personne est inséparable de la société humaine dans laquelle elle se développe. En créant l’homme, Dieu l’a inséré dans un ordre de relations qui lui permettent de réaliser son être. Cet ordre, nous l’appelons l’ordre naturel, qu’il appartient à ; la raison d’explorer de manière toujours plus explicite. » (Discours aux présidents des Parlements de l’Union européenne, 23 septembre 2000, in DC, 2234, 15 octobre 2000, pp. 861-862).
93. Allocution lors du « Regina Coeli » à Ravenne, 11 mai 1986, in DC n° 1924, pp. 636-637.
94. Le « soin de l’héritage culturel et religieux » peut relever du « devoir de mémoire » dont on fait, à raison, grand cas aujourd’hui.
95. Discours au Parlement européen, 11 octobre 1988.
96. Allocution aux membres de la Commission de la Cour européenne, 12 décembre 1984, in DC n°1867, 5 février 1984, pp. 147-148.
97. Il est clair que Jean-Paul II a été marqué par l’horreur de la guerre et la menace d’une troisième guerre mondiale. Pour y échapper, une seule issue : le « chemin de Compostelle ». Relisons son acte de foi. « Si l’Europe est une, et elle peut l’être dans le respect dû à toutes ses différences, y compris celles des divers systèmes politiques ; si l’Europe se remet à penser dans la vie sociale, avec la vigueur contenue dans certaines affirmations de principes comme celles de la déclaration universelle des droits de l’homme, de la Déclaration européenne des droits de l’homme, de l’Acte final de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe ; si l’Europe recommence à agir, dans la vie plus spécifiquement religieuse, avec la connaissance et le respect dus à Dieu, fondement de tout droit et de toute justice ; si l’Europe ouvre de nouveau les portes du Christ et n’a pas peur d’ouvrir à sa puissance de salut les frontières des États, les systèmes économiques et politiques, les vastes domaines de la culture, de la civilisation et du développement […​] son avenir ne sera pas dominé par l’incertitude et la crainte, mais s’ouvrira au contraire à une nouvelle période de vie, aussi bien intérieure qu’extérieure, bénéfique et décisive pour le monde constamment menacé par les nuages de la guerre et par la possibilité d’un holocauste nucléaire. » (L’« Acte européen » à Saint-Jacques-de-Compostelle, 9 novembre 1982, in DC n° 1841, 5 décembre 1982, pp1128-1130).
98. Lettre apostolique Spes aedificandi, 1er octobre 1999.
99. Johan Huizinga (1872-1945) ;, historien néerlandais auteur, entre autres de La crise de la civilisation, 1935.
100. Oswald Spengler (1880-1936), philosophe allemand, son œuvre majeure est Le déclin de l’Occident (1918-1922).
101. « Si l’homme n’est pas à l’image de Dieu et ne renvoie à personne d’autre qu’à lui-même, quelle valeur a-t-il, pourquoi travaille-t-il et vit-il ? » (Discours du Pape aux participants au Symposium, 11 octobre 1985, in DC n° 1906, 17 novembre 1985, pp. 1083-1087).
102. Discours aux membres d’un Colloque international sur « Les racines chrétiennes communes des nations européennes », 6 novembre 1981, in DC n° 1819, 6 décembre 1981, pp. 1054-1056.
   On peut associer à la réflexion de Jean-Paul II celle du cardinal DANNEELS sur les « valeurs ». Dans une conférence, l’archevêque de Malines-Bruxelles présente MOULIN Léo comme le « coauteur » de cette conférence où il a utilisé les articles Croyance et non-croyance, (Secrétariat pour les non-croyants (Cité du Vatican, XIX, 2, 1984), Image de notre temps : la personnalité narcissique, (Revue générale, août-septembre 1982) ; Forces et faiblesses de la société européenne, in Colloque Des dieux et des hommes. Le resurgissement du religieux dans le monde contemporain, Centre d’étude sur l’actuel et le quotidien, 12-13 mars 1985). Avec l’aide donc de son ami agnostique, G. Danneels analyse les athéismes et leurs faiblesses puis les valeurs humaines et leurs « toxines » : « Cet humanisme européen, désormais, n’est que rarement fondé dans une vision chrétienne du monde, où Dieu est le Créateur et le garant suprême des valeurs. Le point de référence qu’est l’Absolu fait défaut. Or, sans ce point de référence, sans ce lien avec l’Absolu transcendant, les valeurs et les idées humanistiques européennes laissées à elles-mêmes, sécrètent tout naturellement des « toxines » qui empoisonnent lentement le tissu vivant et dont certaines peuvent être mortelles. » Et de cardinal de dénoncer la reconnaissance de droits qui peut dériver en individualisme, licence, anarchie et narcissisme. Il déplore que l’égalité débouche sur une « utopie niveleuse » ; que l’amour de la patrie devienne nationalisme ou régionalisme dans l’oubli des autres nations ; que l’État devient État-providence ; que le progrès aboutisse à refuser toute limite ; que l’amour de la paix puisse aboutir à la « tolérance de l’intolérable » et au nihilisme ; etc.. Et paraphrasant peut-être Gilbert Keith Chesterton qui écrivait que le monde moderne est plein d’anciennes vertus chrétiennes devenues folles (Orthodoxie,III, 1908), le cardinal affirme que « toutes les valeurs européennes, longtemps portées par la foi en Dieu, mais désormais désaliénées et redevenus la propriété de l’homme, ont produit et produisent de plus en plus de toxines qui les rendent folles, faute d’un point de vue de référence situé au-dehors et au-dessus de l’homme. […​] Les crises que nous connaissons sont les enfants légitimes de ses valeurs motrices, mais surchauffées et débranchées de leur source ; les « toxines » qui nous empoisonnent sont dans la logique même - de notre génie - devenu déréglé et même fou. […​] Nous ne pouvons guère espérer guérir grâce à quelque doctrine extérieure étrangère à nos valeurs : le résultat serait son rejet ou notre dénaturation. Mais nous ne pouvons pas non plus guérir par une sorte d’Homéopathie - par l’évolution même de notre maladie : car le cancer ne peut s’autoguérir ! Alors, y a-t-il un autre espoir pour les valeurs européennes en crise que celui de retrouver la source : l’Absolu transcendant ? Mais l’homme peut-il le faire de ses propres forces ? » (L. Moulin) » (Conférence du cardinal Godfried Danneels, archevêque de Malines-Bruxelles lors du VIe Symposium des évêques d’Europe (7-11 octobre 1985) ; in DC n° 1906, 17 novembre 1985, pp. 1068-1078.)
103. Lettre apostolique Spes aedificandi, 1er octobre 1999.
104. Allocution aux promoteurs d’un Congrès pour le Ve centenaire de Luther, 24 mars 1984, in DC n° 1874, 20 mai 1984, pp. 506-507. « Pour contribuer à l’unification de l’Europe et pour lui annoncer de façon renouvelée l’Évangile de Jésus-Christ, les chrétiens doivent être de plus en plus unis afin que « le Règne de Dieu vienne ». (Rencontre avec les protestants d’Alsace, 9 octobre 1988, in DC n° 1971, 6 novembre 1988, pp 1024-1025). « L’avenir de l’Europe, dira-t-il encore, sera pénétré d’une prodigieuse vitalité spirituelle, si l’hédonisme et le matérialisme pratique sont surmontés et si sont aussi brisées les barrières qui séparent les disciples du Rédempteur. Unité dans l’Église, et entre tous ceux qui croient au Christ : c’est là le devoir qui s’impose aux chrétiens pour construire l’Europe nouvelle du troisième millénaire. » (Message de Noël 1990, in DC n° 2020, 20 janvier 1991, p. 52).  »…​mon désir fervent et mon espoir permanent que les divisions religieuses dans la famille européenne pourront être surmontées, particulièrement au moment où l’Église est engagée dans un dialogue fructueux avec les autres communautés religieuses, qui ont également apporté leur contribution au riche héritage culturel et spirituel de l’Europe ». ( Message pour les 50 ans du Conseil de l’Europe, 5 mars 1999, in DC n° 2206, 20 juin 1999, pp. 553-554).
105. Rencontre avec la communauté israélite, 9 octobre 1988, in DC n° 1971, 6 novembre 1988, pp. 1027-1028. « La réconciliation avec les juifs fait donc partie des devoirs fondamentaux des chrétiens en Europe. » (Discours lors de la rencontre avec les autorités et le Corps diplomatique, 20 juin, 1998, in DC, n° 2186, 19 juillet 1998, pp. 688-690).
106. Discours devant le Conseil de l’Europe, 8 octobre 1988, in DC n° 1971, 6 novembre 1988, pp. 1000-1005.
107. Audience générale du 12 octobre 1988, in DC, n° 1971, 6 novembre 1988, p. 1051.
108. Jean-Paul II parle de « l’urgente nécessité d’une œuvre de profonde réévangélisation ». En effet, « le christianisme qui, un temps, a offert à l’Europe en formation les valeurs idéales sur lesquelles bâtir sa propre unité, a aujourd’hui la responsabilité de revitaliser de l’intérieur une civilisation qui montre des symptômes d’une préoccupante décrépitude. » Pourquoi réévangéliser ? Le pape cite Pascal : « Non seulement nous connaissons Dieu à travers Jésus-Christ, mais nous ne nous connaissons nous-même que par Jésus-Christ, et ce n’est que par lui que nous connaissons la vie et la mort. En dehors de Jésus-Christ, nous ne savons pas ce que sont la vie et la mort, Dieu, nous-même. » (Pensées, n° 548) et GS 22: « En réalité,, le mystère de l’homme ne s’éclaire vraiment que dans le mystère du Verbe incarné…​ Nouvel Adam, le Christ, dans la révélation même du mystère du Père et de son amour, manifeste pleinement l’homme à lui-même et lui découvre la sublimité de sa vocation. » (Discours au VIIe Symposium des évêques d’Europe, 17 octobre 1989, in DC n° 1994, 19 novembre 1989, pp. 1020-1022).
109. « l’Église, dira le pape, est appelée à donner une âme à la société moderne […​]. Et cette âme, l’Église doit l’infuser, non pas d’en haut et d’en dehors, mais de l’intérieur, se faisant proche de l’homme d’aujourd’hui ». Elle doit « proposer une nouvelle synthèse créatrice entre Évangile et vie. […​] Il faut être conscient de l’importance de greffer l’évangélisation renouvelée sur ces traces communes de l’Europe. » Dans ce travail de réévangélisation adaptée à la vie contemporaine et respectueuse des racines, le concile Vatican II prend tout son sens. Il « représente le fondement et la mise en route d’une œuvre gigantesque d’évangélisation du monde moderne ». (Discours du Pape aux participants au Symposium, 11 octobre 1985, in DC n° 1906, 17 novembre 1985, pp. 1083-1087).
110. Allocution au IVe Symposium des évêques d’Europe, 20 juin 1979.
111. Discours sur la crise de l’Occident et la mission spirituelle de l’Europe, 12 novembre 1981, in DC 6 décembre 1981, n° 1819, pp. 1056-1057.
112. Homélie à l’inauguration de la Chapelle épiscopale hongroise, 8 octobre 1980.
113. Discours sur la crise de l’Occident et la mission spirituelle de l’Europe, 12 novembre 1981, in DC 6 décembre 1981, n° 1819, pp. 1056-1057. « L’Europe est en train de se constituer comme « union ». L’Église a une contribution spécifique à y apporter ; non seulement les chrétiens peuvent s’unir à tous les hommes de bonne volonté pour travailler à la construction de ce grand projet, mais plus encore ils sont invités à en être en quelque sorte l’âme, en montrant le véritable sens de l’organisation de la cité terrestre. On ne peut donc envisager l’Europe seulement comme un marché d’échanges économiques ou un espace de libre circulation d’idées, mais d’abord et avant tout comme une communauté véritable de nations qui veulent lier leurs destinées, pour vivre ne frères, dans le respect des cultures et des démarches spirituelles qui ne peuvent cependant se situer en dehors du projet commun ou en opposition avec lui. En même temps, le renforcement de l’union au sein du Continent rappelle aux Églises et Communautés ecclésiales qu’elles ont elles-mêmes à faire un pas supplémentaire sur la voire de l’unité. » (Message à l’Assemblée plénière du Conseil des Conférences épiscopales d’Europe à Bruxelles, 16 octobre 2000, in DC, n° 2236, pp. 959-960).
114. Id..
115. L’« Acte européen » à Saint-Jacques-de-Compostelle, le 9 novembre 1982, in DC n° 1841, 5 décembre 1982, pp1128-1130. « Les difficultés auxquelles fait face aujourd’hui le vieux Continent doivent inciter les chrétiens à rassembler leurs forces, à redécouvrir leurs origines et à raviver les valeurs authentiques qui en ont cimenté l’unité spirituelle et qui ont alimenté la flamme brillante d’une civilisation où tant d’autres nations de la terre ont puisé. » (Lettre aux présidents des Conférences épiscopales d’Europe, 2 janvier 1986, in DC, n° 1912, 16 février 1986, pp. 183-184). Les universités ont un rôle important à jouer : « la vocation spécifique des universités européennes […​] est de maintenir vivants l’idéal d’une instruction libérale et les valeurs universelles qu’une tradition culturelle, marquée par le christianisme, enrichit avec un savoir supérieur […​]. Nos sociétés doivent vivre dans un contexte pluraliste qui requiert le dialogue entre tant de traditions spirituelles dans une nouvelle recherche d’harmonie et de collaboration. mais il est néanmoins essentiel pour l’université, comme institution, de faire constamment référence à l’héritage intellectuel et spirituel qui a façonné notre identité européenne au cours des siècles. » (Discours à l’université d’Uppsala (Suède), 9 juin 1989, in DC n° 1988, 16 juillet 1989, pp. 700-703). Dès les XIIIe et XIVe siècles les universités ont acquis une grande importance. C’est l’époque « où prend forme l’« humanisme » comme synthèse très heureuse entre le savoir théologique, le savoir philosophique et les autres sciences. Synthèse impensable sans le christianisme et donc sans l’œuvre séculaire d’évangélisation accomplie par l’Église dans la rencontre avec les multiples réalités ethnique et culturelles du continent.[…​] Cette mémoire historique est indispensable pour fonder la perspective culturelle de l’Europe d’aujourd’hui et de demain, […​] la nouvelle Europe na peut se projeter dans l’avenir sans puiser à ses racines […​]. » (Discours aux participants au Symposium « Université et Église en Europe », 19 juillet 2003, in DC n° 2298, 7-21 septembre 2003,n pp. 784-785). « La construction d’une nouvelle Europe, a besoin d’hommes et de femmes doués d’une sagesse humaine, d’un sens aigu de discernement, ancré dans une anthropologie allant de pair avec l’expérience personnelle de la transcendance divine. » (Discours à la Commission des épiscopats de la Communauté européenne (COMECE), 30 mars 2001, in DC n° 2247, 6 mai 2001, pp. 403-404).
116. (Discours à l’Assemblée plénière du Conseil pontifical pour la Culture, 10 janvier 1992, in DC n° 2044, 16 février 1992, pp. 157-159). Tous ces thèmes sont repris dans son Discours au Conseil des Conférences épiscopales d’Europe, 16 avril 1993, in DC n° 2073, 6 juin 1993, pp. 501-503.
117. Discours au Conseil fédéral du « Mouvement européen », 28 mars 1987, in DC n° 1941, 7 juin 1987, pp. 596-598.
118. Discours aux évêques français de la région « Ouest », 14 février 1992, in DC n° 2047, 5 avril 1992, pp. 303-305.
119. Discours devant le Conseil de l’Europe, 8 octobre 1988, in DC n° 1971, 6 novembre 1988, pp. 1000-1005. « L’Union européenne […​] s’engage à préserver la diversité culturelle, et en même temps à garantir les valeurs et les principes auxquels les pères fondateurs étaient attachés et qui constituent leur patrimoine commun. » Le pape rappelle que s’il y a un bien commun nationale, il y a aussi « un bien commun continental et même universel ». (Discours aux présidents des Parlements de l’Union européenne, 23 septembre 2000, in DC, 2234, 15 octobre 2000, pp. 861-862).
120. 12 juin 1980. « Cette insistance sur les droits de la nation, commente Philippe Chenaux, n’avait d’autre but que de libérer l’autre Europe de la tutelle du communisme et de mettre fin à l’absurde division de l’Europe issue de la guerre » (op. cit., p. 182).
121. RH, n° 15.
122. RH, n° 17.
123. Homélie à Varsovie, 2 juin 1979.
124. Aux membres du Parlement européen, le 5 avril 1979.
125. « Le fécond principe de subsidiarité », dira le Pape, principe de plus en plus invoqué par l’Europe « Il est une invitation à répartir les compétences entre les différents niveaux d’organisation politique d’une communauté donnée, par exemple régional, national, européen, en ne transférant aux niveaux supérieurs que celles auxquelles les niveaux inférieurs ne sont pas en mesure d faire face pour le service du bien commun. » (Discours aux présidents des Parlements de l’Union européenne, 23 septembre 2000, in DC, 2234, 15 octobre 2000, pp. 861-862).
126. Discours aux membres du Parlement européen, 5 avril 1979. Respecter les cultures nationales est impératif « mais il y a une urgence, non moins grande, à favoriser un consensus constructif sur les valeurs éthiques qui orientent la société […​] l’Europe ne peut renier ses racines chrétiennes ; elle est invitée à les redécouvrir, à en vivre, à en témoigner. C’est le meilleur service qu’elle puisse rendre à l’humanité. Elle y trouvera ce qui a forgé son identité, marqué la plus grande part de son histoire, ce qui caractérise encore sa culture au-delà des contestations. car il importe de bien fonder, et de promouvoir dans les comportements et dans les institutions, le sens de la vie humaine, le respect de la vie à toutes les étapes de l’existence, l’importance des relations familiales dans une union stable et généreuse, le respect des droits fondamentaux y compris de la liberté de conscience et de pratique religieuse, l’accueil des travailleurs et des immigrés, la possibilité de dépasser les repliements sur soi égoïstes, l’esprit de conciliation et de collaboration, la recherche d’une justice authentique, inséparable de la charité, les bases d’une civilisation de l’amour, l’acceptation d’une fin transcendante qui donne un sens à la vie et à la mort. » (Discours au Conseil fédéral du « Mouvement européen », 28 mars 1987, in DC n° 1941, 7 juin 1987, pp. 596-598).
127. « L’histoire de la formation des nations européennes va de pair avec celle de leur évangélisation » (L’« Acte européen » à Saint-Jacques-de-Compostelle, le 9 novembre 1982, in DC n° 1841, 5 décembre 1982, pp1128-1130.
128. Discours aux participants d’un Symposium sur la pastorale du mariage et de la famille en Europe, 26 novembre 1983, in DC n° 1844, 16 janvier 1983, pp. 92-93. « Notre continent européen dans son ensemble a besoin d’un processus créatif de renouveau pour une Europe unie. L’Église peut fournir une contribution importante à cette œuvre de médiation et de compréhension. la foi chrétienne est une force vive qui dépasse les frontières de par ses origines dans tous les pays d’Europe. […​] l’Église et l’Europe […​] ont fait route en commun pendant des siècles et gardent l’empreinte d’une même histoire. L’Europe a été tenue sur les fonts baptismaux par le christianisme, et les nations européennes dans leur diversité ont incarné l’existence chrétienne. Dans leur rencontre elles se sont enrichies mutuellement et se sont conféré des valeurs qui sont devenues non seulement l’âme de la culture européenne, mais le patrimoine de l’humanité tout entière. C’est cette identité chrétienne et cette unité intérieure qu’il s’agit de redécouvrir en commun et de faire fructifier à nouveau pour l’'avenir du continent et du monde. L’Église s’efforce de fournir sa contribution pour atteindre ce but par les efforts renouvelés de nouvelle évangélisation des peuples européens. » (Discours aux responsables politiques à la Hofburg (Autriche), le 23 juin 1988, in DC n° 1967, 7-21 août 1988).
129. Allocution aux « Vêpres européennes », Vienne, 10 septembre 1983,in DC, n° 1860, 16 octobre 1983, pp. 917-918
130. Homélie pour la clôture du Synode pour l’Europe, 23 octobre 1999). Dans l’encyclique Redemptor hominis (4 mars 1979) n° 17, Jean-Paul II souligne le lien entre le bien commun et les droits, (notamment le droit à la liberté religieuse) et montre, à ce point de vue, le rôle de l’autorité publique : « L’Église a toujours enseigné le devoir d’agir pour le bien commun et, ce faisant, elle a éduqué aussi de bons citoyens pour chaque État. Elle a en outre toujours enseigné que le devoir fondamental du pouvoir est la sollicitude pour le bien commun de la société ; de là dérivent ses droits fondamentaux. Au nom de ces prémisses relatives à l’ordre éthique objectif, les droits du pouvoir ne peuvent être entendus que sur la base du respect des droits objectifs et inviolables de l’homme. ce bien commun, au service duquel est l’autorité dans l’État, ne trouve sa pleine réalisation que lorsque tous les citoyens sont assurés de leurs droits. […​] Parmi ces droits, on compte à juste titre le droit à la liberté religieuse à côté du droit à la liberté de conscience. […​] Cependant, en vertu de ma charge, je désire, au nom de tous les croyants du monde entier, m’adresser à ceux dont dépend de quelque manière l’organisation de la vie sociale et publique, en leur demandant instamment de respecter les droits de la religion et de l’activité de l’Église. On ne demande aucun privilège, mais le respect d’un droit élémentaire. la réalisation de ce droit est l’un des tests fondamentaux pour vérifier le progrès authentique de l’homme en tout régime, dans toute société, système ou milieu. »
131. Id.. « Les Européens ne peuvent se résigner à la division de leur continent. […​] Pour bâtir leur unité, les Européens ont besoin de retrouver une meilleure cohésion. Un grand projet ne peut aboutir qu’appuyé par l’apport original de chacun au service de la communauté. » (Discours au siège de la Communauté économique européenne à Bruxelles, 20 mai 1985, in DC n° 1899, 7 juillet 1985, pp. 694-697.)
132. L’« Acte européen » à Saint-Jacques-de-Compostelle, le 9 novembre 1982 in DC n° 1841, 5 décembre 1982, pp1128-1130. « L’anomalie des divisions qui se sont implantées à l’intérieur de l’Europe s’accroît encore quand on oublie que l’unité européenne est de caractère spirituel beaucoup plus que politique. pour sa plus grande part, elle s’enracine dans les valeurs chrétiennes et dans l’humanisme qui en découle. […​] si l’Europe veut retrouver son unité fondamentale, elle doit revenir aux valeurs que le christianisme a fait surgir dans la société et la culture européenne dès ses débuts. » (Discours à une Commission parlementaire du Conseil de l’Europe, 17 mars 1988, in DC n° 1961, 1er mai 1988, pp. 440-441)
133. Discours à l’université d’Uppsala (Suède), 9 juin 1989, in DC n° 1988, 16 juillet 1989, pp. 700-703.
134. Discours au Corps diplomatique (Varsovie), 8 juin 1991, in DC n° 2032, 21 juillet 1991, pp. 693-695. « En pèlerinage sur les routes du temps, l’Église a étroitement lié sa mission à notre Continent, plus qu’à aucun autre. Le visage spirituel de l’Europe s’est formé grâce aux efforts des grands missionnaires et au témoignage des martyrs. Il s’est formé dans les églises au prix d’une grande abnégation et dans les centres de vie contemplative, dans le message humaniste des universités. Appelée à la sollicitude envers la croissance spirituelle de l’homme en tant qu’être social, l’Église a apporté à la culture européenne un ensemble unique de valeurs. Elle a été toujours convaincue qu’' « une authentique politique culturelle doit viser l’homme dans sa totalité, c’est-à-dire dans toutes ses dimensions personnels, sans oublier les aspects éthiques et religieux » (Message au Directeur général de l’UNESCO, à l’occasion de la Conférence sur les politiques culturelles, 24 juillet 1982). Comme la culture européennes serait restée pauvre, sui l’inspiration chrétienne lui avait fait défaut !
   C’est pour cela que l’Église met en garde contre une réduction de la vision de l’Europe qui la considère uniquement sous des aspects économiques et politiques, comme elle met en garde contre un regard acritique prônant un modèle de vie consumériste.
   Si nous voulons que la nouvelle unité de l’Europe soit durable, nous devons construire sur les valeurs spirituelles qui furent jadis à sa base, en prenant en considération la richesse et la diversité des cultures et des traditions de chaque nation. Telle, en effet, doit être la grande Communauté Européenne de l’Esprit. Ici aussi, je renouvelle l’appel que j’ai adressé au vieux Continent : « Europe, ouvre tes portes au Christ ! ». » (Discours aux deux Chambres du Parlement de la république de Pologne, 11 juin 1999, in DC n° 2208, 18 juillet 1999, pp. 670-674).
135. GS 42.
136. Discours au Corps diplomatique accrédité près le Saint-Siège, 13 janvier 1990, in DC n° 2000, 18 février 1990, pp. 155-159.
137. Surtout qu’ « en ce moment de crise, l’Europe pourrait être tentée de se replier sur elle-même en négligeant momentanément les liens qui l’unissent au vaste monde ». Au contraire, elle est invitée « à se hausser à la dimension de sa vocation historique ». (Discours au Conseil pontifical de la Culture, 12 janvier 1990, in DC n° 2000, 178 février 1990, pp. 153-155).
138. Discours à des parlementaires catholiques européens, 10 novembre 1983, in DC n° 1865, 1er janvier 1984, pp. 5-7.
139. Discours à M. Georges Santer, nouvel ambassadeur du Luxembourg, 16 décembre 2004, in DC n° 2328, 16 janvier 2015, pp. 56-58. « Ce n’est que si nous reconnaissons la grandeur de notre histoire chrétienne et en appliquons les valeurs durables dans nos activités modernes que nous réussirons, Européens spirituellement unis, à offrir au monde un message de libération qui rende l’avenir attirant pour les hommes et les peuples, tout en les aidant à se construire un avenir digne de l’homme et à surmonter leurs épreuves. » (Homélie devant la cathédrale de Spire, 4 mai 1987, in DC n° 1941, 7 juin 1987, pp. 588-591).
140. Allocution de l’Angélus sur le Mont Chétif, 7 septembre 1986, in DC n° 1926, 19 octobre 1986, pp. 890-891. L’Europe a le « devoir de s’intéresser aux autres régions du monde » (Discours au Conseil fédéral du « Mouvement européen », 28 mars 1987, in DC n° 1941, 7 juin 1987, pp. 596-598). « L’Europe a encore une grande responsabilité dans le monde. A cause de son histoire chrétienne, la vocation de l’Europe est celle de l’ouverture et du service pour la famille humaine tout entière. Un défi majeur de notre temps est précisément le développement de tous les peuples dans le respect total de leurs cultures et de leur identité spirituelle ? Notre génération a encore beaucoup à faire si elle veut éviter le reproche historique de ne pas avoir lutté de tout son cœur et de toute son intelligence pour détruire la misère de tant de millions de nos frères et sœurs. » (Discours à l’université d’Uppsala (Suède), 9 juin 1989, in DC n° 1988, 16 juillet 1989, pp. 700-703).
141. Discours aux membres du parlement européen, 5 avril 1979. « Chacun a conscience désormais que la vie d’un continent, aussi féconde que soit sa culture, ne saurait aujourd’hui se fermer à l’apport des autres : on pense aux civilisations développées en dehors de l’influence chrétienne ; on pense également aux autres régions du monde où s’est épanouie la culture d’inspiration chrétienne, souvent enrichie au contact d’autres groupes ethniques. l’ouverture aux autres fait partie des composantes essentielles d’un esprit formé par la tradition chrétienne ; les Européens ont le devoir de la vivre dans le respect fraternel de tous les hommes ; il entre dans leur vocation de développer le sens de l’universel. » Comme « les ressources sont inégalement partagées entre les hommes fondamentalement égaux, […​] la solidarité s’impose ». Le Pape rappelle « les responsabilités des peuples qui ont reçu beaucoup, pour qu’ils s’unissent et parlent d’une seule voix en faveur de la paix. » (Discours au siège de la Communauté économique européenne à Bruxelles, 20 mai 1985, in DC n° 1899, 7 juillet 1985, pp. 694-697). le pape souhaite que les Églises d’Europe apportent une « contribution concrète à la construction de la « nouvelle Europe », ouverte à la solidarité universelle ». (Discours au Conseil des Conférences épiscopales d’Europe, 16 avril 1993, in DC n° 2073, 6 juin 1993, pp. 501-503).
142. Discours à une Commission parlementaire du Conseil de l’Europe, 17 mars 1988, in DC n° 1961, 1er mai 1988, pp. 440-441. « L’Europe ne peut pas penser qu’à elle-même et se refermer à l’intérieur de ses frontières et dans son bien-être. L’Europe est appelée à servir le monde, en particulier ses régions les plus pauvres et oubliées […​]. Il n’est pas possible de construire une maison européenne commune sans se soucier du bien général de l’humanité.[…​] La nouvelle évangélisation confère une âme à l’Europe et aide le continent à ne plus vivre pour lui-même dans les limites de ses frontières, amis à construire une humanité plus humaine, respectueuse de la vie, et à manifester une présence généreuse sur la scène mondiale. » (Message aux participants à la rencontre œcuménique (catholiques, évangéliques, orthodoxes et anglicans) « Miteinander für Euopa » à Stuttgart, 6 mai 2004, in DC n° 2317, 4 juillet 2004, pp. 603-604). Et il le répétera : « il ne sera possible d’édifier une Europe nouvelle, une maison commune européenne, sans se préoccuper de toute la planète, bien commun de l’humanité. On pourrait dire que la condition pour que l’Europe puisse bâtir son avenir, c’est d’être capable de regarder au-delà de ses frontières, surtout vers l’immense hémisphère sud, devenu depuis des décennies le terrain où naissent les conflits les plus nombreux et où pèse l’injustice d’une manière qui n’est plus supportable. » (Lettre au cardinal Edward I. Cassidy (président du Conseil pontifical pour l’unité des chrétiens), 10 septembre 1992, in DC n° 2062, 20 décembre 1992, pp. 867-868).
143. Discours devant le Conseil de l’Europe, 8 octobre 1988, in DC n° 1971, 6 novembre 1988, pp. 1000-1005. L’Europe a des « devoirs inéluctables à l’égard des peuples les plus pauvres du monde. » (Lettre au président du CCEE, 1er septembre 1993, in DC n° 2080, 17 octobre 1993, pp. 879-880). « L’histoire du continent européen se confond, depuis des siècles, avec l’histoire de l’évangélisation. L’Europe n’est pas vraiment un territoire clos ou isolé ; elle s’est construite en allant, au-delà des mers, à la rencontre d’autres peuples, d’autres cultures, d’autres civilisations. Cette histoire indique une exigence : l’Europe ne saurait se replier sur elle-même. Elle ne peut ni ne doit se désintéresser du reste du monde, elle doit au contraire garder pleine conscience que d’autres pays, d’autres continents, attendent d’elle des initiatives audacieuses, pour offrir aux peuples les plus pauvres les moyens de leur développement et de leur organisation sociale, et pout édifier un monde plus juste et plus fraternel. » (Message à l’Assemblée plénière du Conseil des Conférences épiscopales d’Europe à Bruxelles, 16 octobre 2000, in DC, n° 2236, pp. 959-960).
144. Discours au parlement européen à Strasbourg, 11 octobre 1988, in DC n° 1971, pp. 1043-1046.
145. « Personne ne veut considérer l’universalisation de ce patrimoine [le christianisme] comme une victoire ou bien comme une confirmation de sa propre supériorité. Professer certaines valeurs, cela signifie seulement s’engager à coopérer à la construction d’une véritable communauté humaine universelle : une communauté qui ne connaît plus de lignes de séparation entre des mondes différents.
   Il dépendra aussi de nous, chrétiens, que l’Europe, avec ses aspirations terrestres, se referme sur elle-même, dans ses égoïsmes, renonçant à sa vocation et à son rôle historique, ou bien qu’elle retrouve son âme dans la culture de la vie, de l’amour et de l’espérance. » (Discours lors de la rencontre avec les autorités et le Corps diplomatique, 20 juin 1998, in DC, n° 2186, 19 juillet 1998, pp. 688-690).
146. A ce point de vue, sa position est claire: « l’institution matrimoniale […​] ne peut être mise sur le même plan que de simples associations ou unions, et celles-ci ne peuvent bénéficier des droits particuliers liés exclusivement à la protection de l’engagement conjugal et de la famille, fondée sur le mariage, comme communauté de vie et d’amour stable, fruit du don total et fidèle des conjoints, ouverte à la vie. » (Discours au Congrès des responsables politiques et législateurs d’Europe, 23 octobre 1998, in DC n° 2193, 6 décembre 1998, pp. 1001-1003).
147. Discours aux participants d’un Symposium sur la pastorale du mariage et de la famille en Europe, 26 novembre 1983, in DC n° 1844, 16 janvier 1983, pp. 92-93. « L’Europe peut et doit travailler à défendre partout la dignité de l’homme, dès sa conception, à améliorer encore davantage ses conditions d’existence en œuvrant en faveur d’un juste partage des richesses, en donnant à tous les hommes une éducation, qui les aidera à devenir des acteurs de la vie sociale, et un travail, qui leur permettra de vivre et de subvenir aux besoins de leurs proches. A ce propos, il importe aussi de rappeler à temps et à contretemps la place et la valeur inestimable du lien conjugal et de la famille, qui ne peuvent être mis sur un pied d’égalité avec d’autres types de relation, sous peine de déstructurer fortement le tissu social et de rendre de plus en plus fragiles les enfants et les jeunes. » (Message à l’Assemblée plénière du Conseil des Conférences épiscopales d’Europe à Bruxelles, 16 octobre 2000, in DC, n° 2236, pp. 959-960).
148. Discours devant le Conseil de l’Europe, 8 octobre 1988, in DC n° 1971, 6 novembre 1988, pp. 1000-1005.
149. Id.. « Inévitablement , les pays les plus riches devront consentir des sacrifices concrets pour réduire peu à peu le déséquilibre inhumain qui existe actuellement en Europe au niveau de la prospérité. IL y faut une aide spirituelle pour mener de l’avant la construction des structures démocratiques et leur renforcement, et pour promouvoir une culture de la politique et les justes conditions d’un État de droit. Pour cet effort, l’Église propose comme orientation sa Doctrine sociale…​ » (Discours lors de la rencontre avec les autorités et le Corps diplomatique, 20 juin 1998, in DC, n° 2186, 19 juillet 1998, pp. 688-690).
150. s devant le Conseil de l’Europe, 8 octobre 1988, in DC n° 1971, 6 novembre 1988, pp. 1000-1005.
151. Discours au Conseil pontifical de la Culture, 12 janvier 1990, in DC n° 2000, 178 février 1990, pp. 153-155.
152. L’Europe a retrouvé ses deux poumons mais « contrairement à la communauté d’esprit que l’on attendait, on peut noter de nouvelles divisions et de nouveaux conflits. » (Discours aux deux Chambres du Parlement de la république de Pologne, 11 juin 1999, in DC n° 2208, 18 juillet 1999, pp. 670-674).
153. Discours au Corps diplomatique accrédité près le Saint-Siège, 13 janvier 1990, in DC n° 2000, 18 février 1990, pp. 155-159. La chute du mur n’a pas tout réglé, loin s’en faut : « Depuis lors, bien des euphories se sont volatilisées, et bien des espérances ont été déçues. Se remplir les mains uniquement de biens matériels, alors que le cœur de l’homme demeure vide parce qu’il n’a pas découvert le sens de la vie, cela ne suffit pas. l’homme n’en a pas toujours conscience et, souvent, préfère les distractions superficielles à la véritable joie intérieure. mais il doit finalement constater que l’on ne peut pas vivre seulement de pain et de jeux. » (Discours lors de la rencontre avec les autorités et le Corps diplomatique, 20 juin 1998, in DC, n° 2186, 19 juillet 1998, pp. 688-690).
154. Homélie à Gniezno (Pologne) lors de la célébration du millénaire de saint Adalbert, 2 juin 1997, in DC n° 2164, 20 juillet 1997, pp. 664-667.
155. Discours au Corps diplomatique accrédité près le Saint-Siège, 13 janvier 1990, in DC n° 2000, 18 février 1990, pp. 155-159.
156. Lettre au cardinal Edward I. Cassidy (président du Conseil pontifical pour l’unité des chrétiens), 10 septembre 1992, in DC n° 2062, 20 décembre 1992, pp. 867-868.
157. Discours au Corps diplomatique accrédité près le Saint-Siège, 16 janvier 1993, in DC n° 2066, 21 février 1993, pp. 152-157.
158. Discours au Corps diplomatique accrédité près le Saint-Siège, 15 janvier 1994, in DC, n° 2088, 20 février 1994, pp.153-158.
159. Discours au Conseil des Ministres de la Conférence sur la sécurité et la Coopération en Europe, 30 novembre 1993, in DC n° 2086, 16 janvier 1994.
160. Lettre au président du CCEE, 1er septembre 1993, in DC n° 2080, 17 octobre 1993, pp. 879-880.
161. Allocution aux présidents des Conférences épiscopales européennes, 1er décembre 1992, in DC n° 2064, 17 janvier 1993. « Il existe aujourd’hui de forts courants de « contre-évangélisation », qui cherchent à saper les racines chrétiennes de notre civilisation et menacent ainsi d’assécher la source principale de l’humanisme européen. » (Lettre au président du CCEE, 1er septembre 1993, in DC n° 2080, 17 octobre 1993, pp. 879-880). (CCEE: Conseil des Conférence épiscopales d’Europe).
162. Lettre au président du CCEE, 1er septembre 1993, id.. « Il semble que dans l’Europe d’aujourd’hui se fasse encore plus forte la tentation du scepticisme et de l’indifférence devant l’effondrement des repères moraux fondamentaux de la vie personnelle et sociale. » (Discours aux représentants du monde de la culture, des sciences et des arts à Sofia (Bulgarie), 24 mai 2002, in DC n° 2272, 16 juin 2002, pp. 574-576).
163. Discours aux participants à la Conférence interministérielle pour le 50e anniversaire de la Convention européenne des Droits de l’homme, 3 novembre 2000, in DC n° 2237, 3 décembre 2000, pp. 1013-1014. » Malgré de nombreux et nobles efforts, le texte élaboré pour la « Charte européenne » n’a pas satisfait les justes attentes de beaucoup. Plus particulièrement, la défense des droits de la personne et de la famille aurait pu être affirmée avec plus de courage. En effet, la préoccupation que l’on nourrit pour que ces droits, qui ne sont pas toujours compris et respectés de lanière adéquate, soient défendus, est plus que justifiée. En de nombreux États européens, ils sont menacés, par exemple, par une politique favorable à l’avortement, presque partout légalisé, par une attitude toujours plus « possibiliste » en ce qui concerne l’euthanasie et, tout dernièrement, par certains projets de lois en matière de technologie génétique, qui ne sont pas suffisamment respectueux de la qualité humaine de l’embryon. Il ne suffit pas d’employer de grands mots pour exalter la dignité d la personne, si celle-ci est ensuite gravement violée par les normes mêmes du dispositif juridique. » (Message à l’occasion du 1200e anniversaire du couronnement de Charlemagne, 14 décembre 2000, in DC, n°2241, 4 février 2001, pp. 108-109).
164. Allocution lors de l’Angélus du 20 février 1994, in DC, n° 2091, 3 avril 1994, pp. 307-308.
165. Résolution sur l’égalité des droits des homosexuels et des lesbiennes dans la Communauté Européenne, Parlement Européen - 8 février 1994. Le Parlement européen fait des recommandations qui doivent assurer le respect des personnes homosexuelles et leur protection contre les discriminations mais - et c’est ici que le pape s’insurge : « considère que cette recommandation devrait, tout au moins, chercher à mettre un terme à […​]
   -l’interdiction faite aux couples homosexuels de se marier ou de bénéficier de dispositions juridiques équivalentes ; la recommandation devrait garantir l’ensemble des droits et des avantages du mariage, ainsi qu’autoriser l’enregistrement des partenariats
   - toute restriction au droit des lesbiennes et des homosexuels d’être parents ou bien d’adopter ou d’élever des enfants. » (n°14). »
166. Message à l’occasion du 1200e anniversaire du couronnement de Charlemagne, 14 décembre 2000, in DC, n°2241, 4 février 2001, pp. 108-109. « L’union du monde européen en une seule entité civile, sans qu’il y ait pour les peuples perte de leur propre conscience, de leurs traditions et de leur identité nationale, telle a été l’intuition des pionniers. Cependant, la tendance naissante à transformer certains pays d’Europe en des États sécularisés sans aucune référence à la religion constitue une régression et une négation de leur héritage spirituel. Nous sommes appelés à intensifier nos efforts pour que l’unification de l’Europe puisse réaliser. Nous devons faire tout ce qui est en notre pouvoir pour que les racines de l’Europe et que son âme chrétienne puissent être gardées intactes. » (Déclaration commune du Pape Jean-Paul II et de S.B. Christodoulos, 4 mai, 2001, in DC, n° 2248, 20 mai 2001, pp. 463-464). « […​] vers le milieu du dernier millénaire a commencé un processus de sécularisation, qui s’est particulièrement développé à partir du XVIIIe siècle, qui a prétendu exclure Dieu et le christianisme de toutes les expressions de la vie humaine.
   Le point d’arrivée de ce processus a souvent été le laïcisme et le sécularisme agnostique et athée, c’est-à-dire l’exclusion absolue et totale de Dieu et de la loi morale naturelle de tous les milieux de la vie humaine. On a ainsi relégué la religion chrétienne dans les limites de la vie privée de chacun. N’est-il pas significatif de ce point de vue, que l’on ait ôté de la Charte de l’Europe toute référence explicite aux religions et, donc, également au christianisme ? J’ai exprimé mon regret devant ce fait, que j’estime anti-historique et offensant pour les Pères de l’Europe nouvelle […​]. » (Allocution à la Fondation Alcide de Gasperi, 23 février 2002, in DC, n° 2267, 7 avril 2002, pp. 301-302).
167. « La culture, l’art, l’histoire et l’époque actuelle de l’Europe ont été et sont encore modelés par le christianisme d’une manière telle qu’il n’existe pas, pas même aujourd’hui, d’Europe complètement sécularisée ou foncièrement athée. En témoignent non seulement les églises et les monastères en de nombreux pays européens, les chapelles et les calvaires érigés le long des routes européennes, les prières et les chants chrétiens dans toutes les langues de l’Europe. » (Discours lors de la rencontre avec les autorités et le Corps diplomatique, 20 juin 1998, in DC, n° 2186, 19 juillet 1998, pp. 688-690). « Il est donc nécessaire de se garder d’une vision du Continent qui ne prenne en compte que les aspects économiques et politiques, ou qui se laisse aller sans réflexion critique à des modes de vie inspirés par un consumérisme indifférent aux valeurs de l’esprit. Si l’on veut donner une stabilité durable à la nouvelle unité européenne, il est nécessaire de veiller à ce qu’elle s’appuie sur les fondements éthiques qui en furent autrefois la base, laissant en même temps un espace aux richesses et aux diversités des cultures et des traditions qui caractérisent les différentes nations. » (Discours devant le Parlement européen, 14 novembre 2002, in DC n° 2281, 1er décembre 2002, pp. 1003-1006).
168. Le « vieux » continent a besoin de Jésus-Christ pour ne pas perdre son âme, et ce qui l’a rendu grand dans le passé et qui ; le propose aujourd’hui encore à l’admiration des autres peuples. En effet, c’est ne vertu du message chrétien que se sont affirmées dans les consciences les grandes valeurs humaines de la dignité et de l’inviolabilité de la personne, cde la liberté de conscience, de la dignité du travail et du travailleur, du droit de chacun à une vie digne et sûre, et donc de la participation aux biens de la terre, destinés par Dieu à la ,jouissance de tous les hommes.
   Sans doute, d’autres forces en dehors de l’Église ont également contribué à l’affirmation de ces valeurs et parfois, les catholiques eux-mêmes, freinés par des situations historiques négatives, ont été lents à reconnaître des valeurs qui étaient chrétiennes, même sui elles étaient malheureusement coupées de leurs racines religieuses. Ces valeurs, l’Église les propose à nouveau aujourd’hui à l’Europe avec une vigueur renouvelée, car l’Europe risque de tomber dans le relativisme idéologique et de céder au nihilisme moral, en déclarant parfois bien ce qui est mal, et mal ce qui est bien. » (Allocution à la Fondation Alcide de Gasperi, 23 février 2002, in DC, n° 2267, 7 avril 2002, pp. 301-302).
   « Celui qui veut travailler activement à l’édification d’une authentique unité européenne ne peut pas faire abstraction de ces données historiques dont l’éloquence est incontestable. […​] Pour retrouver son identité profonde, l’Europe ne peut pas ne pas revenir à ses racines chrétiennes […​]. » (Discours aux représentants du monde de la culture, des sciences et des arts à Sofia (Bulgarie), 24 mai 2002, in DC n° 2272, 16 juin 2002, pp. 574-576).
   « Il est important que l’Europe, enrichie au cours des siècles grâce au trésor de la foi chrétienne, confirme ses origines et ravive ces racines. » (Discours aux cardinaux et à la Curie romaine, 22 décembre 2003, in DC n° 2306, 17 janvier 2004, pp. 71-74).
169. Discours au Conseil des Ministres de la Conférence sur la sécurité et la Coopération en Europe, 30 novembre 1993, in DC n° 2086, 16 janvier 1994. Devant « la fragilité de la paix » et « le danger des nationalismes exacerbés », il y a « la nécessité d’ouvrir de nouvelles perspectives d’accueil et d’échanges, mais aussi de réconciliation, entre les personne, les peuples et les nations européennes. » (Message à l’Assemblée plénière du Conseil des Conférences épiscopales d’Europe à Bruxelles, 16 octobre 2000, in DC, n° 2236, pp. 959-960).
170. Allocution lors de la réception du nouvel ambassadeur de France, 13 novembre 1995, in DC n° 2128, 17 décembre 1995, pp. 1072-1077.
171. Lettre au président du CCEE, 1er septembre 1993, in DC n° 2080, 17 octobre 1993, pp. 879-880. « L’histoire de l’Europe est liée au christianisme depuis deux millénaires On peut même dire que le renouveau culturel est venu de la contemplation du mystère chrétien, qui permet de porter un regard plus profond sur la nature et la destinée de l’homme, ainsi que sur l’ensemble de la création. Même si tous les Européens ne se reconnaissent pas chrétiens, les peuples du Continent sont cependant profondément marqués par l’empreinte évangélique, sans laquelle il serait bien difficile de parler d’Europe. C’est dans cette culture chrétienne, qui constituent nos racines communes, que nous trouvons les valeurs capables de guider notre pensée, nos projets et notre action. […​] Les frontières entre les États se sont ouvertes ; il ne faudrait pas que de nouvelles barrières s’érigent entre les hommes et que de nouvelles inimitiés surgissent entre les peuples, à cause d’idéologies. la recherche de la vérité doit être le moteur de toute démarche culturelle et de relations de fraternité au sein du Continent. Cela suppose le respect plénier de la personne humaine et de ses droits, à commencer par la liberté de parole et la liberté religieuse. Pour cela, il importe de donner à nos contemporains une véritable éducation fondée sur les valeurs essentielles, spirituelles, morales, civiques. » (Discours aux participants du IIe Symposium présynodal européen, 14 janvier 1999, in DC, n° 2199, 7 mars 1999, pp. 206-207).
172. Discours lors de la rencontre avec les autorités et le Corps diplomatique, 20 juin 1998, in DC, n° 2186, 19 juillet 1998, pp. 688-690. Il s’agit là d’une mission fondamentale y compris sur le plan social et politique car, d’une manière générale, « on juge le degré de civilisation d’une nation à la sensibilité qu’elle montre pour ses membres les plus faibles et les plus malheureux, et par son effort pour promouvoir leur réhabilitation et leur pleine insertion dans la vie sociale. » (Discours à la population de Zagreb (Croatie), le 2 octobre 1998, in DC, n° 2192, 15 novembre 1998, pp. 972-973).
   Jean-Paul II mettra en garde les peuples de l’Est récemment entrés dans l’Union européenne contre les faux espoirs et les invitera à participer à la construction européenne en restant fidèles à leurs racines propres. En entrant dans les structures européennes, les Roumains doivent bien distinguer « les valeurs positives et négatives de la société occidentale » : attention à la consommation et à l’individualisme « le peuple roumain fera bien de se rappeler qu’il n’a pas seulement quelque chose à recevoir, mais qu’il possède également un riche héritage spirituel, culturel et historique à offrir au bénéfice de l’humanité et de la vitalité du continent tout entier. » « savoir conserver une ferme adhésion aux valeurs chrétiennes. » (Discours aux évêques de Roumanie en visite ad limina, 1er mars 2003, in DC n° 2292, 18 mai 2003, pp. 467-469). A propos des pays de l’ancien « bloc de l’Est » qui vont entrer dans les structures européennes, il dira qu’ils « ont une grande mission à accomplir sur le Vieux Continent ». Le pape conscient que les opposants sont nombreux , salue leur « sollicitude à l’égard de la défense de l’identité culturelle et religieuse » de leur pays et partage « leurs inquiétudes sur la répartition économiques des forces » mais « la Pologne toujours constitué une part importante de l’Europe […​], elle ne peut pas aujourd’hui abandonné cette communauté » malgré les difficultés car elle « constitue une famille de nations fondée sur une tradition chrétienne commune. L’entrée dans les structures de l’Union européenne, avec des droits égaux à ceux des autres pays, est pour notre nation et pour les autres nations slaves voisines, l’expression d’une justice historique et peut, d’autre part, constituer un enrichissement pour l’Europe. » Les croyants ont « le devoir d’une construction active de la communauté de l’esprit sur la base des valeurs qui ont permis de survivre à des décennies d’efforts visant à introduire de manière programmée l’athéisme. » (Discours aux pèlerins venus pour deux canonisations, 19 mai 2003, in DC n° 2295, 6 juillet 2003, pp. 622-624). Aux Slovaques, il dira : « …​apportez à la construction de l’identité de la nouvelle Europe, la contribution de votre riche tradition chrétienne. Ne vous contentez pas seulement de la recherche d’avantages économiques. En effet, une grande richesse peut également engendrer une grande pauvreté. Ce n’est qu’en édifiant même avec des sacrifices et de difficultés, une société qui respecte la vie humaine sous toutes ses formes, qui promeuve la famille comme lieu d’amour réciproque et de croissance de la personne, qui recherche le bien commun et soit attentive aux exigences des plus faibles, que l’on aura la garantie d’un avenir fondé sur des bases solides et riche de biens pour tous. » (Discours à l’arrivée à Bratislava (Slovaquie), 11 septembre 2003, in DC n° 2299, 5 octobre 2003, pp. 852-853).
173. Lettre au président du CCEE, 1er septembre 1993, in DC n° 2080, 17 octobre 1993, pp. 879-880.
174. Discours à Maribor (Slovénie) au monde de la science et de la culture, 19 mai 1996, in DC n° 2140, 16 juin 1996, pp. 560-563.
175. « La marginalisation des religions, qui ont contribué et contribuent encore à la culture et à l’humanisme dont l’Europe est légitimement fière, me paraît être à la fois une injustice et une erreur de perspective. » (Discours au Corps diplomatique accrédité près le Saint-Siège, 10 janvier 2002, in DC n° 2263, 3 février 2002, pp. 104-106).
176. Message au Symposium des évêques d’Europe, 22 octobre 1996, in DC, n° 2150, 15 décembre 1996, pp. 1053-1054.
177. Discours à des députés du Parti populaire européen (démocrate-chrétien) du Parlement européen, 6 mars 1997, in DC, n° 2157, 6 avril 1997, pp. 302-304. « Ceux qui ont le devoir de prendre des décisions politiques et sociales dans leurs nations sont appelés à fonder leur démarche essentiellement sur les valeurs anthropologiques et morales, et non sur le progrès technique qui, en lui-même, n’est ni un critère de moralité ni un critère de légalité. » (Discours au Congrès des responsables politiques et législateurs d’Europe, 23 octobre 1998, in DC n° 2193, 6 décembre 1998, pp. 1001-1003).
178. Discours aux participants au Congrès sur les vocations en Europe, 9 mai 1997, in DC, n° 2163, 6 juillet 1997, pp. 605-606.
179. Ainsi, saint Adalbert (vers 956-997) un des patrons de la Pologne est aussi, dit Jean-Paul II, « un grand Patron de notre continent » (id.). « Né en Bohême, à une époque qui suivit de peu celle où Cyrille et méthode commencèrent l’évangélisation des slaves, Adalbert sut, à l’exemple de ces illustres prédécesseurs, unir les traditions spirituelles de l’Orient et de l’Occident. Après s’être formé à Magdebourg, prêtre puis évêque à Prague, il connut aussi la Rome des Papes et pavie ; il fut pèlerin en France, il alla à Mayence et devint l’ami de l’empereur Otton III, avant d’accomplir sur ultime mission sur les rives de la Baltique. » (Message aux sept chefs d’État présents à Gniezno, 3 juin 1997, in DC, n° 2164, 20 juillet 1997, p. 668).
180. Homélie à Gniezno (Pologne) lors de la célébration du millénaire de saint Adalbert, 2 juin 1997, in DC n° 2164, 20 juillet 1997, pp. 664-667. Toutes les confessions chrétiennes sont invitées à collaborer. Jean-Paul II invite les orthodoxes à collaborer à la fois pour défendre ensemble les « valeurs évangéliques » mais aussi en vue d’un resserrement des « relations ecclésiales entre orthodoxes et catholiques » (Discours à une délégation du Saint-Synode de l’Église orthodoxe serbe 6 février 2003, in DC n° 2290, 20 avril 2003, pp. 399-400). Lors d’une rencontre œcuménique (entre catholiques, évangéliques, orthodoxes et anglicans), il rappellera que « dès le début, le Saint-Siège a soutenu l’intégration européenne » et insistera sur le fait que « l’affirmation valable et durable d’une telle union exige de se référer au christianisme comme facteur d’identité et d’unité » (Discours à l’occasion de la remise du prix international Charlemagne de la Ville d’Aix-la-Chapelle, 24 mars 2004) ». Il invitera les participants à « dépasser le nationalisme égoïste » et à « voir dans l’Europe une famille de peuples, riche d’une multiplicité de cultures et d’expériences historiques, mais, dans le même temps, unie dans une sorte de destin commun. » (Message aux participants à la rencontre œcuménique (catholiques, évangéliques, orthodoxes et anglicans) « Miteinander für Euopa » à Stuttgart, 6 mai 2004, in DC n° 2317, 4 juillet 2004, pp. 603-604).
181. Message aux sept chefs d’État présents à Gniezno, 3 juin 1997, in DC, n° 2164, 20 juillet 1997, p. 668-669. Ailleurs, il précisera comment réaliser l’unité de l’Europe dans la diversité, « …​de l’Atlantique à l’Oural, de la Mer du Nord à la Méditerranée » : « Pour édifier la nouvelle Europe, il faut beaucoup de mains, mais surtout beaucoup de cœurs qui ne battent pas seulement pour la carrière et pour l’argent, mais au contraire pour Dieu au nom de l’homme ; […​] la ferme volonté de respecter la dignité de tout homme et d’accepter la vie sans réserve dans toutes ses formes et à toutes ses phases. En effet, parmi les richesses du patrimoine chrétien, c’est avant tout le concept de l’homme qui a exercé une influence profonde sur la culture européenne.
   Pour projeter de construire de manière adéquate une maison, il faut un instrument de mesure adéquat. Celui qui ne connaît pas la mesure, manque aussi son objectif. Les architectes de la Maison européenne disposent de l’image de l’homme que le christianisme a inculquée dans l’antique culture du Continent, jetant les bases de la créativité et de la performance dont le niveau est tant admiré par tous. Le concept de l’homme créé à l’image et à la ressemblance de Dieu n’est donc pas une antique pièce de musée, mais représente la base d’une Europe moderne sur laquelle les multiples pierres de construction des diverses cultures, peuples et religions peuvent être tenues unies pour l’édification du nouvel édifice. Sans ce critère de mesure, la Maison européenne actuellement en construction risque de s’affaisser et de ne pas durer. » (Discours d’arrivée à Salzbourg, 19 juin 1998, in DC, n° 2186, 19 juillet 1998, p. 684).
182. Discours à l’ambassadeur de France près le Saint-Siège, 10 juin 2000, in DC, n° 2230, 16 juillet 2000, pp. 663-665. En bref, la tâche des hommes politiques est de « dégager le consensus nécessaire pour inscrire parmi ses plus hauts idéaux la protection de la vie, le respect de l’autre, le service mutuel et une fraternité sans exclusion. » (Discours aux présidents des Parlements de l’Union européenne, 23 septembre 2000, in DC, 2234, 15 octobre 2000, pp. 861-862).
183. La pape insistera (id): « il est urgent et nécessaire » que les croyants argumentent et montrent que l’apport de ces valeurs est « bénéfique pour tous », qu’elles constituent « un fondement solide ». Durant l’année 2003, il reviendra à de nombreuses reprises sur ces valeurs, dans ses discours aux ambassadeurs de Suède (17 mai), de Roumanie (1er juin), de France (27 juin) de Grèce,(2 septembre), de Slovénie (5 septembre), de Grande-Bretagne (7 septembre) d’Allemagne (12 septembre), de Hongrie (24 octobre), de Belgique (31 octobre) (Cf. DC n° 2283, 5 janvier 20013, pp. 24-28) ; de même à l’ambassadeur de la république tchèque, 28 avril 2003, ( DC n° 2297, 3 et 17 août 2003, pp. 734-735). Il n’abandonnera même pas l’espoir de voir la référence à Dieu un jour inscrite dans les textes fondateurs : « …​l’Église catholique est convaincue que l’Évangile du Christ, qui a constitué un élément unificateur des peuples européens au cours de nombreux siècles, continue à demeurer aujourd’hui encore une source inépuisable de spiritualité et de fraternité. En prendre acte tourne à l’avantage de tous et reconnaître explicitement dans le Traité [il s’agit du Traité constitutionnel de l’Union européenne] les racines chrétiennes de l’Europe devient pour le Continent la garantie principale de l’avenir. » (Allocution lors de l’Angélus du 24 août 2003, in DC n° 2299, 9 octobre 2003, pp. 845-846). « …​que l’Europe, dans les instances compétentes, reconnaisse ses propres racines chrétiennes, qui sont en mesure d’assurer aux citoyens du Continent une identité qui ne soit pas éphémère ou purement fondée sur des intérêts politiques et économiques, mais bien sur des valeurs profondes et impérissables. Les fondements éthiques et les idéaux qui furent à la base des efforts pour l’unité européenne sont encore plus nécessaires aujourd’hui, si l’on désire offrir une stabilité au profil institutionnel de l’Union européenne. » (Discours à M. G. Balboni Acqua, nouvel ambassadeur d’Italie près le Saint-Siège, 9 janvier 2004, in DC n° 2311, 4 avril 2004, pp. 301-302).
184. Discours aux membres du Directoire du prix Charlemagne, 25 mars 2004, in DC n° 2313, 2 mai 2004, pp. 413-414.

