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Chapitre 3 : Liberté religieuse et liberté de l’Église dans l’histoire
- 1: i. L’Église a-t-elle trahi ?
- 2: ii. La tolérance
- 3: iii. La liberté religieuse
- 3.1: a. Un réajustement historique
- 3.2: b. Les progrès de l’œcuménisme et du dialogue interreligieux.
- 3.3: c. L’émergence du laïcat
- 3.4: d. La cohérence doctrinale
- 4: iv. Relativisme ? Indifférentisme ?
- 5: v. S’agit-il d’un affadissement ?
- 6: vi. Non à la manifestation publique ?
- 7: vii. En guise de conclusion
i. L’Église a-t-elle trahi ?
L’idée de proclamer la liberté religieuse et, son corollaire, la laïcité de l’État a suscité bien des controverses avant, pendant et après le Concile Vatican II.
Le cardinal Bea qui présida, en 1964, une commission sur ce problème reconnaîtra que la liberté religieuse « constitue un problème qui est peut-être l’un des plus graves et des plus difficiles en théorie et en pratique »[1]
Déjà, lors de l’élaboration des projets, en 1960, deux thèses s’opposaient, celle de la Commission théologique préparatoire dirigée par le cardinal Ottaviani et celle du Secrétariat pour l’unité des chrétiens animé par Mgr Charrière (Suisse) et Mgr De Smedt (Belgique).
Très rapidement, après l’ouverture du Concile, le projet élaboré par la Commission fut abandonné au profit de celui préparé par le Secrétariat.
Le texte qui allait finalement s’appeler Dignitatis humanae connut 6 versions successives, suscita des centaines d’interventions au sein du Concile et des polémiques à l’extérieur dans diverses publications. Au bout de deux ans de discussion (de 1963 à 1965), il fut adopté à une écrasante majorité (90% de oui) et promulgué par Paul VI.[2] Comme l’écrit le cardinal König, « le sentiment général était établi de façon claire et indiscutable ».[3]
Il n’empêche que c’est sur cette question et non sur la messe « en latin » que se cristallisa l’opposition puis le schisme de Mgr Marcel Lefebvre.
En dehors de cette réaction extrême, se pose encore aujourd’hui, pour certains, la question de savoir s’il y a continuité ou discontinuité de doctrine entre Dignitatis humanae et l’enseignement antérieur.[4]
Il faut, en premier lieu, souligner que la Déclaration sur la liberté religieuse a prévu l’interrogation puisqu’elle souligne d’emblée que le Concile « scrute la tradition sacrée et la sainte doctrine de l’Église d’où il tire du neuf en constant accord avec le vieux ».[5]
Et effectivement, il semble difficile de croire qu’un seul Père conciliaire aurait pu contester les deux paragraphes suivants qui développent d’une manière on ne peut plus traditionnelle la conjugaison de la vérité et de la liberté sur le plan religieux.
Tout d’abord, à propos de la vérité, « le Concile déclare que Dieu a lui-même fait connaître au genre humain la voie par laquelle, en le servant les hommes peuvent obtenir le salut et parvenir à la béatitude. Cette unique vraie religion, nous croyons qu’elle subsiste dans l’Église catholique et apostolique à qui le Seigneur Jésus a confié le mandat de la faire connaître à tous les hommes, lorsqu’il dit aux apôtres : « Allez donc, de toutes les nations faites des disciples, les baptisant au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit, et leur apprenant à observer tout ce que je vous ai prescrit » (Mat. 28, 19-20). Tous les hommes d’autre part, sont tenus de chercher la vérité, surtout en ce qui concerne Dieu et son Église ; et, quand ils l’ont connue, de l’embrasser et de lui être fidèles ».[6]
Et, comme pour encadrer, baliser la longue méditation sur la liberté religieuse qui constitue l’essentiel du document, les auteurs reviendront sur ces affirmations fondamentales dans l’avant-dernier chapitre qui reprend le mot d’ordre du Seigneur cité dans le premier chapitre, pour en tirer toutes les conséquences:
« Pour obéir au précepte divin : « Enseignez toutes les nations » (Mat. 28, 19), l’Église catholique doit s’employer, sans mesurer sa peine, à ce « que la parole de Dieu accomplisse sa course et soit glorifiée » (2 Th 3, 1).
L’Église demande donc expressément à ses fils « qu’avant tout se fassent des demandes, des prières, des supplications, des actions de grâces pour tous les hommes… Voilà ce qui est bon et ce qui plaît à Dieu, notre Sauveur, lui qui veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité » (1 Tim. 2, 1-4).
Mais les fidèles du Christ, pour se former la conscience, doivent prendre en sérieuse considération le doctrine sainte et certaine de l’Église. De par la volonté du Christ, en effet, l’Église catholique est maîtresse de vérité ; sa fonction est d’exprimer et d’enseigner authentiquement la vérité qui est le Christ, en même temps que de déclarer et de confirmer, en vertu de son autorité, les principes de l’ordre moral découlant de la nature même de l’homme. En outre, les chrétiens doivent aller avec sagesse au-devant de ceux qui sont au-dehors, et s’efforcer « dans l’Esprit-Saint, avec une charité sans feinte, dans la parole de vérité » (2 Co 6, 6-7) de répandre la lumière de vie en toute assurance et courage apostolique, jusqu’à l’effusion de leur sang.
Car le disciple a envers le Christ son maître le grave devoir de connaître toujours plus pleinement la vérité qu’il a reçue de lui, de l’annoncer fidèlement et de la défendre énergiquement, en s’interdisant tout moyen contraire à l’Évangile. ».[7]
Ces textes, enracinés dans l’Écriture, sont, sans ambigüités, parfaitement conformes à l’enseignement constant de l’Église. De même, le Concile rappelle : « C’est un des points principaux de la doctrine catholique, contenu dans la parole de Dieu et constamment enseigné par les Pères, que la réponse de foi donnée par l’homme à Dieu doit être volontaire ; en conséquence, personne ne doit être contraint à embrasser la foi malgré lui. Par sa nature même, en effet, l’acte de foi a un caractère volontaire puisque l’homme racheté par le Christ Sauveur et appelé par Jésus-Christ à l’adoption filiale, ne peut adhérer au dieu révélé, que si, attiré par le Père, il met raisonnablement et librement sa foi en Dieu. Il est donc pleinement conforme au caractère propre de la foi qu’en matière religieuse soit exclue toute espèce de contrainte de la part des hommes. »[8] Et la Déclaration ajoutera plus loin : « Bien qu’il y ait eu parfois dans la vie du peuple de Dieu, cheminant à travers les vicissitudes de l’histoire humaine, des manières d’agir moins conformes, bien plus même contraires à l’esprit évangélique, l’Église a cependant toujours enseigné que personne ne peut être amené par contrainte à la foi »[9].
Nous sommes donc en présence de deux piliers incontestés : la vérité de la Parole et la liberté de l’acte de foi.
Comment le respect de ces deux exigences va-t-il se traduire dans la vie sociale ?
ii. La tolérance
Jusqu’au Concile, la doctrine traditionnelle a prôné la tolérance. En 1964 encore, un auteur la rappelait en ces termes : « La doctrine orthodoxe est très claire. Elle repose sur la thèse et l’hypothèse[1]. La thèse : là où les principes catholiques peuvent être appliqués, l’ »erreur » ne doit pas avoir la possibilité d’être propagée. L’hypothèse : lorsque les circonstances contraires ne permettent pas aux catholiques d’imposer leurs principes, l’erreur doit être tolérée comme un moindre mal. »[2]
Dans l’État catholique donc, la société civile honorera et vénérera Dieu[3]. L’erreur ne pourra y être propagée ; elle sera tolérée comme un moindre mal [4].
Cette doctrine de la tolérance vient de saint Thomas qui répond à la question de savoir si les rites des « infidèles » doivent être tolérés: « Le gouvernement humain est une dérivation du gouvernement divin et doit en être une imitation. Dieu justement, bien qu’il soit tout-puissant et souverainement parfait, permet néanmoins qu’il se produise des maux dans l’univers : ces maux, qu’il pourrait empêcher, il les laisse faire de peur que, s’ils étaient supprimés, de plus grands biens ne le fussent aussi, ou même que des maux pires ne s’ensuivissent. Par conséquent il en est aussi de même dans le gouvernement humain ; ceux qui sont en chef tolèrent à bon droit quelques maux, de peur que quelques biens ne soient empêchés, ou même de peur que des maux pires ne soient encourus. C’est ce que dit saint Augustin au second livre de l’Ordre : « Otez des affaires humaines les femmes publiques, et vous aurez troublé tout par le déchaînement des passions ». En ce sens-là, par conséquent, bien que les infidèles pèchent dans leurs rites, ceux-ci peuvent être tolérés soit à cause du bien qui en provient, soit à cause du mal qui est évité. Pour ce qui est des Juifs, il y a un bien réel à ce qu’ils continuent d’observer leurs rites : comme ce sont les rites dans lesquels jadis était préfigurée la vérité de la foi que nous tenons, il résulte que nous avons là de la part de nos ennemis un témoignage rendu à notre foi, et ce que nous croyons continue de nous être présenté, comme en figure. C’est pourquoi les Juifs sont tolérés dans leurs rites. Pour ce qui regarde au contraire les autres infidèles, comme leurs rites n’apportent aucun élément de vérité ni d’utilité, il n’y a pas de raison que ces rites soient tolérés, si ce n’est peut-être en vue d’un mal à éviter. Ce qui est à éviter, c’est le scandale ou le dissentiment qui pourrait provenir de cette intolérance, ou bien un empêchement pour le salut de ces gens qui, par la tolérance même qui leur est laissée, sont peu à peu tournés vers la foi. C’est pour cela en effet que même les rites des hérétiques et des païens, l’Église les a quelquefois tolérés, quand les infidèles étaient encore une grande multitude ».[5]
C’est ce texte qui a inspiré l’Église au long des siècles[6] et qui, dans la pratique des États « chrétiens » a été malheureusement interprété de manière très restrictive ou cruellement ignoré. Notons, au passage, que saint Thomas n’évoque pas seulement une tolérance du mal pur et simple mais aussi de pratiques imparfaites dans lesquelles il peut y avoir un certain bien. On pense immanquablement à ce champ de froment où l’ivraie a poussé. Le maître recommande à ses serviteurs de ne pas arracher l’ivraie : « en arrachant l’ivraie, dit-il, vous risqueriez d’enlever aussi le froment. Laissez-les croître ensemble jusqu’à la moisson ».[7]
Dans le texte préparé par la Commission chargée, en vue du concile, de traiter cette question, on peut lire que, dans l’État catholique, « le pouvoir civil peut de lui-même régler les manifestations publiques des autres cultes, et défendre ses citoyens contre la diffusion des fausses doctrines par lesquelles, au jugement de l’Église, leur salut éternel est mis en péril »[8]. Il est bien dit « au jugement de l’Église », ce qui implique que le pouvoir civil, dans les lois qu’il lui revient d’édicter, non seulement « doit se conformer aux préceptes de la loi naturelle » ce qui est nécessaire comme nous le reverrons dans le chapitre suivant, mais aussi, dit la Commission, « tenir compte comme il se doit des lois positives, tant divines qu’ecclésiastiques, par lesquelles les hommes sont guidés vers la béatitude éternelle »[9].
Pour ce qui est maintenant des États non catholiques, c’est-à-dire les États « dans lesquels la majeure partie des citoyens ne professent pas la foi catholique, ou bien ne connaissent pas le fait de la révélation, le pouvoir civil non catholique, en matière religieuse, doit au moins se conformer aux préceptes de la loi naturelle. Dans ce contexte, la liberté civile doit être concédée par ce pouvoir non catholique à tous les cultes non opposés à la religion naturelle. Mais cette liberté ne s’oppose pas alors aux préceptes catholiques, puisqu’elle est conforme tant au bien de l’Église qu’à celui de l’État. Dans de tels États, dans lesquels le pouvoir ne professe pas la foi catholique ; il incombe particulièrement aux citoyens catholiques d’obtenir, grâce aux vertus et aux activités civiques par lesquelles ils promeuvent, en union avec leurs concitoyens, le bien commun de l’État, qu’une pleine liberté soit concédée à l’Église pour l’accomplissement de sa mission divine. En effet, même l’État non catholique ne souffre aucun dommage de la libre activité de l’Église, et il en retire au contraire de nombreux et remarquables avantages. De sorte que les citoyens catholiques doivent faire en sorte que l’Église et le pouvoir civil, bien qu’encore juridiquement séparés, se prêtent volontiers une mutuelle assistance ».[10]
Ce dernier texte est très proche de ce que Dignitatis humanae proposera comme attitude générale à adopter dans tous les cas de figure. Retenons que le minimum requis de l’État est qu’il respecte la loi naturelle dont nous parlerons dans le prochain chapitre. Cet État doit accorder la liberté civile à tous les cultes qui ne sont pas opposés à la religion naturelle. Religion naturelle qui devrait être définie et que l’État devrait donc protéger. Une pleine liberté est attendue pour l’Église et si Église et pouvoir civil sont encore juridiquement séparés, les membres de la Commission espèrent une mutuelle assistance. L’Église compte sur les citoyens catholiques qui travaillant au bien commun seront les artisans de ce rapprochement. Toutefois, la Commission semble, à travers le service du bien commun, donner comme but ultime à l’action des citoyens catholiques, « la défense de l’autel » et ne l’envisager, par le fait même, que soumise à l’autorité ecclésiastique : « Afin que les citoyens catholiques, agissant pour la défense des droits de l’Église, ne nuisent pas à l’Église, et encore moins à l’État, que ce soit par leur inertie, ou bien en déployant un zèle indiscret, il faut qu’ils se soumettent au jugement de l’autorité ecclésiastique, laquelle a compétence pour juger, en fonction des circonstances, de tout ce qui concerne le bien de l’Église et pour diriger l’action que déploient les citoyens catholiques pour la défense de l’autel ».[11] Pourtant, quelques années plus tôt, Jean XXIII envisageait d’une manière plus autonome la collaboration des catholiques, au service du bien commun, en écrivant que « lorsqu’il s’agit des problèmes et de l’organisation des écoles, de l’assistance sociale organisée, du travail et de la vie politique, la présence d’experts catholiques (…) peut avoir une influence des plus heureuses et bénéfiques, s’ils savent - comme cela leur est un devoir précis, qu’ils ne peuvent négliger sans se voir accuser de trahison - s’inspirer dans leurs intentions et leurs actes de principes chrétiens reconnus par une expérience multiséculaire comme efficaces et décisifs pour procurer le bien commun ».[12]
a. Quelle tolérance ?
Dès avant le Concile, certains auteurs catholiques ont pris leurs distances avec la théorie traditionnelle. Rappelons J. Maritain se prononçant, en 1947, pour la reconnaissance , sur le plan temporel, d’une égalité de droits entre les différentes confessions religieuses reconnues. Par là, il adoptait une position diamétralement opposée à celle de Léon XIII jugeant qu’ »il n’est pas permis de mettre les divers cultes sur le même pied légal que la vraie religion »[1] .
En 1963, Y. Congar écrivait : « L’Église ne renoncera jamais au totalitarisme de la foi, à l’intransigeance et à l’intolérance de la vérité (…). L’intolérance dogmatique de l’Église est une chose sainte mais elle a son ordre d’exercice qu’il importe de bien reconnaître. L’Église, du reste, on le sait, admet ce qu’on appelle la tolérance civile. Sur ce point-là, il n’y a pas de question. A la faveur de cette « tolérance » de fait, le pluralisme religieux et philosophique est admis et une large coopération peut se réaliser sur ce terrain »[2]. Cette vision se retrouve plus ou moins dans le schéma préparé par la Commission théologique, appuyée sur de nombreux textes du Magistère[3].
En 1964, A Dondeyne[4] se livrait à une critique très rigoureuse et nuancée du concept traditionnel de « tolérance » ainsi que du distinguo classique entre thèse et hypothèse. Il est intéressant de s’y arrêter un moment car l’auteur apporte des précisions qui peuvent éclaircir le débat.
