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iv. Un peu d’histoire

Le Moyen Age⁠[1] fut, au début, une civilisation rurale aux rendements faibles⁠[2], agitée par des rivalités sociales et enserrée dans le cadre seigneurial où, au bas de l’échelle sociale, vivent esclaves⁠[3], serfs⁠[4] et demi-serfs. Il y a certes quelques industries mais elles sont lourdement soumises à l’autorité du seigneur qui possède ou grève de son droit, forêts, bois, monts, plaines, mines, voies d’eau, chutes d’eau, aqueducs et canaux.⁠[5] Les moyens techniques sont pauvres, les sols et les climats parfois difficiles mais « ces campagnes médiévales d’Occident nourrissent mieux leurs hommes que ne l’ont fait ou ne le font encore tant d’autres pays où la faim est un mal de chaque année. »[6]

Petit à petit la situation va évoluer.


1. Nous suivrons ici l’étude de HEERS J., Le travail au Moyen Age, PUF, Que sais-je ?, 1968.
2. « Chaque maison de vilain s’entoure d’un jardin enclos qui joue un rôle essentiel dans l’économie des campagnes. Les plus pauvres des paysans n’ont aucun champ à emblaver : seulement cet étroit carré de terre où ils récoltent des « herbes » - les légumes - et quelques mesures de blé ; ils y cultivent parfois du lin, filé et tissé en hiver dans leur masure. Tous les villages d’Occident comptent ainsi des cottagers, cottiers, bordiers, Gärtner, Kotner, Kossaten, qui ne vivent que de leurs gages d’ouvriers agricoles sur les terres d’autrui, d’une ou deux bêtes confiées au troupeau communal, des épis glanés sur les champs moissonnés, des droits d’usage dans les bois, et surtout du petit jardin enclos. Sans doute sont-ils fort nombreux ; mais les textes de l’époque, presque toujours liés à la seigneurie foncière, parlent peu de ce prolétariat rural, qui vit étroitement soumis au droit du maître, et aux exigences de la communauté villageoise. Seul ce travail à la houe et à la bêche de petits carrés de terre fertilisés par l’engrais animal et humain, peut expliquer les fortes densités de certaines communautés rurales de l’Occident médiéval. En de nombreux villages d’Italie, les statuts disent d’ailleurs, très exactement, quelle doit être la dimension minimum des jardins potagers et contraignent chaque habitant à planter un nombre bien précis de pieds de poireaux, oignons, aulx et ciboules. » (Id., pp. 27-28)
3. Comme vu précédemment, celui-ci évolue lentement sous l’effet de l’évangélisation de sorte que « ...de toutes les sociétés médiévales, celle des pays d’Islam, plus proche de l’héritage antique et oriental, paraît la plus résolument esclavagiste. » (HEERS J., op. cit., p. 124). Georges Lefranc, lui, se pose la question : « L’esclavage a-t-il duré parce qu’on ne connaissait pas le collier d’épaules ? Ou bien a-t-on inventé le collier d’épaules lorsqu’on n’a plus eu d’esclaves en suffisance ? » ( Histoire du travail et des travailleurs, Flammarion, 1957, p. 90). Marc Bloch répond : « Au Moyen Age, moulins mus par l’eau ou le vent, moulins à grains et à tan, à foulons, scieries hydrauliques, martinets de foyer, collier d’épaules, ferrure des bêtes de somme, attelage en file, rouet ; : autant de progrès qui épargnent le travail humain parce que le maître a moins d’esclaves. » ( in Avènement et conquête du moulin à eau, in Annales d’histoire économique et sociale, t. VII, 1935, p. 538).
4. G. Lefranc : « Si dure qu’elle soit, la condition du serf est cependant supérieure à celle d’esclave ; il peut ester en justice, et sous certaines conditions se marier légalement, voire disposer de sa tenure. » (Histoire du travail et des travailleurs, Flammarion, 1970, p. 97).
5. Id., p. 38.
6. Id., p.49.

⁢a. L’importance de l’industrie et du commerce

A partir du XIe s et surtout du XIIe, le nombre de petites et moyennes exploitations augmente, les progrès techniques⁠[1] se répandent comme le harnachement d’épaule, le moulin à eau ou à vent qui facilitent certains travaux. En même temps, les échanges se multiplient notamment grâce aux croisades, la numération arabe et de nouvelles techniques arithmétiques transforment les livres de compte, les transports s’améliorent. Les marchands s’associent, les artisans se groupent en ateliers, ou par métiers ce qui fut incontestablement un progrès avant de devenir obstacle au progrès.

Mais le peuple laborieux va-t-il parvenir à imposer à ses dirigeants temporels et spirituels une plus juste conception du travail et du travailleur ?

Les mines et les forges vont échapper à bien des contraintes féodales mais tomberont sous le contrôle d’hommes d’affaires⁠[2].

Les mines notamment rapportent de substantiels revenus aux princes qui accorderont volontiers des droits particuliers aux mineurs : le droit de prospecter et fouiller presque partout ou encore le droit d’avoir leurs propres tribunaux. Voici, par exemple, en quels termes, le roi Jean d’Angleterre confirme, en 1201, l’ancien droit des « stanneries » (mines d’étain) : « L’ancien droit des mineurs à creuser la terre pour en extraire l’étain n’importe quand, n’importe où, en paix et librement, sans l’interdiction de qui que ce soit, fût-ce sur les dunes et les landes d’un abbé, d’un évêque ou d’un comte (…) leur donne aussi le droit de ramasser et mettre en fagots tout le menu bois nécessaire à leur fonderie, sans causer de dommages aux forêts, ainsi que le droit de détourner le cours des rivières si l’eau est indispensable aux stanneries, comme il est dit dans les anciens usages. (…) Nous avons également décidé que seul le représentant principal des « stanneries » ou ses baillis ont plein droit de rendre la justice et de traduire les mineurs devant la loi »[3]. Cette législation favorable accrut le rendement mais aussi les revenus du Roi qui jouissait en outre du droit de préemption⁠[4]

Mais c’est surtout le marchand qui va très naturellement échapper à l’étroite dépendance économique et juridique et qui, échappant aux règles, va, par ailleurs, scandaliser.⁠[5]

Comme le note très justement J. Heers, « le passage de cette activité essentiellement rurale, marquée par les coutumes et les contraintes du monde féodal, à une industrie proprement urbaine dominée par des chefs d’entreprise « capitalistes », vouée à l’exportation vers les pays lointains pour le compte de grands marchands, se situe, selon les régions, à des périodes très variables ; dans la plupart des cas, seulement au cours du XIIIe siècle. Certains pays, plus éloigné des itinéraires du commerce international, ne l’ont pas connu. »[6]

A cette époque, le changement sera patent en Italie et en Flandre principalement où « le degré d’évolution - de perfection parfois - des techniques marchandes, financières ou bancaires, leur large emploi dans toutes les classes de la société, l’usage général du crédit d’affaires à un taux raisonnable, une politique systématique et consciente pour diminuer les frais de transport et d’assurance, enfin la distribution du travail dans les industries essentielles de la laine et de la soie, témoignent amplement d’une organisation économique et d’une mentalité résolument « capitalistes ». »[7]

Au XVe siècle, on peut même parler de  »triomphe »[8]du capitalisme marchand non partout certes mais dans les villes qui se situent sur les grands circuits commerciaux⁠[9]. On assiste à l’essor de l’industrie textile (laine et soie). De plus, après la guerre de cent ans, la courbe démographique remonte, la main-d’œuvre est plus nombreuse et pour répondre à un appétit de luxe, on abuse de l’emprunt.

d’une manière générale, « ce sont les propriétaires de grands domaines, les bourgeois et les financiers qui profitèrent le plus de l’expansion industrielle »[10]


1. Au contraire de l’Église byzantine hostile à l’introduction d’idées nouvelles et de compromis avec la technologie, « c’est l’ouverture d’esprit de l’Église de Rome au Moyen, Age qui a permis l’essor technologique ».( GIMPEL J., op. cit., p. 226).
   Le cardinal Jean Bessarion (1403-1472) adresse en, 1444 à Constantin Paléologue qui allait devenir empereur de Byzance en 1449, une recommandation pour que l’Empire adopte un certain nombre d’innovations techniques occidentales. Cette recommandation et projet de réfome resta lettre morte. (Cf. KELLER A. G., A Byzantine Admirer of « Western Progress », Cardinal Bessarion, Cambridge Historical Journal, t. XI, 1955, p. 345.
2. Id., p. 39.
3. Cité in GIMPEL J., op. cit., p. 98.
4. Droit que détient une personne ou une administration d’acquérir un bien de préférence à toute autre.
5. Id., p. 42. Au Xe s. déjà, une légende (française ?) représentait le diable sous les traits d’un marchand de Bruxelles qui tente les âmes par l’appât du gain.(Cf. MARTIN M.-M., Baudouin Ier et la Belgique, Flammarion, 1964, p. 63). On se souvient, nous y reviendrons, de la méfiance manifestée par Aristote et saint Thomas vis-à-vis du commerce.
6. Op. cit., p. 32.
7. Id., pp. 50-51. Il n’est pas inintéressant de s’intéresser un instant à l’étymologie du mot « bourse », lieu public où l’on s’assemble pour des opérations commerciales. Bloch et von Wartburg (Dictionnaire étymologique de la langue française, PUF, 1975), sans se prononcer, donnent deux origines possibles : la demeure des Van Der Beurse à Bruges (capitale du commerce mondial dès le XIIe s) devant laquelle se réunissaient, dès 1400, les commerçants des grands centres européens et qui se trouvait près des maisons des associations commerciales, gênoise, florentine, vénitienne. Mais a pu aussi intervenir le mot bursa, sac contenant de l’argent, attesté dans des textes brabançons dès 1290. C’est dire le rayonnement commercial de nos régions puisque le mot bursa ou beurs se retrouve, par exemple, en allemand, en italien, en espagnol, en français.(Cf. aussi Bruges, trésors et merveilles touristiques, Christophe Colomb, 1986, pp. 34-35). Pour évoquer la prospérité des villes flamandes, on peut aussi citer le moine Suger (1081-1151) qui exerça la régence du royaume de France en l’absence de Louis VII parti à la croisade : il trouvera Paris modeste aux côtés de Bruges et de Gand. (MARTIN M.-M., op. cit., p. 63).
8. HEERS J., op. cit., p.51.
9. On pense aux ports, bien sûr, mais il ne faut pas oublier les villes sur les grands fleuves. Avant que Bruges n’acquière sa pleine puissance et draine l’essentiel du commerce européen, les villes de Meuse furent prospères (XIe et XIe s) grâce au commerce alimenté par plusieurs industries régionales, de la Champagne à Cologne: métallurgie (dinanderie), pelleterie, tannerie, drap, étoffes de luxe, vêtements, minerais, sel de Lorraine, vins du Rhin et de la Moselle (cf. ROLAND J., Le Comté et la province de Namur, Wesmael-Charlier, 1959, pp. 55-56).
10. GIMPEL J., op. cit., p. 7.

⁢b. L’avènement de la bourgeoisie.

La rupture entre le capital et le travail est consacrée⁠[1] et apparaissent avec l’importation des métaux précieux d’Amérique, des spéculateurs comme Jacques Cœur⁠[2] qui fut grand argentier de Charles VII ou la famille catholique Fugger⁠[3] en Allemagne qui subit les foudres de Luther.

En même temps, le travail il des métaux s’affirme ici et là, en Europe, grâce à de nouveaux procédés mécaniques et on va assister à la naissance de grandes dynasties métallurgiques.

A la tripartition classique va se mêler une autre partition où l’argent va rivaliser avec les valeurs spirituelles. A la hiérarchie selon l’ »honorabilité » s’ajoute une hiérarchie selon la puissance économique L’aristocratie traditionnelle va être concurrencée par une puissante bourgeoisie qui souvent recevra, pour les services sonnants et trébuchants rendus au prince, armoiries et titres.

Cette bourgeoisie va dicter ses lois au travail.

Dans les villes marchandes, les riches bourgeois coordonnent l’ouvrage de divers ateliers spécialisés nécessaires aux différentes opérations de fabrication. Ces capitalistes doivent rassembler d’importants capitaux pour acheter, parfois au loin, les matières premières et puis les vendre. Ils vont jouer un rôle politique important et, à travers leurs associations, hanses, guildes, compagnes, imposer leurs lois et s’assurer des monopoles.⁠[4]


1. Cf. PIRENNE H. : « dans la grande industrie (…) le capital et le travail se sont dissociés » (Histoire économique et sociale du Moyen Age, PUF, 1969, p. 161).
2. 1395-1456.
3. Hans (+1409), Andreas (1388-1457), Jakob Ier (+1469) et surtout Jakob II surnommé « le riche » (1459-1525). Celui-ci établit solidement la fortune de la famille par le commerce et des entreprises minières. Il fut le financier des empereurs Maximilien et Charles Quint et finança aussi la construction, à Augsbourg, d’une cinquantaine de maisons pour les pauvres artisans. Son neveu Anton (1493-1560) reçut droit de battre monnaie et finança la lutte contre les protestants. (Mourre).
4. HEERS J., op. cit., pp. 67-68.

⁢c. La condition des travailleurs

A la ville comme à la campagne⁠[1], le travailleur subit la toute puissance du groupe, des confréries, des métiers. Et même si « en Europe, dans tous les domaines, le Moyen Age a développé plus qu’aucune autre civilisation l’usage des machines »[2], la situation des travailleurs n’en reste pas moins lourdement tributaire des règles établies par les puissants et des guerres économiques qu’ils se livrent.

A la ville, la confrérie qui, à l’origine, est une communauté liée par la pratique religieuse, devient une association de secours mutuel, une « charité » (surtout dans les pays du Nord, Scandinavie et Angleterre) dominée par les bourgeois et à la campagne, règnent aussi des confréries rurales qui peuvent posséder terres, bêtes, charrues et qui imposent des contraintes collectives⁠[3].

Les métiers ou guildes (qu’on appellera plus tard « corporations ») sont des associations professionnelles d’abord, de véritables aristocraties des arts et du peuple, riches et puissantes. Tous les membres sont soumis au maître qui le plus souvent n’est pas artisan mais marchand, banquier, riche bourgeois. C’est lui qui prend l’initiative de fonder un « métier juré » pour mieux contrôler les ouvriers « afin d’éviter toute conspiration ou tumulte parmi les compagnons »[4]. L’accès à la maîtrise est difficile car l’habileté professionnelle doit s’accompagner surtout d’une importante mise de fonds et les maîtres auront tendance à favoriser systématiquement leurs fils.

A la tripartition classique, à la hiérarchie construite sur l’argent s’ajoute encore une hiérarchisation des métiers. Les grands métiers (laine et soie) occupent la première place dans le gouvernement des villes : « A Londres, au XIVe s, huit métiers gouvernent la cité. A Florence, seuls les Arts majeurs qui forment le Popolo grasso, élisent les prieurs de la Seigneurie ; ce sont les grands marchands (arte di Calimala), les juges et les notaires, les drapiers (‘arte della lana), les soyeux (arte di Por Santa Maria), les changeurs, les merciers, épiciers et médecins, les pelletiers et fourreurs. Au-dessous, les cinq Arts moyens et les neuf Arts mineurs n’ont, pratiquement, aucune part aux responsabilités politiques et au gouvernement de la ville. Cette stricte hiérarchie des Arts se retrouve dans toute l’Europe occidentale. »[5]

Les règlements de ces métiers ne sont pas « l’expression d’un véritable programme social inspiré par l’Église »[6] mais le moyen d’assurer leurs monopoles et leurs profits par le contrôle des prix, de la concurrence et des points de vente. On dira de ces métiers, futures corporations qu’ils sont des « syndicats de patrons exploitant un monopole »[7].

Dans ce cadre, comment le travail est-il vécu ?

Les petits maîtres artisans propriétaires de leur atelier, de leurs outils et de leurs produits sont libres économiquement à condition de respecter les règlements de la ville et de l’association du métier. Ils sont souvent spécialisés dans les objets de luxe (orfèvrerie, vêtements) mais peu nombreux et peu influents dans les villes marchandes.

Le statut des ouvriers est précaire, ils forment « une plèbe urbaine soigneusement laissée à l’écart du peuple de la ville »[8], objet d’une ségrégation sociale, sous le contrôle des villes et des guildes qui fixent le salaire (payé à la tâche), la durée de travail qui est tributaire de la saison (8 heures en hiver, 16 heures l’été) et de la production (on limite le nombre d’heures pour éviter la surproduction). Le rares documents qui les décrivent « les montrent pauvres, très mal vêtus, les mains abîmées (…) »⁠[9]. Ils formeront aussi des associations, fomenteront des troubles qui inciteront les « patrons » à aller chercher une main-d’œuvre plus docile, divisée, peu habituée aux salaires de la ville⁠[10].

Ainsi, pour ne prendre qu’un secteur d’activité, on peut dire que « les ouvriers du textile des villes industrielles de Flandre et d’Italie formaient un véritable prolétariat asservi à un système capitaliste »[11]. Jusqu’à la fin du XIIIe s, cette industrie s’est développée à Bruges, Gand, Ypres, Arras et Douai. Mais elle s’approvisionne en laine en Angleterre. En 1271, Henri III tente d’attirer les travailleurs flamands en proclamant que « tous les travailleurs du textile, hommes ou femmes, de Flandres ou d’ailleurs, peuvent venir en toute sécurité dans notre royaume pour y faire du drap. »[12] En 1275, Edouard Ier établit une taxe à l’exportation, puis l’embargo en 1296. Des grèves et des révoltes éclatent contre les entrepreneurs ; les foulons et les tisserands émigrent vers le Brabant. Suite à des massacres et pillages, les ouvriers bannis passent Angleterre où ils bénéficieront des avantages fiscaux promis.

Cette guerre économique implique aussi l’Italie : des banquiers florentins⁠[13] interviennent sur le marché anglais : la laine part vers l’Italie. C’‘est l’époque où l’industrie florentine maintient en servitude 30.000 travailleurs, sans droits professionnels ni politiques. La division du travail est poussée au maximum : jusqu’à 26 manipulations sont nécessaires pour produire une pièce de drap. Chaque manipulation est assurée par un ouvrier spécialisé qui n’est plus qu’un rouage dans la chaîne de production. Pour asservir la main-d’œuvre, les Italiens utilisent le système flamand : le « verlag system » (de « verlagen »: abaisser, diminuer, avilir ) qui deviendra le « truck-system » en Angleterre. Ce système enchaîne l’ouvrier à sa tâche car : « il devait rembourser en heures de travail les avances de marchandises ou les prêts d’argent, estimés souvent à une valeur bien supérieure à leur valeur réelle. ». Les banquiers sont maîtres des guildes, leurs inspecteurs ne sont pas habilités à recevoir des plaintes, les guildes ont « leurs propres officiers et leurs propres prisons pour châtier tout travailleur récalcitrant ».⁠[14]

Tous ces faits poussent l’historien à résumer ainsi la situation: « Pendant tout le Moyen Age, dans le monde chrétien d’Occident, le travail des hommes s’inscrit soit dans le cadre féodal des seigneuries locales, soit, plus tard, dans le cadre bourgeois et capitaliste des villes. Aucun métier n’y échappe et l’idée d’une profession « libérale », affranchie de ces contraintes, est complètement étrangère à l’époque. Dans les sociétés médiévales de l’Occident, l’homme ne travaille et ne vit qu’en fonction du groupe, familial, religieux ou professionnel. »[15]

Et on peut ajouter que les conditions de travail sont dures. L’activité économique modelée par le commerce a ses lois et ce ne sont pas les idées religieuses qui semblent déterminantes sauf en ce qui concerne l’interdiction du travail aux jours fixés par l’Église. C’est dans le régime des congés que l’influence de l’Église se fait sentir et, heureusement pour les travailleurs, les fêtes chômées, fêtes religieuses pour la plupart, sont nombreuses « si bien que le nombre de jours de travail, environ 250 par an, était sans doute le même qu’aujourd’hui. »[16] Cet interdit formel, nous le verrons, a ici et là, à certaines époques, suscités le mécontentement des travailleurs, privés de revenus bien nécessaires ou frustrés dans leur désir de gagner davantage. Notons aussi qu’une réflexion sur le « dimanche » et la fête religieuse en général aurait pu aussi déboucher sur d’intéressantes considérations, comme nous le verrons plus loin⁠[17].


1. L’essor des villes marchandes va introduire de nouvelles pratiques à la campagne : l’économie de marché, l’usage de la monnaie, les prêteurs sur gages (juifs ou italiens), les ventes à terme, le crédit, la construction de halles où les paysans viennent vendre leurs produits.
2. GIMPEL J., op. cit., p. 9. L’auteur ajoute : « C’est un des facteurs déterminants de la prépondérance de l’hémisphère occidental sur le reste du monde ».
3. A partir des XIe-XIIe s, des chartes de franchise viennent améliorer, à l’instar des villes, la situation des communautés rurales. Toutefois, « cette émancipation se traduit surtout par une bien plus grave hiérarchie des fortunes à l’intérieur du monde paysan. Les faibles, privés de plus en plus des droits d’usage, des droits de pâture, par exemple, forment, en de nombreux villages, un véritable prolétariat rural (…). De riches laboureurs acquièrent plus de terre, prennent en fermage des parts de la réserve seigneuriale, construisent de belles demeures, accaparent des droits banaux et mettent la main sur l’administration du village. Ainsi, surtout en Angleterre et en Normandie où de riches paysans ont leurs propres sceaux à leurs armes. » (HEERS J., Précis d’histoire du Moyen Age, PUF, 1968, p. 120).
4. HEERS J., op. cit., p. 98.
5. Id., p. 99. Ph. de Beaumanoir (1279-1281),dans ses Coutumes de Beauvaisis (Ed. A. Salmon, 1900), note : « Nous voyons beaucoup de bonnes villes où les bourgeois pauvres et ceux de condition moyenne ne prennent aucune part à l’administration de la ville qui est tout entière entre les mains des hommes riches…​ En dix ans ou en douze, tous les riches hommes possèdent toutes les administrations des bonnes villes. Et quand le commun demande qu’on lui rende des comptes, ils se dérobent en disant qu’ils se sont rendu leurs comptes les uns aux autres. » Et il nous donne cette définition de la grève : « Alliance qui est faite contre le commun profit ; quand les ouvriers promettent ou assurent ou conviennent qu’ils ne travailleront plus à si bas prix, que devant, mais augmentent leur salaire de leur propre autorité, s’accordent pour ne pas travailler à moins et décident entre eux peines ou menaces contre les compagnons qui ne tiendront pas leur parti ».
6. Id., p.100.
7. Formule courante rapportée par J. Gimpel in op. cit., p. 109.
8. HEERS J. s, op. cit., p. 69.
9. Id., p. 74.
10. Id., p. 79.
11. GIMPEL J., op. cit., p. 99.
12. Id., p. 101.
13. Ils utilisent des lettres de crédit payables à l’étranger, des lettres de change non négociables, la comptabilité en partie double.
14. GIMPEL J., op. cit., p. 104.
15. HEERS J., op. cit., p. 101.3. Il faut peut-être faire une exception pour les ouvriers du bâtiment (maçons, mortelliers, tailleurs de pierre) : ils sont libres, ils se déplacent à leur gré d’un chantier à l’autre. C’est une main-d’œuvre flottante, payée à la tâche, qui, par le fait même, peut difficilement organiser une résistance sérieuse face à l’employeur mais qui négocie son salaire, se met en grève. Dans ce domaine donc il y a une grande diversité de salaires mais, en général, les ouvriers du bâtiment sont bien payés : en moyenne 20 deniers la semaine ce qui représente 3 fois le montant dépensé pour la nourriture et à condition ne pas avoir plus d’un enfant. A partir de 2 enfants la vie est plus difficile à moins de jouir des revenus annexe d’une petite terre ce qui n’était pas rare. Donc, finalement, en général, le maçon, ouvrier très qualifié, « eut un niveau de vie supérieur à celui des maçons du XVIIe et du XVIIIe s. » (Cf. GIMPEL J., op. cit., pp. 109-110 et 112).
16. HEERS J., op. cit., p. 71.
17. Cf. HÄRING B., op. cit., pp. 352-364: « le travail dans le rayonnement du dimanche ».