⁢b. Faisons le point

L’Église encourage tous les efforts consentis pour réaliser une union européenne. Cette union ne peut se réaliser que dans le respect et la réanimation de ses racines profondément marquées par le christianisme qui a joué le rôle de catalyseur des diversités culturelles du continent. Comme le dit justement Rémi Brague, le christianisme a été la forme de la culture européenne et le reste, de par sa nature. Il ne s’agit pas d’une restauration du passé d’autant moins qu’il n’est pas sans ombres. Pour que le christianisme puisse jouer son rôle dans le respect des différentes composantes nationales et philosophiques, il est cependant indispensable que soient reconnues un ensemble de valeurs éthiques fondamentales. Et c’est sur ce point que l’Europe aujourd’hui dérape. La seule solution pour que le rêve européen garde sa consistance, est de ré-évangéliser le continent, c’est-à-dire de procéder à l’inculturation de l’évangile, gardant tout ce qu’il peut y avoir de positif dans les visions du monde en présence mais en préservant jalousement le minimum humain, les droits objectifs et irrépressibles de la personne.

⁢c. Benoît XVI (2005-2013)

Durant le pontificat de Jean-Paul II, le cardinal Joseph Ratzinger a développé toute une réflexion fort intéressante sur l’Europe, son état et les conditions de son unité. Une réflexion qui complète et approfondit certaines prises de position du Souverain Pontife.

qu’est-ce que l’Europe ?

[1]

Pour le cardinal, l’idée d’Europe surgit « de manière plus accentuée aux moments où les peuples que l’on unissait sous ce vocable commun étaient menacés. »⁠[2] Ce qui est vrai pour le XXe siècle marqué par deux guerres mais aussi, dans le passé, par la menace turque. Pour l’auteur, « ce n’est que dans le cas où le concept d’ « Europe » représente une synthèse de réalité politique et d’idéalisme éthique qu’il peut devenir une force déterminante pour l’avenir. »[3] Comment définir l’Europe ?

On peut dans un premier temps la définir négativement en disant ce qu’elle n’est pas, quelles sont les conceptions qui lui sont contraires. Tout d’abord, les conceptions qui prônent un retour en arrière, à un état qu’on pourrait appeler pré-européen et principalement l’Islam⁠[4] ou encore une certaine nostalgie du « monde sauvage » d’avant la christianisation comme en témoigne aussi le national-socialisme préférant la « belle sauvagerie germanique » à « l’aliénation judéo-chrétienne ».⁠[5] A l’opposé, des conceptions se présentent comme post-européennes : il s’agit surtout du rationalisme qui rejette Dieu dans le privé et qui l’a remplacé par la nation, puis par le prolétariat et aujourd’hui par le « ventre ». Cette voie conduit à la disparition de la « société de droit » et finalement à la tyrannie⁠[6]. C’est contre cette Europe-là que l’Islam réagit. Enfin, le marxisme est la « troisième forme de refus (et la plus imposante) de la figure historique de l’Europe. » Le marxisme unit la raison moderne et le dynamisme d’Israël laïcisé et prétend mener l’Histoire à son accomplissement.⁠[7].

Ceci dit, quelles sont alors les « composantes positives de la notion d’Europe » ? Le cardinal Ratzinger en cite quatre : les héritages grec, chrétien, latin et moderne, indissociables et nécessaires. De la Grèce, l’Europe a hérité de « la différence entre le bien et les biens, qui implique un droit de la conscience ainsi qu’un rapport mutuel entre ratio et religio. » A quoi s’ajoute la démocratie « liée à l’ « eunomie »[8], à la validité du droit juste » et qui « ne peut demeurer démocratie qu’au sein d’une telle relation. La démocratie n’est donc jamais uniquement une domination de la majorité. le mécanisme d’établissement des majorités doit se soumettre à la mesure du règne commun du nomos, de ce qui est intrinsèquement droit, c’est-à-dire des valeurs qui obligent la majorité elle-même. » S’appuyant ensuite sur l’évangile de Jean⁠[9] et les Actes des apôtres⁠[10], le cardinal met en exergue le cheminement des apôtres de Jérusalem à Rome et affirme que « le christianisme est […] la synthèse œuvrée en Jésus-Christ entre la foi d’Israël et l’esprit grec. » Rome va devenir le cœur d’une Europe qui coïncide « avec l’Occident, c’est-à-dire avec le domaine de la culture et de l’Église latine »[11].

