Pour dissiper toute équivoque, il conviendrait d’employer laïcité dans
le sens donné ci-dessus et laïcisme pour désigner cette autre
« laïcité » qui,
en France et en Belgique notamment, récuse, et à juste titre, toute
forme de théocratie et le cléricalisme
entendu comme domination et utilisation par les clercs , religieux ou
non, des pouvoirs publics
mais qui dénonce aussi ce qu’elle appelle le « cléricalisme indirect ».
Cette « laïcité »-là que nous appellerons « laïcisme », veut confiner le
religieux dans le domaine strictement privé et semble ne pas accepter
que le croyant agisse, dans de justes limites, selon sa conscience, en
public, pour reprendre les termes de Dignitatis humanae.
Dans la déclaration des évêques français citée plus haut, à côté des
deux sens a acceptables du mot « laïcité », étaient dénoncés deux sens
inacceptables. Celui tout d’abord d’« une doctrine philosophique qui
contient toute une conception matérialiste et athée de la vie humaine et
de la société » et d’« un système de gouvernement politique qui impose
cette conception aux fonctionnaires jusque dans leur vie privée, aux
écoles de l’État, à la Nation tout entière ». Celui ensuite traduit « la
volonté de l’État de ne se soumettre à aucune morale supérieure et de ne
reconnaître que son intérêt comme règle de son action. » Une telle
laïcité serait « dangereuse, parce qu’elle justifie tous les excès du
despotisme et provoque, chez les détenteurs du pouvoir, quel qu’il soit
- personnel ou collectif - les tentations naturelles de l’absolutisme:
elle conduit tout droit à la dictature. »
Tel est le laïcisme épinglé par Jean-Paul II : « un type de laïcisme
idéologique ou de séparation hostile entre les institutions civiles et
les confessions religieuses. »
« Laïcisme idéologique », ajoutera le futur Benoît XVI, qui voudrait en
quelque sorte établir un État de la pure raison, un État qui s’est coupé
de toutes les racines historiques et ne connaît plus, dès lors, que les
fondements moraux s’imposant à cette raison. Ainsi ne lui reste-t-il, à
la fin, que le positivisme du principe de la majorité, et la décadence
du droit qu’il entraîne, autant que celui-ci, au bout du compte, est
régi par la statistique. Si les États de l’Occident s’engageaient tout
entiers sur cette voie, ils ne pourraient à la longue résister à la
pression des idéologies et des théocraties politiques. Un État, même
laïc, a le droit, et même l’obligation de trouver son support dans les
racines morales marquantes qui l’ont construit ; il peut et il doit
reconnaître les valeurs fondamentales sans lesquelles il ne serait pas
devenu ce qu’il est et sans lesquelles il ne peut survivre. Un État de
la raison abstraite, anhistorique, ne saurait
subsister. » Nous voilà prévenus.
Rappelons que les constitutions civiles reconnaissent le droit de
« manifester » sa religion. Tout le débat doit porter sur le sens que l’on
donne à ce mot.
Le laïcisme ne contestera pas, en principe, l’organisation d’une messe
en plein air sur un terrain privé ou concédé ou d’une procession dûment
autorisée par l’autorité compétente. Ce sont des manifestations privées
dans la mesure où elles ne s’adressent qu’aux seuls croyants et
n’impliquent pas directement les pouvoirs publics, au delà du maintien
de l’ordre, et ne touchent en rien à la stricte laïcité de l’État.
Le problème surgit lorsqu’une « manifestation » religieuse apparaît à
l’intérieur de l’ »espace » public, au sens politique du terme. Sont en
question alors, par exemple, la subsidiation des écoles
confessionnelles, des ministres du culte, la présence de cours de
religion dans les écoles de l’État ou d’émissions religieuses dans les
medias officiels, la présence d’emblèmes religieux dans les tribunaux,
l’évocation des saints dans les bulletins météorologiques, la liaison
entre congés officiels et fêtes religieuses. En Belgique, se sont
ajoutés à cette liste le problème de la
participation des corps constitués aux Te Deum de la fête nationale et
de la fête de la dynastie, la diffusion d’un discours du Roi à la veille
de Noël ou encore la place privilégiée du primat de Belgique et du nonce
apostolique dans l’ordre des préséances protocolaires. Nous pouvons
appeler ce laïcisme, un laïcisme pratique que G. Coq pourrait définir
comme « une certaine forme d’exclusion du fait religieux hors du champ
de la laïcité ».