Pour que son discours ne soit pas mal compris, Dondeyne rappelle que la tolérance civile dont il est question ici n’a rien à voir avec la tolérance doctrinale que les Papes ont fustigée depuis Grégoire XVI sous le nom d’ »indifférentisme » qui n’est rien d’autre que « le relativisme ou le scepticisme qui prétend que toutes les opinions philosophiques, toutes les religions et tous les comportements éthiques ont la même valeur ». De plus, cette tolérance civile ne doit pas être comprise à la manière libérale qui estime que « la religion est par définition « affaire privée », et n’a donc rien à voir avec la vie publique ».
Ceci dit en parfaite conformité avec l’enseignement le plus constant de l’Église, Dondeyne estime qu’on ne peut restreindre le sens du mot « tolérance » en n’y voyant qu’une « attitude négative et passive envers un mal que l’on supporte contre son gré, soit par nécessité, soit par indulgence, soit pour éviter un plus grand mal ». C’est la pensée de saint Thomas. Mais on réduit ainsi la notion de tolérance « à une simple attitude de patience envers un mal qu’on a le droit et le devoir de combattre ». Cette définition n’est pas fausse et elle sera toujours d’application dans l’éducation et dans l’ensemble de la vie sociale mais, en matière religieuse, elle a souvent été ressentie comme « à peu près synonyme d’« intolérance mitigée » » et elle ne peut rendre compte de toute la valeur éthique de la proclamation de « la liberté de pensée, de conscience et de religion » inscrite dans la Déclaration de 1948 ou de la reconnaissance du « droit d’honorer Dieu suivant la juste règle de sa conscience et de professer sa religion, dans la vie privée et publique », pour reprendre les termes de Jean XXIII dans Pacem in terris.
Autrement dit, le mot tolérance porte trop la marque du passé de même que la doctrine de la thèse et de l’hypothèse telle que rappelée par Lanarès et qui a servi à justifier la tolérance religieuse des États chrétiens, ne peut plus s’accorder avec la reconnaissance de la dignité et des droits de chaque personne pas plus qu’avec un système démocratique.
d’une part, si la tolérance apparaît comme une concession nécessaire au « mal », si « la tolérance n’est admise que dans certaines circonstances (en hypothèse) », immanquablement, « l’intolérance est alors posée en principe ou, comme on dit, en thèse ». Et les catholiques qui s’y référeraient pourraient, à juste titre, être accusés de « mauvaise foi », leur tolérance n’étant qu’une « intolérance masquée ».
C’est ce qu’ont très bien compris les catholiques belges, en 1831, lors des débats sur la Constitution. Ainsi, « le cardinal Sterckx[5] évitera toujours d’employer la fameuse distinction et Barthélemy Dumortier (député catholique de Tournai) expliquait au cardinal Antonelli[6] les raisons de pareille attitude. La thèse et l’hypothèse, c’est précisément la position que les plus cruels ennemis de l’Église veulent nous faire prendre pour nous accuser de mauvaise foi et justifier la persécution (…). Serait-il possible de dire au parlement : Nous voulons la liberté pour nous, nous ne la voulons pas pour vous, nous tolérons votre culte parce que nous sommes les plus faibles, mais quand nous serons les plus forts, nous vous refuserons la liberté que nous réclamons aujourd’hui ? »[7].
Comment, en effet, éviter les accusations de mauvaise foi et d’intolérance masquée si l’on reprend à son compte cette réflexion extraite du très classique dictionnaire Vacant[8] lorsqu’il aborde les « droits de l’Église et devoirs correspondants de l’État dans une société divisée au point de vue religieux, et concédant de fait, comme droit politique, les libertés modernes, principalement la liberté de conscience et des cultes »: « Dans cette situation, malgré l’opposition des sociétés temporelles et celle de leurs chefs, les droits de l’Église restent strictement ce que Jésus-Christ les a établis, car leur existence ne dépend aucunement de la reconnaissance ou de l’approbation des hommes. Toutefois, dans la revendication de ces droits, l’on sera contraint, si l’on veut être effectivement écouté de ceux qui détiennent le pouvoir, de s’appuyer non sur les titres divins dont ils refusent de tenir compte, mais sur les droits des sujets catholiques à ne pas être molestés dans leurs croyances ou dans leurs pratiques religieuses, et à s’associer, en toute liberté, pour le plein exercice de leur religion. Il n’y a en ceci, aucune abdication des principes catholiques mais uniquement argumentation ad hominem, pour obtenir plus efficacement ce à quoi l’on a strictement droit. Il n’y a non plus aucune participation illégitime à une concession illicites des libertés modernes, à supposer que de fait, il y eût vraiment concession illicite dans une circonstance donnée. Car on ne donne nécessairement aucune approbation à cette situation de fait, que l’on ne peut d’ailleurs aucunement modifier ; on veut seulement en faire usage pour obtenir la concession de droits incontestables, auxquels on ne peut pratiquement donner aucun autre appui vraiment effectif. Cette coopération simplement matérielle, et d’ailleurs autorisée par de graves raisons est donc permise. C’est, en réalité, sur ce terrain que se font pratiquement aujourd’hui la plupart des revendications catholiques, dans les débats parlementaires, dans les conférences ou réunions publiques et dans les discussions de la presse. Cette tactique, commandée par la situation nouvelle faite aux catholiques, est pleinement légitime ; mais elle a besoin d’être expliquée aux auditeurs exclusivement catholiques, et d’être complétée, pour eux, par un exposé doctrinal, où les droits divins de l’Église occupent leur place légitime. Autrement beaucoup de fidèles perdraient pratiquement de vue la sublime transcendance de l’Église catholique, et courraient quelque risque de l’assimiler de fait aux institutions humaines.
Notons aussi qu’en restant sur ce terrain, et pour montrer que l’on est sincère en revendiquant pour les catholiques la pleine application du droit commun à la liberté politique, il n’est pas interdit d’affirmer, ou même de revendiquer, le droit politique des protestants ou autres hétérodoxes à cette même liberté, dès lors qu’on le fait uniquement pour assurer efficacement aux catholiques l’exercice de leurs droits, et que c’est d’ailleurs le seul moyen de l’obtenir. Il peut être nécessaire d’expliquer sa conduite à ceux qui pourraient, faute d’instruction ou d’attention, en prendre scandale ; mais cette conduite est, en soi, pleinement légitime ».
On a bien lu qu’il s’agissait d’une « tactique » car tout le texte est écrit avec comme arrière-fond, la condamnation des libertés « modernes » et principalement de la liberté de conscience et des cultes[9]. La défense des droits des autres chrétiens ou croyants n’est pas justifiable en elle-même mais uniquement autorisée pour la défense des droits des catholiques.
En fin de compte, cette présentation ne réhabilite-t-elle pas le principe par ailleurs justement condamné selon lequel la fin justifie les moyens ?
Certains essayent néanmoins de sauver la théorie de la thèse et de l’hypothèse en assimilant l’intolérance doctrinale à la thèse et la tolérance politique à l’hypothèse. C’est « une faute contre la logique élémentaire du langage » écrit Dondeyne, car, comme le montrera le cardinal König[10], nous sommes en présence de deux ordres de choses différents : « quand on prétend que la tolérance politique n’est permise que dans certaines circonstances concrètes, on sous-entend que dans d’autres circonstances, l’intolérance politique est recommandée. Que le chrétien rêve d’un monde où tout le monde serait chrétien, c’est son droit, et qu’il travaille de toutes ses forces à la propagation du message évangélique c’est même son devoir, mais il doit le faire, non en recourant à la violence ou à l’oppression sociale, mais par les voies enseignées par le Christ ».
On ne peut non plus, fait remarquer encore Dondeyne, défendre « la thèse » en expliquant que l’erreur n’a pas de droits.[11] En effet, dit-il, « il ne faut pas jouer sur les mots. Seul l’homme a des droits. L’homme a le droit de chercher la vérité, ce qui implique le pouvoir de se tromper sincèrement ».
Etant donné toutes les difficultés soulevées[12] par la conception classique de la tolérance, on ne sera pas étonné d’entendre, un an avant la déclaration Dignitatis humanae, Albert Dondeyne souhaiter que la « coexistence tolérante » qu’il définit, lui, comme non pas un pis-aller mais comme une « vertu éthique » qui relève « de la vertu générale de justice », s’objective « dans un statut social et juridique, c’est-à-dire dans l’une ou l’autre forme de droit positif ». Et il conclut sur ce qui est le point de départ de toute la réflexion sociale de l’Église contemporaine : « la tolérance et la liberté de conscience bien comprises possèdent une signification positive incontestable : elles sont, dans le cadre de la société moderne, où l’ingérence de l’État ne cesse de croître, la seule manière d’affirmer avec efficacité que la personne humaine précède et transcende l’État et que l’État est au service de la personne ».
iii. La liberté religieuse
A partir des deux « piliers » cités (la vérité de la Parole et la liberté de l’acte de foi), la déclaration Dignitatis humanae s’est finalement écartée de la direction envisagée par la Commission.
Ainsi, A. Manaranche écrit que « la thèse désormais, c’est que l’État se mette au service non de la vérité religieuse, mais de la conscience humaine »[1]. L. de Vaucelles précise le changement : « selon la conception héritée de la chrétienté et réaffirmée au XIXe siècle, la liberté religieuse n’existe que pour une conscience subjectivement droite, objectivement formée et éclairée par les normes de la loi divine et du droit naturel, telles que l’Église les déclare authentiquement. Seuls les catholiques, membres fidèles de la véritable religion révélée, peuvent s’en réclamer. Quant aux consciences sincères mais erronées, on ne peut les contraindre d’embrasser la vraie foi, puisque l’adhésion aux croyances qu’elles proclament relève d’un acte libre ». Par contre, dans Dignitatis humanae, « il ne s’agit plus là de tolérer un état de fait regrettable. Le ressort fondamental des nouvelles orientations est d’admettre sans esprit de retour, au nom même des exigences de l’acte de foi et de la dignité de la personne humaine, la pleine liberté des individus, enfin reconnus comme adultes, de chercher la vérité et de vivre conformément à leurs convictions - dans les limites bien sûr de l’ordre public ».[2]
En fait, la déclaration Dignitatis humanae repose sur un réajustement historique et sur un approfondissement des notions fondamentales de vérité religieuse et de conscience droite grâce aux progrès de l’œcuménisme et à la reviviscence de la pédagogie évangélique.
a. Un réajustement historique
Pour comprendre la nécessaire et relative nouveauté de la reconnaissance de la liberté religieuse telle qu’elle a été définie lors du concile Vatican II, on peut méditer un instant la condamnation portée par le pape Grégoire XVI sur certaines thèses défendues par Lamennais.[1]
Lamennais qui fut un esprit brillant, généreux et exalté, a certes défendu des conceptions philosophiques et théologiques hasardeuses et inacceptables mais il n’empêche qu’il a émis, trop tôt sans doute et sans en assurer, avec rigueur, la pertinence, des idées très en vogue aujourd’hui et qu’un catholique peut défendre, avec quelques nuances, sans faillir.
Ainsi, dans son journal L’Avenir, en 1830-1831, il prit fait et cause pour « la liberté de conscience ou la liberté de religion, pleine, universelle, sans distinction comme sans privilège ; et par conséquent… la totale séparation de l’Église et de l’État, séparation écrite dans la Charte, et que l’État et l’Église doivent également désirer… Cette séparation nécessaire, et sans laquelle, il n’existerait pour les catholiques nulle liberté religieuse, implique, d’une part, la suppression du budget ecclésiastique…, d’une autre part, l’indépendance absolue du clergé dans l’ordre spirituel : le prêtre restant d’ailleurs soumis aux lois du pays, comme les autres citoyens et dans la même mesure… »[2].
Le pape Grégoire XVI condamna, sans le nommer[3], le héraut des libertés dans son encyclique Mirari vos, le 15-8-1832. L’encyclique n’est pas tout entière consacrée à Lamennais[4]. Le Souverain Pontife dresse un catalogue d’erreurs diverses affirmant que « toute nouveauté bat en brèche l’Église universelle » et appuyant cette affirmation d’une citation du saint pape Agathon[5] : « rien de ce qui a été régulièrement défini ne supporte ni diminution, ni changement, ni addition, repousse toute altération du sens et même des paroles ».
Soucieux de l’unité de l’Église, de sa fidélité au « saint dépôt », il affirme qu’il n’y a qu’une seule autorité : celle du successeur de Pierre. A lui seul, selon saint Léon, « a été confiée la dispensation des Canons ». Et donc, il est indécent de vouloir la « restauration » et la « régénération » de l’Église, ce qui était un des souhaits de Lamennais.
Le champion des libertés modernes et de la démocratie est nettement visé par la dénonciation de l’« indifférentisme », opinion selon laquelle « on peut, par une profession de foi quelconque, obtenir le salut éternel de l’âme, pourvu qu’on ait des mœurs conformes _ la justice et à la probité » ; et des erreurs qu’il génère : la liberté de conscience, d’opinion, de presse, la volonté de séparer l’Église et l’État : « Nous ne pourrions augurer des résultats plus heureux pour la religion et pour le pouvoir civil, des désirs de ceux qui appellent avec tant d’ardeur la séparation de l’Église et de l’État, et la rupture de la concorde[6] entre le sacerdoce et l’empire. Car c’est un fait avéré, que tous les amateurs de la liberté la plus effrénée redoutent par dessus tout cette concorde, qui a toujours été aussi salutaire et aussi heureuse pour l’Église que pour l’État ». « Il est bien clair que l’union des deux pouvoirs, qui s’est toujours montrée utile à la société civile comme à l’ecclésiastique, est particulièrement redoutée par les partisans de cette impudente liberté dont il a été parlé plus haut ». On s’efforce , dit encore le Saint Père, par révolte et sédition de « détruire la fidélité due aux princes et de les renverser de leurs trônes »
Et d’en appeler aux princes : « …que les Princes nos très chers fils en Jésus-Christ favorisent de leur puissance et de leur autorité les vœux que nous formons avec eux pour la prospérité de la religion et des États ; qu’ils songent que le pouvoir leur a été donné, non seulement pour le gouvernement du monde, mais surtout pour l’appui et la défense de l’Église ; qu’ils considèrent sérieusement que tous les travaux entrepris pour le salut de l’Église, contribuent à leur repos et au soutien de leur autorité. Bien plus, qu’ils se persuadent que la cause de la foi doit leur être plus chère que celle même de leur empire, et que leur plus grand intérêt, nous le disons avec le Pape saint Léon, « est de voir ajouter, de la main du Seigneur, la couronne de la foi à leur diadème. » Etablis comme les pères et les tuteurs des peuples, ils leur procureront un bonheur véritable et constant, l’abondance et la tranquillité, s’ils mettent leur principal soin à faire fleurir la religion et la piété envers Dieu qui porte écrit sur son vêtement : « Roi des rois, Seigneur des seigneurs ». »
Il est clair que Grégoire XVI est, dans sa réplique aux « nouveautés » aussi peu nuancé ou aussi romantique que Lamennais. Vacant note, pour nous éclairer, que ce pape fut un homme « très austère, très observateur de la règle de son ordre (des camaldules), intransigeant pour lui-même et pour les autres. Plein de droiture, mais avec assez peu d’ouverture d’esprit, pas du tout d’expérience et une profonde défiance pour toutes les idées nouvelles, il portera sur le trône de saint Pierre ces mêmes dispositions d’esprit qui resteront caractéristiques de son pontificat ».
Il est clair, rappelons-nous, que la pensée catholique a été pendant des siècles obscurcie, en ce qui concerne les rapports entre le pouvoir civil et l’Église, par le pouvoir temporel que l’Église prétendait exercer directement ou indirectement.
Il est clair aussi, comme nous l’avons déjà vu dans le premier tome, qu’en ces temps révolutionnaires violemment troublés, que les Souverains Pontifes ne pouvaient pas facilement avoir une vision positive de l’explosion de ces liberté qui semblaient destinées à la seule destruction de l’Église. Il est symptomatique d’ailleurs de constater que dans la plupart des documents consacrés, au XIXe siècle, à la liberté, celle-ci est sans cesse affublée de l’adjectif « effrénée ».