A cela s’ajoute « l’esprit de l’époque moderne ». Même s’il comporte plus d’ambigüités que les héritages précédents, celui-ci ne peut « en aucun cas nous conduire à un refus de la modernité »[12]. Est à mettre en évidence « la séparation entre la foi et la loi ». « Dans ce fécond dualisme État-Église, les valeurs humaines fondamentales, selon la vision chrétienne du monde, rendent possible une société humaniste libre dans laquelle sont garantis le droit de la conscience aussi bien que les droits fondamentaux de l’homme », de même que « l’autonomie responsable de la raison. » Encore faut-il ne pas oublier « les racines et le fondement vital de l’idée de liberté » et « continuer à fonder la raison sur le respect de Dieu et des valeurs morales fondamentales qui proviennent de la foi chrétienne. »

En fonction de ces quatre héritages, l’Europe ne peut être réduite, sous peine de décadence, à « une simple centralisation des compétences économiques ou législatives », « à une technocratie dont l’unique règle serait l’accroissement de la consommation. » Tout d’abord, si l’on veut que l’Europe, en vue de la paix, non seulement dépasse le « culte de la nation », ait le sens du partage des biens et s’ouvre au monde, elle doit veiller au « contrôle du pouvoir par le droit », inviolable, régulé « d’après la morale ». Toutefois, et c’est le deuxième point, « il ne demeurera à la longue aucune possibilité de survie pour l’État fondé sur le droit, si le dogme athée évolue vers sa forme radicale » c’est-à-dire si « la foi est tolérée comme une opinion privée » car, « dans ce sens précisément, on ne la tolère pas dans ses éléments constitutifs. » En effet, « la démocratie ne peut fonctionner que si la conscience joue son rôle. Or, cette dernière devient absolument muette quand elle n’est pas orientée vers la mise en œuvre des valeurs morales fondamentales du christianisme, actualisables même sans confessionnalisme chrétien, et même dans le contexte d’une religion non chrétienne. » Il ne peut, , en effet, être question d’« une contrainte de foi. » Troisièmement, « la reconnaissance publique du respect de Dieu comme le fondement de l’ethos et du droit, impliquent que l’on se refuse à considérer la nation ou la révolution mondiale comme summum bonum. » Si des institutions supranationales sont nécessaires, il ne s’agit pas d’ériger une « super-nation » Doivent être exclus et le centralisme et le particularisme au profit d’une « unité dans la pluralité ». Cet objectif peut être atteint par « des institutions et des forces culturelles et religieuses qui ne soient pas des émanations de l’État. »[13] Quant au marxisme dur et pur, la leçon est claire, il instaure une tyrannie où « le droit et l’éthique sont manipulables et la liberté transformée en son contraire. »

Enfin, l’Europe se construira sur « la reconnaissance et la protection de la liberté de conscience, des droits de l’homme, de la liberté de la science » tels qu’ils ont été définis et fondés.

De quoi souffre l’Europe aujourd’hui ?

Le cardinal souligne « Les deux péchés de l’Europe à l’époque moderne ».⁠[14]

d’une part, le nationalisme[15] et, d’autre part, le totalitarisme de la raison technique et la destruction de la conscience morale. Ce péché-ci, « déjà sous-jacent dans les formes extrêmes du nationalisme », lie « la foi dans le progrès, la domination absolue de la civilisation économique et technique et la promesse d’une humanité nouvelle, du royaume messianique » issu d’un messianisme politique s’entend.⁠[16] Le marxisme a bien illustré cela mais « cette combinaison est réelle dans le monde occidental sous des formes moins rigoureuses. »[17] . L’Europe, « depuis le siècle de la Renaissance et de manière plus poussée depuis le siècle des Lumières, a développé cette rationalité scientifique qui, non seulement à l’époque des découvertes aboutit à l’unité géographique du monde, à la rencontre des continents et des cultures, mais qui, maintenant et plus profondément, grâce à la culture technique rendue possible par la science, imprime sa marque sur le monde entier, et même, en un certain sens, l’uniformise. Et dans le sillage de cette forme de rationalité, l’Europe a développé une culture qui, d’une manière jusque là inconnue de l’humanité, exclut Dieu de la conscience publique, soit en le niant purement et simplement, soit en jugeant son existence indémontrable, incertaine, et donc relevant du domaine des choix subjectifs, une donnée de toute façon sans pertinence pour la vie publique. »[18] Dieu absent ou exclu, disparaît avec lui la prééminence de l’éthique. Ainsi, « la prépondérance du progrès technique va de pair avec la destruction des grandes traditions morales sur lesquelles reposaient les sociétés anciennes ».⁠[19]

En effet, « la morale appartient à une sphère tout à fait différente, elle disparaît en tant que catégorie en soi, et elle doit être retrouvée d’une autre façon, dans la mesure où, malgré tout, elle s’avère nécessaire sous une forme ou sous une autre. dans un monde fondé sur le calcul, c’est le calcul des conséquences qui détermine ce qu’il convient de considérer comme moral ou pas. Et ainsi disparaît la catégorie du bien, telle qu’elle a été clairement mise en évidence par Kant. Rien en soi n’est bien ou mal, tout dépend des conséquences que l’action peut laisser prévoir. » Cette conception est « la contradiction sans conteste la plus radicale non seulement du christianisme mais également des traditions religieuses et morales de l’humanité ». Cet affrontement entre deux cultures opposées donne « son caractère à l’Europe » et explique « la radicalité des tensions auxquelles notre continent doit faire face »[20] car, bousculant une culture inspirée par le christianisme, se lève « une civilisation de la mort » où règnent drogue et terrorisme. ⁠[21]

Quels remèdes ?

Face à cette idéologie, tout d’abord, « nous devons apprendre à nous séparer du mythe des eschatologies à l’intérieur de l’histoire », « le mythe du progrès […] gaspille les forces d’aujourd’hui pour un lendemain imaginaire et ne sert ainsi ni l’un ni l’autre. » Toute civilisation est mortelle, « personne ne peut construire la forme éternelle, parfaite de l’humanité. L’avenir reste toujours ouvert parce que la vie en commun des hommes est toujours placée sous le signe de la liberté humaine, toujours sujette aux défaillances. » Le rôle du politique n’est pas d’organiser « un monde meilleur qui adviendra un jour ou l’autre, il a la responsabilité de veiller à ce que le monde soit bon aujourd’hui, afin de pouvoir l’être aussi demain. » En somme, L’espoir d’une sorte de « paradis terrestre » « consiste à vouloir libérer l’homme de sa liberté et non pas pour la liberté ». « L’État n’est pas le Royaume de Dieu. »

Deuxièmement, il faut affirmer « la suprématie de l’éthique sur la politique ». « L’action politique, placée sous le signe du mythe du progrès méconnaît […] la liberté de l’homme » remplacée « par les lois de l’histoire » et « révèle en même temps son caractère amoral. » Le fondement d’une politique humaine ne peut être que la justice non pas définie par une majorité mais « par des critères moraux universels » qui ne sont pas engendrés par l’État mais qui nourrissent des convictions qui montrent « à l’État le chemin à suivre ». Autrement dit encore, la justice, fondement de l’État, « est plus que la régulation des intérêts particuliers », elle « doit se soumettre à un critère universel. » Concrètement, l’intérêt national doit être subordonné à l’intérêt de l’humanité : « une universalité européenne vraie ne peut se réaliser que si chaque État se dépasse lui-même », s’ouvre « à l’ensemble de l’humanité. »

Enfin, reste à définir ce qui est bon pour tous, le bien « derrière et au-dessus des biens. » L’idée d’un tel bien , l’Europe ne se l’est pas donnée mais elle l’a reçue « d’une plus ancienne tradition : les Dix Commandements » : « ils fondent la quintessence de ce qui, au début des temps modernes, a été formulé sous le concept des droits de l’homme, lesquels fondent la distinction entre un État qui accepte ses propres limites et un État totalitaire. » A cet endroit⁠[22], le cardinal Ratzinger cite Robert Spaemann : « Si l’Europe n’exporte pas sa foi, la croyance que - pour citer Nietzsche - « Dieu est la vérité et que la vérité est divine », alors elle exporte inévitablement son incroyance, c’est-à-dire la conviction que la vérité, le droit et le bien n’existent pas…​ Sans l’idée de l’absolu, l’Europe n’est plus qu’un concept géographique. Un nom, du reste, pour désigner le lieu d’origine de l’abolition de l’homme. »[23] Et donc l’Europe doit continuer à « exporter sa technique et sa rationalité. mais si elle ne fait que cela, elle détruit les grandes traditions morales et religieuses de l’humanité, elle détruit les fondements de l’existence et soumet les autres à une légalité qui la détruira à son tour. […] Avec la rationalité elle doit également en transmettre l’origine intime, le fondement vrai - la reconnaissance du logos comme fondement de toutes choses, le regard sur la vérité qui est aussi critère du bien. » ⁠[24]

En somme, « la grandeur de l’Europe repose sur une sagesse dans laquelle la raison n’oublie pas, au-delà de toute quête et de toute science, son bien le plus haut : être la faculté du divin. »⁠[25]

qu’a pensé le cardinal Ratzinger du débat sur le Préambule de la Constitution européenne⁠[26] où finalement furent évoqués les « héritages culturels, religieux et humanistes de l’Europe ».

La formule noie l’héritage chrétien parmi un ensemble de traditions non identifiées alors que c’est historiquement et incontestablement le christianisme qui a formé l’essentiel de la culture européenne.⁠[27]

Les rédacteurs du Préambule ont peut-être craint d’identifier l’Europe avec la religion chrétienne. A quoi le cardinal Ratzinger répond que « le christianisme n’est pas né en Europe, et par conséquent on ne peut pas qualifier de religion européenne la religion du milieu culturel européen. Mais c’est tout de même bien de l’Europe qu’il a, historiquement parlant, reçu sa marque culturelle et intellectuelle la plus féconde, et pour cette raison, il reste intimement lié à l’Europe de façon toute spéciale. »[28] Pour le cardinal, l’exclusion tout d’abord de toute référence à Dieu puis de toute reconnaissance des racines chrétiennes de l’Europe est le fait d’une idéologie laïciste.

Les partisans de l’exclusion ont estimé que, dans la mesure où l’article 52 de la Constitution garantissait les droits institutionnels des Églises, celles-ci pouvaient être rassurées. Position incohérente aux yeux du cardinal car, « …​cela signifie que, dans la vie de l’Europe, celles-ci [les Églises] trouvent leur place dans un contexte de compromis politique, tandis que, dans le contexte des fondements de l’Europe, l’empreinte de leur contenu ne trouve aucunement place. »

Que répondre aussi à l’argument qui prétend que si les références évoquées n’avaient pas été effacées, elles auraient blesseraient la sensibilité des non-chrétiens. Le cardinal réaffirme que ces références renvoient avant tout à « un fait historique que personne ne peut sérieusement nier. » Mais « ce rappel historique fait également référence au présent, du fait que, par la mention des racines, sont indiquées les sources de l’orientation morale qui en dérive, et est donc mis en évidence un facteur d’identité de cette réalité qu’est l’Europe. » Ce facteur d’identité menacerait-il d’autres identités ? Non, ce ne sont pas les bases morales du christianisme qui menacent les Musulmans mais bien « le cynisme d’une culture sécularisée qui nie leurs propres bases religieuses. » Et les Juifs n’auraient-ils pas été blessés ? Non puisque « ces racines elles-mêmes proviennent du mont Sinaï ». Quant à la mention de Dieu, ce n’est pas elle « qui offenserait les fidèles d’autres religions, mais plutôt la tentative de construire la communauté humaine absolument sans Dieu. »

En définitive, « les raisons de ce double refus sont plus profondes que ne le laissent supposer les motifs avancés. Elles présupposent l’idée selon laquelle seule la culture des Lumières radicale, qui a atteint son plein développement dans notre temps, pourrait être constitutive de l’identité européenne. A côté d’elle différentes cultures religieuses avec leurs propres droits respectifs peuvent coexister, mais à condition et dans la mesure où elles respectent les critères de la culture des Lumières et lui soient subordonnées, et seulement dans la mesure où elles le font. »

Ce qui ne signifie pas que cette culture des Lumières ne comporte pas « des valeurs importantes. »[29]

Attardons-nous donc un peu à cette philosophie des Lumières à la fois donc négative et positive.

Jean-Paul II avait aussi évoqué ce qu’il appelle « le drame des Lumières européennes. » « Dans leurs diverses expressions [françaises, puis anglaises et allemandes], les Lumières s’opposèrent à ce que l’Europe était devenue sous l’effet de l’évangélisation. » Elles s’efforcèrent d’exclure le « Dieu-homme, mort et ressuscité […] de l’histoire du continent. Il s’agit d’un effort auquel de nombreux penseurs et hommes politiques actuels continuent de rester obstinément fidèles. » A ce moment, « s’est ouverte la voie vers les expériences dévastatrices du mal qui devaient venir plus tard. »[30]. Il n’empêche que les Lumières européennes « ont eu des fruits positifs comme les idées de liberté, d’égalité et de fraternité, qui sont aussi des valeurs enracinées dans l’Évangile. Même si elles ont été proclamées indépendamment de lui, ces idées révélaient à elle seules leur origine. » Dès lors, « les chrétiens peuvent aller à la rencontre du monde contemporain et engager avec lui un dialogue constructif " d’autant plus nécessaire pour le monde, contrairement à ce que l’on croit aujourd’hui, que « seul le Crist par son humanité révèle totalement le mystère de l’homme. » En effet, comme le concile l’a montré (cf. GS), « la dignité propre de l’homme ne se fonde pas seulement sur le fait d’être homme, mais plus encore sur le fait que, en Jésus-Christ, Dieu s’est fait vrai homme. »⁠[31]

Le cardinal Ratzinger renchérit⁠[32] : « Cette culture des Lumières est définie en substance par les droits de la liberté ; elle part de la liberté comme de la valeur fondamentale à l’aune de quoi tout se mesure. » Dès lors, « ce canon de la culture des Lumières, bien que loin d’être complet, comporte des valeurs dont, en tant que chrétiens, nous ne pouvons pas et ne devons pas nous désolidariser : la liberté du choix religieux, ce qui inclut la neutralité religieuse de la part de l’État ; la liberté d’expression de ses opinions, à condition de ne pas mettre en doute ce principe même ; l’organisation démocratique de l’État, et donc le contrôle parlementaire sur les organismes d’État ; la liberté de formation des partis ; l’indépendance de la magistrature ; et enfin la tutelle des droits de l’homme et l’interdiction des discriminations. »

Où est le problème ? Le problème naît du fait que « la conception mal définie, voire non définie, de la liberté, qui est à la base de cette culture » entraîne des contradictions et limitations de la liberté⁠[33]. « Une idéologie confuse de la liberté conduit à un dogmatisme que l’on découvre comme étant toujours plus hostile à la liberté. » Cette idéologie « affiche une prétention à l’universel, et une conception de soi comme étant complète par elle-même et ne nécessitant pas quelque complément apporté par d’autres facteurs culturels. » On peut citer en exemple le problème de l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne. Voilà un milieu culturel sans racines chrétiennes, influencé par la culture islamique, et un État qui s’est voulu laïc (concept qui a mûri dans l’Europe chrétienne). Selon la culture des Lumières : « seules les normes et le contenu de ladite culture des Lumières peuvent déterminer l’identité de l’Europe, et, par conséquent, tout État qui fait siens de tels critères pourra appartenir à l’Europe. »

Cette attitude pose deux questions : peut-on considérer que « cette culture laïque des Lumières est vraiment la culture, finalement déclarée universelle, d’une raison commune à tous les hommes » ? Est-elle « complète par elle-même, au point de n’avoir besoin d’aucune racine en dehors de soi. » ?

Est-elle « universellement valide » ?

Il est acquis que « la religion ne peut pas être imposée par l’État mais ne peut être accueillie que dans la liberté ; le respect des droits fondamentaux de l’homme, qui sont les mêmes pour tous ; la séparation des pouvoirs et le contrôle du pouvoir. » Toutefois, il n’est pas pensable que « ces valeurs fondamentales, que nous considérons comme généralement valides puissent être réalisées de la même façon quel que soit le contexte historique ». Ainsi, « une totale neutralité religieuse de l’État est à considérer comme une illusion en ce qui concerne la plus grande partie des contextes historiques. »

Par ailleurs, les philosophies modernes des Lumières sont « positivistes, et par là anti-métaphysiques ». Elles ont donc exclu Dieu. Elles sont « basées sur une auto-limitation de la raison positive, qui est adaptée au milieu technique mais qui, au contraire, lorsqu’elle est généralisée, constitue une mutilation de l’homme. » Il ne peut plus y avoir de morale et « le concept même de liberté, qui, de prime abord, pourrait sembler indéfiniment extensible, mène finalement à l’auto-destruction de la liberté. »

N’empêche que « d’importants éléments de vérité » se trouvent dans ces philosophies mais « fondés sur une auto-limitation de la raison » typique de la situation culturelle occidentale moderne, « ils ne sont pas l’expression de cette philosophie qui un jour devrait être valide pour le monde entier. »

De plus, cette philosophie des Lumières « se coupe consciemment de ses propres racines historiques », elle n’a retenu que ce principe : « ce que l’on est capable de faire, on peut aussi le faire » au nom de la liberté « valeur suprême et absolue ». Or, sans norme morale, le « savoir-faire » devient « un pouvoir de destruction », une « oblitération de l’homme ». En témoignent les « magasins » d’organes, les bombes atomiques, le terrorisme.

Cette philosophie se suffit-elle à elle-même ?

Est-elle complète ? Doit-elle rejeter ses racines ? Non ! Elle n’exprime qu’une partie de la raison et donc elle « ne peut être considérée comme entièrement rationnelle. » Elle est donc incomplète et doit être perfectionnée.

Refuser les racines chrétiennes : ce n’est pas « l’expression d’une tolérance qui respecterait de la même façon toutes les cultures » Au contraire, c’est « absolutiser un mode de penser et un mode de vivre qui, entre autres choses, s’opposent radicalement aux différentes cultures historiques de l’humanité. » Quand on parle de « choc des cultures », ce n’est pas « un choc des grandes religions » mais un choc entre « l’émancipation radicale de l’homme vis-à-vis de Dieu, des racines de la vie, et, d’autre part, les grandes cultures religieuses », « les grandes cultures historiques »

Refuser la référence à Dieu : ce n’est pas non plus « l’expression d’une tolérance qui veut protéger les religions non théistes et la dignité des athées et des agnostiques » mais la volonté d’effacer « définitivement Dieu de la vie publique de l’humanité », de le cantonner « au milieu subjectif des cultures résiduelles du passé. » A la source nous trouvons le relativisme qui « devient ainsi un dogmatisme qui croit être en possession de la connaissance définitive de la raison, et en droit de considérer tout le reste comme seulement un stade de l’humanité dépassé et, en conséquence, pouvant être relativisé. »

Le christianisme refuse-t-il en définitive les Lumières et la modernité ? Non. Le christianisme est une « religion selon la raison »[34] et lorsque, trahissant sa nature, elle est devenue « tradition et religion d’État », ce fut « le mérite des Lumières d’avoir proposé à nouveau ces valeurs du christianisme[35] et d’avoir redonné toute sa voix à la raison ».

Il est nécessaire que religion et modernité soient être « prêtes à se corriger » : « Le christianisme doit toujours se souvenir qu’il est la religion du logos », religion de « l’Esprit créateur, de qui provient tout le réel. » « le monde provient de la raison, et […] celle-ci est son critère et son but. » Le monde ne provient pas de l’irrationnel et la religion n’est pas un « sous-produit » comme beaucoup le pensent aujourd’hui. « une raison découlant de l’irrationnel, et qui donc, à la fin des fins, est-elle-même irrationnelle, ne constitue pas une solution à nos problèmes. » Il faut « vivre une foi qui provienne du logos, de la raison créatrice, et qui pour cela est ouverte aussi à tout ce qui est vraiment rationnel. »

« A l’époque des Lumières, on a essayé de comprendre et définir les normes morales essentielles, disant qu’elle seraient valides […] même dans le cas où Dieu n’'existerait pas. » Indépendamment donc des divisions philosophiques ou confessionnelles. C’était possible dans la mesure où subsistaient, résistaient quelques grandes certitudes chrétiennes, ce qui n’est plus le cas. La recherche d’une certitude incontestable « au-delà de toutes les différences, a échoué. » Même Kant n’a pu apporter cette certitude partagée. Au niveau de la raison pure, il nie que Dieu « puisse être connu » mais, en même temps, il présente « Dieu, la liberté et l’immortalité, comme autant de postulats de la raison pratique, sans laquelle, disait-il en toute cohérence avec lui-même, aucun acte moral n’est possible. » N’avait-il pas raison ? ne devrions-nous pas dire : « même qui ne réussit pas à trouver la voie de l’acceptation de Dieu devrait chercher à vivre et à diriger sa vie […] comme si Dieu existait. »[36]

Il est certain que la question européenne a hanté le cardinal Ratzinger. A preuve encore, la publication un peu remaniée, en 2004, en Italie, de deux conférences données l’une à Berlin en 2000 et l’autre à Côme en 2001: L’Europe, ses fondements spirituels, aujourd’hui et demain et Réflexions sur l’Europe[37] où il reprend une question à laquelle il avait déjà répondu précédemment : qu’est-ce que l’Europe ?

L’auteur répond de nouveau : « L’Europe n’est pas un continent que l’on peut nettement saisir en termes de géographie : il s’agit, en réalité, d’un concept culturel et historique. »[38]

Cette culture européenne dont il a déjà analysé précédemment les quatre composantes classiques (grecque, romaine, chrétienne) et moderne (« technico-séculière ») s’est universalisée et a atteint l’Amérique, l’Afrique et l’Asie mais elle semble, en même temps, avoir perdu son âme : « on a l’impression que l’ensemble des valeurs de l’Europe, sa culture, sa foi, tout ce sur quoi repose son identité, que tout cela arrive au bout, et soit mêle déjà sorti de scène. Nous sommes arrivés à l’heure des systèmes de valeurs d’autres mondes : Amérique précolombienne, Islam, mystique d’Asie. A l’heure de sa suprême réussite, l’Europe semble devenue intérieurement vide […]. » De plus, « à cette diminution de ses forces spirituelles fondamentales correspond le fait que, sur le plan ethnique, l’Europe semble en voie de disparition. »[39]

A cet endroit, le cardinal Ratzinger évoque deux diagnostics classiques: celui d’Oswald Spengler⁠[40] et celui d’Arnold Toynbee⁠[41]. Pour le premier, « l’Occident atteint sa période finale et court, inexorablement, vers la mort de ce continent culturel […]. » Pour le second,« l’Occident […] passe par une crise ». Cette crise est la sécularisation, le passage « de la religion au culte de la technique ».⁠[42]

Rejoignant l’analyse de Toynbee, sans pour autant préjuger de l’avenir, le futur Benoît XVI affirme que « le destin d’une société dépend toujours d’une minorité capable de créer. » Quel serait, vis-à-vis de l’Europe, le rôle de cette minorité ? Inscrire dans la future Constitution européenne⁠[43] trois « éléments fondamentaux » : la reconnaissance des droits humains et de la dignité de l’homme comme « valeurs précédant toute juridiction d’État » ; la reconnaissance de la famille basée sur le mariage monogame comme « cellule de formation pour la communauté sociale » ; et enfin, « le respect à l’égard de ce qui, pour l’autre, est sacré, et en particulier le respect pour le sacré au sens le plus élevé, pour Dieu »[44].

La multiculturalité que l’on encourage « passionnément » aujourd’hui, est parfois « abandon et rejet de ce qui est propre, fuite des réalités particulières à l’Europe. » Or, « la multiculturalité ne peut subsister si font défaut, à partir des valeurs propres, certaines constantes communes, certaines données permettant de s’orienter. Elle ne peut certainement pas subsister sans le respect de ce qui est sacré. »[45] Et « ce n’est possible que dans la mesure où le sacré, Dieu, ne nous est pas étranger à nous-mêmes. »[46]

Après la guerre, deux motivations paraissent essentielles à la construction de l’Europe : la recherche d’une identité commune pour établir la paix⁠[47] et l’affirmation d’intérêts communs pour soutenir la concurrence économique des États-Unis, du Japon et de l’Union soviétique entourée de ses satellites et de nombre pays du tiers monde.

Mais, « dans l’essor de la puissance économique de l’Europe - après des orientations originelles, plus éthiques et religieuses - l’intérêt économique devint déterminant, de façon toujours plus exclusive. » Cette accentuation entraîne « une sorte de nouveau système de valeurs » qui ne sont plus absolues mais souvent ambigües qui entraînent de « nouvelles oppressions » de la part des décideurs : « les détenteurs du pouvoir scientifique, et ceux qui administrent les moyens. » Se trouvent menacés : la dignité de la personne humaine, la dignité particulière de l’union de l’homme et de la femme et le respect du sacré.⁠[48]

Devenu pape, sous le nom de Benoît XVI, l’ancien cardinal va continuer de militer en faveur d’un renouveau européen.

Il n’hésitera pas à rappeler l’« Acte européen » de Compostelle⁠[49] s’inscrivant ainsi d’emblée dans la ligne tracée par son prédécesseur.

Pour le Saint Père, la santé de l’Europe dépend de la revitalisation de son fond chrétien⁠[50] qui exclut toutes les tentations laïcistes qui affectent les lois et les mœurs sur tout le vieux continent.

Lors d’un Congrès du Parti populaire européen⁠[51], il déclarera que c’est « en tenant compte de ses racines chrétiennes, [que] l’Europe sera capable de donner une orientation sûre aux choix de ses citoyens et de ses peuples, elle renforcera sa conscience d’appartenir à une civilisation commune et elle consolidera l’engagement de tous dans le but de faire face aux défis du présent en vue d’un avenir meilleur.[…] L’héritage chrétien peut contribuer de manière significative à tenir en échec une culture aujourd’hui amplement diffusée en Europe qui relègue dans la sphère privée et subjective la manifestation des convictions religieuses de chacun. » Cette culture menace « la démocratie elle-même, dont la force dépend des valeurs qu’elle défend (cf. Evangelium vitae, 70). » Le pape n’hésite pas à dénoncer qu’« une certaine intransigeance séculière se révèle ennemie de la tolérance et d’une saine vision séculière de l’État et de la société. C’est pourquoi je me réjouis », ajoute-t-il, « que le Traité constitutionnel de l’Union européenne prévoie une relation organisée et permanente avec les communautés religieuses, en reconnaissant leur identité et leur contribution spécifique. »[52]

Dans ce cadre, quelle est la mission des Églises ? « les Églises et les communautés ecclésiales interviennent dans le débat public, en exprimant des réserves ou en rappelant certains principes, cela ne constitue pas une forme d’intolérance ou une interférence, car ces interventions ne visant qu’à éclairer les consciences, en les rendant capables d’agir de manière libre et responsable, conformément aux exigences véritables de la justice même si cela peut entrer en conflit avec des situations de pouvoir et d’intérêt personnel. »

Pour l’Église catholique, en particulier, « certains principes qui ne sont pas négociables. parmi ceux-ci, les principes suivants apparaissent aujourd’hui de manière claire :

-la protection de la vie à toutes ses étapes, du premier moment de sa conception jusqu’à sa mort naturelle ;

-la reconnaissance et la promotion de la structure naturelle de la famille - comme union entre un homme et une femme fondée sur le mariage - et sa défense contre les tentatives de la rendre juridiquement équivalente à des formes d’union radicalement différentes qui, en réalité, lui portent préjudice et contribuent à sa déstabilisation, en obscurcissant son caractère spécifique et son rôle social irremplaçable ;

-la protection du droit des parents d’éduquer leurs enfants.

Ces principes ne sont pas des vérités de foi, même s’ils reçoivent !un éclairage et une confirmation de la foi : ils sont inscrits dans la nature humaine elle-même et sont donc commun à toute l’humanité. L’action de l’Église en vue de leur promotion n’est donc pas à caractère confessionnel, mais elle vise toutes les personnes, sans distinction religieuse. Inversement, une telle action est d’autant plus nécessaire que ces principes sont niés ou mal compris, parce que cela constitue une offense contre la vérité de la personne humaine, une blessure grave infligée à la justice elle-même. »[53]

Cette attention portée à l’évolution de l’Europe n’'est-elle pas à relativiser aujourd’hui qu’elle n’est plus qu’une partie d’un monde et non plus le centre du monde ?

Benoît XVI répond : « L’Europe est certainement devenue le cœur du christianisme et de son engagement missionnaire. Aujourd’hui, les autres continents, les autres cultures, entrent avec un poids égal dans le concert de l’histoire du monde. Ainsi s’accroît le nombre de voix de l’Église, et c’est une bonne chose. […] même si l’Europe n’est maintenant qu’une partie d’un tout plus grand, Nous avons encore une responsabilité à cet égard. Nos expériences, la science théologique qui a été développée ici, nos traditions, même les expériences œcuméniques que nous avons accumulées : tout cela est très important même pour les autres continents. »[54]

Et un peu plus tard, il rappellera que « l’Union européenne est devenue, dans le monde, une force économique de premier plan, ainsi qu’un signe d’espérance pour beaucoup. »[55]

Comme Jean-Paul II, Benoît XVI est bien conscient que l’Europe s’éloigne de ce qu’elle devrait être. Pour lui aussi, c’est une cause de grande tristesse. Ainsi, à propos de la dénatalité en Europe, il constate, amer, que « cette Europe semble lasse, elle semble même vouloir se congédier de l’histoire. » Et au fond, comme il le répétera, « le grand problème de l’Occident est l’oubli de Dieu…​ »⁠[56]

Mais le chrétien ne désespère jamais. Même si, sur un plan purement temporel « l’unité reste encore en grande partie à réaliser dans l’esprit et dans le cœur des personnes » ; même si après la chute prometteuse du Rideau de fer, on connut une vive « déception » ; même s’il est « possible de formuler des critiques justifiées vis-à-vis de quelques institutions européennes », il ne faut pas oublier que « le processus d’unification est de toute façon une œuvre d’une grande portée » et « pour les pays d’Europe centrale et orientale un stimulant ultérieur pour consolider chez eux la liberté, l’état de droit et la démocratie.[…] On parle souvent aujourd’hui du modèle de vie européen. On entend par là un ordre social qui conjugue efficacité économique avec justice sociale, pluralité politique avec tolérance, libéralité et ouverture, mais qui signifie aussi maintien des valeurs qui donnent à ce continent sa position particulière. » L’Europe reste une valeur et une promesse mais il ne faut pas se leurrer : « la « maison Europe » […] sera pour tous un lieu agréable à habiter seulement si elle est construite sur une solide base culturelle et morale de valeurs communes que nous tirons de notre histoire et de nos traditions. L’Europe ne peut pas et ne doit pas renier ses racines chrétiennes. Elles sont une composante dynamique de notre civilisation pour avancer dans le troisième millénaire. »

A travers les erreurs et les errements voire les apostasies, quelques signes sont encourageants. « L’Europe, nous le savons, a certainement vécu et souffert aussi de terribles erreurs. Que l’on pense aux rétrécissements idéologiques de la philosophie, de la science et aussi de la foi, à l’abus de religion et de raison à des fond impérialistes, à la dégradation de l’homme par un matérialisme théorique et pratique, et enfin à la dégénérescence de la tolérance en une indifférence privée de références à des valeurs permanentes. Cependant, l’une des caractéristiques de l’Europe est la capacité d’autocritique qui, dans le vaste panorama des cultures mondiales, la distingue et la qualifie. »

Par ailleurs, des leçons de cohérence sont à tirer. Ainsi,« c’est en Europe qu’a été formulé, pour la première fois, le concept des droits humains. » Or, « le droit humain fondamental, le présupposé pour tous les autres droits, est le droit à la vie elle-même. »[57]

Ainsi aussi « fait partie enfin de l’héritage européen une tradition de pensée, pour laquelle un lien substantiel entre foi, vérité et raison est essentiel. »

A cet endroit, le pape cite Jürgen Habermas⁠[58] « un philosophe qui n’adhère pas à la foi chrétienne : « Par l’autoconscience normative du temps moderne, le christianisme n’a pas été seulement un catalyseur. L’universalisme égalitaire, dont sont nées les idées de liberté et de solidarité, est un héritage immédiat de la justice juive et de l’éthique chrétienne de l’amour. Inchangé dans sa substance, cet héritage a toujours été de nouveau approprié de façon critique et de nouveau interprété. Jusqu’à aujourd’hui, il n’existe pas d’alternative à cela. »

L’Europe a donc « une responsabilité unique dans le monde.[…] L’Europe acquerra une meilleure conscience d’elle-même, si elle assume une responsabilité dans le monde qui corresponde à sa tradition spirituelle particulière, à ses capacités extraordinaires et à sa grande force économique. L’Union européenne devrait par conséquent jouer un rôle de meneur dans la lutte contre la pauvreté dans le monde, et dans l’engagement en faveur de la paix. »[59]

En conclusion de ce pontificat, retenons l’idée fondamentale : « L’Europe doit s’ouvrir à Dieu, aller sans peur à sa rencontre, travailler avec sa grâce pour la dignité de l’homme que les meilleures traditions ont découverte : la tradition biblique, fondement d’où sont nées les traditions, classique, médiévale et moderne, les grandes œuvres philosophiques et littéraires, culturelles et sociales de l’Europe.[…] L’Europe de la science et des technologies, l’Europe de la civilisation et de la culture, doit être en même temps l’Europe ouverte à la transcendance et à la fraternité avec les autres continents, ouverte au Dieu vivant et vrai à partir de l’homme vivant et vrai. »[60]


