Il faut nous arrêter, dans la famille chrétienne mais en dehors de la
mouvance catholique à la position qu’adoptèrent les protestants en
matière socio-économique en nous appuyant d’abord sur la présentation
qu’en fit le sociologue et économiste allemand Max
Weber. Sa thèse est très célèbre et est encore aujourd’hui au centre de nombreux
débats et discussions. Elle mérite toujours d’être examinée car elle est
source de malentendus ou plutôt d’interprétations abusives.
Selon Max Weber, même si l’entreprise capitaliste a toujours existé, il
y aurait une affinité entre l’éthique protestante, calviniste surtout,
et l’esprit du capitalisme moderne c’est-à-dire le « capitalisme
d’entreprise bourgeois, avec son organisation rationnelle du travail
libre ». Cette affinité se manifesterait
d’abord par une nouvelle conception du travail. L’auteur note, en effet,
que « si l’on consulte les statistiques professionnelles d’un pays où
coexistent plusieurs confessions religieuses, on constate avec une
fréquence digne de remarque un fait qui a provoqué à plusieurs reprises
de vives discussions dans la presse, la littérature et les congrès
catholiques en Allemagne : que les chefs d’entreprise et les détenteurs
de capitaux, aussi bien que les représentants des couches supérieures
qualifiées de la main-d’œuvre et, plus encore, le personnel technique et
commercial hautement éduqué des entreprises modernes, sont en grande
majorité protestants ».
Une nouvelle éthique du métier trouverait son origine dans la théorie
luthérienne de la vocation. Pour traduire Luther va employer le mot
Beruf qui signifie à la fois « vocation » et « profession » dans sa
traduction de ce passage de la Bible:
« Sois attaché à ta besogne, occupe-t’en bien
et vieillis dans ton travail.
N’admire pas les œuvres du pécheur,
confie-toi dans le Seigneur et tiens-toi à ta besogne. »
Dès lors, il va considérer que tout travail est une vocation alors que
la tradition catholique avait tendance, semble-t-il, à n’employer le mot
« vocation » qu’à propos des engagements strictement religieux.
Luther va opposer sa conception à celle des catholiques : « Si tu
demandes si c’est une action bonne d’exercer son métier et d’accomplir
tout ce qui est nécessaire à la vie et utile au bien
commun, et si cela plaît à Dieu, tu verras qu’ils disent
non et qu’ils rétrécissent le domaine des bonnes œuvres aux prières, aux
jeûnes, aux aumônes ordonnées par l’Église. Ils croient que Dieu ne se
préoccupe pas de ce que nous faisons en dehors de cela. Ils réduisent et
amoindrissent le domaine dans lequel nous sommes appelés à servir Dieu.
Mais tout ce que l’on peut dire et faire sous l’inspiration de la foi
est un service rendu à Dieu… Par la foi, toute distinction entre les
œuvres tombe, qu’elles soient grandes ou petites, courtes ou larges,
nombreuses ou insignifiantes. Car les œuvres ne sont pas agréables à
Dieu en elles-mêmes, mais à cause de la foi qui les
inspire. »
Tous les descendants d’Adam sont appelés au travail et, pour répondre à
ce devoir, chaque homme reçoit un appel et pas seulement
l’ecclésiastique. Tout travail est donc digne puisque, quel que soit
l’état où nous sommes appelés, quel que soit notre métier, nous devrons
travailler au service de Dieu. Quelle que soit l’œuvre, elle ne vaut que
par la foi qui l’animera.
Commentant cet aspect de la pensée de Luther, un auteur protestant,
Michel Johner,
nous montre que nous touchons là au centre même de la pensée
protestante : « il n’y a de « salut » ou de « justification » qu’à travers un
acte de foi personnel en l’œuvre rédemptrice accomplie par
Jésus-Christ ». Il en découle « une valorisation certaine de l’individu
ou de l’individualité au détriment des médiations sacramentelles et
ecclésiales ». Chaque être est unique et tout croyant est « prêtre
devant Dieu ». Tout naturellement donc, soit dit en passant, le
protestantisme va inspirer un gouvernement démocratique dans l’Église et
puis dans la société.
