Par le fait même, elle dissout la contradiction à laquelle furent confrontés de nombreux et généreux penseurs modernes. Pour Proudhon[1], par exemple, « la propriété, en fait et en droit, est essentiellement contradictoire, et c’est par cette raison même qu’elle est quelque chose. En effet : la propriété est le droit d’occupation, et en même temps le droit d’exclusion.
La propriété est le prix du travail ; et la négation du travail.
La propriété est le produit spontané de la société, et la dissolution de la société.
La propriété est une institution de justice ; et la propriété c’est le vol. »[2]
Cette dernière expression a fait florès mais on a oublié que la position de Proudhon est bien plus nuancée que celle de Marx[3]. Elle se perd malheureusement dans une omniprésente rhétorique romantique et s’édifie sur une philosophie peu rigoureuse. Il n’empêche que, clairement, Proudhon rejette à la fois le modèle capitaliste et le modèle communiste[4]. Déjà en 1840, Proudhon conclut son étude sur la propriété en écrivant : « La communauté cherche l’égalité et la loi ; la propriété, née de l’autonomie de la raison et du sentiment du mérite personnel, veut sur toutes choses l’indépendance et la proportionnalité.
Mais la communauté, prenant l’uniformité pour la loi, et le nivellement pour l’égalité, devient tyrannique et injuste ; la propriété, par son despotisme et ses envahissements, se montre bientôt oppressive et insociable.
Ce que veulent la communauté et la propriété est bon ; ce qu’elles produisent l’une et l’autre est mauvais. Et pourquoi ? parce que toutes deux sont exclusives, et méconnaissent, chacune de son côté, deux éléments de la société. La communauté repousse l’indépendance et la proportionnalité ; la propriété ne satisfait pas à l’égalité et à la loi. »[5]
Pour bien comprendre sa position, il faut tenir compte du contexte historique et du sens donné par l’auteur au mot propriété. Proudhon, seul théoricien « socialiste » issu du peuple, conscient des bouleversements apportés par la Révolution en matière de propriété, s’en prend à « la reconnaissance législative d’un droit absolu de disposition, accordé à tout propriétaire »[6]. Quand il écrit que « la propriété est impossible »[7], -ce qui paraît une aberration puisque la propriété existe de tout temps- il veut dénoncer « l’inaptitude de la propriété » -dans le sens donné- « à réaliser le principe de justice qu’on veut lui attribuer comme fondement »[8]. Au concept de « propriété » né de la Révolution[9], il opposera l’idée de « possession ». Dans l’histoire, il y a eu plus de possesseurs que de propriétaires : « Le très petit nombre est arrivé à la propriété. Puis quand la classe propriétaire s’est multipliée, tout aussitôt la propriété, accablée d’impôts et de servitudes (…) s’est trouvée en dessous de l’ancienne possession (…). Nous voyons une foule de propriétaires, grands et petits, fatigués et déçus, faire argent de leur patrimoine et se réfugier, qui dans le trafic, qui dans les emplois publics, qui dans le salariat. La Révolution aurait pu simplement bien réglementer la possession, « le sens commun n’indiquait rien de plus ; les masses n’eussent pas demandé davantage. Il n’en a rien été cependant ; la déclaration de 1789, en même temps qu’elle a aboli le vieux régime féodal, a affirmé la propriété ; et la vente des biens nationaux a été faite en exécution »[10]. A l’opposé du propriétaire fort de son « droit absolu », le possesseur est surtout conscient de ses devoirs, de sa responsabilité vis-à-vis de la terre et vis-à-vis de sa famille. Le possesseur ne vend pas son bien, ne le partage pas, il en use en « bon père de famille »: « L’hérédité s’en suit, non point comme une prérogative , mais plutôt comme une obligation de plus imposée au possesseur. On comprend que le partage du sol étant fait surtout en vue des familles, ce n’est pas parce que le droit du détenteur est absolu qu’il transmet la possession ; c’est au contraire parce que ce droit est restreint que le possession est héréditaire »[11]. Ce passage peut nous rappeler comment l’héritage était présenté dans l’Ancien testament : « Le mot héritage (nahâtâ) ne désigne pas une chose, un objet que l’on possède, mais représente plutôt une relation du possesseur à la terre. (…) On ne peut d’ailleurs pas parler de succession au sens strict, mais plutôt de continuation familiale. Les héritiers continuent et prolongent tous les pères de la lignée, la bayit (Mi 2, 2), comme en une ligne vivante, unique et jamais interrompue. Cela explique que les biens familiaux par lesquels la famille se rattache à la terre doivent être gradés intacts d’une génération à l’autre. Dans ce cadre, il ne s’agit pas de succéder à son prédécesseur en tant que possesseur d’un bien, mais de succéder à quelqu’un dans la garde et la gestion d’un bien qui appartient au groupe auquel la divinité l’a donné. L’usage, le « droit » met donc l’accent sur la continuité. La terre ne sort pas de la famille. »[12] C’est peut-être à cause de cette proximité, que le sociologue Georges Sorel[13] n’hésite pas à rapprocher, sur ce point, Proudhon et Frédéric Le Play[14] dont nous avons déjà eu l’occasion de parler.