1. Nous suivrons ici un chapitre du livre Église, œcuménisme et politique, Fayard, 1987, pp. 291-310.
2. Op. cit., p. 291.
3. Id., p. 292.
4. L’auteur met surtout en exergue l’absence, en Islam, de distinction entre l’ordre spirituel et l’ordre temporel, qui est une spécificité chrétienne. Le cardinal cite la lettre adressée par le pape Gélase Ier (492-496) à l’empereur Anastase ou mieux encore « son quatrième traité où, face à la typologie byzantine de Melchisédech, il souligne le fait que seul le Christ détient la totalité des pouvoirs: « Celui-ci, en raison de la faiblesse humaine (orgueil !), a séparé, pour la succession des temps, les deux ministères, afin que personne ne s’enorgueillisse » (c. 11). » (Cité in RATZINGER Joseph, L’Europe, ses fondements, aujourd’hui et demain, Editions Saint-Augustin, 2005, p. 16).
5. Église, œcuménisme et politique , op. cit., pp. 295-296.
6. J. Ratzinger cite le théologien protestant Rudolf Bultmann (1884-1976): « Un État non chrétien est possible en principe, mais non un État athée ». (id., p. 298).
7. Id., pp. 298-299.
8. En grec, « eunomia » signifie : « ordre bien réglé, d’où bonne législation, justice, équité, bonne observation des lois, ordre régulier » (BAILLY A., Dictionnaire grec-français, Hachette, 1933).
9. Jn 4, 22: « …​ le salut vient des Juifs » ; et 12, 20-21: « Il y avait quelques Grecs qui étaient montés pour adorer à l’occasion de la fête. Ils s’adressèrent à Philippe qui était de Bethsaïda de Galilée et ils lui firent cette demande : « Seigneur, nous voudrions voir Jésus. » »
10. Ac 2, 10 énumère les peuples présents à Jérusalem lors de la venue du Saint-Esprit, de l’Orient à l’Occident, de l’Asie à Rome, le chemin est tracé : « Parthes, Mèdes et Elamites, habitants de la Mésopotamie, de la Judée et de la Cappadoce, du Pont et de l’Asie, de la Phygie et de la Pamphylie, de l’Égypte et de la Lybie cyrénaïque, ceux de Rome en résidence ici…​ » ; et 16, 6-10: « Paul et Sylas parcoururent la Phrygie et la région galate, car le Saint-Esprit les avait empêchés d’annoncer la Parole en Asie. Arrivés aux limites de la Mysie, ils tentèrent de gagner la Bithynie, mais l’Esprit de jésus les en empêcha. ils traversèrent alors la Mysie et descendirent à Troas. Une nuit, Paul eut une vision : un Macédonien lui apparut, debout, qui lui faisait cette prière : « Passe en Macédoine, viens à notre secours ! » A la suite de cette vison de Paul, nous avons immédiatement cherché à partir pour la Macédoine, car nous étions convaincus que Dieu venait de nous appeler à y annoncer la Bonne Nouvelle. »
11. « Cet espace latin incluait non seulement les peuples romains mais aussi les peuples germaniques, anglo-saxons et une partie des peuples slaves, en particulier la Pologne. Cette Res publica christiana, que l’Occident chrétien avait conscience de former, n’était pas une construction politique mais un ensemble réel vivant dans l’unité de la culture, dans un « système de droit qui transcende les ethnies et§ les nations, dans les conciles, dans l’établissement des universités, dans la fondation et l’expansion des ordres religieux, et dans la circulation de la vie spirituelle et ecclésiale à partir de Rome, son cœur » (H. Gollwitzer, Europa, Abendland, in J. Ritter, Historisches Wortenbuch der Philosophie, II, Bâle-Stuttgart, 1972, p. 825). » (Op. cit., p. 303).
12. « …​ tentation que l’on peut rencontrer au XIXe siècle dans le médiévisme romantique, et entre les deux guerres mondiales, dans certains milieux catholiques. » (Op. cit., p. 304).
13. J. Ratzinger rappelle qu’au moyen-âge, « saint Anselme de Cantorbury provenait d’Aoste, en Italie, et était abbé en Bretagne et archevêque en Angleterre, que saint Albert le Grand originaire d’Allemagne, pouvait enseigner tout aussi bien à paris qu’à Cologne, et était évêque de Ratisbonne, que saint Thomas d’Aquin a enseigné à Naples, à Paris et à ,Cologne, et Duns Scot en Angleterre, à Paris et à Cologne ». Il ajoute encore que « dans une telle perspective, l’œcuménisme chrétien a aussi une signification européenne. » (Op. cit., p. 309).
14. RATZINGER Cardinal Joseph, Un tournant pour l’Europe ? Diagnostics et pronostics sur la situation de l’Église et du Monde, Flammarion/ Saint-Augustin, 1996, p. 109.
15. Le nationalisme, écrit-il, « n’est que la radicalisation moderne du tribalisme », « une surestimation mythique » de sa propre nation qui a « la prétention de faire valoir dans le reste du monde son propre mode de vie, sa propre puissance » et qui ne craint pas de s’approprier le sacré (Gott mit uns !). Ainsi se trouvent liés d’une certaine manière nationalisme et universalisme. (Id , pp. 109-112).
16. Id., pp. 113-114.
17. Id., p. 114.
18. Discours à Subiaco, à l’occasion de la remise du prix saint Benoît « pour la promotion de la vie et de la famille en Europe », 1er avril 2005, in RATZINGER Cardinal Joseph, Discours et conférences, de Vatican II à 2005, in DC hors-série, 2005, pp. 119-125.
19. Id., p. 116.
20. Discours à Subiaco, à l’occasion de la remise du prix saint Benoît « pour la promotion de la vie et de la famille en Europe », 1er avril 2005 in RATZINGER, Discours et conférences, id..
21. Id., p. 117. Dans une conférence à Berlin, le 28 novembre 2000, le cardinal Ratzinger dénoncera aussi cette « attitude pathologique » de l’Occident qui « ne s’aime plus lui-même » : « si elle veut survivre, l’Europe a besoin de s’accepter à nouveau elle-même, non sans humilité ni critique » (RATZINGER, L’Europe, ses fondements, aujourd’hui et demain, op. cit., p. 36).
22. Id., p. 130.
23. SPAEMANN R., Universalismus oder Eurozentrismus ? in K. Michalski, Europa und die Folgen, 1988, pp. 313-322.
24. RATZINGER, Un tournant pour l’Europe ?, op. cit., pp. 124-130.
25. Id., p. 132.
26. Le texte du préambule de la Constitution européenne adoptée le 18 juin au sommet de Bruxelles et signée officiellement à Rome vendredi 29 octobre par les dirigeants de l’UE dit ceci : Les chefs d’État et de gouvernement des 25 (mentionnés un à un dans le texte),
   « S’inspirant des héritages culturels, religieux et humanistes de l’Europe, à partir desquels se sont développées les valeurs universelles que constituent les droits inviolables et inaliénables de la personne humaine, ainsi que la démocratie, l’égalité, la liberté et l’État de droit,
   Convaincus que l’Europe, désormais réunie au terme d’expériences amères, entend poursuivre cette trajectoire de civilisation, de progrès et de prospérité, pour le bien de tous ses habitants, y compris les plus fragiles et les plus démunis ; qu’elle veut demeurer un continent ouvert sur la culture, sur le savoir, et sur le progrès social ; et qu’elle souhaite approfondir le caractère démocratique et transparent de sa vie publique, et œuvrer pour la paix, la justice et la solidarité dans le monde,
   Persuadés que les peuples de l’Europe, tout en restant fiers de leur identité et de leur histoire nationale, sont résolus à dépasser leurs anciennes divisions, et, unis d’une manière sans cesse plus étroite, à forger leur destin commun,
   Assurés que, 'Unie dans sa diversité' l’Europe leur offre les meilleures chances de poursuivre, dans le respect des droits de chacun, et dans la conscience de leurs responsabilités à l’égard des générations futures et de la Terre, la grande aventure qui en fait un espace privilégié de l’espérance humaine,
   Résolus à poursuivre l’œuvre accomplie dans le cadre des traités instituant les Communautés européennes et du traité sur l’Union européenne, en assurant la continuité de l’acquis communautaire.
   Reconnaissants aux membres de la Convention européenne d’avoir élaboré le projet de cette Constitution au nom des citoyennes et des citoyens et des États d’Europe, Lesquels, après avoir échangé leurs pleins pouvoirs reconnus en bonne et due forme, sont convenus des dispositions qui suivent : « etc..
27. Léo Moulin, tout agnostique qu’il fût, rappelons-nous (tome I), a souligné le caractère résolument révolutionnaire du Livre de la Genèse. « Les valeurs judéo-chrétiennes, écrit-il, sont à n’en pas douter, la source la plus abondante et la plus féconde du passé européen.
   L’homme, créé à part des autres animaux, 'fait à l’image et à la ressemblance de Dieu’ (Gn 1, 26), est supposé jouir des dotes ingeneratae que lui vaut cette ressemblance, à savoir : l’intelligence, la volonté, la puissance, l’autonomie, la responsabilité, la liberté. En d’autres termes, il est considéré comme un être adulte ou, à tout le moins, comme en pouvoir et espérance de le devenir. Il est une personne. A ce titre il a droit au respect de sa dignité et jouit de la possibilité de connaître la vérité et de la dire. C’est là en germe, la doctrine des Droits de l’homme, et l’on comprend pourquoi elle ne pouvait naître et se développer qu’en Europe.
   L’égalité est une autre valeur fondamentale du message judéo-chrétien. Combinée avec les notions de dignité et de liberté, elle mène (encore qu’à long terme) à l’apparition de l’idéal démocratique. » Léo Moulin considère aussi, par exemple, comme un « apport, décisif, du christianisme à la formation de l’Europe : la distinction entre Dieu et César ». Même si « elle n’a pas toujours été observée, tant s’en faut ; mais elle a mis l’Occident, tant bien que mal, à l’abri des systèmes théocratiques et des césaro-papismes, ancêtre des totalitarismes modernes. » (L’Occident n’est pas un accident, in Géopolitique, Hiver 1987-1988, n° 20, pp. 59- 60). Mieux encore, dans son ouvrage Le monde vivant des religieux, Dominicains, Jésuites, Bénédictins…​ Calmann-Lévy, 1964, Léo Moulin montre que les ordres religieux et leurs pratiques constitutionnelles sont à la base de la démocratie moderne, qu’ils ont influencé la rédaction de la Magna Carta (1215) du Bill of Rights (1689) ou encore du Code électoral de 1789.
28. Discours à Subiaco, op. cit..
29. Discours à Subiaco, op. cit.
30. JEAN-PAUL II, Mémoire et identité, Flammarion, 2005, pp. 117-122.
31. Id., pp. 131-139.
32. RATZINGER, L’Europe dans la crise des cultures, in Discours et conférences, op. cit., pp. 119-125.
33. On peut relever l’« opposition entre la volonté de liberté de la femme et le droit à la vie de l’embryon. » ; « l’interdiction de la discrimination peut se transformer peu à peu en une limitation imposée à la liberté d’opinion et à la liberté religieuse. Bientôt il ne sera plus possible d’affirmer que l’homosexualité, selon ce qu’enseigne l’Église catholique, est un désordre objectif dans la structuration de l’existence humaine. Et le fait que l’Église soit convaincue de ne pas avoir le droit de donner l’ordination sacerdotale aux femmes est d’ores et déjà considéré par certains comme contraire à la Constitution européenne. »
34. « Bien que la philosophie, entant que recherche de rationalité - y compris celle de notre foi - ait toujours été l’apanage du christianisme, la voix de la religion avait été exagérément domestiquée. Elle l’était, et c’est le mérite des Lumières d’avoir proposé à nouveau ces valeurs du christianisme et d’avoir redonné toute sa voix à la raison. » (Le cardinal Ratzinger renvoie ici à GS).
35. Religion du logos, religion des persécutés, religion à la recherche de la vérité, du bien, du vrai Dieu, religion universelle, religion de la dignité de tout homme, religion de la liberté de la foi face à l’État.
36. Le cardinal Ratzinger évoque Pascal (le pari). L’approche historique du problème nous renvoie à Sartre (L’existentialisme est un humanisme) et à Guy Haarscher (Philosophie des droits de l’homme).
37. j In L’Europe, ses fondements aujourd’hui et demain, Editions Saint-Augustin, 2005, pp. 11-50.
38. Id., p. 12. A preuve l’espace mouvant qui, à travers le temps, a porté le nom d’Europe. Depuis le pourtour de la Méditerranée jusqu’à la forme d’aujourd’hui en passant par l’empire de Charlemagne, des divisions et subdivisions. Le cardinal Ratzinger met même en question la présentation classique qui définit l’Europe comme allant de l’Atlantique à l’Oural : « fixer l’Oural comme frontière est tout à fait arbitraire », écrit-il. Au-delà de cette chaîne, précise-t-il, nous trouvons « une sorte de substructure de l’Europe ». (id., p. 18).
39. Id., pp. 23-24.
40. 1880-1936. Philosophe allemand, auteur connu surtout par « Le déclin de l’Occident » (1918-1922).
41. 1889-1975. Historien britannique, auteur de « Etude l’histoire » (1934-1961).
42. Op. cit., pp.25-26.
43. Le cardinal Ratzinger nous offre ici le texte d’une conférence prononcée à Berlin le 28 novembre 2000.
44. Le cardinal précise que « la liberté d’opinion rencontre une limite en ce qu’elle ne peut porter atteinte à l’honneur et à la dignité de l’autre ; elle n’est pas liberté de mentir et de détruire les droits humains. »
45. « Pour les cultures du monde, la dimension absolument profane, qui est apparue en Occident, est quelque chose de profondément étranger. Elles en sont persuadées : un monde sans Dieu n’a pas d’avenir. »
46. Op. cit., pp. 32-37.
47. « L’héritage commun - culturel, moral et religieux de l’Europe - devait façonner la conscience des nations et, par cette identité commune de tous les peuples européens, dégager, ouvrir une voie commune vers l’avenir. On était à la recherche d’une identité européenne, qui ne devait pas dissoudre ou nier les identités nationales, mais les unir, sur un plan identitaire supérieur, en une communauté unique de peuples. Il fallait donner toute sa valeur à l’histoire commune comme à une puissance créatrice de paix. Il ne fait aucun doute que, par les pères fondateurs de l’unification européenne, l’héritage chrétien était considéré comme le noyau de cette identité historique avec, évidemment, les différentes formes confessionnelles ; ce qui était commun à tous les chrétiens semblait, de toute façon, reconnaissable, par-delà les frontières confessionnelles, comme force unifiante de l’action dans le monde ; et ne paraissait même pas incompatible avec les grands idéaux moraux du Siècle des Lumières, qui avaient, pour ainsi dire, mis en relief la dimension rationnelle de la donnée chrétienne et qui, au-delà de toutes les antinomies historiques, semblaient directement compatibles avec les idéaux fondamentaux de l’histoire chrétienne d’Europe. » (pp. 40-41).
48. Op. cit., pp. 39-50.
49. Allocution lors de l’Angélus du 24 juillet 2005, in DC n° 2342, 4-18 septembre 2005, pp. 810-811.
50. Benoît XVI rappelle le rôle des universités qui « se développèrent rapidement et jouèrent un rôle important dans le renforcement de l’identité de l’Europe et dans la formation de son patrimoine culturel. » Elles ont encore une mission dans ce sens : « on ne peut oublier la dimension religieuse de l’existence humaine au moment où l’on construit l’Europe du troisième millénaire. le rôle particulier des Universités apparaît alors : dans la situation actuelle, il leur est demandé de ne pas se contenter d’instruire, mais de s’efforcer de jouer aussi un rôle éducatif véritable au service des nouvelles générations, en faisant appel au patrimoine d’idéaux et de valeurs qui ont marqué les millénaires passés. L’Université pourra ainsi aider l’Europe à garder son « âme », en revitalisant ces racines chrétiennes qui l’ont engendrée. » (Discours à un séminaire sur l’héritage culturel des Universités européennes, 1er avril 2006, in DC, n° 2359, 4 juin 2006, pp. 528-529).
51. Ce parti fondé en 1976, regroupe entre autres des partis de tendance démocrate-chrétienne. Il se présente comme « une famille se situant au centre-droit de l’échiquier politique, dont les racines puisent dans l’histoire et la civilisation du continent européen et qui a, dès l’origine, œuvré pour le projet européen ». (Cf. le site EPP)
52. Cf. Traité établissant une constitution pour l’Europe (2004) Article I-52 Statut des églises et des organisations non confessionnelles
   1. L’Union respecte et ne préjuge pas du statut dont bénéficient, en vertu du droit national, les églises et les associations ou communautés religieuses dans les États membres.
   2. L’Union respecte également le statut dont bénéficient, en vertu du droit national, les organisations philosophiques et non confessionnelles.
   3. Reconnaissant leur identité et leur contribution spécifique, l’Union maintient un dialogue ouvert, transparent et régulier avec ces églises et organisations.
   Ce traité aurait dû entrer en vigueur le 1er novembre 2006, à condition d’avoir été ratifié par chacun des vingt-cinq États signataires, ce qui n’a pas été le cas. En raison de cet échec, il a été remplacé par un traité modificatif dont le texte a été approuvé par le Conseil européen de Lisbonne le 19 octobre 2007, d’où son nom de traité de Lisbonne.
53. Discours au Congrès du parti populaire européen, 30 mars 2006, in DC n° 2399, 4 juin 2006, pp. 526-528.
54. Entretien avec des journalistes avant son pèlerinage en Bavière, 5 août 2006, in DC, n°2366, 15 octobre 2066, pp. 889-897.
55. Discours au nouvel ambassadeur de Belgique, 26 octobre 2006, in DC, n° 2374, 18 février 2007, pp. 160-161.
56. Discours aux Cardinaux et à la Curie romaine, 22 décembre 2006, in DC, n° 2373, 4 février 2007, pp. 102-109.
57. Et le pape de préciser clairement : « l’avortement ne peut être un droit humain » pas plus que « ce qu’on appelle « l’aide active à mourir » . »
58. Philosophe allemand né en 1929. Parmi ses dernières œuvres, on notera : Entre naturalisme et religion, Les Défis de la démocratie, Gallimard, 2008 ; La constitution de l’Europe, Gallimard, coll. « NRF Essais », 2012 ; HABERMAS Jürgen et RATZINGER Joseph, Raison et Religion, La dialectique de la sécularisation, , Salvator, 2010.
59. Discours au Corps diplomatique, Vienne, 7 septembre 2007, in DC, n° 2387, 7 octobre 2007, pp. 828-831.
60. Homélie de la messe pour l’Année sainte compostellane, 6 novembre 2010, in DC, n° 2457, 5 décembre 2010, pp. 1044-1046.

⁢d. François

d’emblée le nouveau pape va avoir l’occasion de s’exprimer devant les responsables politiques de cette Europe⁠[1] qui oublie de plus en plus d’où elle vient. Vu le public, ces messages sont particulièrement intéressants et consacrent officiellement la position de l’Église en la matière.

Comme ses prédécesseurs et sans complaisance, François va dresser un portrait sans concession de l’Europe réelle et de ses tares et proposer les remèdes adéquats.

Quelles maladies rongent l’Europe, au sein, ne l’oublions pas, d’« un monde plus complexe, et en fort mouvement. Un monde toujours plus interconnecté et globalisé, et donc de moins en moins « eurocentrique » (PE) ?

Certes, l’Union européenne n’a pas cessé de grandir mais, à cette « Union plus étendue, plus influente, semble cependant s’adjoindre l’image d’une Europe un peu vieillie et comprimée, qui tend à se sentir moins protagoniste dans un contexte qui la regarde souvent avec distance, méfiance, et parfois avec suspicion. » (PE) « une impression générale de fatigue et de vieillissement, d’une Europe grand-mère et non plus féconde et vivante. » (PE) Une « Europe blessée, à cause des nombreuses épreuves du passé, mais aussi à cause des crises actuelles, qu’elle ne semble plus capable d’affronter avec la vitalité et l’énergie d’autrefois. Une Europe un peu fatiguée et pessimiste, qui se sent assiégée par les nouveautés provenant des autres continents. » (CE)

Une Europe où règnent individualisme, indifférence, égoïsme. L’individualisme inspire une « revendication toujours plus grande des droits individuels, qui cache une conception de la personne humaine détachée de tout contexte social et anthropologique, presque comme une « monade », toujours plus insensible aux autres « monades » présentes autour de soi » (PE). L’homme se regarde « comme un absolu » et connaît la solitude, « une des maladies que je vois la plus répandue en Europe », dit le Pape. Solitude des personnes âgées, solitude des jeunes « privés de points de référence et d’opportunités pour l’avenir », solitude des pauvres. (PE) De cet « individualisme indifférent naît le culte de l’opulence, auquel correspond la culture de déchet dans laquelle nous sommes immergés. » (CE), naissent « des styles de vie un peu égoïstes, caractérisés par une opulence désormais insoutenable et souvent indifférente au monde environnant, surtout aux plus pauvres. » (PE) La « prévalence des questions techniques et économiques au centre du débat politique, au détriment d’une authentique orientation anthropologique » nourrit cette « culture du déchet » qui se caractérise par une « mentalité de consommation exagérée » et aussi par l’acceptation de l’avortement et de l’euthanasie. (PE)

A cela s’ajoute la « méfiance des citoyens vis-à-vis des institutions considérées comme distantes, occupées à établir des règles perçues comme éloignées de la sensibilité des peuples particuliers, sinon complètement nuisibles. […] les grands idéaux qui ont inspiré l’Europe semblent avoir perdu leur force attractive, en faveur de la technique bureaucratique de ses institutions. » (PE)

L’Europe souffre aussi, comme le reste du monde d’une paix « trop souvent blessée » car elle est agitée de « tensions ne cessent pas. »[2](CE) Comme le reste du monde, elle connaît le « terrorisme religieux et international » et le « trafic d’armes » (CE).

En fonction de ces maux, quels remèdes proposer devant le Parlement européen ?

Pour retrouver vigueur, l’Europe vieillie, fatiguée, déprimée, « a fortement besoin de redécouvrir son visage pour grandir, selon l’esprit de ses Pères fondateurs. » (PE)

Quel est ce « visage », ou, si l’on préfère, cette identité⁠[3] sur laquelle s’appuyaient les « Pères fondateurs » « qui ont souhaité un avenir fondé sur la capacité de travailler ensemble afin de dépasser les divisions, et favoriser la paix et la communion entre tous les peuples du continent. » (PE) Nous connaissons la réponse : le vrai « visage » de l’Europe est celui d’un profond et authentique humanisme. « Au centre de cet ambitieux projet politique, rappelle François, il y avait la confiance en l’homme, non pas tant comme citoyen, ni comme sujet économique, mais en l’homme comme personne d’une dignité transcendante. » (PE) Ce n’est pas « autour de l’économie, mais autour de la sacralité de la personne humaine, des valeurs inaliénables » (PE) que l’Europe doit se construire.

La « centralité » et la « sacralité » de la personne, de sa dignité, de ses droits inaliénables, trouvent leur « fondement, non seulement dans les événements de l’histoire, mais surtout dans la pensée européenne, caractérisée par une riche rencontre, dont les nombreuses sources lointaines proviennent « de la Grèce et de Rome, de fonds celtes, germaniques et slaves, et du christianisme qui l’a profondément pétrie »[4], donnant lieu justement au concept de « personne ». » (PE)

Le christianisme a précisément révélé que la transcendance de la personne s’articulait sur la relation qu’elle entretenait avec « la terre et le ciel ». Dès lors, « l’avenir de l’Europe dépend de la redécouverte du lien vital et inséparable entre ces deux éléments. Une Europe qui n’a plus la capacité de s’ouvrir à la dimension transcendante de la vie est une Europe qui lentement risque de perdre son âme, ainsi que cet « esprit humaniste » qu’elle aime et défend cependant. » (PE)

Toutefois, face à l’individualisme et à l’exacerbation des droits individuels, il convient de rappeler la nécessité d’associer droit et devoir qui est un concept « aussi essentiel et complémentaire », de « regarder l’homme non pas comme un absolu, mais comme un être relationnel. » La « dimension individuelle, ou mieux, personnelle » doit être reliée « à celle de bien commun » sinon le droit « finit par se concevoir comme sans limites et, par conséquent, devenir source de conflits et de violences. » (PE) Au contraire, en associant droit et devoir, en considérant que nous sommes des êtres relationnels nourris du même bien commun, nous pouvons alors « prendre soin de la fragilité de la personne et des peuples signifie garder la mémoire et l’espérance ; signifie prendre en charge la personne présente dans sa situation la plus marginale et angoissante et être capable de l’oindre de dignité. » (PE)

Ainsi, s’il faut être attentif à « la centralité de la personne humaine », il est impératif de prendre soin aussi de « la famille unie, féconde et indissoluble », de se soucier des institutions éducatives, de l’écologie, de l’emploi, et de l’immigration (PE).

Ce centre humaniste retrouvé, renforcé, « l’Europe peut grandir » selon « les principes de solidarité et de subsidiarité. » (PE) puisqu’« une unité authentique vit de la richesse des diversités qui la composent ». Pour vaincre les tensions, il faut se rappeler que « l’Europe est une famille des peuples » et pour « maintenir vivante la démocratie en Europe » convient « d’éviter les « manières globalisantes » de diluer la réalité : les purismes angéliques, les totalitarismes du relativisme, les fondamentalismes anhistoriques, les éthiques sans bonté, les intellectualismes sans sagesse. » (PE)⁠[5]

Dans ce travail de mémoire et d’espérance, les chrétiens ont évidemment un rôle important à jouer car est « fondamental, non seulement le patrimoine que le christianisme a laissé dans le passé pour la formation socioculturelle du continent, mais surtout la contribution qu’il veut donner, aujourd’hui et dans l’avenir, à sa croissance. Cette contribution n’est pas un danger pour la laïcité des États ni pour l’indépendance des institutions de l’Union, mais au contraire un enrichissement. » (PE)

Pour cela, l’Église doit « entretenir un dialogue profitable, ouvert et transparent avec les institutions de l’Union européenne » car elle peut expliquer qu’« une Europe capable de mettre à profit ses propres racines religieuses, sachant en recueillir la richesse et les potentialités, peut être plus facilement immunisée contre les nombreux extrémismes qui déferlent dans le monde d’aujourd’hui, et aussi contre le grand vide d’idées auquel nous assistons en Occident […]. » (PE)

En somme, il faut « travailler pour que l’Europe redécouvre son âme bonne » et « le rôle de l’âme est de soutenir le corps, d’en être la conscience et la mémoire historique. Et une histoire bimillénaire lie l’Europe et le christianisme. Une histoire non exempte de conflits et d’erreurs, aussi de péchés, mais toujours animée par le désir de construire pour le bien. » (PE)

Devant le Conseil de l’Europe, François va insister longuement de nouveau sur les racines qui constituent son identité et doivent nourrir sa situation « multipolaire » et sa mission « transversale » en vue d’une union forte et d’un rayonnement international.

Pour souligner l’importance fondamentale des « racines », il va se référer à l’image classique de l’arbre⁠[6]]^ : ^ L’Europe « a toujours tendu vers le haut, vers des objectifs nouveaux et ambitieux, animée par un désir insatiable de connaissance, de développement, de progrès, de paix et d’unité. mais l’élévation de la pensée, de la culture, des découvertes scientifiques est possible seulement à cause de la solidité du tronc et de la profondeur des racines qui l’alimentent. Si les racines se perdent, lentement le tronc se vide et meurt et les branches - autrefois vigoureuses et droites - se plient vers la terre et tombent.[…] Pour marcher vers l’avenir, il faut le passé, de profondes racines sont nécessaires et il faut aussi le courage de ne pas se cacher face au présent et à ses défis. »

De quoi se nourrissent donc les racines ? « Les racines s’alimentent de la vérité , qui constitue la nourriture, la sève vitale de n’importe quelle société qui désire être vraiment libre, humaine et solidaire. En outre, la vérité fait appel à la conscience , qui est irréductible aux conditionnements, et pour cela est capable de connaître sa propre dignité et de s’ouvrir à l’absolu, en devenant source des choix fondamentaux guidés part la recherche du bien pour les autres et pour soi et lieu d’une liberté responsable. […] Sans cette recherche de la vérité , chacun devient la mesure de soi-même et de son propre agir, ouvrant la voie à l’affirmation subjective des droits…​ ». C’est la porte ouverte à l’individualisme, à l’indifférence et à l’égoïsme.

« L’Europe doit réfléchir pour savoir si son immense patrimoine humain, artistique, technique, social, politique, économique et religieux est un simple héritage de musée du passé, ou bien si elle est encore capable d’inspirer la culture et d’ouvrir ses trésors à l’humanité entière. » L’Europe, en effet a une responsabilité particulière « dans le développement culturel de l’humanité » à laquelle elle peut apporter beaucoup.

Cette Europe « enracinée » est une Europe « multipolaire ». en effet, elle est constituée « de multiples pôles culturels, religieux et politiques ». Il lui revient de « « globaliser » de manière originale cette multipolarité. » Tel est le « défi » qu’elle doit relever, celui « d’une harmonie constructive, libérée d’hégémonies qui, bien qu’elles semblent pragmatiquement faciliter le chemin, finissent par détruire l’originalité culturelle et religieuse des peuples. »

Comment « globaliser » cette « multipolarité » sinon en pratiquant « la transversalité »[7] de sous-espaces ou de sous-variétés. Elle est en quelque sorte l’opposé de la notion de tangence. Elle intervient aussi dans le monde de l’entreprise. Ici, elle consiste à réunir des compétences bien différentes afin d’imaginer une solution ou résoudre un problème particulier. d’après le contexte, il semble que le pape utilise le mot un peu dans ce sens : la transversalité permet de confronter des approches bien différentes, des domaines, des compétences, des âges différents pour rompre avec un certain conformisme.]. Autrement dit, l’Europe doit être « une Europe en dialogue », même sur le plan « intergénérationnel ». Il est nécessaire que « la transversalité d’opinions et de réflexions soit au service des peuples unis dans l’harmonie. » Car, aujourd’hui, « le dialogue uniquement interne aux organismes (politiques, religieux, culturels) de sa propre appartenance se révèle stérile. » Il vaut mieux risquer « la confrontation fraternelle de la transversalité » pour « conjuguer avec sagesse l’identité européenne formée à travers les siècles avec les instances provenant des autres peuples qui se manifestent à présent sur le continent. »

Dans cette tâche de dialogue, le christianisme a un rôle à jouer: « C’est dans cette logique qu’il faut comprendre l’apport que le christianisme peut fournir aujourd’hui au développement culturel et social européen dans le cadre d’une relation correcte entre religion et société. Dans la vision chrétienne, raison et foi, religion et société sont appelés à s’éclairer réciproquement, en se soutenant mutuellement et, si nécessaire, en se purifiant les unes les autres des extrémismes idéologiques dans lesquelles elles peuvent tomber. la société européenne tout entière ne peut que tirer profit d’un lien renouvelé entre les deux domaines, soit pour faire face à un fondamentalisme religieux qui est surtout ennemi de Dieu, soit pour remédier à une raison « réduite », qui ne fait pas honneur à l’homme. »

Cette collaboration des chrétiens est précieuse dans « le domaine d’une réflexion éthique sur les droits humains » notamment pour tout ce qui touche « à la protection de la vie humaine », car il faut tenir « compte de la vérité de tout l’être humain, sans se limiter à des domaines spécifiques, médicaux, scientifiques ou juridiques. » C’est ensemble que doit s’effectuer « une réflexion dans tous les domaines, afin que s’instaure une sorte de « nouvelle agora », dans laquelle chaque instance civile et religieuse puisse librement se confronter avec les autres, même dans la séparation des domaines et dans la diversité des positions, animée exclusivement par le désir de vérité et par celui d’édifier le bien commun. »

Ainsi, on peut souhaiter « que l’Europe, en redécouvrant son patrimoine historique et la profondeur de ses racines, en assumant sa vivante multipolarité et le phénomène de la transversalité en dialogue, retrouve cette jeunesse d 'esprit qui l’a rendue féconde et grande. »

Ceci dit et redit, on doit se poser cette question : concrètement, que faut-il faire ?