⁢d. Un ordre contesté

Une fois de plus, certains écrivains vont se montrer sensibles à la condition des travailleurs. On se souvient de Complainte des tisserandes flamandes:

« Toujours tisserons drap de soie,

Jamais n’en serons mieux vêtues,

Toujours serons pauvres et nues

Et toujours aurons faim et soif…​

Nous avons du pain à grand-peine,

Peu le matin et le soir moins…​

Mais notre travail enrichit

Celui pour qui nous travaillons.

Des nuits veillons grande partie. »[1]

Les hiérarchies et les crises économiques ont ainsi suscité des revendications d’égalité. Au cœur de la très prospère cité de Bruges, Jacob van Maerlant⁠[2] s’insurge : « Il y a deux mots funestes dans le monde, le mien et le tien. Si on pouvait les supprimer, partout régneraient paix et discorde. Hommes et femmes, tous seraient libres et il n’y aurait plus d’esclaves. Tout serait en commun, le blé comme le vin…​ Les biens abondent ; il faudrait les mettre en commun et en faire profiter ceux qui sont pauvres. Ainsi toute guerre cesserait, l’âme se laverait et se purifierait du péché. »[3]

De telles théories « communisantes » se répandent partout, en Angleterre surtout : le prêtre John Ball, en 1381, prêche la révolte de région en région, proclame l’égalité des hommes, réclame la confiscation des terres de l’Église pour les distribuer aux paysans pauvres. Dans un célèbre sermon sur l’inégalité, il lança « Lorsque Adam bêchait et qu’Eve filait, où était le gentilhomme ? »[4]

On trouve l’écho de ces protestations chez Froissart⁠[5] : « Bonnes gens, les choses ne peuvent pas bien aller et n’iront pas bien en Angleterre tant que les biens ne seront pas mis en commun, tant qu’il y aura des vilains et des gentilshommes et que nous ne serons pas tous égaux. Pourquoi ceux que nous nommons seigneurs sont-ils plus grands maîtres que nous ? Nous venons tous d’un même père et d’une seule mère, Adam et Eve. En quoi peuvent-ils dire et montrer qu’ils sont mieux seigneurs que nous, sauf parce qu’ils nous font cultiver et labourer ce qu’ils dépensent ? Ils sont vêtus de velours et nous de pauvres étoffes ; ils ont les vins, les épices et les bons pains, nous avons le seigle, le son et la paille et nous buvons de l’eau ; ils reposent en de beaux manoirs et nous avons la pluie et le vent dans les champs, et il faut que de nous et de notre labeur, vienne ce dont ils vivent. »

Dans son Roman de Troie qui forme avec les deux autres romans de la « trilogie antique » (Roman de Thèbes et Roman d’Eneas) une sorte d’ »encyclopédie »⁠[6]où, notamment, nous voyons vivre les diverses classes de la société, Benoît de Sainte-Maure écrit : « Ce sont les paysans qui font vivre les autres, qui les nourrissent et les soutiennent, et pourtant ils endurent les plus graves tourments, les neiges, les pluies, les ouragans. Ils ouvrent la terre de leurs mains, avec grand mésaise et grande faim. Ils mènent une assez âpre vie, pauvre, souffreteuse et mendiante. Sans cette race d’hommes, je ne sais pas vraiment comment les autres pourraient durer. »

Outre ces prises de position d’intellectuels éclairés, il convient de constater aussi que les travailleurs ont réagi souvent violemment contre le sort qu’ils subissaient mais ces réactions ne sont ni générales, ni uniformes, ni nécessairement codifiées. Elles se heurteront longtemps, d’une manière ou d’une autre, à l’idéologie tripartite et à la bipartition économique.

Des avancées eurent lieu, lorsque les « maîtres » y trouvaient de l’intérêt : bien des affranchissements, par exemple, furent octroyés non pour raisons humanitaires mais simplement parce qu’on avait constaté que le salarié travaille davantage et rapporte plus que le serf.

Les circonstances peuvent aussi inopinément servir la cause des travailleurs. Aux XIVe et XVe s, l’Europe connut une agitation religieuse, une extension de la sorcellerie, les croisades, les famines, la peste, la guerre de cent ans, des dévaluations ; tous ces facteurs, à des titres divers, ont eu des incidences sur la vie sociale et économique. Pour ne prendre qu’un exemple, « la peste fut la cause de l’amélioration du niveau de vie des survivants »[7] : la raréfaction de la main-d’œuvre favorisa les revendications et les ouvriers non spécialisés malgré les réticences et les efforts des employeurs. De plus, après les hausses du temps de la peste, les prix diminuèrent (sauf pour le fer à cause de l’industrie des armes). La situation nouvelle poussa le poète John Gower, vers 1375, à se plaindre en ces termes choquants même s’ils sont littérairement exagérés : « Tout va de mal en pis dans ce bas monde : bergers et vachers exigent pour leur labeur plus que le bailli acceptait autrefois pour lui-même. Pour mener à bien une affaire, il faut payer la main-d’œuvre cinq ou six shillings, alors qu’elle en valait deux il n’y a pas si longtemps…​ Ah, quelle époque !…​ Les pauvres et le petit peuple s’habillent mieux que leurs maîtres. Bien plus, ils s’attifent de beaux vêtements de toutes les couleurs. Si ce n’était pour flatter leur vanité ou pour leurs affaires personnelles, ils se contenteraient de toile grossière comme au bon vieux temps…​ Ah, quelle époque !…​ Je vois des pauvres plus hautains que leurs seigneurs. Chacun tire à soi ce qui lui plaît. »⁠[8]


1. CHRETIEN de Troyes, Le chevalier au lion (1170).
2. 1235?-1293?. Le premier à avoir introduit l’usage, dans sa région où il n’y avait que des dialectes, d’une langue générale, le « diets ». Il écrivit de nombreuses œuvres qui furent traduites, dès le Moyen-Age, en français et en latin (romans, ouvrages scientifiques, historiques, poésie). Il a sa statue sur la grand place de Damme. (Cf. www.damme-online.com)
3. In Wapene Martijn, cité in GENICOT L., Les lignes de faîte du Moyen Age, Casterman, 1969, p. 252.
4. Cité in MOLLAT M. et WOLFF P., Ongles bleus, Jacques et Ciompi, Les révolutions populaires en Europe aux XIVe et XVe s, Calman-Lévy, 1970, p. 194 et in GIMPEL, op. cit., p. 208.
5. Chroniques, II, chap. 106.
6. BAUMGARTNER E., in Patrimoine littéraire européen, 4b, op. cit., p. 455.
7. GIMPEL J., op. cit., p. 203.
8. GHOWER J., Miroer de l’omme, v. 26437-26529, in Complete works, G.C. Macaulay, 1899, voL I, cité in GIMPEL, op. cit., p. 207.

⁢e. Du XVe siècle à la veille des révolutions

Pour l’essentiel, le statut du travail et du travailleur ne va pas beaucoup évoluer⁠[1]. Nous sommes toujours dans le cadre de la tripartition fonctionnelle qui s’est compliquée d’une bipartition économique et sociale suite à l’apparition d’une nouvelle classe : la bourgeoisie qui va de plus en plus s’imposer par sa puissance financière et sera, sans surprise, le moteur des révolutions qui lui donneront le surplus du pouvoir politique qui lui échappait encore.

On ne s’étonnera pas du langage employé par Richelieu dans son Testament politique[2] à propos de l’impôt⁠[3] : « Si les peuples étaient trop à leur aise, il serait impossible de les contenir dans les règles de leur devoir. S’ils étaient libres de tributs, ils penseraient l’être de l’obéissance. Il les faut comparer aux mulets qui, accoutumés à la charge, se gâtent par un long repos plus que par le travail ; mais, ainsi (de même que) ce travail doit être modéré et qu’il faut que la charge de ces animaux soit proportionnée à leurs forces, il en est de même des subsides à l’égard des peuples. S’ils n’étaient modérés lors même qu’ils seraient utiles au public, ils ne laisseraient pas d’être injustes…​ Ainsi qu’un prince ne peut être estimé bon s’il tire plus qu’il ne faut de ses sujets, les meilleurs ne sont pas toujours ceux qui ne lèvent jamais que ce qu’il faut ».

A propos du travail manuel ou mécanique, les avis continuent à différer. Si les ingénieurs le tiennent en grande estime⁠[4], par orgueil, esprit de profit ou désir de puissance⁠[5], il est, en général, de bon ton, dans la « bonne société », de le mépriser. Dans le Dictionnaire français de Richelet, en 1680⁠[6], on peut lire à la rubrique « mécanique » : « ce mot, en parlant de certains arts, signifie ce qui est opposé à libéral et honorable ; le sens en est bas, vilain et peu digne d’une personne honnête. »


1. Dans certaines branches, la situation sera moins bonne qu’au moyen-âge. C’est le cas pour les ouvriers du bâtiment qui eurent à l’époque un niveau de vie supérieur à celui de leurs confrères des XVIIe et XVIIIe siècles (cf. GIMPEL, op. cit., pp. 110-112).
2. Le cardinal de Richelieu (1585-1642) joua un rôle politique de premier plan sous le règne de Louis XIII. Son Testament politique (1642) est cité par LEFRANC Georges, in Histoire du travail et des travailleurs, Flammarion, 1957, pp. 168-169).
3. Cf. LEFRANC G., op. cit., p. 168: « Plus encore que des redevances héritées du régime seigneurial, le paysan français d’Ancien Régime est victime de la fiscalité royale ».
4. C’est le cas de Léonard de Vinci : « la science de la mécanique est, de toutes, la plus noble et la plus utile…​ » (In JACCARD, op. cit., p. 171).
5. Cf. JACCARD, op. cit., p. 178.
6. Cité in JACCARD, op. cit., p.182.

⁢f. Les écrivains réagissent

Comme au moyen-âge, certains écrivains se montrent sensibles aux misères des paysans, premières victimes des guerres. On se souvient de ces vers d’Agrippa d’Aubigné:

« Mais je te plains, rustique, qui, ayant la journée

Ta pantelante vie en rechignant gagnée (…).

Ce ne sont pas les grands, mais les simples paysans,

Que la terre connaît pour enfants complaisants (bien-aimés, qui lui plaisent) ».⁠[1]

On se souvient aussi du bûcheron de la fable La mort et le bûcheron et de la description que La Fontaine fait de la condition de cet homme en marche vers sa « chaumine enfumée »:

« Quel plaisir a-t-il eu depuis qu’il est au monde ?

En est-il un plus pauvre en la machine ronde ?

Point de pain quelquefois, et jamais de repos ;

Sa femme, ses enfants, les soldats, les impôts,

Le créancier et la corvée

Lui font d’un malheureux la peinture achevée. »

Le même La Fontaine, dans sa fable, Le jardinier et son Seigneur, met en scène un homme « demi-bourgeois, demi-manant » qui, ayant demandé de l’aide à son seigneur pour se débarrasser d’un lièvre destructeur, se trouve confronté, impuissant, à la mentalité féodale d’un seigneur sans gêne et sans scrupule, qui va piller le garde-manger, caresser la fille de la maison, et détruire le jardin:

« …​ les chiens et les gens

Firent plus de dégâts en une heure de temps

Que n’en auraient fait en cent ans

Tous les lièvres de la province ».

Commentant ce texte, H. Taine concluait que « le vilain est toujours gent corvéable et taillable (…) »⁠[2]. La Fontaine le montrera encore dans La vieille et les deux servantes exploitées sans relâche par leur maîtresse.

En même temps, rappelons-nous, l’auteur fait l’éloge du travail dans Le laboureur et ses enfants:

« Travaillez, prenez de la peine…​

d’argent, point de caché. Mais le père fut sage

De leur montrer, avant sa mort,

Que le travail est un trésor. »

On s’en rend compte aussi dans Le savetier et le financier où le travail simple procure plus de joie et de paix que la gestion d’une fortune. Dans la même fable, La Fontaine se fait l’écho d’une revendication qui se manifestera souvent et de plus en plus contre l’abondance de jours chômés qui privent le travailleur de revenus:

« Le mal est que, dans l’an, s’entremêlent des jours

qu’il faut chômer. On nous ruine en fêtes.

L’une fait tort à l’autre, et monsieur le Curé

De quelque nouveau Saint charge toujours son prône ».

Mais c’est chez La Bruyère que l’on trouve l’approche la plus intéressante de la pauvreté et de ses causes. L’auteur ne craindra pas de contester l’intolérable inégalité des conditions : « Il y a des misères qui saisissent le cœur ; il manque à quelques-uns jusqu’aux aliments ; ils redoutent l’hiver, ils appréhendent de vivre. L’on mange ailleurs des fruits précoces ; l’on force la terre et les saisons pour fournir à sa délicatesse ; de simples bourgeois, seulement à cause qu’ils étaient riches, ont eu l’audace d’avaler en un seul morceau la nourriture de cent familles. Tienne qui voudra contre de si grandes extrémités : je veux être, si je le puis, ni malheureux ni heureux ; je me jette et me réfugie dans la médiocrité. »[3] L’idée sous-jacente sera développée dans la dernière page de son livre : « Si vous faites cette supposition, que tous les hommes qui peuplent la terre sans exception soient chacun dans l’abondance, et que rien ne leur manque, j’infère de là que nul homme qui est sur la terre n’est dans l’abondance et que tout lui manque. Il n’y a que deux sortes de richesses, et auxquelles les autres se réduisent, l’argent et les terres : si tous sont riches, qui cultivera les terres et qui fouillera les mines ? (…) Si les hommes abondent de biens, et que nul ne soit dans le cas de vivre par son travail, qui transportera d’une région à une autre les lingots ou les choses échangées ? qui mettra des vaisseaux en mer ? qui se chargera de les conduire ? qui entreprendra des caravanes ? On manquera alors du nécessaire et des choses utiles. S’il n’y a plus de besoins, il n’y a plus d’arts, plus de sciences, plus d’inventions, plus de mécanique. d’ailleurs cette égalité de possessions et de richesses en établit une autre dans les conditions, bannit toute subordination, réduit les hommes à se servir eux-mêmes, et à ne pouvoir être secourus les uns des autres, rend les lois frivoles et inutiles, entraîne une anarchie universelle, attire la violence, les injures, les massacres, l’impunité.

Si vous supposez au contraire que tous les hommes sont pauvres, en vain le soleil se lève pour eux sur l’horizon, en vain il échauffe la terre et la rend féconde, en vain le ciel verse sur elle ses influences, les fleuves en vain l’arrosent et répandent dans les diverses contrées la fertilité et l’abondance ; inutilement aussi la mer laisse sonder ses abîmes profonds, les rochers et les montagnes s’ouvrent pour laisser fouiller dans leur sein et en tirer tous les trésors qu’ils y renferment. Mais si vous établissez que de tous les hommes répandus dans le monde, les uns soient riches et les autres pauvres et indigents, vous faites alors que le besoin rapproche mutuellement les hommes, les lie, les réconcilie : ceux-ci servent, obéissent, inventent, travaillent, cultivent, perfectionnent ; ceux-là jouissent, nourrissent, secourent, protègent, gouvernent : tout ordre est rétabli, et Dieu se découvre.

Mettez l’autorité, les plaisirs et l’oisiveté d’un côté, la dépendance, les soins et la misère de l’autre : ou ces choses sont déplacées par la malice des hommes ou Dieu n’est pas Dieu.

Une certaine inégalité dans les conditions, qui entretient l’ordre et la subordination, est l’ouvrage de Dieu, ou suppose une loi divine : une trop grande disproportion, et telle qu’elle se remarque parmi les hommes, est leur ouvrage, ou la loi des plus forts.

Les extrémités sont vicieuses et partent de l’homme : toute compensation est juste et vient de Dieu. »[4]

La description peut paraître un peu naïve par son caractère très théorique mais la conclusion est juste et bien conforme à ce qu’Aristote et saint Thomas nous ont appris de la justice.

Malheureusement, cette voix est bien isolée comme celle, d’ailleurs, de Descartes qui, à la recherche de « connaissances qui soient fort utiles à la vie », estime « qu’au lieu de cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui n’est pas seulement à désirer pour l’invention d’une infinité d’artifices qui feraient qu’on jouirait sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie ; car même l’esprit dépend si fort du tempérament et de la disposition des organes du corps, que, s’il est possible de trouver quelque moyen qui rende communément les hommes plus sages et plus habiles qu’ils n’ont été jusqu’ici, je crois que c’est dans la médecine qu’on doit le chercher. »[5]

Descartes, par le renversement qu’il souhaite, par la prééminence de la « pratique » sur la spéculation, qu’il appelle de ses vœux, annonce une nouvelle culture celle qui accompagnera le bouleversement de la révolution industrielle. Le philosophe offre même, dans ce passage, une première approche d’une conception matérialiste de l’homme dont le bonheur dépendrait de la matière.


1. AGRIPPA d’AUBIGNE Les tragiques, I, Misères, v. 257-258 et 275-276.
2. La Fontaine et ses fables, Hachette, p. 115.
3. (1645-1696) Les caractères, Des biens de fortune, Rencontre, 1968, p. 134.
4. Id., Des esprits forts, pp. 383-384.
5. Discours de la méthode, 6.

⁢g. L’Église persévère

En attendant ce basculement d’un extrême à l’autre, du mépris de la matière à l’exaltation de la transformation du monde, l’Église continue de prêcher aux pauvres l’acceptation de leur condition privilégiée dans le plan du salut et aux riches la générosité pour mériter leur salut.

Quant au travail, il reste, dans cette théologie négative, une punition, un moyen de faire pénitence, de se libérer des mauvais penchants ou une possibilité de faire l’aumône si l’on manque de moyens⁠[1].

Comment peut-on estimer justement le travail lorsque l’on méprise les biens du monde et les plaisirs même les plus légitimes ? Comment l’estimer lorsqu’on continue, consciemment ou non, à vivre selon le schéma platonicien et que l’on considère que seul l’esprit importe ? Comment l’estimer si la pauvreté matérielle est finalement une chance ?

C’est l’époque où Bossuet recommande :  »ne murmure pas en ton cœur en voyant les profusions de ces tables si délicates, ni la folle magnificence de ces ameublements somptueux : ne te plains pas que ton Dieu te maltraite en te refusant tous ces délices. Mon cher frère, n’as-tu pas du pain ? Il ne promet rien davantage. C’est du pain qu’il promet dans son évangile (…) » C’est-à-dire ce qui est nécessaire à la subsistance. Et cette promesse n’est faite qu’à ceux qui cherchent d’abord le Royaume de Dieu : « Toi donc, mon frère, qui te plains sans cesse de la ruine de ta fortune et de la pauvreté de ta maison, mets la main sur ta conscience : as-tu cherché le Royaume de Dieu ? » Mais même cette promesse ne nous donne pas « une certitude infaillible » comme nous le révèle la vie d’Elie ou de Paul. Car « ce n’est pas assez au Sauveur de nous détacher simplement de l’agréable et du superflu, (…) mais qu’il nous veut mettre encore au-dessus de ce que le monde estime le plus nécessaire. Car il ne prêche pas seulement le mépris du luxe et des vanités, mais encore de la santé et de la vie. (…)Cherchez donc sa vérité et sa justice, cherchez le royaume qu’il vous prépare, et soyez assurés sur sa parole que tout le reste vous sera donné, s’il est nécessaire ; et s’il ne vous est pas donné, donc il n’était pas nécessaire ». (…) Je vous ai appris, âmes fidèles, à mépriser les biens superflus ; méprisez donc aussi votre vie ; car elle vous est superflue, puisque vous en attendez une meilleure. »[2]

C’est l’époque où, comme les autres grands prédicateurs Bossuet et Massillon, Bourdaloue déclare : « S’il y a de l’innocence dans le monde, où est-elle, sinon dans les conditions et dans les états où la loi du travail est inviolablement observée ? » L’auteur pense « à ces médiocres états de vie, qui subsistent par le travail, à ces conditions moins éclatantes, mais plus assurées pour le salut, de marchands engagés dans les soins d’un légitime négoce, d’artisans qui mesurent les jours par l’ouvrage de leurs mains, de serviteurs qui accomplissent à la lettre le précepte divin : vous mangerez selon que vous travaillerez. »[3]

C’est l’époque où un évêque peut décréter que : « Dieu a créé le riche afin qu’il rachète ses péchés en secourant le pauvre ; il a créé le pauvre afin qu’il s’humilie par le secours qu’il reçoit du riche. »[4]

C’est l’époque où un jésuite ne craint pas d’affirmer aux pauvres qui l’écoutent : « Vous êtes nés pauvres , c’est Dieu qui l’a voulu »[5]. Epoque où d’autres continuent à penser simplement que la paresse fait les pauvres et le mérite le riche.

Les jansénistes de Port-Royal n’apporteront rien de neuf sur ce terrain. Certes, ils travaillaient de leurs mains mais parce que, comme l’écrivait Nicole, « la vie laborieuse diminue toujours l’amour du monde (…). Il faut regarder le travail comme une pénitence que Dieu a imposée à l’homme et dont personne n’est dispensé.(…) Personne ne doit se croire dispensé de l’obligation de travailler, sous prétexte qu’il est d’une condition distinguée, ou qu’il n’a pas besoin de travailler pour vivre. »[6]


1. S’appuyant sur Paul (2 Th 3, 7 ; 1 Th 4, 11 ; Ep 4, 28), le Catéchisme du concile de Trente (1566), déclare à propos du septième commandement : « Si l’on n’a pas les moyens de venir en aide à ceux qui attendent leur vie de la compassion des autres, la piété chrétienne veut qu’on se mette en état de soulager leur détresse, en s’occupant pour eux, en travaillant de ses mains, s’il le faut. Ce sera en même temps un excellent moyen de fuir l’oisiveté. C’est à quoi l’Apôtre saint Paul exhorte tous les fidèles par son propre exemple (…) ». (Chapitre XXXV, § 7).
2. Premier sermon pour le quatrième dimanche de Carême, 1660, in op. cit., II, pp. 362-392. Bossuet y commente Jn 6, 5 (« Jésus, ayant élevé sa vue, et découvert un grand peuple qui était venu à lui dans le désert, dit à Philippe : d’où achèterons-nous des pains pour nourrir tout ce monde qui nous a suivis ? »). Certes, Bossuet commente la demande de pain quotidien, chez les Minimes*, mais l’Oraison dominicale ne s’adresse-t-elle pas à tous ? « Si nous avions bien mis dans notre esprit que ce peu qui nous est nécessaire, nous sommes encore obligés de le demander à Dieu tous les jours, ni nous le rechercherions avec cet empressement que nous sentons tous, mais nous l’attendrions de la mains de Dieu en humilité et en patience ; ni nous ne regarderions nos richesses comme un fruit de notre industrie, mais comme un présent de sa bonté, qui a voulu bénir notre travail ; ni nous n’enflerions pas notre cœur par la vaine pensée de notre abondance, mais nous sentant réduits, contraints tous les jours à lui demander notre pain, nous passerions toute notre vie dans une dépendance absolue de sa providence paternelle. »
   (* Odre religieux fondé, en Calabre, vers 1435 par François de Paule qui fut canonisé par Léon X en 1519. Ces « ermites de saint François d’Assise », comme on les nommait au début, devaient convertir les peuples par l’exemple d’une vie austère de prière et de pénitence.(Vacant))
3. Cité in JACCARD, op. cit., pp. 198-199.
4. Valentin Esprit Fléchier (1632-1710), évêque de Nîmes, cité in Jaccard, op. cit., p. 191.
5. Père Griffet sj, cité in JACCARD, op. cit., p.199.
6. Cité in JACCARD, op. cit., pp. 188-189 et in SAINTE-BEUVE, Port-Royal, Hachette, I, pp. 392 et 500, III, pp. 322-324.

