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v. Les chrétiens peuvent-ils aider aux corrections nécessaires, à changer de modèle social et économique ?

Pourtant, dans l’arène où s’affrontent les intérêts les plus bas et les espoirs les plus justifiés, dans cette arène où le travail, l’épargne, la générosité, la pauvreté deviennent risibles et où la liberté elle-même devient une illusion, il serait étonnant que nous, chrétiens, n’ayons pas quelques propositions salvatrices à faire. Surtout si, in fine, « au-delà de l’État et du marché », « au-delà de l’égoïsme », il s’agit de « remodeler les individus », pour parler comme Stiglitz.⁠[1] Une fois encore, il s’agit de restaurer la vraie autorité politique et donc, encore une fois, il s’agit de toucher le cœur, l’intelligence et la volonté des hommes. Les structures, les conventions, les règles, les lois, valent ce que valent les hommes.

Yves Leterme⁠[2] propose d’améliorer le modèle économique « rhénan », au moins, dit-il, aussi performant que le modèle néo-libéral anglo-saxon mais plus écologique et infiniment plus social. Mais il doit être « adapté », précise-t-il, pour faire face à la dénatalité, au vieillissement de la population, pour diminuer l’empreinte écologique, contrôler les institutions financières et tous les produits financiers, investir davantage dans l’innovation, la recherche. Or ce modèle « rhénan » qui a inspiré le « miracle allemand » dont nous avons déjà parlé⁠[3] est clairement d’inspiration démocrate-chrétienne. Y. Leterme nous donne deux autres références : l’économiste chrétien Michel Albert⁠[4] et le pape Léon XIII.

On peut évidemment s’étonner que l’ancien Premier ministre ne cite aucune des encycliques sociales qui ont suivi Rerum novarum ! Par contre, Philippe de Woot nous renvoie à l’encyclique Caritas in veritate, au Compendium, et cite de nombreux textes bibliques et auteurs catholiques.

Revenons aux fondements de la pensée sociale chrétienne.


1. Cf. op. cit., pp. 369-376.
2. Cf. op. cit..
3. Il s’agit de cette « économie sociale de marché » comme on l’appelle également, née à Fribourg-en-Brisgau, avant la seconde guerre mondiale et présentée comme un « ordo-libéralisme ». La notion d’« ordo » est explicitement empruntée à saint Augustin et renvoie à un ordre social idéal fondé sur les valeurs humaines fondamentales. Nous en reparlerons dans la dernière partie.
4. Auteur du célèbre Capitalisme contre capitalisme, Le Seuil, 1991.

⁢a. La Bible

Si l’Église a quelque chose à nous dire, son message doit s’enraciner dans les Écritures. Nous les avons déjà parcourues lorsque nous avons abordé le problème de la pauvreté mais il n’est pas inutile de relire rapidement les textes pour nous rappeler ce qui a été dit des richesses et de l’argent. Dans l’Ancien Testament, il est affirmé en maints endroits que la richesse contribue au bonheur, qu’elle est le signe de la bonté de Dieu et la caractéristique des amis de Dieu⁠[1]. La richesse est un effet de la fidélité à Dieu⁠[2] comme la pauvreté est la rançon de l’infidélité⁠[3]. On sait qu’ « une telle conception s’explique par le fait que n’existait pas encore de croyance en un « après la mort. (…) Dans un tel contexte, il était naturel de considérer les richesses et les misères des hommes comme la récompense ou la punition de leur comportement religieux ou moral. »[4]

Mais, d’une part, il serait faux de croire que les Juifs, en définitive, servait le Seigneur par intérêt, pour obtenir les biens matériels car ce qui est premier, radicalement premier, pour les Juifs, c’est la foi en Dieu et l’obéissance à sa Parole. d’autre part, il serait dangereux de penser que la situation économique est le critère qui nous permet d’ « apprécier la qualité de la relation des hommes avec Dieu ».⁠[5] Cette vision est contestée par Job qui découvre que l’infidèle peut jouir des biens qui sont refusés au juste⁠[6], que les richesses ne sont pas nécessairement un signe de la bénédiction du Seigneur, qu’elles peuvent conduire au péché et en être un signe⁠[7]. Les prophètes nous en ont convaincus par leurs dénonciations de la corruption, de l’exploitation des faibles, des inégalités, des injustices, de la cupidité, de la malhonnêteté⁠[8]. Le goût de la richesse s’est substitué à la foi en Dieu, au respect de ses commandements et à la solidarité. Ce n’est donc pas la richesse en elle-même qui est condamnée mais le statut qu’elle acquiert et l’usage que les hommes en font.

Si la richesse peut être un bien⁠[9] relatif et secondaire, ou une « source de violence et d’oppression »[10], elle est une épreuve. La richesse est dangereuse⁠[11], cause d’inquiétudes⁠[12], fragile⁠[13] et finalement vaine⁠[14] puisque la mort emporte tout. Elle est dangereuse aussi parce qu’elle peut engendrer de l’orgueil ou « un sentiment trompeur de sécurité qui détourne de la confiance en Dieu »[15]. Or il y a des biens plus importants que les biens matériels⁠[16] surtout s’ils sont mal ou trop rapidement acquis⁠[17]. Les auteurs sapientiaux qui développent cette philosophie concluent que les richesses donnent l’illusion du bonheur et qu’il vaut mieux leur préférer la Sagesse qui est le vrai trésor et mène au véritable Bien⁠[18]. Car la Sagesse donnée par Dieu⁠[19] est le « trésor inépuisable »[20] devant lequel « l’argent compte pour de la boue »[21]. Seule cette Sagesse qui vient de Dieu peut conduire à un bon usage des biens matériels, à la modération⁠[22], au détachement⁠[23]. Elle seule nous aide à surmonter l’épreuve des richesses et d’éviter leurs pièges⁠[24]. Si bien des réflexions dans l’Ancien testament renvoient à une sagesse populaire fort répandue à travers les cultures et les philosophies, nous sommes, avec l’évocation de la Sagesse à un « sommet » car « les divers traits employés pour décrire la sagesse (sainteté, immutabilité, participation à la création et au gouvernement du monde, aimée de Dieu comme une épouse, etc.) font de cet éloge de la sagesse une préparation à la théologie trinitaire ; ils seront repris par saint Jean et saint Paul et appliqués au Christ, Verbe incarné et Sagesse de Dieu ».⁠[25]

Dans le Nouveau Testament, on constate tout d’abord, que l’argent est présent dans la vie de Jésus. A sa naissance, il reçoit or, encens et myrrhe⁠[26]. Durant son ministère, des femmes nanties assistent Jésus et les Douze, de leurs biens⁠[27]. Jésus fréquente des amis riches : Joseph d’Arimathie⁠[28], Nicodème⁠[29], Simon le Pharisien⁠[30]. Avec ses disciples, il dispose d’une bourse commune⁠[31]. Bien des paraboles font intervenir l’argent : le bon Samaritain⁠[32], la femme qui a perdu une pièce d’argent⁠[33], les talents⁠[34], la veuve et les deux petites pièces⁠[35], l’impôt à César⁠[36]. Jésus reconnaît l’importance de l’argent dans la vie quotidienne.