Le problème s’aggrave considérablement lorsqu’on refuse dans le discours
« public » toute référence non seulement à une transcendance mais encore
au bien commun ou au droit naturel considérés comme des notions
religieuses. Nous sommes ici en présence d’un laïcisme idéologique.
A ce laïcisme idéologique, on peut opposer, en démocratie et saine
laïcité, l’obligation d’écouter l’autre, « de débattre, de discuter des
arguments sans refuser ou exclure l’autre ».
d’autant plus, comme nous l’avons vu, que les notions de bien commun et
de droit naturel sont des notions philosophiques dont les bases
existaient bien avant le christianisme. Il en est de même à propos de la
notion de transcendance mais nous savons que, sur le terrain politique,
l’Église n’a pas fait de la référence explicite à Dieu une question de
vie ou de mort.
On se rappelle les discussions autour du texte de la déclaration
universelle des droits de l’homme. Certains auraient voulu, entre
autres, que Dieu soit évoqué dans le préambule mais Jean XXIII sans
ignorer »que certains points de cette Déclaration ont soulevé des
objections et fait l’objet de réserves justifiées » n’a pas hésité à
saluer officiellement cette Déclaration « comme un pas vers
l’établissement d’une organisation juridico-politique de la communauté
mondiale ».
De même, en 1958, en France, un certain nombre de catholiques se sont
inquiétés du projet de constitution qui allait donner sa charte à la Ve
république parce qu’il ne faisait aucune mention de Dieu et que la
France était définie comme « une République indivisible, laïque,
démocratique et sociale ». L’Église répondit que ce texte « doit être
jugé dans son ensemble, en tenant compte de la situation actuelle du
pays et en se plaçant dans la perspective du Bien
commun ». Et Monseigneur Guerry, archevêque de Cambrai,
spécialiste de la doctrine sociale de l’Église, déclara que rejeter la
constitution proposée serait une « décision imprudente, parce que, s’il
est vrai que la reconnaissance de l’autorité de Dieu est un élément
essentiel du Bien Commun, la décision néglige délibérément l’examen de
tous les autres éléments du Bien Commun (politiques, civiques, sociaux).
Imprudente aussi en ce sens qu’elle ne fait pas intervenir la
prudence pour tenir compte des possibilités et des chances de
succès d’une telle revendication à l’heure présente dans un pays dominé
par le laïcisme officiel depuis si longtemps ». Ne peut-on faire une remarque semblable aux
catholiques qui, en 2001, se sont scandalisés de la suppression d’une
référence à « l’héritage chrétien » dans le préambule de la Charte des
droits fondamentaux de l’Union européenne ? Certes, en agissant ainsi,
on gomme un fait reconnu par les penseurs de tous bords, mais, une fois
encore, l’essentiel n’est-il pas ailleurs ?
Monseigneur Guerry, pour revenir à lui, avait bien fait la distinction
entre la « saine laïcité » et le laïcisme.
Quelques années avant Vatican II, il écrit : « La laïcité de l’État peut
et doit être comprise comme l’affirmation de son autonomie dans son
domaine propre de l’ordre temporel, dans l’exercice de ses fonctions et
de ses services de l’ordre politique, économique, administratif,
judiciaire, militaire, scolaire, etc. » Mais il faut la distinguer de la
« doctrine philosophique du laïcisme que l’État voudrait imposer aux
consciences dans ses écoles, ses administrations, ses services publics,
laïcisme allant jusqu’à la négation formelle de Dieu, de sa loi morale,
de l’Évangile et parfois une lutte contre l’Église, qu’il présente comme
voulant imposer aux sociétés modernes sa domination universelle ».
Ce laïcisme-là est contraire au principe de laïcité qui déclare l’État
incompétent en matière religieuse et donc aussi en matière
irréligieuse.