⁢h. Une contestation rêvée

Finalement, chassée du champ de l’investigation intellectuelle, philosophique ou théologique, l’aspiration à une société plus juste, plus égalitaire, à un plus grand respect pour tout travailleur et tout travail, va s’exprimer dans les utopies.

Rabelais⁠[1] décrit l’éducation idéale qui ne néglige aucun domaine de l’activité humaine. Ainsi, Gargantua et son maître utiliseront « des marropchons (houes), des pioches, serfouettes (sortes de bêches), bêches, tranches (tranchoirs) et autres instruments requis à bien herboriser. » Il nous est dit aussi qu’ils « s’ébattaient à botteler du foin, à fendre et scier du bois et à battre les gerbes en la grange. (…) Semblablement, ou allaient voir comment on tirait les métaux, ou comment on fondait l’artillerie ; ou allaient voir les lapidaires, orfèvres et tailleurs de pierreries, ou les alchimistes et monnayeurs, ou les hautelissiers (faiseurs de tapisseries de « haute lisse »), les tissoutiers (tisserands), les veloutiers, les horlogers, mirailliers (miroitiers), imprimeurs, organistes, teinturiers, et autres sortes d’ouvriers, et partout donnant le vin, apprenaient et considéraient l’industrie et invention des métiers. »

Ce sont surtout les créateurs de cités idéales, More, Campanella, Fleury ou Fénelon qui, en s’appuyant sur le modèle monastique, exprimeront le rêve de sociétés égalitaires qui estiment tout travail.

Thomas More, dans son Utopie[2] raconte qu’« il est un art commun à tous les Utopiens, hommes et femmes, et dont personne n’a le droit de s’exempter, c’est l’agriculture. (…) Outre l’agriculture, qui, je le répète, est un devoir imposé à tous, on enseigne à chacun une industrie particulière. Les uns tissent la laine ou le lin ; les autres sont maçons ou potiers ; d’autres travaillent le bois ou les métaux.(…) Tous, hommes et femmes, sans exception[3], sont tenus d’apprendre un des métiers mentionnés ci-dessus. (…) La fonction principale et presque unique des syphograntes (magistrats renouvelés annuellement) est de veiller à ce que personne ne se livre à l’oisiveté et à la paresse, et à ce que tout le monde exerce vaillamment son état. Il ne faut pas croire que les Utopiens s’attellent au travail comme des bêtes de somme depuis le matin jusque bien avant dans la nuit. Cette vie abrutissante pour l’esprit et pour le corps serait pire que la torture et l’esclavage. Et cependant tel est partout ailleurs le triste sort de l’ouvrier. Six heures sont employées aux travaux matériels (…): trois heures de travail avant midi, puis dîner. Après midi, deux heures de repos, trois heures de travail, puis souper. » Les moments de loisir sont occupés librement par des cours ou l’« exercice de leur état », la musique, la conversation, pas de jeux hormis « la bataille arithmétique » et le « combat des vices et des vertus. (…) Les six heures de travail produisent abondamment toutes les nécessités et commodités de la vie, et en outre un superflu bien supérieur aux besoins de la consommation ». En effet, tout le monde travaille, à quelques exceptions nécessaires près, aux choses vraiment nécessaires : pas de luxe, pas de gaspillage, ni d’ »arts vains et frivoles ». En conclusion, « le but des institutions sociales en Utopie est de fournir d’abord aux besoins de la consommation publique et individuelle, puis de laisser à chacun le plus de temps possible pour s’affranchir de la servitude du corps, cultiver librement son esprit, développer ses facultés intellectuelles par l’étude des sciences et des lettres. C’est dans ce développement complet qu’ils font consister le vrai bonheur. »

De telles descriptions hanteront longtemps encore l’imaginaire et stimuleront peut-être, comme elles l’ont déjà fait⁠[4], les efforts à consentir pour l’établissement d’une société plus juste. Toutefois, dans l’immédiat, l’émergence du protestantisme va, elle, mettre en question, efficacement, l’ordre social établi et le pauvre statut du travailleur.


1. (1494-1554?). In Gargantua, XXIII-XXIV.
2. II, 6, Des arts et métiers, (1516), disponible sur www.uqac.uquebec.ca
3. Thomas Campanella, dans La cité du soleil, 1602, reprendra cette idée. Il avait lu More et Platon (La République).
4. A Moscou, derrière le Kremlin, à deux pas de la statue du maréchal Joukov, s’élève une stèle citant tous les grands précurseurs révolutionnaires. Parmi eux, sont cités More et Campanella.

⁢i. Une contestation développée

Il faut nous arrêter, dans la famille chrétienne mais en dehors de la mouvance catholique à la position qu’adoptèrent les protestants en matière socio-économique en nous appuyant d’abord sur la présentation qu’en fit le sociologue et économiste allemand Max Weber⁠[1]. Sa thèse est très célèbre⁠[2] et est encore aujourd’hui au centre de nombreux débats et discussions. Elle mérite toujours d’être examinée car elle est source de malentendus ou plutôt d’interprétations abusives.

Selon Max Weber, même si l’entreprise capitaliste a toujours existé, il y aurait une affinité entre l’éthique protestante, calviniste surtout, et l’esprit du capitalisme moderne c’est-à-dire le « capitalisme d’entreprise bourgeois, avec son organisation rationnelle du travail libre »[3]. Cette affinité se manifesterait d’abord par une nouvelle conception du travail. L’auteur note, en effet, que « si l’on consulte les statistiques professionnelles d’un pays où coexistent plusieurs confessions religieuses, on constate avec une fréquence digne de remarque un fait qui a provoqué à plusieurs reprises de vives discussions dans la presse, la littérature et les congrès catholiques en Allemagne : que les chefs d’entreprise et les détenteurs de capitaux, aussi bien que les représentants des couches supérieures qualifiées de la main-d’œuvre et, plus encore, le personnel technique et commercial hautement éduqué des entreprises modernes, sont en grande majorité protestants ».⁠[4]

Une nouvelle éthique du métier trouverait son origine dans la théorie luthérienne de la vocation. Pour traduire Luther va employer le mot Beruf qui signifie à la fois « vocation » et « profession » dans sa traduction de ce passage de la Bible:

« Sois attaché à ta besogne, occupe-t’en bien

et vieillis dans ton travail.

N’admire pas les œuvres du pécheur,

confie-toi dans le Seigneur et tiens-toi à ta besogne. »[5]

Dès lors, il va considérer que tout travail est une vocation alors que la tradition catholique avait tendance, semble-t-il, à n’employer le mot « vocation » qu’à propos des engagements strictement religieux.

Luther va opposer sa conception à celle des catholiques : « Si tu demandes si c’est une action bonne d’exercer son métier et d’accomplir tout ce qui est nécessaire à la vie et utile au bien commun[6], et si cela plaît à Dieu, tu verras qu’ils disent non et qu’ils rétrécissent le domaine des bonnes œuvres aux prières, aux jeûnes, aux aumônes ordonnées par l’Église. Ils croient que Dieu ne se préoccupe pas de ce que nous faisons en dehors de cela. Ils réduisent et amoindrissent le domaine dans lequel nous sommes appelés à servir Dieu. Mais tout ce que l’on peut dire et faire sous l’inspiration de la foi est un service rendu à Dieu…​ Par la foi, toute distinction entre les œuvres tombe, qu’elles soient grandes ou petites, courtes ou larges, nombreuses ou insignifiantes. Car les œuvres ne sont pas agréables à Dieu en elles-mêmes, mais à cause de la foi qui les inspire. »[7]

Tous les descendants d’Adam sont appelés au travail et, pour répondre à ce devoir, chaque homme reçoit un appel et pas seulement l’ecclésiastique. Tout travail est donc digne puisque, quel que soit l’état où nous sommes appelés, quel que soit notre métier, nous devrons travailler au service de Dieu. Quelle que soit l’œuvre, elle ne vaut que par la foi qui l’animera.

Commentant cet aspect de la pensée de Luther, un auteur protestant, Michel Johner⁠[8], nous montre que nous touchons là au centre même de la pensée protestante : « il n’y a de « salut » ou de « justification » qu’à travers un acte de foi personnel en l’œuvre rédemptrice accomplie par Jésus-Christ ». Il en découle « une valorisation certaine de l’individu ou de l’individualité au détriment des médiations sacramentelles et ecclésiales ». Chaque être est unique et tout croyant est « prêtre devant Dieu ». Tout naturellement donc, soit dit en passant, le protestantisme va inspirer un gouvernement démocratique dans l’Église et puis dans la société.

Luther au travers de sa conception du beruf, a « étendu à l’exercice des professions (manuelles, artisanales, commerciales, techniques) la dignité spirituelle et religieuse qui était jusqu’alors reconnue à la vocation des prêtres et des moines. » Le métier va donc prendre plus d’importance⁠[9] dans la mesure où, pour Luther, la vocation professionnelle va se revêtir « d’une dignité religieuse égale à celle du ministère ecclésial traditionnel. » En même temps, il est reconnu que « l’activité professionnelle se déploie dans une sphère qui lui est propre, dans laquelle l’Église n’a pas vocation d’intervenir de façon directe, et dans laquelle, en conséquence, l’énergie créatrice de l’artisan peut se déployer en toute liberté. » il n’empêche que le travailleur luthérien à travers sa tâche particulière, est « ministre de Dieu » et « glorifie Dieu (…) autant que le prêtre ». Son indépendance se manifeste par rapport à l’Église et non par rapport à Dieu. Naît alors, comme dit Weber un « ascétisme séculier » à l’intérieur de l’activité professionnelle alors que, dans la tradition catholique, l’ascétisme impliquait la fuite du monde.

Toutefois, Luther, très attaché au modèle socio-économique offert par la Bible, rêvait d’un retour à une économie patriarcale. C’est Calvin⁠[10] qui, en s’appuyant sur le concept de Beruf va construire une éthique nouvelle qui se mariera parfaitement avec le capitalisme moderne.

Toujours selon Michel Johner, Calvin reprenant les idées de son prédécesseur va préciser que « la dignité du travail de l’homme s’inscrit dans le prolongement du travail que Dieu entreprend dans le monde pour l’entretien de ses créatures. (…) Le travail n’est pas digne en soi, mais susceptible de le devenir en se réinscrivant dans la continuité du travail de Dieu. » Dieu est l’inspirateur et le bénéficiaire du travail de l’homme. Il est « le grand pourvoyeur de la richesse ». Par le fait même, la rétribution du travail doit être regardée « comme don de Dieu (…), comme le salaire immérité dont il plaît à Dieu, dans sa grâce, d’honorer l’œuvre de chacun. » Patrons et employés sont débiteurs de Dieu et doivent « se répartir équitablement ces fruits en tenant compte de l’apport initial et de la responsabilité de chacun »[11]. Dans cet esprit, la propriété et la richesse acquises par un travail qui vise à l’accroissement des revenus au delà du minimum nécessaire, ne causent plus de problèmes de conscience. Au contraire de ce qui se passait avant la Réforme, c’est désormais la richesse créée avec effort, celle des bourgeois, qui est honorable et non plus celle qui a été reçue sans effort.

Les puritains⁠[12] poursuivront le raisonnement en mariant l’enrichissement et l’ascèse : il ne s’agit pas de thésauriser et de vivre oisif ou de gaspiller en luxe la fortune gagnée mais bien, par des réinvestissements immédiats, d’accroître la fortune en vivant simplement car il s’agit de glorifier Dieu et non de se glorifier.

A cet endroit, M. Johner prend ses distances par rapport à une thèse de Weber et à son exploitation, semble-t-il, par certains puritains américains surtout. Pour Weber, la prédestination pousse les hommes à chercher les signes de leur salut ou de leur perte. C’est dans l’activité économique qu’ils chercheraient à dissiper leur doute religieux. Dans la mesure où l’« on reconnaît l’arbre à ses fruits », la réussite économique serait un de ces fruits et l’enrichissement une preuve de la bénédiction de Dieu, une sorte de « sacrement séculier ». Cette théologie « de la rétribution » ou « de l’abondance » trahit, pour Johner, la pensée de Calvin qui demande simplement la confiance face à la prédestination⁠[13]. Cette théologie n’a rien de biblique puisque le texte sacré montre que le pauvre Job reste béni de Dieu. Même si la richesse peut avoir un sens prophétique comme c’est le cas pour Salomon dont la splendeur annonce celle du Royaume qui vient, on ne peut rattacher systématiquement richesse et bénédiction. d’autre part comment, dans l’économie moderne, pourrait-on lier misère et paresse, prospérité et vertu ? Le capitalisme rémunère-t-il vraiment les hommes suivant leur mérite ?

Reste la question du prêt à intérêt qui, toléré par Calvin à certaines conditions, aurait constitué « un tournant majeur de l’histoire économique occidentale ». Nous devrons contester ce privilège « calviniste » lorsque nous aborderons, plus loin, cette question.

Pour l’essentiel, l’analyse du protestant belge J.-L. Simonet⁠[14] rejoint celle de Michel Johner, en tout cas en ce qui concerne les fondements de l’éthique protestante.

Attaché à la justification par la foi seule, le croyant « sert Dieu par reconnaissance et pour montrer sa reconnaissance. Ce service de dieu est avant tout orienté vers le prochain. » Ce n’est pas l’œuvre qui justifie mais la foi et donc les œuvres sont bonnes seulement « si elles sont accomplies dans la foi en la justification de Dieu. La foi, dira Luther, est donc la bonne œuvre par excellence, puisqu’elle confère la bonté à toutes les autres œuvres ». Autrement dit encore, « un acte qui serait conforme au commandement de Dieu, mais qui serait accompli hors de la foi, ne pourrait être offert à la justification de Dieu, et ne pourrait, en conséquent, en toute rigueur, être vraiment appelé bon (on pourrait rappeler ici le verset qui dit « devant Dieu, nos bonnes œuvres sont comme du linge souillé »). » Par conséquent, « il ne peut plus y avoir d’œuvres surérogatoires[15]. Plus besoin, non plus, de rechercher l’extraordinaire (l’ascèse, les « conseils évangéliques »): l’action la plus profane, accomplie dans la foi, et au service du prochain, est sainte. L’état chrétien par excellence n’est plus l’état religieux du moine qui s’isole du monde pour s’efforcer vainement d’être plus près de Dieu ; l’état monastique, recherche de l’extraordinaire, est au contraire une fuite devant les tâches les plus ordinaires que Dieu confie au Chrétien. Luther réhabilite donc la sphère profane, et en particulier l’exercice de la profession, qui est toujours une vocation (Beruf) de Dieu au service des hommes (ceci est dans la même ligne que la redécouverte par Luther du sacerdoce universel des croyants) ».

J.-L. Simonet ajoute : « Calvin , plus jeune que Luther, perçoit mieux que celui-ci les conséquences de la libération du Chrétien pour son service dans la sphère profane, et vit davantage les transformations économiques de son siècle. Calvin admet le prêt à intérêt (position audacieuse pour l’époque), fait important pour l’avenir du capitalisme commercial et industriel ; il a encouragé l’esprit d’entreprise de Chrétiens qui servent Dieu et le prochain en développant leurs affaires: le succès en affaires est pour Calvin une bénédiction de Dieu, dont le Chrétien profitera avec modération. »

Si nous ne pouvons admettre intégralement la radicalité avec laquelle les protestants proclament la justification par la foi ni leur refus de distinguer, dans la même foi, les vocations laïques et religieuses, saint Thomas nous a montré que le travail, tout travail, avait un caractère religieux, devait être respecté⁠[16] car le travailleur était à l’image d’un Dieu créateur et ouvrier. Comme le luthérien ou le calviniste, le catholique peut rappeler l’origine divines des métiers en s’appuyant, par exemple, outre la Genèse, sur le livre de l’Exode[17]. Saint Thomas nous a montré aussi que le catholique n’est pas ennemi des richesses à condition qu’elles soient bien ordonnées. Même la notion de Beruf ne peut être considérée comme purement luthérienne dans la mesure où, d’une part, Paul recommande  »que chacun demeure dans l’état où l’a trouvé l’appel de Dieu »[18] et dans la mesure où, d’autre part, nous avons entendu saint Thomas nous dire que « la répartition des divers offices entre les divers individus se fait par la divine providence en ce sens que certains sont inclinés davantage vers tel emploi plutôt que vers tel autre ».⁠[19]

Il faut néanmoins reconnaître, comme dit précédemment, que ce sont des lumières qui n’ont pas été exploitées par les catholiques avant le XIXe siècle. Dès le XVIe siècle, se répand parmi les protestants la certitude que le travail, tout travail, accompli dans la foi, a une valeur positive, religieuse.

Quand on se rappelle ces seigneurs ou ces bourgeois qui donnaient aux monastères, à l’Église, des biens matériels pour recevoir, en retour, des biens spirituels, ce qui leur permettait de continuer à vivre n’importe comment, on peut comprendre aussi, à partir de là, l’attitude des protestants réagissant vivement, trop vivement, contre l’importance ainsi octroyée aux « œuvres » d’une part et à la pauvreté, d’autre part, présentée comme salvatrice en elle-même, indépendamment de la foi.

A partir de cette théologie, les protestants ont pu, bien plus tôt que les catholiques, contester la division tripartite traditionnelle et ont été plus vite et plus franchement des artisans efficaces dans l’instauration de la démocratie.

Quant à dire maintenant que la prospérité a été surtout le fruit du protestantisme, ce serait solliciter les textes car même pour Weber, il y a affinité entre capitalisme moderne et éthique protestante⁠[20], des « affinités électives », mais il n’y a pas relation de cause à effet. Il est vrai que, dans l’optique catholique, surtout à l’époque, la richesse est sous haute surveillance et finalement culpabilisante alors que le protestant se sent encouragé à poursuivre librement et sans complexe les biens de ce monde mais néanmoins dans un cadre précis : « Dans l’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme, Weber montre que le développement du capitalisme moderne ne peut être expliqué par le jeu « naturel » de lois économiques « pures » (libéralisme économique), ni par l’économique déterminant en dernière instance (marxisme), non plus que par une constance psychologique, la « soif de l’or » (Sombart). Mais il ne substitue pas la causalité religieuse à la causalité économique : il explicite l’importance de l’éthique, plus que du dogme d’ailleurs, dans le traditionalisme économique comme dans l’émergence de conduites et de concepts économiques nouveaux. L’éthos calviniste, sa version puritaine surtout, hostile aux traditions, à la magie, à la sentimentalité, au luxe, à tout ce qui est « irrationnel », car inefficace, inutile, était propice à la naissance de l’ »esprit du capitalisme moderne » : mentalité et style de vie impliquant libéralisme politique et libéralisme économique, pour exploiter les « chances formellement pacifiques » de profit du marché des biens et du travail. Une accumulation primitive du capital est possible sans le recours à la force ; le calvinisme et le puritanisme condamnant la jouissance des richesses, qu’il s’agisse de thésaurisation ou de dépense, comme dangereuses pour le salut de l’âme, seul l’investissement en capital, favorable au développement des entreprises, reste licite. »[21]

En tout cas, le capitalisme et la prospérité économique ne sont pas une nouveauté due au protestantisme comme certains lecteurs distraits de Weber le suggèrent parfois.

Alors que Michel Johner insiste sur le fait que le développement économique aux XVIIe et XVIIIe siècles est nettement sensible à l’intérieur des pays protestants, la plupart des historiens nous ont montré que le capitalisme existait avant l’apparition de la réforme, au sein de communautés catholiques ou juives. Ce qui est sûr, c’est qu’au XVIIe siècle, l’économie capitaliste va se déplacer vers le nord et que les protestants y joueront un rôle déterminant. En effet, anabaptistes, huguenots, piétistes, quakers, opposés à l’autorité de l’État et des églises et malmenés par tous les pouvoirs, condamneront la paresse et la consommation et favoriseront l’épargne et le travail, peut-être aussi parce que ces minorités persécutées et marginalisées sont particulièrement sensibilisées aux conditions de leur survie.


1. 1864-1920.
2. Cf. WEBER Max, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, (1904-1905), Plon, 1994, disponible sur www.uqac.ca (Les classiques des sciences sociales) ou http://gallica.bnf.fr ; Les sectes protestantes et l’esprit du capitalisme, (1906), disponible sur www.uqac.ca (Les classiques des sciences sociales).
3. Op. cit., p. 9.
4. Id., p. 15.
5. Si 11, 20-21.
6. « Chacun a dans la communauté son œuvre particulière: cordonnier, artisan, paysan…​ De même que tous les membres du corps fonctionnent les uns pour les autres, de même les charges particulières, les vocations individuelles servent au bien général et n’ont d’autre but que le corps et l’âme de la communauté entière. » (A la noblesse allemande 1520).
7. Sermon sur les bonnes œuvres, 1520.
8. In Travail, richesse et propriété dans le protestantisme, in La Revue Réformée, n° 218, juin 2002, tome III, disponible sur www.unpoissondansle.net. M. Johner est doyen de la faculté libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence, membre de la Commission Église et société de la Fédération protestante de France.
9. Pour reprendre les catégories de la « tripartition », on peut dire qu’ici, les « laboratores » prennent le pas sur les « bellatores » et les « oratores ».
10. Cf. Institution chrétienne 1539.
11. M. Johner cite ici BIELER A., La force cachée des protestants, Labor et fides, 1995, p. 139. Du même auteur, on lira avec profit La pensée économique et sociale de Calvin, Librairie de l’Université, 1959.
12. Cf. également : NOREK J.-P., Weber et la genèse de la modernité, in Ecoflash n° 109, juin 1996, disponible sur www.ac-versailles.fr
13. Certains contestent l’idée que la prédestination nourrirait l’esprit du capitalisme dans la mesure, pensent-ils, où elle encouragerait plutôt le fatalisme, le relâchement ou favoriserait aussi les bonnes œuvres comme moyen d’évaluer le salut.
14. A propos de l’éthique évangélique, cours d’éthique donné à l’Institut biblique belge, disponible sur www.ping.be/eglise-evangelique-arlon/
15. Supplémentaires, qui sont faites en plus de ce qu’on est tenu de faire (R).
16. Un catholique s’indignera-t-il de cette apostrophe de Calvin : « Il y en a qui seraient contents au bout de trois jours d’avoir tué une pauvre personne, quand elle sera à leur service ; ce leur est tout un, moyennant qu’ils en aient du profit. Or, au contraire, Dieu nous déclare qu’il nous faut traiter en telle humanité ceux qui travaillent pour nous, qu’ils ne soient point grevés outre mesure mais qu’ils puissent continuer et qu’ils aient occasion de rendre grâce à Dieu en leur travail. » ? (Prêche du 12-2-1556, sur Dt XXV).
17. Ex 31, 1-11: « Yahvé parla à Moïse et lui dit : « Vois, j’ai désigné nommément Beçaléel, fils de Uri, fils de Hur, de la tribu de Juda. Je l’ai comblé de l’esprit de Dieu en habileté, intelligence et savoir pour toutes sortes d’ouvrages ; pour concevoir des projets et les exécuter en or, en argent et en bronze ; pour tailler les pierres à enchâsser, pour tailler le bois et pour exécuter toute sorte d’ouvrage. Voici que je lui adjoins Oholiab, fils d’Ahisamak, de la tribu de Dan, et j’ai mis la sagesse dans le cœur de tous les hommes au cœur sage pour qu’ils fassent tout ce que j’ai ordonné : la Tente du Rendez-vous, l’arche du Témoignage, le propitiatoire qui est sur elle et tout le mobilier de la Tente ; la table et tous ses accessoires, le candélabre pur et tous ses accessoires, l’autel des parfums, l’autel des holocaustes et tous ses accessoires, le bassin et son socle ; les vêtements d’apparat, les vêtements sacrés pour Aaron le prêtre, et les vêtements de ses fils, pour exercer le sacerdoce ; l’huile d’onction et l’encens pour le sanctuaire. En tout ils feront comme je l’ai ordonné. »
18. 1 Co 7, 20.
19. Contre les Gentils, III, CXXXIV.
20. Cf. PLEAU J.-Ph., Max Weber : l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, in Ao ! Espaces de la parole, vol. IV-n°2 (été 1998) pp. 32-34, disponible sur www.ao.qc.ca
21. Max Weber, in Encyclopédie Hachette Multimedia, 1998, disponible sur http://mper.chez.tiscali.fr

⁢j. Quelques lumières catholiques, tout de même…

Il s’est trouvé tout de même, durant le XVIIe siècle, quelques serviteurs de l’État qui tentèrent d’attirer l’attention du pouvoir sur certaines injustices.