De même, Pie X pouvait-il, devant la radicalité brutale de la loi de séparation, en France, en 1905, réagir autrement qu’il ne le fit dans son encyclique Vehementer nos du 11-2-1906 ?
A juste titre, le Souverain Pontife s’insurge contre la prise de position unilatérale du gouvernement français dénonçant un Concordat (1801) qui avait été, à l’époque, négocié par les entre les deux parties. Le Pape a raison de souligner que cette pratique est contraire au droit international qui déclare qu’un traité ne peut « en aucune manière être annulé par le fait de l’une des deux parties ayant contracté ».
Sur le fond, l’idée de séparation est considérée par Pie X comme « une thèse absolument fausse, une très pernicieuse erreur ». Dès lors, écrit-il, « Nous réprouvons et Nous condamnons la loi votée en France sur la séparation de l’Église et de l’État comme profondément injurieuse vis-à-vis de Dieu qu’elle renie officiellement en posant en principe que la république ne reconnaît aucun culte. Nous la réprouvons et condamnons comme violant le droit naturel, le droit des gens et la fidélité publique due aux traités ; comme contraire à la constitution divine de l’Église, à ses droits essentiels et à sa liberté ; comme renversant la justice et foulant aux pieds les droits de propriété que l’Église a acquis à des titres multiples, et, en outre, en vertu du Concordat. Nous la réprouvons et condamnons comme gravement offensante pour la dignité de ce Siège apostolique, pour Notre Personne, pour l’Episcopat, pour le clergé et pour tous les catholiques français ».
Il faut donc tenir compte, dans toutes ces prises de position, du poids des événements historiques.[7] Il faut faire la distinction que fait le cardinal König entre l’ordre spirituel et l’ordre de la société. L’ordre spirituel « concerne l’homme dans son rapport à ce qui est objectivement vrai et bon. Dans cet ordre, il n’existe pas de problèmes de droits ; il serait simplement absurde de revendiquer des droits contre la vérité, ou demander la liberté contre la loi morale. Cet ordre spirituel est un ordre de devoirs et d’obligations ». Mais avec le problème de la liberté religieuse telle qu’elle est définie au Concile, nous sommes ici dans « l’ordre de la société, marqué par les relations interpersonnelles et les rapports qui existent entre gouvernement et gouvernés. Cet ordre est régi par le droit humain et le principe de la liberté »[8].
Rappelons aussi que l’État chrétien, à la mode ancienne, par la confusion qu’il entretenait entre le domaine spirituel et le domaine civil, ressemblait étrangement, comme l’a montré H. Simon[9], à l’État païen.
Ajoutons enfin qu’au moment du Concile, la distinction classique État chrétien- État non chrétien est en voie de disparition puisqu’un peu partout les constitutions, avec des nuances diverses, ont consacré la séparation de l’Église et de l’État. On sait que la déclaration Dignitatis humanae n’a causé aucun état d’âme aux représentants des pays anglo-saxons qui, depuis fort longtemps, vivent avec une pluralité de confessions ou avec un esprit ouvert aux minorités religieuses.
Même la très catholique Irlande, affirme dans sa Constitution[10] les principes suivants:
1. L’État reconnaît que l’hommage de l’adoration publique est dû à Dieu Tout-puissant. Il devra tenir Son Nom en révérence et respectera et honorera la religion.
2. 1° La liberté de conscience et la liberté de professer et pratiquer la religion sont, compte tenu de l’ordre public et de la moralité, garanties à chaque citoyen.
2° L’État s’engage à ne pas se doter d’une religion.
3° L’État n’imposera aucune incapacité ou ne fera aucune discrimination sur la base de l’une profession, croyance ou statut religieux.
4° La législation attribuant l’aide de l’État aux établissements scolaires ne fera aucune discrimination entre les écoles dirigées par des confessions religieuses différentes, et, de même, ne portera préjudice au droit de tout enfant de fréquenter une école recevant l’aide publique, sans être obligé d’assister aux cours de religion.
5° Chaque confession religieuse aura le droit de gérer ses propres affaires, de posséder, d’acquérir et d’administrer des biens, meubles ou immeubles, et de maintenir des institutions à fins religieuses ou charitables.
6° La propriété de toute confession religieuse ou de toute institution éducative ne sera pas distraite excepté pour des travaux d’utilité publique nécessaires et sur paiement d’une compensation.
Il est intéressant de noter que la Constitution irlandaise s’inspire très largement de l’enseignement social de l’Église. Certes, l’« hommage de l’adoration publique » est prévu mais il s’adresse au « Dieu Tout-puissant ». Tout chrétien s’y reconnaîtra ainsi que les croyants d’autres religions. Seul l’incroyant peut s’en offusquer mais le §2 devrait le rassurer.
Dans les pays latins qui avaient vécu longtemps sous la houlette d’un État confessionnel, la déclaration Dignitatis humanae a provoqué, plus ou moins rapidement, de profondes modifications dans les Constitution.
L’exemple le plus remarquable est sans doute celui offert par l’Espagne.
En 1958, la Loi des Principes du Mouvement national précise (art. 2): « La Nation espagnole considère comme un honneur la soumission à la loi de Dieu, selon la doctrine de la Sainte Église Catholique, Apostolique et Romaine, seule véritable foi inséparable de la conscience nationale qui inspirera sa législation ».[11]
En 1967, au lendemain donc du Concile, la loi va changer. Dans l’article 6 de la Loi organique de l’État, on lit désormais : « la profession et la pratique de la religion catholique, qui est celle de l’État espagnol, jouiront de la protection officielle.
L’État assumera la protection de la liberté religieuse, garantie par une tutelle juridique efficace qui, en même temps, sauvegardera la morale et l’ordre public »
Avant 1967, « les non-catholiques avaient seulement le droit de ne pas être inquiétés pour leurs croyances religieuses, toute manifestation extérieure de culte autre que les manifestations catholiques étant interdite ». A partir de 1967, l’État garantit la défense et la protection de la liberté religieuse conformément aux textes du Concile Vatican II.
Le général Franco qui était encore au pouvoir à l’époque a expliqué lui-même dans un discours à la séance extraordinaire des Cortes, le 22-11-1966 qu’« il a été seulement nécessaire de reconsidérer l’Article 6 relatif à la liberté religieuse, pour l’accommoder à la doctrine en vigueur de l’Église, mise à jour au Concile Vatican II »[12].
Dans le préambule de la Loi organique, le chef de l’État s’engage personnellement, salue le « Fuero [charte] des Espagnols » (1945) et le « Fuero du travail » (1938) dont un grand nombre de déclarations et de préceptes, dit-il, « constituent une fidèle anticipation de la doctrine sociale catholique, récemment mise à jour par le Concile Vatican II ». Il évoque « la modification introduite dans son article 6 par le Loi organique de l’État, ratifiée par le referendum de la nation, afin d’adapter son texte à la déclaration conciliaire sur la liberté religieuse, promulguée le 1er décembre 1965, qui demande la reconnaissance explicite de ce droit » . Le Chef de l’État ajoute encore - et ceci doit être souligné aussi - que cette décision est prise « conformément au second des Principes fondamentaux du Mouvement, selon lequel la doctrine de l’Église doit inspirer notre législation ».[13]
On retiendra, enfin, que « lors de son discours de présentation de la Loi organique, le Chef de l’État, a souligné que le Saint-Siège avait approuvé le nouveau texte de cet article ».[14] En 1978, une étape nouvelle sera franchie. Sous l’impulsion du roi Juan Carlos, la nouvelle Constitution stipulera, plus fidèlement encore à l’esprit de Dignitatis humanae[15]:
« 1. La liberté idéologique, religieuse et de culte des individus et des communautés est garantie, sans autres limitations, quant à ses manifestations, que celles qui sont nécessaires au maintien de l’ordre public protégé par la loi.
2. Nul ne pourra être obligé à déclarer son idéologie, sa religion ou ses croyances.
3. Aucune confession n’aura le caractère de religion d’État. Les pouvoirs publics tiendront compte des croyances religieuses de la société espagnole et entretiendront de ce fait des relations de coopération avec l’Église catholique et les autres confessions. »
On peut aussi examiner la situation italienne.
Un concordat[16] avait été conclu entre le Saint-Siège et l’État italien (fasciste), en 1929[17], pour régler un certain nombre de problèmes sources de conflits permanents et notamment la question des États pontificaux annexés par l’Italie en 1870. Mais, le concordat, sur le plan strictement religieux, déclarait le catholicisme seule religion de l’État, introduisait l’enseignement religieux dans les écoles primaires et secondaires, accordait les effets civils du mariage religieux et interdisait le divorce.
La Constitution de 1948, dans son article 7[18], intégra ces accords et reconnut l’indépendance et le souveraineté de l’État et de l’Église catholique, ce qui fut source de difficultés.
Après de très longues négociations, le 18-2-1984, le Saint-Siège et l’État italien signèrent de nouveaux accords (dits de « Villa Madame »). Cette révision tendait « à correspondre à l’évolution législative de l’État »[19]. Selon ces nouveaux accords, le principe du catholicisme comme religion d’État est abrogé..
Le cardinal Casaroli qui signa ce concordat au nom du Saint-Siège reconnut[20] qu’il s’appuyait à la fois sur l’article 7 de la Constitution et sur le Concile Vatican II et que, par le fait même, son « axe et son principe inspirateur » étaient que « l’État et l’Église catholique sont, chacun dans son ordre propre, indépendants et souverains » et que « tous deux s’engagent à collaborer ensemble au service de la promotion de l’homme et du bien de tous ». Le Cardinal Secrétaire d’État ajoutait : « c’est un instrument de concorde qui n’est pas un privilège. Car on ne peut considérer comme un privilège la reconnaissance d’un fait social d’une importance aussi grande, non seulement au plan historique mais de par son actuelle vitalité, que l’existence, en Italie, de la religion et de l’Église catholique : ce qui n’enlève rien à ce qui est dî, dans une société pluraliste, aux citoyens professant une autre foi religieuse ou ayant une conviction idéologique différente (…) ».
Le Président du Conseil italien Craxi, de son côté, précisait : « La Constitution de la République, forte d’une conception plus mûre des valeurs de la laïcité et de la liberté de conscience, a pu garantir à la vie religieuse, sous toutes ses formes, une protection plus sûre et une plus large présence.
Avec cet Accord que nous avons signé, toutes les potentialités de la Constitution républicaine par rapport à la liberté de religion et de conscience sont réalisées sous les formes juridiques que la Constitution elle-même a établies.
Ce résultat important est le fruit du chemin parcouru dans l’Église depuis le Concile Vatican II, avec ses déclarations sur la liberté religieuse et sur les nouveaux rapports entre l’Église et la communauté politique, ainsi que, en ce qui nous concerne, le fruit de la maturation de la société civile, des transformations de l’État et de l’évolution de la législation italienne.[21]
Le Président Craxi reconnaissait : « Le catholicisme, dans le patrimoine historique de l’Italie, a eu et a des racines profondes. Il enrichit le pluralisme culturel et social auxquels se nourrissent les valeurs et les aspirations profondes du peuple italien ». Et il concluait : « Nous terminons donc, avec bonheur, un long chapitre, qui fut parfois difficile, entre l’État et l’Église. Nous fermons aussi des plaies qui restaient à vif dans bien des consciences, en exaltant le pluralisme des idées et des conceptions de vie, qui est une base essentielle dans une société démocratique. Les rapports entre l’État et l’Église pourront ainsi être consolidés grâce à des modalités modernes qui n’ont plus besoin de barrières archaïques mais seulement d’un État libre dans lequel l’Église soit libre et active au sein de la société nationale.
L’ancien principe du Risorgimento[22]se trouve élargi et renouvelé dans un État laïc où les citoyens peuvent choisir en pleine connaissance de cause et dans une plus grande liberté leurs opinions religieuses ».[23]
Les autres confessions, ont pu, dès lors, sans contradiction, profiter de l’article 8-3 de la Constitution qui prévoyait que « leurs relations avec l’État sont réglées par la loi sur la base d’ententes avec les représentants de chaque confession ». Six communautés religieuses ont négocié avec l’État des accords qui ont été ensuite ratifiés par le Parlement : la Table vaudoise (méthodistes et calvinistes) (1984), l’Église adventiste du Septième Jour (1988), les Assemblées de Dieu (pentecôtistes) (1988), l’Union des Communautés juives (1989), l’Union chrétienne évangélique baptiste (1995) et l’Église évangélique luthérienne (1995).
Leurs relations sont réglées par les accords du Latran. Les modifications de ces accords acceptées par les deux parties, n’exigent aucune procédure de révision constitutionnelle ».
b. Les progrès de l’œcuménisme et du dialogue interreligieux.
On se souvient, d’une part, que le texte qui a été à l’origine de la déclaration Dignitatis humamae a été préparé par le Secrétariat pour l’Unité des chrétiens ; on sait d’autre part que les textes conciliaires forment un tout cohérent et qu’un texte doit être lu à la lumière de l’ensemble. On ne comprendre sérieusement Dignitatis humanae en faisant fi de Lumen gentium ou de Gaudium et spes, en ignorant Gravissimum educationis momentum dont la problématique est déjà présente dans la question de la liberté religieuse ou le décret Ad gentes sur l’activité missionnaire. On ne peut non plus lire Dignitatis humanae sans tenir compte de ses affinités étroites avec le décret sur l’œcuménisme Unitatis redintegratio dont il devait être le cinquième chapitre et avec la déclaration Nostra aetate sur les relations de l’Église avec les religions non chrétiennes. Or, il est clair que, dans ces textes, l’Église cherche sincèrement le dialogue dans un esprit positif et compréhensif.
Il est important de noter que, parlant des non chrétiens, l’Église déclare nettement que « nous ne pouvons invoquer Dieu, Père de tous les hommes, si nous refusons de nous conduire fraternellement envers certains des hommes créés à l’image de Dieu. La relation de l’homme à Dieu le Père et la relation de l’homme à ses frères humains sont tellement liées que l’Écriture dit : « Qui n’aime pas ne connaît pas Dieu » (1 Jn 4, 8).
Par là est sapé le fondement de toute théorie ou de toute pratique qui introduit entre homme et homme, entre peuple et peuple, une discrimination en ce qui concerne la dignité humaine et les droits qui en découlent.
