Version imprimable multipages. Cliquer ici pour imprimer.

Retour à la vue standard.

Chapitre 6 : La proposition catholique

Il est clair que la démocratie est un régime fragile et difficile. Un observateur explique que « la démocratie (…) est un numéro d’équilibre entre l’oligarchie, c’est-à-dire la souveraineté dictatoriale d’une classe, et l’anarchie qui entraîne une impossibilité totale de gouverner. (…) La démocratie est (…) un état de grâce, lequel, pour durer, requiert qu’elle soit exercée de façon correcte et équilibrée »[1].

Nos contemporains ne cessent de s’interroger sur les modalités de cette correction et de cet équilibre ou pensent que l’instabilité et l’incertitude sont des états consubstantiels à la démocratie et que chercher à en sortir est la manifestation la plus claire de l’antidémocratisme.

L’Église quant à elle a, depuis des siècles, réfléchi sur ce régime à la fois précieux et décrié et a tenté d’indiquer les chemins d’une démocratie vraiment respectueuse de la dignité humaine.

Nous connaissons les principes fondateurs auxquels l’Église tient par-dessus toutes les formes de régimes possibles et, face aux aléas et problèmes longuement signalés, nous savons ce qu’elle dit à propos des fondements de l’autorité, de l’organisation subsidiaire, de l’indispensable référence aux droits objectifs de la personne humaine, du pilier familial. Il est clair que ce rappel souligne d’emblée l’écart existant entre l’exigence chrétienne et la pratique démocratique contemporaine. Pourtant la démocratie pourrait produire ses plus heureux effets si les principes énumérés étaient respectés.

Pour mémoire et pour que l’enjeu soit clair, nous allons ici, pour conclure cette partie, reprendre, dans ses grandes lignes, l’enseignement de l’Église sur la démocratie.

Nous allons surtout relire des textes du Magistère mais, au lieu de n’utiliser que les documents les plus récents, nous juxtaposerons des textes qui s’étalent sur plus d’un siècle et demi pour montrer la constance de l’Église dans le rappel des fondements.

Certes, et j’espère que le lecteur y sera très attentif, au fil du temps, le style a fort changé. Le vocabulaire ancien et la mise en évidence prioritaire, jadis, des dangers hérisseront peut-être certaines sensibilités. Au delà de cette coloration historique, on constatera que les exigences n’ont pas varié.


1. LEYSEN André, Ce système électoral ne sert pas la Belgique, in La Libre Belgique, 23-6-1999.

⁢i. La démocratie, une forme de gouvernement parmi d’autres.

L’Église ne privilégie aucun régime. L’important, pour elle, est le respect d’un certain nombre de principes fondamentaux au delà desquels les citoyens, au nom de la distinction des pouvoirs, peuvent choisir les structures qui leur paraissent les mieux adaptées à leur situation, à leur histoire, à leur tempérament. Cette attitude confirme ce qui a déjà été dit : l’Église ne se reconnaît aucune compétence technique.

Très logiquement, après avoir rappelé cette position à l’occasion des querelles entre monarchistes et démocrates, au XIXe siècle, en France principalement, l’Église la maintiendra face à la démocratie triomphante.

Elle abordera, au XIXe siècle le problème de la sacralisation de la démocratie, de sa « théologisation »[1]. La question est toujours d’actualité car, sans aller jusque là, dans notre monde laïcisé, beaucoup aujourd’hui considèrent néanmoins que « la démocratie est le seul régime légitime »[2].

Exactement comme sous l’Ancien régime où des princes et quelques-uns de leurs conseillers défendaient l’idée que seule la monarchie de droit divin était conforme à l’idéal chrétien, beaucoup auront tendance, à l’époque contemporaine, à considérer que la démocratie est indépassable. Cette querelle prit naissance, au XIXe siècle, en France où la crispation des monarchistes poussa certains démocrates à se réclamer aussi de l’estampille divine.

C’est pourquoi, le pape Léon XIII, après avoir bien rappelé, la position de l’Église en la matière⁠[3], devra ramener à un sens de la relativité les partisans de la Démocratie:

« Divers gouvernements politiques se sont succédé en France dans le cours de ce siècle, et chacun avec sa forme distinctive : empires, monarchies, républiques. En se renfermant dans les abstractions, on arriverait à définir quelle est la meilleure de ces formes, considérées en elles-mêmes ; on peut affirmer également, en toute vérité, que chacune d’elle est bonne, pourvu qu’elle sache marcher droit à sa fin, c’est-à-dire le bien commun, pour lequel l’autorité sociale est constituée ; il convient d’ajouter finalement, qu’à un point de vue relatif, telle ou telle forme de gouvernement peut être préférable, comme s’adaptant mieux au caractère et aux mœurs de telle ou telle nation. Dans cet ordre d’idées spéculatif, les catholiques, comme tout citoyen, ont pleine liberté de préférer une forme de gouvernement à l’autre, précisément en vertu de ce qu’aucune de ces formes sociales ne s’oppose, par elle-même, aux données de la saine raison, ni aux maximes de la doctrine chrétienne. (…)

Que si l’on descend des abstractions sur le terrain des faits, il faut nous bien garder de renier les principes tout à l’heure établis ; ils demeurent inébranlables. Seulement, en s’incarnant dans les faits, ils y revêtent un caractère de contingence, déterminé par le milieu où se produit leur application. Autrement dit, si chaque forme politique est bonne par elle-même, et peut être appliquée au gouvernement des peuples, en fait, cependant, on ne rencontre pas chez tous les peuples le pouvoir politique sous une même forme ; chacun possède la sienne propre. Cette forme naît de l’ensemble des circonstances historiques ou nationales, mais toujours humaines, qui font surgir dans une nation ses lois traditionnelles et même fondamentales ; et, par celles-ci, se trouve déterminée telle forme particulière de gouvernement, telle base de transmission des pouvoirs suprêmes »[4].

Etant saufs donc les principes maintes fois rappelés, plusieurs régimes sont théoriquement possibles. Ils sont doublement relatifs puisqu’ils doivent s’adapter au génie d’une nation particulière et qu’ils prendront, suivant les circonstances, des formes déterminées⁠[5].

Il donc tout à fait logique, dans cet esprit, que « quelle que soit la forme des pouvoirs civils dans une nation, on ne peut la considérer comme tellement définitive qu’elle doive demeurer immuable, fût-ce l’intention de ceux qui, à l’origine, l’ont déterminée »[6].

L’Église eut constamment à rappeler cette doctrine classique.