Pour nous en tenir à la France, on peut citer le président du tiers État Miron au roi qui, courageusement, fait remarquer au roi Louis XIII: « Sans le labeur du pauvre peuple, que valent à l’Église les dîmes, les grandes possessions ? A la noblesse, leurs belles terres, leurs grands fiefs ? Au Tiers État, leurs rentes et leurs héritages ? …​ Qui donne à votre Majesté les moyens d’entretenir la dignité royale, fournir aux dépenses nécessaires de l’État, tant dedans que dehors le royaume ? Qui donne le moyen de lever les gens de guerre que le laboureur. » Plus que l’impôt, c’est le passage des soldats qui ruine le paysan. En effet, les gens de guerre « ne sont pas si tôt en pied qu’ils écorchent le pauvre peuple qui les paie ; ils le traitent de telle façon qu’ils ne laissent point de mots pour exprimer leurs cruautés. Combien ont été plus doux les passages des Sarrasins, quand on les a vus en France, que ne sont aujourd’hui les rafraîchissements[1] des gens de guerre. ».⁠[2]

La description de La Buyère déjà citée n’est pas une exagération littéraire comme on l’a dit parfois. Elle est confirmée par d’autres sources. Ainsi les Commissaires du Roi, en 1687, écrivent : « Il n’y a presque plus de laboureurs aisés. Autrefois ils étaient montés et fournis de tout ce qui était nécessaire pour l’exploitation des fermes ; ils avaient des bestiaux pour le labour et pour l’engrais ; ils avaient nombre de valets ; ils pouvaient garder le blé qu’ils recueillaient et le vendaient dans la saison.

Aujourd’hui il n’y a plus que de pauvres métayers qui n’ont rien. Il faut que les maîtres leur fournissent les bestiaux, qu’ils leur avancent de quoi se nourrir, qu’ils paient leurs tailles et qu’ils prennent en paiement toute leur portion de récolte, laquelle même quelquefois ne suffit pas. Ils sortent aussi gueux des métairies qu’ils y sont entrés. A peine peuvent-ils entretenir un valet. Dans leurs maisons, on voit une misère extrême. On les trouve couchés sur la paille : point de meubles, point de provisions pour la vie ; enfin tout y marque la nécessité. »[3]

Aux côtés de ces courageux « fonctionnaires » qui osent critiquer l’ordre établi et les privilèges, on doit surtout citer Vauban. Connu surtout comme spécialiste des sièges et des fortifications, Vauban fut aussi un économiste soucieux non seulement de la puissance de son pays mais aussi des remèdes à apporter à la misère du peuple.

Il publie, 1707, un Projet d’une dîme royale[4] où Vauban propose de substituer à la multitude complexe des taxes existantes (taille, aides, traites, …​) un impôt unique, pesant, sans exception, sur tout ce qui porte revenu à hauteur de 5%. 10% étant considéré comme le maximum tolérable⁠[5]. Son livre enseignait aussi « que le souverain doit égale protection à tous ses sujets ; que le travail est le principe de toute richesse, et que l’agriculture est le travail par excellence ; qu’il faut éviter les emprunts ; que toutes les entraves apportées au commerce et à l’industrie sont nuisibles au pays ; que le menu peuple qu’on méprise et qu’on accable est le véritable soutien de l’État. »

Conscient que trop d’impôt tue le travail, Vauban met ses espoirs dans la « modération dans l’imposition des revenus ». A la campagne, « celui qui pourrait se servir du talent qu’il a de savoir faire quelque art ou quelque trafic, qui le mettrait, lui et sa famille, en état de pouvoir vivre un peu plus à son aise, aime mieux demeurer sans rien faire ; et celui qui pourrait avoir une ou deux vaches et quelques moutons oui brebis, plus ou moins, avec quoi il pourrait améliorer sa ferme ou sa terre, est obligé de s’en priver, pour n’être pas accablé de taille l’année suivante, comme il ne manquerait pas de l’être s’il gagnait quelque chose et qu’on vît sa récolte un peu plus abondante qu’à l’ordinaire. C’est par cette raison qu’il vit, non seulement très pauvrement, lui et sa famille et qu’il va presque tout nu, c’est-à-dire qu’il ne fait que très peu de consommation, mais encore qu’il laisse dépérir le peu de terre qu’il a, en ne travaillant qu’à demi, de peur que si elle rendait ce qu’elle pourrait rendre, étant bien fumée et cultivée, on en prît occasion de l’imposer doublement à la taille. Il est manifeste que la première cause de la diminution des biens de la campagne est le défaut de culture et que ce défaut provient de la manière d’imposer les tailles et de les lever ».

Comme il l’écrit en conclusion, les fonds qui produisent les revenus du roi « doivent être affectés sur tous les revenus du royaume, de quelque nature qu’ils puissent être, sans qu’aucun en puisse être exempt, comme une rente foncière mobile, suivant les besoins de l’État, qui serait bien la plus grande, la plus certaine et la plus noble qui fût jamais, puisqu’elle serait payée par préférence à toute autre, et que les fonds en seraient inaliénables et inaltérables. Il faut avouer que si elle pouvait avoir lieu, rien ne serait plus grand ni meilleur ; mais on doit en même temps bien prendre garde de ne pas la outrer en la portant trop haut. »

Ces réflexions de bon sens n’eurent pas malheureusement la suite qu’on aurait souhaité. Vauban, ce catholique qui n’avait pas craint de s’opposer au roi lors de la révocation de l’Edit de Nantes (1685), tomba en disgrâce après la publication de son Projet d’une dîme royale qui scandalisa les privilégiés et les collecteurs d’impôts et fut finalement interdit.

Tous les témoignages cités ci-dessus nous montrent non seulement qu’il y a un lien entre la pauvreté et les conditions de travail mais aussi que des solutions ne peuvent être trouvées sans une intervention positive du pouvoir politique. A chaque fois, dans les exemples historiques repris, le roi est interpellé.


1. Les « rafraîchissements » désignent les frais de séjour et d’entretien.
2. MIRON R. (1569-1641), Discours au Roi lors des États généraux de 1614. R. Miron fut conseiller au parlement de Paris (1595), conseiller d’État (1604), prévôt des marchands de Paris (1614), présida le Tiers État aux États généraux de 1614-1615, ambassadeur en Suisse (1617-1624) et intendant du Languedoc (1631-1640).
3. Mémoires des commissaires du roi sur la misère des peuples, cité in LEFRANC G., op. cit., p. 163.
4. Sébastien Le Prestre de Vauban (1633-1707). Texte disponible sur http://gallica.bnf.fr, et cité in G. Lefranc, op. cit., p. 164.
5. Dans un pays de 20 millions d’habitants, à l’époque, Vauban comptait ainsi récolter 120 millions de livres soit environ 525 millions d’euros ce qui serait insuffisant aujourd’hui vu les charges de l’État moderne. L’allègement de l’impôt devrait aujourd’hui passer par l’allègement des charges de l’État mais l’impôt est évidemment une nécessité : « L’État dont le rôle essentiel est la protection du corps social de la nation a besoin d’être soutenu dans cette tâche par une contribution équitable de tous. L’impôt n’est donc pas immoral en soi. » (TURBIER Paul, La dîme royale, disponible sur http://home.tiscali.be/vexilla. Cf. aussi http://fr.encyclopedia.yahoo.com).

⁢k. La tentation dirigiste

Il serait injuste cependant d’affirmer que le pouvoir est resté indifférent face à la pauvreté et qu’il s’est contenté de l’impôt pour assurer le fonctionnement de l’État.

L’expérience anglaise

Pour beaucoup d’auteurs, l’origine du droit au travail se trouve dans les « poor laws » établies en Angleterre dans l’esprit de la Réforme. Ces lois marquent l’intervention de l’État dans l’assistance. Dès 1536, Henri VIII avait établi le principe de l’assistance obligatoire des pauvres dans chaque paroisse et interdit la mendicité sous la menace de peines très sévères. En 1601, Elisabeth Ire perfectionne la mesures précédentes. Dans l’Old Poor Law, toujours sur une base paroissiale, elle établit un traitement différent pour les enfants et les invalides d’une part et les valides d’autre part⁠[1]. Par une taxe spéciale, « les enfants et les invalides nécessiteux recevaient des allocations monétaires. En ce qui concerne les pauvres valides, leur situation d’indigence étant le plus souvent liée à l’inactivité, les paroisses étaient dans l’obligation de les secourir en leur fournissant un travail ».⁠[2] La loi prévoit, par exemple, qu’ »il sera levé, chaque semaine, au moyen d’une taxe imposée à chaque habitant, telle somme jugée nécessaire pour acquérir une provision de lin, de chanvre, de laine, de fer et autres matières premières propres à être ouvragées par les pauvres ». Par ailleurs, « les juges de paix condamneront à la prison les indigents valides qui refuseront de faire la tâche qui leur aura été fixée ».⁠[3] Ainsi furent créées les workhouses, ateliers collectifs où étaient hébergés et devaient travailler les indigents valides et où régnait une telle discipline qu’ils « ressemblaient beaucoup plus à des prisons qu’à des maisons de travail »[4] . L’Old Poor Law fut complétée par d’autres mesures : l’Act of Settlement (1662) ou « loi du domicile » qui interdisait aux paroisses de se débarrasser de leurs pauvres et contraignait ceux-ci à ne pas changer de domicile ; le Gilbert’s Act (1782) qui, notamment, permit d’accueillis des enfants et des invalides dans les workhouses.

Il est peut paraître un peu vite dit, comme le fait P. Rosanvallon, que nous trouvons là l’origine du droit à l’assistance et, en même temps, du droit au travail, vu la coercition rigoureuse. Mais, même si l’on pense qu’il est plus juste de dire que les Poor Laws « confèrent un droit à l’assistance à chaque habitant d’une paroisse et à celle-ci l’obligation de l’assister »[5], l’idée sous-jacente est bien que tout homme doit travailler, que le travail est une valeur et donc, que normalement, chacun doit pouvoir exercer son droit de travailler. Même si le contexte historique est sombre, pour la première fois, officiellement, l’aumône n’apparaît plus comme la panacée ou la seule voie pour lutter contre la pauvreté.

Toutefois, si le travail s’affirme comme une valeur et si le travailleur paraît plus digne que le mendiant ou le oisif, ce n’est qu’en tant que travailleur et non en tant que personne à part entière. Le travail prime notamment sur la liberté d’aller et venir. L’enfermement n’a pas pour but momentané de permettre au bout d’un temps l’autonomie mais, disons-le de garder une main-d’œuvre à bon compte.

Ce système fut exporté en Nouvelle-Ecosse et au Nouveau Brunswick (Canada), et aux États-Unis. Il fut imité un peu partout, aussi bien dans les pays protestants, Allemagne, Suisse, Scandinavie ou Pays-Bas (les « rasphuis ») que les pays catholiques : les hôpitaux généraux ou ateliers de charité en France, les « alberghi dei poveri » en Italie, ou « casas de misericordia » en Espagne.⁠[6]

La politique de Colbert

[7]

Dans le même esprit, ce ministre de Louis XIV va lutter contre l’aumône et privilégier le travail sans trop d’égards pour les personnes.

A Rouen, le 28-11-1660, il ordonne à l’intendant d’ »obliger les religieux qui font des aumônes publiques d’acheter des laines et de les faire filer parce qu’il n’y a rien qui entretienne plus la fainéantise que ces aumônes publiques qui se font presque sans cause et sans aucune naissance de nécessité ». Le 31-1-1681, il le félicite d’avoir invité des religieux « à faire travailler les pauvres auxquels ils donnent l’aumône, n’y ayant rien qui soit préjudiciable à l’État que la mendicité des pauvres valides qui peuvent travailler ». Il faut appliquer, dit-il, progressivement cette politique : « diviser ce qu’ils donnent aux pauvres, moitié en pain et moitié en laine », diminuer peu à peu le pain et augmenter la laine. Ainsi, « on pourrait réduire la mendicité aux pauvres malades et invalides ». Il souhaitait aussi que les femmes travaillent et fit prendre des mesures en ce sens mais la résistance des intéressées fut très forte.⁠[8]

Ces mesures s’inscrivent dans une politique économique à laquelle il convient de s’arrêter un peu.

L’idée de base qui guida Colbert était que la richesse d’un État dépend essentiellement de la quantité de numéraire qu’il possède et donc, disait-il, « pour augmenter les cent cinquante millions qui roulent dans le public, de vingt, trente, soixante millions, il faut bien qu’on le prenne aux États voisins ». Dans cette optique le commerce est une guerre, « une guerre perpétuelle et paisible d’esprit et d’industrie entre toutes les nations »[9]. L’objectif sera de vendre beaucoup et d’acheter peu en augmentant considérablement les droits de douane sur les produits étrangers concurrents et en abaissant les droits intérieurs sur les produits nationaux. Le colbertisme est protectionniste.

Il est aussi, on s’en doutait, dirigiste. L’État intervient constamment dans la vie économique, il investit dans de nouvelles entreprises : les manufactures qui jouissent d’un monopole⁠[10]. Il impose une politique de bas salaires pour vendre à bon compte et fait appliquer dans les manufactures des règlements minutieux et même tatillons qui prévoient des sanctions en cas de non-respect⁠[11].

Dans ces manufactures où le travail est très divisé, on emploie de manière permanente une minorité de travailleurs qualifiés, un nombre variable d’auxiliaires à la journée et des artisans qui alentour travaillent pour la manufacture. On parlerait aujourd’hui de flexibilité et de sous-traitance. La discipline dans les manufactures était telle qu’on les compare à des casernes ou mieux à des couvents. On y travaille dix à treize heures par jour, dans le silence qui ne peut être interrompu que par des cantiques. La journée commence par le signe de la croix ou par une prière, les repas sont précédés d’un benedicite, on y lit la Bible, la confession est obligatoire aux grands fêtes. Il y est interdit de bavarder de chanter de fumer, etc.⁠[12]

Ces règlements furent l’occasion d’abus de la part des dirigeants et furent souvent mal acceptés par les ouvriers⁠[13] qui s’y engageaient malgré tout pour échapper aux charges et impôts ordinaires.

Pour favoriser l’exportation, Colbert développa aussi la marine et encouragea l’expansion coloniale qui permettait d’importer des matières premières « nationales ». C’est dans ce cadre que Colbert décida, en 1681, de rédiger un code de lois concernant l’esclavage. Il fut appelé Code noir[14] et parut en 1685, deux ans après la mort de Colbert, signé par Jean-Baptiste Colbert marquis de Seignelay, son fils, qui lui succéda au secrétariat d’État à la Marine.

Si la politique économique de Colbert assura la richesse de certaines villes, il faut tout de même préciser que l’agriculture fut sacrifiée, que les règlements sclérosèrent les fabriques, que cette politique confondait le bien de la nation et la puissance de l’État, et que le protectionnisme outrancier fut la cause principale de guerres incessantes et coûteuses.⁠[15]


1. Luther, pour supprimer la mendicité, avait préconisé qu’ »il faudrait établir dans chaque ville un administrateur ou tuteur des pauvres, dont al charge serait de s’enquérir d’eux, d’apprécier leurs besoins, d’en faire rapport aux pasteurs ou au conseil, et d’indiquer les mesures à prendre à leur égard. » Ainsi, seraient distingués les véritables pauvres de ceux qui ne le sont pas pour assister les premiers et donner du travail aux seconds (A la noblesse chrétienne de la nation allemande, 1520, cité in JACCARD, op. cit., p. 216). Calvin suivit cette voie.
2. ROSANVALLON P., L’État-Providence, Seuil, 1981, p. 143.
3. Cf. JACCARD, op. cit., pp. 216-217.
4. ROSANVALLON P., id..
5. MAJNONI d’INTIGANO Béatrice, L’insécurité sociale, in Commentaire, printemps 1995, disponible sur www.catallaxia.org.
6. Cf. LAGUET P.-L., Patrimoine hospitalier à travers l’Europe : un dilemme entre restructuration ou désaffectation, sur www.culture. gouv.fr. Ces hôpitaux, maisons, ateliers « sont des institutions à buts multiples, alliant enfermement, apprentissage et exploitation des internés ». Au XVIIIe siècle, « les hôpitaux généraux deviennent de véritables ateliers dont le but est d’assurer une rentabilité maximale en vue de compenser l’investissement public ou privé dans la charité ». Si ces établissements permettent de contrôler et enfermer des « marginaux », des indigents, des vagabonds, ce sont aussi de véritables entreprises : « la gestion du travail dans ces lieux est de plus en plus guidée part des impératifs économiques, si ce n’est par la volonté de réformer le travail, l’apprentissage et les techniques de fabrication ». Ils deviennent souvent « de véritables centres d’expérimentation technique où les inventeurs, les administrateurs et les savants testent les machines et les procédés ». Ils peuvent compter sur « l’exploitation d’une main-d’œuvre nombreuse et déqualifiée ». (HILAIRE-PEREZ Liliane, maître de conférence en histoire des techniques, DOLZA Luisa, chercheur au Centre d’études supérieure de la Renaissance de l’Université de Tours, WEYGAND Zina, secrétaire générale du Laboratoire Brigitte Frybourg au Conservatoire national des Arts et métiers, Les Hôpitaux généraux au XVIIIe siècle en France et au Piémont : des ateliers entre rentabilité, réforme et expérimentation, Congrès national des sociétés historiques et scientifiques, 127e congrès, Nancy, 2002, sur www.cths.fr).
7. Cité in LEFRANC G., op. cit., pp. 184. Jean-Baptiste Colbert (1619-1683) fut un homme ambitieux, peu scrupuleux, un « froid bureaucrate » (Mourre), « capable de perfidies noires, de violences, de bassesses » (Lavisse), il pratiqua aussi le népotisme à outrance. Mais, ce fonctionnaire sérieux, travailleur acharné, dévoué à l’État, cumula les fonctions grâce à Louis XIV à qui il fut toujours fidèle et dont il assura la puissance. Fondateur d’Académies, surintendant des bâtiments et manufactures, contrôleur général des finances, secrétaire d’État à la Maison du roi et à la Marine, il mit en œuvre le « mercantilisme » (qu’on appela par la suite « colbertisme »), conçu par les deux économistes Antoine de Montchrétien (1575-1621) et Barthélemy de Laffemas (1545-1612).
8. Colbert aussi estimera qu’il vaut mieux que les filles se marient plutôt que d’entrer en religion. Il souhaitait « que l’âge des vœux soit retardé jusqu’à 25 ans et qu’on aide les pères à doter leurs filles. » (LEFRANC, op. cit., p. 184).
9. Cité in Mourre.
10. Parmi les plus célèbres, on peut citer les manufactures de Beauvais (tapis et tapisseries), des Gobelins (Tapisseries) ou de Saint Gobain (glaces).
11. Cf. Edit de Colbert pour les manufactures de savon, 5 octobre 1688, disponible sur www.marius-fabre.fr/fr/historique/EditDeColbert.htm. Dans le domaine important du textile et notamment des produits de luxe, on trouve, par exemple, datés du 13-8-1669: un Statut et règlement général pour les teintures en grand et bon teint des draps, serges et étoffes de laine, uniformément (…), un Règlement général pour les longueurs, largeurs et qualités des draps, serges et autres étoffes de laine et de fil, un Règlement général pour toutes sortes de teintures des soies, laine et fil qui s’emploient aux manufactures des draps d’or, d’argent et de soie, tapisseries et autres étoffes et ouvrages et, bien sûr, un Règlement pour la juridiction des procès et différends concernant les manufactures, in Edition Frédéric Léonard de 1669. Pour la petite histoire, ce Frédéric Léonard fut condamné par un arrêt du Conseil d’État du Roi signé Colbert pour avoir imprimé ces textes officiels alors que d’autres imprimeurs en avaient le privilège pour dix ans.
12. Cf. Règlement de la manufacture de James Fournier (Lyon, 1667), cité in LEFRANC, op. cit., p. 186:
   « 1° Tous les ouvriers se confesseront et communieront aux fêtes solennelles de pâques, Pentecôte, toussaint et Noël, et aux quatre fêtes de la Très Sainte Vierge, entendront la messe toutes les fêtes et dimanches, comme aussi les prédications.
   2° Seront tenus lesdits ouvriers, matin et soir, faire la prière (…).
   3° Ne jureront le très Saint Nom de Dieu, ni aucuns jugements et blasphèmes, ne chanteront aucunes chansons déshonnêtes, soit dans les fabriques ou aux habitations du dit sieur Fournier, ne s’injurieront les uns les autres, ni ne se battront, ni prendront tabac en pipe.
   4° Ils ne pourront les jours ouvriers sortir de la maison dudit sieur Fournier, sans son dû et consentement ou de sa femme ou de son fils. Et seront tenus les jours de fête et dimanches être de retour au plus tard à neuf heures du soir, sans pouvoir coucher hors du logis dudit sieur Fournier sans sa permission. »
13. Précisons aussi que les ouvrières étaient plus mal payées que les ouvriers. (LEFRANC, op. cit., p. 187).
14. Il s’agit de l’Edit du roi touchant la police des îles de l’Amérique française. Ce texte affligeant qui chasse les juifs et interdit « la religion prétendue réformée », organise dans le détail la vie des esclaves noirs dans ces îles est justifié par le souci d’ »y maintenir la discipline de l’Église catholique, apostolique et romaine » et d’ »y régler ce qui concerne l’état et la qualité des esclaves ». Le texte est disponible sur http://perso.wanadoo.fr/yekrik.yekrak- Ajoutons que cet édit est signé aussi par Le Tellier, vraisemblablement Michel Le Tellier (1603-1685), beau-frère du grand-père de Colbert, chancelier et membre du Conseil du Roi, ancien secrétaire d’État à la Marine, homme « dur et impitoyable » (Mourre) qui rédigea, année de sa mort, l’Edit de Fontainebleau qui révoqua l’Edit de Nantes. Certains pensent toutefois que ce Le Tellier cosignataire du Code noir, est peut-être son fils François Michel le Tellier (1641)1691), marquis de Louvois.
15. Cf. Mourre.