Peut-être peut-on encore aller plus loin avec le P. E. Perrot⁠[37]. Il défend l’idée que dans la Bible, « l’argent est un mythe qui fonctionne comme 1/ un substitut du territoire 2/ vécu comme une manière tardive de désigner le Royaume 3/ qui est toujours à venir ». A partir de l’épisode où l’on voit Abraham forcer le Hittite à lui vendre un terrain⁠[38], Perrot confirme le lien établi souvent entre l’argent et le territoire. Un lien qui, à ses yeux, éclaire une attitude apparemment contradictoire de Jésus qui recommande de payer l’impôt à César⁠[39] mais de payer le didrachme au Temple uniquement pour éviter le scandale⁠[40]. Selon Perrot, « Jésus adopte donc une posture géographiquement et politiquement située, alors que, dans l’ordre religieux, il semble se placer en décalage ». L’argent a aussi une dimension religieuse. Déjà dans l’Ancien Testament, le Temple et l’argent sont liés : le Temple est recouvert d’or⁠[41]et Edras rassemble pour le Temple des tonnes d’or et d’argent⁠[42]. Dans le Nouveau Testament, malgré Mammon, l’argent va servir à désigner le Royaume à venir dans diverses paraboles : la drachme perdue⁠[43], les ouvriers de la onzième heure⁠[44], les talents⁠[45], les mines⁠[46], le bon Samaritain⁠[47]. Dans les deux premières, on voit que « le Royaume ne fait pas l’objet d’une appropriation, il est reçu. S’en approprier le symbole, l’argent, serait se condamner à n’en rien posséder ». Dans les trois dernières, « le signe monétaire se présente comme le substitut du maître absent, parti en voyage », le « gage de la présence de Jésus ». Mais quand le maître est là, le signe monétaire n’est plus utile comme semble le suggérer l’onction de Béthanie⁠[48]. Judas s’indigne que Marie ait répandu un parfum de grand prix sur les pieds de Jésus. Il aurait voulu qu’on le vende et que l’on donne l’argent aux pauvres. A quoi Jésus répond : « Les pauvres, vous les aurez toujours avec vous ; mais moi, vous ne m’aurez pas toujours ». C’est parce que l’argent est « le gage du Royaume, présence actuelle du Christ absent » qu’il est recommandé de vendre ses biens avant leur distribution⁠[49]. L’argent, signe d’un absent, se réfère à une communauté à venir, le Royaume, c’est-à-dire « la communauté solidaire des pauvres, communauté que justement l’argent désigne de loin ».⁠[50]

Cela dit, Jésus va néanmoins dénoncer Mammon, les pièges et la fascination de l’argent, signe ambigu, comme la Terre promise.

La violence des propos de Jésus, surtout dans l’Évangile de Luc⁠[51] et, dans une moindre mesure dans l’Évangile de Matthieu⁠[52], violence que l’on retrouvera dans l’épître de Jacques⁠[53], pourrait nous inciter à y voir une condamnation absolue.

Jésus dénonce l’argent comme « malhonnête » ou « trompeur »[54]. Malhonnête parce que souvent mal acquis ou en tout cas rarement pur de toute malhonnêteté⁠[55], trompeur « parce qu’il déçoit les espoirs que l’on met en lui quand on l’absolutise et qu’on ne le prend pas pour ce qu’il est réellement : un instrument au service de l’épanouissement de chacun, dans le souci de tous. Trompeur il l’est surtout parce qu’il rend souvent ses détenteurs incapables de regarder plus loin que leur intérêt immédiat ou de s’attacher aux véritables valeurs »[56].

L’attachement excessif est illustré par la parabole de l’homme riche qui veut bâtir de plus grands greniers en se disant : « Mon âme, tu as quantité de biens en réserve pour de nombreuses années ; repose-toi, mange, bois, fais la fête. »[57] Cet homme est, aux yeux de Dieu, « insensé »[58], non parce qu’il est riche mais parce qu’il amis sa confiance uniquement dans sa richesse sans penser à la mort : « Ainsi en est-il de celui qui thésaurise pour lui-même, au lieu de s’enrichir en vue de Dieu »[59].

L’attachement excessif est illustré encore par la parabole du pauvre Lazare et du mauvais riche qui, mort et tourmenté, supplie en vain Abraham. Non seulement, aveuglé par ses richesses, il n’a pas vu le pauvre qui gisait à sa porte, mais, en plus, il est devenu sourd à la Parole de Dieu : les riches ont, pour se guider Moïse et les prophètes et s’ils ne les écoutent pas, « même si quelqu’un ressuscite d’entre les morts, ils ne seront pas convaincus »[60].

De même encore, le jeune homme riche ne peut suivre Jésus jusqu’au bout parce qu’« il était fort riche »[61] : « Comme il est difficile à ceux qui ont des richesses, dira Jésus, de pénétrer dans le Royaume de Dieu ! »[62] Commentant la parabole du semeur⁠[63] qui sème au bord du chemin, sur la pierre et au milieu des épines où le grain est étouffé, Jésus précise que « ce qui est tombé dans les épines, ce sont ceux qui ont entendu, mais en cours de route, les soucis, la richesse et les plaisirs de la vie les étouffent, et ils n’arrivent pas à maturité »[64]. En somme, les richesses n’assurent pas la vie⁠[65] et elles risquent d’étouffer le cœur de l’homme. C’est « en vue de Dieu » qu’il faut s’enrichir⁠[66] et on ne peut « servir Dieu et l’Argent »[67]. Ces deux « services » s’excluent car « si, dans un cas, on se reconnaît dépendant de Dieu et des autres, dans l’autre, on se comporte comme si l’on était maître de sa vie »[68]

Pratiquement, Jésus propose deux attitudes pour « s’enrichir en vue de Dieu » : renoncer à tous ses biens⁠[69], comme les apôtres, ou utiliser les biens pour libérer et servir les autres : « Que celui qui a deux tuniques partage avec celui qui n’en a pas, et que celui qui a de quoi manger fasse de même »[70]. Cet esprit est présent déjà dans l’ancienne alliance puisqu’elle préconise l’aumône et la remise des dettes⁠[71], réglemente les gages⁠[72], instaure l’année jubilaire et interdit le prêt à intérêt.