En 1901, Léon XIII la rappellera encore au moment où, ici et là, apparaissent des mouvements baptisés « Démocratie chrétienne ». Le pape publie une encyclique⁠[7] pour lever un certain nombre d’équivoques que l’association des deux mots risque de provoquer. Léon XII précise bien que « les préceptes de la nature et de l’Évangile étant, par leur autorité propre, au-dessus des vicissitudes humaines, il est nécessaire qu’ils ne dépendent d’aucune forme de gouvernement civil ; ils peuvent pourtant s’accommoder de n’importe laquelle de ces formes, pourvu qu’elle ne répugne ni à l’honnêteté ni à la justice ». Ces préceptes, les citoyens peuvent et doivent les observer « quelle que soit la constitution d’un État ». Dès lors, « les intentions et l’action des catholiques qui travaillent au bien des prolétaires ne peuvent, à coup sur, jamais tendre à préférer un régime civil à un autre ni à lui servir comme de moyen de s’introduire ».

En 1910, nous retrouverons la même inspiration sous la plume de Pie X dans sa Lettre sur le « Sillon »[8]. Le fondateur du Sillon, Marc Sangnier⁠[9] inspiré par l’encyclique Rerum novarum et tout l’enseignement de Léon XIII avait, dans un premier temps et dans des termes rappelant la prise de position du futur Pie VII, défini la démocratie comme « le système politique qui suppose pour être efficace la pleine responsabilité des citoyens et la pratique des vertus qui sont chrétiennes »[10]. Malheureusement, les animateurs du Sillon en viendront à considérer que seule la démocratie peut inaugurer « le règne de la parfaite justice ». Pie X, dans la liste des reproches qu’il adresse au Sillon, reprendra cette prétention. Citant à de nombreuses reprises son prédécesseur, il rappelle aux membres du Sillon que « la justice est compatible avec les trois formes de gouvernement qu’on sait » et que « la Démocratie ne jouit pas d’un privilège spécial ». Par contre, le catholicisme du Sillon « ne s’accommode que de la forme du gouvernement démocratique, qu’il estime être le plus favorable à l’Église, et se confondre pour ainsi dire avec elle ; il inféode donc sa religion à un parti politique. Nous n’avons pas à démontrer, continue Pie X, que l’avènement de la démocratie universelle n’importe pas à l’action de l’Église dans le monde ; Nous avons déjà rappelé que l’Église a toujours laissé aux nations le souci de se donner le gouvernement qu’elles estiment le plus avantageux pour leurs intérêts. Ce que Nous voulons affirmer encore une fois après Notre prédécesseur, c’est qu’il y a erreur et danger à inféoder, par principe, le catholicisme à une forme de gouvernement »[11].

En 1943, Jacques Maritain⁠[12], tout en affirmant clairement et fortement sa foi dans le régime démocratique, précisera que le mot « démocratie » « désigne d’abord et avant tout une philosophie générale de la vie humaine et de la vie politique, et un état d’esprit. Cette philosophie et cet état d’esprit n’excluent a priori aucun des « régimes » ou des « formes de gouvernement » que la tradition classique a reconnus pour légitimes, c’est-à-dire compatibles avec la dignité humaine. un régime monarchique peut ainsi être démocratique, s’il s’accorde à cet état d’esprit et aux principes de cette philosophie ». Il ajoutera qu’en fonction même de la distinction entre le domaine spirituel et le domaine temporel, « le christianisme et la foi chrétienne ne sauraient être inféodés, non plus qu’à aucune forme politique quelconque, à la démocratie comme forme de gouvernement ni à la démocratie comme philosophie de la vie humaine et politique ». On ne peut donc prétendre « que le christianisme serait lié à la démocratie, et que la foi chrétienne obligerait chaque fidèle à être démocrate »[13]

Dans son message de Noël 1944 qui est tout entier consacré aux normes d’une « vraie et saine démocratie », au moment où « la tendance vers la démocratie pénètre de plus en plus les peuples et obtient largement le suffrage et le consentement de ceux qui aspirent à collaborer plus efficacement au destin des individus et de la société », Pie XII ne changera pas de doctrine pour autant. Au contraire, avant de développer sa pensée, il reprendra la thèse maintenant bien connue et dont il emprunte l’expression à Léon XIII : « Il est à peine nécessaire de rappeler, écrit-il, que, suivant l’enseignement de l’Église, « il n’est pas défendu de préférer les gouvernements tempérés de régime populaire, pourvu que soit sauve la doctrine catholique concernant l’origine et l’usage du pouvoir public » et que « l’Église ne réprouve aucune forme de gouvernement, pourvu qu’elle soit apte à procurer le bien des citoyens »[14] ». Et, dans un langage très proche de celui de Maritain, il ajoutera encore que « la démocratie, entendue au sens large, admet plusieurs formes et peut ainsi se réaliser dans les monarchies comme dans les républiques »[15].

Il conviendra de préciser les conditions de cette « vraie et saine démocratie », et surtout l’« état d’esprit » qui la caractérise, selon le mot d’Hélène Ahrweiler⁠[16].

Nous avons déjà montré plus haut que Gaudium et spes et le Catéchisme de l’Église catholique n’ont pas du tout abandonné l’enseignement des pontifes précédents. Une fois encore, la responsabilité de l’Église est de rappeler quelques exigences fondamentales et permanentes, non de choisir la forme dans laquelle elle s’exprimeront. En même temps, le rôle de l’Église est de souligner la contingence de ces formes. Très opportunément, Jean-Paul II écrit : « N’étant pas une idéologie, la foi chrétienne ne cherche nullement à enfermer dans le cadre d’un modèle rigide la changeante réalité sociale et politique et elle admet que la vie de l’homme se réalise dans l’histoire de manières diverses et imparfaites »[17]. Il est peut-être d’ailleurs symptomatique, à cet égard, de constater que le mot « démocratie » « n’est pas employé dans les documents conciliaires, mais on y trouve l’affirmation de ses exigences »[18]

Ajoutons encore que la démocratie peut prendre des formes très diverses. Il suffit de comparer les États-Unis, la France et la Belgique, par exemple, pour se rendre compte des différences structurelles importantes qui peuvent exister dans trois états évidemment démocratiques. Là non plus l’Église n’a pas à intervenir : elle « respecte l’autonomie légitime de l’ordre démocratique et elle n’a pas qualité pour exprimer une préférence de l’une ou l’autre solution institutionnelle ou constitutionnelle »[19].

Le concile Vatican II l’avait réaffirmé : « Quant aux modalités concrètes par lesquelles une communauté politique se donne sa structure et organise le bon équilibre des pouvoirs publics, elles peuvent être diverses, selon le génie propre de chaque peuple et la marche de l’histoire. »[20]

La démocratie est donc une forme possible de gouvernement parmi d’autres comme saint Thomas déjà l’entendait. Alors qu’à l’époque, une préférence se marquait pour la monarchie, il est clair qu’aujourd’hui une préférence se marque pour la démocratie. Cela ne doit rien enlever à la relativité du régime et le rôle de l’Église est essentiellement de christianiser ou plus simplement humaniser les mœurs et les structures .