⁢l. Le tournant du XVIIIe siècle

La politique de Colbert annonce des temps nouveaux et surtout un esprit nouveau. C’est, on ne s’en étonnera pas, dans le monde anglo-saxon que cet « esprit » va se développer.

Dans ses réflexions sur l’éducation, John Locke annonce : « ...je vais parler de la nécessité d’un métier, et je n’ai prétendu élever qu’un gentleman dont la condition ne paraît pas compatible avec un métier. Et cependant je n’hésite pas à le dire, je voudrais que mon gentilhomme apprît un métier, oui, un métier manuel ; je voudrais même qu’il en sût deux ou trois, mais un particulièrement. (…) Les arts manuels, qui pour être appris et pour être pratiqués exigent le travail du corps, ont pour résultat non seulement d’accroître notre dextérité et notre adresse par l’exercice, mais aussi de fortifier notre santé, surtout ceux auxquels on travaille en plein air. Dans ces occupations-là, par conséquent, la santé et l’habileté progressent conjointement, et l’on peut en choisir quelques-unes pour en faire les récréations d’un enfant dont l’affaire principale est l’étude des livres. »[1]

Cette valeur du travail lui est inspirée par le texte de la Genèse. Locke constate que Dieu « a donné la terre aux hommes en commun » et, en même temps, leur a commandé « de labourer et cultiver la terre ». Les deux choses étant « jointes ensemble », il en conclut que « le travail, qui est mien, mettant ces choses hors de l’état commun où elles étaient, les a fixées et me les a appropriées ». En effet, si Dieu a donné la terre aux hommes en commun, « il l’a donnée pour l’usage des hommes industrieux, laborieux, raisonnables ; non pour être l’objet et la matière de la fantaisie ou de l’avarice des querelleurs, des chicaneurs ». Ainsi, si l’accumulation excessive et le gaspillage sont une usurpation de la portion du prochain⁠[2], le bien qui n’est pas travaillé redevient libre : « Mais si l’herbe de son clos se pourrit sur la terre, ou que les fruits de ses plantes et de ses arbres se gâtent, sans qu’il se soit mis en peine de les recueillir et de les amasser, ce fonds, quoique fermé d’une clôture et de certaines bornes, doit être regardé comme une terre en friche et déserte, et peut devenir l’héritage d’un autre ». Si le travail crée un droit de propriété, il établit en même temps une différence de valeur entre les choses : « qu’on fasse réflexion à la différence qui se trouve entre un arpent de terre, où l’on a planté du tabac ou du sucre, ou semé du blé ou de l’orge, et un arpent de la même terre, qui est laissé Commun, sans propriétaire qui en ait soin : et l’on sera convaincu entièrement que les effets du travail font al plus grande partie de la valeur de ce qui provient des terres ».⁠[3]

Cette philosophie va se populariser. Ainsi, Daniel Defoë⁠[4] dans Robinson Crusoë « montre que seul le travail persévérant permet à l’homme, non seulement de maîtriser la nature, mais encore de surmonter les épreuves de la solitude et du découragement »[5]. Et Benjamin Franklin⁠[6] dans son Almanach du Bonhomme Richard va diffuser sa philosophie puritaine : « Ne remettez jamais à demain ce que vous pouvez faire aujourd’hui » ; « Il n’y a point de profit sans peine » ; « La paresse est semblable à la rouille, elle use plus que le travail ».

On sait que l’Angleterre, au XVIIIe siècle, va exercer une grande influence sur les « philosophes » français et quelle que soit leur tendance.

Il est clair que Montesquieu, devant « les pays désolés par le despotisme, ou par les avantages excessifs du clergé sur les laïques (…) »⁠[7], a en tête l’exemple anglais et la pensée de Locke lorsqu’il écrit qu’ »un homme n’est pas pauvre parce qu’il n’a rien, mais parce qu’il ne travaille pas. Celui qui n’a aucun bien et qui travaille, est aussi à son aise que celui qui a cent écus de revenu sans travailler. Celui qui n’a rien et qui a un métier, n’est pas plus pauvre que celui qui a dix arpents de terre en propre, et qui doit les travailler pour subsister. L’ouvrier qui a donné à ses enfants son art pour héritage, leur a laissé un bien qui s’est multiplié à proportion de leur nombre. Il n’en est pas de même de celui qui a dix arpents de fonds pour vivre, et qui les partage à ses enfants.

Dans les pays de commerce, où beaucoup de gens n’ont que leur art, l’État est souvent obligé de pourvoir aux besoins des vieillards, des malades et des orphelins. Un État bien policé tire cette subsistance du fonds des arts mêmes ; il donne aux uns les travaux dont ils sont capables ; il enseigne les autres à travailler, ce qui fait déjà un travail ».⁠[8]

Grand vulgarisateur de la pensée de Locke⁠[9], Voltaire, tout en tenant parfois des discours très réactionnaires⁠[10], va montrer son admiration pour l’Angleterre.

Dans une de ses Lettres philosophiques, appelées aussi Lettres anglaises, il évoque le temps où l’Angleterre ne connaissait pas, dans son gouvernement, le « mélange heureux », « ce concert entre les Communes, les Lords et le Roi » : « Tandis que les barons, les évêques, les papes déchiraient (…) l’Angleterre, où tous voulaient commander le peuple, la plus nombreuse, la plus vertueuse même et par conséquent la plus respectable partie des hommes, composée de ceux qui étudient les lois et les sciences, des négociants, des artisans, en un mot de tous ce qui n’était point tyran, le peuple, dis-je, était regardé par eux comme des animaux au-dessous de l’homme. Il s’en fallait bien que les communes eussent alors part au gouvernement ; c’étaient des vilains : leur travail, leur sang appartenaient à leurs maîtres, qui s’appelaient nobles. Le plus grand nombre des hommes étaient en Europe ce qu’ils sont encore en plusieurs endroits du Nord, serfs d’un seigneur, espèce de bétail qu’on vend et qu’on achète avec la terre. Il a fallu des siècles pour rendre justice à l’humanité, pour sentir qu’il était horrible que le grand nombre semât et que le petit nombre recueillît ; et n’est-ce pas un bonheur pour le genre humain que l’autorité de ces petits brigands ait été éteinte en France par la puissance légitime de nos rois, et en Angleterre par la puissance légitime des rois et du peuple ? »[11]

Immédiatement après, dans la Lettre X, il montrera qu’en Angleterre, il n’est pas déshonorant de se livrer au commerce, au contraire, puisque le marchand anglais, qui assure la richesse et la puissance de son pays, « ose se comparer, non sans quelque raison, à un citoyen romain. Aussi le cadet d’un pair du royaume ne dédaigne point le négoce. Milord Townshend, ministre d’État, a un frère qui se contente d’être marchand dans la cité. Dans le temps que Milord Oxford gouvernait l’Angleterre, son cadet était facteur à Alep (…). Cette coutume, qui pourtant commence trop à se passer, paraît monstrueuse à des Allemands entêtés de leurs quartiers ; ils ne sauraient concevoir que le fils d’un pair d’Angleterre ne soit qu’un riche et puissant bourgeois (…). En France est marquis qui veut ; et quiconque arrive à Paris du fond d’une province avec de l’argent à dépenser et un nom en ac ou en ille, peut dire « un homme comme moi, un homme de ma qualité, » et mépriser souverainement un négociant : le négociant entend lui-même parler si souvent avec mépris de sa profession, qu’il est assez sot pour en rougir. Je ne sais pourtant lequel est le plus utile à un État, ou un seigneur bien poudré qui sait précisément à quelle heure le Roi se lève, à quelle heure il se couche, et qui se donne des airs de grandeur en jouant le rôle d’esclave dans l’antichambre d’un ministre, ou un négociant qui enrichit son pays, donne de son cabinet des ordres à Surate et au Caire, et contribue au bonheur du monde. »

Dans son conte philosophique Candide[12], quelques formules feront dates : « l’homme n’est pas né pour le repos » « Travaillons sans raisonner, c’est le seul moyen de rendre la vie supportable » « Il faut cultiver notre jardin » « Le travail éloigne de nous trois grands maux : l’ennui, le vice et le besoin. » Et ailleurs, la postérité retiendra d’autres maximes : « Forcez les hommes au travail, vous les rendrez honnêtes gens » ; « Le travail est souvent le père du plaisir. Je plains l’homme accablé du poids de son loisir » ou encore « Travailler, c’est vivre ».

Même si l’opposition entre Voltaire et Rousseau fut bien réelle, ce dernier reprendra aussi l’essentiel des thèses de Locke⁠[13] et les développera.

C’est le cas dans l’Emile[14] où, annonçant les révolutions à venir et la destruction de la hiérarchie sociale établie et des privilèges hérités, l’auteur défend la nécessité pour tous d’apprendre un métier utile à la société⁠[15] : « L’homme et le citoyen, quel qu’il soit, n’a d’autre bien à mettre dans la société que lui-même, tous les autres biens y sont malgré lui, et quand un homme est riche, ou il ne jouit pas de sa richesse, ou le public en jouit aussi. Dans le premier cas, il vole aux autres ce dont il se prive ; et, dans le second, il ne leur donne rien. Ainsi la dette sociale lui reste tout entière, tant qu’il ne paie pas de son bien. « Mais mon père, en le gagnant, a servi la société…​ -Soit ; il a payé sa dette mais non pas la vôtre. Vous devez plus aux autres que si vous fussiez né sans bien, puisque vous êtes né favorisé. Il n’est point juste que ce qu’un homme a fait pour la société en décharge un autre de ce qu’il doit ; car chacun se devant tout entier, ne peut payer que pour lui, et nul père ne peut transmettre à son fils le droit d’être inutile à ses semblables (…). Hors de la société, l’homme isolé, ne devant rien à personne, a le droit de vivre comme il lui plaît ; mais dans la société, où il vit nécessairement aux dépens des autres, il leur doit en travail le prix de son entretien ; cela est sans exception. Travailler est donc un devoir indispensable à l’homme social. Riche ou pauvre, puissant ou faible, tout citoyen oisif est un fripon. » Et à ceux qui s’indigneraient de ce projet, Rousseau répond qu’au lieu de réduire l’enfant « à ne pouvoir jamais être qu’un lord, un marquis, un prince, et peut-être un jour moins que rien : moi, je veux lui donner un rang qu’il ne puisse perdre, un rang qui l’honore dans tous les temps, je veux l’élever à l’état d’homme (…). » Et d’ajouter cette remarque importante :  »il s’agit moins d’apprendre un métier pour savoir un métier, que pour vaincre les préjugés qui le méprisent. » L’apprentissage d’un métier a donc aussi une utilité morale.

La réhabilitation du travail se poursuit avec les encyclopédistes.

Dans le Discours préliminaire (1751) ; d’Alembert⁠[16] écrit à propos de Diderot⁠[17]: « Mon collègue est l’auteur de la partie de cette Encyclopédie la plus étendue, la plus importante, la plus désirée du public, et, j’ose le dire, la plus difficile à remplir : c’est la description des Arts. M. Diderot l’a faite sur des mémoires qui ont été fournis par des ouvriers ou par des amateurs, ou sur les connaissances qu’il a été puiser lui-même chez les ouvriers, ou enfin sur des métiers qu’il s’est donné la peine de voir et dont quelquefois il a fait construire des modèles pour les étudier plus à son aise ».⁠[18] On assiste par rapport aux siècles précédents à un renversement de la hiérarchie des métiers ; « L’avantage que les Arts libéraux ont sur les Arts mécaniques, par le travail que les premiers exigent de l’esprit, et par la difficulté d’y exceller, est suffisamment compensé par l’utilité bien supérieure que les derniers nous procurent pour la plupart. C’est cette utilité même qui a forcé de les réduire à des opérations purement machinales, pour en faciliter la pratique à un plus grand nombre. Mais la société, en respectant avec justice les grands génies qui l’éclairent, ne doit point avilir les mains qui la servent. La découverte de la boussole n’est pas moins avantageuse au genre humain que ne le serait à la Physique l’explication des propriétés de cette aiguille. Le mépris que l’on a pour les Arts mécaniques semble avoir influé jusqu’à un certain point sur leurs inventeurs mêmes. Les noms de ces bienfaiteurs du genre humain sont presque tous inconnus, tandis que l’histoire de ses destructeurs, c’est-à-dire des conquérants, n’est ignorée de personne. Cependant c’est peut-être chez les artisans qu’il faut aller chercher les preuves les plus admirables de la sagacité de l’esprit, de sa patience et de ses ressources ».⁠[19], 1751)

Très clairement, le mot « travail » va s’étendre à toutes les espèces d’occupation et plus seulement aux labeurs pénibles et considérés comme subalternes

Dans la comédie Le philosophe sans le savoir, Sedaine⁠[20] à travers le personnage du riche négociant Vanderk d’origine noble, l’auteur attaque un préjugé répandu parmi la noblesse et réhabilite le commerce qui, comme pour Voltaire, établit la paix entre les peuples: « Quelques particuliers audacieux font armer les rois, la guerre s’allume, tout s’embrase, l’Europe est divisée ; mais ce négociant anglais, hollandais, russe ou chinois, n’en est pas moins l’ami de mon cœur : nous sommes, sur la surface de la terre, autant de fils de soie qui lient ensemble les nations, et les ramènent à la paix par la nécessité du commerce (…) ».

La reconnaissance accordée par ces penseurs et écrivains au travail manuel notamment, à l’industrie et au commerce va naturellement déboucher sur la contestation du pouvoir exercé par une aristocratie qui, dans l’ensemble, s’est peu investie dans la création de richesses mais qui prétend néanmoins garder la première place sur le terrain politique. La révolution qui s’annonce sera bien une révolution bourgeoise où la hiérarchie « économique » supplantera la hiérarchie selon l’ »honorabilité ». Mais en attendant, les considérations nouvelles sur le travail vont inspirer des mesures politiques qui tendent à rompre avec les habitudes passées.

Le travail, un devoir et un droit

A ce point de vue, le ministère de Turgot⁠[21], sous le règne du roi de France Louis XVI, est révélateur des tendances nouvelles.

Comme de 1761 à 1774, en tant qu’intendant de la généralité de Limoges, il avait obtenu « des résultats remarquables dans une région qui était l’une des plus pauvres de France, diminuant les impôts, réparant et construisant des routes, remplaçant la corvée par une taxe sur tous les propriétaires, organisant des ateliers et des bureaux de charité, orientant le clergé vers l’action sociale, etc. »[22], il fut appelé auprès du Roi où il entreprit de réduire la dette de l’État, de simplifier la fiscalité et projeta de réformer profondément l’activité économique dans tout le royaume. Contre les monopoles, il parvint à rendre effectif un édit sur la liberté du commerce des grains (1774-1775) mais, ses autres projets inspirés par son expérience limousine se heurtèrent à l’opposition des privilégiés nobles, des corporations et des banquiers⁠[23]. En 1776, Louis XVI le força à démissionner⁠[24].

En 1770, pour lutter contre la pauvreté dans sa province, il avait établi des bureaux de charité⁠[25] alimenté de contributions volontaires, si possible⁠[26], pour le soulagement des misères suite à la disette de cette année-là. Ces bureaux sont invités à distinguer parmi les pauvres de la région⁠[27] : ceux « que l’âge, le sexe, les maladies, mettent hors d’état de gagner leur vie par eux-mêmes » et ceux « à qui leurs forces permettent de travailler. Les premiers seuls doivent recevoir les secours gratuits[28] ; les autres ont besoin de salaires, et l’aumône la mieux placée et la plus utile consiste à leur procurer les moyens d’en gagner. »

Ceux qui peuvent travailler seront employés par les propriétaires aisés dans des travaux d’amélioration et d’embellissement. Si cela ne suffit pas, les pauvres valides seront occupés à des ouvrages publics grâce à des fonds du Trésor royal. Quant aux femmes et aux filles qui pour la plupart ne peuvent travailler la terre, les bureaux de charité leur « avanceront » des rouets, paieront une fileuse en chaque lieu pour leur apprendre la filature et fourniront les matières. Toujours dans le cadre de la disette de 1770, une autre ordonnance de Turgot⁠[29] interdit aux propriétaires de domaines, privilégiés ou non, de renvoyer « une partie de leurs métayers ou colons » mais plutôt de les « garder et nourrir jusqu’à la récolte prochaine ».

En même temps, pour éviter toute spéculation sur une matière rare et à l’instigation de Turgot, le Conseil d’État du roi cassait un arrêt du Parlement de Bordeaux et déclarait qu’ »il sera libre à toutes personnes de vendre leurs grains dans les provinces du limousin et du Périgord, tant dans les greniers que dans les marchés ».⁠[30]

A partir de 1774, c’est au pays tout entier que Turgot va chercher à adapter et appliquer les principes qu’il s’est forgés dans la lecture des « philosophes » et de l’économiste Quesnay⁠[31] mais qui n’ont jamais, comme ce qui précède en témoigne, éclipsé son souci des pauvres et sa conviction que le « pouvoir central » devait être un acteur énergique.

Il fut partisan de la liberté du commerce intérieur et international mais ses motivations furent aussi sociales, attentif qu’il était à « procurer des soulagements » au peuple. Quand, en 1775⁠[32], il est décidé d’octroyer des gratifications à ceux qui importent des grains de l’étranger, il précise que la concurrence étrangère peut freiner l’augmentation des prix. Le commerce de l’huile de pavot est libéré⁠[33] après que la Faculté a conclu que cette huile ne « contient rien de narcotique ni de contraire à la santé ». La liberté du commerce de la viande pendant le carême est décrétée en ces termes dans la Déclaration du Roi[34] : « nous avons pris la résolution de subvenir aux besoins de ceux de nos sujets que leur état d’infirmité met dans la nécessité de faire gras pendant le carême, et notamment des pauvres malades, en leur procurant des moyens plus faciles d’avoir les secours qui leur sont indispensables (…) ».

Turgot fait aussi supprimer la corvée, travail gratuit et forcé pour la confection des chemins. S’il fait remarquer que ce type de travail est lent et imparfait, il souligne que « la corvée est (…) une imposition bien plus forte, bien plus inégalement répartie, bien plus accablante » que l’impôt qu’elle prétendait remplacer. C’est « demander, écrit-il, un impôt aux pauvres pour en faire profiter les riches, et (…) faire supporter la construction des chemins à ceux qui n’y ont point d’intérêt ». Et l’Edit stipule que désormais la construction des chemins sera à charge des propriétaires qui y ont intérêt.

Les ateliers de charité consacrés à l’ouverture de nouvelles routes, au perfectionnement et à la réparation des anciennes, sont prévus partout où la disette sévira⁠[35]. En 1775, il remet un « Mémoire sur les moyens de procurer, par une augmentation du travail, des ressources au peuple de Paris, dans le cas d’une augmentation dans le prix des denrées ». Le raisonnement de Turgot est simple. Quand le prix des denrées augmente, ce n’est pas pour lui-même que le travailleur souffre mais  »ce sont sa femme et ses enfants qu’il ne peut soutenir, et c’est cette portion de famille qu’il faut chercher à occuper et salarier » par des travaux de filature⁠[36].

Convaincu qu’il faut lutter contre la pauvreté par le travail et que les organisations professionnelles sont un obstacle à la liberté du travail, Turgot va s’employer à une réforme radicale. En mars 1776, paraît l’Edit du Roi portant suppression des jurandes.

Tout le texte mériterait d’être analysé mais retenons ici les points les plus importants. d’emblée, est défini le rôle du pouvoir politique: « Nous devons à tous nos sujets de leur assurer la jouissance pleine et entière de leurs droits ; nous devons surtout cette protection à cette classe d’hommes qui, n’ayant de propriété que leur travail et leur industrie, ont d’autant plus le besoin et le droit d’employer, dans toute leur étendue, les seules ressources qu’ils aient pour subsister. » Or, constate le document, « Nous avons vu avec peine les atteintes multipliées qu’ont données à ce droit naturel et commun des institutions anciennes (…) ». Suit une longue énumération de griefs contre ces « institutions » inspirées d’un « esprit de monopole » et consacrées malheureusement par des édits royaux⁠[37] : confiscation des métiers par un petit nombre, indigence des exclus, absence de concurrence qui prive le consommateur du meilleur rapport entre la qualité et le prix, sclérose le commerce et l’industrie.

Face à cette situation, le texte rappelle que « Dieu, en donnant à l’homme des besoins, en lui rendant nécessaire la ressource du travail, a fait du droit de travailler la propriété de tout homme, et cette propriété est la première, la plus sacrée et la plus imprescriptible de toutes. » En conséquence, « nous regardons comme un des premiers devoirs de notre justice, et comme un des actes les plus dignes de notre bienfaisance, d’affranchir nos sujets de toutes les atteintes portées à ce droit inaliénable de l’humanité. »⁠[38] Dès lors, « nous nous sommes déterminé[39] à ne point confirmer, et à révoquer expressément les privilèges accordés par nos prédécesseurs aux communautés de marchands et artisans, et à prononcer cette révocation générale par tout le royaume, parce que nous devons la même justice à tous nos sujets. »[40]

La liberté accordée n’est toutefois pas absolue car l’« ordre public » doit être respecté.⁠[41]

Les communautés existantes supprimées, il est interdit « à tous maîtres, compagnons, ouvriers et apprentis desdits corps et communautés, de former aucune association ni assemblée entre eux sous quelque prétexte que ce puisse être ». Avec un peu de retard, Turgot suivait l’exemple de l’Angleterre qui avait supprimé l’organisation corporative en 1753 et avait été imitée par la Suisse en cette même année 1776.

Ces réformes audacieuses, nous l’avons dit, indisposèrent et Turgot fut renvoyé après deux ans de ministère. L’historien royaliste Jacques Bainville⁠[42], ne craint pas de mettre en cause « l’inconséquence de Louis XVI »[43] tout en notant qu’ »il est impossible de dire si les réformes de Turgot auraient préservé la France d’une révolution ».⁠[44]

Toujours est-il que les idées de Turgot furent reprises après la révolution par d’Allarde et Le Chapelier dont nous avons déjà parlé pour signaler les conséquences sociales de leurs mesures. Mais, au moment où leurs lois furent adoptées, il s’agissait bien, comme pour Turgot, de libérer le travail des entraves qui l’avaient paralysé depuis des siècles.

Déjà durant la nuit du 4 août 1789, les représentants de la noblesse et du clergé avaient voté la suppression des maîtrises et jurandes. En 1790, vu la demande du Tiers-État en faveur de la liberté du travail, d’Allarde proposa (15-2-1791) d’abolir les corporations : « La faculté de travailler est un des premiers droits de l’homme et les jurandes lèsent ce droit. Elles sont en outre une source d’abus en raison de la longueur de l’apprentissage, de la servitude du compagnonnage, des frais de réception[45]. Elles nuisent au public en restreignant le commerce ». Sa loi établissait : « A partir du 1er avril prochain, il sera libre à tout citoyen d’exercer telle profession ou métier qu’il trouvera bon après s’être pourvu d’une patente et en avoir acquitté le prix. »[46]. Tous les privilèges des professions furent supprimés.

Le 14-6-1791, la loi Le Chapelier parachève la libération du travail ou mieux la libéralisation du travail en s’opposant d’avance aux revendications ouvrières par l’interdiction de toute » assemblée »:

« Le but de ces assemblées qui se propagent dans le royaume et qui ont déjà établi entre elles des correspondances, est de forcer les entrepreneurs de travaux - les ci-devant maîtres - à augmenter le prix de la journée de travail, d’empêcher les ouvriers et les particuliers qui les occupent dans leurs ateliers de faire entre eux des conventions à l’aimable, de leur faire signer sur des registres l’obligation de se soumettre aux taux de la journée de travail fixé par ces assemblées et autres règlements qu’elles se permettent de faire »

« Il doit sans doute être permis aux citoyens de certaines professions de s’assembler pour leurs prétendus intérêts communs. Mais (…) il n’y a plus de corporation dans l’État. Il n’y a plus que l’intérêt particulier de chaque individu et l’intérêt général. Il n’est permis à personne d’inspirer aux citoyens un intérêt intermédiaire, de les séparer de la chose publique pour un esprit de corporation.