La position de l’Église se confirme de pontificat en pontificat aussi bien sur le plan du diagnostic qu’au point de vue des remèdes. Mais, dans le même temps, l’Europe semble évoluer dans un sens contraire. Elle se déchristianise et de plus en plus de manifestations laïcistes apparaissent dans le champ des autorités civiles⁠[8]. Certes, ici et là, on constate des éléments positifs. Ainsi, des manifestations ou des pétitions montrent que la conscience chrétienne n’est pas éteinte. En contrepoids de l’inquiétante montée de l’Islam, on a eu la satisfaction de voir plus de 400 associations musulmanes provenant de 28 pays du continent, signer la Charte des musulmans d’Europe[9] en faveur d’une intégration positive, de l’égalité entre l’homme et la femme et le rejet du fondamentalisme terroriste. Mais cela suffit-il pour dissiper l’impression de décadence du continent européen ? En 2008, Mario Mauro, vice-président du Parlement européen de 2004 à 2009, estimait que « le vieux continent est en train de perdre son horizon, sa dimension propre. […] La décadence de notre continent est avant tout le résultat d’une crise de notre identité de peuple européen. » Pour lui, le mal vient « du fait que le rapport entre raison et politique est d’une certaine manière détourné de la notion même de vérité. Le compromis qui, à juste titre, est présenté comme le sens de la vie politique même, est aujourd’hui conçu comme une fin en soi. » Or, « sans une idée précise de son identité, l’Europe ne pourra faire aucun pas en avant par rapport aux à […] cinq défis » : la crise démographique, l’immigration, l’élargissement de l’Europe, le développement économique et la politique étrangère commune.⁠[10]

Le discours papal a-t-il un avenir sur le terrain ?

La question vaut pour tous les domaines temporels et nous aurons l’occasion de réfléchir longuement au problème de l’action et de son efficacité dans le dernier volume. Toutefois on peut déjà esquisser une réponse en reprenant la réflexion du cardinal Henri Schwery⁠[11]. A la question « faut-il ré-évangéliser la société, l’Europe ? », il répond qu’il faut d’abord « faire notre deuil du terrain perdu » et qu’il est « inutile de rêver dans l’utopie d’un retour en arrière vers « l’Occident chrétien ». " Ensuite, « nous avons à marcher » non « sans bagages » mais avec « deux trésors, dons de Dieu et preuves de son amour pour les hommes : le Décalogue et l’option préférentielle pour les pauvres. »[12]


1. Il s’agit de deux discours prononcés le 25 novembre 2014, l’un devant le Parlement européen (PE) (in DC, n° 2517, janvier 2015, pp. 89-95) et l’autre devant le Conseil de l’Europe (CE) (in DC n° 2517, janvier 2015, pp. 96-101).
2. A quoi le pape fait-il allusion ? Tensions ethniques: Serbes, Croates et Musulmans en Bosnie-Herzegovine ; au Kosovo et en Macédoine, Moldavie, en Ossétie entre la Russie et la Géorgie, et au Nagorny-Karabakh entre l’Arménie et l’Azerbaïjan. La Transnistrie moldave (soutenue par la Russie) ; l’Ukraine…​
3. L’Europe doit avoir « conscience de sa propre identité », elle a « le devoir de protéger et de faire grandir l’identité européenne » (PE).
4. JEAN-PAUL II, Discours à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, 8 octobre 1988, in DC 1988, n° 1971, pp. 100-1003.
5. A cet endroit, François renvoie à Evangelii gaudium, 231.
6. Il s’agit précisément du peuplier décrit par le poète et prêtre italien Clemente Rebora (1885-https://it.wikipedia.org/wiki/1957[1957).
7. La transversalité est une notion qui n’est pas simple à définir. Elle intervient en mathématique où la propriété de transversalité est un qualificatif pour l’http://fr.wikipedia.org/wiki/Intersection_(math%C3%A9matiques)[intersection
8. François relève le « défi soulevé par les législations qui, au nom d’un principe de tolérance mal interprété, finissent par empêcher les citoyens d’exprimer librement et de pratiquer de manière pacifique et légitime leurs convictions religieuses. » (Discours devant le Comité conjoint des Églises européennes (CEC) et du Conseil des conférences épiscopales d’Europe (CCEE), 7-5-2015, in O.R. 8 mai 2015). Sur le site de La Croix (mailto : [email protected][[email protected]]), on peut lire ce commentaire : « En Europe, et en particulier en France, mais aussi en Belgique, aux Pays-Bas ou en Allemagne, les débats autour du principe de « laïcité provoquent régulièrement des tensions, ces dernières années, autour de la présence de signes religieux dans l’espace public ou encore de la place de l’enseignement religieux à l’école. »
9. Bruxelles, 10 janvier 2008.
10. Cf. Le christianisme et l’avenir de l’Europe, Zenit, 1er et 3 février 2008. Benoît XVI citait aussi cinq défis : la défense de la vie de l’homme à chacune des ses phases, la protection de tous les droits de la personne et de la famille, la construction d’un monde juste et solidaire, le (respect de la création et le dialogue interculturel et interreligieux. Ce dialogue revêt une importance toute particulière dans un monde pluraliste à condition qu’il soit « authentique » c’est-à-dire qu’il évite de « céder au relativisme et au syncrétisme » et qu’il soit animé « d’un respect sincère pour les autres et d’un esprit de réconciliation et de fraternité. » (Zenit, 9-12-2008)
11. Il fut évêque de Sion (Suisse) de 1977 à 1995.
12. SCHWERY Cardinal Henri, Faut-il restaurer l’Europe ?, Saint-Augustin, 2007, pp. 314-318.

⁢ii. En dehors de l’Europe, existe-t-il des organisations régionales semblables ?

Il existe certes d’autres organisations régionales à travers le monde⁠[1] (OIF), le Commonwealth of Nations (CON), la Communauté des pays de langue portugaise (CPLP) ou encore l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Union_latine[Union latine] (UL).
   Les organisations sur bases géographiques, sont nombreuses.
   En Afrique, on peut citer la Banque africaine de développement (BAD), la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Union_africaine[Union africaine] (UA anciennement Organisation de l’unité africaine OUA), la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (CEMAC), l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Union_%C3%A9conomique_et_mon%C3%A9taire_ouest-africaine[Union économique et monétaire ouest-africaine] (UEMOA), la Communauté des États sahélo-sahariens (CEN-SAD), la Commission économique pour l’Afrique (CEA), la Commission de l’océan Indien et l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Organisation_pour_l%27harmonisation_en_Afrique_du_droit_des_affaires[Organisation pour l’harmonisation en Afrique du droit des affaires] (OHADA).
   Sur le continent américain: l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Association_des_%C3%89tats_de_la_Cara%C3%AFbe[Association des États de la Caraïbe] (AEC), l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Accord_de_libre-%C3%A9change_nord-am%C3%A9ricain[Accord de libre-échange nord-américain] (ALENA), la Communauté caribéenne (CARICOM), la Communauté sud-américaine de nations, le Marché commun du Sud (MERCOSUR), l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Organisation_des_%C3%89tats_am%C3%A9ricains[Organisation des États américains], l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Organisation_du_trait%C3%A9_de_coop%C3%A9ration_amazonienne[Organisation du traité de coopération amazonienne], le Pacte andin.
   En Asie : l’ Association des nations du Sud-Est asiatique (ASEAN), la Banque asiatique de développement (BAD).
   Au Moyen-Orient et en Afrique du Nord : la Ligue arabe, la Banque islamique de développement (BID), le Fonds monétaire arabe (FMA).
   Il y a aussi des organisations à vocation militaire : outre l’ Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), on relève l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Organisation_du_trait%C3%A9_de_s%C3%A9curit%C3%A9_collective[Organisation du traité de sécurité collective] (OTSC), le Traité de coopération mutuelle et de sécurité entre les États-Unis et le Japon, l’https://fr.wikipedia.org/wiki/ANZUS[ANZUS] qui regroupait l’Australie, la Nouvelle-Zélande et les États-Unis mais alliance entre les États-Unis et la Nouvelle-Zélande est suspendue depuis 1985, l’ Union africaine (UA), essentiellement pour des opérations de maintien de la paix, l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Organisation_de_coop%C3%A9ration_de_Shanghai[Organisation de coopération de Shanghai] (OCS).
   d’autres organisations s’occupent de la santé, de l’économie, de la science à travers le monde: l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Organisation_mondiale_de_la_sant%C3%A9[Organisation mondiale de la santé] (OMS), l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Organisation_mondiale_du_commerce[Organisation mondiale du commerce] (OMC), la Banque mondiale (BM), la Banque des règlements internationaux (BRI), le Fonds monétaire international (FMI), l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Organisation_des_pays_exportateurs_de_p%C3%A9trole[Organisation des pays exportateurs de pétrole] (OPEP), Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), l’ Agence internationale de l’énergie (AIE), l’ Observatoire européen austral, l’ Institut international des Sciences administratives, l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Institut_international_du_froid[Institut international du froid] (IIF).
   Pour mémoire, on note en Europe, toute une série d’organisations spécialisées: l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Identit%C3%A9_europ%C3%A9enne_de_s%C3%A9curit%C3%A9_et_de_d%C3%A9fense[Identité européenne de sécurité et de défense] (IESD), l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Agence_spatiale_europ%C3%A9enne[Agence spatiale européenne] (ESA), l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Office_europ%C3%A9en_des_brevets[Office européen des brevets] (OEB), l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Association_europ%C3%A9enne_de_libre-%C3%A9change[Association européenne de libre-échange] (AELE), la Banque européenne d’investissement (BEI), la Banque européenne, l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Union_pour_la_M%C3%A9diterran%C3%A9e[Union pour la Méditerranée], le Conseil de l’Europe Office européen des brevets. ] mais leurs objectifs sont moins ambitieux et parfois très différents. Examinons-en quelques-unes.

L’Union africaine (UA) créée en 2002 a remplacé l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Organisation_de_l%27unit%C3%A9_africaine[Organisation de l’unité africaine] (OUA). Son but est d’œuvrer à la promotion de la démocratie, des droits de l’homme et du développement à travers l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Afrique[Afrique], surtout par l’augmentation des investissements extérieurs par l’intermédiaire du programme du Nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique (NEPAD). Ce programme considère que la paix et la démocratie sont des préalables indispensables au développement durable.

L’Organisation des États américains rassemble depuis 1948, 21 nations qui se sont engagées pour la réalisation de buts communs dans le respect de la souveraineté de chaque nation. Au début, elle s’est appliquée principalement à combattre la pénétration communiste. Son but est de défendre la démocratie et les Droits de l’homme, de renforcer la sécurité du territoire, de lutter contre les trafics de drogue et la corruption, ainsi que d’aider aux échanges entre les différents pays de l’Amérique.

La Communauté économique centre-asiatique (CECA) est une organisation internationale (nommée ainsi depuis 2002), fondée en 1994 pour regrouper certains États de la CEI[2] et d’éventuels États voisins en Asie centrale afin de « renforcer le développement de l’intégration économique dans la région, la perfection des formes et mécanismes d’expansion des relations politiques, sociales, scientifico-techniques, culturelles et éducatives. »

L’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ANASE ou ASEANhttps://fr.wikipedia.org/wiki/Association_des_nations_de_l%27Asie_du_Sud-Est#cite_note-1[]) est une organisation politique, économique et culturelle regroupant dix pays d’https://fr.wikipedia.org/wiki/Asie_du_Sud-Est[Asie du Sud-Est]. Elle a été fondée en 1967  dans le contexte de la guerre froide pour faire barrage aux mouvements communistes, développer la croissance et le développement et assurer la stabilité dans la région. Aujourd’hui, l’association a pour but de renforcer la coopération et l’assistance mutuelle entre ses membres, d’offrir un espace pour régler les problèmes régionaux et peser en commun dans les négociations internationales.

L’Organisation de coopération de Shanghai (OCS)  est une organisation intergouvernementale régionale asiatique qui regroupe la Russie, la Chine, le Kazakhstan, le Kirghizistan, le Tadjikistan et l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Ouzb%C3%A9kistan[Ouzbékistan]. Elle a été créée en 2001. En 2015, l’OCS a décidé d’admettre l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Inde[Inde] et le Pakistan comme membres à part entière, qui devraient se joindre en 2016.

La Communauté du Pacifique (CPS) contribue au développement des compétences techniques, professionnelles, scientifiques et des capacités de recherche, de planification et de gestion de 22 États et territoires insulaires du Pacifique. Avec les quatre membres fondateurs restés membres de l’organisation que sont l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Australie[Australie], la France, la Nouvelle-Zélande et les États-Unis, la Communauté du Pacifique est composée de 26 États membres.

L’Organisation de la coopération islamique (OCI-OIC), appelée Organisation de la conférence islamique jusqu’en 2011, a été créée en septembre 1969. Elle possède une délégation permanente aux Nations unies et regroupe 57 États membres. Sa vocation est de promouvoir la coopération dans les domaines économiques, sociaux, culturels et scientifiques (grâce notamment à la Banque islamique de développement), mais aussi la sauvegarde des lieux saints de l’islam ou encore le soutien au peuple palestinien. À l’échelle mondiale, il n’existe pas d’autre organisation confessionnelle dont les membres signataires sont des États.

Il n’empêche que toutes ces organisations même si certaines ont une influence limitée et ne rêvent pas d’intégration, révèlent la nécessité aujourd’hui dans le cadre d’une mondialisation de plus en plus accentuée de dépasser les frontières des États pour pouvoir faire face à de nombreux problèmes qui se moquent de toutes les lignes de démarcation.

Ces organisations ont donc des vocations plus limitées mais elles témoignent de la nécessité ressentie voire urgente aujourd’hui de dépasser le cadre de l’État-nation. On peut gager qu’à l’avenir la tendance s’accentuera dans la mesure où bien des problèmes se manifestent non seulement au niveau d’une région mais encore et de plus en plus au niveau du monde comme en témoignent les tentatives d’accord planétaire sur la question du climat.

*


1. Selon Wikipedia, ces organisations peuvent d’abord représenter des aires linguistiques pluricontinentales, comme l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Organisation_internationale_de_la_francophonie[Organisation internationale de la francophonie
2. Communauté des États indépendants parfois appelée Confédération des États indépendants, est une entité intergouvernementale composée de 9 des 15 anciennes républiques soviétiques. La CEI est dépourvue de personnalité juridique internationale.

⁢Chapitre 4 : La mondialisation

La mondialisation place l’Église dans un contexte nouveau pour exercer sa mission d’universalisation à l’égard du monde.
— Joseph Joblin sj
Actualité du christianisme dans le processus de mondialisation, in Communio, XXV,1-n°147 janvier-février 2000, p. 69.

Le dictionnaire Robert ne mentionne le mot « mondialisation » que dans son supplément de 1970 en notant qu’il n’apparaît qu’en 1953 ⁠[1], constitué à partir de l’adjectif mondial. Mondialisation signifie simplement « le fait de devenir mondial, de se répandre dans le monde entier. »

Pourtant, l’homme, dès son apparition, a cherché à étendre ses activités au-delà du territoire qu’il occupait, à la limite, jusqu’aux confins du monde tel qu’il était connu à telle époque. Dès la préhistoire, des populations migrent, des populations se rapprochent pour échanger marchandises et expériences⁠[2], puis des empires se créent⁠[3], des colonies s’établissent et des expéditions de découverte s’en vont de plus en plus loin. Des progrès techniques comme la roue, les routes, les ponts et surtout le perfectionnement de la navigation⁠[4] et, plus tard, des moyens de communication favorisent le commerce et les contacts, encouragés, organisés par des accords politiques.⁠[5]

Au IIe s. avant J.-C., Polybe écrit : « Autrefois, les événements qui se déroulaient dans le monde n’étaient pas liés entre eux. Aujourd’hui, ils sont tous dépendants des uns des autres. »[6]

Certes, il y eut ici ou là des périodes de repli suite à des crises, à des guerres comme après les deux guerres mondiales au XXe siècle.⁠[7] Mais, nous le constatons, le mouvement d’expansion né avec l’homme semble-t-il n’a fait que s’amplifier, favorisé par le sacre du libre-échange.

L’OCDE distingue trois phases dans la « mondialisation » : une première phase d’interdépendance de peuples distincts, puis, à partir des XVe et XVIe siècles, une phase d’intégration au sens de regroupement d’activités sous une autorité commune et enfin la phase actuelle toute récente qui se caractérise par la « participation de la majorité des États de la planète à l’économie de marché et au libre-échange ».⁠[8] Plus précisément encore, selon le Fonds monétaire international, la mondialisation au sens actuel du terme désigne « l’interdépendance économique croissante de l’ensemble des pays du monde, provoquée par l’augmentation du volume et de la variété des transactions transfrontalières de biens et de services, ainsi que des flux internationaux de capitaux, en même temps que la diffusion accélérée et généralisée de la technologie. »[9] Cette mondialisation n’a été possible que par « le progrès phénoménal qui a touché tous les domaines de la vie économique au cours des dernières années, particulièrement dans l’informatique, les communications et les transports ».⁠[10]

Un autre mot est souvent utilisé parfois comme synonyme de mondialisation et surtout dans les pays anglo-saxons, c’est le mot globalisation utilisé en 1983 par Ted Levitt, professeur à la Harvard Business School afin de désigner la convergence des marchés financiers ⁠[11]. Toutefois, En français, globalisation, souligne J.-Y. Calvez, dit presque le contraire, à la limite, de ce qu’implique la mondialisation. Celle-ci appelle « à mettre en œuvre des politiques interventionnistes, jusqu’à l’échelle mondiale » tandis que globalisation évoque « davantage laisser-faire, laisser-passer ».⁠[12]

A lire tout ce qui précède, on serait tenté de penser que nous sommes face à un phénomène purement économique mais il n’en est rien.

L’économiste Hugues Puel, reconnaît, bien sûr, que « l’économie est un moteur de la mondialisation » : l’extension des échanges joue un rôle mais aussi les migrations de populations ainsi que, et c’est l’intérêt de son analyse, les structures politiques⁠[13]-https://fr.wikipedia.org/wiki/1964[1964) dans son livre La grande transformation (1944) publié en français chez Gallimard en 1983: « Réduire la sphère de l’économie à des phénomènes exclusivement marchands revient à éliminer de la scène la plus grande part de l’histoire humaine ; par contre étendre la définition du concept de marché jusqu’à lui faire englober tous les phénomènes économiques a pour conséquence d’attribuer artificiellement à tout ce qui relève de l’économique les caractéristiques particulières des phénomènes de marché. inévitablement, la pensée y perd de sa clarté. »]. Pour se rendre compte de l’importance du politique il suffit d’examiner le fonctionnement d’une multinationale étant donné que « près de la moitié des échanges mondiaux se fait entre les cent plus grandes multinationales ». La multinationale « joue en réalité des différences existant entre les États ». Alors qu’elle a bien une nationalité, son universalisme découle en fait de la faiblesse ou de l’inadéquation du politique, de l’« insuffisance d’une gouvernance mondiale pour harmoniser des règles du jeu qui chercheraient à prendre en compte le bien commun de l’ensemble des habitants de la planète ». Comme le montre l’histoire lors des périodes de repli protectionniste, « le facteur politique rend la mondialisation réversible » : « la causalité économique est un moteur puissant, mais ne résiste pas à l’intervention du facteur politique avec toute sa force contingente et irrationnelle. » Le problème de la mondialisation « est d’abord de nature politique » et c’est à ce niveau que se situent les enjeux éthiques. ⁠[14]

Car il y a bien évidemment des enjeux éthiques. La signification de la mondialisation « est plus large et plus profonde que le simple aspect économique, car une époque nouvelle s’est ouverte dans l’histoire et concerne le destin de l’humanité. »[15] Il suffit pour s’en rendre compte de voir comment tout un chacun perçoit la mondialisation. Il la perçoit à travers ce qu’Hugues Puel appelle « la mondialisation des signes » : facilité et rapidité des déplacements, des communications, échanges physiques, matériels, intellectuels, religieux mais uniquement pour ceux qui en ont les moyens intellectuels et financiers évidemment. A cela s’ajoute mondialisation des problèmes démographiques, urbanistiques, climatiques.

Certains profitent de la mondialisation, d’autres en pâtissent.

On a constaté à partir, grosso modo, de 1980, « une croissance impressionnante du commerce mondial ». Deuxièmement « un essor remarquable de l’investissement direct à l’étranger » et, en même temps, « le développement explosif des marchés financiers. » ⁠[16] Dit ainsi, tout cela paraît prometteur mais à y regarder de plus près on constate que le commerce croît plus vite que l’économie, que nombre d’entreprises passent sous contrôle étranger ou sont délocalisées et, en ce qui concerne les marchés financiers, « 90% de ces échanges de monnaie n’ont pratiquement pas de rapport avec le commerce des biens et des services. On assiste ainsi à une mondialisation financière marquée par une forte instabilité, ponctuée de crises impressionnantes, ainsi qu’à l’explosion de produits sophistiqués nouveaux ».⁠[17]

Ces nouveautés permettent à certaines régions peu développées mais jouissant d’une main-d’œuvre compétente et bon marché de rattraper plus ou moins leur retard que les pays dits avancés. Les travailleurs spécialisés y gagnent une meilleure rémunération et les consommateurs peuvent profiter de biens et services à prix concurrentiels.

Mais, les personnes peu compétentes, les sociétés peu concurrentielles souffrent dans ce vaste mouvement où le profit des actionnaires dope l’entreprise et l’emporte souvent au détriment des réalités sociales nationales. Des inégalités se créent ou s’accentuent. Et le risque majeur est peut-être « de passer d’une économie de marché à une société de marché ».⁠[18] En effet, la mondialisation s’appuie sur l’idéologie néo-libérale qui conduit à l’élargissement des privatisations, à l’abaissement des barrières douanières et à la libéralisation des marchés monétaires et financiers. Cette idéologie a des répercussions sur les mentalités et accentue la tendance déjà constatée à l’individualisme et au matérialisme pratique. En même temps, on se rend compte de la responsabilité du politique sur le plan local mais plus encore sur le plan mondial. L’enjeu est de taille car les sociétés sont confrontées à des tensions internes et, dans la mesure où elles paraissent s’enrichir, doivent aussi faire face à des migrations considérables. Ajoutons à cela que le « modèle » occidental peut être une menace pour d’autres cultures qui voudraient se moderniser sans perdre leur âme. Ainsi s’expliquent, selon E. Herr, « de profondes crises de replis identitaires conduisant inéluctablement à des radicalisations nationalistes et/ou religieuses malheureuses et meurtrières ».⁠[19]

Les mises en garde contre la mondialisation ne manquent pas ⁠[20] avec parfois des prises de position radicales⁠[21].

Souvent, la critique est très ciblée. Ainsi, Mgr Michel Schooyans dénonce, avec force exemples et documents, Le prix humain de la globalisation : l’ONU et à sa suite les grandes organisations mondiales s’écartent de la déclaration des droits de l’homme de 1948 pour soutenir une « globalisation holistique » ce qui « signifie que l’homme doit se soumettre au Tout d’où il émane et dans lequel il retournera se fondre »[22]. Cette nouvelle idéologie s’attaque tout particulièrement à la famille et donc à une structure essentielle de la société.

Des auteurs dénoncent eux le lien qui existe entre la mondialisation financière et le terrorisme⁠[23] ; les effets désastreux de la mondialisation pour l’Afrique⁠[24], sur la vie et le travail des femmes⁠[25], sur les cultures bousculées par des produits culturels standardisés⁠[26] et les réactions particularistes⁠[27], sur l’accès à l’eau⁠[28] et plus largement sur l’environnement⁠[29], sur les travailleurs, les États⁠[30], les systèmes de protection sociale⁠[31], comment elle favorise l’économie parallèle⁠[32], comment la pauvreté favorise un nouvel ordre financier⁠[33], comment la mondialisation attise les extrémismes de droite et les fondamentalismes⁠[34] et mobilise à son service la force armée.⁠[35], 1999, p. 61, cité in HOUTART François, _La mondialisation, Que penser de…​ ?, Fidélité, sd, p. 10). Le chanoine Houtart, né en 1925, Docteur en sociologie de l’UCL, diplômé de l’Institut international d’urbanisme appliqué, professeur émérite à l’UCL et ancien directeur de recherches socio-religieuses. Il fut le fondateur et le directeur du Centre tricontinental et de la revue Alternatives Sud, à Louvain-la-Neuve jusqu’en 2010. À l’occasion des élections fédérales de 2010 en Belgique, il soutient l’alternative unitaire de la gauche francophone à travers le Front des Gauches. Ce front est constitué du Parti Communiste, de la Ligue Communiste Révolutionnaire, de Vélorution, du Comité pour une Autre Politique (CAP), du Parti Humaniste et du Parti socialiste de lutte.]

d’autres réfléchissent à la manière d’humaniser la mondialisation⁠[36] ou de la réorienter⁠[37], ou encore s’interrogent sur son avenir : elle va disparaître⁠[38] ou engendrer un monde nouveau⁠[39].

Plus connus sont les partisans de l’« altermondialisme » : sous ce vocable se réunissent des mouvements très divers d’inspiration⁠[40] mais unis contre le mondialisme néolibéral au nom souvent d’un autre mondialisme⁠[41]. François Houtart à la recherche Des alternatives crédibles au capitalisme mondialisé[42] distingue deux courants d’alternatives : « le néo-keynésianisme et le post-capitalisme. » Le néo-keynésianisme⁠[43], dans lequel il range la doctrine sociale de l’Église⁠[44], ne renonce pas à la logique du marché mais veut le réguler mondialement, « limiter ses effets pervers et […] empêcher qu’il ne débouche sur des abus […], rétablir les conditions de la concurrence, tout en essayant parallèlement de réduire la destruction de l’environnement et les injustices sociales « . Par quels moyens ? en faisant « appel à la conscience des acteurs en présence » et en établissant  »_ un cadre normatif pour le fonctionnement de l’économie ». Quant au post-capitalisme, il _« envisage l’organisation de l’économie sur d’autres bases que celle du capitalisme » ou de l’économie de marché. Dans cette voie que l’auteur apprécie particulièrement, il se réfère à Lucien Sève⁠[45] ou encore Karl Polanyi⁠[46] et prône la construction d’une « autre mondialisation, celle des résistances ou des luttes ».

Pour Fr. Houtart, si les deux courants prônent de semblables régulations économiques, écologiques, sociales, politiques et culturelles, ils s’appuient sur des philosophies et des éthiques différentes et leurs alternatives sont aussi différentes. L’un cherchant des alternatives « à l’intérieur de l’économie capitaliste », l’autre, une alternative « au système capitaliste ». Dans cette alternative, les mesures communes aux deux tendances⁠[47] sont considérées « comme autant de jalons sur la voie du dépassement » pour inscrire l’activité économique dans une autre « logique ». Il s’agit, en effet, de remplacer « la notion de profit par celle de besoin », de prendre en compte « la manière sociale de produire dans le processus de production et dans le développement des technologies », de contrôler démocratiquement non seulement le « champ politique mais également [les] activités économiques », de faire de la consommation un moyen et non un objectif, de considérer l’État comme un « organe technique et non comme instrument d’oppression, etc. ».

Pour avancer dans cette autre logique, il faut une « convergence des résistances au capitalisme et des luttes sociales »[48] ; des convergences aussi au niveau des États⁠[49], qui leur permettent de ne pas être liés aux États-Unis ; des initiatives au niveau du droit des droits humains, du droit des peuples vis-à-vis du droit des affaires⁠[50]

On peut, à l’encontre, évoquer les antimondialistes adeptes du protectionnisme⁠[51] au nom de la souveraineté nationale, voire du nationalisme⁠[52] ou au nom d’une identité politique à retrouver⁠[53].

d’autres, par contre, se réjouissent de la mondialisation néolibérale⁠[54]

Comment se retrouver dans ce foisonnement de positions ? Comment chrétien doit-il juger le mondialisme actuel ? Doit-il souhaiter l’avènement d’un mondialisme et sous quelle forme ?

Nous savons combien l’Église attache d’importance à l’idée d’unité du genre humain et combien elle milite surtout depuis le XXe siècle pour la rencontre et l’entente des hommes à travers le monde.

d’ailleurs, il semble que la marche vers l’unité soit inscrite dans l’histoire des hommes peut-être parce qu’elle est inscrite dans leurs gènes. Comme le souligne Chantal Delsol, « le désir d’unité est […] un espoir concret que réalise l’histoire des hommes. Le passage de la tribu à la nation extrait les groupes humains de leur particularisme pour les faire accéder à la reconnaissance de l’autre. le polythéisme des dieux locaux, des dieux des ancêtres, cède la place au monothéisme qui unifie l’humanité sous la houlette d’une divinité unique, et accrédite l’idée d’une espèce humaine unique. Nous ne cessons de quêter des lois universelles, une morale commune inscrite en tout homme. Et chaque retombée dans la séparation, dans la haine, dans la ségrégation, nous laisse tremblants et honteux. »[55] L’Église a condamné le nationalisme, se réjouit de la construction de l’Europe et a souhaité des organisations internationales.

Mais qu’en est-il de la mondialisation actuelle ?

On se rend compte que cette mondialisation si l’on veut conserver ses meilleures promesses et éviter les catastrophes, doit être maîtrisée et orientée. En fonction de quoi et comment ?

Tout d’abord, en fonction du bien commun, défini ici comme bien commun universel et par le biais d’une autorité universelle.

A propos du bien commun universel, déjà en 1963, le pape Jean XXIII déclarait : « Pas plus que le bien commun d’une nation en particulier, le bien commun universel ne peut être défini sans référence à la personne humaine. C’est pourquoi les pouvoirs publics de la communauté mondiale doivent se proposer comme objectif fondamental la reconnaissance, le respect, la défense et le développement des droits de la personne humaine. Ce qui peut être obtenu soit par son intervention directe, s’il y a lieu, soit en créant sur le plan mondial les conditions qui permettront aux gouvernements nationaux de mieux remplir leur mission ».⁠[56] En effet, « le bien commun réside surtout dans la sauvegarde des droits et des devoirs de la personne humaine »[57] et la famille humaine « rassemble des êtres qui sont tous égaux en dignité naturelle. C’est donc une nécessité de nature qui exigera toujours qu’on travaille de façon suffisante au bien commun universel, celui qui intéresse l’ensemble de la famille humaine ».⁠[58] Et s’il est, bien sûr, un bien commun national, celui-ci est « assurément inséparable du bien de toute la communauté humaine ».⁠[59] Il y a une « égalité naturelle de toute les communautés politiques en dignité humaine » et toutes ont « droit à l’existence, au développement, à la possession des moyens nécessaires pour le réaliser, à la responsabilité première de leur mise en œuvre ».⁠[60] Non seulement « les communautés politiques, dans la poursuite de leurs intérêts, se garderont de se causer du tort les unes aux autres » mais elles devront « mettre en commun leurs projets et leurs ressources pour atteindre les objectifs qui leur seraient autrement inaccessibles », sans favoritisme ou parti-pris mais dans un esprit d’harmonie.⁠[61]

Mais ce n’est pas suffisant. Vu l’ampleur, la diversité et l’urgence des problèmes, la bonne volonté des États ne suffit pas. Ces problèmes mondiaux, « ne peuvent être résolus que par une autorité publique dont le pouvoir, la constitution et les moyens d’action prennent eux aussi des dimensions mondiales et qui puisse exercer son action sur toute l’étendue de la terre ».⁠[62] Cette « autorité publique de compétence universelle », efficace et impartiale, au service du bien commun universel, doit être constituée « par un accord unanime et non pas imposé par la force ».⁠[63] L’objectif fondamental est « la reconnaissance, le respect, la défense et le développement des droits de la personne humaine » et dans cette action universelle, le principe de subsidiarité sera respecté comme il doit l’être à l’intérieur de chaque État.⁠[64]

Pour cette tâche, nous avons vu que le pape Jean-XXIII comptait beaucoup sur une évolution positive de L’ONU.⁠[65]

Le Concile Vatican II va intégrer dans la Constitution pastorale Gaudium et spes (1965) la notion de bien commun universel : « Parce que les liens s’intensifient et s’étendent peu à peu à l’univers entier, le bien commun, c’est-à-dire cet ensemble de conditions sociales qui permettent, tant aux groupes qu’à chacun de leurs membres, d’atteindre leur perfection d’une façon plus totale et plus aisée, prend aujourd’hui une extension de plus en plus universelle. Tout groupe doit tenir compte des besoins et des légitimes aspirations des autres groupes, et plus encore du bien commun de l’ensemble de la famille humaine. »[66] Et le bien commun universel fondamental est bien sûr la personne humaine considérée dans son intégralité. Ce respect de la personne nous impose « de nous faire le prochain de n’importe quel homme ».⁠[67] Attitude qui implique une conversion radicale : « Que tous prennent très à cœur de compter les solidarités sociales parmi les principaux devoirs de l’homme d’aujourd’hui, et de les respecter. En effet, plus le monde s’unifie et plus il est manifeste que les obligations de l’homme dépassent les groupes particuliers pour s’étendre peu à peu à l’univers entier. Alors avec le nécessaire secours de la grâce divine, surgiront des hommes vraiment nouveaux, artisans de l’humanité nouvelle. »[68] On a bien compris que cette conversion radicale doit être une conversion spirituelle.