Notons aussi que même si l’on considère, comme beaucoup de nos contemporains, que la démocratie est irremplaçable, rien n’est plus dangereux que d’interdire toute critique à son égard alors qu’« elle se détériore sous nos yeux, faute de pouvoir être améliorée »[21]. Tout comme la réflexion incessante sur la monarchie a permis, ici et là, des amélioration et évité parfois certains abus, les partisans de la démocratie ne peuvent faire « l’économie d’une réflexion sur les fondements du « bien » démocratique. C’est le tabou de la réflexion qui nous empêche de réformer, et par là met en péril l’organisation elle-même. »[22].

Jean-Paul II lui aussi, à sa manière, a mis en garde contre le « tabou » démocratique : « …​la démocratie ne peut être élevée au rang d’un mythe, au point de devenir un substitut de la moralité ou d’être la panacée de l’immoralité. Fondamentalement, elle est un « système » et, comme tel, un instrument et non pas une fin. Son caractère « moral » n’est pas automatique, mais dépend de la conformité à la loi morale, à laquelle la démocratie doit être soumise comme tout comportement humain: il dépend donc de la moralité des fins poursuivies et des moyens utilisés. Si l’on observe aujourd’hui un consensus presque universel sur la valeur de la démocratie, il faut considérer cela comme un « signe des temps » positif ainsi que le Magistère de l’Église l’a plusieurs fois souligné. Mais la valeur de la démocratie se maintient ou disparaît en fonction des valeurs qu’elle incarne et promeut »[23].


1. C’est le mot employé par Hans Maier, op. cit., pp. 175-177 à propos de la conception de Lamenais « inadmissible pour l’Église » en tant que « thèse ». Lamennais estimait que « l’Église n’avait pas le droit de rester neutre, mais qu’elle devait se joindre au pouvoir démocratique montant et victorieux (…) ».
2. SPECTOR Céline, in Le pouvoir, Corpus, GF Flammarion, 1997, p. 32.
3. Déjà en 1888, il précisait: « …​préférer pour l’État une constitution tempérée par l’élément démocratique n’est pas en soi contre le devoir, à condition toutefois qu’on respecte la doctrine catholique sur l’origine et l’exercice du pouvoir public. Des diverses formes du gouvernement, pourvu qu’elles soient en elles-mêmes aptes à procurer le bien des citoyens, l’Église n’en rejette aucune ; mais elle veut, et la nature s’accorde avec elle pour l’exiger, que leur institution ne viole le droit de personne et respecte particulièrement les droits de l’Église » (Libertas praestantissimum).
4. Lettre encyclique Au milieu des sollicitudes, 16 février 1892.
5. « …​pour constituer la forme de gouvernement de la Cité, ou la modalité d’exercice de ses charges, on ne peut que donner un très grand poids à l’état présent et à la condition de chaque peuple : or, ils varient selon les lieux et les temps. » (JEAN XXIII, Pacem in terris, n° 68).
6. Id..
7. Graves de communi, 18 janvier 1901.
8. 25 août 1910.
9. 1873-1950. Il faut souligner, malgré les erreurs commises, l’extrême générosité du projet d’apostolat social de Marc Sangnier. Il se dévoua inlassablement à la formation et à la promotion des masses populaires en créant notamment des cercles d’études et des coopératives. Il fut aussi un modèle d’humilité puisqu’immédiatement après la condamnation de son mouvement, il se soumit ainsi que ses amis.
10. Cité in Mourre.
11. Le pape poursuit : « …​erreur et danger qui sont d’autant plus grands lorsqu’on synthétise la religion avec un genre de démocratie dont les doctrines sont erronées ». Nous verrons plus loin quelles sont ces « doctrines erronées ».
12. MARITAIN Jacques (1882-1973), in Christianisme et démocratie, Hartmann, 1945, pp. 31-35.
13. Ces citations montrent d’emblée qu’on ne peut assimiler la pensée de Maritain à celle développée par le Sillon. Il est saugrenu d’affirmer que le philosophe « travaille pour la révolution et contre l’Évangile » et que la condamnation du Sillon par Pie X frappe également Maritain. C’est la thèse de MEINVIELLE abbé in De Lamennais à Maritain, La cité catholique, 1956 ( notamment pp. 171-239). Certes, il y a des accents semblables, certes le discours de Maritain, comme celui de Marc Sangnier, est chargé de « pathos » et d’« affectivité » mais la ressemblance s’arrête là et l’enthousiasme maritainien s’explique, je crois, par la volonté de renforcer l’espérance au milieu du désastre de la guerre. Par ailleurs, à lire toutes les nuances du philosophe et les raccourcis de l’abbé, on ne peut s’empêcher de penser que le procès était perdu d’avance. On pourrait plutôt s’attarder à montrer les ressemblances réelles qu’il y a entre la pensée de Maritain, de Pie XII (Cf. PONTIER Jean-Marie, Pie XII et la démocratie, in Pie XII et la cité, Actes du Colloque de la Faculté de Droit d’Aix-en-Provence, Téqui, 1988, p. 288) et de Paul VI qui a toujours considéré ouvertement Maritain comme un de ses maîtres (Cf. DAUJAT J., Maritain, un maître pour notre temps, Téqui, 1978, p. 17).
14. Libertas, 20 juin 1888.
15. Pie XII explique : « la sollicitude diligente de l’Église ne va pas tant à sa structure et à son organisation extérieure - qui dépendent des aspirations propres de chaque peuple - qu’à l’homme lui-même qui, loin d’être l’objet et comme un élément passif de la vie sociale, en est au contraire, et doit en être et demeurer le sujet, le fondement et la fin » (id)
16. Cf. Démocratie et république, in Géopolitique, n° 60, hiver 1997, pp. 6-9. H. Ahrweiler, recteur d’Académie est présidente de l’Université d’Europe.
17. CA n°46.
18. Concile oecuménique Vatican II, Editions du Centurion, 1967, table analytique, article « démocratie », p. 788.
19. CA n°47. Le Saint Père continue en précisant que la contribution que l’Église « offre à cet ordre est justement cette vision de la dignité de la personne, qui se manifeste en toute sa plénitude dans le mystère du Verbe incarné ».
20. GS, 74, 6.
21. DELSOL Chantal, Le souci contemporain, p. 112.
22. Id., p. 117.
23. Evangelium Vitae, 70.

⁢ii. Oui à la démocratie, mais…

On se souvient de la réflexion du futur Pie VII disant : « la forme du gouvernement démocratique adopté parmi nous (…) ne répugne pas à l’Évangile, elle exige au contraire toutes les vertus sublimes qui ne s’apprennent qu’à l’école de Jésus-Christ »[1]. Elle exige, au contraire, ces vertus sublimes qui ne s’acquièrent qu’à l’école de Jésus-Christ. Si vous les pratiquez sérieusement, elles seront le gage de votre bonheur, de votre gloire et de la splendeur de notre République. La seule indépendance que donnait aux anciens la forme de gouvernement dont ils jouissaient les avait ornés d’une foule de vertus. Républicains et, de plus, chrétiens, quels modèles de sainteté ne doivent pas être les citoyens d’Imola ! »].