C’est aux conventions libres d’individu à individu à fixer la journée pour chaque ouvrier. C’est ensuite à l’ouvrier à maintenir la convention qu’il a faite avec celui qui l’occupe. »

« Si contre les principes de liberté et de la Constitution, des citoyens attachés aux mêmes professions, arts et métiers, prenaient des délibérations, faisaient entre eux des conventions tendant à refuser de concert ou à n’accorder qu’à un prix déterminé le secours de leur industrie ou de leurs travaux, lesdites délibérations et conventions, accompagnées ou non de serment, seront déclarées inconstitutionnelles, attentatoires à la liberté et à la Déclaration des droits de l’homme et de nul effet. »[47]

Pourtant, Le Chapelier lui-même, avait tenté d’attirer l’attention des députés sur la condition des ouvriers mais il avait été interrompu: « Sans examiner quel doit être raisonnablement le salaire de la journée de travail et avouant seulement qu’il devrait être un peu plus raisonnable qu’il ne l’est à présent…​ Ce que je dis est extrêmement vrai, car dans une nation libre, les salaires doivent être assez considérables pour que celui qui les reçoit soit hors de cette dépendance que produit la privation des premières nécessités et qui est presque celle de l’esclavage ».⁠[48]

Cette réserve fut balayée et les mesures adoptées, si elles permirent un grand essor économique, eurent, comme on le sait, un grave coût social⁠[49]. Des émeutes ne tardèrent pas à éclater mais on ne comprit que bien plus tard que la liberté du travail ne peut être absolue.

En 1792 (an I), Le Comité de mendicité de la Constituante dénombrait 4 à 5 millions de miséreux et, à Lyon, 30.000 canuts⁠[50] sans travail⁠[51]

Dans le sillage de la loi Le Chapelier, la Municipalité de Paris prit cet arrêté (An II-1793) : « Tous les citoyens sont égaux en droit, mais point en facultés, en talents et en moyens. La nature ne l’a pas voulu. Il est donc impossible qu’ils se flattent de faire tous les mêmes gains. Une coalition d’ouvriers pour porter le salaire de la journée à des prix uniformes et forcer ceux du même état à se soumettre à cette fixation serait une violation de la loi, l’anéantissement de l’ordre public et un véritable délit ».⁠[52]

La même année, le Comité de Salut public constata que « Des intrigants, placés par les ennemis extérieurs dans les ateliers, suscitent du désordre, retardent les travaux, font perdre du temps aux ouvriers, sèment des troubles, font naître des mouvements, échauffent les esprits. Pour déjouer leurs intrigues, désormais toutes coalitions ou rassemblements d’ouvriers sont défendus. Les ouvriers qui auront des plaintes à faire adresseront leurs mémoires à l’administration dont dépend chaque atelier. Les attroupements qui pourraient se former seront dispersés, les instigateurs seront mis en arrestation et punis selon les lois ».⁠[53]

Le régime libéral qui s’installe est bien un régime bourgeois. La bourgeoisie a pris la place des seigneurs, a acheté leurs biens nationalisés et, en 1830, elle se retrouvera en possession de la moitié des terres cultivées ; la plupart des paysans étaient fermiers ou journaliers⁠[54].

Ceci explique qu’en fait, seules les associations ouvrières, en France, furent interdites jusqu’en 1864. Car, comme le dénonce l’avocat Berryer en 1862 défendant des imprimeurs grévistes : « Nous ne voyons autour de nous que chambres syndicales : agents de change, notaires, avoués, huissiers, avocats, entrepreneurs de tous les corps d’état, tous ont leur chambre ; tout le monde est en corporation, à une condition cependant ; c’est qu’on soit maître ».⁠[55]

C’est par la lutte que les organisations ouvrières imposèrent leur reconnaissance ou se libérèrent du contrôle de l’État ou des patrons⁠[56].


1. Quelques pensées sur l’éducation, 1693, n° 201-202, Les Classiques des sciences sociales, www.uqac.uquebec.ca.
2. Nous reviendrons, dans le chapitre suivant, sur le problème de la limitation du droit de propriété.
3. LOCKE J., Traité du gouvernement civil, 1690,, chap. V, De la propriété des choses, Les classiques des sciences sociales, pp. 34-46, disponible sur http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm.
4. 1660-1731. Robinson Crusoë fut publié en 1719.
5. JACCARD, op. cit., p. 205
6. 1706-1790. Le Poor Richard’s Almanach fut publié de 1732 à 1757. Ce savant fut un des pionniers de l’indépendance américaine et un des rédacteurs de la Déclaration d’indépendance.
7. De l’esprit des lois, 1748, Livre XXIII, chap. XXVIII, Garnier, 1961, p. 130 .
8. Id., Livre XXIII, Chapitre XXIX,, p. 131.
9. Cf. THONNARD F.-J., Précis d’histoire de la philosophie, Desclée & Cie, 1966, p. 559.
10. « J’entends par peuple la populace qui n’a que ses bras pour vivre. Je discute que cet ordre de citoyens ait jamais le temps ni la capacité de s’instruire. Il me paraît essentiel qu’il y ait des gueux et des ignorants. Ce n’est pas le manœuvre qu’il faut instruire, c’est le bon bourgeois. » ( in Bicentenaire de la Révolution de 1789, Economie et monde du travail : le grand bond en arrière, Etudes et Enquêtes, n° 4, Centre patronal, Lausanne, mars 1989, p. 4.
11. Lettres philosophiques, n°9, 1734, Garnier-Flammarion, 1964, pp. 61-62.
12. 1759.
13. Cf. THONNARD. F.-J., op. cit., p. 580.
14. Emile ou de l’éducation, 1762, Livre III.
15. Rousseau insiste sur ce point : « ce n’est point un talent que je vous demande, c’est un métier, un vrai métier, un art purement mécanique, où les mains travaillent plus que la tête, et qui ne mène point à la fortune, mais avec lequel on peut s’en passer. » Dans cet esprit, et fidèle à son obsession de s’approcher au plus près de l’état de nature, il repoussera les métiers du luxe (brodeur, doreur, vernisseur) et les métiers artistiques (musicien, comédien, faiseur de livres) : « j’aime mieux qu’il soit cordonnier que poète ; j’aime mieux qu’il pave les grands chemins que de faire des fleurs de porcelaine... ».
16. Jean Le Rond d’Alembert, 1717-1783.
17. 1713-1784.
18. Dans l’Encyclopedie, 177 professions sont présentées.
19. Discours préliminaire, p. 70. Cf. JACCARD, op. cit., pp. 206-207et GRENET A. et JODRY Cl., XVIIIe siècle, Documents, Collection Lagarde et Michard, Bordas, 1968, p. 351.
20. Le philosophe sans le savoir,1765, II, 4. Michel Jean Sedaine, 1719-1797.
21. Anne-Robert-Jacques Turgot, baron de l’Aulne, 1727-1781.
22. Mourre.
23. Il était farouchement opposé à une politique d’emprunt.
24. Intervint aussi dans sa disgrâce, son opposition à toute politique de grandeur notamment par une nouvelle guerre contre l’Angleterre dans le cadre de l’indépendance américaine.
25. Les officiers de police, de justice, de municipalité, les curés et les seigneurs invitent « tous les habitants notables et distingués par leur état, et tous ceux qui jouissent de quelque aisance » à participer à ces assemblées qui constitueront les bureaux de charité. (Instruction sur le projet d’établir dans chaque paroisse des bureaux de charité, 1770, disponible, comme tous les autres textes de Turgot, sur http://gallica.bnf.fr).
26. « Lorsque les personnes charitables sont en assez grand nombre et leur générosité assez étendue pour que ces souscriptions volontaires paraissent suffire à l’étendue des besoins, il est naturel de s’en tenir à ce moyen, qui est tout à la fois le plus noble et le plus doux. Il est vraisemblable que l’exemple des principaux membres excitera une émulation universelle, et qu’il n’y en aura point qui ne veuille donner. S’il arrivait que quelqu’un s’y refusât, il se mettrait dans le cas d’être taxé par l’assemblée suivant ses moyens et facultés, et d’^tre obligé de faire, d’une manière moins honorable, ce qu’il n’aurait pas voulu faire par le seul mouvement de sa générosité et de sa charité. » (Id.).
27. Les pauvres étrangers seront renvoyés chez eux. Les mendiants seront emprisonnés sauf les « bons sujets » qui promettront de ne plus mendier.
28. Il ne s’agit pas d’argent mais de denrées (pain, riz, légumes), de chauffage, de vêtements.
29. Ordonnance qui enjoint aux propriétaires de pourvoir à la subsistance de leurs métayers ou colons.
30. Arrêt du Conseil d’État du Roi, 19-2-1770.
31. François Quesnay, 1694-1774.Médecin et chirurgien du roi Louis XV, il commença à présenter ses idées sur l’économie politique dans l’Encyclopédie. Il est le chef de file des physiocrates, partisans de l’ »ordre naturel ».
32. Arrêt du Conseil d’État, 25 avril 1775.
33. Arrêt du Conseil d’État, 20-12-1774.
34. 25-12-1774.
35.  »Le Roi ayant bien voulu arrêter qu’il serait chaque année accordé aux différentes provinces des fonds pour soulager les habitants des villes et des campagnes les moins aisés, en leur offrant du travail, Sa Majesté a pensé que le moyen le plus sûr de remplir ces vues était d’établir des ateliers de charité dans les cantons qui auront le plus souffert par la médiocrité des récoltes (…) ». (Instruction pour l’établissement et la régie des ateliers de charité dans les campagnes, 2 mai 1775).
36. « Sa Majesté destine des fonds ; ils seront confiés, dans différents quartiers de la ville, à six commerçants, qui les administreront par esprit de charité et sans aucun bénéfice ; les frais seuls leur seront payés ; ils achèteront et feront venir les matières, en livreront des portions aux ouvriers indigents de chaque paroisse, par avance et sans exiger le payement du prix, sur les certificats que donnera M. le curé de leur honnêteté. (…) Quand elle sera fabriquée, le commerçant achètera l’ouvrage et payera sur-le-champ le prix, en déduisant seulement la valeur de la matière, et il donnera au pauvre la même quantité de matière pour le mettre en état de continuer son travail (…). L’évaluation de l’ouvrage sera faite par une femme qui sera attachée au bureau de chacun de ces commerçants, et afin d’exciter au travail et augmenter ce genre de secours, on recommandera de faire l’évaluation un peu au-dessus du prix ordinaire.
   L’ouvrier qui aura rapporté son ouvrage au bureau pourrait se croire lésé par l’évaluation, s’il était obligé d’y acquiescer ; (…) on propose de laisser à l’ouvrier la liberté de remporter son ouvrage et d’aller le vendre ailleurs ; néanmoins, en rapportant au bureau la valeur de la matière qui lui avait été avancée, on lui en livrera une autre quantité.
   Les commerçants chargés de chaque bureau vendront les ouvrages qui leur auront été rapportés, et du prix qui en sera résulté, ils achèteront de la nouvelle matière. » (Op. cit.).
37. Edits de 1581 (Henri III), de 1597 (Henri IV) et 1673 (Louis XIV).
38. Le texte continue: « Nous voulons en conséquence abroger ces institutions arbitraires, qui ne permettent pas à l’indigent de vivre de son travail ; qui repoussent un sexe à qui sa faiblesse a donné plus de besoins et moins de ressources, et qui semblent en le condamnant à une misère inévitable, seconder la séduction et la débauche ; qui éteignent l’émulation de l’industrie, et rendent inutiles les talents de ceux que les circonstances exclues de l’entrée d’une communauté ; qui privent l’État et les arts de toutes les lumières que les étrangers y apporteraient ; qui retardent le progrès de ces arts, par les difficultés multipliées que rencontrent les inventeurs auxquels différentes communautés disputent le droit d’exécuter des découvertes qu’elles n’ont point faites ; qui, par les frais immenses que les artisans sont obligés de payer pour acquérir la faculté de travailler, par les exactions de toute espèce qu’ils essuient, par les saisies multipliées pour de prétendues contraventions, par les dépenses et les dissipations de tout genre, par les procès interminables qu’occasionnent entre toutes ces communautés leurs prétentions respectives sur l’étendue de leurs privilèges exclusifs, surchargent l’industrie d’un impôt énorme, onéreux aux sujets, sans aucun fruit pour l’État ; qui enfin, par la facilité qu’elles donnent aux membres des communautés de se liguer entre eux, de forcer les membres les plus pauvres à subir la loi des riches, deviennent un instrument de monopole, et favorisent des manœuvres dont l’effet est de hausser au-dessus de leur proportion naturelle les denrées les plus nécessaires à la subsistance du peuple. »
39. C’est le Roi qui édicte.
40. L’Edit est « à regret forcé d’excepter » les communautés de barbiers-perruquiers-étuvistes qui jouissent d’un statut particulier ainsi que les professions de la pharmacie, de l’orfèvrerie et de l’imprimerie qui demandent une surveillance particulière de la part de l’autorité publique.
41. « En assurant au commerce et à l’industrie l’entière liberté et la pleine concurrence dont ils doivent jouir, nous prendrons les mesures que la conservation de l’ordre public exige, pour que ceux qui pratiquent les différents négoces, arts et métiers, soient connus et constitués en même temps sous la protection et la discipline de la police.
   A cet effet, les marchands et artisans, leurs noms, leurs demeures, leur emploi, seront exactement enregistrés. Ils seront classés, non à raison de leur profession, mais à raison des quartiers où ils feront leur demeure. Et les officiers des communautés abrogées seront remplacés avec avantage par des syndics établis dans chaque quartier ou arrondissement, pour veiller au bon ordre, rendre compte aux magistrats chargés de la police, et transmettre leurs ordres. »
42. 1879-1936. Il fut « l’une des grandes figures du courant de pensée monarchiste dans la mouvance de l’Action française, entre les deux guerres. Mais son engagement politique ne nuisait ni à sa lucidité ni à l’élégance de son style ; et son Histoire de France reste un livre de première importance ». (Cf. www.academie-francaise.fr).
43. Outre la pression des nantis, des corporations et des banquiers, le rétablissement des Parlements « réactionnaires et frondeurs » et surtout la volonté d’en découdre avec l’Angleterre par une guerre coûteuse, à l’occasion de l’insurrection américaine, précipitèrent la chute du rénovateur économe que voulait être Turgot.
44. Histoire de France, Arthème Fayard, 1924, Livre de poche, 1972, pp. 258 et svtes.
45. « L’examen du chef-d’œuvre, écrit J. Roland, entraîne de grosses dépenses ; un apprenti reconnu maître doit offrir une collation « à la généralité de la frairie (…). On en jugera par le menu d’une « collation » chez les bouchers en 1753 (…): « premièrement 3 plats de soupe avec une poule à chaque. 3 plats de porce garny de sausasse. 2 Poitrinne de bœuf salé. 1 Jambon. 2 Langues de bœuf. 2 Cocque d’Indie poudré. 2 Plats de civet de lièvre et 2 plats en ragoût. 9 Dindons roty. 2 Derrières de lièvre piqué. 6 Poulardes. 18 Couples de poulets roty. 2 Alloyaux roty. 2 Bisque belle. 4 Tourte ». Le desert ensuite : 4 assiettes de cornichons, 2 longe de veau roty, 6 canards, et livre de pain ensuitte et tout ce qui s’ensuit pour le mestier des bouchers » (in Le Comté et la Province de Namur, Wesmael-Charlier ; 1959, pp. 85-86). L’orthographe d’époque a été respectée.
46. Cité in LEFRANC, op. cit., p. 233 et in JACCARD, op. cit., pp. 224-225.
47. Cité in LEFRANC, op. cit., p. 309.
48. Cité par DOLLEANS E., Histoire du travail, J. Loviton, 1943, p. 82 et JACCARD, op. cit., pp. 229-230.
49. Cf. JACCARD, op. cit., p. 198: dès la fin du XVIIIe siècle, s’annonce le libéralisme, « en accordant à la nature humaine une confiance illimitée, en enlevant à l’État sa responsabilité et son rôle de défenseur des faibles, en donnant libre champ à la compétition des forces économiques et libre cours à la poursuite du profit, aggravera encore la condition misérable des salariés. »
50. Ouvriers spécialisés dans l’industrie de la soie.
51. JACCARD, op. cit., p. 229.
52. Id.
53. Id.
54. Cf. la description de la paysanne par G. Flaubert: « Ainsi se tenait devant ces bourgeois épanouis ce demi-siècle de servitude ». (Madame Bovary, II, VIII, Pléiade, p. 463).
55. Cité in WEIL Georges, Histoire du mouvement social en France (1852-1902), Revue d’histoire du XIXe siècle, 1904, p. 62, et in JACCARD, op. cit., p. 230 .
56. Pour nous en tenir à l’exemple français, rappelons que Louis Napoléon (empereur de 1852 à 1870) par peur de voir de nouveau des émeutes comme en 1848, interdit les coalitions et autres associations ouvrières et créa des associations ouvrières de type mutualiste dirigées par des industriels ou des hommes du pouvoir. Eugène Varlin artisan relieur (1839-1871) va s’efforcer de renforcer l’indépendance des organisations mutuellistes vis-à-vis du pouvoir et de les faire évoluer vers des organisations de lutte et d’éducation politiques. La Société de solidarité des ouvriers relieurs de Paris qu’il crée en 1866 veut « poursuivre l’amélioration constante des conditions d’existence des ouvriers relieurs en particulier, et, en général, des travailleurs de toutes les professions et de tous les pays, et d’amener les travailleurs à la possession de leurs instruments de travail ». Et en 1869, il parviendra, malgré les interdictions et les réticences des intéressés, à créer la Fédération parisienne des sociétés ouvrières qui prendra ensuite une dimension nationale et qui est la base de l’actuelle CGT (Confédération générale du travail) .

⁢m. Le siècle décisif

C’est au XIXe siècle que l’on va effectivement tourner le dos à un monde où l’on réclamait l’assistance au nom du droit à l’existence, à un nouveau monde où la revendication du droit au travail qui est incontestablement un droit fondamental et les possibilités nouvelles d’enrichissement par l’industrie et la mobilisation d’une main-d’œuvre élargie vont inspirer dans les idéologies libérale et marxiste une exaltation telle du travail que certains revendiqueront un « droit à la paresse ». Ce conflit très spectaculaire au XIXe siècle marque encore notre temps.

Au départ donc, on s’est rendu compte de l’importance sociale, personnelle, vitale du travail, de la nécessité pour le pouvoir, de le favoriser et de protéger le travailleur. Très sagement, le célèbre poète Lamartine qui entra en politique⁠[1] déclarait en 1844: « le dernier mot d’une société bien faite à un peuple qui périt ne peut pas être la mort ! Le dernier mot d’une société bien faite doit être du travail et du pain. Le droit au travail n’est pas dans ce cas autre chose que le droit de vivre. Si vous reconnaissez le droit de vivre, vous devez reconnaître à ce peuple le droit au travail ! L’Assemblée constituante dans tous les droits de l’homme qu’elle a proclamés, n’en a oublié qu’un seul : le droit de vivre. Mais c’est sans doute parce qu’il était d’une telle évidence qu’il n’avait pas besoin d’être écrit ! Les phénomènes, les vicissitudes, les catastrophes, les ruines soudaines, les interruptions de salaire dans une société devenue industrielle, nous imposent la nécessité d’écrire ce droit de plus. (…) Or, que ferait la propriété de ses bras reconnue à l’ouvrier, s’il n’avait pas, dans certains cas d’urgence, le droit de demander à la société d’occuper ses bras et de lui en payer un salaire de nécessité ? C’est ce que nous voulons, c’est ce que veulent la justice, la religion, l’humanité, la prudence. »[2]

Malheureusement, la société ne va pas tout de suite s’inquiéter du sort du travailleur, tout enivrée de la liberté nouvelle et des possibilités de croissance économique qu’elle offre.

Vive le travail !

Le travail devient l’objet d’un véritable culte⁠[3] dans la bourgeoise comme dans les milieux socialistes.

P. Jaccard⁠[4] a collecté quelques dithyrambes bien caractéristiques de l’esprit du temps. Un fils de banquier s’écrie : « Le principe de la société et son éternel mobile…​ n’existent que dans un seul intérêt, une seule passion, le travail…​, créateur de tous les biens, de toutes les richesses, à qui tout devrait être sacrifié…​ Il est l’art pratique du bonheur, le remède des passions ou plutôt une passion lui-même qui tient lieu de toutes les autres ; il se compose des intérêts les plus chers de la vie, ceux de la famille, de la cité, de la patrie…​ Honneur à toi, sentiment généreux, passion des hommes éclairés, utile laboriosité, honneur à toi ! »[5]. Une comtesse renchérit : « Travailler, quelle joie ! Le travail, c’est l’épanouissement ; le travail, c’est l’honneur ; le travail, c’est le pouvoir ; le travail, c’est la vie. Ah ! Parlez-moi de travailler, parlez-moi de servir ! N’eussé-je que des bras chétifs, que des lèvres malhabiles, qu’une pauvre intelligence, qu’un esprit ignorant ; fussé-je sans appui, sans crédit, sans le sou ! »[6]

Cette nouvelle philosophie va triompher dans ce qu’on appellera : le taylorisme.

Frederick Winslow Taylor⁠[7], ouvrier américain, issu d’une famille de pasteurs, devint ingénieur et pensa une organisation scientifique du travail où l’ouvrier n’est plus qu’un exécutant dont la tâche consiste à accomplir le minimum de gestes dans le minimum de temps. En contrepartie, il touchera des primes qui iront de 30 à 100% du salaire de base.

Sa pensée n’est pas exempte de cynisme. Ainsi, écrit-il, en 1909: « La direction des ouvriers consiste essentiellement dans l’application de trois idées élémentaires :

1° Tenir devant une prune pour les faire grimper.

2° Faire claquer le fouet au-dessus d’eux, avec, à l’occasion, une touche de la mèche.

3° Travailler épaule contre épaule, avec eux, poussant ferme dans la même direction, et toujours les instruisant, les guidant, les aidant.

La direction actuelle consiste dans une combinaison des deux premiers de ces éléments où la prune s’avère plus efficace que le fouet, bien que celui-ci soit trop souvent employé. La direction scientifique, la direction de l’avenir, consiste dans l’application des trois éléments à la fois, le fouet étant cependant à peu près relégué hors de vue tandis que la collaboration étroite, cordiale, de la direction avec les ouvriers devient le trait essentiel, et qu’une belle grosse prune est toujours bien tenue en évidence (…). »⁠[8]

L’œuvre de Taylor sera continuée par Henry Ford⁠[9]qui fut le pionnier de la production en série qui permettait de fabriquer des automobiles standardisées à bon marché⁠[10].