Luther au travers de sa conception du beruf, a « étendu à l’exercice
des professions (manuelles, artisanales, commerciales, techniques) la
dignité spirituelle et religieuse qui était jusqu’alors reconnue à la
vocation des prêtres et des moines. » Le métier va donc prendre plus
d’importance dans la mesure où, pour Luther,
la vocation professionnelle va se revêtir « d’une dignité religieuse
égale à celle du ministère ecclésial traditionnel. » En même temps, il
est reconnu que « l’activité professionnelle se déploie dans une sphère
qui lui est propre, dans laquelle l’Église n’a pas vocation d’intervenir
de façon directe, et dans laquelle, en conséquence, l’énergie créatrice
de l’artisan peut se déployer en toute liberté. » il n’empêche que le
travailleur luthérien à travers sa tâche particulière, est « ministre de
Dieu » et « glorifie Dieu (…) autant que le prêtre ». Son
indépendance se manifeste par rapport à l’Église et non par rapport à
Dieu. Naît alors, comme dit Weber un « ascétisme séculier » à
l’intérieur de l’activité professionnelle alors que, dans la tradition
catholique, l’ascétisme impliquait la fuite du monde.
Toutefois, Luther, très attaché au modèle socio-économique offert par la
Bible, rêvait d’un retour à une économie patriarcale. C’est
Calvin qui, en s’appuyant
sur le concept de Beruf va construire une éthique nouvelle qui se
mariera parfaitement avec le capitalisme moderne.
Toujours selon Michel Johner, Calvin reprenant les idées de son
prédécesseur va préciser que « la dignité du travail de l’homme
s’inscrit dans le prolongement du travail que Dieu entreprend dans le
monde pour l’entretien de ses créatures. (…) Le travail n’est pas
digne en soi, mais susceptible de le devenir en se réinscrivant dans la
continuité du travail de Dieu. » Dieu est l’inspirateur et le
bénéficiaire du travail de l’homme. Il est « le grand pourvoyeur de la
richesse ». Par le fait même, la rétribution du travail doit être
regardée « comme don de Dieu (…), comme le salaire immérité dont il
plaît à Dieu, dans sa grâce, d’honorer l’œuvre de chacun. » Patrons et
employés sont débiteurs de Dieu et doivent « se répartir équitablement
ces fruits en tenant compte de l’apport initial et de la responsabilité
de chacun ». Dans cet esprit, la propriété et la richesse
acquises par un travail qui vise à l’accroissement des revenus au delà
du minimum nécessaire, ne causent plus de problèmes de conscience. Au
contraire de ce qui se passait avant la Réforme, c’est désormais la
richesse créée avec effort, celle des bourgeois, qui est honorable et
non plus celle qui a été reçue sans effort.
Les puritains poursuivront le raisonnement en mariant
l’enrichissement et l’ascèse : il ne s’agit pas de thésauriser et de
vivre oisif ou de gaspiller en luxe la fortune gagnée mais bien, par des
réinvestissements immédiats, d’accroître la fortune en vivant simplement
car il s’agit de glorifier Dieu et non de se glorifier.
A cet endroit, M. Johner prend ses distances par rapport à une thèse de
Weber et à son exploitation, semble-t-il, par certains puritains
américains surtout. Pour Weber, la prédestination pousse les hommes à
chercher les signes de leur salut ou de leur perte. C’est dans
l’activité économique qu’ils chercheraient à dissiper leur doute
religieux. Dans la mesure où l’« on reconnaît l’arbre à ses fruits », la
réussite économique serait un de ces fruits et l’enrichissement une
preuve de la bénédiction de Dieu, une sorte de « sacrement séculier ».
Cette théologie « de la rétribution » ou « de l’abondance » trahit, pour
Johner, la pensée de Calvin qui demande simplement la confiance face à
la prédestination. Cette théologie n’a rien de biblique puisque le texte sacré
montre que le pauvre Job reste béni de Dieu. Même si la richesse peut
avoir un sens prophétique comme c’est le cas pour Salomon dont la
splendeur annonce celle du Royaume qui vient, on ne peut rattacher
systématiquement richesse et bénédiction. d’autre part comment, dans
l’économie moderne, pourrait-on lier misère et paresse, prospérité et
vertu ? Le capitalisme rémunère-t-il vraiment les hommes suivant leur
mérite ?