En conclusion on peut dire que Jésus ne considère pas « l’argent et les richesses d’abord dans leur destination sociale mais dans leur rapport à Dieu »[73]. Il dénonce « l’idole que l’on se fait de soi-même dès que l’on refuse de consentir à son statut de créature », c’est-à-dire de « consentir à sa propre pauvreté ». Il montre que « le choix entre Dieu et l’Argent est de l’ordre de la foi. Car c’est à Dieu que doit revenir la première place ».⁠[74] P. Debergé ajoutera que « l’argent est un lieu de vérité » car « la manière dont on se situe vis-à-vis des biens matériels et de l’argent manifeste la nature réelle de nos attachements, de nos préoccupations, de notre foi en Dieu. »[75]

Il s’agit de savoir où va notre amour : « où est ton trésor, là sera aussi ton cœur »[76]. Dieu ou une idole ?⁠[77] La richesse ou la pauvreté ? Cette pauvreté qui est « indispensable pour entrer dans le Royaume et nécessaire pour acquérir la liberté intérieure à l’égard de l’argent »[78]. La pauvreté généreuse et accueillante que les riches sont invités aussi à pratiquer selon le conseil de Paul : « Aux riches de ce monde, recommande de ne pas juger de haut, de ne pas placer leur confiance en des richesses précaires, mais en Dieu qui nous pourvoit largement de tout, afin que nous en jouissions. qu’ils fassent le bien, s’enrichissent de bonnes œuvres, donnent de bon cœur, sachent partager ; de cette manière, ils s’amassent pour l’avenir un solide capital, avec lequel ils pourront acquérir la vie véritable ».⁠[79] En somme, pour revenir à l’analyse d’E. Perrot, « l’argent ne peut fonctionner comme gage que si l’on ne le retient pas ».⁠[80]