Cette phrase est précieuse car non seulement elle insinue qu’il y aurait plus qu’une compatibilité entre la démocratie et l’Évangile⁠[2], si nous prenons « ne répugne pas » pour une litote, mais elle souligne encore que, pour s’exercer correctement, la démocratie ne peut se passer de la conversion chrétienne. Dans ce cas, elle rejoint, d’une certaine manière, la pensée de Jean-Paul II affirmant qu’ »il n’existe pas de véritable solution de la « question sociale » hors de l’Évangile »[3].

Sans rejoindre la radicalité de cette formule, le philosophe H. Bergson, dans une analyse très pénétrante a rappelé l’influence évangélique qu’a subi, à l’origine, la démocratie ainsi que la nécessité impérative de la vivre avec une exigence morale bien inspirée pour que l’idéal qu’elle transporte puisse s’incarner, on l’espère, toujours plus fidèlement: « De toutes les conceptions politiques, c’est (…) la plus éloignée de la nature. (…) Elle attribue à l’homme des droits inviolables. Ces droits, pour rester inviolés, exigent de la part de tous une fidélité inaltérable au devoir. Elle prend donc pour matière un homme idéal, respectueux des autres comme de lui-même, s’insérant dans des obligations qu’il tient pour absolues, coïncidant si bien avec cet absolu qu’on ne peut plus dire si c’est le devoir qui confère le droit ou le droit qui impose le devoir. Le citoyen ainsi défini est à la fois « législateur et sujet », pour parler comme Kant. L’ensemble des citoyens, c’est-à-dire le peuple, est donc souverain. Telle est la démocratie théorique. Elle proclame la liberté, réclame l’égalité, et réconcilie ces deux sœurs ennemies en leur rappelant qu’elles sont sœurs, en mettant au-dessus de tout la fraternité. qu’on prenne de ce biais la devise républicaine, on trouvera que le troisième terme lève la contradiction si souvent signalée entre les deux autres, et que la fraternité est l’essentiel : ce qui permettrait de dire que la démocratie est d’essence évangélique, et qu’elle a pour moteur l’amour. On en découvrirait les origines sentimentales dans l’âme de Rousseau, les principes philosophiques dans l’œuvre de Kant, le fond religieux chez Kant et chez Rousseau ensemble : on sait ce que Kant doit à son piétisme, Rousseau à un protestantisme et à un catholicisme qui ont interféré ensemble. La Déclaration américaine d’indépendance (1776), , qui servit de modèle à la déclaration des droits de l’homme en 1791, a d’ailleurs des résonances puritaines : « Nous tenons pour évident…​ que tous les hommes ont été doués par leur Créateur de certains droits inaliénables…​, etc. » Les objections tirées du vague de la formule démocratique viennent de ce qu’on en a méconnu le caractère originellement religieux. Comment demander une définition précise de la liberté et de l’égalité, alors que l’avenir doit rester ouvert à tous les progrès, notamment à la création de conditions nouvelles où deviendront possibles, des formes de liberté et d’égalité aujourd’hui irréalisables, peut-être inconcevables ? On ne peut que tracer des cadres, ils se rempliront de mieux en mieux si la fraternité y pourvoit. Ama, et fac quod vis. (…) Voilà donc la démocratie dans son essence. Il va sans dire qu’il y faut voir simplement un idéal, ou plutôt une direction où acheminer l’humanité ». En effet, c’est d’abord comme contestation de situations intolérables que la démocratie est apparue⁠[4] et « les formules démocratiques énoncées d’abord dans une pensée de protestation, se sont ressenties de leur origine. On les trouve commodes pour empêcher, pour rejeter, pour renverser ; il est moins facile d’en tirer l’indication positive de ce qu’il faut faire. Surtout elles ne sont applicables que si on les transpose, absolues et quasi évangéliques, en termes de moralité purement relative, ou plutôt d’intérêt général ; et la transposition risque toujours d’amener une incurvation dans le sens des intérêts particuliers ».⁠[5]

Même s’il y a quelque affinité entre l’idéal démocratique et l’esprit évangélique, les papes, dès le XIXe siècle, tout en acceptant le régime démocratique, insisteront sur quelques précautions à prendre. En effet, l’installation du nouveau régime s’est parfois accompagnée d’injustices et de violences ; de plus, au fil du temps, des « dysfonctionnements » sont apparus qui ont réclamé aussi des mises au point. Ainsi, Léon XIII dira à des pèlerins français⁠[6] : « Si la démocratie s’inspire aux enseignements de la raison éclairée par la foi ; si, se tenant en garde contre les fallacieuses et subversives théories, elle accepte, avec une religieuse résignation et comme un fait nécessaire, la diversité des classes et des conditions ; si, dans la recherche des solutions possibles aux multiples problèmes sociaux qui surgissent journellement, elle ne perd pas un instant de vue les règles de la charité surhumaine que Jésus-Christ déclara être la note caractéristique des siens ; si, en un mot, la démocratie veut être chrétienne, elle donnera à votre patrie un avenir de paix, de prospérité, de bonheur ». Nous verrons plus loin que ce texte contient déjà trois exigences que nous retrouverons dans tout l’enseignement de l’Église jusqu’à aujourd’hui : le respect de la loi naturelle et surnaturelle, le refus de l’égalitarisme et la mise en pratique de la solidarité.

Plus précisément, dans Graves de communi (1901), Léon XIII oppose la démocratie chrétienne à la « démocratie sociale ». Celle-ci « ne voit rien de supérieur aux choses de la terre », « recherche les biens corporels et extérieurs » et « place le bonheur de l’homme dans la poursuite et la jouissance de ces biens ». Elle voudrait « que, dans l’État, le pouvoir appartînt au peuple. Ainsi, les classes sociales disparaissant et les citoyens étant tous réduits au même niveau d’égalité, ce serait l’acheminement vers l’égalité des biens ; le droit de propriété serait aboli, et toutes les fortunes qui appartiennent aux particuliers, les instruments de production eux-mêmes, seraient regardés comme des biens communs ». On a reconnu dans cette description le système socialiste, la démocratie dite populaire qui étouffera les pays d’Europe centrale et de l’Est pendant une bonne partie du vingtième siècle.

En 1927, Jacques Maritain dénoncera⁠[7] le « démocratisme » qu’il définit comme « le mythe religieux de la Démocratie ». « La démocratie ainsi entendue se confond avec le dogme du Peuple Souverain (c’est-à-dire détenteur perpétuel et unique détenteur légitime de la souveraineté), qui uni au dogme de la Volonté générale et de la Loi expression du Nombre, constitue, à la limite, l’erreur du panthéisme politique (la multitude-Dieu) ».