Le taylorisme, système fondé sur la volonté et la valeur de gestes ennuyeux donna de remarquables résultats techniques mais déshumanisa le travail le privant de créativité. Dès 1912, L’American Federation of Labor critiqua la déqualification croissante de la main-d’œuvre et, en 1916, une commission d’enquête réunissant chercheurs et syndicalistes, condamna le taylorisme en faisant remarquer que « l’organisation scientifique du travail détruit toute instruction et toute habileté d’ordre mécanique. Elle fractionne le travail en une série de petites tâches et confine les travailleurs dans l’exécution continue de l’une d’elles. Elle tend à éliminer les travailleurs qualifiés, prive l’ouvrier de la possibilité d’apprendre un métier, abaisse les travailleurs qualifiés au niveau des moins qualifiés, les déplace et les oblige à entrer en concurrence avec les moins qualifiés, restreint le champ de la concurrence et affaiblit la position de l’ouvrier au moment des négociations de l’embauche zen spécialisant les tâches et en détruisant l’habileté professionnelle. »⁠[11]

De leur côté, les socialistes ne seront pas en reste. Charles Péguy⁠[12] en témoigne : « Notre socialisme n’était pas moins qu’une religion du salut temporel. Et aujourd’hui encore il n’est pas moins que cela. Nous ne cherchions pas moins que le salut temporel de l’humanité par l’assainissement du monde ouvrier, par l’assainissement du travail et du monde du travail, par la restauration du travail et de la dignité du travail ».⁠[13] Un des sympathisants des Cahiers de la Quinzaine écrivait : « Il n’y a point de plus grande force et de plus grand honneur pour une nation que le travail : l’industrie, l’agriculture, le commerce passent avant tout…​ » « L’ouvrier accomplit chaque jour par ses mains le salut du monde » « La plus grande force de ce temps est la force ouvrière. C’est après elle que le monde change. La transformation des sociétés n’est plus due à la prédication d’un homme, mais à la pesée des foules au travail. Les métiers sont à eux-mêmes leurs prophètes et annoncent une religion où l’acte de foi n’est pas de croire mais de travailler. L’humanité refait son âme plus avec ses mains qu’avec sa pensée. Par la force ouvrière, les hommes fraternisent à travers le monde mieux que par la force religieuse. Il ne peut plus y avoir de salut hors le travail. Nous serons sauvés quand nous aurons compris, après deux mille ans d’hésitation, que la plus pure grandeur de l’homme est de semer le blé et de tenir l’outil ».⁠[14]

Plus radical et moins poète, un syndicaliste déclara : « Notre conception essentielle, c’est qu’il n’y a rien hors du travail, que le travail doit être tout ».⁠[15] C’est Karl Marx qui, en se distançant des utopistes va substituer à leur vision morale une vision matérialiste du travail qui n’en reste pas moins la force transformatrice fondamentale.

Partant de l’affirmation d’Adam Smith⁠[16] : « Le travail ne varie jamais dans sa valeur ; celle-ci est donc la mesure réelle avec laquelle la valeur de toutes les marchandises peut, en tout temps et en tous lieux, être comparée et estimée », Marx va affirmer que si la valeur d’usage d’une chose (le froment, par exemple, ou le fer) est déterminée par son utilité et donc par ses propriétés indépendamment de la quantité de travail nécessaire pour en jouir, la valeur d’échange, elle, se mesure à la quantité de travail mesurée elle-même par la durée, par le temps de travail. Dans l’échange, écrit Marx, « une valeur d’usage, ou un article quelconque, n’a une valeur qu’autant que du travail humain est matérialisé en lui. Comment mesure maintenant la grandeur de sa valeur ? Par le quantum de la substance « créatrice de valeur » contenue en lui, du travail. La quantité de travail elle-même a pour mesure sa durée dans le temps, et le temps de travail possède de nouveau sa mesure dans des parties du temps telles que l’heure, le jour, etc.. »[17] Comme le temps, et donc la valeur, pourrait être abusivement augmenté par la paresse ou la maladresse, Marx précise que le temps dont il est question est le temps nécessaire en moyenne, ce qu’il appelle « le temps de travail nécessaire socialement », c’est-à-dire « celui qu’exige tout travail, exécuté avec le degré moyen d’habileté et d’intensité et dans des conditions qui, par rapport au milieu social donné, sont normales ».⁠[18] Dès lors, « plus est grand le temps nécessaire à la production d’un article, et plus est grande sa valeur ; en général, plus est grande la force productive du travail, plus est court le temps nécessaire à la production d’un article, et plus est petite la masse de travail cristallisée en lui, plus est petite sa valeur. Inversement, plus est petite la force productive du travail, plus est » Ainsi, « si l’on réussissait à transformer avec peu de travail le charbon en diamant, la valeur de ce dernier tomberait peut-être au-dessous de celle des briques ».⁠[19]

Marx ne fait pas de référence à la qualité ou à la créativité : « le travail supérieur n’est que du travail simple multiplié ; il peut toujours être ramené à une quantité plus grande de travail simple : une journée, par exemple, de travail supérieur ou compliqué à deux journées de travail simple ». C’est le temps de travail qui est donc l’élément déterminant. La valeur de l’ouvrier n’est que la valeur de sa productivité mais paradoxalement, c’est le travail qui fait la personne, qui l’insère dans la communauté et le libère de l’asservissement de la matière. Toutes les valeurs sont subordonnées à la valeur du travail à tel point que le travail forcé est légitime. On ne s’étonnera pas d’apprendre que le taylorisme aura sa version soviétique à partir de 1935: le stakhanovisme⁠[20]

Aucun bien n’est supérieur au travail. C’est de lui que découle toute joie comme voulut le démontrer Henri de Man dans son célèbre essai : La joie au travail[21]. S’il ne lui est pas fait obstacle, le travail procure naturellement la joie même si elle est confrontée à des difficultés : « Le destin qui se dévoile alors est certes cruel, mais il n’est pas sans espoir. Du point de vue de la santé morale de l’organisme social, le dépérissement de la joie au travail est sans aucun doute un état de maladie des plus graves. Néanmoins ce qui malade n’est pas mort. On ne peut détruire complètement la joie au travail. Elle n’est qu’entravée, elle cherche à se frayer des voies nouvelles de réalisation. » Subsiste toujours, de toute façon, la joie du devoir accompli qui relie le travailleur à sa classe et d’une certaine manière à la société tout entière : « La solution du problème de la joie au travail dépend, en dernière analyse, de la diffusion d’une nouvelle éthique du travail qui reposerait sur l’idée du travail-devoir considéré comme dette envers la communauté. Et pour le dire sans détours, le problème de la joie au travail est insoluble si l’on ne fait passer l’obligation morale du travail en vue du bien commun avant tout autre mobile de travail. Autant chercher la quadrature du cercle que de vouloir faire du travail une joie pure en dehors de ce mobile. »[22]

Commentant ces lignes, Philippe Delhaye⁠[23] s’emporte : « on ne peut se déprendre de l’impression d’une duperie. La « joie au travail » n’est plus ce que le mot veut dire mais une satisfaction très éthérée. On se retrouve devant une transposition du paradoxe socratique : la vertu seule suffit au bonheur. Dans une telle perspective, la vertu et le travail deviennent un absolu auquel l’homme doit être heureux de tout sacrifier, sans autre espoir de récompense que la satisfaction morale d’avoir accompli la volonté du destin. L’homme ne travaillera plus pour se sustenter, pour acquérir de l’argent ou d’autres biens, mais parce que c’est un bien de travailler. Mais pourquoi est-ce un bien de travailler ? On ne nous le dit pas. Le devoir posé comme un absolu, c’est très court au point de vue doctrinal. Ce l’est encore plus au point de vue psychologique car l’ouvrier ressent, beaucoup plus que les penseurs en chambre, le poids du travail. (…) Celui qui se tue à la tâche ne peut accepter que ce travail abrutissant soit la fin de la vie et oublier la dureté de l’effort pour une satisfaction sentimentale. Il faut être plus réaliste, reconnaître le fait de la dureté du travail mais orienter cette peine vers une fin supérieure. »

Ce sera, nous le verrons dans le chapitre suivant, la position chrétienne.

Vive le travail ?

En tout cas, le problème du sens du travail va se poser de plus en plus. En effet, comme l’a montré, en son temps, Georges Friedman⁠[24], l’homme qui avait toujours évolué dans un milieu naturel, s’est trouvé, à partir du XVIIIe siècle mais surtout du XIXe siècle, c’est-à-dire à partir de l’introduction du machinisme, inséré dans un nouveau milieu, le milieu technique, « soumis à des milliers de sollicitations, d’excitations, de stimulants naguère inconnus »[25]. Dans ce nouveau milieu, le travail va subir de profondes modifications⁠[26]. Certes, avec les nouvelles techniques, la production peut s’accroître⁠[27] et le volume des biens augmenter mais la division du travail dont on peut certes trouver des exemples dans le passé, va se généraliser et se complexifier⁠[28]. Elle va provoquer « un éclatement progressif des anciens métiers unitaires » et entraîner souvent une « dégradation de l’habileté professionnelle »[29]. En même temps, le progrès réclame des machines de plus en plus perfectionnées qui exigent, non plus une connaissance du matériau mais une qualification « mécanicienne ».⁠[30]

Avec le raffinement de la division du travail et sa rationalisation, la liberté décroît. Dans les travaux parcellaires et répétitifs, favorisés par la machine, la personnalité n’est plus absorbée entièrement. Il n’est plus nécessaire de mobiliser la réflexion notamment puisque la tâche est imposée par la machine ou l’organisation rationnelle du travail. L’inconscient prend le pas et laisse vaguer l’esprit à un divertissement ou à la rêverie. Dans cette circonstance, le travailleur ne jouit plus du plaisir de produire. Sans autonomie, responsabilité, créativité, la conscience professionnelle est réduite à la correction dans l’accomplissement de tâches hétéronomes. On peut conclure ainsi que « les postulats techniques et psychologiques de la joie au travail sont donc très rarement réunis ».⁠[31] Pire, à la longue, ces tâches parcellaires, répétitives, hétéronomes, provoquent une accoutumance⁠[32]. On s’habitue à ne pas penser, à ne pas prendre d’initiatives surtout si l’on peut se distraire en travaillant machinalement, surtout si l’on se sent étranger à l’entreprise voire en opposition politique ou syndicale avec elle⁠[33]. Tout ceci explique que le travailleur moderne sera très attaché à ses loisirs et à « l’usage actif du loisir, où des virtualités qui ne trouvent pas leur emploi à l’intérieur du travail productif (ateliers ou bureaux), cherchent par des formes et des moyens divers, à s’exprimer ».⁠[34] C’est là « une réaction « instinctive » contre la limitation du travail » ou « un réflexe de liberté », « une réaction de compensation » ?[35] « Tant qu’il y aura, écrit Friedman, des travaux à la chaîne (…), des travaux de bureaux spécialisés et mécanisés, aussi longtemps se maintiendront de multiples tâches qu’il est difficile de rendre véritablement intéressantes en soi. L’individu sera tenté d’exprimer en dehors d’elles, dans les loisirs, le meilleur de ses virtualités, de son potentiel d’aptitudes et de goûts. »[36]

Il est intéressant de noter que ce phénomène déjà perçu par Proudhon⁠[37], se retrouve aussi bien aux USA qu’en URSS pour parler comme à l’époque de Friedman. Car si le rêve de Marx était de « substituer à l’individu parcellaire, simple exécutant d’une fonction sociale de détail, l’individu à développement intégral, pour qui les diverses fonctions sociales ne seraient que des façons différentes et successives de son activité »[38] ; si Marx fut longtemps persuadé que « dans une phase supérieure de la société communiste, quand auront disparu l’asservissante subordination des individus à la division du travail et, avec elle, l’antagonisme entre le travail intellectuel et le travail manuel, quand le travail sera devenu, non seulement le moyen de vivre, mais même le premier besoin de l’existence ; quand, avec le développement en tous sens des individus, les forces productives iront s’accroissant et que toutes les sources de la richesse collective jailliront avec abondance, alors seulement l’étroit horizon du droit bourgeois pourra être complètement dépassé et la société pourra écrire sur ses drapeaux : De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins »⁠[39], il a dû, à la fin de sa vie, revoir quelque peu cette vision. Sans doute s’était-il rendu compte que la technique moderne, ses exigences et ses possibilités ne permettraient pas la réalisation du rêve poursuivi même au sein d’une société collectiviste. Il écrit, en effet dans le tome III du Capital[40] : « le domaine de la liberté commence seulement là où cesse le travail qui est déterminé par la nécessité et la finalité extérieure ; d’après sa nature, ce domaine se situe donc au delà de la sphère de la production à proprement parler matérielle. Comme le sauvage doit lutter avec la nature pour satisfaire ses besoins, pour continuer et produire sa vie, de même l’homme civilisé y est obligé et il l’est dans toutes les formes de la société et dans toutes les manières possibles de la production. A mesure qu’il se développe, ce domaine de la nécessité de la nature s’élargit, parce que les besoins augmentent ; mais en même temps croissent les forces productives qui les satisfont. La liberté dans ce domaine ne peut donc consister qu’en ceci : l’homme socialisé, les producteurs associés règlent rationnellement ce métabolisme entre eux et la nature, le soumettent à leur contrôle commun au lieu d’être dominés par lui comme par une force aveugle ; ils l’accomplissent avec la moindre dépense d’énergie possible et sous les conditions qui sont les plus dignes de leur nature humaine et qui y sont les plus adéquates. Néanmoins, cela reste toujours un domaine de la nécessité. C’est au delà que commence ce développement des forces humaines qui est à lui-même son propre but, qui constitue le véritable domaine de la liberté, mais qui ne peut éclore que sur la base de cet empire de la nécessité. La réduction de la journée de travail est la condition fondamentale. »

Ainsi, l’ouvrier socialiste, comme l’ouvrier capitaliste, ne peut être vraiment libre, vraiment lui-même qu’au delà de la « nécessité ». L’idée de l’ouvrier révolutionnaire qui prend possession des moyens de production ou du paysan qui prend possession de la terre a été vite dépassée. L’ouvrier aujourd’hui ne songe plus à se réaliser dans l’entreprise mais en dehors, dans les activités libres. Et la machine qu’il veut posséder, en priorité, c’est la voiture Dans la mesure où tous estiment que l’essentiel se vit en dehors du travail, l’effort portera sur l’aménagement du temps de travail : sur les horaires, les congés, l’âge de la retraite ou de la préretraite.

Toutes les mesures sociales, non seulement celles qui agissent sur le temps mais aussi celles qui agissent sur les rémunérations, qui veillent à la salubrité, la santé, la sécurité, au confort, etc., concernent bien les conditions de travail, sa périphérie, mais non sa nature. Il semble accepté une fois pour toutes et par tous que le travail en lui-même ne peut avoir, à de rares exceptions près peut-être, de vrai sens humain. Comme on l’a dit, il apparaît comme une obligation à laquelle il faut se consacrer dans la juste mesure précisément de la nécessité. L’idéal étant de travailler le moins possible pour le maximum de temps libre et de moyens de l’occuper.

C’est pourquoi, très tôt, face aux revendications pour le droit au travail et à la mystique du travail sous-tendue par les intérêts économistes du capitalisme comme du socialisme, s’est dressée une revendication qui, d’emblée, a réclamé sans fard le droit à la paresse.

Vive la paresse !

En 1883, Paul Lafargue⁠[41] écrit un petit essai intitulé précisément Le droit à la paresse. L’auteur fustige, à juste titre d’ailleurs, à travers quelques citations l’esprit nouveau souvent teinté de cynisme. Il épingle successivement ces déclarations indécentes de Napoléon : « Plus mes peuples travailleront, moins il y aura de vices. Je suis l’autorité (…) Et je serais disposé à ordonner que le dimanche, passé l’heure des offices, les boutiques fussent ouvertes et les ouvriers rendus à leur travail »[42] ; de Louis Adolphe Thiers⁠[43] qui, à la Commission sur l’instruction primaire, en 184,9 avait déclaré : « Je veux rendre toute puissante l’influence du clergé, parce que je compte sur lui pour propager cette bonne philosophie qui apprend à l’homme qu’il est ici-bas pour souffrir et non cette autre philosophie qui dit au contraire à l’homme : « Jouis » » ; de Destutt de Tracy⁠[44]: « Les nations pauvres, c’est là où le peuple est à son aise ; les nations riches, c’est là où il est ordinairement pauvre »[45] ; de Cherbulliez⁠[46] : « les travailleurs eux-mêmes, en coopérant à l’accumulation des capitaux productifs, contribuent à l’événement qui, tôt ou tard, doit les priver d’une partie de leur salaire »[47] ; d’un prêtre anglican, un certain révérend Townshend, qui estime que l’imposition légale du travail « donne trop de peine, exige trop de violence et fait trop de bruit ; la faim, au contraire, est non seulement une pression paisible, silencieuse, incessante, mais, comme le mobile le plus naturel du travail et de l’industrie, elle provoque aussi les efforts les plus puissants »[48].

Lafargue condamne cette « morale capitaliste » qui « prend pour idéal de réduire le producteur au plus petit minimum de besoins, de supprimer ses joies et ses passions et de le condamner au rôle de machine délivrant du travail sans trêve ni merci »[49]. L’amour du travail est une « folie », une « aberration mentale »[50] et les Anciens avaient bien raison de mépriser le travail⁠[51]. Il conteste la durée du travail : 16 heures dans certaines entreprises alors que, dans les bagnes, on travaille 10 heures et que les esclaves aux Antilles ne travaillent que 9 heures en moyenne⁠[52]. Il estime, étant donné les moyens de production modernes, qu’il est possible de limiter le travail à trois heures. Mais pour cela, il faut lutter contre la passion du travail et consommer ce qu’on produit. Déjà dans l’antiquité, le poète Antiparos⁠[53] célébrait le moulin à eau qui allait libérer les femmes esclaves : « Epargnez le bras qui fait tourner la meule, ô meunières, et dormez paisiblement ! Que le coq vous avertisse en vain qu’il fait jour ! Dao a imposé aux nymphes le travail des esclaves et les voilà qui sautillent allègrement sur la roue et voilà que l’essieu ébranlé roule avec ses rais, faisant tourner la pesante pierre roulante : Vivons de la vie de nos pères et oisifs réjouissons-nous des dons que la déesse accorde ». Or, à l’époque moderne, plus la machine produit et plus la classe ouvrière travaille dans l’abstinence alors que la classe capitaliste vit dans l’oisiveté et la surconsommation. De plus, on est entré dans l’âge de la falsification[54] dans la mesure où la fabrication moderne ne s’embarrasse même plus de la qualité des marchandises.

Pour que tous aient du travail, il faut le rationner⁠[55]. La réduction du temps de travail poussera aussi au perfectionnement des machines : « Pour forcer les capitalistes à perfectionner leurs machines de bois et de fer, il faut hausser les salaires et diminuer les heures de travail des machines de chair et d’os ».⁠[56] Il conclut : « Si, déracinant de son cœur le vice qui la domine et avilit sa nature, la classe ouvrière se levait dans sa force terrible, non pour réclamer les Droits de l’homme, qui ne sont que l’exploitation capitaliste, non pour réclamer le Droit au travail qui n’est que le droit à la misère, mais pour forger une loi d’airain, défendant à tout homme de travailler plus de trois heures par jour, la Terre, la vieille terre, frémissant d’allégresse, sentirait bondir en elle un nouvel univers…​ Mais comment demander à un prolétariat corrompu par la morale capitaliste une résolution virile ? »[57]. Seule la paresse peut sauver l’homme de la souffrance au travail, de la faim, seule la paresse engendre les arts et les vertus.

Le rêve de Lafargue ne s’est pas réalisé et il n’aurait pu prendre corps sans l’instauration d’une discipline sociale bridant l’avidité ni sans la confrontation avec un nouveau et lourd problème : celui des loisirs. Il n’empêche que cette utopie exprime l’impression qu’éprouvent nombre de nos contemporains : que la vie serait belle si l’on travaillait moins et si on pouvait jouir davantage de la vie. La jouissance ne pouvant se trouver qu’en dehors de l’activité professionnelle.

Aujourd’hui, beaucoup travaillent et parfois très durement soutenus par la proximité du week-end, dans la perspective de belles vacances ou d’une pension précoce et confortable. d’autres fuient, autant que faire se peut, le monde du travail. Au lendemain des révoltes étudiantes qui agitèrent plusieurs pays d’Europe en 1968, un psychologue⁠[58] s’interrogeant sur l’allergie des jeunes face au monde du travail, constatait le « divorce grandissant entre ce monde et celui des aspirations individuelles, (…) tant de métiers deviennent incapables de satisfaire les appétits naturels de responsabilité, d’autonomie et de créativité de ceux qui les exercent…​ ». il regrettait, très justement, qu’on n’invite pas les jeunes « à réfléchir sur le contenu et la finalité d’une activité laborieuse à laquelle ils sont pourtant condamnés à consacrer demain tant de temps et tant d’eux-mêmes. »

Au mieux, l’activité professionnelle ne sera qu’un moyen pour parvenir à des fins extérieures. Un moyen qui en lui-même n’a que peu de sens ou de valeur. Si peu que certains ne travailleront qu’épisodiquement pour répondre à la nécessité ou fuiront, s’en iront vivre en autarcie de leur jardin ou de leur élevage, se contentant de peu. d’autres retarderont le plus longtemps possible l’entrée dans la « vie active » en accumulant, grâce à leurs parents ou à quelque bourse, diplômes et formations. d’autres encore attendront toute leur vie le « gros lot » libérateur.

Dans les premières années du XXIe siècle, un peu partout en Europe, des voix de tous bords se sont élevées pour dénoncer la réduction systématique du temps de travail, pour réclamer, au nom de la compétitivité, davantage de flexibilité, pour proposer de retarder l’âge de la prépension et de la pension dans la mesure où tous ces « acquis sociaux » ont un coût, de plus en plus lourd pour des économies de plus en plus dépendantes des caprices financiers, des concurrences inattendues et des fluctuations pétrolières. Quel émoi parmi les travailleurs ! Les projets de « retour en arrière » concoctés parfois par des gouvernements de gauche, comme en Allemagne, ont poussé dans la rue des centaines de milliers de manifestants. Par contre, en juin 2004 les ouvriers de Siemens acceptaient de passer de 35 à 40 heures par semaine sans compensation financière, pour éviter une délocalisation partielle vers la Hongrie⁠[59].

En effet, plus pénible que le travail, l’absence de travail épouvante nos contemporains au point que la lutte contre le chômage est devenue l’obsession des politiques, l’objectif majeur de tous les programmes. Le travail reste en effet la voie royale pour se libérer tôt ou tard, d’une manière ou d’une autre de la pénibilité du travail.

Cette dialectique permanente travail-loisir (désiré ou forcé) taraude nos contemporains mais semble profitable pour le système capitaliste dans ce qu’il a de plus aliénant.

Vive la paresse ?

Un des plus fins analystes et critiques du capitalisme, le philosophe et sociologue marxiste Michel Clouscard⁠[60] estime que le plan Marshall, au lendemain de la deuxième guerre mondiale, a américanisé le vieux continent et y a installé un nouveau type de capitalisme(qu’il appelle « capitalisme monopoliste d’État ») qui a bouleversé la société⁠[61]. Notamment « les temporalités traditionnelles - celles qui autorisaient le rythme villageois de la société préindustrielle et qui s’étaient maintenues même sous le capitalisme concurrentiel libéral - ont été totalement liquidées. Naguère, le temps de travail et le temps de non-travail s’organisaient autour de la cellule familiale. Et celle-ci dans la communauté villageoise. Le temps de loisir, en tant que tel, n’existait pas : les temporalités de la famille et de la communauté l’impliquaient, le contenaient, l’organisaient. »[62] Le nouveau capitalisme a détruit cette « harmonie spatio-temporelle », « désintégré la cellule familiale » et inventé le temps de loisir : « Temporalité qui sera le lieu de l’émancipation. Car ce temps de loisir va se développer sous la double pression du progrès social (…) et de l’industrie du loisir. Et de telle manière que les conquêtes sociales seront utilisées, récupérées par l’industrie du loisir et du plaisir. Pour en venir au ministère du Temps libre.[63]

Ce qui fait que le nouveau rythme social ne dispose plus de l’unité organique famille/village, d’une temporalité apaisante, de longue durée, lente, équilibrée. A la place : deux systèmes spatio-temporels : le temps de travail et le temps de loisir. Et entre les deux, ce monstrueux cancer spatio-temporel : le temps de transport.