L’encyclique Populorum progressio (1967) sera entièrement consacrée à cet élargissement indispensable de la solidarité dans un monde où « la question sociale est devenue mondiale ».⁠[69]

En 1987, dans l’encyclique Sollicitudo rei socialis, Jean-Paul II, bien conscient des difficultés qu’il peut y avoir à reconnaître l’interdépendance des hommes et surtout à en tirer concrètement toutes les conséquences, va revenir sur la nécessité d’une conversion en définissant d’abord la solidarité comme une vertu et en relevant ensuite son implication religieuse : « Quand l’interdépendance est ainsi reconnue, la réponse correspondante, comme attitude morale et sociale et comme « vertu », est la solidarité. » Et d’expliquer : « Celle-ci n’est donc pas un sentiment de compassion vague ou d’attendrissement superficiel pour les maux subis par tant de personnes proches ou lointaines. Au contraire, c’est la détermination ferme et persévérante de travailler pour le bien commun, c’est-à-dire pour le bien de tous et de chacun parce que tous nous sommes vraiment responsables de tous. Une telle détermination est fondée sur la ferme conviction que le développement intégral est entravé par le désir de profit et la soif de pouvoir dont on a parlé. Ces attitudes et ces « structures de péché » ne peuvent être vaincues - bien entendu avec la grâce divine - que par une attitude diamétralement opposée : se dépenser pour le bien du prochain en étant prêt, au sens évangélique du terme, à « se perdre » pour l’autre au lieu de l’exploiter, et à « le servir » au lieu de l’opprimer à son propre profit[70] ».⁠[71]

Au passage, nous constatons qu’il y a dans l’opposition relevée deux visions de la mondialisation : celle qui recherche profit et pouvoir et celle qui se construit sur le service et le souci de l’autre. Nous y reviendrons.

Lors du 50e anniversaire de cette encyclique Pacem in terris, le pape Jean-Paul II⁠[72] rappelait tout cela et relevait quelques progrès notables dans le sens que souhaitait Jean XXIII⁠[73]. Mais, après avoir salué cette « vision de précurseur », Jean-Paul II devait bien constater que « la perspective d’une autorité publique internationale au service des droits humains, de la liberté et de la paix, ne s’est pas encore entièrement réalisée » et qu’« il faut malheureusement constater les fréquentes hésitations de la communauté internationale concernant le devoir de respecter et d’appliquer les droits humains. Ce devoir concerne tous les droits fondamentaux et ne laisse pas de place pour des choix arbitraires qui conduiraient à des formes de discrimination et d’injustice. En même temps, nous sommes témoins de l’accroissement d’un écart préoccupant entre une série de nouveaux « droits » promus dans les sociétés technologiquement avancées et des droits humains élémentaires qui ne sont pas encore respectés, surtout dans des situations de sous-développement : je pense, par exemple, au droit à la nourriture, à l’eau potable, au logement, à l’auto-détermination et à l’indépendance. » Il concluait cette critique en réaffirmant que « La paix exige que cet écart soit réduit de manière urgente et en définitive supprimé. »

Jean-Paul II ajoutait un autre reproche : « la communauté internationale, qui possède depuis 1948 une charte des droits de la personne humaine, a pour le moins négligé d’insister comme il le faut sur les devoirs qui en découlent. En réalité, c’est le devoir qui établit le cadre dans lequel les droits doivent être contenus, pour ne pas s’exercer sous forme de simple arbitraire. Une plus grande conscience des devoirs humains universels serait d’un grand avantage pour la cause de la paix, car elle lui fournirait la base morale de la reconnaissance, partagée entre tous, d’un ordre des choses qui ne dépend pas de la volonté d’un individu ou d’un groupe. »[74]

Jean-Paul II posait enfin deux questions fondamentales à propos de la défense et de la recherche du bien commun universel. Constatant avec beaucoup d’autres que le monde est en grand désordre, il se demandait d’abord « quel type d’ordre peut remplacer ce désordre, pour donner aux hommes et aux femmes la possibilité de vivre dans la liberté, la justice et la sécurité ? » Et ensuite, « puisque le monde, malgré son désordre, est en train de s’organiser dans plusieurs domaines (économique, culturel et même politique), surgit une autre question, également pressante : selon quels principes doivent se développer ces nouvelles formes d’ordre mondial ? » Dans sa réponse, Jean-Paul II revient à ce que Jean XXIII mettait en exergue 50 ans plus tôt. Premièrement, on ne peut pas faire abstraction des problèmes liés aux principes moraux. Autrement dit, la question de la paix qui est essentielle dans la mise en ordre des affaires mondiales, « ne peut pas être séparée de celle de la dignité humaine et des droits humains. » Deuxièmement, il est nécessaire que tout le monde collabore « à la constitution d’une nouvelle organisation de toute la famille humaine, pour assurer la paix et l’harmonie entre les peuples, et en même temps promouvoir leur progrès intégral ». Non pas en constituant « un super-État mondial » mais en accélérant « les progrès déjà en cours pour répondre à la demande presque universelle de modes démocratiques dans l’exercice de l’autorité politique, tant nationale qu’internationale, et pour répondre aussi à l’exigence de transparence et de crédibilité à tous les niveaux de la vie publique. »[75]

Méditant sur le bien commun, Benoît XVI n’hésite pas à en souligner l’importance théologique et même téléologique pourrait-on dire. En effet, « quand elle est inspirée et animée par la charité, l’action de l’homme contribue à l’édification de cette cité de Dieu universelle vers laquelle avance l’histoire de la famille humaine. Dans une société en voie de mondialisation, le bien commun et l’engagement en sa faveur ne peuvent pas ne pas assumer les dimensions de la famille humaine tout entière, c’est-à-dire de la communauté des peuples et des nations, au point de donner forme d’unité et de paix à la cité des hommes, et d’en faire, en quelque sorte, la préfiguration de la cité sans frontières de Dieu. »⁠[76] Il s’agit de travailler au « développement humain intégral »[77] de toute l’humanité en étant bien conscient que « l’annonce du Christ est le premier et le principal facteur de développement ».⁠[78]

Quand donc l’Église parle de la mondialisation, elle ne la réduit pas simplement à « un processus socio-économique » car « ce n’est pas là son unique dimension. Derrière le processus le plus visible se trouve la réalité d’une humanité qui devient de plus en plus interconnectée. Celle-ci est constituée de personnes et de peuples auxquels ce processus doit être utile et dont il doit servir le développement, en vertu des responsabilités respectives prises aussi bien par des individus que par la collectivité. Le dépassement des frontières n’est pas seulement un fait matériel, mais il est aussi culturel dans ses causes et dans ses effets. Si on regarde la mondialisation de façon déterministe, les critères pour l’évaluer et l’orienter se perdent. c’est une réalité humaine et elle peut avoir en amont diverses orientations culturelles sur lesquelles il faut exercer un discernement. La vérité de la mondialisation comme processus et sa nature éthique fondamentale dérivent de l’unité de la famille humaine et de son développement dans le bien. Il faut donc travailler sans cesse afin de favoriser une orientation culturelle, personnaliste et communautaire, ouverte à la transcendance, du processus d’intégration planétaire. »[79]

Benoît XVI reprend à son compte le jugement lapidaire de son prédécesseur : « la mondialisation, a priori, n’est ni bonne ni mauvaise. Elle sera ce que les personnes en feront. »⁠[80]

En bref, les chrétiens ne peuvent être indifférents au sort des personnes sur la terre entière ; ils doivent travailler, par charité, à l’unité du genre humain⁠[81] puisque tous sont enfants d’un même Père ; leurs efforts doivent viser à l’instauration toujours plus parfaite d’un bien commun universel tel qu’il a été défini, ouvert à la transcendance ; leurs efforts doivent être coordonnés, soutenus par une autorité politique. « La mondialisation réclame certainement une autorité, puisque est en jeu le problème du bien commun qu’il faut poursuivre ensemble ; cependant cette autorité devra être exercée de manière subsidiaire et polyarchique pour, d’une part, ne pas porter atteinte à la liberté et, d’autre part, pour être concrètement efficace. » Le pape insiste : « pour ne pas engendrer un dangereux pouvoir universel de type monocratique, la gouvernance de la mondialisation doit être de nature subsidiaire, articulée à de multiples niveaux et sur divers plans qui collaborent entre eux. »[82]

Ceci dit, il n’en reste pas moins « urgent que soit mise en place une véritable Autorité politique mondiale » comme le souhaitait Jean XIII. Une véritable autorité c’est-à-dire une Autorité qui « devra être reconnue par tous, jouir d’un pouvoir effectif pour assurer à chacun la sécurité, le respect de la justice et des droits. Elle devra évidemment posséder la faculté de faire respecter ses décisions par les différentes parties, ainsi que les mesures coordonnées adoptées par les différents forums internationaux. » Cette autorité est nécessaire « pour le gouvernement de l’économie mondiale, pour assainir les économies frappées par la crise, pour prévenir son aggravation et de plus grands déséquilibres, pour procéder à un souhaitable désarmement intégral, pour arriver à la sécurité alimentaire et à la paix, pour assurer la protection de l’environnement et pour réguler les flux migratoires ».⁠[83]

Le pape François confirmera, à sa manière, les interventions de ses prédécesseurs lors de sa rencontre avec les membres de l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations Unies⁠[84] . Bien conscient que « le monde contemporain, apparemment connecté, expérimente une fragmentation sociale, croissante et soutenue, qui met en danger « tout fondement de la vie sociale » et par conséquent « finit par nous opposer les uns aux autres, chacun cherchant à préserver ses propres intérêts » (Laudato si’, 229) », le pape indique dans quel sens « la louable construction juridique internationale de l’organisation des Nations Unies et de toutes ses réalisations » doit se poursuivre. Car elle est certes « perfectible comme toute œuvre humaine et, en même temps, nécessaire ». Comment perfectionner l’instrument de sorte qu’il soit « le gage d’un avenir sûr et heureux pour les futures générations » ?

A travers tout son discours, François indique deux chemins à suivre : la recherche du bien commun dans l’« accomplissement de l’idéal de fraternité humaine » et conjointement le perfectionnement du moyen qu’est l’ONU.

Il faut que les représentants des États sachent « laisser de côté des intérêts sectoriels et idéologiques, et chercher sincèrement le service du bien commun » en renforçant « le meilleur de chaque peuple » et donc en respectant leur « diversité ». Il faut en effet « accorder à tous les peuples, sans exception, une participation et une incidence réelle et équitable dans les décisions »[85]. Le pape donne-t-il quelques précisions sur le bien commun ? Il cite le Préambule de la Charte des nations Unies, charte qu’il appelle « vraie norme juridique fondamentale » : « le développement et la promotion de la primauté du droit », la justice donc, « est une condition indispensable pour atteindre l’idéal de fraternité ». « L’action politique et économique est efficace seulement lorsqu’on l’entend comme une activité prudentielle, guidée par un concept immuable de justice, et qui ne perd de vue, à aucun moment, qu’avant et au-delà des plans comme des programmes il y a des femmes et des hommes concrets, égaux aux gouvernants », femmes et hommes qui doivent être « de dignes acteurs de leur propre destin » qui est de développer intégralement leur humanité et d’exercer pleinement leur dignité. Ainsi, une gestion responsable de l’économie mondiale ne peut se passer d’« une sérieuse réflexion sur l’homme » qui reconnaîtra qu’il y a « une loi morale inscrite dans la nature humaine elle-même, qui comprend la distinction naturelle entre homme et femme et le respect absolu de la vie à toutes les étapes et dans toutes ses dimensions. »[86] Il s’agit là d’« un niveau supérieur de sagesse, qui accepte la transcendance - la transcendance de soi-même ».⁠[87]

La mondialisation qu’espèrent les Souverains Pontifes, dont parle l’Église, n’a donc rien à voir avec la mondialisation néo-libérale utilitariste et relativiste car l’Autorité qui doit la réguler et l’orienter « devra être réglée par le droit, se conformer de manière cohérente aux principes de subsidiarité et de solidarité, être ordonnée à la réalisation du bien commun, s’engager pour la promotion d’un authentique développement humain intégral qui s’inspire des valeurs de l’amour et de la vérité ».⁠[88]

Pour comprendre la différence fondamentale entre les deux mondialisations, il n’est pas inintéressant de considérer l’explication apportée par William Cavanaugh, dans son livre Eucharistie-mondialisation[89], et comment la Bible peut aussi nous conforter dans notre choix.

L’auteur américain a choisi un titre pour le moins surprenant qu’il précise, d’une manière malgré tout encore énigmatique, en écrivant qu’ « à la géopolitique de la mondialisation s’oppose la géopolitique de l’Eucharistie »[90]. qu’est-ce à dire ? En fait, la mondialisation telle qu’elle se vit actuellement « prend en compte le monde entier, mais d’un point de vue qui est détaché de toute localisation précise »[91]. Un bon exemple, façon de parler, nous est donné par l’entreprise multinationale. Par contre, « l’Eucharistie engendre un espace authentiquement universel non pas en oblitérant la dimension locale, mais en l’intégrant dans la catholica universelle lors de chaque célébration locale. »[92]

Au fil du temps, l’État-nation a consacré l’universel sur le local en étendant son contrôle sur toutes les composantes de la société les consacrant comme corps intermédiaires. Eh bien, « la mondialisation, loin d’annoncer le dépérissement de l’État-nation, signifie au contraire une hyperextension à la fois de l’État et de sa souveraineté sur les individus, qui constitue la phase finale de l’absorption du local par l’universel. »[93] L’État moderne a subordonné le local à l’universel, liant les institutions de la société civile. Aujourd’hui, « l’universel non seulement peut se passer de tout relais local, mais lui-même n’a plus de lieu particulier ». « Les gouvernements ont soit cédé soit perdu tout contrôle sur l’économie internationale ; par la dérégulation du commerce international et le développement des moyens électroniques de transfert, l’argent a virtuellement échappé à l’emprise des États. »⁠[94]

Comme l’écrivait un chroniqueur du New York Times « le nouvel ordre n’est lié par rien, ni par les ouvriers, ni par les produits, ni par les structures sociales, ni par les entreprises, ni par les usines, ni par les communautés ni même par la nation. »[95] Donc, « l’État-nation semble perdre de son emprise » face au « nomadisme » des firmes multinationales et c’est l’OMC qui remplace l’État-nation⁠[96]. Autrement dit, c’est le marché mondial qui s’affranchit de l’État-nation comme jadis l’État-nation s’était affranchi des coutumes locales. le monde est aujourd’hui « macdonaldisé »[97]

Cette unité, et ceci est important, est une utopie car « pour la nouvelle économie n’importe quel espace, réel ou virtuel, est une source de profit potentiel »[98]. Au lieu de faire du monde un « village planétaire », la nouvelle économie « a exacerbé l’insécurité et les conflits d’intérêts, quand elle ne les a pas suscités, en provoquant à la compétition des régions du ,monde géographiquement séparées les unes des autres. le libre-échange, par exemple, que l’on présente comme une stratégie bénigne, censée assurer le développement des nations au moyen de la compétition économique, respire la violence et pourrait bien ouvrir la voie à une guerre économique de tous contre tous. »[99] La nouvelle économie « exacerbe l’attachement au « local » -nations, régions, etc. -, qui, pour attirer les investisseurs, se doivent de mettre en avant le caractère « unique » de leur environnement social ou géographique (bas salaires, syndicats peu virulents, ressources et infrastructures de qualité, réglementation accommodante, environnement séduisant pour les cadres, etc.). Puis, ou plutôt en même temps qu’elle les exacerbe, la compétition gomme les particularités locales, dont le caractère prétendument unique n’est le plus souvent que la répétition, ici, d’un « modèle gagnant », là-bas. »[100] De plus, la nouvelle économie obsédée par la croissance continue promeut sans cesse la nouveauté, des nouveautés dont l’obsolescence est programmée. Dans cette perspective, « le consommateur idéal n’est donc plus celui ou celle qui désire un bien plutôt qu’un autre, mais qui désire consommer indéfiniment. ». Comme dit Cavanaugh, « la logique économique de la valeur d’échange a presque entièrement éteint la mémoire de la valeur d’usage. »[101] Nous sommes bien dans cette « culture du déchet » que dénonçait le pape François⁠[102].

La perspective catholique ne peut être que fondamentalement opposée à cette conception si l’on considère que son « âme » se révèle essentiellement dans l’eucharistie. L’eucharistie nous permet de comprendre que la catholicité l’eucharistie « transcende la dichotomie de l’universel et du local »[103]. Chaque eucharistie, où que ce soit dans le monde, rend présente la totalité du Corps du Christ. L’Église constituée par l’eucharistie est catholique, universelle⁠[104] certes, mais, comme l’explique H. de Lubac, si « « universel » suggère un mouvement d’expansion », « catholique » « relève plutôt d’un mouvement de concentration » : « « catholique » dit davantage, et autre chose : il suggère l’idée d’un tout organique, d’une cohésion, d’une synthèse ferme, d’une réalité non pas dispersée, mais au contraire, quelle qu’en soit l’étendue dans l’espace ou la différenciation interne, tournée vers un centre qui en assure l’unité ».⁠[105] Pour reprendre l’idée d’un « village planétaire », ce n’est pas une vue de l’esprit mais c’est « cette assemblée, ici et maintenant ». La « mondialisation eucharistique » n’est pas abstraite, elle réunit « les hommes autour du Corps du Christ, sans acception d’âge, de race, de sexe, de langue ou de classe sociale, renverse les barrières spatiales et temporelles élevées par la modernité. En Jésus-Christ, il n’y a ni Grec, ni Juif, ni homme, ni femme écrit saint Paul aux Galates (Ga 3, 28) ».⁠[106]

Et l’eucharistie est moins un lieu qu’un récit qui nous met en route vers notre patrie céleste . Comment dès lors résister à la nouvelle économie, « économie de l’hypermobilité » ? En demeurant « dans la fidélité à l’Alliance scellée par le Christ sur la Croix »[107]. La Croix réunit le passé, le présent et le monde à venir alors que « le capitalisme planétaire et la société de consommation entretiennent en nous [un déchirement intérieur] en nous livrant à un océan de purs présents ».⁠[108] Et le désir de consommer sans cesse exacerbé et inassouvi dans la mondialisation néolibérale trouve dans l’eucharistie son véritable « objet » indépassable : le Corps du Christ qui absorbe le communiant⁠[109] qui retrouve son unité, sa plénitude. Il est ensuite « renvoyé non pas dans le monde « ordinaire », mais dans l’univers du Corps christique » tout en restant dans son environnement familier qui est lui-même « métamorphosé: le Corps universel du Christ fait soudainement intrusion dans les interstices de l’espace local : vous tournez le coin d’une rue et le Christ est là, dans la personne du sans -logis qui ; mendie une pièce pour une tasse de café. » C’est « le Christ lui-même qui se présente à nous sous les traits des plus faibles, de ceux qui ont faim et soif, des étrangers, de ceux qui sont nus, malades, emprisonnés »[110]. Dans la pseudo-communion générée par l’hypercapitalisme mondialisé nous sommes juxtaposés et en compétition tandis que l’eucharistie nous rend « participants les uns des autres dans une mutuelle communion au Corps du Christ où, écrit saint Paul, « si un membre souffre, tous les membres partagent sa souffrance ; si un membre est glorifié, tous les membres partagent sa joie » (1 Co 12, 26) « .⁠[111] Cet « espace christique » « abolit radicalement les barrières économiques et politiques, que l’ « autre », concurrent potentiel ou source de profits dans le monde de la compétition, retrouve enfin son visage humain. Car cet autre, nous apprend encore saint Paul, même le plus faible et le plus démuni, y est honoré non parce qu’il est « simplement différent », mais parce qu’il est entièrement autre - parce qu’il est le Christ lui-même (Col 1, 24) ». Autrement dit encore, le communiant fidèle ne peut plus « se nourrir de la faim des autres ».

Cette méditation sur l’eucharistie, cœur de notre foi et de notre vie, nous rappelle que nous sommes tous invités à la même table que nous devons dresser la table pour que tous soient accueillis et cette méditation sur le « local » et « l’universel » enracine au plus profond de la foi chrétienne la nécessité de ne jamais dissocier la solidarité et la subsidiarité souci de l’unité et respect de chaque personne.

Beaucoup d’auteurs⁠[112] ont pour éclairer notre temps confronté la « mondialisation » telle qu’elle est présentée dans Gn 11, 1-9 dans le récit de la construction de la tour de Babel⁠[113] et celle qui est vécue lors de la Pentecôte (Ac 2, 1-36).

Le pape Benoît XVI s’est emparé du sujet⁠[114] et a montré combien il était d’actualité. Nous vivons dans un monde pétri d’incompréhensions, d’inégalités, d’agressivité et d’individualisme et il se pose la question de savoir nous pouvons « vraiment trouver et vivre l’unité dont nous avons tellement besoin ? »[115]

Deux manières opposées de construire l’unité se proposent à nous.

Il y a tout d’abord le modèle de Babel. Babel, c’est « un royaume dans lequel les hommes ont concentré tellement de pouvoir qu’ils pensent ne plus devoir faire de référence à un Dieu lointain, et être si forts qu’ils peuvent se construire une route qui mène au ciel pour en ouvrir les portes et se mettre à la place de Dieu. »[116] Notre monde ne ressemble-t-il pas par certains côtés à Babel ? » Benoît XVI répond : « Avec le progrès de la science et de la technologie, nous en sommes arrivés à pouvoir dominer les forces de la nature, à manipuler les éléments, à fabriquer les êtres vivants, presque jusqu’à l’être humain lui-même. Dans cette situation, prier Dieu semble quelque chose de dépassé, d’inutile, parce que nous-mêmes pouvons construire et créer tout ce que nous voulons. Mais nous ne réalisons pas que nous revivons l’expérience même de Babel. C’est vrai, nous avons multiplié les possibilités de communiquer, d’obtenir des informations, de transmettre des nouvelles, mais pouvons-nous dire que la capacité de nous comprendre a augmenté, ou que peut-être paradoxalement, nous nous comprenons de moins en moins ? » Peut-on espérer tout de même l’unité ? Oui mais comme nous le montre le récit de la Pentecôte⁠[117], « l’unité ne peut être que par le don de l’Esprit de Dieu, lequel nous donnera un cœur nouveau et un nouveau langage, une nouvelle capacité de communiquer. »

On peut ajouter et préciser encore⁠[118] qu’à Babel, les hommes « se rassemblent tous au même endroit, délaissant le reste de la terre ». C’est « un projet total, voir totalitaire : une seule langue, un seul peuple, une seule ville »« les différences sont niées » et, comme nous l’avons vu, « cette volonté d’uniformité se retourne vite contre Dieu ». Lors de la Pentecôte, les hommes « se rassemblent tous à Jérusalem venant de toute la terre mais pour en repartir » et « tous comprennent les paroles des disciples » mais « dans leur propre langue ». Et donc, « le projet de pentecôte est aussi un projet d’unité, un projet universel, mais qui passe par la diversité : un diversel. »

Le pape Benoît XVI n’évoque pas explicitement l’enjeu de la mondialisation sauf au point de vue culturel qui est essentiel bien sûr. Il n’empêche, comme l’écrit le P. Jean Daniélou, qu’avec le récit de Babel, « nous sommes en pleine théologie de la société internationale, de la communauté des peuples, de l’histoire politique. cette histoire politique peut être -et en fait est toujours- corrompue par le péché. les réalités qui la constituent sont ainsi perverties. la cité terrestre devient le royaume de ce monde. Elle rentre elle aussi dans le drame du péché. essentiellement ambigüe, elle peut rentrer dans le dessein de Dieu ou se constituer contre lui. »[119]

Babel ou Pentecôte ? c’est le sous-titre d’un ouvrage entièrement consacré à la mondialisation dans tous ses aspects, économiques, politiques, stratégiques, sociaux, culturels.⁠[120]

Philippe van Parijs⁠[121] se demande si l’éthique est « en mesure de résister à l’épreuve de l’immersion dans un marché de plus en plus mondialisé » dont l’instauration « constitue peu à peu l’humanité en un seul peuple », tendance renforcée encore par « l’émergence de pressions migratoires et d’interdépendances écologiques d’une ampleur inédite - et du reste en interaction étroite avec elles ». Pour lui, « la tâche sera rude et longue, à la fois intellectuellement et politiquement. » En effet, les deux seules voies qui s’offrent, dans ce cadre, au respect des « exigences les plus fondamentales de l’éthique sociale » sont d’une part ce qu’il appelle « la globalisation démocratique » et, d’autre part, « le patriotisme solidariste ». d’une part, qui dit globalisation dit centralisation c’est-à-dire éloignement du pouvoir de décision, difficulté accrue pour contrôler les décideurs et difficulté de se sentir solidaire des « globalisés » lointains.⁠[122] d’autre part, il faudrait un projet collectif mobilisateur et respectueux du pluralisme des opinions, « un projet qui ne soit pas axé sur la rentabilité, la compétitivité, la performance économiques » mais « sur une conception de la justice sociale qui combine un égal respect pour une grande diversité de conceptions de la vie et une égale sollicitude pour tous les membres de la société, avec ce que cela implique comme divergence systématique par rapport à la distribution des ressources qu’instaurerait spontanément le libre jeu du marché. »

Il faut donc « hisser la citoyenneté à un niveau davantage soustrait aux contraintes engendrées par la mobilité des facteurs précieux », c’est la « globalisation démocratique » et « muscler » cette citoyenneté « par la mise en place d’une allégeance à un projet mobilisateur qui neutralise la menace de cette mobilité » , c’est le rôle du « patriotisme solidariste » .

Le rassemblement progressif de toute l’humanité en un seul peuple est « sans doute une chance inouïe à saisir », c’est-à-dire « la possibilité de réaliser l’exigence éthique exaltante de non-discrimination, de solidarité mondiale apparue dans nos cultures avec les grandes religions universelles ». Mais dans ce mouvement, surgit « un péril sans précédent » : « celui d’un ratatinement sur des solidarités toujours plus exigües et plus ténues, sous la contrainte toujours plus pressante de l’impératif de compétitivité. » L’enjeu est de taille : on ne peut pas « laisser se construire un monde où ne puisse plus subsister que ce qui passe le filtre de la compétitivité ». Ce serait un « cauchemar ».⁠[123]

Ce serait « l’Apocalypse » renchérissent Philippe de Woot⁠[124] et Jacques Delcourt. Les auteurs, défendant l’universalisme de la Pentecôte ou encore celui suggéré par Paul dans sa théologie du Corps du Christ, rappellent les grandes valeurs chrétiennes à travers les Écritures et l’enseignement social de l’Église mais pour répondre au souhait d’une globalisation démocratique et d’un patriotisme solidariste chers à Philippe van Parijs, ils montrent que « les églises peuvent tout à la fois favoriser une montée de conscience universelle, des mobilisations citoyennes et encourager des actions visant à la pacification du monde, au développement durable, à la conservation de la nature, au respect des droits de l’homme, à l’amélioration de l’environnement, à plus d’égalité et de solidarité et donc au bien commun de l’humanité. » Ils notent que « par rapport à des organisations et des mouvements souvent spécialisés, les Églises apparaissent comme des institutions faîtières, comme des instances capables de promouvoir des mobilisations et des solidarités plus larges. » Et ils ajoutent que les Églises chrétiennes peuvent au nom d’une vision de l’homme partagée collaborer à cette œuvre avec les autres Églises et religions du monde.⁠[125]