Dans cette description, on reconnaît le langage de Rousseau dont Maritain a analysé les erreurs dans Les trois réformateurs[8]. Puisque les hommes sont nés libres et égaux, pour préserver leur liberté et l’égalité, ils doivent « trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun, s’unissant à tous, n’obéisse pourtant qu’à lui-même, et reste aussi libre qu’auparavant ».(…) « Chacun se donnant à tous ne se donne à personne (…) ». Il « met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale (…) »⁠[9]. Le peuple est donc souverain, seul souverain : le souverain « n’est qu’un être collectif » et la souveraineté n’est que « l’exercice de la volonté générale »[10]. Cette volonté générale est « inaliénable », « indivisible », elle est « toujours droite et tend toujours à l’utilité publique »[11]. Comme la société n’est que le fruit d’un contrat, c’est-à-dire de la volonté humaine, il n’y a pas de juste ou d’injuste en dehors de la loi. Le droit est tout entier le fruit de cette volonté. Encore faut-il un pouvoir exécutif au service de cette volonté. Un gouvernement est donc nécessaire mais il n’est que le « ministre » du souverain c’est-à-dire du peuple. Les « chefs », « simples officiers du souverain, (…) exercent en son nom le pouvoir dont il les a faits dépositaires, et qu’il peut limiter, modifier et reprendre quand il lui plaît »[12].

On mesure bien la différence entre la pensée de Rousseau et celle des scolastiques. Non seulement pour eux, la volonté humaine est balisée par la loi divine et naturelle mais le « prince » quel qu’il soit, même désigné par le peuple possède en propre son autorité qui doit être respectée hormis les cas extrêmes évoqués plus haut lorsque nous avons parlé du droit de résistance. Comme le fait justement remarquer Jacques Leclerc, si « la monarchie absolue de droit divin ne reconnaissait pas au peuple le moindre droit de résistance », la démocratie absolue de Rousseau « dénie au prince tout droit de résistance à la volonté populaire »[13].

La démocratie rousseauiste est totalitaire vu l’infaillibilité et la toute puissance de la volonté générale : « Afin (…) que ce pacte social ne soit pas un vain formulaire, il renferme tacitement cet engagement, qui seul peut donner de la force aux autres, que quiconque refusera d’obéir à la volonté générale, y sera contraint par tout le corps ; ce qui ne signifie autre chose qu’on le forcera à être libre »[14].

Dans un système totalitaire, la coercition, sous quelque forme que ce soit, camp de « rééducation » ou hôpital psychiatrique, est d’avance justifiée puisqu’il n’est pas normal qu’un homme refuse son bien, sa vraie liberté qui est d’adhérer à la vérité officielle. Et on peut voir se profiler derrière celui que Rousseau appelle le « législateur », le visage bien réel de tous ces « hommes providentiels » dont le XXe siècle garde le funeste souvenir. Le peuple a en effet besoin d’un « guide » explique Rousseau pour éclairer le peuple dans le jugement qui révélera la volonté générale⁠[15]. Ce « législateur est à tous égards un homme extraordinaire dans l’État. S’il doit l’être par son génie, il ne l’est pas moins par son emploi. (…) c’est une fonction particulière et supérieure qui n’a rien de commun avec l’empire humain ». Ne doit-il pas, en effet, « se sentir en état de changer pour ainsi dire la nature humaine, de transformer chaque individu, qui par lui-même est un tout parfait et solitaire, en partie d’un plus grand tout dont cet individu reçoive en quelque sorte sa vie et son être ». A lire ce texte, on pense à tous les « duce », « fürher », « petit père des peuples », « grand nautonnier », qui, de Mussolini à Mao Zedong se sont posés en guides éclairés. Bakounine dénoncera le « despotisme impitoyable » de Rousseau, ce « prophète de l’État doctrinaire »[16].

Mais, en même temps, il nous faut reconnaître aussi que la vision rousseauiste peut, par d’autres accentuations, conforter l’esprit individualiste moderne.

L’exaltation de la liberté entendue comme le privilège par excellence d’une créature qui est solitaire par nature⁠[17] amène logiquement à la contestation de tout pouvoir extérieur, considéré comme aliénant et inégalitaire. Dès lors, dans une société respectueuse de la liberté et de l’égalité, seule la loi que le peuple s’est lui-même prescrite et qui est appliquée à tous sans distinction, préserve de la dépendance et de l’inégalité. Il en va de même pour la liberté morale: « l’obéissance à la loi qu’on s’est soi-même prescrite est liberté ». Aucun droit naturel ne peut baliser la volonté humaine. Il est « hors-la-loi », non démocratique : « …​dans la mesure où la forme démocratique des régimes occidentaux constitue un acquis aussi décisif et fragile en notre histoire contemporaine, il importe, dit-on, d’en sauvegarder l’essence, c’est-à-dire de ne pas permettre que les décisions politiques soient prises par d’autres autorités que le peuple lui-même ou ses représentants au terme d’un débat au cours duquel chaque citoyen aura pu exprimer les raisons qui guident son choix. Or si les jusnaturalistes obligent le peuple à adopter un droit antérieur ou sous-jacent aux énoncés positifs, ils paraissent nécessairement s’arroger un privilège indu, puisqu’ils invoquent une mystérieuse nature pour imposer leur droit qui aurait réussi à se soustraire au débat démocratique »[18]. Puisqu’en dehors d’un cadre totalitaire, il est difficile de faire croire à une volonté générale réputée infaillible, la démocratie devient, comme nous allons le voir, le lieu perpétuel du débat. Dans ce débat nourri constamment par ce que Xavier Dijon appelle « la logique du désir », les « droits » risquent de s’identifier aux envies du sujet. En effet, « délestés de leur référence à la nature, les droits de l’homme apparaissent en effet comme une série de revendications individuelles aussi peu fondées parfois que l’arbitraire du pouvoir auquel elles s’opposent »[19].

Autrement dit encore, ce qui pose problème c’est l’exaltation de la liberté sans les balises de la vérité. « Parce que la démocratie moderne repose fondamentalement sur la liberté personnelle, sur le respect de toutes les opinions et de tous les comportements, elle craint par définition les certitudes proférées. Elle ne supporte que la certitude de la tolérance, vite identifiée à la certitude de l’incertitude »[20].