1. « Abraham était très riche en troupeaux, en argent et en or » (Gn 13, 2). Jacob « s’enrichit énormément et il eut du bétail en quantité, des servantes et des serviteurs, des chameaux et des ânes » (Gn 30,43). Sous Salomon, la richesse régna à Jérusalem : « Le poids de l’or qui arriva à Salomon en une année fut de 666 talents (un talent= 60,6 kgs) sans compter ce qui venait des redevances des marchands (…) Salomon surpassa en richesse et en sagesse tous les rois de la terre (…) Il rendit l’argent aussi commun à Jérusalem que les cailloux (…) » (2 Ch 9, 22-26) ; Salomon : « le plus grand de tous les rois de la terre en richesse et en sagesse » (1R 10, 23) s’entend dire par Dieu : « Et même ce que tu n’as pas demandé, je te le donne : et la richesse, et la gloire, de telle sorte que durant toute ta vie il n’y aura personne comme toi parmi les rois. » (1 R 3,13). « Ezéchias eut pléthore de richesses et de gloire » (2 Ch 32, 27). « Il y avait au pays de Ouç un homme du nom de Job. Il était cet homme, intègre et droit. Il craignait Dieu et s’écartait du mal. Sept fils et trois filles lui étaient nés. Il possédait sept mille moutons, trois mille chameaux, cinq cents paires de bœufs, cinq cents ânesses et une très nombreuse domesticité. Cet homme était le plus fortuné de tous les fils de l’Orient » (Jb 1, 1-3). « Isaac fit des semailles dans ce pays et, cette année-là, il moissonna le centuple. Le Seigneur le bénit et l’homme s’enrichit, il s’enrichit de plus en plus, jusqu’à devenir extrêmement riche. Il avait des troupeaux de gros et de petit bétail et de nombreux serviteurs. Les Philistins en devinrent jaloux. » (Gn 26, 12-14). « Le seigneur est mon berger, je ne manque de rien » (Ps 23, 1).
2. « Si tu écoutes vraiment la voix du Seigneur ton Dieu en veillant à mettre en pratique tous ces commandements que je te donne aujourd’hui, alors le Seigneur te rendra supérieur à toutes les nations du pays ; et voici toutes les bénédictions qui viendront sur toi et qui t’atteindront puisque tu auras écouté la voix du Seigneur ton Dieu : Béni seras-tu dans la ville , béni seras-tu dans les champs. Béni sera le fruit de ton sein, de ton sol et de tes bêtes ainsi que tes vaches pleines et tes brebis mères. Bénis seront ton panier et ta huche. Béni seras-tu dans tes allées et venues » (Dt 28, 1-6).
   « Heureux l’homme qui craint le Seigneur et qui aime ses commandements. Sa lignée est puissante sur la terre, la race des hommes droits sera bénie. Il y a chez lui biens et richesses, et sa justice subsiste toujours » (Ps 112,1-2-3). « La bénédiction du Seigneur est la récompense de l’homme pieux, en un instant, il fait fleurir sa bénédiction » (Si 11,22).
3. « Si tu n’écoutes pas la voix du Seigneur ton Dieu en veillant à mettre en pratique tous ces commandements et ces lois (…) : Maudis seras-tu dans la ville, maudis seras-tu dans les champs. Maudits seront ton panier et ta huche. Maudit sera le fruit de ton sein et de ton sol, ainsi que tes vaches pleines et tes brebis mères. Maudit seras-tu dans tes allées et venues » (Dt 28, 15-19).
4. DEBERGE P., L’argent dans la Bible, Ni pauvre…​ ni riche, Nouvelle cité, 1999, pp 25-26. Pierre Debergé est doyen de la Faculté de théologie de l’Institut catholique de Toulouse.
5. Id., p. 26.
6. « Prêtez-moi attention : vous serez stupéfaits, et vous mettrez la main sur votre bouche. Moi-même, quand j’y songe, je suis épouvanté, ma chair est saisie d’un frisson. Pourquoi les méchants restent-ils en vie, vieillissent-ils et accroissent-ils leur puissance ? Leur postérité devant eux s’affermit et leurs rejetons sous leurs yeux subsistent. Leurs maisons en paix ignorent la peur. La férule de Dieu les épargne. Leur taureau féconde sans faillir, leur vache met bas sans avorter. Ils laissent courir leurs gamins comme des brebis, leurs enfants bondir. Ils chantent avec tambourins et cithares, se réjouissent au son de la flûte. Leur vie s’achève dans le bonheur, ils descendent en paix au séjour des morts ». (Jb 21, 7-13).
7. On peut lire déjà dans le Deutéronome : « Quand tu auras mangé et te seras rassasié (…), quand tu auras vu se multiplier ton argent et ton or, s’accroître tous tes biens, que tout cela n’élève pas ton cœur (…). Garde-toi de dire en ton cœur : ‘C’est ma force, c’est la vigueur de main qui m’ont procuré ce pouvoir.’ Souviens-toi de Yahvé ton Dieu, c’est lui qui t’a donné cette force, procuré ce pouvoir (…). » (Dt 8, 12 et 17-18).
8. Cf. Am 5,7-15 ; 8, 4-6. Mi 2, 1-2. Is 1, 21-23 ; 5, 8-10 ; 10, 1-3.
9. « Les biens du riche sont sa ville forte tandis que la pauvreté des petites gens est leur ruine » (Pr 10, 15).
10. DEBERGE P., op. cit., p. 32.
11. « Qui aime l’argent ne se rassasiera pas d’argent, ni du revenu celui qui aime le luxe. Cela aussi est vanité. » (Qo 5, 9).
12. « Doux est le sommeil de l’ouvrier, qu’il ait mangé peu ou beaucoup ; mais la satiété du riche, elle, ne le laisse pas dormir » (Qo 5, 11) ; « Les insomnies que cause la richesse sont épuisantes, les soucis qu’elle apporte ôtent le sommeil » (Si 31, 1).
13. « Il y a un mal affligeant que j’ai vu sous le soleil : la richesse conservée par son propriétaire pour son malheur. Cette richesse périt dans une mauvaise affaire ; s’il engendre un fils, celui-ci n’a plus rien en main. Comme il est sorti nu du sein de sa mère, nu, il s’en retournera comme il était venu : il n’a rien retiré de son travail qu’il puisse emporter avec lui ». (Qo 5, 12-14).
14. « Soit un homme à qui Dieu donne richesses, ressource et gloire, à qui rien ne manque pour lui-même de tout ce qu’il désire, mais à qui Dieu ne laisse pas la faculté d’en manger, car c’est quelqu’un d’étranger qui le mange : cela aussi est vanité et mal affligeant » (Qo 6, 2) ; « Ne crains pas quand un homme s’enrichit et quand la gloire de sa maison grandit. Car, en mourant, il n’emporte rien, et sa gloire ne descend pas avec lui. De son vivant, il se félicitait (…). il rejoindra le cercle de ses pères qui plus jamais ne verront la lumière. (…) L’homme dans l’opulence, mais qui n’a pas compris, est pareil au bétail sans raison » (Ps 49, 17-20 et 31).
15. DEBERGE P., op. cit., p. 36.
16. « Mieux vaut un pauvre en bonne santé et de robuste constitution qu’un riche dont le cœur est atteint. Une robuste santé vaut mieux que tout l’or du monde, un esprit rigoureux mieux qu’une immense fortune. Nulle richesse n’est comparable à la santé du corps et nul bonheur qui vaille la joie du cœur » (Si 30, 14-16). « Bonne renommée vaut mieux que grande richesse, faveur est meilleure qu’argent et or » (Pr 22, 1). « Mieux vaut un pauvre qui se conduit honnêtement que l’homme à la conduite tortueuse même s’il est riche » (Pr 28, 6).
17. « Ne t’appuie pas sur des richesses injustement acquises, elles ne te serviront à rien au jour de la détresse » (Si 5, 8). « Une richesse acquise à la hâte s’amenuisera mais celui qui l’amasse petit à petit l’augmentera » (Pr 13, 11).
18. « Acquérir la sagesse vaut mieux que l’or fin ; acquérir l’intelligence est préférable à l’argent » (Pr 16, 16). Dieu l’avait dit à Salomon : « Puisque tu as demandé cela et que tu n’as pas demandé pour toi une longue vie, que tu n’as pas demandé pour toi la richesse, mais que tu as demandé le discernement pour gouverner avec droiture, voici, j’agis selon tes paroles : je te donne un cœur sage et perspicace, de telle sorte qu’il n’y a eu personne comme toi avant toi, et qu’après toi il n’y aura personne comme toi » (1 R 3, 11-12).
19. « …​je ne pourrais devenir possesseur de la sagesse que si Dieu me la donnait... » (Sg 8, 21).
20. Sg 8, 18.