Il est vrai que, dans sa tentative, de résoudre les contradictions signalées à propos de la propriété, Proudhon, de temps à autre, car sa pensée est un peu fluctuante, se rapproche de la position sociale chrétienne qui marie le principe de la destination universelle des biens et l’espace de liberté offert par la propriété individuelle. Toutefois, la solution de Proudhon, le mutuellisme[15] et le fédéralisme[16], fait davantage penser à l’autogestion dont nous parlerons dans le chapitre suivant. L’idée de Proudhon étant finalement de rendre à la propriété sa force libératrice: « Pour revenir à la pensée fondamentale de ce livre[17] (…) la propriété, en s’entourant des garanties qui la rendent à la fois plus égale et plus inébranlable, sert elle-même de garantie à la liberté et de lest à l’État. La propriété consolidée, moralisée, entourée d’institutions protectrices, ou pour mieux dire, libératrices, l’État se trouve élevé au plus haut degré de puissance en même temps que le gouvernail reste aux mains des citoyens ».[18]
En définitive, au delà de la nostalgie de la propriété agricole familiale qui oriente toute la conception proudhonienne, au delà donc de cette vision sociologique et historique, la justification ultime ce la propriété est politique et non philosophique : « La justification de la propriété, que nous avons vainement demandée à ses origines, nous la trouvons dans ses fins : elle est essentiellement politique (…). C’est pour rompre le faisceau de la souveraineté collective, si exorbitant, si redoutable, que l’on a érigé contre lui le domaine de la propriété, véritable insigne de la souveraineté du citoyen ».[19]
Résolument partisan de la décentralisation et d’une république constituée par un contrat de fédération[20] « dont l’essence est de réserver toujours plus aux citoyens qu’à l’État, aux autorités municipales et provinciales qu’à l’autorité centrale »[21], Proudhon doit supposer, comme chez Rousseau, la « bonté » -communauté de cœur et de principes- du citoyen, de chaque citoyen. Et donc, l’« anarchie »[22] de Proudhon, ses constructions mutuelles et fédératives, paraissent finalement des constructions très aléatoires. Le mariage heureux de la liberté, de la solidarité, de la participation, de l’autorité et de l’égalité, semble suspendu à la seule (bonne ?) volonté et, dans sa conception, au seul désir de l’auteur emporté par une vision trop optimiste de l’humanité et une confiance dans le progrès ou plutôt l’avènement d’une « ère fédérative et sociale », égalitaire, solidaire et pacifique. Comment ne pas en être convaincu lorsqu’à la fin de sa vie, en 1865, dans le bilan de ses études et observations, on écrit: « Immanence et réalité de la justice dans l’humanité ; tel est le grand enseignement (…). La morale, expression de la liberté et de la dignité humaine existe par elle-même (…). La justice est en vous, tout à la fois réalité et pensée souveraine, (…) (d’où) le rôle (…) qu’elle joue comme principe, mobile et fin de la civilisation, le caractère exclusivement justicier du nouvel ordre moral ».[23]
Marx qui a fait en 1845 l’éloge de « qu’est-ce que la propriété ? » (1840), va, dès 1846[24] s’attaquer à celui qu’il appellera « le petit bourgeois ». Il aura beau jeu de se moquer de Proudhon en écrivant que « l’égalité est l’intention primitive, la tendance mystique, le but providentiel que le génie social a constamment devant les yeux, en tournoyant dans le cercle des contradictions économiques. Aussi la Providence est-elle la locomotive qui fait mieux marcher tout le bagage économique de M. Proudhon que sa raison pure et évaporée. »[25]