1. L’adjectif mondialiste ( « qui s’adresse au monde entier » par opposition à « nationaliste ») est apparu un peu avant, semble-t-il. Par contre, mondialiser (« rendre mondial, donner un caractère mondial -universel- à quelque chose » et mondialisme (« universalisme qui vise à constituer l’unité politique de la communauté humaine ») seraient déjà d’usage vers 1950.
2. Cf. notamment CHANDA Nayan, Au commencement était la mondialisation : La grande saga des aventuriers, missionnaires, soldats et marchands, CNRS, 2007.  Il s’appuie sur l’analyse de la structure de l’ADN pour reconstituer peut-être la première grande migration qui, il y a 60.000 ans, amena des hommes venus d’Afrique orientale à gagner le Croissant fertile, l’Asie, l’Australie et l’Europe, pour atteindre l’Amérique par le détroit de Béring. Ensuite, pendant des siècles, des aventuriers, des missionnaires, des soldats et des marchands ont créé des liens, d’argent, de sujétion ou d 'entente.
   Né en 1946, cet historien indien, spécialisé en relations internationales, est l’auteur de plusieurs ouvrages consacrés à la politique de l’Asie.
3. L’historien américain Lionel Casson décrit ainsi l’intégration économique des provinces de l’empire romain: « Le citoyen romain mangeait du pain à base de blé nord-africain ou égyptien et du poisson pêché près de Gibraltar. Il cuisait avec de l’huile d’olive d’Afrique du nord, dans des chaudrons faits de cuivre extrait des mines d’Espagne, utilisait des plats cuits dans des fours gaulois, buvait du vin hispanique ou gaulois […​]. Le riche Romain s’habillait de laine de Milet ou de lin d’Égypte ; sa femme portait de la soie de Chine et se parait d perles et de diamants indiens, ainsi que de cosmétiques du sud de l’Arabie […​]. Sa maison était faite de marbre coloré issu des carrières d’Asie mineure ; quant à ses meubles, ils étaient en ébène indien ou en teck orné d’ivoire africain. » (cité in HUWART J.-Y., VERDIER L., La mondialisation économique, Origines et conséquences, OCDE, 2012, p. 24). Et à l’intérieur des empires perse, macédonien, byzantin, mongol, ou suivant l’expansion de l’Islam, le commerce fut intense comme plus tard dans les empires portugais, espagnol, anglais ou français.
4. Cf. CASSON Lionel, Les marins de l’Antiquité, Hachette, 1961.
5. Par exemple, en 1481, par la bulle Aeterni Regis, le pape Sixte IV confirme le traité d’Alcàçovas, signé en 1479 entre le Portugal et l’Espagne qui se partagent les territoires de l’Atlantique : le sud des îles Canaries reviendra au Portugal. En 1493, suite à la découverte de Christophe Colomb, le pape Alexandre VI accorde à l’Espagne par la bulle Inter caetera, tous les territoires situés à l’ouest d’un ligne qui de pôle à pôle passe à 100 lieues des Açores. Comme la guerre menace, les Portugais s’estimant floués, les souverains des 2 puissances s’entendent, le 7 juin 1494, par le traité de Tordesillas pour déplacer cette ligne à 370 lieues (1770 km) à l’ouest des îles du Cap Vert. C’est ainsi que les terres de ce qui sera le Brésil reviendront aux Portugais, tout le reste du continent étant réservé aux Espagnols.
6. Cité in HUWART J.-Y., VERDIER L., op. cit., p. 22.
7. En 1930, les États-Unis adoptent la loi Smoot-Hawkley qui augmente les droits de douane. Ce fut un modèle de loi protectionniste.
8. HUWART J.-Y., VERDIER L. Verdier, op. cit., p. 22.
9. FMI, Les perspectives de l’économie mondiale, Washington, mai 1997.
10. HERR E., La mondialisation : pour une évaluation éthique ?, in Nouvelle revue théologique, 122, 2000, p. 54.
11. BONIFACE Pascal, Comprendre le monde, Les relations internationales pour tous, Armand Colin, 2015, p. 21. Cf. également CALVEZ J.-Y., 80 mots pour la mondialisation, Desclée de Brouwer, 2008, pp. 125-126
12. CALVEZ J.-Y., op. cit., p. 126. Certains auteurs considèrent globalisation et mondialisation comme des termes plus ou moins synonymes, d’autres les distinguent mais en leur donnant souvent, chacun, des sens particuliers. pour en savoir plus, on peut lire DELCOURT Jacques, Mondialisation ou globalisation : quelle différence ? in Les défis de la globalisation, Babel ou pentecôte ? Sous la direction de DELCOURT Jacques et WOOT Philippe de, Presses universitaires de Louvain, 2001, pp. 15-34. J. Delcourt, professeur émérite de l’UCL, a enseigné la sociologie de l’éducation, du travail et des organisations, ainsi que des problèmes sociaux et des politiques sociales. Il a été professeur invité aux Universités des sciences sociales à Toulouse, de Genève et de Beira interior, de même qu’à l’Université de Liège et à la faculté universitaire catholique de Mons.
13. L’auteur cite l’économiste et historien de l’économie hongrois POLANYI Karl (1886
14. PUEL Hugues, article Mondialisation in Dictionnaire encyclopédique d’éthique chrétienne, Cerf,
   \2013. Hugues Puel est né en 1932 à Bordeaux. Il fut maître de conférences à la faculté des sciences économiques et de gestion à l’université Lumière (Lyon-II) de 1968 à 1993. Spécialiste en économie du travail, il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur le chômage et le système de l’emploi, sur l’économie et l’éthique économique. Dominicain, il s’engage dans le mouvement Économie et humanisme, fondé par Louis-Joseph Lebret. Il fut directeur général d’Économie et humanisme de 1969 à 1973 et directeur de la revue Économie et humanisme de 1968 à 1979. L’association Economie et humanisme disparaît en 2007.
15. CDSE 16.
16. HERR E., op. cit., p. 52.
17. HERR E., id..
18. GAUCHET M., La religion dans la démocratie, Gallimard, 1988, p. 85, cité in HERR E., op. cit., p. 60.
19. Id., p. 61.
20. Cf. COHEN Daniel, La mondialisation et ses ennemis, Hachette Littératures, 2005 ; ZIEGLER Jean, Les nouveaux maîtres du monde et ceux qui leur résistent, Fayard, 2002.
21. Cf. LEECH Gary, Le capitalisme : un génocide structurel, Les mécanismes meurtriers de la mondialisation libérale, Le retour aux sources, 2012 ; GUENOLE Thomas, La mondialisation malheureuse, First, 2016 ; FORRESTER Viviane, La dictature du profit, Livre de Poche, 2002 ; BAUMAN Zygmunt, Les riches font-ils le bonheur de tous ?, Armand Colin, 2014.
22. Le prix humain de la mondialisation, Editions de L’Homme Nouveau, 2015, p.109.
23. Cf. PASSET René, LIBERMAN Jean, Mondialisation financière et terrorisme, La donne a-t-elle changé depuis le 11 septembre ?, Enjeux Planète, 2002 ; BARBER Benjamin, Djihad versus McWorld, Desclée de Brouwer, 1996.
24. Cf. DRAMANE TRAORE Animata, L’Afrique humiliée, Fayard, 2008 ; BOLYA Baenga, Afrique, le maillon faible, La serpent à plumes, 2002.
25. Cf. MAYER Stéphanie, Les effets de la libéralisation des marchés sur les conditions de travail et de vie des femmes, IEIM, 2013 ; FALQUET Jules, KERGOAT Danièle, HIRATA Héléna, Le sexe de la mondialisation : genre, classe, race et nouvelle division du travail, Les Presses de Science Po, 2010 ; ENLOE Cynthia, Faire marcher les femmes au pas ?, Solanhets, 2016.
26. Cf. WARNIER Jean-Pierre, La mondialisation de la culture, La découverte, 2004 ; WOLTON Dominique, L’autre mondialisation, Flammarion, 2004.
27. Cf. CHAVALIER Nicolas, L’identité face à la mondialisation, Francisco Nizar, 2012.
28. Cf. ORSENNA Erik, L’avenir de l’eau, Fayard, 2008.
29. Cf. BERNIER Aurélien, Comment la mondialisation a tué l’écologie : Les politiques gouvernementales piégées par le libre-échange, 1001 Nuits, 2012.
30. Cf. STRANGE Susan, Le retrait de l’État : La dispersion du pouvoir dans l’économie mondiale, Temps présent, 2011.
31. Cf. MARTIN Hans-Peter, SCHUMANN Harald, Le piège de la mondialisation, Actes Sud, 1999.
32. Cf. TARRIUS Alain, Etrangers de passage : la mondialisation des pauvres, L’Aube, 2015.
33. Cf. CHOSSUDOVSKY Michel, Mondialisation de la pauvreté et nouvel ordre mondial, Editions Ecosociété, 2005. Intéressante aussi est l’étude de MESTRUM Francine, Mondialisation et pauvreté, De l’utilité de la pauvreté dans le nouvel ordre mondial, L’Harmattan, 2002. L’auteur, au terme d’une analyse très fouillée qui fait ressortir la complexité du problème de la pauvreté, demande que l’on repense conjointement la pauvreté et la richesse. Elle constate: « Richesse et pauvreté se conditionnent mutuellement. Il est clair que le néo-libéralisme ne peut répondre aux besoins matériels des pauvres ni aux besoins moraux des riches. Le système crée des richesses et des frustrations. il a besoin de la pauvreté et de la violence. Les valeurs dont a besoin la communauté mondiale et qui sont actuellement représentées par l’idéalisation de la femme pauvre, seront sans doute plus faciles à réaliser par une reconceptualisation de la richesse. La représentation que se font les riches du monde n’est pas correcte. En réalité, ce sont eux qui constituent une classe consciente et solidaire. Les pauvres, eux, dans leur lutte quotidienne pour survivre, ne peuvent se permettre ce luxe. Le désintéressement que les riches leur attribuent n’est qu’un mirage pour éviter que leurs privilèges soient mis en cause. Ce sont donc aussi bien la richesse et la pauvreté qui doivent être repensées. La pauvreté est un déficit matériel, la richesse est un déficit de moralité. Un monde qui transforme tout en marchandise est auto-destructeur. Une richesse qui ne serait plus exprimée en termes purement matériels mais aussi en valeurs sociales, permettrait de résoudre la pauvreté matérielle ». (Op. cit., pp. 243-244).
34. Cf. MARTIN Hans-Peter, SCHUMANN Harald, op. cit..
35. Le journaliste FRIEDMAN Thomas (né en 1953), considéré comme « le grand-prêtre du libre-échange » publie dans le Times magazine du 28 mars 1999 un article intitulé : « Pour que la mondialisation fonctionne, l’Amérique ne doit pas craindre d’agir comme la superpuissance invincible qu’elle est en réalité ». Il déclare : « La main invisible du marché ne fonctionnera jamais sans un poing invisible. McDonald’s ne peut s’étendre sans McDonnel Douglas, le fabricant du F-15. Et le poing invisible qui assure la sécurité mondiale des technologies de la Silicon Valley, s’appelle l’armée, la force aérienne, la force navale et le corps des marines des États-Unis. » (The Lexus and the Olive Tree, https://en.wikipedia.org/wiki/Farrar,Straus_and_Giroux[Farrar, Straus and Giroux
36. Cf. VALETTE René, Plaidoyer pour une mondialisation solidaire, Editions de l’Atelier, 2014 ; THEVENIN Bernard, MORNET Joël, Comment rendre la mondialisation plus humaine ? Librinova, 2014.
37. Cf. STIGLITZ Joseph, La grande désillusion, Livre de Poche, 2003.
38. Cf. GUENAIRE Michel, Le retour des États, Grasset, 2013 ; BAUDRILLARD Jean, Carnaval et cannibale, L’Herne, 2008 ; BERGER Suzanne, Notre première mondialisation : leçons d’un échec oublié, Seuil, 2003 ; LENGLET François, La fin de la mondialisation, Fayard, 2013.
39. Cf. MOREAU DEFARGES Philippe, La mondialisation, Presses universitaires de France, 2005 ; VEDRINE Hubert, Le monde au défi, Fayard, 2016 ; RIFKIN Jeremy, Une nouvelle conscience pour un monde en crise, Actes Sud, 2012 ; HEISBOURG François, L’épaisseur du monde, Stock, 2007.
40. Cf. AGUITON Christophe, Le monde nous appartient : Porto Alegre, Florence, Evian : les acteurs d’une autre mondialisation, 10-18, 2003.
41. A l’occasion, certains ressuscitent Marx comme PEÑA-RUIZ Henri, Marx quand même, Plon, 2012. DELSOL Chantal explique (in La grande méprise, La Table ronde, 2004, p. 24) : « La mondialisation est au départ une idée communiste. C’est finalement à travers le libéralisme qu’elle semble s’instaurer. Ainsi, les groupes occidentaux qui se révoltent, à Gênes ou ailleurs, contre la mondialisation, ne livrent au public que la moitié de leur pensée : ils ne s’opposent pas à la mondialisation, mais à la mondialisation libérale. Et ce qu’ils défendent en réalité, ce n’est pas la diversité ou le pluralisme face à une seule pensée imposée universellement. Ils voudraient diriger eux-mêmes le processus d’homogénéisation, sous leur propre drapeau. […​] La nouvelle idéologie défendue par les altermondialistes est bien une nouvelle idéologie mondialiste, née sur les ruines du socialisme réel et dans la haine du libéralisme triomphant. » Il en est qui, plus simplement, sont attachés à l’idée de réaliser l’unité de la communauté humaine mais refusent une mondialisation purement financière et prédatrice comme PASSET René qui fut conseiller scientifique du groupe ATTAC (Association pour la taxation des transactions financières et pour l’action citoyenne, fondée en 1998 et présente actuellement dans 38 pays). Cf. son livre : Eloge du mondialisme par un « anti » présumé, Fayard, 2001. Attac a publié un livre au titre significatif : Agir local, penser global, 1001 Nuits, 2001.
   On peut citer aussi CAVANAGH Mander John, Alternatives à la globalisation économique. Un autre monde est possible, Editions Ecosociété, 2005. Le slogan « un autre monde est possible » va faire florès dans les milieux de « gauche » : VAROUFAKIS Yanis  (ancien ministre des Finances du gouvernement Tsipras en Grèce) intitule un de ses livres, Un autre monde est possible, Flammarion 2015. Le 22 mai 2016, le cinéaste britannique Ken Loach reprenait ce slogan dans son discours aux accents politiques prononcé lors de la réception de sa deuxième palme d’or au festival de Cannes.
   Prudemment, des auteurs souhaitent « une éthique et une politique » pour une autre mondialisation sans se risquer à les définir. La critique est nourrie de nombreux arguments mais la construction d’un autre monde se cherche. Cf. HOUTART François, La mondialisation, op. cit..
42. In Les défis de la mondialisation, Babel ou Pentecôte ?, Sous la direction de DELCOURT Jacques et WOOT Philippe de, Presses universitaires de Louvain, 2001, pp.667-683.
43. Du nom de John Keynes, (1883-1946), économiste britannique. Sa pensée influencera la mise en place des États-providence après la seconde guerre mondiale. L’État-providence entend réglementer la vie sociale et économique au bénéfice des citoyens. Cette conception s’oppose à la conception libérale de l’État qui, à l’extrême, n’aurait que des fonctions de sécurité et d’ordre public.
44. Il range aussi dans cette catégorie : « certains porte-parole du Forum international de l’Economie (Davos) » ; SOROS George (né en 1930) C’est un financier milliardaire américain d’origine hongroise. C’est lui qui déclarait 13 avril 1994 devant la Commission des affaires bancaires et financières de la Chambre des représentants des États-Unis : « La croissance explosive du marché des dérivés porte en elle-même d’autres dangers. Il y en a tant, et certains d’entre eux sont tellement ésotériques, que les risques peuvent ne pas être bien évalués, y compris par les investisseurs les plus sophistiqués. Certains de ces instruments semblent spécialement conçus pour permettre aux investisseurs institutionnels de prendre des positions spéculatives qui leur seraient autrement interdites. (…) Les investisseurs de bon nombre de ces produits dérivés sont des banques d’affaires et commerciales. En cas de faillite en chaîne, les autorités réglementaires peuvent se trouver dans l’obligation d’intervenir pour protéger l’intégrité du système. Dans ce contexte, les autorités ont le droit et l’obligation de surveiller et de réglementer le marché des produits dérivés. » (cité in SOROS George, Le défi de l’argent, Plon, 1966, pp. 195-2006 ; il y joint « certains dirigeants de la banque mondiale et du FMI » ; Tony Blair (né en 1953) qui fut Premier ministre travailliste du Royaume-Uni de 1997 à 2007 ; Bill Clinton (né en 1946) qui fut le 42e président des États-Unis de 1993 à 2001 ; la social- démocratie et la démocratie chrétienne, partisans de l’« économie sociale de marché ». L’auteur épingle aussi le philosophe catholique américain Michael Novak (né en 1933) parce qu’il prétend « que le capitalisme est la forme d’organisation de l’économie la plus proche de l’Évangile, car elle allie respect de la personne et bien commun » et l’économiste français Michel Camdessus (né en 1933) , ancien directeur du FMI pour avoir déclaré que « le FMI formait un des éléments de la construction du Royaume de Dieu ».
   L’auteur semble ne pas avoir bien saisi la position de l’Église face au capitalisme, telle qu’elle est décrite, par exemple, dans les encycliques Laborem exercens et Centesimus annus.
45. Né en 1926, ce philosophe, dans toutes ses œuvres, se révèle un disciple de Marx. Jeune, il enseigna au Lycée français de Bruxelles d’où il fut exclu pour propagande marxiste-léniniste. membre du parti communiste français, il en démissionne rêvant de le transformer et de lui inspirer une stratégie vraiment conforme aux thèses de Marx. On retiendra de son œuvre les trois volumes de Penser avec Marx aujourd’hui, La Dispute, 2004, 2008, 2014. Il a reçu en 2008 le prix de l’Union rationaliste pour l’ensemble de son œuvre.
46. Historien de l’économie et économiste d’origine hongroise ( 1886-1964). Ses œuvres principales sont La grande transformation (1946), Gallimard, 1983 et La Subsistance de l’homme. La place de l’économie dans l’histoire et la société (oeuvre posthume 1977), Flammarion, 2011. La thèse essentielle de Polanyi que reprend Fr. Houtart est que l’économie libérale et son marché autorégulateur conduisent au « désencastrement » ou « déclavement » de l’économie et de la technique par rapport à la société. Il faut, au contraire, « réenclaver l’économie dans la société ».
47. Empêcher la logique marchande de s’étendre à la culture, à l’éducation, aux moyens de communication ; ouvrir le marché aux économies faibles ; permettre la libre circulation des personnes ; favoriser les regroupements économiques régionaux ; lever les obstacles au développement des économies dépendantes en orientant vers elles les flux financiers ; réduire et contrôler le commerce des armes ; développer l’économie sociale ; réorganiser le processus de production et de distribution par la revalorisation du capital productif par rapport au capital financier, par l’utilisation critique des technologies en vue du bien-être dans le respect des personnes et de la nature, par l’organisation du travail soucieux d’abord des personnes et de leurs droits et par un grand souci de l’écologie qui, selon Fr. Houtart, est peut-être l’élément « le mieux à même de forcer l’adoption d’alternatives à la logique capitaliste ». Bref, il s’agit « de réenclaver l’économie dans la société, en la soumettant aux impératifs sociaux et écologiques ». Tels sont les moyens qui paraîtront familiers aux chrétiens sociaux mais qui, pour l’auteur, peuvent être mis en œuvre à moyen terme dans une perspective « post-capitaliste ».
   Sur le plan politique, des mesures doivent être prises conjointement : la démocratisation des organisations internationales, et le renforcement de leur rôle régulateur à partir « d’autres critères que la simple rentabilité du capital » ; la restauration de l’État comme garant efficace et démocratique « des objectifs sociaux et des préoccupations écologiques. »
48. L’auteur cite le Forum mondial des alternatives dont le président est SAMIR Amin, économiste d’origine égyptienne né en 1931. Il est aussi directeur du Forum du Tiers-monde et l’auteur de nombreux ouvrages dont, notamment, Fin du néolibéralisme ?,in Actuel Marx, N° 40, 2e Semestre 2 : 2006 ; L’Implosion du capitalisme  contemporain, Automne du capitalisme, printemps des peuples ?, Editions Delga, 2012 ; Au-delà du capitalisme sénile, pour un XXIe siècle non américain ; Du Capitalisme à la civilisation, Editions Syllepse, 2008  ; Sur la crise, sortir de la crise du capitalisme ou sortir du capitalisme en crise, Le temps des cerises, 2009 ; Pour la Ve internationale, Le temps des cerises, 2006. Samir Amin a été marxiste (il fut membre du Parti communiste français) puis maoïste.
49. L’auteur cite le Merco-Sur, marché commun du sud qui regroupe quelques pays d’Amérique du Sud. Il fut créé 26 mars1991 par le traité d’Asunción qui établit : « La libre circulation des biens, services et des facteurs productifs entre les pays dans l’établissement d’un arsenal externe commun et l’adoption d’une politique commerciale commune, la coordination de politiques macroéconomiques et sectorielles entre les États et l’harmonisation des législations pour atteindre un renforcement du processus d’intégration ».
50. L’auteur cite, par exemple, le Tribunal permanent des peuples, tribunal d’opinion fondé en 1979 par Lelio Basso, un des fondateurs du Parti socialiste italien d’unité prolétarienne. Auteur d’ouvrages théoriques, il a également traduit en italien plusieurs textes de Rosa Luxemburg (militante socialiste et théoricienne marxiste d’origine russe, naturalisée allemande (1871-1919).
51. C’est une tentation récurrente des États-Unis mais elle existe aussi en Europe. Ainsi, en 2016, la Commission européenne a donné son feu vert à la France pour tester pendant deux ans la mention obligatoire de l’origine du lait et de la viande utilisés comme ingrédients dans les denrées alimentaires. « Cette initiative du gouvernement français est clairement une forme de protectionnisme qui touche surtout les producteurs issus de plus petits pays ayant une économie ouverte, comme la Belgique », regrette la Fevia (Federatie Voedingsindustrie-Fédération de l’Industrie Alimentaire) qui appelle les autorités belges « à prendre les mesures nécessaires pour stopper la prolifération du protectionnisme en Europe ». Selon la Fédération de l’industrie alimentaire belge, cette décision de la Commission européenne « enterre en effet le principe du marché unique européen ». (Trends Tendances, 6 juillet 2016).
52. De nombreux partis populistes ont cette position comme, par exemple, le Front National en France ou encore la Ligue du Nord en Italie.
53. C’est la position de l’homme politique français BELLON André, Pourquoi je ne suis pas altermondialiste : Eloge de l’antimondialisme, 1001 Nuits, 2004.
54. Cf. NORBERG Johan, Plaidoyer pour la mondialisation capitaliste, Plon, 2004 ; MINC Alain, La mondialisation heureuse, Pocket, 1999.
55. La grande méprise, op. cit., pp. 87-88.
56. PT, n° 136.
57. Id., n° 61.
58. Id., n° 129.
59. Id., n° 96.
60. Id., n° 84
61. Id., n° 97.
62. Id. n° 134.
63. Id., n° 134-135.
64. Id., n° 136-138.
65. Id., n° 139-142.
66. GS 26, 1.
67. GS 274, 2.
68. GS 30, 2.
69. PP 3.
70. Le pape se réfère à Mt 10, 40-42 ; 20, 25 ; Mc 10, 42-45 ; Lc 22, 25-27.
71. SRS 38.
72. Message pour la célébration de la Journée mondiale de la paix, 1er janvier 2003.
73. Id., n° 6.
74. Id., n° 5.
75. Id., n° 6.
76. CV, 7.
77. Cf. PP 14: « Le développement ne se réduit pas à la simple croissance économique. Pour être authentique, il doit être intégral, c’est-à-dire promouvoir tout homme et tout l’homme. »
78. Id., 8. Benoît XVI se réfère ici ce qu’écrivait Paul VI (PP 16-17): « Comme la création tout entière est ordonnée à son créateur, la créature spirituelle est tenue d’orienter spontanément sa vie vers Dieu, vérité première et souverain bien. Aussi la croissance humaine constitue-t-elle comme un résumé de nos devoirs. Bien plus, cette harmonie de nature enrichie par l’effort personnel et responsable est appelée à un dépassement. Par son insertion dans le Christ vivifiant, l’homme accède à un épanouissement nouveau, à un humanisme transcendant, qui lui donne sa plus grande plénitude : telle est la finalité suprême du développement personnel.
   Mais chaque homme est membre de la société : il appartient à l’humanité tout entière. Ce n’est pas seulement tel ou tel homme, mais tous les hommes qui sont appelés à ce développement plénier. Les civilisations naissent, croissent et meurent. mais, comme les vagues à marée montante pénètrent chacune un peu plus avant sur la grève, ainsi l’humanité avance sur le chemin de l’histoire. Héritiers des générations passées et bénéficiaires du travail de nos contemporains, nous avons des obligations envers tous et ne pouvons nous désintéresser de ceux qui viendront agrandir après nous le cercle de la famille humaine. la solidarité universelle qui est un fait, et un bénéfice pour nous, est aussi un devoir. »
79. CV, 42.
80. Discours à l’Académie des Sciences sociales, 27 avril 2001.
81. Voir CV, 53-55.
82. CV, 57. Il s’agit, répète encore Benoît XVI, d’« un degré supérieur d’organisation à l’échelle internationale de type subsidiaire pour la gouvernance de la mondialisation […​]. » CV 67.
83. CV, 67.
84. Discours du 25 septembre 2015.
85. Selon la justice qui limite le pouvoir, « aucun individu ou groupe humain ne peut se considérer tout-puissant, autorisé à passer par-dessus la dignité et les droits des autres personnes physiques ou de leurs groupements sociaux. la distribution de fait du pouvoir (politique, économique, de défense, technologique, ou autre) entre une pluralité de sujets ainsi que la création d’un système juridique de régulation des prétentions et des intérêts, concrétise la limitation du pouvoir. »
86. Le pape évoque ici son encyclique Laudato si’, 155, 123 et 136.
87. François cite à plusieurs reprises des extraits du discours prononcé par Paul VI devant l’Assemblée des nations Unies, le 4 octobre 1965: « Voici arrivée l’heure où s’impose une halte, un moment de recueillement, de réflexion, quasi de prière : repenser à notre commune origine, à notre histoire, à notre destin commun. Jamais comme aujourd’hui, […​] n’a été aussi nécessaire l’appel à la conscience morale de l’homme. Car le péril ne vient, ni du progrès, ni de la science, qui, bien utilisés, pourront […​] résoudre un grand nombre de graves problèmes qui assaillent l’humanité. […​] L’édifice de la civilisation moderne doit se construire sur des principes spirituels, les seuls capables non seulement de la soutenir, mais aussi de l’éclairer. »
88. CV, 67. Se soucier du bien commun de l’humanité entière, c’est lutter contre ce que François a appelé, à plusieurs reprises « la mondialisation de l’indifférence » (8 juillet 2013 à Lampedusa ; message pour le carême 2015, 4 octobre 2014)
89. Ad Solem, 2008.
90. Op. cit., p. 95.
91. Id., p. 94.
92. Id..
93. Id., p. 95.
94. Id., p. 99.
95. Cité in CAVANAUGH W., op. cit., p. 100.
96. Id., p. 101.
97. L’expression a été créée par le sociologue américain RITZER George in The MacDonaldisation of Society, Pine Forge Press, 1993 cité in CAVANAUGH W., op. cit., p. 103. Celui-ci, en illustration, cite le président de Nabisco Corporation, entreprise spécialisée dans la fabrication de biscuits, chocolats et friandises : « C’est un seul monde uni dans des pratiques de consommation […​]. J’attends le jour où Arabes et Américains, Latins et Scandinaves, croqueront des biscuits Ritz avec l’enthousiasme qui les porte aujourd’hui à boire du Coca-Cola ou à se brosser les dents avec du dentifrice Colgate ».
98. CAVANAUGH W., op. cit., p. 104.
99. Id., p. 106.
100. Id., p. 107. Et « le produit, y compris le produit culinaire, doit convenir au goût de n’importe qui n’importe où, et en même temps, afin de s’imposer sur le marché, il doit jouer la carte de l’exotisme, du « produit local », du terroir, afin de compenser le phénomène d’uniformisation de la société. » (id.) La publicité va entretenir l’illusion ; « l’image prime désormais sur la réalité » (id., p. 108). Nous entrons dans une « culture du simulacre, pendant que les véritables cultures locales cèdent la place à la culture universelle de Coca-Cola et de Colgate. » (Id., p. 109)
101. Id., p. 110.
102. LS’ 22.
103. CAVANAUGH W., op. cit., p. 111.
104. Saint Thomas montre que l’Église est universelle de trois manières:
   « L’Église est universelle premièrement quant au lieu ; car, contrairement à la croyance des Doinatistes, elle est répandue dans le monde entier. L’Apôtre écrit en effet aux Romains (1, 8) : Votre foi est célébrée dans le monde entier. Et Jésus, avant de monter au ciel, dit aux onze apôtres (Mc 16, 15) : Allez dans le monde entier, prêchez l’Évangile à toutes les créatures. C’est pourquoi Dieu, qui, dans l’Antiquité, était connu seulement en Judée, l’est maintenant dans le monde entier
   Or cette Église comprend trois paries. L’une sur la terre, une autre au ciel, et la troisième au purgatoire.
   Deuxièmement, elle est universelle quant à la condition des hommes qui la composent, parce que personne n’en est rejeté, ni le maître, ni l’esclave, ni l’homme, ni la femme. Saint Paul écrit en effet aux galates (3, 28) : il n’y a plus maintenant ni de juif ni de Gentil, ni d’esclave ni d’homme libre, ni d’homme ni de femme ; mais vous n’êtes tous qu’un en Jésus-Christ.
   Troisièmement, l’Église est universelle quant au temps. Il y eut des hommes qui affirmèrent le contraire : l’Église ne doit durer qu’un temps. Ce en quoi ils sont dans l’erreur ; car cette Église a commencé du temps d’Abel, et elle durera jusqu’à la fin du monde. Jésus en effet, avant de remonter au ciel, dit à ses disciples (Mt 28, 20) : Voici que moi, je vais être avec vous toujours jusqu’à la fin du monde. Et après la consommation des siècles, son Église demeurera dans le ciel éternellement. » (Collationem in Symbolum Apostolorum : Commentaire du Je crois en Dieu, Sermons du Carême 1273, Nouvelles éditions latines, 1969, n° 137-139).
105. LUBAC H. de, Les Églises particulières dans l’Église universelle, Aubier-Montaigne, 1971, p. 30 sq., cité par CAVANAUGH W., op. cit., p. 113. L’auteur cite aussi URS von BALTHASAR Hans : « La catholica est en réalité une région dont le centre est partout (où l’eucharistie est célébrée) ; (structurellement elle peut en théorie se trouver partout ; géographiquement, sa périphérie touche « aux confins de la terre » (Ap 1, 8), mais si loin qu’elle s’étendez, elle ne peut jamais être très éloignée du centre ». (Théologique IV : l’Esprit de Vérité, Culture et Vérité, 1998, p. 65 sq.)
106. CAVANAUGH W., op. cit., pp. 115-116.
107. Id., p. 118.
108. Id., p. 119.
109. Cf. ce que dit Dieu à saint Augustin : « Je suis l’aliment des forts ; grandis, et tu me mangeras. Tu ne me transmueras pas en toi, comme la nourriture de ton corps, mais c’est toi qui seras transmué en moi. » (Confessions VII, 10, Garnier, 1960, p. 289).
110. Cf. Mt 25, 31-46.
111. CAVANAUGH W., op. cit., p. 121.
112. Le lecteur trouvera sur internet un très grand nombre d’articles qui montrent que le Pentecôte est un anti-Babel et que cette opposition peut éclairer les enjeux de notre temps.
113. Sans confronter Babel à la Pentecôte, Chantal Delsol a bien saisi l’enjeu anthropologique du vieux récit. Alors que la recherche de l’unité est non seulement profondément enracinée dans le cœur de l’homme mais aussi tout à fait louable puisque le mal est défini comme séparation, comme diabolique (diaballo : jeter entre, en travers, détourner), pourquoi Dieu disperse-t-il les hommes si ce n’est pour un bien ? Elle répond en philosophe : « L’homme est considéré comme un être en devenir, jamais achevé mais toujours en voie d’accomplissement. Autrement dit, l’être d’un commencement et d’une finalité : et parce que l’on ne peut tendre que vers le bien ou ce que l’on croit tel (c’est la définition même du bien), il est l’être imparfait se dirigeant à tâtons vers une perfection. Pourtant, cette perfection n’est pas du monde, elle s’impose comme une attente et un espoir après lesquels soupire cette créature appelée homme. Celui-ci est voué à l’espérance parce que incapable de s’installer ici-bas dans ses pénates : son rêve n’est pas d’ici.
   Une unité parfaite instaurée sur cette terre ne saurait être qu’une fausse unité. ce qui caractérise l’homme, ce n’est pas l’unité enfin achevée, mais le travail en vue de l’unité, l’action évolutive par laquelle il progresse vers la communion sans y parvenir jamais tout à fait. Ce travail en vue de l’unité s’exprime en un mot : la relation. L’œuvre de l’homme sur cette terre consiste à tisser des relations entre les diversités, c’est ainsi qu’il évolue et grandit. individuellement, la vie morale consiste à développer des relations humaines entre des personnalités respectées dans leur différence. Collectivement, la recherche de l’unité passe, non pas par l’abolition des diversités de cultures, mais par l’entretien de leurs relations. Se civiliser n’est rien d’autre qu’apprendre à reconnaître l’autre. Dans l’histoire de Babel, l’autre a été supprimé en tant qu’autre, puisque chacun a perdu sa différenciation.
   La différenciation exprime la spécificité. la dignité de l’être s’efface s’il perd sa spécificité […​]. Une unité qui voudrait dissoudre ces singularités en abolirait en même temps la valeur propre. C’est pourquoi le créateur préfère à l’unité une harmonie […​] ». La recherche de l’uniformité est l’obsession de toutes les formes de totalitarisme. (La grande méprise, op. cit., pp. 85-86).
114. Homélie, 27 mai 2012.
115. « Même si nous sommes toujours plus proches les uns des autres avec le développement des moyens de communication, et si les distances géographiques semblent disparaître, toutefois la compréhension et la communion entre les personnes sont souvent superficielles et difficiles. Il y a encore des déséquilibres qui conduisent souvent à des conflits, le dialogue entre les générations devient pénible et parfois la confrontation prévaut ; nous assistons à des événements quotidiens où il semble que les hommes sont de plus en plus agressifs et plus hargneux ; se comprendre semble trop difficile et on préfère rester dans son propre ego, dans ses propres intérêts. »
116. CHEREAU Georgette, dans son analyse de cet épisode fait remarquer que dans leur rêve de rencontre, les hommes considèrent souvent que la diversité des langues est « vécue comme un obstacle à la rencontre et à l’œuvre commune ». Ici, la langue commune qui abolit distance et contestation semble instaurer une parfaite entente alors qu’il est peu vraisemblable que tous les hommes utilisant la même langue utilisent « les mêmes mots » (Gn 11, 1), comme précise le texte, et dans un sens unique. Bref le récit introduit d’emblée un leurre. L’exégète s’arrête aussi au fait que les hommes commencent par fabriquer des briques avant de savoir à quoi elles serviront. C’est pour elle , dans ce façonnement de la glaise, la volonté d’imiter Dieu. Ensuite et ensuite seulement naît le projet initié sans doute par Nemrod , le « chasseur héroïque devant le Seigneur » (Gn 10, 9) - certains disent « contre » le Seigneur -, Nemrod, le « rebelle » selon l’étymologie de son nom, qui fera de Babel une de ses capitales. Il s’agit d’un projet politique, la tour devant affirmer précisément la puissance politique. Cette tour est « un défi à la transcendance divine, l’homme cherchant à gagner le ciel par ses seules forces ». De plus, « faisons-nous un nom », disent les hommes qui, par là « cherchent à se construire eux-mêmes », dans la mesure où « se faire un nom peut s’entendre comme la prétention à se donner à soi-même son rôle et sa fin dans l’univers » et cette « prétention » est aussi « manière de refuser de se reconnaître comme fils ». G. Chéreau commente : alors que « le nomadisme rappelle que la vie, la nourriture sont dons de Dieu », « s’installer, faire état de sa force, c’est conjurer la ; mortalité, la finitude, et nourrir l’illusion d’un « sans fin » à sa portée. »
   Le Seigneur va mettre fin à cette aventure. certains commentateurs ont dit parfois que c’était par jalousie que Dieu contrecarrait le désir des hommes de se rassembler et de s’entendre, de réaliser leur unité. Or Dieu ne condamne pas d’emblée le projet, il descend « pour voir » et constate ; Cette « descente » de Dieu souligne non seulement une « distance cosmologique » mais aussi « la distance ontologique ». Le désir d’unité est au cœur de tout homme et ce désir a été placé par Dieu dans l’homme. Ce désir est bon mais c’est la manière de lui donner corps qui est contestable. Cette manière est « une impasse » car, d’une part « une langue unique équivaudrait à la stérilisation de la pensée » et d’autre part, selon l’exégète, l’espace clos de cette ville dont les habitants ne veulent pas « être disséminés sur toute la surface de la terre » (Gn 11, 4) est un « terrain propice à la tyrannie d’un pouvoir politique sourd aux contestations et ignorant les médiations ». Dieu donc disperse les hommes car « la dispersion réalise la distance préalable au dialogue. Même vécue d’abord dans le désarroi, elle ouvre la voie à une naissance dans la reconnaissance d’une paternité. Le « Je » se reçoit d’un autre. » L’intervention de Dieu ne condamne pas le projet humain mais « met tout simplement engarde contre son dévoiement ». Elle « ouvre à la rencontre vivifiante » et « constitue un avertissement quand ne cessent de renaître la prétention à se suffire et la séduction des empires. » (De Babel à la pentecôte, Histoire d’une bénédiction, in Nouvelle Revue Théologique, n° 122, 2000, pp. 19-28).
117. La Pentecôte est la « réplique à Babel » (CHEREAU G., op. cit.), le Pentecôte nous montre comment vivre l’unité et la diversité. Ici, « le désir d’unité, d’initiative et de reconnaissance qui habitait les hommes de Babel trouve dans l’histoire son chemin grâce à l’effusion de l’Esprit de Jésus, avant de trouver son accomplissement à la fin des temps. » Dieu a éduqué, purifié le désir de l’homme : « désir d’universelle communication, désir d’être sauvé de la mort, désir enfin d’être reconnu comme personne unique », désir aussi d’« être arraché aux abris précaires ». Et ce désir est « réordonné ». par le Dieu de miséricorde.
   Une langue unique est inutile, elle n’est pas nécessaire à l’universalité. Cela signifie qu’« aucune langue, aucune culture ne peut s’arroger le monopole de la construction du sens ». Le jour de la Pentecôte et dorénavant, « l’Esprit saint opère dans la langue de vie des hommes, fruit de leurs histoires particulières, y compris en leur expression religieuse en ce que celle-ci a de divinisable au prix des nécessaires discernements et purifications. Cela implique l’attention au rôle des traditions religieuses non-chrétiennes en tant qu’elles véhiculent des aspects de la révélation non encore déployés et participent à l’histoire du salut. »,
   Ce n’est pas sur des briques que le peuple se construit mais sur Jésus. Les hommes cherchaient à « se faire un nom », désormais c’est le nom du Christ qui est exalté.
   Alors que « l’expérience de Babel est vécue dans la détresse », celle de la Pentecôte est vécue dans la joie.
   Le récit de la Pentecôte se termine aussi par une dispersion mais celle-ci est la « condition pour la réalisation de la mission : faire de tous les hommes des fils de Dieu en Jésus. » (CHEREAU G., De Babel à la Pentecôte, op. cit., pp. 28-35).
118. Cf. LAVIGNOTTE Stéphane, Pentecôte ou Babel ?, 17 mai 2013, sur temoignagechretien.fr
119. Au commencement Gn 1-11, Seuil, 1963, pp. 116-117 , cité par LE GAL Mgr Patrick, évêque aux Armées françaises, in De Babel à la Pentecôte, Chronique d’une crise surmontée, mai 2008, disponible sur dioceseauxarmees.fr
   L’auteur note, à propos de la Pentecôte : « Le rassemblement ne supprime pas la diversité des nations, non plus que celle des langues, richesse de la création voulue par Dieu et magnifiée par la Genèse (Gn 10, 31-32). Ce que n’avait su faire le zèle orgueilleux de Babel, l’Esprit-Saint l’accomplit : l’unité par-delà la diversité des peuples, la communion et la compréhension mutuelle au-delà des cultures et des langues variées. »
120. DELCOURT Jacques et de WOOT Philippe (sous la direction de), Les défis de la globalisation, Babel ou Pentecôte ?, ouvrage collectif publié aux Presses universitaires de Louvain, 2001.
121. Docteur en philosophie (Oxford) et en sociologie (UCL). responsable de la Chaire Hoover d’éthique économique et sociale à la faculté des sciences économiques, sociales et politiques de l’UCL. Il fut professeur invité dans les universités d’Amsterdam, Rio de Janeiro, Florence, Beijing, Yale, Oxford. Auteur de nombreux ouvrages notamment de qu’est-ce qu’une société juste ? Seuil, 1991.
122. Le pape François oppose la « mondialisation de la rencontre » (Zenit, 3 novembre 2016) à « la mondialisation de l’indifférence » (Message de carême, 27 janvier 2015).
123. PARIJS Ph. van, L’éthique à l’épreuve du marché mondial, in DELCOURT Jacques et de WOOT Philippe (sous la direction de), Les défis de la globalisation, Babel ou Pentecôte ?, Presses universitaires de Louvain, 2001, pp. 597-611.
124. Docteur en droit et docteur en économie de l’UCL, professeur émérite de l’UCL. Il a enseigné la stratégie des entreprises, le management et l’éthique des affaires. Membre fondateur du Groupe de Lisbonne. Auteur de nombreux livres dont notamment Pour une doctrine de l’entreprise, Seuil, 1968 ; Limits to Competition, MIT Press, 1994, traduit en plusieurs langues ; ou encore, Lettre ouverte aux décideurs chrétiens en temps d’urgence, Lethielleux/ DDB, 2009.
125. WOOT Ph. de et DELCOURT Jacques, Finalités du développement. Valeurs chrétiennes, in DELCOURT Jacques et de WOOT Philippe (sous la direction de), Les défis de la globalisation, Babel ou Pentecôte ?, op. cit., pp. 613-639.