21. Salomon parle : « Je l’ai préférée aux sceptres et aux trônes et j’ai tenu pour rien la richesse en comparaison d’elle. Je ne lui ai pas égalé la pierre la plus précieuse ; car tout l’or, au regard d’elle, n’est qu’un peu de sable, à côté d’elle, l’argent compte pour de la boue. Plus que santé et beauté je l’ai aimée et j’au préféré l’avoir plutôt que la lumière, car son éclat ne connaît point de repos. Mais avec elle me sont venus tous les biens et, par ses mains, une incalculable richesse. De tous ces biens je me suis réjoui, parce que c’est la Sagesse qui les amène (…) Elle est pour les hommes un trésor inépuisable, ceux qui l’acquièrent s’attirent l’amitié de Dieu, recommandés par les dons qui viennent de l’instruction » (Sg 7, 8-14). »Si, dans la vie, la richesse est un bien désirable, quoi de plus riche que la Sagesse qui opère tout ? » (Id., 8, 5). »Si dans la vie, la richesse est un bien désirable, quoi de plus riche que la sagesse , qui opère tout ? » (Sg 9, 5).
22. « Ne me donne ni indigence ni richesse ; dispense-moi seulement ma part de nourriture, car, trop bien nourri, je pourrais te renier en disant : « Qui est le seigneur ? » (Pr 30, 7-9).
23. Souvenons-nous d’Abraham très riche mais qui a tout quitté pour aller vers la terre indiquée par Dieu (Gn 12, 1-12).
24. « Celui qui aime l’or ne saurait rester juste et celui qui poursuit le gain se laissera fourvoyer par lui. Beaucoup ont été livrés à la ruine à cause de l’or et leur perte est arrivée sur eux. C’est un piège pour ceux qui en sont entichés et tous les insensés s’y laissent attraper. Heureux l’homme riche qu’on trouve irréprochable et qui n’a pas couru après l’or. Qui est-il, que nous le félicitions ? Car il s’est comporté de façon irréprochable parmi son peuple. Qui a subi cette épreuve et s’en est bien tiré ? Il a bien lieu d’en être fier. Qui a pu commettre une transgression et ne l’a pas commise, faire le mal et ne l’a pas fait ? Alors, il sera confirmé dans sa prospérité et l’assemblée énumérera ses bienfaits » (Si 31, 5-11).
25. PINCKAERS S., L’Évangile et l’argent, Évangile aujourd’hui, sd, p. 8. Cf. Bible de Jérusalem, p. 971, note c.
   qu’en est-il dans la pensée juive contemporaine ? Le P. Perrot nous en donne une idée à partir d’une conférence donnée, en 1998, par le rabbin Riveline, professeur d’économie à l’Ecole des Mines de Paris. Selon ce rabbin, quatre principes doivent guider la pratique:
   1. « La sainteté est compatible avec la richesse. Mieux, le travail productif est une obligation religieuse. On peut évoquer le quatrième commandement concernant à la fois le repos du sabbat…​ et l’obligation de travailler durant six jours. « Durant six jours tu travailleras, et tu feras tout ton ouvrage ; mais le septième jour est un jouir de chômage consacré à Dieu » (Ex 2). L’histoire juive est remplie de saints hommes qui ont eu à cœur de concilier étude de la Torah et travail productif. Maïmonide était médecin. Et certains soulignent que le travail de la finance a pour avantage de laisser beaucoup de temps pour l’étude de la Torah. »
   2. « Le devoir du riche est de donner au moins 10% de sa richesse au pauvre, mais jamais plus de 20%. Le rabbin professeur Riveline commente ainsi : « Lorsque le riche donne moins, il est considéré comme un voleur (…). Au-delà de 20% de don, le riche mettrait alors sa fortune en péril. Or, s’il est riche, c’est parce que Dieu lui a confié la gestion du monde pour une part plus grande que les autres, et il n’a pas le droit de se dérober à cette mission ». »
   3. « Le riche ne doit pas abuser de la faiblesse de son partenaire. Cela est vrai dans le prêt à intérêt comme dans tout commerce. »
   4. « Le juste prix est déterminé, soit par « un marché suffisamment transparent pour que le prix qui en résulte puisse être considéré comme juste, soit il y a recours _ un tribunal, qui juge et apprécie la justesse du prix pratiqué ». » (E. Perrot, in La Lettre d’Information de la Conférence des évêques de France, SNOP n° 1063, 17 décembre 1999).
26. Mt 2, 11.
27. Lc 8, 3.
28. Mt 27, 57-60.
29. Jn 3, 1 ; 19, 39.
30. Lc 7, 36 et svts.
31. Jn 12, 6 et 13, 29.
32. Lc 10, 30-35.
33. Lc 15, 10.
34. Mt 25, 24-29.
35. Mc 12, 43-44.
36. Mc 12, 13-17. « Comme si, commente P. Debergé, pour rendre à Dieu ce qui est à Dieu, il fallait commencer par rendre à César ce qui est à César. » (Op. cit., p. 50).
37. L’argent, Lectures bibliques d’un économiste, in Bible et économie, Lessius, 2003, pp. 109-116. Le P. Etienne Perrot sj est économiste, professeur au Centre Sèvres et à l’Institut catholique de Paris.
38. Gn 23, 16.
39. Mt 22, 21.
40. Mt 17, 24-27.
41. 1 R 5, 5-6, 38.
42. Esd 8, 26-27.
43. Lc 15, 8-10.
44. Mt 20, 1-16.
45. Mt 25, 14-30.
46. Lc 19, 12-27.
47. Lc 10, 29-37.
48. Jn 12, 1-11.
49. Cf. Mt 19, 21 ; Mc 10, 21 ; Lc 18, 22 ; Lc 12, 33.
50. E. Perrot note que « j’accepte un billet de banque dans la seule mesure où j’ai confiance dans la communauté qui me fournira, plus tard, les biens et services dont ma vie aura besoin ». Il rappelle aussi le rapprochement qui a été souvent fait entre  »les deux blancheurs ; celle de l’argent (métal blanc) et celle de l’hostie, également ronds. (…) L’hostie peut (…) être vue comme le gage du Royaume à venir. »
51. « Malheur à vous, les riches ! car vous avez votre consolation. Malheur à vous qui êtes repus maintenant ! car vous aurez faim. Malheur à vous qui riez maintenant ! car vous connaîtrez le deuil et les larmes. » (Lc 6, 24-25).
52. Luc radicalise les exigences du Christ. Dans l’épisode du « riche notable », Jésus dit, chez Matthieu : « Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres » (Mt 19, 21) ; chez Luc, la condition disparaît : « Tout ce que tu as, vends-le et distribue-le aux pauvres » (Lc 18, 32). Chez Matthieu, Jésus dit « A qui te demande, donne ; à qui veut t’emprunter, ne tourne pas le dos » (Mt 5, 42) ; Luc renforce la recommandation : « A quiconque te demande, donne, et à qui t’enlève ton bien, ne le réclame pas » (Lc 6, 30). A Matthieu qui écrit « Ne vous amassez point de trésors sur la terre, où la mite et le ver consument, où les voleurs percent et cambriolent » (Mt 6, 19), Luc ajoute : « Vendez vos biens, donnez-les en aumône. Faites-vous des bourses qui ne s’usent pas, un trésor inépuisable dans les cieux, où ni voleur n’approche ni mite ne détruit » (Lc 12, 33).A l’appel de Jésus, Matthieu note que Jacques et Jean « laissant la barque et leur père, le suivirent » (Mt 4, 22), Marc que « laissant les filets, ils le suivirent » (Mc 1, 18), Luc, lui, écrit : « laissant tout, ils le suivirent » (Lc 5, 11). A propos de la vocation de Lévi, Matthieu et Marc écrivent : « se levant, il le suivit » (Mt 9, 9 et Mc 2, 14) ; Luc, de son côté, écrit : « quittant tout et se levant, il le suivait » (Lc 5, 28).
53. Jc 5, 1-5. Jacques reprend les malédictions de Jésus avec quelques emprunts à l’Ancien testament (Ez 24, 13 ; Ml 3, 5 ; So 1, 8, 12, 13) : « Eh bien, maintenant, les riches ! Pleurez, hurlez sur les malheurs qui vont vous arriver. Votre richesse est pourrie, vos vêtements sont rongés par les vers. Votre or et votre argent sont rouillés, et leur rouille témoignera contre vous : elle dévorera vos chairs ; c’est un feu que vous avez thésaurisé dans les derniers jours ! Voyez : la salaire dont vous avez frustré les ouvriers qui ont fauché vos champs crie, et les clameurs des moissonneurs sont parvenues aux oreilles du Seigneur des Armées. Vous avez vécu sur terre dans la mollesse et le luxe, vous vous êtes repus au jour du carnage. Vous avez condamné, vous avez tué le juste : il ne vous résiste pas. »
54. Lc 16, 9-11.
55. Cf. notes de la Bible de Jérusalem et de Maredsous.
56. DEBERGE P., op. cit., pp. 51-52. L’aveuglement du riche est exprimé de manière saisissante dans l’Apocalypse. Dieu parle : « Tu t’imagines : me voilà riche, je me suis enrichi et je n’ai besoin de rien ; mais tu ne le vois donc pas : c’est toi qui es malheureux, pitoyable, pauvre, aveugle et nu ! Aussi, suis donc mon conseil : achète chez moi de l’or purifié au feu pour t’enrichir ; des habits blancs pour t’en revêtir et cacher la honte de ta nudité ; un collyre enfin pour t’en oindre les yeux et recouvrer la vue. » (Ap 3, 17-18).