Pour ce qui est du Magistère, avec Pie XII, la réflexion de l’Église va mettre l’accent désormais sur le fait que les peuples aspirent à certaines valeurs démocratiques qui peuvent répondre à des attentes parfaitement dignes et conformes à l’anthropologie chrétienne. En 1944 ⁠[21], le Saint Père constate : « … les peuples se sont réveillés d’une longue torpeur. Ils ont pris en face de l’État, en face des gouvernants, une attitude nouvelle, interrogative, critique, défiante. Instruits par une amère expérience, ils s’opposent avec plus de véhémence aux monopoles d’un pouvoir dictatorial, incontrôlable et intangible, et ils réclament un système de gouvernement qui soit plus compatible avec la dignité et la liberté des citoyens » (…) Les victimes de la guerre sont persuadées que « si la possibilité de contrôler et de corriger l’activité des pouvoirs publics n’avait pas fait défaut, le monde n’aurait pas été entraîné dans le tourbillon désastreux de la guerre, et qu’afin d’éviter à l’avenir qu’une pareille catastrophe se répète, il faut créer dans le peuple lui-même des garanties efficaces. (…) Dans cet état d’esprit, faut-il s’étonner que la tendance démocratique envahisse les peuples et obtienne largement le suffrage et le consentement de ceux qui aspirent à collaborer plus efficacement aux destinées des individus et de la société ? ». Les peuples « sentent bouillonner dans leurs cœurs tourmentés le désir impatient et comme inné de prendre les rênes de leur propre destin avec plus d’autonomie que par le passé ; ils espèrent réussir ainsi plus facilement à se défendre contre les irruptions périodiques de l’esprit de violence qui, comme un torrent de lave incandescente, n’épargne rien de tout ce qui leur est cher et sacré ». La leçon est claire, une société qui se veut pour l’homme doit être par l’homme : « L’homme comme tel, bien loin d’être l’objet et un élément passif de la vie sociale, en est et doit en être et en rester le sujet, le fondement et la fin ».⁠[22]

Jean XXIII, dans le même esprit, écrira qu’« à la dignité de la personne humaine est attaché le droit de prendre une part active à la vie publique et de concourir personnellement au bien commun. (…) « Que les citoyens puissent prendre une part active à la vie publique, c’est là un droit inhérent à leur dignité de personnes, encore que les modalités de cette participation soient subordonnées au degré de maturité atteint par la communauté politique dont ils sont membres et dans laquelle ils agissent »[23].

Le concile Vatican II consacrera la démarche initiée par Pie XII en prenant acte de l’état du monde : « …​la conviction grandit que le genre humain (…) peut et doit (…) instituer un ordre politique, social et économique qui soit toujours plus au service de l’homme, et qui permette à chacun, à chaque groupe, d’affirmer sa dignité propre et de la développer ».⁠[24] Comme « la communauté des chrétiens se reconnaît réellement et intimement solidaire du genre humain et de son histoire »[25], elle doit s’y investir pour donner corps et cohérence à ces désirs légitimes qui sont l’expression de l’éminente dignité de l’homme.

Paul VI précisera que la double aspiration à l’égalité et à la participation sont « deux formes de la dignité de l’homme et de sa liberté ».⁠[26](22) Et Jean-Paul II confirme: « L’Église apprécie le système démocratique, comme système qui assure la participation des citoyens aux choix politiques et garantit aux gouvernés la possibilité de choisir et de contrôler leurs gouvernants, ou de les remplacer de manière pacifique lorsque cela s’avère opportun »[27].

Reste à examiner de plus près les exigences catholiques et de voir si elles peuvent apporter des pistes de solutions aux différents problèmes qui ont été soulevés dans le chapitre précédent.

Quels sont les principes d’une « vraie et saine démocratie » ?


1. Homélie de Noël 1797, dans son diocèse d’Imola.« Oui ! mes chers frères, soyez de bon chrétiens, et vous serez d’excellents démocrates. La forme du gouvernement démocratique adoptée chez nous n’est point en opposition avec les maximes que je viens de vous exposer. Elle ne répugne pas à l’https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89vangile[Évangile
2. Cf. ONDO Télesphore, Les fondements bibliques de la démocratie, Publibook, 2016.
3. CA., n° 5.Tocqueville n’hésite pas à écrire : « Mahomet a fait descendre du ciel, et a placé dans le Coran, non seulement des doctrines religieuses, mais des maximes politiques, des lois civiles et criminelles, des théories scientifiques. L’Évangile ne parle, au contraire, que des rapports généraux des hommes avec Dieu et entre eux. Hors de là, il n’enseigne rien et n’oblige rien à croire. Cela seul, entre mille autres raisons suffit pour montrer que la première de ces deux religions ne saurait dominer longtemps dans des temps de lumière et de démocratie, tandis que la seconde est destinée à régner dans ces siècles comme dans tous les autres » (op. cit., p. 224). Nous laissons, bien sûr, en suspens, la question de savoir si l’Islam peut s’accommoder de la démocratie.
4. Pour l’auteur, les démocraties antiques furent de fausses démocraties, « bâties sur l’esclavage, débarrassées par cette iniquité fondamentale des plus gros et des plus angoissants problèmes ».
5. Les deux sources de la morale et de la religion, in Oeuvres, PUF, 1963, pp. 1214-1216
6. A des pèlerins de la « France au travail », 8-10-1898.
7. MARITAIN Jacques, Primauté du spirituel, Plon, 1927, pp. 207-208.
8. Plon, 1925.
9. Du contrat social, I, VI, Union générale d’éditions, 10/18, 1963, pp. 61-62.
10. Id., II, I, p. 70.
11. Id., 2, I, II, III, pp. 69-73.
12. Id., 3, I, pp. 101-102.
13. Op. cit., II, p. 160.
14. 1, VII, op. cit., p. 64. Plus loin (4, II, pp. 152-153), Rousseau répondra à la question que le lecteur se pose à ce moment : « Comment les opposants sont-ils libres et soumis à des lois auxquelles ils n’ont pas consenti ?
   Je réponds que la question est mal posée. Le citoyen consent à toutes les lois, même à celles qu’on passe malgré lui, et même à celles qui le punissent quand il ose en violer quelqu’une. La volonté constante de tous les membres de l’État est la volonté générale : c’est par elle qu’ils sont citoyens et libres. Quand on propose une loi dans l’assemblée du peuple, ce qu’on leur demande n’est pas précisément s’ils approuvent la proposition ou s’ils la rejettent, mais si elle est conforme ou non à la volonté générale, qui est la leur : chacun en donnant son suffrage dit son avis là-dessus ; et du calcul des voix se tire la déclaration de la volonté générale. Quand donc l’avis contraire au mien l’emporte, cela ne prouve autre chose sinon que je m’étais trompé, et que ce que j’estimais être la volonté générale ne l’était pas. Si mon avis particulier l’eût emporté, j’aurais fait autre chose que ce que j’avais voulu ; c’est alors que je n’aurais pas été libre ».
15. 2, VI, pp. 83-84.
16. Cité in Le pouvoir, Textes choisis et présentés par Céline Spector, Corpus, GF Flammarion, 1997, p. 100.
17. Cf. Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes, in Du contrat social, op. cit., p. 288: « …​errant dans les forêts, sans industrie, sans parole, sans domicile, sans guerre et sans liaison, sans nul besoin de ses semblables comme sans nul désir de leur nuire, peut-être même sans jamais en reconnaître aucun individuellement, l’homme sauvage, sujet à peu de passions, et se suffisant à lui-même, n’avait que les sentiments les lumières propres à cet état ; qu’il ne sentait que ses vrais besoins, ne regardait que ce qu’il croyait avoir intérêt de voir, et que son intelligence ne faisait pas plus de progrès que sa vanité ».
18. DIJON Xavier, op. cit., p. 28.
19. Op. cit., p. 88.
20. DELSOL Chantal, Le souci contemporain, op. cit., p. 114.
21. Radio message de Noël, 1944.
22. Pie XII reviendra sur cet enseignement dans la mesure où, après la guerre, les promesses ne seront pas tenues : « Nous adressant, dans notre message de Noël 1944, à un monde enthousiaste de la démocratie et désireux d’en être le champion et le propagateur, nous nous efforcions d’exposer les principaux postulats moraux d’un ordre démocratique qui soit juste et sain. Beaucoup craignent aujourd’hui que la confiance en cet ordre ne soit affaiblie par le contraste choquant entre la « démocratie en parole » et la « réalité concrète ». (Au sacré collège, 2-6-47).
23. PT 26, 73.
24. GS 9, 1.
25. GS, 1.
26. Lettre au cardinal Roy, Octogesima adveniens anniversaria, 1971, n° 22.
27. CA 46.