⁢i. Pour être pratique

Il est nécessaire tout d’abord d’éviter toute position manichéenne lorsque l’on veut réfléchir aux avantages⁠[1] et inconvénients de la mondialisation et agir en fonction de cette analyse pour le bien commun de l’humanité.

Christian Arnsperger⁠[2] a montré combien il est difficile d’adopter une position radicale face au problème. Juger la mondialisation, c’est d’abord, explique-t-il, juger le capitalisme marchand classique et ensuite le capitalisme marchand mondialisé qui amplifie les mécanismes du capitalisme « classique ». A quelle aune les juger ? A l’aune de la libération qu’ils peuvent apporter. Eclairé par la pensée de l’économiste indien Amartya Sen⁠[3] aux universités de Calcutta, de Delhi, d’Oxford, à la London School of Economics, à l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Universit%C3%A9_de_Caen_Basse-Normandie[université de Caen], à l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Universit%C3%A9_Harvard[université Harvard] et a dirigé le Trinity College de l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Universit%C3%A9_de_Cambridge[université de Cambridge]. Parmi ses nombreux livres, notons L’Idée de justice, Flammarion, 2012 ; Rationalité et liberté en économie, Odile Jacob, 2005 ; L’économie est une science morale, La Découverte, 2004 ; Un nouveau modèle économique. Développement, justice, liberté, Odile Jacob, 2003 ; Development as freedom, Oxford, Oxford University Press, 2001 ; Repenser l’inégalité, Points, 2012 ; Éthique et économie, PUF, 2012 ; On ethics and Economics, Oxford, Wiley-Blackwell, 1989.], et sa définition du « développement comme liberté », comme « faculté d’agir », comme accès à l’ensemble des « manières de fonctionner (d’être et de faire) »[4] : « développer l’humain dans son intégralité, selon Sen, c’est assurer à chacun(e) les conditions de liberté les plus larges possibles, sans préjuger des options culturelles, sociales et économiques qui permettent de réaliser cette liberté suivant les contextes - mais en écartant évidemment autant que faire se peut les pratiques et les principes contraires à l’extension de la liberté individuelle. »

Comment veiller, dans le contexte de la mondialisation, au respect de la liberté ainsi définie ? Il faut compter, répond Arnsperger, sur des « institutions économico-politiques nouvelles et des mouvements sociaux nouveaux » : « le renouvellement profond des structures institutionnelles mondiales doit, à mon sens, passer par la mise en place simultanée de structures redistributives mondiales pilotées par des institutions dotées d’un pouvoir législatif et de structures de concertation sociale mondiales. Ces dernières devraient associer les acteurs traditionnels (entreprises, syndicats) ainsi que de multiples composantes de la « société civile » (ONG, associations de consommateurs, etc.), et être insérées dans les grandes organisations telles que l’OMC[5] ou le BIT[6]. »⁠[7]. Le 17 octobre 2016, cette même assemblée s’est de nouveau opposée à l’AECG. Le Parlement fédéral belge a finalement approuvé le traité le 28 octobre 2016, après que le Parlement wallon ait obtenu des clarifications à propos de dispositions relatives à la clause de sauvegarde pour les produits agricoles et au mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États. Cette opposition unique en Europe montre la nécessité de ne pas laisser de tels accords se négocier entre les autorités politiques au plus haut niveau, plus ou moins influencées par des lobbys économiques, mais d’associer démocratiquement les acteurs économiques et sociaux et leurs représentants comme le souhaite Arnsperger. L’accord sera signé le 30 octobre à Bruxelles en présence du Premier ministre du Canada Justin Trudeau et du président du Conseil européen Donald Tusk.] Voilà une proposition qui affine le souhait des souverains pontifes de voir des institutions internationales réguler l’économie mondiale et stimuler un vrai développement intégral à travers le monde. A condition, ajoute Arnsperger, que « l’on combine judicieusement la conscientisation non manichéenne et la militance auprès des organismes supranationaux et internationaux qui doivent porter la refonte institutionnelle que l’on désire promouvoir au nom de la libération. » Et il ajoute cette mise en garde contre une vision trop simpliste de l’action à entreprendre : « Vouloir tout baser sur les soi-disant compétences grass-roots des « communautés de base » est illusoire car aucune communauté n’a plus de prise, aujourd’hui, sur les mécanismes globaux qui sont à l’œuvre : vouloir tout baser sur les réformes politiques top down sans remettre en question certains jeux de pouvoir et certains mécanismes d’oppression inhérente au capitalisme est tout aussi illusoire, car on n’exploitera alors pas tous les ressorts de la libération possible. »[8]

Dans cet esprit, le CDSE détaille les problèmes suscités par la mondialisation actuelle⁠[9] et indique comment remédier aux inconvénients et aux menaces en reprenant certains thèmes majeurs de l’enseignement de l’Église sur les questions économiques et sociales. On jugera si l’enseignement de l’Église peut être rangé, comme l’écrivait Fr. Houtart, dans le camp du néo-keynésianisme.

L’Église rappelle l’universalité de la famille humaine et la nécessité de toujours prendre en compte prioritairement la personne dans son aspect subjectif jusque dans son travail⁠[10].

La personne humaine, où qu’elle se trouve, fin de toute activité, doit être défendue dans ses droits fondamentaux à l’échelon international.⁠[11]

Il est donc nécessaire non seulement d’adapter l’action syndicale au contexte nouveau⁠[12] mais aussi d’agir aux plans social et politique pour orienter, maîtriser le dynamisme économique⁠[13] et, en toute circonstance, défendre les droits personnels⁠[14].

Dans la vie économique, on ne doit pas perdre de vue la lutte contre les inégalités puisque les biens sont destinés à tous les hommes⁠[15]. La solidarité ne doit toutefois pas s’organiser au détriment de la subsidiarité ou en nivelant toutes les spécificités culturelles⁠[16]. La solidarité doit se vivre à tous niveaux, à l’intérieur d’un même État, entre les générations mais aussi, bien sûr, au niveau international ⁠[17].

C’est dire, par le fait même, la responsabilité des instances internationales qui doivent veiller, à l’échelle mondiale, à la transmission et au respect effectif des valeurs définies⁠[18]. Leur responsabilité dans le domaine de la justice sociale, dans la recherche de la paix et du développement de tous les peuples, est d’autant plus grande que les États-nations ont perdu, dans la mondialisation, une bonne part de leur influence et de leur efficacité.⁠[19]

Bref, à la lumière de ce qui précède, il est urgent de repenser en profondeur l’activité économique et ses finalités.⁠[20]

C’est la seule révolution possible et souhaitable et il est inutile de chercher une solution « post-capitaliste » si l’on prend la peine de se rappeler les grands principes de l’enseignement social de l’Église⁠[21]: les biens de la terre sont destinés à tous, le droit à la propriété privée est donc limité ; dans l’économie de marché qui ne s’applique qu’aux biens solvables, le profit a un rôle limité, la consommation n’est pas un but en soi, le milieu naturel n’est pas « taillable à merci » pas plus que le milieu humain où la famille doit être un sanctuaire de vie. Enfin, il est primordial, pour ne pas extravaguer, de bien distinguer les deux faces du capitalisme. Le problème de la mondialisation doit être abordé dans cet esprit.



1. Un exemple : l’Église est consciente que le travail agricole rencontre de « nombreux problèmes qu’il doit affronter dans le contexte d’une économie toujours plus mondialisée…​ » (CDSE 299). Mais, en même temps, dans certains pays, « la réforme agraire devient […​] non seulement une nécessité politique, mais une obligation morale car sa non-application dans ces pays entrave les effets bénéfiques dérivant de l’ouverture des marchés et, en général, des occasions profitables de croissance que la mondialisation actuelle peut offrir. » (CDSE 300)
2. Docteur en économie de l’UCL, chercheur qualifié du FNRS, rattaché à la chaire Hoover d’éthique économique et sociale. Il enseigne l’épistémologie, l’analyse critique des économies de marché et les théories de l’ordre social au département des sciences économiques. Auteur notamment de Critique de l’existence capitaliste, Pour une éthique existentielle de l’économie, Cerf, 2005 ; Ethique de l’existence post-capitaliste, Pour un militantisme existentiel, Cerf, 2009.
3. Né en 1933, prix Nobel d’économie en 1998. Il a enseigné l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Sciences_%C3%A9conomiques[économie
4. Ces « manières de fonctionner », ce sont, par exemple, le fait d’être correctement nourri, d’avoir un logement convenable, d’être mobile, d’être lettré, de parler des langues, d’avoir un esprit critique, etc. : « être libre, c’est donc avoir accès à un ensemble de capacités aussi vaste que possible. »
5. Organisation mondiale du commerce (WTO). L’OMC se définit ainsi : « au cœur de l’Organisation se trouvent les Accords de l’OMC, négociés et signés par la majeure partie des puissances commerciales du monde et ratifiés par leurs parlements. Le but est d’aider les producteurs de marchandises et de services, les exportateurs et les importateurs à mener leurs activités. […​] C’est une organisation qui s’emploie à libéraliser le commerce. C’est un cadre dans lequel les gouvernements négocient des accords commerciaux. C’est un lieu où ils règlent leurs différends commerciaux. L’OMC administre un système de règles commerciales. » (https://www.wto.org/french)
6. Bureau international du travail (ILO). Le bureau international du Travail est le secrétariat permanent de l’Organisation internationale du Travail qui se définit ainsi : « L’OIT a pour vocation de promouvoir la justice sociale, les droits de l’homme et les droits au travail reconnus internationalement, poursuivant sa mission fondatrice : œuvrer pour la justice sociale qui est indispensable à une paix durable et universelle. » (http://www.ilo.org/global)
7. Le 27 avril 2016, le Parlement de Wallonie annonce, par un vote de défiance, son refus de signer l’Accord économique et commercial global (AECG), ou Comprehensive Economic and Trade Agreement (CETA) qui est un traité de libre échange établi entre le Canada d’une part, et l’https://fr.wikipedia.org/wiki/Union_europ%C3%A9enne[Union européenne
8. ARNSPERGER Ch., Oppression, injustice, liberté : enjeux éthiques fondamentaux de la mondialisation économique, in DELCOURT Jacques et WOOT Philippe de (sous la direction de), Les défis de la globalisation, Babel ou pentecôte ?, Les défis de la globalisation, Babel ou Pentecôte ?, op. cit., pp. 641-666.
9. « Notre époque est marquée par le phénomène complexe de la mondialisation économique et financière, à savoir un processus d’intégration croissante des économies nationales, sur le plan du commerce des biens et services et des transactions financières, dans lequel toujours plus d’opérateurs adoptent une perspective globale pour les choix qu’ils doivent opérer en fonction des opportunités de croissance et de profit. Le nouvel horizon de la société globale n’est pas simplement défini par la présence de liens économiques et financiers entre acteurs nationaux agissant dans différents pays, qui ont d’ailleurs toujours existé, mais plutôt par la capacité d’expansion et par la nature absolument inédite du système de relations qui est en train de se développer. le rôle des marchés financiers est toujours plus décisifs et central ; ses dimensions, à la suite de la libéralisation des échanges et de la circulation des capitaux, ont énormément augmenté, à une vitesse impressionnante, au point de permettre aux opérateurs de déplacer « en temps réel » des capitaux en grande quantité d’un endroit à l’autre de la planète. Il s’agit d’une réalité multiforme qui n’est pas facile à déchiffrer, dans la mesure où elle se déploie sur différents niveaux et évolue continuellement, suivant des trajectoires difficilement prévisibles. » ( CDSE 361 ).
   « La mondialisation alimente de nouvelles espérances, mais engendre aussi d’inquiétantes interrogations. Elle peut produire des effets potentiellement bénéfiques pour l’humanité entière, s’entrecroisant avec le développement impétueux des télécommunications, le parcours de croissance du système de relations économiques et financières a permis simultanément une importante réduction des coûts des communications et des nouvelles technologies, ainsi qu’une accélération dans le processus d’extension à l’échelle planétaire des échanges commerciaux et des transactions financières. En d’autres termes, il est advenu que les deux phénomènes, mondialisation économique et financière et progrès technologique, se sont réciproquement renforcés, rendant extrêmement rapide la dynamique globale de la phase économique actuelle.
   En analysant le contexte actuel, outre à identifier les opportunités qui se manifestent à l’ère de l’économie globale, on aperçoit aussi les risques liés aux nouvelles dimensions des relations commerciales et financières. De fait, il existe des indices révélateurs d’une tendance à l’augmentation des inégalités, aussi bien entre pays avancés et pays en voie de développement, qu’au sein même des pays industrialisés. La richesse économique croissante rendue possible par les processus décrits s’accompagne d’une croissance de la pauvreté relative. » (CDSE 362).
10. « Une considération attentive de la nouvelle situation du travail apparaît toujours plus nécessaire dans le contexte actuel de la mondialisation dans une perspective qui mette en valeur la propension naturelle des hommes à établir des relations. A ce propos il faut affirmer que l’universalité est une dimension de l’homme , non des choses. la technique pourra être la cause instrumentale de la mondialisation, mais sa cause dernière est l’universalité de la famille humaine. le travail possède donc aussi une dimension universelle, dans la mesure où il est fondé sur le caractère relationnel de l’homme. les techniques, en particulier électroniques, ont permis de dilater cet aspect relationnel du travail à l’ensemble de la planète, en imprimant à la mondialisation un rythme particulièrement accéléré. le fondement ultime de ce dynamisme est l’homme qui travaille, à savoir toujours l’élément subjectif et non pas objectif. le travail mondialisé dérive donc lui aussi du fondement anthropologique de la dimension relationnelle intrinsèque au travail. les aspects négatifs de la mondialisation du travail ne doivent pas mortifier les possibilités qui se sont ouvertes pour tous de donner forme à un humanisme du travail au niveau planétaire, à une solidarité du monde du travail à ce même niveau, afin que, en travaillant dans un tel contexte dilaté et interconnecté, l’homme comprenne toujours plus sa vocation unitaire et solidaire. » (CDSE 322).
11. « Une des impulsions les plus significatives apportées à l’actuel changement de l’organisation du travail provient du phénomène de la mondialisation, qui permet d’expérimenter de nouvelles formes de production, avec le transfert des installations dans des aires géographiques différentes de celles où sont prises les décisions stratégiques et éloignées du marché de la consommation. Deux facteurs donnent une impulsion à ce phénomène : la vitesse de communication extraordinaire, sans limites d’espace ni de temps, et la relative facilité de transporter des marchandises et des personnes d’une partie à l’autre de la planète ? Ceci comporte une conséquence fondamentale sur les processus de production : la propriété est toujours plus éloignée, souvent indifférente aux effets sociaux des choix effectués. Par ailleurs, s’il est vrai que la mondialisation, a priori, n’est ni bonne ni mauvaise en soi, mais qu’elle dépend de l’usage que l’homme en fait (cf. JEAN-PAUL II, Discours à l’Académie Pontificale des Sciences Sociales, 27 avril 2001), on doit affirmer qu’une mondialisation des tutelles, des droits minimums essentiels et de l’équité est nécessaire. » (CDSE 310).
12. « Le contexte socio-économique contemporain, caractérisé par des processus de mondialisation économique et financière toujours plus rapides, pousse les syndicats à se rénover. Aujourd’hui les syndicats sont appelés à agir sous de nouvelles formes, en amplifiant leur rayon d’action de solidarité de façon à ce que soient protégés, non seulement les catégories traditionnelles de travailleurs, mais aussi les travailleurs aux contrats atypiques ou à duré&e déterminée ; les travailleurs dont l’emploi est mis en danger par les fusions d’entreprises qui surviennent toujours plus fréquemment, notamment au niveau international ; ceux qui n’ont pas d’emploi, les immigrés, les travailleurs saisonniers, ceux qui, par manque de recyclage professionnel, ont été expulsés du marché du travail et ne peuvent plus y rentrer sans des cours appropriés de requalification.
   Face aux changements intervenus dans le monde du travail, la solidarité pourra être retrouvée et peut-être même avoir de meilleurs fondements que par le passé si l’on œuvre pour une redécouverte de la valeur subjective du travail : « Aussi faut-il continuer à s’interroger sur le sujet du travail et sur les conditions dans lesquelles il vit ». Voilà pourquoi « il faut toujours qu’il y ait de nouveaux mouvements de solidarité des travailleurs et de solidarité avec les travailleurs ».(Le 8) (CDSE 308).
13. « La mondialisation de l’économie, avec la libéralisation des marchés, l’accentuation de la concurrence et l’augmentation d’entreprises spécialisées dans la fourniture de produits et de services, requiert une plus grande flexibilité sur le marché du travail et dans l’organisation et la gestion des processus de production. dans l’évaluation de cette matière délicate, il semble opportun d’accorder une plus grande attention - au plan moral, culturel et de la programmation - à l’orientation de l’action sociale et politique sur les thèmes liés à l’identité et aux contenus du nouveau travail, sur un marché et dans une économie eux-mêmes nouveaux. De fait, les mutations du marché du travail sont souvent un effet du changement du travail lui-même et non pas sa cause. » (CDSE 312).
14. « La transition actuelle marque le passage du travail salarié à durée indéterminée, conçu comme une place fixe, à un pare cours de travail caractérisé par une pluralité d’activités ; d’un monde du travail compact, défini et reconnu, à un univers de travaux, diversifié, fluide, riche de promesses, mais aussi chargé d’interrogations préoccupantes, spécialement face à l’incertitude croissante quant aux perspectives d’emplois, aux phénomènes persistants de chômage structurel, à l’inadaptation des systèmes actuels de sécurité sociale. les exigences de la concurrence, de l’innovation technologique et de la complexité des flux financiers doivent être harmonisées avec la défense du travailleur et de ses droits.
   L’insécurité et la ; précarité ne concernent pas seulement la condition de travail des personnes vivant dans les pays les plus développés, mais aussi et surtout les réalités économiquement moins avancées de la planète, les pays en voie de développement et les pays aux économies en transition. ces derniers, en plus des problèmes liés au changement des modèles économiques et productifs, doivent affronter quotidiennement les difficiles exigences dérivant de la mondialisation actuelle ? la situation apparaît particulièrement dramatique pour le monde du travail, touché par des changements culturels et structurels vastes et radicaux, dans des contextes souvent privés de supports législatifs, formatifs et d’assistance sociale. » (CDSE 314).
15. « Le souci du bien commun impose de saisir les nouvelles occasions de redistribution de richesses entre les diverses régions de la ; planète, au profit des plus défavorisées, qui sont demeurées jusqu’à présent exclues ou en marge du progrès sociale et économique. « En somme, le défi est d’assurer une mondialisation dans la solidarité, une mondialisation sans marginalisation ». (JEAN-PAUL II Message pour la Journée mondiale de la Paix, 1998) Le progrès technologique lui-même risque de répartir injustement entre les pays ses effets positifs. De fait, les innovations peuvent pénétrer et se répandre à l’intérieur d’une collectivité déterminée si leurs bénéficiaires potentiels atteignent un seuil minimal de savoir et de ressources financières : il est évident qu’en présence de fortes disparités entre les pays pour ce qui est de l’accès aux connaissances techniques et scientifiques et aux produits technologiques les plus récents, le processus de mondialisation finit par creuser, au lieu de les réduire, les inégalités entre les pays en termes de développement économique et social. Etant donné la nature des dynamiques en cours, la libre circulation de capitaux n’est pas suffisante en soi pour favoriser le rapprochement des pays en voie de développement de ceux plus avancés. » ( CDSE 363).
16. « L’extension de la mondialisation doit être accompagnée d’une prise de conscience plus mûre, de la part des organisations de la société civile, des nouveaux devoirs auxquels elles sont appelées au niveau mondial. Grâce aussi à une action déterminée de ces organisations, il sera possible de situer l’actuel processus de croissance de l’économie et de la finance à l’échelle planétaire dans un horizon garantissant un respect effectif des droits de l’homme et des peuples, ainsi qu’une répartition équitable des ressources, à l’intérieur de chaque pays et entre les différents pays : « La liberté des échanges n’est équitable que soumise aux exigences de la justice sociale ». (Paul VI, PP, 59) Une attention particulière doit être accordée aux spécificités locales et aux diversités culturelles, qui risquent d’être compromises par les processus économiques et financiers en cours : « La mondialisation ne doit pas être un nouveau type de colonialisme. elle doit respecter la diversité des cultures qui, au sein de l’harmonie universelle des peuples, constituent une clé d’interprétation de la vie. En particulier, elle ne doit pas priver les pauvres de ce qui leur reste de plus précieux, y compris leurs croyances et leurs pratiques religieuses, étant donné que les convictions religieuses authentiques expriment la manifestation la plus vraie de la liberté humaine ». (JEAN-PAUL II, Discours à l’Académie pontificale des Sciences sociales, 27 avril 2001) » (CDSE 366).
17. « A l’époque de la mondialisation, il faut souligner avec force la solidarité entre les générations : « Auparavant, la solidarité entre les générations était dans de nombreux pays une attitude naturelle de la part de la famille ; elle est aussi devenue un devoir de la communauté ». (JEAN-PAUL II Discours à l’Académie pontificale des Sciences sociales, 11 avril 2002) Il est bon que cette solidarité continue d’être poursuivie dans les communautés politiques nationales, mais aujourd’hui le problème se pose aussi pour la communauté politique globale, afin que la mondialisation ne se réalise pas au détriment des plus nécessiteux et des plus faibles. La solidarité entre les générations exige que, dans la planification globale, on agisse selon le principe de destination universelle des biens, qui rend moralement illicite et économiquement contre-productif de décharger les coûts actuels sur les générations futures ; moralement illicite signifie ne pas assumer les responsabilités nécessaires, et économiquement contre-productif parce que la réparation des dommages coûte davantage que la prévention. Ce principe doit être appliqué surtout - bien que pas seulement - dans le domaine des ressources de la terre et de la sauvegarde de la création, lequel est rendu particulièrement délicat par la mondialisation, qui concerne toute la planète, conçue comme un unique écosystème. » (CDSE 367).
18. « Une solidarité adaptée à l’ère de la mondialisation requiert la défense des droits de l’homme. A cet égard, le magistère souligne « La perspective d’une autorité publique internationale au service des droits humains, de la liberté et de la paix, ne s’est pas encore entièrement réalisée, mais il faut malheureusement constater les fréquentes hésitations de la communauté internationale concernant le devoir de respecter et d’appliquer les doits humains. Ce devoir concerne tous les droits fondamentaux et ne laisse pas de place pour des choix arbitraires qui conduiraient à des formes de discrimination et d’injustice. En même temps, nous sommes témoins de l’accroissement d’un écart préoccupant entre une série de nouveaux « droits » promus dans les sociétés technologiquement avancées et des droits humains élémentaires qui ne sont pas encore respectés, surtout dans des situations de sous-développement : je pense, par exemple, au droit à la nourriture, à l’eau potable, au logement, à l’autodétermination et à l’indépendance ». (JEAN-PAUL II Message pour la Journée mondiale de la paix, 2003) » (CDSE 365).
19. « La perte par les acteurs étatiques de leur rôle central doit coïncider avec un plus grand engagement de la communauté internationale dans l’exercice d’un rôle décisif sur le plan économique et financier. En effet, une conséquence importante du processus de mondialisation consiste dans la perte progressive d’efficacité de l’État-nation dans la conduite des dynamiques économiques et financières nationales. les gouvernements des différents pays voient leur action dans le domaine économique et social toujours plus fortement conditionnée par les attentes des marchés internationaux des capitaux et par les requêtes toujours plus pressantes de crédibilité provenant du monde financier. A cause des nouveaux liens entre les opérateurs globaux, les mesures traditionnelles de défense des États apparaissent condamnées à l’échec et, face aux nouvelles aires de la compétition, la notion même de marché national passe au second plan. » (CDSE 370).
   « Une politique internationale tournée vers l’objectif de la paix et du développement grâce à l’adoption de mesures coordonnées est rendue plus que jamais nécessaire par la mondialisation des problèmes. Le Magistère relève que l’interdépendance entre les hommes et entre les nations acquiert une dimension morale et qu’elle détermine les relations dans le monde actuel sous les aspects économique, culturel, politique et religieux. Dans ce contexte, une révision des Organisations internationales est souhaitée - processus qui « suppose que l’on dépasse les rivalités politiques et que l’on renonce à la volonté de se servir de ces Organisations à des fins particulières, alors qu’elles ont pour unique raison d’être le bien commun » (SRS 43)
   En particulier, les structures intergouvernementales doivent exercer efficacement leurs fonctions de contrôle et de guide dans le domaine de l’économie, car la réalisation du bien commun devient un objectif désormais hors de portée des États considérés individuellement, même s’il s’agit d’États dominants en puissance, richesse et force politique. Les Organismes internationaux doivent en outre garantir l’égalité qui constitue le fondement du droit de tous à participer au processus de développement intégral, dans le respect des diversités légitimes. » (CDSE 442).
20. « Les spécialistes de la science économique, les agents de ce secteur et les responsables politiques doivent ressentir l’urgence de repenser l’économie, en considérant, d’une part, la pauvreté matérielle dramatique de milliards de personnes et, d’autre part, le fait que « les structures économiques, sociales et culturelles d’aujourd’hui ont du mal à prendre en compte les exigences d’un développement authentique ». (JPII Message pour la Journée mondiale de la paix, 2000) Les exigences légitimes de l’efficacité économique devront être mieux harmonisées avec celles de la participation politique et de la justice sociale. Concrètement, cela signifie imprégner de solidarité les réseaux des interdépendances économiques, politiques et sociales, que tendent à accroître les processus de mondialisation en cours. Dans cet effort de renouveau, qui se présente de façon articulée et est destiné à influencer les conceptions de la réalité économique, les associations d’inspiration chrétienne qui agissent dans le domaine économique se révèlent précieuses : associations de travailleurs, d’entrepreneurs et d’économistes. » (CDSE 564).
21. Il faut relire CA et notamment les numéros 30-43.