   E. Perrot explique que l’argent est trompeur dans la mesure où il objective le désir qui est au fondement de la vie économique : « En faisant passer des rapports humains pour des rapports entre des choses homogènes (car mesurables), l’argent adoucit le heurt des singularités affrontées, au prix d’une réduction à l’unidimensionnel monétaire. Cette réduction est vécue sans phrases dans ces lieux où dit-on, chacun ne vaut que le montant de ses revenus. » L’argent peut ainsi nous entraîner dans une « logique purement quantitative ». Que l’on cherche à accumuler ou à donner, cette logique est perverse car l’accumulation est sans fin et le chrétien n’a « jamais fini de payer ses dettes envers les frères ». On en éprouve soit de la morosité soit de la mauvaise conscience, « filles d’un même désir perverti qui voit dans l’accumulation d’argent la réponse à un manque fondamental. » Trompeur, l’argent l’est aussi parce qu’il donne « l’illusion d’une souveraineté sur le monde ». Claudel a dénoncé cette « fausse indépendance » dans L’échange : « L’argent est une espèce de sacrement matériel qui nous donne la domination du monde moyennant un contrôle sur notre goût de l’immédiat ». « Il y a domination du monde…​ mais toujours pour demain », conclut E. Perrot (Op. cit., pp. 58-60).
57. Lc 12, 19.
58. « Insensé, cette nuit même, on va te redemander ton âme. Et ce que tu as amassé, qui l’aura ? » (Lc 12, 20).
59. Lc 12, 21.
60. Lc 16, 19-31. Déjà dans l’Ancien Testament, on dénonce l’accaparement qui remplace la confiance en Dieu et le souci des autres. Dans le désert, Moïse avait recommandé aux Hébreux de ne pas mettre en réserve la manne envoyée par le Seigneur. Mais « certains n’écoutèrent pas Moïse et en mirent en réserve jusqu’au lendemain, mais les vers s’y mirent et cela devint infect. Moïse s’irrita contre eux. » (Ex 16, 19-20).
61. Lc 18, 18-23.
62. Lc 18, 24.
63. Lc 8, 5-8.
64. Lc 8, 14.
65. « Attention ! gardez-vous de toute cupidité, car, au sein même de l’abondance, la vie d’un homme n’est pas assurée par ses biens. » (Lc 12, 15).
66. « Voilà pourquoi je vous dis : ne vous inquiétez pas pour votre vie de ce que vous mangerez, ni pour votre corps de quoi vous le vêtirez. Car la vie est plus que la nourriture, et le corps plus que le vêtement. (…) Ne cherchez pas ce que vous mangerez et ce que vous boirez ; ne vous tourmentez pas. Car ce sont là toutes choses dont les païens de ce monde sont en quête ; mais votre Père sait que vous en avez besoin. Aussi bien, cherchez son Royaume, et cela vous sera donné par surcroît. (…) Vendez vos biens, et donnez-les en aumône. Faites-vous des bourses qui ne s’usent pas, un trésor inépuisable dans les cieux, où ni voleur n’approche ni mite ne détruit. Car où est votre trésor, là aussi sera votre cœur. » (Lc 12, 22-23 ; 29-31 ; 33-34).
67. Lc 16, 13.
68. DEBERGE P., op. cit., p. 62.
69. « Quiconque parmi vous ne renonce pas à tous ses biens ne peut être mon disciple ».(Lc 14, 33). La Bible de Jérusalem considère que l’avertissement vaut pour tous.
70. Lc 3, 11. Zachée décide de donner la moitié de ses biens aux pauvres et de rendre le quadruple de ce qui aurait été extorqué. Jésus lui dit: « Aujourd’hui le salut est arrivé pour cette maison » (Lc 19, 8-9). Luc lui-même n’envisage pas systématiquement l’abandon des richesses puisqu’il rappelle aussi cette parole de Jésus, dans la parabole de l’intendant infidèle qui, pour se faire des amis, remet une partie des dettes dues à son maître : « faites-vous des amis avec le malhonnête Argent, afin qu’au jour où il viendra à manquer, ceux-ci vous accueillent dans les tentes éternelles » (Lc 16, 9). S. Pinckaers remarque que « l’argent peut donc devenir l’instrument de la générosité qui entraîne l’homme à la suite du Christ vers le Royaume de Dieu et qui subvient aux besoins d’autrui, aux nécessités des pauvres, de manière à faire naître entre les hommes une amitié évangélique. Alors que l’amour de l’argent cause l’injustice et suscite l’inimitié - c’est pour cela que l’argent est dit malhonnête -, la générosité évangélique réussit à user de l’argent pour fonder l’amitié entre les hommes ; les biens matériels peuvent alors ouvrir l’accès à une richesse d’un autre ordre dans le Royaume de Dieu, désigné par l’expression imagée de « tentes éternelles. Voilà dans quelle vue le Seigneur nous pousse à amasser des trésors dans le ciel. » (Op. cit., p. 14). E. Perrot commente le même passage en ces termes : « Par l’usage qu’il fait de l’argent, l’intendant annonce une bonne nouvelle : le Dieu scrutateur qui demande des comptes est remplacé par la communauté de frères et sœurs qui l’accueilleront dans les demeures éternelles. Cela par la vertu de l’argent, comme semble le souligner la morale de l’histoire (…). Ici encore l’argent joue comme une sorte de « sacrement matériel » selon le mot de Claudel, selon le mot de Claudel présentant sa pièce de théâtre, L’échange, où l’argent tient le rôle principal » (Op. cit., p. 116).
   Par ailleurs, Paul dira : «  Il ne s’agit point, pour soulager les autres, de vous réduire à la gêne ; ce qu’il faut, c’est l’égalité. Dans le cas présent, votre superflu pourvoit à leur dénuement, pour que leur superflu pourvoie aussi à votre dénuement. Ainsi se fera l’égalité, selon qu’il est écrit : Celui qui avait beaucoup recueilli n’eut rien de trop, et celui qui avait peu recueilli ne manqua de rien (Ex 16, 18) » (2 Co 8, 13-14).
71. Dt 15, 1-3.
72. Ex 22, 25: « Si tu prends en gage le manteau de quelqu’un, tu le lui rendras au coucher du soleil ». L’esprit de cette règle est qu’on ne peut enlever aux débiteurs ce qui est vital pour eux : « On ne prendra pas en gage le moulin ni la meule : ce serait prendre la vie même en gage » (Dt 24, 6). Même la dignité du débiteur sera respectée : « Si tu prêtes sur gages à ton prochain, tu n’entreras pas dans sa maison pour saisir le gage, quel qu’il soit. Tu te tiendras dehors et l’homme auquel tu prêtes t’apportera le gage dehors » Dt, 24, 10).
73. P. Debergé confirme ici cette réflexion de S. Pinckaers: « L’Évangile n’entre (…) pas, de prime abord, dans le domaine social et économique ; il ne prend pas directement parti dans l’éternel conflit qui oppose riches et pauvres. Son exigence va plus loin : il nous appelle et nous contraint à descendre au profond de nous-mêmes, là où retentit la parole de Dieu, où se forme l’amour du Christ et de nos frères » (Op. cit., p. 19).
74. DEBERGE P., op. cit., p. 66 et 68. Cf. Mt 13, 45-46: « Le Royaume des Ceux est encore semblable à un négociant en quête de perles fines : en ayant trouvé une de grand prix, il s’en est allé vendre tout ce qu’il possédait et il l’a achetée ».
75. Id., p. 140.
76. Mt 6, 21. Le problème n’est pas d’avoir des richesses mais d’aimer les richesses. « Nul, dit Jésus, ne peut servir deux maîtres : ou il haïra l’un et aimera l’autre, ou il s’attachera à l’un et méprisera l’autre ». Et Luc note : « Les Pharisiens, qui sont amis de l’argent, entendaient tout cela et ils se moquaient de lui » (Lc 16, 13 -14). Paul dira : « La racine de tous les maux, c’est l’amour de l’argent » (1 Tm 6, 10).
77. Cf. Paul : « Ni le fornicateur, ni le débauché, ni le cupide - qui est un idolâtre - n’ont droit à l’héritage dans le Royaume du Christ et de Dieu. » (Ep 5, 5).
78. PINCKAERS S., op. cit., p. 12. Paul témoigne de cette liberté : « Je sais me priver comme je sais être à l’aise. En tout temps et de toutes manières, je me suis initié à la satiété comme à la faim, à l’abondance comme au dénuement. Je puis tout en Celui qui me rend fort » (Ph 4, 12-13).
79. 1 Tm 6, 17-19.
80. Op. cit., p. 117.