L’Église réprouve donc, en tant que contraire à l’esprit du Christ, toute discrimination ou vexation opérée envers des hommes en raison de leur race, de leur couleur, de leur classe ou de leur religion ».[1]
L’esprit n’est donc plus à l’anathème. Comme l’écrivait, juste avant le Concile, A. Dondeyne : « Au lieu de ne voir dans les religions non-chrétiennes qu’idolâtrie, dépravation morale, accumulation de sottises, nous y découvrons maintenant une secrète recherche de Dieu. Nous mettons l’accent beaucoup plus sur ce qui nous rapproche que sur ce qui nous sépare et sommes convaincus que toutes les grandes cultures ont quelque chose à nous apprendre, sans méconnaître que nous avons beaucoup à leur donner. On pourrait, continue-t-il, en dire autant en ce qui concerne nos rapports avec les chrétiens séparés de Rome, protestants et orthodoxes. Là où il n’y eut d’abord que cohabitation forcée, jaillit maintenant un dialogue sincère et fécond ».[2]
Il n’était pas possible, dans cet esprit, de continuer à penser en termes de tolérance.Sur ce sujet et sans aucune préoccupation religieuse, le philosophe André Comte-Sponville[3] fait quelques remarques fort intéressantes qui rejoignent, à son corps défendant, la nouvelle position de l’Église en la matière. Pour lui, si la recherche de la vérité doit se faire dans la liberté, la tolérance est sans objet dès que la vérité est connue avec certitude. Le problème de la tolérance ne se pose que dans les questions d’opinion. La tolérance se présente alors, comme l’écrivait sagement Alain, comme « un genre de sagesse qui surmonte le fanatisme, ce redoutable amour de la vérité ». Mais peut-on tout tolérer en le domaine des « croyances incertaines » ? Pour l’auteur, la tolérance universelle est tout d’abord condamnable parce que, si tolérer signifie accepter ce qu’on pourrait condamner et donc « prendre sur soi », on ne peut se permettre de tolérer la souffrance des autres. d’autre part, la tolérance universelle est contradictoire. En effet, elle se nierait elle-même puisqu’elle laisserait la liberté à ceux qui veulent détruire la tolérance. La tolérance ne peut donc qu’être limitée. Ne vaudrait-il pas mieux, en définitive, utiliser un autre mot ? Il y a de la condescendance dans le fait de tolérer. Tolérer les opinions d’autrui, c’est les considérer comme inférieures et si on les tolère c’est peut-être parce qu’on ne peut les interdire. Or, si la liberté de croire est de droit, elle n’a pas à être tolérée mais respectée et protégée. Il faudrait parler de respect plutôt que de tolérance. Si ce mot s’est imposé, « c’est sans doute que d’amour ou de respect chacun se sent trop peu capable s’agissant de ses adversaires… ». La tolérance est certainement une attitude nécessaire, au départ, pour éviter la barbarie, mais, c’est une « petite vertu » qui doit être dépassée. Comme le confirme V. Jankélévitch, « En attendant le beau jour où la tolérance deviendra aimante, nous dirons que la tolérance est ce qu’on peut faire de mieux ! La tolérance -si peu exaltant que soit ce mot- est donc une solution passable ; en attendant mieux, c’est-à-dire en attendant que les hommes puissent s’aimer, ou simplement se connaître et se comprendre, estimons-nous heureux qu’ils commencent par se supporter. La tolérance est donc un moment provisoire ».[4]
Comment l’Église qui prétend se construire sur l’amour aurait-elle pu ne pas un jour parier pour ce dépassement de la tolérance ?
Il y a donc un lien étroit entre œcuménisme et liberté religieuse « tout simplement, explique le cardinal Willebrands, parce que le dialogue, de soi, veut la réciprocité, et donc une certaine égalité (…). Là où il n’y a pas cette réciprocité, il n’y a pas de dialogue ». [5]
Ce n’est pas l’objet de cette étude de définir et justifier théologiquement cette « certaine égalité ». Rappelons simplement ici sur quelle base objective commune le dialogue peut s’engager et de quel statut commun les acteurs du dialogue peuvent se réclamer.
Jean-Paul II écrit : « Le dialogue n’est pas la conséquence d’une stratégie ou d’un intérêt, mais c’est une activité qui a ses motivations, ses exigences et sa dignité propres : il est demandé par le profond respect qu’on doit avoir envers tout ce que l’Esprit, qui « souffle où il veut », a opéré en l’homme. Grâce au dialogue, l’Église entend découvrir les « semences du Verbe »[6], les « rayons de la vérité qui illumine tous les hommes »[7], semences et rayons qui se trouvent dans les personnes et dans les traditions religieuses de l’humanité. Le dialogue est fondé sur l’espérance et la charité, et il portera des fruits dans l’esprit. Les autres religions constituent un défi positif pour l’Église d’aujourd’hui ; en effet, elles l’incitent à découvrir et à reconnaître les signes de la présence du Christ et de l’action de l’Esprit, et aussi à approfondir son identité et à témoigner de l’intégrité de la révélation dont elle est dépositaire pour le bien de tous. On voit par là quel esprit doit animer ce dialogue dans le contexte de la mission. L’interlocuteur doit être cohérent avec ses traditions et ses convictions religieuses et ouvert à celles de l’autre pour les comprendre, sans dissimulation, ni fermeture, mais dans la vérité, l’humilité, la loyauté, en sachant bien que le dialogue peut être une source d’enrichissement pour chacun. Il ne doit y avoir ni capitulation, ni irénisme[8], mais témoignage réciproque en vue d’un progrès des uns et des autres, sur le chemin de la recherche et de l’expérience religieuses et aussi en vue de surmonter les préjugés, l’intolérance et les malentendus. Le dialogue tend à la purification et à la conversion intérieure qui, si elles se font dans la docilité à l’Esprit, seront spirituellement fructueuses ».[9]
Au niveau des personnes, la constitution dogmatique Lumen gentium[10] va plus loin. Dans sa description du peuple de Dieu, non seulement elle se déclare « unie pour de multiples raisons » aux chrétiens non catholiques mais même vis-à-vis de « ceux qui n’ont pas encore reçu l’Évangile », elle n’hésite pas à dire que « sous des formes diverses, eux aussi sont ordonnés au peuple de Dieu ». Lumen gentium salue en premier les Juifs et les Musulmans, tous « enveloppés dans le dessein du salut ». « Et même des autres, continue le texte, qui cherchent encore dans les ombres et sous des images un Dieu qu’ils ignorent, Dieu n’est pas loin, puisque c’est lui qui donne à tous vie, souffle et toutes choses (cf. Ac, 17, 25-28), et puisqu’il veut, comme sauveur, que tous les hommes soient sauvés (cf. 1Tm, 2, 4). En effet ceux qui, sans qu’il y ait de leur faute, ignorent l’Évangile du Christ et son Église, mais cherchent pourtant Dieu d’un cœur sincère et s’efforcent, sous l’influence de sa grâce, d’agir de façon à accomplir sa volonté telle que leur conscience la leur révèle et la leur dicte, ceux-là peuvent arriver au salut éternel. A ceux-là même qui, sans faute de leur part, ne sont pas encore parvenus à une connaissance expresse de Dieu, mais travaillent, non sans la grâce divine, à avoir une vie droite, la divine Providence ne refuse pas les secours nécessaires à leur salut. En effet, tout ce qui, chez eux, peut se trouver de bon et de vrai, l’Église le considère comme une préparation évangélique et comme un don de Celui qui illumine tout homme pour que, finalement, il ait la vie ».
Le texte s’appuie, entre autres, sur saint Thomas écrivant que « les infidèles, bien qu’ils ne soient pas actuellement de l’Église, lui appartiennent cependant en puissance ; et cette puissance repose sur deux fondements : d’abord et principalement sur la vertu du Christ qui suffit au salut de tout le genre humain ; ensuite sur le libre arbitre ».[11]
Une « certaine » égalité existe donc entre les interlocuteurs puisque la vérité a été semée partout plus ou moins généreusement, plus ou moins fructueusement et que tous, de différentes manières, à des titres divers, appartiennent au peuple de Dieu.
En tout cas cette vision entraîne la nécessité d’adapter la pédagogie de la mission. Il s’agit pour le chrétien d’annoncer le Christ, unique sauveur, et son Église tout en respectant le rythme et le « caractère » de la conscience de l’autre. Et cet autre est tenu à la fois de suivre sa conscience et de chercher la vérité Dans les deux cas, c’est la conscience morale, conscience morale droite, telle qu’elle a été décrite par Paul, qui est sollicitée.[12]
Face à l’obligation d’annoncer »l’unique et vraie religion » et de « chercher la vérité, surtout en ce qui concerne Dieu et son Église », dès le premier chapitre de Dignitatis humanae, « le Concile déclare que ce double devoir concerne la conscience de l’homme et l’oblige, et que la vérité ne s’impose que par la force de la vérité elle-même qui pénètre l’esprit avec autant de douceur que de puissance. Or, puisque la liberté religieuse que revendique l’homme dans l’accomplissement de son devoir de rendre un culte à Dieu concerne son immunité de toute contrainte dans la société civile, elle ne porte aucun préjudice à la doctrine catholique traditionnelle sur le devoir moral de l’homme et des associations à l’égard de la vraie religion et de l’unique Église du Christ.[13]
Tout chrétien est missionnaire, « mais la charité du Christ le presse aussi d’agir avec amour, prudence, patience, envers ceux qui se trouvent dans l’erreur ou dans l’ignorance de la foi. Il faut donc prendre en considération tant les devoirs envers le Christ, Verbe vivifiant, qui doit être annoncé, que les droits de la personne humaine et la mesure de grâce que Dieu, par le Christ, a départie à l’homme, invité à accueillir et à professer la foi de son plein gré ».[14] Cette pédagogie est bien évangélique même si elle a été souvent oubliée. Il n’empêche, par exemple, qu’à l’occasion des conquêtes d’Amérique, au XVIe siècle, un homme comme Las Casas rédigea, entre 1522 et 1527, un ouvrage particulièrement intéressant, au titre évocateur : De unico modo vocationis gentes ad veram religionem.[15] Ce livre remarquable qui peut être considéré comme le premier traité de missiologie que l’on connaisse, dénonce clairement, sauf en cas de légitime défense, toute guerre et a fortiori toute guerre qui se prétendrait « sainte ». « Ce terme, écrit-il, est odieux et satanique. Il vient tout droit du jihad de Mahomet ». S’attardant longuement à l’ »évangélisation » et nourri de saint Thomas, des Pères de l’Église (saint Jean Chrysostome et saint Augustin), du droit canon mais aussi de sages antiques comme Cicéron, il invite le missionnaire à imiter le Christ et à suivre les saints, à procéder lentement, par étapes, dans la paix, avec douceur[16], humilité, désintéressement, patience sans jamais exercer de contrainte car « le Christ n’a pas autorisé ses apôtres ni ses disciples à contraindre ceux qui ne voulaient pas les écouter, ni à punir ceux qui les chassaient de leurs villages ».[17] Il y reviendra encore plus loin affirmant que « toute contrainte est contraire à la divine sagesse » : « Le Christ a demandé qu’en entrant dans une maison, on commence par en saluer les habitants. Il a aussi demandé à ses disciples de soigner les malades et de ressusciter les morts, de chasser les démons (…). La contrainte, au contraire, engendre haines implacables et augmente le domaine du démon. Ceux qui usent de ces méthodes inhumaines n’échapperont pas au châtiment ».[18]
Il fustigera « les religieux qui, punissent les Indiens par le fouet ou la prison « pour tout péché commis avant ou après leur conversion ». Il rappellera cette parole sage du pape Nicolas 1er (858-867) : « Ce qu’une personne n’a pas choisi librement, elle ne peut le désirer ni l’aimer ; elle déprécie ce qu’elle n’aime pas. Rien n’est bon si la volonté ne l’accepte » et Las Casas conclura que « la foi ne peut être reçue, acceptée que librement et dans un climat de tranquillité, de quiétude ». [19]
En 1537, un des confrères de Las Casas obtint du pape Paul III la bulle Sublimis Deus qui reprenait et confirmait la pensée de l’illustre dominicain. La bulle stipulait clairement que les Indiens « ainsi que tous les autres peuples qui, dans l’avenir, parviendront à la connaissance des chrétiens, bien qu’ils soient encore loin de la foi chrétienne, ne doivent en aucun cas être privés de la liberté ni de la jouissance de leurs biens et que, tout au contraire, ils doivent pouvoir user de cette liberté et de ces biens et en jouir licitement et ne pas être réduits en servitude. Il faudra inviter ces mêmes Indiens et les autres nations à recevoir la foi chrétienne, par la prédication de la Parole de Dieu et par une vie vertueuse ; et qu’elle est nulle et sans valeur toute autre manière d’agir ; et qu’il faut inviter ces mêmes Indiens et toutes les nations du monde à recevoir la foi au Christ par la prédication de la Parole de Dieu et par les exemples d’une vie bonne ».[20]
L’ouvrage de Las Casas, que le Concile aurait pu citer en maints endroits, nous montre une fois de plus que toute contrainte est néfaste dans l’évangélisation. Ce principe doit éclairer le missionnaire mais aussi l’éducateur. Il doit aussi nous faire comprendre que la confessionnalité de l’État risque d’exercer une contrainte non violente mais réelle sur certaines consciences en les immergeant malgré elles dans une ambiance, en les encadrant de structures « marquées » et, comme souvent jadis, en interdisant le droit de manifester une autre religion « en public ».
Par contre, « un régime de liberté religieuse contribue, de façon notable, à favoriser un état de choses dans lequel l’homme peut être sans entrave invité à la foi chrétienne, peut l’embrasser de son plein gré et la confesser avec ferveur par toute sa vie »[21]
« L’Église donc, fidèle à la vérité de l’Évangile, suit la voie qu’ont suivie le Christ et les apôtres lorsqu’elle reconnaît le principe de la liberté religieuse comme conforme à la dignité de l’homme et à la révélation divine, et qu’elle encourage une telle liberté. Cette doctrine, reçue du Christ et des apôtres, elle l’a, au cours des temps, gardée et transmise.(…) Ainsi, le ferment évangélique a-t-il longtemps agi dans l’esprit des hommes et beaucoup contribué à faire reconnaître plus largement, au cours des temps, la dignité de la personne humaine, et à faire mûrir la conviction qu’en matière religieuse cette personne doit, dans la cité, être exempte de toute contrainte humaine ». [22]
Ceci ne veut pas dire qu’un État confessionnel est nécessairement intolérant. Tout dépend, bien sûr, de la qualité des personnes et, à travers elles, de la nature des lois établies, comme nous le verrons dans le chapitre suivant. Aujourd’hui, en Europe, on constate que le luthéranisme en Norvège, Suède, Islande et Danemark, l’anglicanisme en Angleterre et le catholicisme au Liechtenstein, à Monaco, à Saint-Marin et à Malte ont le statut de religions d’État ce qui n’empêche pas ces pays d’appliquer le principe de la liberté religieuse. De même, un régime de séparation n’empêche pas nécessairement les signes religieux publics : aux États-Unis, le Président prête serment sur la Bible et les constitutions germanique, helvétique et irlandaise invoquent Dieu. Par contre, dans l’État laïciste du Mexique, la religion catholique qui est la religion de la grande majorité du peuple, a subi interdictions et discriminations juridiques pendant près de quatre-vingts ans[23]. Le Mexique pratique, disait Paul VI, un « confessionnalisme en négatif »[24].
Toutefois, un État non confessionnel qui reconnaît pleinement le droit à la liberté religieuse telle qu’elle est définie dans Dignitatis humanae, évite bien des ambigüités et des difficultés car, dans nos sociétés pluralistes, la permanence de signes publics religieux bien définis est susceptible d’exaspérer bien des sensibilités et de provoquer des réactions de rejet qui peuvent aller au delà d’une contestation légitime et porter préjudice à l’évangélisation.
Tout naturellement, s’érigeant en juge, il approuve ou condamne ce qu’il observe. La conscience qui approuve ou condamne est la conscience morale qu’on peut définir : le pouvoir de porter des jugements sur la valeur morale des actes humains.
Mais le témoin peut aussi, faisant abstraction de la valeur morale des actions observées, se contenter, comme l’agent de police, d’une simple constatation. La conscience qui observe et constate les faits psychologiques est la conscience psychologique qu’on peut définir : le pouvoir ou la faculté de percevoir sa propre activité psychique, ou encore l’acte même par lequel on la perçoit » (Psychologie, Les Editions de l’Ecole, 1959, p. 157). Si la conscience morale et la conscience psychologique se complètent et s’influencent , elles ne doivent pas se confondre. L’individualisme et le subjectivisme se nourrissent d’une conscience fermée sur le sujet qui est à elle-même sa propre loi et décide souverainement du bien et du mal. La vraie conscience morale est ouverte à une autre loi, à « l’ordre objectif de la création et de la rédemption » (BRUGUES). Comme l’a rappelé le Concile, « la moralité du comportement ne dépend pas de la seule appréciation des motifs ; mais elle doit être déterminée selon des critères objectifs, tirés de la nature même de la personne et de ses actes... » (GS, n°51). La conscience morale n’est pas infaillible comme le pensait Rousseau, elle doit être éduquée. Selon la belle formule de J.-L. Bruguès, « avant de devenir responsable devant sa conscience, on est responsable de sa conscience ».