Ajoutons encore que Monseigneur Guerry rappellera, comme le fera
Jean-Paul II dans Centesimus annus, que « le refus de l’État de
reconnaître une morale supérieure universelle fondée sur la loi
naturelle conduit directement à l’absolutisme ».
Dans le chapitre suivant, nous reviendrons sur cette notion de « loi
naturelle » qui est inévitable dans toute discussion sur l’ »État de
droit » et qui devrait nous éclairer sur ce minimum éthique nécessaire à
la cohérence sociale et à l’humanisation des sociétés.
Pour ce qui est du « laïcisme pratique », il n’est pas possible de rejeter
en bloc toutes ses exigences. Sont, en fait, perçues comme laïcistes
certaines prises de position qui découlent de la saine laïcité de
l’État, du simple fait qu’elles sont défendues par des adeptes du
laïcisme idéologique.
Pour nous en tenir, tout d’abord, au cas de la Belgique, il faut, dans
ce pays plus qu’ailleurs peut-être, apprendre à dépasser les
susceptibilités religieuses et anti-religieuses pour tenter de raisonner
à partir de l’exigence laïque du temporel et de la nécessité chrétienne
d’annoncer et de manifester « la bonne nouvelle ». Il ne faut jamais oublier non plus
que l’Esprit souffle où il veut.
Un certain nombre de prises de position laïques peuvent se justifier
même si elles sont sous-tendues par une certaine animosité
anti-religieuse et manquent de sérénité.
Ainsi en est-il, pour moi, de l’ »affaire des crucifix » dans les lieux
publics (écoles officielles, hier, et tribunaux, aujourd’hui). Paul
Nicolas s’indigne de la volonté de les supprimer en soulignant qu’ils ne
sont « pas uniquement un symbole religieux mais aussi un symbole
culturel ». Personne n’est dupe de cette
argumentation qui prétend déplacer le problème. Certes, la référence
chrétienne est fondamentale dans la culture occidentale mais à côté
d’autres références qui pourraient aussi réclamer une place dans les
lieux publics. Ou bien toutes les références doivent être représentées
-mais quel est l’intérêt à cet endroit ?- ou aucune et, dans ce cas, il
serait logique de faire disparaître aussi les symboles maçonniques qui
ornent le Palais de Justice de Bruxelles.
Les Te Deum chantés chaque année le 21 juillet pour la fête nationale
et le 15 novembre pour fêter la dynastie ont aussi suscité régulièrement
des critiques. Le 15 novembre 2001, le cardinal Danneels régla le
problème d’heureuse manière en invitant personnellement les autorités et
ambassadeurs à assister à cette cérémonie en lieu et place du ministre
de l’intérieur qui, jusque là, exécutait cette tâche. Cette mesure calma
les esprits. La cérémonie fut considérée comme privée, respectueuse donc
de la laïcité de l’État et n’empêcha pas les autorités conviées d’être
présentes comme jadis, l’âme plus légère sans doute.
On peut évoquer aussi la volonté de détacher les congés officiels des
fêtes religieuses. Dans cet esprit, les congés de Toussaint, Noël et
Pâques sont devenus congés d’automne, d’hiver et de printemps. Mais les
usages ont la vie dure surtout lorsqu’ils sont ancrés dans toute la
population et pas seulement parmi les croyants. Les incroyants aussi
fleurissent les tombes à la Toussaint. Noël et Pâques sont également
festifs même si ces fêtes se limitent à des réunions de famille et
d’amis et si le sapin, la bonne table, l’évocation de la paix, les œufs,
les lapins ou, dans tous les cas, l’échange de cadeaux, l’emportent sur
la célébration de l’incarnation et de la rédemption. Face à cette
réalité, s’indigner de ce que le Roi adresse son message traditionnel la
veille de la Noël est stupide. Pourquoi alors les pouvoirs publics
installent-ils des sapins à tous les coins de rue ou encore des
guirlandes lumineuses souhaitant « bonnes fêtes » ?