⁢b. Les Pères de l’Église

[1]

Force est de constater que les Pères de l’Église vont, à partir des Écritures, transmettre à travers les siècles une leçon simple -on a envie de dire : un peu simplifiée- qui tient en deux grands préceptes : la richesse doit être bien utilisée et le prêt à intérêt banni.

Avant d’aborder la question du prêt à intérêt qui mérite un développement à part, il n’est pas inutile de revenir au problème soulevé par la richesse face à la pauvreté. Il a déjà été étudié précédemment mais la conception défendue par certains Pères va retentir si longuement dans l’Église qu’il faut la garder bien en mémoire pour comprendre le retard accumulé par l’enseignement du Magistère sur les questions financières.

Comment les Pères de l’Église considèrent-ils la richesse ? Rappelons-nous.

Clément d’Alexandrie⁠[2] a consacré un petit ouvrage à la question ; Quel riche peut être sauvé ?[3]. Partant de la parole de Jésus : « Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume des cieux »[4], Clément estime que le « dégraissement » nécessaire au passage est d’ordre spirituel et non matériel. Là se trouve la spécificité chrétienne. En effet, « ce n’est point une grande innovation que renoncer aux richesses et les distribuer aux besogneux et aux indigents. Beaucoup l’ont fait avant la venue du Sauveur, qui voulaient du loisir pour s’adonner à l’étude des lettres et à de mortes sciences ou briguaient le vain renom d’une gloire frivole ;, les Anaxagore[5], les Cratès[6] ». Jésus donc « n’ordonne pas une action visible, comme les philosophes antiques mais quelque chose de plus grand, de plus divin, de plus parfait : il veut que nous purifiions nos âmes et nos cœurs des passions, que nous déracinions et jetions loin de nous les choses étrangères ». Pour ce qui est des richesses matérielles, il en faut une certaine quantité car « il est strictement impossible à celui qui manque du nécessaire de ne point voir briser son courage et son âme se détourner des sujets plus importants lorsqu’il s’évertue par tous les moyens à trouver sa subsistance ». De plus, « qui nourrirait le pauvre, qui désaltérerait l’assoiffé, qui couvrirait l’homme nu et abriterait le vagabond, si nous cherchions à devenir plus pauvres que le pauvre ? » On ne peut donc interpréter littéralement la parole de Jésus. Non seulement le Maître lui-même s’est fait inviter chez les riches mais, de plus, il nous demande de secourir les malheureux : comment pourrions-nous le faire en renonçant à nos biens ? En conclusion, il ne faut pas décrier la richesse « puisqu’elle n’est en soi ni bonne ni mauvaise, mais parfaitement innocente. De nous seuls dépend l’usage, bon ou mauvais, que nous en ferons : notre esprit, notre conscience ont entière liberté de disposer à leur guise des biens qui leur ont été confiés. Détruisons, non pas nos biens, mais les passions qui en pervertissent l’usage ». Notons, au passage, que pour Clément, la pauvreté est un mal mais un état naturel grâce auquel on peut pratiquer non le partage qui impliquerait un souci d’égalité mais l’aumône.

En tout cas, l’Église interviendra régulièrement, dans les premiers temps⁠[7] comme dans les siècles suivants, pour refuser l’interprétation radicale de la parole de Jésus qui « condamne la possession des richesses et fait du partage des biens une obligation stricte et une nécessité de salut »[8].

Guidée par la description du jugement dernier⁠[9], l’Église ne cessera pas de rappeler aux riches leurs devoirs envers les pauvres avec plus ou moins de sévérité. Saint Augustin⁠[10] dira : « Au jugement dernier, le Seigneur ne dira pas : « Venez prendre possession du Royaume, vous avez vécu chastement, vous n’avez fraudé personne, vous n’avez pas opprimé le pauvre, vous n’avez franchi les limites de personne, vous n’avez trompé personne par serment ». Il n’a pas dit cela mais : « Recevez le Royaume, car j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger ». Quelle est donc l’excellence de ce point, puisque le Seigneur l’a mentionné tout seul, à l’exclusion de toute le reste ! (…) A l’égard de ceux qu’il va condamner, et plus encore à l’égard de ceux qu’il va couronner, il tiendra compte des seules aumônes, comme s’il disait : « Si je vous examinais et vous pesais en scrutant avec soin toutes vos actions, il serait bien difficile de ne point trouver de quoi vous condamner. Mais, allez dans le Royaume, car j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger ». Ce n’est pas parce que vous n’avez pas péché que vous entrez dans le Royaume, mais parce que, par vos aumônes, vous avez expié vos péchés. »[11]

Cette interprétation, commente le P. Faux⁠[12], « définit pour longtemps le rapport des pauvres et des riches en termes d’utilité réciproque en vue du salut. Dans sa version la plus terre à terre, si l’on ose dire, cette tradition pourrait s’exprimer comme suit: il faut qu’il y ait des pauvres pour que les riches aient l’occasion de faire l’aumône et d’expier ainsi leurs péchés pour obtenir le salut. » Avec les abus que nous avons déjà dénoncés.