Reste la question du prêt à intérêt qui, toléré par Calvin à certaines
conditions, aurait constitué « un tournant majeur de l’histoire
économique occidentale ». Nous devrons contester ce privilège
« calviniste » lorsque nous aborderons, plus loin, cette question.
Pour l’essentiel, l’analyse du protestant belge J.-L.
Simonet rejoint celle de Michel Johner,
en tout cas en ce qui concerne les fondements de l’éthique protestante.
Attaché à la justification par la foi seule, le croyant « sert Dieu par
reconnaissance et pour montrer sa reconnaissance. Ce service de dieu est
avant tout orienté vers le prochain. » Ce n’est pas l’œuvre qui justifie
mais la foi et donc les œuvres sont bonnes seulement « si elles sont
accomplies dans la foi en la justification de Dieu. La foi, dira Luther,
est donc la bonne œuvre par excellence, puisqu’elle confère la bonté à
toutes les autres œuvres ». Autrement dit encore, « un acte qui serait
conforme au commandement de Dieu, mais qui serait accompli hors de la
foi, ne pourrait être offert à la justification de Dieu, et ne pourrait,
en conséquent, en toute rigueur, être vraiment appelé bon (on pourrait
rappeler ici le verset qui dit « devant Dieu, nos bonnes œuvres sont
comme du linge souillé »). » Par conséquent, « il ne peut plus y avoir
d’œuvres surérogatoires. Plus besoin, non plus, de
rechercher l’extraordinaire (l’ascèse, les « conseils évangéliques »):
l’action la plus profane, accomplie dans la foi, et au service du
prochain, est sainte. L’état chrétien par excellence n’est plus l’état
religieux du moine qui s’isole du monde pour s’efforcer vainement d’être
plus près de Dieu ; l’état monastique, recherche de l’extraordinaire, est
au contraire une fuite devant les tâches les plus ordinaires que Dieu
confie au Chrétien. Luther réhabilite donc la sphère profane, et en
particulier l’exercice de la profession, qui est toujours une vocation
(Beruf) de Dieu au service des hommes (ceci est dans la même ligne que
la redécouverte par Luther du sacerdoce universel des croyants) ».
J.-L. Simonet ajoute : « Calvin , plus jeune que Luther, perçoit mieux
que celui-ci les conséquences de la libération du Chrétien pour son
service dans la sphère profane, et vit davantage les transformations
économiques de son siècle. Calvin admet le prêt à intérêt (position
audacieuse pour l’époque), fait important pour l’avenir du capitalisme
commercial et industriel ; il a encouragé l’esprit d’entreprise de
Chrétiens qui servent Dieu et le prochain en développant leurs affaires:
le succès en affaires est pour Calvin une bénédiction de Dieu, dont le
Chrétien profitera avec modération. »
Si nous ne pouvons admettre intégralement la radicalité avec laquelle
les protestants proclament la justification par la foi ni leur refus de
distinguer, dans la même foi, les vocations laïques et religieuses,
saint Thomas nous a montré que le travail, tout travail, avait un
caractère religieux, devait être respecté car le travailleur était à l’image d’un Dieu
créateur et ouvrier. Comme le luthérien ou le calviniste, le catholique
peut rappeler l’origine divines des métiers en s’appuyant, par exemple,
outre la Genèse, sur le livre de l’Exode. Saint Thomas nous a montré aussi que
le catholique n’est pas ennemi des richesses à condition qu’elles soient
bien ordonnées. Même la notion de Beruf ne peut être considérée comme
purement luthérienne dans la mesure où, d’une part, Paul recommande
»que chacun demeure dans l’état où l’a trouvé l’appel de
Dieu » et dans la mesure où, d’autre part, nous
avons entendu saint Thomas nous dire que « la répartition des divers
offices entre les divers individus se fait par la divine providence en
ce sens que certains sont inclinés davantage vers tel emploi plutôt que
vers tel autre ».