Enfin, le 1er décembre 2000, Vincente Fox Quesada était élu président. Ce catholique divorcé a proposé une réforme en 10 points : -Promouvoir le respect du droit à la vie de la conception à la mort naturelle -Encourager l’union familiale -Respecter le droit des parents à éduquer leurs enfants -Promouvoir le libre accès à l’assistance spirituelle et religieuse dans les hôpitaux, prisons et centres d’assistance -Répondre à l’exigence des Églises d’un plus grand espace de liberté religieuse (sur base de l’art. 24) -Abolir les restrictions à la liberté religieuse( reprises dans l’art. 130) -Permettre aux Églises d’utiliser des moyens de communication pour répandre leurs idées et favoriser leurs activités -Promouvoir un régime de déduction fiscale pour les activités des Églises contribuant au développement humain -Autoriser l’introduction et la permanence des ministres du culte -Promouvoir l’homologation des études ecclésiastiques dans le respect des programmes et des matières proposés par les séminaires et instituts de formation religieuse.(cf. fides.org).
c. L’émergence du laïcat
Nous avons déjà eu l’occasion de méditer longuement la très célèbre formule « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » et nous avons remarqué, à travers l’histoire, que cette idée révolutionnaire a été souvent mal comprise voire occultée. Cette nouveauté radicale n’a pas été immédiatement assimilée et l’on peut se demander si elle l’est aujourd’hui !
Pourquoi ?
Parce que, tout d’abord, l’État a toujours tendance soit à contrôler tout, y compris l’Église, à se faire Église, soit à abuser de son pouvoir en faveur de l’Église.
De son côté, l’Église a parfois eu, elle aussi, tendance à sortir de son domaine et à vouloir contrôler le pouvoir temporel.
L’histoire raconte l’effort lent, toujours fragile, toujours compromis, vers une plus juste compréhension des responsabilités respectives du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel. Aux exemples historiques heureux mais trop rares que nous avons vu dans les tomes précédents, tant sur le plan doctrinal que sur le plan pratique, on peut encore ajouter la réflexion, de Jean Quidort, appelé aussi Jean le Sourd ou encore Jean de Paris[1]. Il est surtout connu pour son traité De potestate regia et papali publié en 1302. Le titre de cet ouvrage, par ailleurs fort intéressant, montre comment se pose la question politique, à l’époque. Il s’agit de définir les pouvoirs respectifs de l’Église (du Pape, en particulier) et du prince. Comme le souligne fort justement H. Simon, « faute d’une théorie de la conscience et de la liberté des personnes, Jean de Paris reste encore prisonnier des parallélismes qu’il établit entre le pape et les rois »[2]. Autrement dit, tout le laïcat est incarné dans le prince mais il n’a pas d’existence en dehors de lui. Pouvait-il en être autrement dans un système monarchique ?
Historiquement, nous devons aussi tenir compte de deux crises aigües et déterminantes, au XVIe et au XVIIIe siècles qui vont avoir d’importantes conséquences pour l’avenir.
Le néo-paganisme de la Renaissance est l’aboutissement de tendances, déjà perceptibles aux XIVe et XVe siècles, qui s’efforcent de déchristianiser la société. Le naturalisme, le sécularisme, la laïcisation y trouvent leurs racines et leurs premières formulations. Devant la menace accentuée par l’assaut protestant, on se retranche dans le sanctuaire. Le concile de Trente va défendre l’essentiel de la foi: le credo, les Écritures et leur interprétation, l’Eucharistie, le péché originel et la Tradition. Dans sa mouvance, une profusion d’œuvres spirituelles, pieuses, caritatives verront le jour[3], mais pour le reste, c’est-à-dire pour ce qui relève de la politique, on s’en remet au Prince, qui est le représentant du laïcat. Il est le rempart contre la laïcisation, mais le seul rempart, le seul obstacle !
La révolution de 1789 qui est le produit d’une lente préparation intellectuelle va, en supprimant le Prince, ouvrir largement la voie à la laïcisation de la société. Elle consacre la rupture, tant recherchée, entre le spirituel et le temporel, confinant au seul sanctuaire, dans le meilleur des cas, l’influence de l’Église.
Les princes chrétiens sont dépassés et débordés par un « laïcat » qui s’est nourri dans les « sociétés de pensée » des nouveautés philosophiques et politiques. L’Europe est secouée par une fièvre révolutionnaire. Dans ce contexte très troublé, la mort du roi de France Louis XVI prendra une valeur symbolique très significative. « En décapitant Louis XVI le 21 janvier 1793, écrit M. Carrouges[4], (la Révolution) a décapité le laïcat. » Cette affirmation est confirmée par Albert Camus[5] qui déclare : « Le 21 janvier, avec le meurtre du roi-prêtre, s’achève ce que l’on a appelé significativement la passion de Louis XVI. Certes, c’est un répugnant scandale d’avoir présenté comme un grand moment de notre histoire l’assassinat public d’un homme faible et bon. Cet échafaud ne marque pas un sommet, il s’en faut. Il reste au moins que, par ses attendus et ses conséquences, le jugement du roi est à la charnière de notre histoire contemporaine. Il symbolise la désacralisation de cette histoire et la désincarnation du dieu chrétien. Dieu jusqu’ici se mêlait à l’histoire par les rois. Mais on tue son représentant historique, il n’y a plus de roi. Il n’y a donc plus qu’une apparence de Dieu relégué dans le ciel des principes. Les révolutionnaires peuvent se réclamer de l’Évangile. En fait, ils portent au christianisme un coup terrible dont il n’est pas encore relevé (…) ce n’est pas Capet qui meurt, mais Louis de droit divin, et avec lui, d’une certaine manière, la chrétienté temporelle. »
Nous sommes visiblement, en 1789, à un tournant de l’histoire qui justifie l’urgence d’une solution. Car, si le « prince » n’est pas tué ou dépossédé, il passe, de bon ou mauvais gré, aux idées nouvelles. En 1868, un observateur[6] remarque : « Il faut avouer que le Saint-Père n’a pas trop à se louer des princes. Excepté la reine d’Espagne, pas un royaume catholique ne lui est resté fidèle. » Et il ajoute avec une perspicacité étonnante : « Il y aura désormais deux mondes retranchés, parfois hostiles. Alors le pape parlera aux peuples et il parlera d’autant plus que ces peuples sont de moins en moins chrétiens et qu’il importe de leur faire savoir cette doctrine sociale du Christ que les princes connaissaient, appliquaient et que personne ne connaît plus. »
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de Melun, dans ce texte, idéalise sans doute le prince chrétien et ses rapports avec l’Église et sa pensée sociale mais il semble prophétiser exactement la conduite future des papes et nous avons particulièrement l’impression de voir s’esquisser, entre les lignes, la figure de notre pape infatigable. En réalité, A. de Melun a justement diagnostiqué le mal et logiquement déduit le seul remède possible. L’avenir lui donnera raison.
En 1878, Léon XIII amorce la nouvelle stratégie de l’Église avec la publication de Rerum Novarum. La démocratie s’installe, petit à petit, partout. Il n’est plus possible de compter simplement sur la conversion du « prince ». C’est finalement une chance. L’heure du laïcat a sonné. Le prince chrétien mort, c’est le moment pour le laïcat, pour la première fois peut-être dans l’histoire, de se trouver, selon le mot de Pie XII[7] « aux premières lignes de la vie de l’Église ». Les fidèles chrétiens ne sont plus ceux qui se laissent guider par le prince ou par le clerc. Ils deviennent acteurs. L’Église doit désormais compter avec eux et sur eux si elle veut continuer à enraciner son message dans les réalités terrestres.
Il s’agit d’un changement de front, non de hiérarchie. Ce n’est plus le dogme, comme jadis, qui est attaqué. Le Concile de Trente a construit le roc sur lequel viennent régulièrement s’échouer les vieux radeaux hérétiques sans cesse rafistolés. Aujourd’hui, et gravement, c’est le milieu social et culturel qui est corrompu et désagrégé. Ce milieu où la vie chrétienne doit s’implanter sous peine de dessèchement, milieu qui a été progressivement détruit et dégradé par le sécularisme, le pragmatisme, l’hédonisme, l’idéologie.
Double chance car non seulement le peuple de Dieu dans son entièreté est appelé à la tâche mais, en même temps, la dialectique entre le prince et l’Église est cassée. Un nouvel acteur apparaît entre les deux : le laïc citoyen et fils de l’Église. A lui maintenant la mission de convertir le temporel. Il est chez lui. Comme le fait remarquer avec bon sens J.-B. d’Onorio : « L’État n’est pas le tout de la nation ni de la société humaine ; ses structures et ses procédures importent moins que les hommes qui le composent ; ceux-ci peuvent être chrétiens sans que l’État le soit nécessairement. L’État sera chrétien dans la mesure où les hommes d’État le seront d’abord, de la même manière que la société - dont ils sont le reflet - ne sera chrétienne que si ses membres sont personnellement chrétiens ».[8]
Surgit un problème. Au long des siècles, les chrétiens ont acquis un funeste réflexe : celui de laisser précisément au clerc et au prince, le soin de défendre et de mettre en pratique les valeurs chrétiennes. Le prince est passé à l’ennemi et le clerc doit être et rester le gardien de la foi, de la doctrine, de la morale, c’est-à-dire le gardien de ce qu’il importe de soustraire aux tiraillements des querelles humaines, des ambitions du monde. Malheureusement, comme le laïc n’a pas encore, en tous lieux, réalisé sa nouvelle responsabilité, le clerc, simplement par souci de suppléance ou en fonction d’un réflexe multiséculaire, va encore trop souvent interpréter abusivement son rôle. Même Léon XIII nous en fournit un exemple. Ce grand pape dont l’œuvre reste, fondamentale, quoi qu’en disent certains, est un prophète des temps nouveaux. Il a bien expliqué, dans Sapientiae christianae (1890), Arcanum divinae sapientiae (1880) et Immortale Dei (1885), la prééminence du spirituel ou mieux le pouvoir indirect du spirituel sur le temporel, mais aussi la distinction nécessaire des deux domaines, la juste autonomie du temporel. Mais cet illustre pontife a, à notre sens, utilisé parfois en privé un langage maladroit ou du moins terriblement équivoque. Ainsi, à Monseigneur Meignan, archevêque de Tours, il déclara un jour : « Il est constant et manifeste qu’il y a dans l’Église deux ordres bien distincts par leur nature, les pasteurs et le troupeau, c’est-à-dire les chefs et le peuple. Le premier a pour fonction d’enseigner, de gouverner, de diriger les hommes dans la vie, d’imposer des règles. L’autre a pour devoir d’être soumis au premier, de lui obéir, d’exécuter ses ordres et de lui rendre honneur. » Une telle présentation entendue trop largement risquerait de contredire les documents officiels qui « contiennent sans doute possible dans leur continuité (…) l’infaillible doctrine, celle-là même qui doit servir de Règle à notre foi »[9].
Le Concile lucidement consacrera la mobilisation générale du laïcat chrétien et lui indiquera clairement sa tâche prioritaire : le renouvellement de l’ordre temporel. Ce sera l’objet unique de la dernière partie.
Mais rappelons-nous, un instant, ce qu’écrit Gaudium et spes : « Aux laïcs reviennent en propre, quoique non exclusivement, les professions et les activités séculières. Lorsqu’ils agissent, soit individuellement, soit collectivement, comme citoyens du monde, ils auront donc à cœur, non seulement de respecter les lois propres à chaque discipline, mais d’y acquérir une véritable compétence. Ils aimeront collaborer avec ceux qui poursuivent les mêmes objectifs qu’eux. Conscients des exigences de leur foi et nourris de sa force, qu’ils n’hésitent pas, au moment opportun, à prendre de nouvelles initiatives età en assurer la réalisation. C’est à leur conscience, préalablement formée, qu’il revient d’inscrire la loi divine dans la cité terrestre. qu’ils attendent des prêtres lumières et forces spirituelles. qu’ils ne pensent pas pour autant que leurs pasteurs aient une compétence telle qu’ils puissent leur fournir une solution concrète et immédiate à tout problème, même grave, qui se présente à eux, ou que telle soit leur mission. Mais plutôt, éclairés par la sagesse chrétienne, prêtant fidèlement attention à l’enseignement du magistère, qu’ils prennent eux-mêmes leurs responsabilités ».[10]
Ce texte est clair : il définit l’autonomie du laïcat, l’invitant à prendre ses responsabilités et le renvoyant, en ce qui concerne l’engagement concret, non à l’autorité du clerc mais à sa conscience formée.
La distinction nettement proclamée aujourd’hui, entre l’ordre temporel et l’ordre spirituel, a ouvert un espace à la conscience, à toute conscience droite y compris la conscience chrétienne appelée à « collaborer avec ceux qui poursuivent les mêmes objectifs ». Comment, dès lors que la liberté de conscience est ainsi consacrée, refuser le principe de la liberté religieuse ?
Nous allons y revenir.
Surtout, chacun de ces deux pouvoirs a sa visée propre : le spirituel assure le salut ; le temporel permet aux hommes de « vivre en hommes et non en bêtes ». Notons, dit H. Simon, cette perception de la rationalité du politique, loin de toute instrumentalisation par le pouvoir religieux. Le roi est ministre de Dieu et non pas du pape. Sa légitimité lui vient de l’élection ou de l’assentiment du peuple.
(…) Jean de Paris réfute par des arguments de bon sens les théories extrémistes des tenants de la théocratie pontificale. Le pape pourrait intervenir dans le temporel puisque, dit-on, « qui peut le plus, peut le moins ». Avec un peu de verdeur, Jean de Paris répond : « Un homme peut-il engendrer un chien ? Un prêtre peut-il payer la dette du pécheur, même s’il peut absoudre le péché ? »
(…) La primauté du spirituel n’implique pas qu’il puisse régenter toute la vie sociale et politique. A ceux qui voudraient que ce pouvoir temporel soit entièrement subordonné au spirituel, il répond que la politique ne vise pas que la vie du corps ( ce que nous appellerions une vision matérialiste du politique), mais qu’il doit aussi promouvoir une « vie vertueuse ».
Jean de Paris admet bien que le Christ a été établi souverain sur toute la terre ; mais il ne faut pas faire d’erreur sur sa souveraineté : « Le règne du Christ, établi par la foi, ne s’exerce pas sur les richesses, mais sur les cœurs ».
Le pape n’a pas de juridiction directe sur les rois mais une primauté pour assurer l’unité et l’universalité de l’Église. S’il exerce un pouvoir temporel c’est par concession des souverains. Toutefois, l’Église n’est pas neutre et si les souverains agissent mal, l’enseignement de l’Église, et les sacrements, peuvent avoir des conséquences. Le pape peut excommunier un souverain. Alors ses sujets pourront désobéir et appeler l’Église à l’aide ».
d. La cohérence doctrinale
Il y a entre tous les textes de Vatican II une cohérence que nous avons déjà constatée plusieurs fois et notamment entre Dignitatis humanae, Lumen gentium, Gaudium et spes, Unitatis redintegratio et Nostra aetate.
Il faut maintenant souligner le fait que Vatican II reprend, consacre et poursuit une réflexion entamée avec Léon XIII et révèle progressivement une connivence entre liberté religieuse, liberté de conscience, droits de l’homme, démocratie et dignité fondamentale de toute personne[1]. En effet, après la méfiance compréhensible de ses prédécesseurs, Léon XIII ne craint pas, pour lutter contre les abus des sociétés modernes, d’en appeler à certains droits de l’homme. Pie XI[2] puis Pie XII développent davantage encore ce thème face aux menaces barbares récurrentes. Enfin, à la veille du Concile, Jean XXIII inaugure son encyclique Pacem in terris en reprenant et articulant l’ensemble des droits « universels, inviolables et inaliénables »[3] de la personne que ses prédécesseurs ont défendus, à partir de l’affirmation de la dignité humaine : « Tout être humain a droit à la vie, à l’intégrité physique, aux moyens nécessaires et suffisants pour une existence humaine.(…) Tout être humain a droit au respect de sa personne, à sa bonne réputation, à la liberté dans la recherche de la vérité, dans l’expression et la diffusion de la pensée (…). Chacun a le droit d’honorer Dieu suivant la juste règle de sa conscience et de professer sa religion dans la vie privée et publique »[4]. C’est cette profession publique qui, théoriquement, a souvent fait difficulté dans la perspective ancienne et que les intégristes n’ont jamais acceptée.