Trois systèmes du vécu sans lien organique et sans lieu référentiel. Trois mouvances sociales hétérogènes. Et opposées. Contradictoires même. Et chaque système devient de plus en plus complexe. Sa pratique interne de plus en plus différenciée. Aussi, les raccordements des trois existences sont de plus en plus heurtés, conflictuels. On ne peut pas vivre trois vies en une : un temps de travail soumis aux cadences infernales, un temps de loisir plein à craquer, un temps marginal, qui n’est ni temps de loisir ni temps de travail, vide à pleurer »[64]. Cette «  arythmie sociale » est une « pathologie », une « névrose objective »[65], une « totale désintégration de l’intimité. A la place, l’intimisme de foule : les bandes de jeunes et les troupeaux de touristes.

Le système est incapable de proposer un remède à cette situation pathologique. Et pour cause. Ses idéologues refusent toute perspective synthétique. Incurablement empiristes, ils proposent soit des idéologies du travail soit des idéologies du loisir. Encore et toujours la complémentarité du technocrate et du gauchiste. »[66]

En fait, « ...le néo-capitalisme, maintenant exploite au maximum ces trois spatio-temporalités. Il gagne sur le temps de travail (productivisme et licenciements), sur le temps de loisir (énorme exploitation par l’industrie du loisir du week-end, des vacances), sur le temps de transport (augmentation systématique du prix des transports en commun, de l’essence…​). L’exploitation de l’homme n’est plus seulement celle de son travail. Mais aussi celle de son temps, de son vécu. Et au moment où ce vécu se croit en dehors du système (…). »⁠[67]

Au moment donc où le contemporain pense échapper au rythme effréné de la vie professionnelle et se libérer par ce que l’auteur appelle « la consommation libidinale, ludique, marginale »[68], il est en fait encore prisonnier du système. La contestation elle-même l’y réintègre. Lorsque le jeune, par son habillement, sa moto ou sa chaîne hi-fi cherche à se démarquer de ce monde, la mode qu’il suit ou la technologie qu’il emploie font vivre une industrie. Jusqu’au rock qui entraîne son corps aux cadences du capitalisme⁠[69] , jusqu’à la drogue et à la « pilule » qui dressent le corps à la consommation⁠[70].

Ainsi, « production capitaliste et contestation d’ordre freudo-marxiste ne sont pas une réelle contradiction, mais, au contraire, une complémentarité stratégique. »[71]

On peut mettre en doute, certes, le fondement matérialiste de la pensée de Clouscard qui, en bon marxiste, considère que les comportements humains sont conditionnés par les structures économiques. Il n’empêche qu’il met en évidence, face au monde du travail, insatisfaisant, dirons-nous, aliénant peut-être, un phénomène de compensation ou de contestation illusoire qui, pour reprendre les termes employés par Pie XI, maintient l’homme dans un univers temporel clos et même, si nous suivons l’auteur, dans un cercle vicieux économique.

Certes, l’homme ne peut être réduit à ses fonctions de producteur et de consommateur, certes, il faut contester l’ »économisme » mais la question est de savoir si le travail n’est que pénibilité, activité nécessaire mais sans joie, s’il aliène l’homme au point de le faire rêver d’ailleurs coûteux ou improbables où il se retrouverait.

La vision chrétienne va-t-elle nous permettre d’échapper à cette dialectique ?⁠[72]

C’est ce que nous allons voir dans les chapitres suivants.


1. 1790-1869. Député en 1833, membre du gouvernement provisoire en 1848, il abandonna, la même, année, la carrière politique suite à son échec à l’élection du président de la république. (Mourre).
2. Du droit au travail et de l’organisation du travail, in Le Bien Public, décembre 1844, disponible sur www.ac-rouen.fr
3. Déjà dans l’Encyclopédie, on peut lire : « Le travail est l’occupation journalière à laquelle l’homme est condamné par son besoin. Il lui doit en même temps sa santé, sa subsistance, son bon sens et sa vertu peut-être. » (Art. « Travail »).
4. JACCARD P., op. cit., pp. 251-258 et pp. 270-271.
5. Alexandre de Laborde, fils de banquier, comte sous l’Empire, préfet sous Louis-Philippe, 1818.
6. Valérie Bonnier, comtesse de Gasparin (1813-1894), auteur de plus de 80 ouvrages fut, au XIXe siècle, une figure intellectuelle de premier plan.
7. 1856-1915.
8. Cité in LEFRANC, op. cit., p. 367.
9. 1863-1947.
10. Sur le plan social, par une politique de hauts salaires, H. Ford « voulait faire des ouvriers des consommateurs capables d’absorber une part croissante de la production industrielle. En 1914, alors que l’ouvrier américain gagnait en moyenne 11 dollars par semaine, il payait les siens au moins 5 dollars par jour ; il leur assurait en outre une participation aux bénéfices et de larges possibilités d’achat grâce à un système de crédit à long terme. En revanche, il contrôlait la vie morale de ses employés, exigeait d’eux la sobriété. » (Mourre) De plus, jusqu’en 1941, il fut opposé à toute organisation syndicale. Il fut lent aussi à renouveler sa production et même à proposer des couleurs différentes.
11. Cité in LEFRANC, op. cit., pp. 368-369.
12. 1873-1914. Ce célèbre poète chrétien, fondateur des Cahiers de la Quinzaine, fut, dans sa jeunesse, un socialiste utopique et humanitaire.
13. Notre jeunesse, Cahiers de la quinzaine, (12e cahier de la 11e série), 1910.
14. Henri Bourrillon (1876-1962) publia, sous le pseudonyme de Pierre Hamp, des romans et enquêtes sur les métiers. Il fut pâtissier et cuisinier avant de devenir chef de gare puis inspecteur du travail. Son œuvre a été abondamment traduite dans les pays de l’Est, surtout en Union soviétique où il fut l’auteur le plus traduit jusqu’en 1927.
15. JOUHAUX, in Le Populaire, 16-9-1932. Léon Jouhaux (1879-1954) fut Secrétaire général de la CGT et prix Nobel de la Paix en 1951.
16. 1723-1790. Un des ancêtres du libéralisme économique.
17. MARX, Le capital (1867), in Oeuvres, Economie I, La Pléiade, NRF, 1965, p. 565.
18. Id., p. 566.
19. Id., pp. 567-568.
20. Cette année-là, la propagande soviétique annonça qu’un ouvrier mineur, Alexeï Grigorievitch Stakhanov, avait en 6 heures, extrait 102 tonnes de charbon, c’est-à-dire quatorze fois la norme. C’était en fait le résultat d’une équipe. Un mouvement était lancé mettant en évidence, par exemple, les performances d’un ouvrier mécanique qui avait atteint 820% de la norme, celles d’un autre ouvrier qui avait fabriqué 1.400 paires de chaussures en une journée, celles encore de kolkhoziens qui avaient récolté 500 quintaux (50 tonnes) de betteraves à l’hectare, etc. La performance fut encouragée par des augmentations de salaire et des distinctions (Mourre).
21. Alcan et L’Eglantine, 1930.
22. Op. cit., pp. 59, 134, 176.
23. Théologie du travail, in L’Ami du Clergé, 18-7-1957, p. 451.
24. Où va le travail humain ?, Gallimard, 1950. Georges Friedman fut professeur au Conservatoire national des Arts et Métiers et à l’Institut d’Etudes politiques de l’Université de Paris, Directeur d’études à l’Ecole pratique des Hautes Etudes.
25. Op. cit., p. 22.
26. Vont fleurir des règlements de travail très précis comme celui des filateurs de Rouen en 1867. On y lit notamment:
   « Art. 17 - Est passible d’une amende de 3 francs :
   1° L’ouvrier qui fumera dans l’établissement ou rentrera avec une pipe mal éteinte.
   2° Celui qui touchera aux courroies ou au mécanisme des métiers.
   3° Celui qui, conduisant deux métiers, s’absentera un jour entier, même pour cause de maladie, s’il ne présente pas un certificat du médecin. L’amende sera réduite à 2 francs si l’ouvrier ne conduit qu’un métier.
   Art. 18 - Est passible d’une amende de 0,50 francs :
   1° L’ouvrier qui allumera lui-même son bec de gaz.
   2° Celui qui introduira un étranger.
   3° Celui qui nettoiera ou graissera son métier pendant la marche.
   4° Celui dont le métier sera reconnu mal nettoyé à la visite de détail.
   5° Celui qui introduira ou boira des liqueurs dans l’atelier.
   6° Celui qui coupera sa pièce avant les marques indiquées.
   Art. 19 - Est passible d’une amende de 0,25 francs :
   1° L’ouvrier qui laissera traîner du déchet hors de son sac ou par terre.
   2° Celui qui se lavera, se coiffera ou cirera ses souliers à son métier avant le dernier quart d’heure qui précède la sortie.
   3° Celui qui se trouvera sans permission sur un, point où son travail ne l’appelle pas.
   4° Celui qui, à la visite journalière des bacs et baguettes, sera convaincu de malpropreté. »
   Ces mesures sont dictées par un souci de sécurité mais créent un climat d’oppression et de crainte.
27. La journée de travail va aussi s’allonger. En Angleterre, elle passera, au XIXe siècle, de dix à dix-huit heures ! (JACCARD P., op. cit., p. 238).
28. La division du travail est aussi ambivalente. Face à un travail compliqué, l’homme a tendance à le diviser et à le simplifier. Le phénomène n’est pas neuf mais il a été amplifié avec l’invasion des machines. Le danger est de réduire le travail à un geste et l’ouvrier à ce geste. A la limite, l’ouvrier peut être remplacé même pour ce dernier geste simple mais peut être ainsi libéré pour des tâches plus complexes ou plus intellectuelles.
29. Id., pp. 315-316.
30. Notons bien cette ambivalence de la machine. Elle produit plus, répond à la demande et soulage le travail (elle a même libéré la femme mieux que les mouvements féministes, écrira L. Leprince-Ringuet in Le grand merdier, Livre de poche, 1979) mais elle constitue une menace pour l’emploi (des machines seront détruites par les ouvriers à certaines époques) et l’habileté au travail. Dans certains cas, l’ouvrier devient outil soumis à la discipline et au rythme de la machine.
31. Id., p. 342.
32. L’oppression de la rationalisation , le sentiment d’exploitation, la domination de la machine n’engendrent pas nécessairement la révolte mais plutôt la soumission : cf. WEIL S., La condition ouvrière, Gallimard, 1951, p. 200.
33. Cf. ce témoignage : « Je me souviens, lorsque j’étais dans l’industrie et que les nécessités du service m’avaient mis un temps en relation avec une chaîne de fabrication, avoir proposé au contremaître responsable de ne plus assigner les jeunes femmes qui y travaillaient à un poste exclusif, unique, mais de les rendre interchangeables en leur apprenant les manipulations relatives à tous les postes de la chaîne. Si, bien sûr, l’interchangeabilité était de nature à faciliter, à certains moments, le bon fonctionnement de l’entièreté de l’atelier, mon souci premier n’en avait pas moins été d’une part de diversifier les opérations effectuées par ces ouvrières, augmentant de ce fait leurs qualifications, et d’autre part de leur faire comprendre le cycle complet de la fabrication, leur rendant ainsi évidentes les raisons pour lesquelles certaines précautions, certains soins leur étaient exigés parfois.
   Ce fut le délégué syndical qui entreprit de me faire comprendre, fort aimablement du reste, ce que la mesure que je préconisais avait de maladroit et d’anti-social. Car ces ouvrières bénéficiaient de primes proportionnelles, suivant une arithmétique au demeurant fort compliquée, à la quantité de pièces fournies. Cette quantité était fonction de leur dextérité manuelle et donc, en définitive, de la pratique qu’elles avaient d’une et d’une seule opération. Tout changement de poste nécessiterait d’une part un nouvel écolage sanctionné par une perte momentanée de productivité et donc de salaire, et d’autre part une attention de l’esprit à la compréhension et à la bonne exécution des nouvelles tâches. Comme je m’étonnais de ce dernier point, on m’expliqua patiemment que, si une longue pratique d’un seul et unique poste avait acquis aux ouvrières des gestes précis et rapides, elle leur avait aussi permis de laisser vagabonder l’esprit. On opérait de délicates micro-soudures mais l’esprit était trop souvent au dernier roman-photo ! Toute intervention de ma part en vue d’une augmentation des primes ou d’une réduction des horaires et des quotas, à poste constant, eût été considérée avec reconnaissance, mais on ne pouvait que décliner une revalorisation du travail qui n’aurait pas maintenu la désoccupation de l’esprit ! » (STOQUART J., De la mystique du travail au droit à la paresse, 6e Congrès de Savoir et Agir, 1978, p. 9).
34. Id., p. 351.
35. Id., p. 354.
36. Id., p. 359.
37. « Il n’est pas rare de rencontrer des hommes d’une capacité réelle et d’un talent très développé, qui préfèrent, à salaire égal, la fonction la plus simple et la plus uniforme, parce qu’ils réservent toutes les forces de leur intelligence pour des compositions libres et desquelles ils n’attendent aucune rétribution. Dans ce cas le travail parcellaire, ne portant préjudice ni à la société ni aux personnes, exécuté par des mains capables, à l’occasion, de direction et de synthèse, n’offre plus d’inconvénient. Qui sait même si un jour, telle ne sera pas notre condition commune et définitive ? L’homme, après avoir parcouru la sphère de sa spécialité, commandé et instruit les autres, à son tour, aime à se replier sur lui-même et à concentrer sa pensée. Alors, pourvu que le salaire quotidien arrive, content d’avoir fait ses preuves, il laisse à d’autres les grands projets et les postes brillants et s’abandonne aux rêveries de son cœur, dont l’uniformité du travail parcellaire ne fait plus que faciliter le cours. » (De la justice dans la Révolution et dans l’Église, t. II, https://fr.wikisource.org/wiki/De_la_justice_dans_la_R%C3%A9volution_et_dans_l%E2%80%99%C3%89glise p. 336).
38. Le Capital, cité in FRIEDMAN G., op. cit., p. 365.
39. Critique du programme de Gotha, Librairie de l’Humanité, 1922, pp. 35-36.
40. Tome III, IIe partie, chap. 48.
41. Paul Lafargue, né en 1842, fut le gendre de Karl Marx et fondateur du Parti ouvrier français. Il se suicida avec sa femme Laura en 1911, « avant que l’impitoyable vieillesse ne fasse de moi une charge à moi et aux autres » (Universalis). Lors des funérailles, Lénine leur rendit hommage. Le droit à la paresse est disponible sur www.uqac.uquebec.ca/zone30/Calssiques_des_sciences_sociales/index.html.
42. A Osterode, 5-5-1807, cité in LAFARGUE, op. cit., p. 11.
43. Député, ministre, chef de l’exécutif, 1797-1877.
44. Antoine Destutt de Tracy (1754-1836), philosophe, linguiste et académicien, fut député de la noblesse et sénateur. Il écrivit Projets d’éléments d’idéologie (1804-1815).
45. LAFARGUE, op. cit., p. 14.
46. Victor Cherbulliez (1829-1899), écrivain et académicien d’origine suisse.
47. LAFARGUE, op. cit. p. 14.
48. Id..
49. LAFARGUE, op. cit., p. 5.
50. Id., p. 7.
51. Il cite Virgile : « O Mélibae, Deus nobis haec otia fecit » (un dieu nous a donné cette oisiveté) (p. 9) ; Hérodote : « Je ne saurais affirmer si les Grecs tiennent des Égyptiens le mépris qu’ils font du travail, parce que je trouve le même mépris établi parmi les Thraces, les Scythes, les Perses, les Lydiens ; en un mot parce que chez la plupart des barbares, ceux qui apprennent les arts mécaniques et même leurs enfants sont regardés comme les derniers des citoyens…​ Tous les Grecs ont été élevés dans ces principes, particulièrement les lacédémoniens » (Histoire, I, 67) (pp. 31-32) ; Platon (République, I, V) : « La nature n’a fait ni cordonnier, ni forgeron ; de pareilles occupations dégradent les gens qui les exercent, vils mercenaires, misérables sans nom qui sont exclus par leur état même des droits politiques. Quant aux marchands accoutumés à mentir et à tromper, on ne les souffrira dans la cité que comme un mal nécessaire. Le citoyen qui se sera avili par le commerce de boutique sera poursuivi pour ce délit. S’il est convaincu, il sera condamné à un an de prison. La punition sera double à chaque récidive. » (p. 32) ; Xénophon (Economique IV et VI) : « Les gens qui se livrent aux travaux manuels ne sont jamais élevés aux charges, et on a bien raison. La plupart, condamnés à être assis tout le jour, quelques-uns même à éprouver un feu continuel, ne peuvent manquer d’avoir le corps altéré et il est bien difficile que l’esprit ne s’en ressente. »(p. 32) et « le travail emporte tout le temps et avec lui on n’a nul loisir pour la République et les amis » (p. 33) ; Aristote (Politique II et VII) : « si chaque outil pouvait exécuter sans sommation, ou bien de lui-même, sa fonction propre, comme les chefs-d’œuvre de Dédale se mouvaient d’eux-mêmes, ou comme les trépieds de Vulcain se mettaient spontanément à leur travail sacré ; si, par exemple, les navettes des tisserands tissaient d’elles-mêmes, le chef d’atelier n’aurait plus besoin d’aides, ni le maître d’esclaves » (p.33) ; Cicéron (Des devoirs, I, tit . II, chap. XLII) : « Que peut-il sortir d’honorable d’une boutique ? Et qu’est-ce que le commerce peut produire d’honnête ? Tout ce qui s’appelle boutique est indigne d’un honnête homme (…) les marchands ne pouvant gagner sans mentir, et quoi de plus honteux que le mensonge ! Donc, on doit regarder comme quelque chose de bas et de vil le métier de tous ceux qui vendent leur peine et leur industrie ; car quiconque donne son travail pour de l’argent se vend lui-même et se met au rang des esclaves » (p. 32) ; et même le Christ lorsqu’il dit (Mt 6) : « Contemplez la croissance des lis des champs, ils ne travaillent ni ne filent, et cependant, je vous le dis, Salomon, dans toute sa gloire, n’a pas été plus brillamment vêtu » (p. 9).
52. Id., p. 13.
53. Lafargue reprend ici textuellement, sans le nommer, un passage de Marx, Le capital, Livre I, Section IV, Chapitre XV, 3e partie, 1867.
54. LAFARGUE, op. cit., p. 23.
55. Id., p. 24.
56. Id., p. 25.
57. Id., p. 30.
58. ROUSSELET Jean, L’allergie au travail, Seuil, 1974, pp. 15-18. Jean Rousselet est médecin et psychologue, spécialiste de l’adolescence.
59. Cf. TILQUIN Th., Y a-t-il une vie après le travail ? in L’Appel, 270, Octobre 2004, pp. 4-5.
60. Né en 1928, professeur honoraire de l’Université de Poitiers (cf http://philoclouscard.free.fr).
61. Plus largement, l’auteur esquisse l’évolution de la société sous l’influence de l’industrialisation et décrit ainsi « les deux moments essentiels de cette civilisation machinale, de la machination qui récupère le machinisme.
   Premier moment : l’industrialisation a autorisé une énorme libération du temps de travail. (…) Au Moyen Age, il fallait 28 heures de travail abstrait pour une livre de pain. Maintenant, il suffit d’une demi-heure. L’industrialisation a libéré l’humanité de la terreur du manque. Elle garantit la vie de subsistance en libérant tout un temps de travail qui avant ne suffisait même pas à acquérir le nécessaire pour vivre.
   Deuxième moment : cette libération par le temps de travail-abstrait a été récupérée, par la nouvelle bourgeoisie, comme temps marginal concret. Comme marginalités, ludicités, libidinalités du mondain. (Le meilleur symbole de cette récupération est le hippie). Alors que les travailleurs, eux, ont à peine profité de cette libération dont ils sont pourtant la cause.
   Aussi peut-on dire que la nouvelle aliénation, par le machinisme, n’est que le corollaire, l’effet des nouvelles marginalités, ludicités, libidinalités, autorisées par le détournement d’usage de la machine. Au potlach de la plus-value correspond la nouvelle exploitation du travailleur. L’autre face de la consommation mondaine, c’est le productivisme, l’inflation, le chômage. Et c’est la classe ouvrière qui en est l’essentielle victime. L’autre face du hippie, c’est le travailleur étranger. A l’idéologie de la Fête correspond l’austérité sur les travailleurs. Au ministère du Temps libre, 1.800.000 chômeurs. » (CLOUSCARD M., Le capitalisme de la séduction, Editions sociales, 1981, p. 231).
62. Id., p. 102.
63. Entre 1981 et 1983, ce ministère a existé en France.
64. Id., p. 103.
65. Id..
66. Id., p. 104.
67. Id., p. 105.
68. Id..
69. « Le rock ou le jazz sans âme, ou le rythme sans le swing ! Alors qu’il se prétend révolte et subversion, il n’est que soumission à l’ordre capitaliste. (…) Il est l’expression corporelle de l’ »aliénation de l’homme ». La marque du rythme répétitif, saccadé, fébrile, de la machine. » (Id., pp. 70-73).
70. « Le corps n’a que vocation de consommation. Selon cette triple détermination : répétition sécurisante, exclusion de l’autre, passage automatique du désir à la jouissance » (id., p. 98). A propos de la drogue, l’auteur écrit : « le hasch est l’initiation au parasitisme social - de la nouvelle bourgeoisie. A l’essence du système: l’extorsion de la plus-value à des fins de jouissance, de sensation : une consommation resquillée » ( id., p. 95). Quant à la pilule, elle « devient le moyen du droit au plaisir, l’essentielle conquête de l’idéologie du désir. Alors la culture sexuelle est réduite au plaisir. Et à une conception encore plus réductrice du plaisir. Celui-ci n’est plus qu’un usage sexologique, de fonction, de consommation. (…) La cible, c’est la fillette. La classe d’âge, la sous-classe d’âge, de 14 à 16 ans. Il faut l’amener à consommer la pilule ; tout le reste suivra. L’usage du produit entraînera l’idéologie de l’usage, une nouvelle initiation au système. » (Id., pp. 109-110). Tout concourt à entretenir ce système : la mode rétro qui récupère les vieilles résistances culturelles, la « cascade des snobismes », la boîte (ou le club) , la bande et l’animateur (la fièvre du samedi soir), le Club Méditerranée, les vedettes des media, du show-business, de la publicité qui consacrent le caractère « prostitutionnel » de cette société : « …​la Vedette est bien la grande pute du système. Le pur produit de la promotion de vente de l’industrie, du loisir et du plaisir. Elle s’est vendue au succès, au show-business. Aux valeurs culturelles des media. C’est elle qui conditionne les masses. » (id., p. 201)
71. Id., p. 160.
72. Je laisse de côté la voie du « désengagement au travail » préconisée par Corinne Maier dans Bonjour paresse, Michalon, 2004. Le sous-titre de l’ouvrage -De l’art et de la nécessité d’en faire le moins possible en entreprise- confirme bien la tendance largement répandue, à considérer que le travail n’est qu’une nécessité dans laquelle il faut s’investir le moins possible.