Il faut néanmoins reconnaître, comme dit précédemment, que ce sont des
lumières qui n’ont pas été exploitées par les catholiques avant le XIXe
siècle. Dès le XVIe siècle, se répand parmi les protestants la certitude
que le travail, tout travail, accompli dans la foi, a une valeur
positive, religieuse.
Quand on se rappelle ces seigneurs ou ces bourgeois qui donnaient aux
monastères, à l’Église, des biens matériels pour recevoir, en retour,
des biens spirituels, ce qui leur permettait de continuer à vivre
n’importe comment, on peut comprendre aussi, à partir de là, l’attitude
des protestants réagissant vivement, trop vivement, contre l’importance
ainsi octroyée aux « œuvres » d’une part et à la pauvreté, d’autre part,
présentée comme salvatrice en elle-même, indépendamment de la foi.
A partir de cette théologie, les protestants ont pu, bien plus tôt que
les catholiques, contester la division tripartite traditionnelle et ont
été plus vite et plus franchement des artisans efficaces dans
l’instauration de la démocratie.
Quant à dire maintenant que la prospérité a été surtout le fruit du
protestantisme, ce serait solliciter les textes car même pour Weber, il
y a affinité entre capitalisme moderne et éthique
protestante, des « affinités
électives », mais il n’y a pas relation de cause à effet. Il est vrai
que, dans l’optique catholique, surtout à l’époque, la richesse est sous
haute surveillance et finalement culpabilisante alors que le protestant
se sent encouragé à poursuivre librement et sans complexe les biens de
ce monde mais néanmoins dans un cadre précis : « Dans l’Ethique
protestante et l’esprit du capitalisme, Weber montre que le
développement du capitalisme moderne ne peut être expliqué par le jeu
« naturel » de lois économiques « pures » (libéralisme économique), ni par
l’économique déterminant en dernière instance (marxisme), non plus que
par une constance psychologique, la « soif de l’or » (Sombart). Mais il ne
substitue pas la causalité religieuse à la causalité économique : il
explicite l’importance de l’éthique, plus que du dogme d’ailleurs, dans
le traditionalisme économique comme dans l’émergence de conduites et de
concepts économiques nouveaux. L’éthos calviniste, sa version puritaine
surtout, hostile aux traditions, à la magie, à la sentimentalité, au
luxe, à tout ce qui est « irrationnel », car inefficace, inutile, était
propice à la naissance de l’ »esprit du capitalisme moderne » : mentalité
et style de vie impliquant libéralisme politique et libéralisme
économique, pour exploiter les « chances formellement pacifiques » de
profit du marché des biens et du travail. Une accumulation primitive du
capital est possible sans le recours à la force ; le calvinisme et le
puritanisme condamnant la jouissance des richesses, qu’il s’agisse de
thésaurisation ou de dépense, comme dangereuses pour le salut de l’âme,
seul l’investissement en capital, favorable au développement des
entreprises, reste licite. »
En tout cas, le capitalisme et la prospérité économique ne sont pas une
nouveauté due au protestantisme comme certains lecteurs distraits de
Weber le suggèrent parfois.
Alors que Michel Johner insiste sur le fait que le développement
économique aux XVIIe et XVIIIe siècles est nettement sensible à
l’intérieur des pays protestants, la plupart des historiens nous ont
montré que le capitalisme existait avant l’apparition de la réforme, au
sein de communautés catholiques ou juives. Ce qui est sûr, c’est qu’au
XVIIe siècle, l’économie capitaliste va se déplacer vers le nord et que
les protestants y joueront un rôle déterminant. En effet, anabaptistes,
huguenots, piétistes, quakers, opposés à l’autorité de l’État et des
églises et malmenés par tous les pouvoirs, condamneront la paresse et la
consommation et favoriseront l’épargne et le travail, peut-être aussi
parce que ces minorités persécutées et marginalisées sont
particulièrement sensibilisées aux conditions de leur survie.