Mais, comment devant cette reconnaissance de plus en plus précise, de plus en plus complète et de plus en plus solennelle, de la dignité de l’homme et de ses droits, imaginer que le Concile allait oublier le droit de la conscience et le droit à la liberté religieuse ? L’ensemble des droits, avons-nous dit, est indivisible, dans la mesure où ils découlent tous de la nature particulière et éminente de la personne humaine. Et le Concile confortera cette vision en la référant à l’Évangile qui »annonce et proclame la liberté des enfants de Dieu, rejette tout esclavage qui en fin de compte provient du péché, respecte scrupuleusement la dignité de la conscience et son libre choix... » [5]
Jean-Paul II ira plus loin encore en associant, comme droits premiers et fondateurs, l’un dans l’ordre historique ou matériel, l’autre sur le plan spirituel ou culturel, le droit à la vie et le droit à la liberté religieuse.
Pour lui, nous l’avons vu, le droit à la vie « constitue la condition primordiale nécessaire de tout autre droit humain »[6] et la liberté religieuse « est à la base de toutes les autres libertés et (…) est inséparablement liée à elles toutes en raison précisément de cette dignité même qu’est la personne humaine »[7]. Ailleurs [8], il expliquera : « La limitation de la liberté religieuse et sa violation sont en contradiction avec la dignité de l’homme et avec ses droits objectifs. (…) Sans aucun doute, nous nous trouvons dans ce cas en face d’une injustice radicale affectant ce qui est particulièrement profond en l’homme, ce qui est authentiquement humain ». Il affirmera encore que la réalisation du droit à la liberté religieuse « est l’un des tests fondamentaux pour vérifier le progrès authentique de l’homme en tout régime, en toute société, système ou milieu ».[9]
Non content de donner ainsi un statut privilégié à ce droit alors que Jean XXIII le citait simplement parmi d’autres, Jean-Paul II va lier de plus en plus étroitement liberté religieuse et liberté de conscience. Evoquant l’ensemble des droits de l’homme, il écrit en 1979: « Parmi ces droits, on compte à juste titre le droit à la liberté religieuse, à côté du droit à la liberté de conscience »[10]. Ne pourrait-on aller jusqu’à dire que, pour Jean-Paul II, il n’y a pas équivalence entre la liberté religieuse et droit de la conscience, comme dit J.-Y. Calvez[11], mais que le droit à la liberté religieuse découle du droit de la conscience dont il est la fine pointe, le fruit le plus précieux ? N’est-ce pas ce qui est suggéré par ces deux passages de Centesimus annus : « Dans les régimes totalitaires et autoritaires, on a poussé à l’extrême le principe de la prépondérance de la force sur la raison. L’homme a été contraint d’accepter une conception de la réalité imposée par la force et non acquise par l’effort de sa raison et l’exercice de sa liberté. Il faut inverser ce principe et reconnaître intégralement le droit de la conscience humaine, celle-ci ne pouvant être obligée que par la vérité, naturelle et révélée. C’est dans la reconnaissance de ce droit que se trouve le fondement premier de tout ordre politique authentiquement libre. (…) Dans certains pays apparaissent de nouvelles formes de fondamentalisme religieux, qui, de façon voilée ou même ouvertement, refusent aux citoyens qui ont une foi différente de celle de la majorité le plein exercice de leurs droits civils ou religieux, les empêchent de participer au débat culturel, restreignent le droit qu’a l’Église de prêcher l’Évangile et le droit qu’ont les hommes d’accueillir la parole qu’ils ont entendu prêcher et de se convertir au Christ. Aucun progrès authentique n’est possible sans respect du droit naturel élémentaire de connaître la vérité et de vivre selon la vérité ».[12]
On peut trouver sous la plume d’Yves Ledure[13] un développement qui peut éclairer ce lien entre liberté religieuse et liberté de conscience. Son explication qui s’appuie à la fois sur Kant et sur Bruaire, montre en même temps que le dictamen de la conscience et de la conscience religieuse en particulier, est la limite la plus sûre à l’arbitraire politique. Il réaffirme ainsi nettement le lien entre le droit de la conscience et l’institution démocratique.
La conscience individuelle ne peut être réduite à l’espace privé dans la mesure où « l’individu ne peut s’épanouir que dans la dimension du collectif politique »[14]. En effet, « cet engagement politique désenclave l’individu de son égoïsme pour le grandir à la dimension de la communauté. Il interdit, par ailleurs, un pouvoir politique illimité ». Pour éviter le risque d’enfermement de soi et celui du pouvoir sans limite, « il faut, de la part de l’individu, un engagement politique responsable dont la mesure ultime demeure l’espace-liberté de sa conscience, c’est-à-dire la non-identification avec l’instance politique ».
La conscience individuelle à laquelle se heurte toute velléité totalitaire et dont il est question ici, est une conscience morale mobilise la raison pour porter un jugement qu’elle veut ou prétend objectif, universel[15]. Elle « énonce, comme dit l’auteur, la nécessité d’une rationalité pour que l’individu puisse rejoindre l’universel humain ». Mais la raison convoquée doit s’exprimer dans la liberté. Sans cela, elle ne serait pas morale. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, l’obligation morale témoigne, en fait, de la liberté humaine.
La conscience morale « n’est pas un état de rupture, d’isolement ; elle opère le recueillement sur l’essentiel, sur ce que les hommes ont en commun et qu’ils partagent : la raison ». Par le fait même, « loin d’ignorer la politique, la conscience individuelle en devient la mise en œuvre et le garant, puisqu’elle concerne un impératif d’universalité ».
Ceci rappelé et assez communément admis, Ledure examine la conscience religieuse qu’il présente comme une « modalité particulière » de l’exercice de la conscience morale. Il s’agit ici bien sûr d’examiner le lien entre la conscience morale et la conscience religieuse qui n’est pas à confondre avec la religion elle-même qui trouve son origine dans une Révélation c’est-à-dire dans Dieu même[16]. A cet endroit, le mérite de l’auteur, à mon sens, est de bien montrer que la conscience religieuse est plus liée encore à la liberté que la conscience morale et, par là, la source la plus sûre de la résistance aux excès du pouvoir.
La conscience morale « définit l’obligatoire de la liberté » tandis que la conscience religieuse « ne se greffe sur aucune obligation » mais vit d’une « liberté libre ». La « liberté-obligation » de la conscience morale a pour objectif de rendre l’homme plus humain, c’est-à-dire plus libre, sans doute, mais d’une liberté purement humaine précisément c’est-à-dire limitée. Dans sa libre adhésion à Dieu, , la conscience religieuse n’a « d’autre objectif qu’un toujours plus de liberté ». Un « toujours plus » possible dans ce cas. La liberté se vise elle-même « dans l’exercice total de son affirmation. Et c’est en visant l’absolu d’elle-même qu’elle rejoint l’Absolu qui est Dieu », Dieu qui est absolue liberté. Ce n’est simplement pas un « plus humain » qui est ici recherché mais une divinisation, l’expérience d’une « liberté-libération ». « Mais, poursuit l’auteur, comme la liberté humaine est radicalement infirme d’absolu et trop limitée pour s’inventer la fonction de l’absolument libre, « il faut une liberté absolue qui en réponde, qui soit au fondement, au principe de sa réalité »[17]. L’exercice religieux de la liberté, parce que visée d’absolu, devient libération des insuffisances et contingences humaines. Comme logique de la liberté, il assure la logique de l’existence dans le dépassement de la mort ».
Sur le plan politique, il est clair que « cet exercice illimité de la liberté dans le phénomène religieux se pose en anti-pratique du pouvoir qui est lui aussi revendication d’absolu dans l’ordre de la puissance ».
On voit dès lors toute l’importance de la conscience morale et de la conscience religieuse. On voit pourquoi la conscience est un « sanctuaire »[18], un « témoin de la transcendance de la personne », précieuse, inviolable. On voit pourquoi les droits qui sont liés à son plein exercice peuvent être considérés comme fondateurs.[19]
Les réflexions de Ledure nous conduisent aussi à reconnaître que morale et religion sont nécessaires : elles aident l’homme à « devenir lui-même ». L’homme qui prétendrait se passer de l’obligation morale se livrerait « à un infra-humain ». Par contre, si l’ignorance du « projet religieux ne désarticule pas l’homme », elle « l’enferme dans les limites de sa finitude ». La liberté dans l’acte religieux « s’instaure comme un « autrement » de la condition humaine ». En effet, « la religion (…) n’est pas une pratique annexe, mais elle définit une nouvelle façon de vivre la vie humaine. Elle fait éclater l’homogénéité opaque de la sensibilité pour l’ouvrir au transcendant, pour l’articuler sur un autre espace de vie. Ici et ici seulement, la liberté peut se déployer en totalité puisqu’elle embrasse un projet global d’humanité. La conscience religieuse est l’espace non pas unique de la liberté, mais le seul espace total de la liberté, le seul domaine où la liberté concerne la totalité de l’être humain. En ce sens, il est légitime d’affirmer que la conscience religieuse est la mise en œuvre intégrale de la liberté ».
Par le fait même, elle garde la liberté à elle-même « contre tout ce qui peut lui porter atteinte, notamment le pouvoir politique ». Elle « met en œuvre une figure humaine dont la détermination fondamentale n’est plus le désir de puissance, mais la volonté de donner ». La conscience religieuse nous met sur le chemin de la liberté absolue et nous insère dans une logique de don. Voilà pourquoi il lui revient « comme de droit (…), d’affirmer la liberté face au pouvoir. A la revendication d’un illimité de puissance que définit l’exercice même du pouvoir, la liberté instaure une autre modalité de l’illimité. Elle constitue donc la « fonction d’arrêt » du pouvoir dans son inévitable dérive totalitaire. Car il ne saurait y avoir deux fonctions d’illimité dans l’homme. Seul l’illimité de la liberté définit l’homme puisqu’elle l’ouvre à l’Absolu, à Dieu. A l’inverse, la revendication d’illimité qui est inhérente au pouvoir constitue la suprême tentation de l’homme (…). Tentation qui voudrait voir dans la Toute-Puissance l’unique modalité de l’être-homme, celle qui lui ferait oublier sa condition mortelle. Or, seul l’illimité de la liberté peut assurer ce dépassement dans la mesure où il s’ouvre à l’Absolu de Dieu. Puisque la conscience religieuse définit l’illimité de la liberté, puisqu’elle en signifie sa plus haute fonction, il lui revient de mettre en œuvre ce que nous appelons la fonction d’arrêt du pouvoir ».
Cette méditation d’Y. Ledure conforte semble-t-il la position de Jean-Paul et le principe de la liberté religieuse tel qu’il a été défini au concile Vatican II.
Pour nous en convaincre, examinons un instant la thèse des traditionalistes modérés qui, sans aller jusqu’au schisme, ont émise de sérieuses réserves à l’encontre de Dignitatis humanae.
En bref, ils contestent le « double principe de non-intervention :
-principe de non-intervention contre les fausses religions (liberté des cultes, sous réserve que l’ordre public soit sauf),
-principe de non-intervention pour la vraie religion (il ne doit pas y avoir de discrimination pour motif religieux). »[20]
Reconnaissons d’abord que ces traditionalistes, comme Jean-Paul II, cherchent à préserver la conscience de toute contrainte autre que celle de la vérité consentie[21].
Mais l’Église, aujourd’hui, va plus loin. L’homme contemporain, en effet, est animé d’une conscience toujours plus aigüe de sa dignité, qui le pousse à revendiquer la possibilité « d’agir en vertu de ses propres options et en toute libre responsabilité, non pas sous la pression d’une contrainte, mais guidé par la conscience de son devoir »[22]
Or, comme Jean-Paul II le confirme, « aucune autorité humaine n’a le droit d’intervenir dans la conscience de quiconque. La conscience est le témoin de la transcendance de la personne, même en face de la société, et, comme telle, elle est inviolable. Cependant, elle n’est pas un absolu qui serait placé au-dessus de la vérité et de l’erreur ; et même, sa nature intime suppose un rapport avec la vérité objective, universelle et égale pour tous, que tous peuvent et doivent rechercher. Dans ce rapport avec la vérité objective, la liberté de conscience trouve sa justification, en tant que condition nécessaire de la recherche de la vérité digne de l’homme et de l’adhésion à la vérité une fois qu’on l’a connu de façon appropriée ».[23]
Il est clair que Jean-Paul II parle au nom de toute conscience humaine. Comme l’expliquait Y. Ledure, la « fonction-liberté (…) de la conscience religieuse ne découle pas du contenu de la religion. Elle est conséquence de la nature même de cette conscience, à savoir espace de liberté »[24]. Dès lors, puisque « la liberté constitue (…) le préalable, le fondement du phénomène religieux »[25], aucune contrainte autre que celle de la recherche de la vérité ne peut être admise, quelle que soit ensuite l’option religieuse choisie pour autant qu’elle soit compatible avec l’ordre moral objectif, ou, si l’on préfère, avec le bien commun de la société tel qu’il a été défini précédemment.
La doctrine de l’Église n’a guère envisagé, au cours des temps, que la contrainte physique. Or la contrainte peut prendre différents visages et s’exercer de manière très subtile, comme l’a montré Jean-Paul II, dans une méditation sur les persécutions modernes : « Les persécutions pour la foi sont parfois semblables à celles que le martyrologe de l’Église a déjà écrites dans les siècles passés. Elles prennent diverses formes de discrimination des croyants, et de toute la communauté de l’Église. Ces formes de discrimination sont parfois appliquées en même temps qu’est reconnu le droit à la liberté religieuse, à la liberté de conscience, et cela aussi bien dans la législation des divers États que dans les documents de caractère international.
Faut-il préciser ?
Dans les persécutions des premiers siècles, les peines habituelles étaient la mort, la déportation et l’exil.
Aujourd’hui, à la prison, aux camps d’internement ou de travail forcé, à l’expulsion de sa propre patrie, se sont ajoutées d’autres peines moins remarquées, mais plus subtiles : non pas la mort sanglante, mais une sorte de mort civile ; non seulement la ségrégation dans une prison ou dans un camp, mais la restriction permanente de la liberté personnelle ou la discrimination sociale.
Il y a aujourd’hui des centaines et des centaines de milliers de témoins de la foi, très souvent ignorés ou oubliés de l’opinion publique dont l’attention est absorbée par les faits divers ; ils ne sont souvent connus que de Dieu seul. Ils supportent des privations quotidiennes, dans les régions les plus diverses de chaque continent.
Il s’agit de croyants contraints à se réunir clandestinement parce que leur communauté religieuse n’est pas autorisée.
Il s’agit d’évêques, de prêtres, de religieux auxquels il est interdit d’exercer le saint ministère dans des églises ou dans des réunions publiques.
Il s’agit de religieuses dispersées, qui ne peuvent mener leur vie consacrée.
Il s’agit de jeunes gens généreux, empêchés d’entrer dans un séminaire ou dans un lieu de formation religieuse pour y réaliser leur propre vocation.
Il s’agit de jeunes filles auxquelles on ne donne pas la possibilité de se consacrer dans une vie commune vouée à la prière et à la charité envers les frères.
Il s’agit de parents qui se voient refuser la possibilité d’assurer à leurs enfants une éducation inspirée par leur foi.
Il s’agit d’hommes et de femmes, travailleurs manuels, intellectuels ou exerçant d’autres professions, qui, pour le simple fait de professer leur foi, affrontent le risque de se voir privés d’un avenir intéressant pour leurs carrières ou leurs études.
Ces témoignages s’ajoutent aux situations graves et douloureuses des prisonniers, des internés, des exilés, non seulement chez les fidèles catholiques et les autres chrétiens, mais aussi chez d’autres croyants (…). Ils constituent comme une louange qui s’élève continuellement vers Dieu du sanctuaire de leurs consciences, comme une offrande spirituelle certainement agréée par Dieu.