⁢iii. Oui à la liberté, mais…

La liberté est certes le signe de la transcendance de l’homme et de son éminente dignité. Par là, il est naturel que tout homme cherche à prendre en main sa destinée personnelle et collective et à participer, notamment, à la vie publique. Mais, comme nous l’avons déjà médité dans la première partie, cette liberté s’exerce, de manière responsable, en relation avec la vérité.

« Dans un peuple digne de ce nom, écrit Pie XII, le citoyen a conscience de sa propre personnalité, de ses devoirs et de ses droits ; la conscience de sa propre liberté se joint au respect de la liberté et de la dignité des autres ». Par contre, dans un État démocratique « laissé au caprice arbitraire de la masse », la liberté « en tant que devoir moral de la personne, se transforme en une prétention tyrannique de donner libre essor aux impulsions et aux appétits humains aux dépens d’autrui »[1].

Pour le Concile Vatican II, « il est pleinement conforme à la nature de l’homme que l’on trouve des structures politico-juridiques qui offrent sans cesse davantage à tous les citoyens, sans aucune discrimination, la possibilité effective de prendre librement et activement part tant à l’établissement des fondements juridiques de la communauté politique qu’à la gestion des affaires publiques, à la détermination du champ d’action et des buts des différents organes, et, à l’élection des gouvernants. Que tous les citoyens se souviennent donc à la fois du droit et du devoir qu’ils ont d’user de leur libre suffrage, en vue du bien commun. »[2]

Jean-Paul II confirme : « .. L’Église, en réaffirmant constamment la dignité transcendante de la personne, adopte comme règle d’action le respect de la liberté. Mais la liberté n’est pleinement mise en valeur que par l’accueil de la vérité : en un monde sans vérité, la liberté perd sa consistance et l’homme est soumis à la violence des passions et à des conditionnements apparents ou occultes. Le chrétien vit la liberté (cf. Jn 8, 31-32) et il se met au service de la liberté, il propose constamment, en fonction de la nature missionnaire de sa vocation, la vérité qu’il a découverte. Dans le dialogue avec les autres, attentif à tout élément de la vérité qu’il découvre dans l’expérience de la vie et de la culture des personnes et des nations, il ne renoncera pas à affirmer tout ce que sa foi et un sain exercice de la raison lui ont fait connaître. (…) On tend à affirmer aujourd’hui que l’agnosticisme et le relativisme sceptique représentent la philosophie et l’attitude fondamentale accordées aux formes démocratiques de la vie politique. (…) A ce propos, il faut observer que, s’il n’existe aucune vérité dernière qui guide et oriente l’action politique, les idées et les convictions peuvent être facilement exploitées au profit du pouvoir. Une démocratie sans valeurs se transforme facilement en un totalitarisme déclaré ou sournois, comme le montre l’histoire »[3].

« L’erreur (…) consiste en une conception de la liberté humaine qui la soustrait à l’obéissance à la vérité et donc aussi au devoir de respecter les droits des autres hommes. Le sens de la liberté se trouve alors dans un amour de soi qui va jusqu’au mépris de Dieu et du prochain, dans un amour qui conduit à l’affirmation illimitée de l’intérêt particulier et ne se laisse arrêter par aucune obligation de justice. »[4]

« Quand on n’observe pas (ces principes), le fondement même de la convivialité politique fait défaut et toute la vie sociale s’en trouve progressivement compromise, menacée et vouée à sa désagrégation (cf. Ps 14, 3-4 ; Ap 18, 2-3 ; 9-24). Dans de nombreux pays, après la chute des idéologies qui liaient la politique à une conception totalitaire du monde - la première d’entre elles étant le marxisme-, un risque non moins grave apparaît aujourd’hui à cause de la négation des droits fondamentaux de la personne humaine et à cause de l’absorption dans le cadre politique de l’aspiration religieuse qui réside dans le cœur de tout être humain: c’est le risque de l’alliance entre la démocratie et le relativisme éthique qui retire à la convivialité civile toute référence morale sûre et la prive, plus radicalement, de l’acceptation de la vérité. ( cf. CA 46). Dans tous les domaines de la vie personnelle, familiale, sociale et politique, la morale - qui est fondée sur la vérité et qui, dans la vérité, s’ouvre à la liberté authentique - rend donc un service original, irremplaçable et de très haute valeur, non seulement à la personne pour son progrès dans le bien, mais aussi à la société pour son véritable développement »[5]

Très précisément, « seul le respect de la vie peut fonder et garantir les biens les plus précieux et les plus nécessaires de la société, comme la démocratie et la paix. En effet, il ne peut y avoir de vraie démocratie si l’on ne reconnaît pas la dignité de toute personne et si l’on n’en respecte pas les droits. Il ne peut y avoir non plus une vraie paix si l’on ne défend pas et si l’on ne soutient pas la vie ».⁠[6]