Dans ces conditions, l’inégalité paraît providentielle : « Si nous faisons bien attention, déclare Césaire d’Arles, le fait que le Christ a faim dans les pauvres nous est profitable. En effet, Dieu a permis qu’il ya ait des pauvres dans ce monde, pour que tout homme eût le moyen de racheter ses péchés ; car s’il n’y avait pas de pauvres, personne ne ferait l’aumône, personne n’obtiendrait de pardon. Car Dieu pouvait faire tous les hommes riches, mais il a voulu nous venir en aide par la misère des pauvres, afin que le pauvre par la patience et le riche par l’aumône puissent mériter la grâce de Dieu. (…) Sois attentif et vois : un sou d’un côté et le royaume de l’autre. Quelle comparaison y a-t-il, frère ? Tu donnes un sou au pauvre et du Christ tu reçois le Royaume ; tu donnes un morceau de pain et du Christ tu reçois la vie éternelle ; tu donnes un vêtement et du Christ tu reçois la rémission de tes péchés. »[13]

L’aumône n’est pas facultative⁠[14] : « Si le riche ignore le pauvre, s’il ne vient pas en aide à ses besoins, il le vole, il le tue »[15]. Il le vole parce qu’à l’origine de la richesse, du « malhonnête argent », il y a toujours quelque injustice , quelque violence : « Pourrais-tu, demande Jean Chrysostome, en remontant de génération en génération me montrer que (tes biens) ont été justement acquis ? Non, tu ne le pourrais pas et, nécessairement à leur origine et à leur source, il y a eu quelque injustice. Pourquoi ? Parce que Dieu, à l’origine, n’a pas créé de riche et de pauvre ; il n’a pas non plus amené l’un en présence d’une masse d’or et empêché l’autre de le découvrir mais il a livré à tous la même terre. »[16] Malheureusement, comme nous l’avons vu, la voix de Jean Chrysostome ou encore celle de saint Grégoire le Grand, qui, comme saint Paul plus tard, ne considèrent pas l’inégalité comme providentielle et qui réaffirment la destination universelle des biens, sera étouffée par la tradition augustinienne dans une société hiérarchisée⁠[17]. Il faudra attendre le XIXe siècle pour que la notion de justice sociale entrevue par saint Thomas, s’impose dans le discours de l’Église.


1. Nous suivrons ici l’article de FAUX J.-M., L’argent et le salut, Du bon usage des richesses d’après quelques Pères de l’Église, in Argent sage , argent fou, Lumen Vitae, décembre 1997, n° 4, pp. 376-383. Le P. Jean-Marie Faux sj fut professeur à l’IET, collaborateur du centre AVEC (Centre d’études des problèmes de société).
2. Entre 150 et 216.
3. Patrologie grecque, t. 9, col. 603-651.
4. Mt 19, 24.
5. Philosophe présocratique, entre 500 et 428.
6. Philosophe cynique du IVe s. avant J.-C.. Il fut un des maîtres de Zénon de Cittium, le fondateur du stoïcisme.
7. J.-M. Faux cite le Concile régional de Granges, en Asie Mineure (vers 341) qui déclare : « Nous avons rédigé cet écrit non pour exclure ceux qui, dans l’Église de Dieu, veulent pratiquer l’ascétisme, conformément aux règles de l’Écriture sainte, mais pour exclure ceux qui, n’ayant que leur orgueil pour ascétisme, veulent s’élever au-dessus de ceux qui mènent une vie ordinaire, et introduire des nouveautés également opposées à l’Écriture Sainte et aux canons ecclésiastiques. Nous aussi, éprouvons de l’admiration pour la virginité unie à l’humilité ; nous louons la continence jointe à la piété et à la dignité ; nous comprenons que l’on s’éloigne des affaires du monde par humilité. Mais nous estimons vénérable l’état de mariage et nous ne méprisons pas la richesse unie à la justice et à la bienfaisance ». (Epilogue du Concile).
8. FAUX J.-M., op. cit., p. 378.
9. Mt 25, 31-46.
10. 354-430.
11. Sermon 58, in Patrologie latine, t. 28, col. 407-406. Cf. « Comme l’eau éteint le feu qui flambe, ainsi l’aumône efface les péchés » (Si 3, 30).
12. Op. cit., p. 380.
13. Sermons au peuple, II, in Sources chrétiennes, n° 243, pp. 73-75.
14. Cf. « Il n’y a pas de bonheur pour celui qui persévère dans le mal et qui se refuse à faire l’aumône » (Si 12, « ) ; « Qui donne à l’indigent ne manquera de rien, qui refuse de le regarder sera couvert de malédictions » (Pr 28, 27).
15. J.-M. Faux appuie cette affirmation d’une citation de Basile de Césarée (330-379) : « Celui qui dépouille un homme de ses vêtements aura nom de pillard. Et celui qui ne vêt point la nudité du gueux, alors qu’il peut le faire, mérite-t-il un autre nom ? A l’affamé appartient le pain que tu gardes. A l’homme nu, le manteau que recèlent tes coffres. Aux va-nu-pieds, la chaussure qui pourrit chez toi. Au miséreux, l’argent que tu tiens enfoui. Ainsi opprimes-tu autant de gens que tu en pouvais aider. (…) Si chacun ne gardait que ce qui est requis pour les besoins courants, et que le superflu, il le laissât aux indigents, la richesse et la pauvreté seraient abolies. (…) Pourquoi es-tu riche et celui-là pauvre ? N’est-ce pas uniquement pour que ta bonté et ta gestion désintéressée trouvent leur récompense, tandis que le pauvre sera gratifié des prix magnifiques promis à sa patience ? (…) Que répondras-tu au juge, toi qui revêts les murs et ne veux vêtir un homme ? Toi qui te pares les cheveux et vois avec indifférence le hideux aspect que présente ton frère ? Toi qui laisse pourrir le blé et refuses de nourrir ceux qui ont faim ? Toi qui enfouis l’or et méprises celui qui s’étrangle ? » (Homélie sur les riches, in Patrologie grecque, t. 31, col. 278-304).
16. Homélie 12 sur 1 Ti 4, in Patrologie grecque, t. 62, col. 562-563.
17. Cf. saint Grégoire le Grand (540-604) : « La terre est commune à tous les hommes et, par conséquent, les aliments qu’elle fournit, elle les produit pour tous communément ?. C’est donc à faux que se jugent innocents ceux qui réclament pour leur usage privé le don que Dieu fit pour tous. Ces hommes qui ne font point l’aumône des biens qu’ils ont reçus, se rendent coupables de la mort de leurs frères, en ce sens qu’ils laissent chaque jour périr à peu près autant d’hommes qu’ils retiennent par avarice de subsides nécessaires aux pauvres gens qui meurent de faim. C’est qu’en effet, quand nous donnons aux miséreux les choses indispensables, nous ne leur faisons pas de largesses personnelles : nous leur rendons ce qui est à eux. Nous remplissons bien plus un devoir de justice que nous n’accomplissons un acte de charité. » (Liber Regulae pastoralis, 3e partie, ch. 21, in Patrologie latine, t. 77, col. 87-89). Et Ambroise de Milan (333?-397) : « Ce n’est pas ton bien que tu distribues au pauvre, c’est seulement sur le sien que tu lui rends. Car tu es seul à usurper ce qui est donné à tous pour l’usage de tous. La terre appartient à tous et non aux riches ! » (Sur Naboth, XII, 53, in Patrologie latine, 14, 747).