Cela ne doit pas nous faire oublier d’autres difficultés pour vivre la foi. Elles ne proviennent pas seulement des restrictions externes de liberté, des contraintes des hommes, des lois ou des régimes. Elles peuvent découler également d’habitudes et de courants de pensées contraires aux mœurs évangéliques et qui exercent une forte emprise sur tous les membres de la société ; ou encore il s’agit d’un climat de matérialisme ou d’indifférentisme religieux qui étouffe les aspirations spirituelles, ou d’une conception fallacieuse et individualiste de la liberté qui confond la possibilité de choisir n’importe quoi qui flatte les passions avec le souci de réaliser au mieux sa vocation humaine, sa destinée spirituelle et le bien commun. Ce n’est pas une telle liberté qui fonde la dignité humaine et favorise la foi chrétienne (…). Aux croyants qui sont immergés dans de tels milieux, il faut aussi un grand courage pour demeurer lucides et fidèles, pour bien user de leur liberté ».[26]
Comme on l’a remarqué, Jean-Paul II n’évoque pas seulement, dans ce texte, les persécutions contre les catholiques mais aussi contre « les autres chrétiens » et les « autres croyants ». L’Église ne parle plus comme jadis de « vraie religion » face à de « fausses religions ». Elle développe une approche plus complexe mais plus juste de la réalité religieuse et de sa diversité. Si Jésus-Christ est le Verbe de Dieu fait homme, l’unique rédempteur de tous les hommes, il a, par le fait même, « une fonction unique et singulière pour le genre humain et pour son histoire : cette fonction lui est propre, elle est exclusive, universelle et absolue »[27]. Le Concile l’a bien expliqué: « Le Verbe de Dieu, par qui tout a été fait, s’est lui-même fait chair, afin que, homme parfait, il sauve tous les hommes et récapitule toutes choses en lui. Le Seigneur est le terme de l’histoire humaine, le point vers lequel convergent tous les désirs de l’histoire humaine, le centre du genre humain, la joie de tous les cœurs et la plénitude de leurs aspirations. C’est lui que le Père a ressuscité d’entre les morts, a exalté et fait siéger à sa droite, le constituant juge des vivants et des morts ».[28] Et comme le rappellera encore Jean-Paul II, « c’est précisément ce caractère unique du Christ qui lui confère une portée absolue et universelle par laquelle, étant dans l’histoire, il est le centre et la fin de l’histoire elle-même ».[29] Il n’y a qu’un seul Christ, Evénement absolu dans l’histoire de l’humanité, et l’Église qu’il a fondée est aussi unique, elle est son Epouse et elle est dite, très tôt[30], catholique parce qu’elle englobe tout, parce qu’elle est universelle, à la mesure du salut apporté par le Christ, à la mesure du Christ. L’adjectif « catholique » n’a donc rien de confessionnel à l’origine. Il désigne un caractère inhérent à l’Église. Cette unique Église du Christ n’est reconnaissable que par la succession apostolique. Elle passe, comme dit saint Irénée, « de main en main », d’évêque de Rome à évêque de Rome [31]. C’est pourquoi le concile Vatican II déclarera que cette Église « subsiste » dans l’Église catholique « gouvernée par le successeur de Pierre et les évêques qui sont en communion avec lui ». Les Pères n’ont pas dit qu’elle « était » l’Église catholique telle qu’on la connaît aujourd’hui dans la mesure où ils étaient bien conscients des faiblesses et des limites qui l’ont défigurée. Mais, en même temps, les Pères reconnaissent que « des éléments nombreux de sanctification et de vérité subsistent (inveniantur) hors de ses structures, éléments qui, appartenant proprement par don de Dieu à l’Église du Christ, appellent par eux-mêmes l’unité catholique ».[32]
Dans cette optique, il n’est plus possible d’établir une division nette entre « vraie religion » et « fausses religions » dans la mouvance du Christ. On parlera de communion plus ou moins parfaite avec son unique Église. La Déclaration Dominus Iesus[33] a bien résumé la situation en précisant les diverses positions : « Les Églises qui, quoique sans communion parfaite avec l’Église catholique, lui restent cependant unies par des liens très étroits comme la succession apostolique et l’eucharistie valide, sont de véritables Églises particulières[34]. Par conséquent, l’Église du Christ est présente et agissante dans ces Églises, malgré l’absence de la pleine communion avec l’Église catholique, provoquée par leur non-acceptation de la doctrine catholique du primat, que l’Evêque de Rome, d’une façon objective, possède et exerce sur toute l’Église conformément à la volonté divine.[35]
En revanche, les Communautés ecclésiales qui n’ont pas conservé l’épiscopat valide et la substance authentique intégrale du mystère eucharistique[36], ne sont pas des Églises au sens propre ; toutefois, les baptisés de ces communautés sont incorporés au Christ par le baptême et se trouvent donc dans une certaine communion bien qu’imparfaite avec l’Église[37]. Le baptême en effet tend en soi à l’acquisition de la plénitude de la vie du Christ, par la totale profession de foi, l’Eucharistie et la pleine communion dans l’Église ».[38]
En conséquence, une fois encore, « ces Églises et Communautés séparées, bien que nous les croyions souffrir de déficiences, ne sont nullement dépourvues de signification et de valeur dans le mystère du salut. L’Esprit du Christ, en effet, ne refuse pas de se servir d’elles comme de moyens de salut, dont la force dérive de la plénitude de grâce et de vérité qui a été confiée à l’Église catholique ».[39]
Nous sommes, avec une telle description, loin des conditions d’anathème des temps anciens. On comprend mieux à présent, comment tous les chrétiens, quelle que soit leur confession, parce que nés du Christ sont liés d’une manière ou d’une autre à son unique Église « susbsistant » dans l’Église catholique.
Mais qu’en est-il des religions non chrétiennes ?
On peut, dans l’histoire, distinguer 4 périodes[40]. Il y eut, dans un premier temps, une révélation naturelle, cosmique, pourrait-on dire, de Dieu. Paul en parle dans l’épître aux Romains (1, 20). Cette révélation naturelle explique la présence universelle du phénomène religieux. Vient alors un deuxième temps, celui de la loi donnée à Moïse. C’est le temps du peuple élu par Dieu. Le troisième temps est celui de la grâce, le temps qui a commencé avec la venue du Christ et qui dure encore aujourd’hui. Viendra un quatrième temps, celui du Royaume.
Toutes les religions sur terre s’inscrivent dans les trois premiers temps de ce schéma. La révélation naturelle concerne toutes les religions ; le deuxième temps est singulièrement celui de la religion juive : le troisième temps, celui de la grâce, n’abolit ni la révélation naturelle ni la loi mais accomplit, par le Christ, les promesses faites à Abraham. Les religions s’inscrivent ainsi dans un mouvement qui devrait les entraîner vers le Royaume, à condition de reconnaître la loi et d’accueillir la grâce du Christ qui est lui-même le Royaume[41]. Le salut est offert à tous les hommes « et cela, précise Jean-Paul II, ne vaut pas seulement pour ceux qui croient au Christ, mais bien pour tous les hommes de bonne volonté, dans le cœur desquels, invisiblement, agit la grâce. En effet, puisque le Christ est mort pour tous et que la vocation dernière de l’homme est réellement unique, à savoir divine, nous devons tenir que l’Esprit Saint offre à tous, d’une façon que Dieu connaît, la possibilité d’être associés au Mystère pascal ».[42] Le concile avait bien établi que sont « ordonnés au peuple de Dieu » , le peuple juif, en premier lieu[43], les musulmans qui reconnaissent le Créateur, ceux qui cherchent « dans les ombres et sous des images un Dieu qu’ils ignorent »[44] et « même ceux qui, sans faute de leur part, ne sont pas encore parvenus à une connaissance expresse de Dieu, mais travaillent, non sans la grâce divine, à avoir une vie droite (…) ». Tout « ce qui, chez eux, peut se trouver de bon et de vrai, l’Église le considère comme une préparation évangélique et comme un don de Celui qui illumine tout homme pour que, finalement, il ait la vie ».[45]
On songe à Paul aux Philippiens : « ...tout ce qui est vrai, tout ce qui est honorable, tout ce qui est juste, tout ce qui est pur, tout ce qui est aimable, tout ce qui a bon renom, tout ce qui est vertueux et louable, que tout cela soit l’objet de vos pensées ».[46]
Toute cette vision de l’humanité considérée avec le regard patient et paternel de Dieu, a des racines dans le passé. Pie XII a évoqué ceux qui « par un certain désir et souhait inconscient (…) se trouvent ordonnés au Corps mystique du Rédempteur ». « Le véritable amour de l’Église exige non seulement que nous soyons, dans le Corps lui-même, membres les uns des autres, mais il exige aussi que dans les autres hommes non encore unis avec nous dans le corps de l’Église, nous sachions reconnaître des frères dans le Christ selon la chair, appelés avec nous au même salut éternel. »[47]
Et même Pie IX, l’auteur du fameux Syllabus dont nous devrons reparler plus loin, a noté ceci : « Il faut tenir de foi que personne ne peut être sauvé en dehors de l’Église catholique romaine apostolique, qu’elle est l’unique arche de salut : celui qui n’y est pas entré périra par le déluge ; mais, cependant, il faut tenir pour certain que ceux qui souffrent de l’ignorance de la vraie religion, ignorance invincible, n’en sont nullement rendus coupables aux yeux du Seigneur. Qui serait assez présomptueux pour pouvoir marquer les limites de cette ignorance, vu la nature et la variété des peuples, des régions, des esprits et d’autres nombreux facteurs ? Lorsque, dégagés des liens du corps, nous verrons Dieu comme il est, nous comprendrons le lien serré et magnifique qui unit la miséricorde et la justice divines. Mais aussi longtemps que nous sommes sur cette terre, accablés par la masse mortelle qui engourdit l’âme, tenons très fermement, d’après la doctrine catholique, qu’il y a un seul Dieu, une seule foi, un seul baptême. Il n’est pas permis à notre recherche d’aller plus avant ».[48]
Bien avant lui, Bossuet, lui-même, parfois si injuste avec les Juifs et les hérétiques, avait écrit que « dans l’unité de l’Église, toutes les créatures se réunissent. Toutes les créatures visibles et invisibles sont quelque chose à l’Église ». Et il ne craignait pas de préciser: « Même les créatures rebelles et dévoyées, comme Satan et ses anges, par leur propre égarement et par leur propre malice, dont Dieu se sert malgré eux, sont appliquées au service, aux utilités et à la sanctification de l’Église : Dieu voulant que tout concoure à l’unité, et même le schisme, la rupture et la révolte. (…)
Pour les hommes, ils sont tous quelque chose de très intime à l’Église, tous lui étant incorporés, ou appelés au banquet où tout est fait un.
Les infidèles sont quelque chose à l’Église, qui voit en eux l’abîme d’ignorance et de répugnance aux voies de Dieu, dont elle a été tirée par grâce. Ils exercent son espérance, dans l’attente des promesses qui les doivent rappeler à l’unité de la bénédiction en Jésus-Christ ; et ils font le sujet de la dilatation de son cœur, dans le désir de les attirer.
Les hérétiques sont quelque chose à l’unité de l’Église : ils sortent et ils emportent avec eux, même en se divisant, le sceau de son unité, qui est le baptême (…).
Les élus et les réprouvés sont dans le corps de l’Église. (…) L’Église souffre dans les réprouvés une incroyable violence, plus grande que les douleurs de l’enfantement, parce que, les sentant dans l’unité de son corps, elle se tourmente pour les attirer à l’unité de son esprit. (…)
Telle est donc la composition de l’Église, mélange de forts et d’infirmes, de bons et de méchants, de pécheurs hypocrites et de pécheurs scandaleux : l’unité de l’Église enferme tout et profite de tout. (…)
Vous me demandez ce qu’est l’Église ; l’Église c’est Jésus-Christ répandu et communiqué, c’est Jésus-Christ tout entier, c’est Jésus-Christ homme parfait, Jésus-Christ dans sa plénitude. »[49]
Désormais, l’Église, sans s’aveugler sur les différences, les oppositions, les incompatibilités, veut poser un regard positif sur les autres croyants et les autres cultures[50].
A preuve encore, un changement de vocabulaire relevé par Jacques Maritain : « Avant le Concile du Vatican, c’est le mot vestigia Ecclesiae, les « vestiges d’Église », qu’employaient les théologiens. Ils désignaient ainsi ce qui reste encore de l’Église dans les confessions dissidentes, qui ont été arrachées d’elle par le schisme ou l’hérésie, ou « ce qui peut subsister de la vraie Église dans la dissidence ».
Mais ce n’est pas du tout du mot « vestiges », c’est du mot « éléments » que le Concile a usé. (…) Il y a là, dans le vocabulaire, une mutation très significative et de grande portée, et qui, à mon avis, marque un progrès certain. Avec le mot « éléments d’Église » on a affaire à une simple constatation objective : ce qu’il y a de commun entre une confession dissidente et l’Église, sans rappel, à l’arrière-plan, des stigmates du schisme ou de l’hérésie ».
Passant aux religions non chrétiennes, le philosophe part à la recherche d’ »éléments d’Église au sens impropre du terme ». Il en trouve dans le judaïsme et l’Islam ; découvre des « pré-éléments d’Église » dans le brahmanisme, des « ombres d’Église » dans le bouddhisme, des « haillons d’Église » chez les Hippies. Finalement, il pose la question cruciale: quel est « l’élément d’Église absolument foncier et universel » ? Cet élément, il le trouve dans « l’homme lui-même tel qu’il vient au monde » : « l’élément d’Église primitif et foncier, et qui existe partout sur la terre, c’est chaque personne humaine qui le porte en elle, selon que par nature elle aspire à connaître la Cause de l’être, ainsi qu’à un état d’heureux épanouissement de son être, et selon que, blessée dans sa nature par le péché d’Adam, - à tel point que dans son premier acte de liberté elle ne peut pas choisir le bien (et donc aimer naturellement par-dessus tout le bien subsistant) sans la grâce « naturam sanans », - elle a du même coup, si elle ne se dérobe à la grâce initialement donnée, une soif de Dieu qui est à la fois de nature et de grâce (de grâce, autrement dit « excédant toute nature créée). » Dans cet homme qui a le désir consubstantiel de sauver son être, « toute l’Église est virtuellement présente, -virtuellement et invisiblement. (…) L’Église du Christ existe, elle est là, visible sur la terre, et souverainement réelle, avec tous les moyens de salut qu’elle apporte. Tel homme « né dans les forêts » ou dans quelque tribu primitive ne la connaît pas ; mais par le désir de sauver son être, et de recevoir l’aide de tous les moyens qu’il faut pour cela, qui habite l’homme en question, cette Église réellement existante est tout entière virtuellement présente en lui, virtuellement et invisiblement immanente à sa vie ». [51]
Que si charmés de leur beauté, ils les ont pris pour des dieux, qu’ils sachent combien leur Maître est supérieur, car c’est la source même de la beauté qui les a créés. Et si c’est leur puissance et leur activité qui les ont frappés, qu’ils en déduisent combien plus puissant est Celui qui les a formés, car la grandeur et la beauté des créatures font, par analogie, contempler leur Auteur. » Mais comment Dieu juge-t-il ces hommes ? Le texte le dit : « Ceux-ci toutefois ne méritent qu’un blâme léger ; peut-être en effet ne s’égarent-ils qu’en cherchant Dieu et en voulant le trouver : versés dans ses œuvres, ils les explorent et se laissent prendre aux apparences, tant ce qu’on voit est beauté ! » (Sg 13, 1-7).
Dans l’esprit de l’Instruction de 1659, on peut aussi signaler l’expérience des « reducciones » installées par les jésuites au Paraguay (cf. HAUBERT Maxime, La vie quotidienne des Indiens et des jésuites du Paraguay au temps des missions, Hachette, 1967).
iv. Relativisme ? Indifférentisme ?
Certes non. La preuve peut en être donnée par les deux rassemblements d’Assise, le 27 octobre 1986 et le 24 janvier 2002.