Par contre, l’idée d’instituer une fête officielle nouvelle (la fête des
Communautés, par exemple) au détriment d’une fête religieuse chômée (le
fête de l’Ascension, par exemple) peut être considérée comme une
atteinte à la liberté religieuse dans la mesure où nul ne peut être
empêché de manifester sa religion par le culte et les rites.
La non-confessionnalité de l’État pose toutefois trois problèmes plus
délicats et plus importants à la conscience chrétienne : l’accès aux
media, le statut de l’école confessionnelle et celui de
l’Église.
Certains se sont parfois indignés de l’évocation des saints dans les
bulletins météorologiques sur les antennes publiques. On peut considérer
cette attitude comme un enfantillage dans la mesure où fêter un prénom
appartient à la tradition populaire comme la référence à un proverbe ou
un dicton liés à certaines dates du calendrier. On sait aussi que la
Saint Eloi et la Sainte Barbe sont l’occasion de joyeuses libations
auxquelles ne sont pas prêts de renoncer les travailleurs incroyants
concernés.
Mais il y a plus grave. En 2001, plusieurs observateurs ont mis en
évidence une tendance, en Europe, à réduire la place du religieux à la
radio et à la télévision. Face
aux déficiences reprochées aux services publics, certains mettent leurs
espoirs dans la création de chaînes religieuses financées par les
croyants, à l’exemple de KTO, chaîne de télévision lancée par
l’archevêché de Paris. Une telle démarche pose problème au delà de sa
rentabilité problématique : en effet, elle risque de ne s’adresser qu’aux
convaincus et de décharger le service public de ses
responsabilités. d’une part, la bonne nouvelle doit être annoncée à tous
et, d’autre part, précisément, un service public de communication dans
une société pluraliste doit s’adresser à tous, amateurs de fictions, de
débats, de documentaires, de sport ou de spiritualité. Il me paraît donc
indispensable de tout mettre en œuvre pour conserver sur les antennes
publiques une place aux religions tout comme d’ailleurs, en Belgique du
moins, les radios et télévisions offrent un espace d’expression à la
« laïcité organisée », athée et militante. « Si le religieux, explique
Ph. Mawet, n’a plus sa place dans l’espace public, on dénature
l’homme parce qu’on occulte son horizon de transcendance ». Pour lui, il
est nécessaire « de rendre compte de la manière dont les croyants sont
partie prenante de décisions dans la société d’aujourd’hui ». De son
côté, le directeur de la RTBF assure que la chaîne publique fait son
devoir en matière d’ »émissions concédées » et ne peut faire plus : « faire plus
serait difficile. Et d’abord à cause du coût. C’est aussi ce qui
explique l’horaire tardif de certaines émissions concédées : elles ne
rapportent rien en publicité ». Toutefois, ajoute-t-il, « la mission du
service public n’est pas de se limiter aux émissions rentables. Parce
qu’il y a un public qui le demande, nous diffusons tous les quinze jours
en télévision des messes qui nous coûtent cher en frais de transmission
ou de production. Or, aucun décret ne nous y oblige. Nous maintenons
avant tout ce choix de service public : c’est un point sur lequel nous
n’ouvrons même pas le débat. C’est aussi par souci de cette mission de
service public que nous tenons à l’émission « Noms de dieux » d’Edmond
Blattchen. Un fleuron de notre maison… Même si son audience reste
limitée ».
C’est une vision qui doit être encouragée et qui, d’ailleurs, en
Belgique, repose sur des textes officiels.
Sont manifestes, néanmoins, certaines « déficiences » dans la pratique du
respect des diverses opinions du public. Trop souvent, le chrétien est
confronté à des informations partielles ou partiales en matières
religieuse et morale, à des débats tronqués ou orientés, à des
programmations choquantes à certaines dates hautement
symboliques.
Un code de « bonne conduite » ne serait pas superflu ou la création d’un
organisme officiel de l’Église qui protesterait contre les agressions et
falsifications typiques. Pourquoi,
pourrait-on, en effet, se moquer impunément des chrétiens alors que la
moindre trace d’antisémitisme, de racisme, de xénophobie est, à juste
titre, punissable ?