Il s’agissait, dans les deux cas, de prier pour la paix dans le monde.[1] En 1986, 130 responsables religieux étaient rassemblés appartenant à toutes les communautés chrétiennes et à toutes les grandes religions non chrétiennes y compris les religions traditionnelles africaines et américaines (USA). Le simple fait de réunir des représentants de toutes les religions témoigne du respect[2] que l’Église veut manifester vis-à-vis de toute croyance religieuse, de son importance mais il ne gomme pas les différences et n’a pas empêché le Pape de dire sa foi.
d’emblée, le matin, Jean-Paul II précisa les conditions de ce rassemblement : « Le fait que nous soyons venus ici n’implique aucune intention de chercher un consensus religieux entre nous ou de mener une négociation sur nos convictions de foi. Il ne signifie pas non plus que les religions peuvent être réconciliées sur le plan de l’engagement commun dans un projet terrestre qui les dépasserait toutes. Ce n’et pas non plus une concession au relativisme en matière de croyances religieuses, car tout être humain doit suivre honnêtement sa conscience droite avec l’intention de rechercher la vérité et de lui obéir.
Notre rencontre atteste seulement - et c’est là sa grande signification pour les hommes de notre temps - que, dans la grande bataille pour la paix, l’humanité, avec sa diversité même, doit puiser aux sources les plus profondes et les plus vivifiantes où la conscience se forme et sur lesquelles se fonde l’agir moral des hommes ».[3]
Après la succession des différentes prières, dans son discours final, Jean-Paul II conclut : « A la suite de la dernière prière, la prière chrétienne, dans la série que nous avons tous entendue, je professe à nouveau ma conviction, partagée par tous les chrétiens, qu’en Jésus-Christ, le Sauveur de tous, on peut trouver la vraie paix, « paix pour vous qui êtes loin et paix pour ceux qui sont proches » (cf. Ep 2, 17). (…) Je redis ici humblement ma propre conviction : la paix porte le nom de Jésus-Christ ».[4]
En d’autres circonstances, Jean-Paul II s’est fait le champion du dialogue. On ne compte plus les représentants d’autres religions qu’il a tenu à rencontrer. On sait aussi combien il a soutenu tous les travaux des spécialistes qui tentent d’aplanir, autant que faire se peut, les difficultés et les sujets de discorde.
v. S’agit-il d’un affadissement ?
Certes non. « On pourrait même dire que le relativisme doctrinal, éthique et religieux, du fait qu’il efface les frontières entre le vrai et le faux, le bien et le mal, est non seulement contraire à l’idée de vérité et de valeur, mais aussi à la véritable tolérance : celle-ci considère le dialogue comme le lieu où transparaît la vérité, tandis que le relativisme exclut le dialogue et lui substitue un répertoire d’opinions. Autre chose est faire l’inventaire des opinions existantes, autre chose, entrer dans un dialogue sincère et respectueux de la pensée d’autrui, pour arriver à une vérité plus riche et plus nuancée ».[1]
vi. Non à la manifestation publique ?
Dans sa méditation de Lourdes, nous l’avons vu, Jean-Paul II dénonce la « discrimination sociale » comme forme de persécution. Privilégier une religion, empêcher le culte public d’une autre ne sont-ils pas des moyens « subtils » de discrimination ? Mais n’est-ce pas exercer une pression que de vouloir confiner dans la sphère privée une religion qui ne met pas en péril le bien commun de la société ?
De plus, à propos des « autres religions », le distinguo privé-public auquel la doctrine catholique a longtemps tenu, paraît assez artificiel. A preuve, ce qu’en dit l’encyclopédie Vacant publiée in tempore non suspecto, en 1926, et qui s’appuie, en cette matière, sur l’enseignement de Grégoire XVI (Mirari vos, 1832), Pie IX (Quanta cura et Syllabus, 1864) et Léon XIII (Immortale Dei, 1885 ; Libertas praestantissimum, 1888).
Elle rappelle à propos du culte 7 points que je résume en partie:
\1. Nous devons à Dieu un culte privé et un culte public.
\2. Nous avons le droit et devoir d’embrasser le culte catholique et d’adhérer à cette société obligatoire qu’est l’Église catholique.
\3. Comme il est prouvé que la religion catholique est la seule religion voulue par Dieu, les hommes doivent l’embrasser et ne peuvent avoir le droit d’en professer une autre.
\4. Aucun homme n’a le droit ou la faculté morale d’adhérer intérieurement à une religion fausse et ne peut donc avoir le droit d’exercer extérieurement les pratiques de cette religion.
\5. « Aucun souverain ne peut, en aucun cas, et sous aucun prétexte, établir ou sanctionner la liberté des cultes en tant qu’elle serait un droit propre à chaque homme, qui doive être proclamé et affirmé dans toute société bien constituée ».
\6. « Tout souverain est tenu, en théorie, de protéger la vraie religion, dans la mesure de son pouvoir, suivant les exigences des temps et des lieux, de faire en sorte que les adhérents à cette religion ne soient pas troublés dans l’exercice de leur culte ni induits en erreur ».
\7. « Tout en reconnaissant que la religion catholique, seule religion imposée par Dieu, a seule théoriquement un droit naturel absolu au libre exercice, et tout en la proclamant religion de l’État, le législateur civil peut licitement, sous l’empire de motifs suffisants, ne pas empêcher le libre exercice de cultes autres que le culte catholique ». La morale élémentaire étant sauve, évidemment.
Nous avons déjà précédemment étudié ces principes et analysé les raisons du changement de perspective qui a été adopté par l’Église. Mais, il est intéressant de noter les remarques que fait l’auteur de l’article à propos de 3 propositions condamnées par le Syllabus de Pie IX. Il s’agit des propositions 77, 78 et 79:
\77. « A notre époque, il ne convient plus que la religion catholique soit considérée comme l’unique religion d’État, à l’exclusion de tous les autres cultes ».
« Ce nonobstant, commente Vacant, il n’est pas défendu de penser qu’il peut se trouver, à notre époque, des contrées où les croyances sont tellement affaiblies et divisées, qu’il ne soit plus possible d’y proclamer la religion catholique comme religion d’État, à l’exclusion de tous les autres cultes ».
\78. « C’est donc de façon louable que dans certaines régions portant le nom de catholiques la loi a pourvu à ce qu’il soit permis aux immigrants de pouvoir exercer publiquement leurs cultes respectifs ».
« Pourtant, nuance Vacant, il n’est pas interdit par là même de penser que dans certains pays divisés de croyances, non seulement des étrangers, mais encore des indigènes, puissent être admis au libre exercice de leurs cultes, quand la nécessité l’exige ».
\79. « Il est en effet faux que la liberté civile de tous les cultes, de même que le plein pouvoir laissé à tous de manifester publiquement et au grand jour leurs opinions et leurs pensées, conduise plus facilement à corrompre les mœurs et les esprits, et à propager la peste de l’indifférentisme ».
« Et pourtant, fait remarquer Vacant, il n’est pas défendu par là même de penser que, dans certaines circonstances, le libre exercice des divers cultes, de ceux, bien entendu, qui ne heurtent pas de front l’honnêteté et la moralité la plus vulgaire, peut être licitement accordé par un législateur catholique ».
Et le commentateur[1] explique : « En exerçant une neutralité de ce genre, le législateur, loin de violer aucun précepte de la religion catholique, en observe en réalité un autre non moins important, celui, qui lui défend de poser des actes propres à troubler la tranquillité publique, sans profit pour la religion, et peut-être au risque de la compromettre. Sans doute, un gouvernement ne peut pas poser un acte légal quelconque qui favorise directement une religion fausse en tant que fausse ; mais il ne lui est pas défendu de poser, sous l’empire de graves motifs, des actes légaux qui assurent à de faux cultes existants le libre exercice, au même degré (nous ne disons pas au même titre ni de la même façon) qu’au culte catholique, et qui, donnant aux partisans des faux cultes les mêmes droits civils et politiques qu’aux catholiques, les mettent sur le même pied légal au point de vue de l’exercice de leur culte. La doctrine commune doit reconnaître qu’un souverain est tenu, comme personne privée, et comme personne publique, de ne pas confondre l’erreur avec la vérité et de ne pas assimiler un faux culte au vrai culte ; mais accorder, sous l’empire de nécessités suffisantes, à divers cultes la permission légale de s’exercer avec les mêmes garanties civiles n’est point poser là un acte contraire aux principes chrétiens. Cet acte peut même, nous osons le dire, être inspiré par un sentiment catholique, si le souverain le pose pour remplir son devoir et servir la religion, autant qu’il est possible, dans les circonstances difficiles où il se trouve. Lorsque la parité déclarée entre le vrai et les faux cultes ne revêt aucun caractère dogmatique, s’abstenant de donner une approbation explicite ou implicite aux maximes professées par les cultes dissidents mais qu’elle se borne à protéger la personne de ceux qui pratiquent ces cultes, à leur garantir le libre exercice de leur religion, et la jouissance des droits politiques, elle peut, dans certains cas, être légitimement et utilement établie ».
La lecture de ces commentaires nous montre que les moralistes ont été très embarrassés par les prises de position radicales de Grégoire XVI et surtout de Pie IX[2]. Celui-ci notamment, on le voit, n’a pas suffisamment pris en compte, d’une part, la réalité complexe des sociétés modernes[3] et d’autre part, la défense du bien commun et des droits de la personne quelle que soit sa croyance[4].
Il est clair que l’abandon de l’idée de l’État catholique a simplifié la situation. Tout le long développement que nous venons de lire s’articule mieux avec l’affirmation de l’incompétence de l’État en matière religieuse. Et cet ajustement fut d’autant plus facile et nécessaire qu’on ne parle plus de « souverain », personne privée et publique, mais de pouvoir démocratique.
Dans sa très longue analyse du Syllabus, L. Brigué[5] relève, parmi les propositions condamnées, de véritables hérésies qui nient des vérités définies par l’Église comme appartenant au dépôt de la Révélation (sur Dieu, l’Église, le mariage, par exemples) ; mais le Syllabus dénonce aussi des erreurs touchant aux questions de politique religieuse et à la liberté des cultes. « Elles ne sont pas, note l’auteur, aussi directement opposées à la foi » et « rien n’empêche absolument de croire que ces propositions ne puissent être un jour, dans un ordre de choses différent, interprétées avec moins de rigueur »[6]. Enfin, s’ajoutent dans ce catalogue d’erreurs, des propositions qui sont simplement historiquement fausses[7].
Ajoutons à cela, comme Brigué le souligne, que le document utilise des sources différentes et que sa rédaction fut assez libre. On ne peut dire « qu’elle fut toujours parfaite ». On peut déplorer des « répétitions » et, plus gravement, « un manque de clarté dans l’expression ».
« Somme toute, conclut-il, il ne faut pas condamner les théologiens qui ont attribué au recueil une autorité suprême. Les arguments qu’ils développent ne laissent pas d’avoir quelques probabilités. Il ne leur est pas permis, toutefois, d’imposer leur manière de voir à ceux qui sont d’un autre avis. Il paraît plus vrai d’admettre, en effet, que Pie IX n’a pas voulu se servir, en cette circonstance, de son magistère infaillible ».
Plus récemment, à l’annonce de la béatification de Pie IX, le 3 septembre 2000, une mise au point semblable a été publiée. On y lit que « les affirmations du Syllabus concernant la doctrine de la foi s’inscrivent dans la tradition constante de l’Église et ont été a maintes reprises confirmées par la suite, notamment par Vatican II. Toute la problématique évoquée au sujet des rapports entre la foi et la raison, entre le droit naturel et le droit positif, entre la liberté et la vérité est restée foncièrement la même entre le Syllabus et Vatican II, le concile et l’Église de l’année jubilaire ». Toutefois, le Syllabus « a conféré une valeur absolue à des propositions circonstanciées ». Dès lors, « l’approche doctrinale du Syllabus ne peut se réaliser que doublée d’une approche historique. Cette double approche est indispensable pour aider le lecteur contemporain à différencier rapidement les affirmations qui relèvent des principes immuables de la foi, et celles qui sont relatives aux conditions spécifiques de la vie de l’Église dans la deuxième moitié du XIXe siècle ».[8]
On peut aussi ajouter que le Syllabus est un document de condamnation et non un exposé de la foi. En retournant la proposition condamnée, on n’a pas nécessairement la proposition catholique.
De plus, s’il faut le lire dans le contexte historique de l’idéologie condamnée, il faut aussi tenir compte de l’éclairage de l’encyclique Quanta cura qu’il accompagne, en se référant aux textes d’où sont tirées les propositions condamnées et sous l’éclairage positif de la constitution dogmatique Dei Filius (concile Vatican I) et, pourquoi pas, de l’enseignement de Léon XIII puisque c’est lui, encore cardinal Pecci, qui eut sans doute, le premier, l’idée de ce syllabus.
Dans son homélie lors de la béatification de Pie XI, de Jean XXIII, de Mgr Tommasio Reggio, du P. Chaminade et de Dom Marmion, Jean-Paul II fit remarquer : « La sainteté vit dans l’histoire et aucun saint n’est soustrait aux limites et aux conditionnements qui sont le propre de notre humanité. Quand elle béatifie l’un de ses enfants, l’Église ne célèbre pas des choix historiques particuliers qu’il a accomplis, mais plutôt elle le propose à l’imitation et à la vénération à cause de ses vertus, à la louange de la grâce divine qui resplendit en celles-ci ».[9]
Ce fit précisément au milieu de ces contradictions que brilla plus vive la lumière de ses vertus : les tourments prolongés fortifièrent sa confiance en la divine Providence, dont il ne mit jamais en doute la souveraine domination sur les affaires humaines ? C’est là que Pie IX puisait sa profonde sérénité, même au milieu des incompréhensions et des attaques de nombre de gens hostiles. Il aimait à dire à ceux qui l’entouraient : « Dans les choses humaines, il faut se contenter de faire du mieux que l’on peut et, pour le reste, s’abandonner à la Providence: elle guérira les défauts et les déficiences de l’homme ».
Soutenu par cette conviction intérieure, il convoqua le Concile œcuménique Vatican I qui clarifia magistralement et avec autorité certaines questions alors débattues, confirmant l’harmonie entre la foi et la raison. Dans les moments d’épreuve, Pie IX trouva un soutien en la personne de Marie, à laquelle il portait une grande dévotion. En proclamant le dogme de l’Immaculée Conception ; il rappela à tous que, dans les tempêtes de l’existence humaine, brille en la Vierge la lumière du Christ, plus forte que le péché et que la mort ».
vii. En guise de conclusion
Que retenir de ce long parcours sinueux ?
Que l’État est historiquement antérieur à l’Église, que chacun naît d’abord citoyen et devient ensuite, éventuellement, chrétien.
Que l’Église a renoncé à son pouvoir temporel qui l’a encombrée pendant des siècles[1].
qu’elle a renoncé aussi à la notion d’État confessionnel. L’État est déclaré laïc dans le sens qui a été défini. En effet, « le rôle de l’État n’est pas de remplacer la conscience humaine, mais d’assurer les conditions d’existence nécessaires à son exercice. En ce sens, la tolérance et la liberté de conscience bien comprises possèdent une signification positive incontestable : elles sont, dans le cadre de la société moderne, où l’ingérence de l’État ne cesse de croître, la seule manière d’affirmer avec efficacité que la personne humaine précède et transcende l’État et que l’État est au service de la personne ».[2]
Que l’Église n’a pas changé de perspective par opportunisme ou par nécessité. Elle appuie sa position par un développement doctrinal sérieux et sincère[3].
qu’enfin, « à l’ère démocratique, le pape n’agit plus sur les États, mais sur la société, le peuple, le civis christianus. Mais il le fait avec la même insistance avec laquelle, du temps de l’État confessionnel fermé, il s’adressait à la conscience du monarque catholique et lui rappelait ses devoirs ».[4]
De son côté, l’Église attend de l’État qu’il exerce sainement sa laïcité en respectant la nature et la fonction de l’Église bien redéfinies au concile Vatican II, en respectant sa propre nature et sa propre fonction.[5]