« …​le totalitarisme naît de la négation de la vérité au sens objectif du terme : s’il n’existe pas de vérité transcendante, par l’obéissance à laquelle l’homme acquiert sa pleine identité, dans ces conditions, il n’existe aucun principe sûr pour garantir des rapports justes entre les hommes. Leurs intérêts de classe, de groupe ou de nation les opposent inévitablement les uns aux autres. Si la vérité transcendante n’est pas reconnue, la force du pouvoir triomphe, et chacun tend à utiliser jusqu’au bout les moyens dont il dispose pour faire prévaloir ses intérêts ou ses opinions, sans considération pour les droits des autres. Alors l’homme n’est respecté que dans la mesure où il est possible de l’utiliser aux fins d’une prépondérance égoïste. Il faut donc situer la racine du totalitarisme moderne dans la négation de la dignité transcendante de la personne humaine, image visible du Dieu invisible et, précisément pour cela, de par sa nature même, sujet de droits que personne ne peut violer, ni l’individu, ni le groupe, ni la classe, ni la nation, ni l’État. La majorité d’un corps social ne peut pas non plus le faire, en se dressant contre la minorité pour la marginaliser, l’opprimer, l’exploiter, ou pour tenter de l’anéantir ».⁠[7]

La démocratie authentique balise donc l’exercice de la liberté humaine et l’oriente vers le bien commun qui « pour la pensée contemporaine (…) réside surtout dans la sauvegarde des droits et des devoirs de la personne humaine ; dès lors, le rôle des gouvernants consiste principalement à garantir la reconnaissance et le respect des droits, leur conciliation mutuelle, leur défense et leur expansion, et en conséquence à faciliter à chaque citoyen l’accomplissement de ses devoirs ».⁠[8]

Le «  succès de l’idéal démocratique dans le monde, allant de pair avec une grande attention et une vive sollicitude pour les droits de l’homme, (…) il est nécessaire que les peuples qui sont en train de réformer leurs institutions donnent à la démocratie un fondement authentique et solide grâce à la reconnaissance explicite de ces droits ».

Malheureusement, « même dans les pays qui connaissent des formes de gouvernement démocratique, ces droits ne sont pas toujours respectés. Et l’on ne pense pas seulement au scandale de l’avortement, amis aussi aux divers aspects d’une crise des systèmes démocratiques qui semblent avoir parfois altéré la capacité de prendre des décisions en fonction du bien commun. Les requêtes qui viennent de la société ne sont pas toujours examinées selon les critères de la justice et de la moralité, mais plutôt d’après l’influence électorale ou le poids financier des groupes qui les soutiennent. De telles déviations des mœurs politiques finissent par provoquer la défiance et l’apathie, et par entraîner une baisse de la participation politique et de l’esprit civique de la population, qui se sent atteinte et déçue. Il en résulte une incapacité croissante à situer les intérêts privés dans le cadre d’une conception cohérente du bien commun. Celui-ci, en effet, n’est pas seulement la somme des intérêts particuliers, mais il suppose qu’on les évalue et qu’on les harmonise en fonction d’une hiérarchie des valeurs équilibrée et, en dernière analyse, d’une conception correcte de la dignité et des droits de la personne ».⁠[9]

Ce texte indique déjà clairement que la démocratie authentique ne se construit pas seulement dans les textes de lois mais surtout, peut-être, dans le cœur et la volonté des hommes.


1. Radio-message, Noël 1944.
2. GS 75, 1. Un peu plus loin, le texte précise : « ...si, en vue du bien commun, on restreint pour un temps l’exercice des droits, que l’on rétablisse au plus tôt la liberté quand les circonstances auront changé. Il est en tout cas inhumain que le gouvernement en vienne à des formes totalitaires ou à des formes dictatoriales qui lèsent gravement le droit des personnes ou des groupes sociaux » (id., 3)
3. CA, 46.
4. CA, 17.
5. Veritatis splendor, 10.
6. Evangelium vitae, 101.
7. CA, 44-45.
8. PT 60.
9. CA, 46-47.

⁢iv. Oui à l’égalité, mais…

« L’égalité des hommes consiste en cela que tous, ayant la même nature, tous sont appelés à la même très haute dignité de fils de Dieu, et en même temps que, une seule et même foi étant proposée à tous, chacun doit être jugé selon la même loi et obtenir les peines ou la récompense suivant son mérite ». Toutefois, « il y a une inégalité de droit et de pouvoir qui émane de l’auteur même de la nature »[1]. « Cette inégalité (…) tourne au profit de tous, de la société comme des individus : car la vie sociale requiert un organisme très varié et des fonctions fort diverses »[2].

L’Église va beaucoup insister sur cette distinction entre l’égalité et l’égalitarisme - ce que Montesquieu appelait « l’esprit d’égalité extrême » - car elle sait que la négation de toute différence accidentelle conduit facilement au nivellement totalitaire ou à la dérive libertaire. « Rendre (tous les hommes) égaux est impossible et serait la destruction de la société elle-même », dira encore Léon XIII⁠[3].

Certes, le langage, à cet endroit, heurte parfois, dans les textes les plus anciens, mais l’idée demeurera, comme nous allons le constater.

Pour Pie X, « il est conforme à l’ordre établi par Dieu qu’il y ait, dans la société humaine, des princes et des sujets, des patrons et des prolétaires, des riches et des pauvres, des savants et des ignorants, des nobles et des plébéiens qui, tous unis par un lien d’amour, doivent s’entraider à atteindre leur fin dernière dans le ciel et sur la terre leur bien-être matériel et moral »[4]. « Ainsi, pour le Sillon, toute inégalité de condition est une injustice ou, au moins, une moindre justice ! Principe souverainement contraire à la nature des choses, générateur de jalousie et d’injustice et subversif de tout ordre social »[5]. « La diversité des classes dans la société, écrira Benoît XV, vient de la nature même et on doit la chercher en dernière analyse dans la volonté de Dieu « parce qu’elle a créé les grands et les petits » (Sap., VI, 8) »[6].

Une fois encore, l’enseignement de Pie XII reprendra cette mise en garde de ses prédécesseurs : « Dans un peuple digne de ce nom, toutes les inégalités, qui dérivent non du libre caprice, mais de la nature même des choses, inégalités de culture, de richesses, de position sociale - sans préjudice, bien entendu, de la justice et de la charité mutuelle - ne sont nullement un obstacle à l’existence et à la prédominance d’un authentique esprit de communauté et de fraternité. Bien au contraire, loin de nuire aucunement à l’égalité civile, elles lui confèrent son sens légitime, à savoir que chacun a le droit, en face de l’État, de vivre honorablement sa propre vie personnelle, au poste et dans les conditions où l’ont placé les desseins et les dispositions de la Providence ».

Par contre, dans une démocratie abandonnée « au caprice arbitraire de la masse », l’égalité « dégénère en un nivellement mécanique, en une uniformité sans nuance aucune : sentiment de l’honneur vrai, activité personnelle, respect de la tradition, dignité, tout ce qui, en un mot, donne à la vie sa valeur, s’effondre peu à peu et disparaît. Ne restent à survivre, d’une part, que les victimes trompées par la fascination apparente de la démocratie que, dans leur ingénuité, elles confondent avec ce qui en est l’esprit, avec la liberté et l’égalité, et, d’autre part, que des profiteurs plus ou moins nombreux ayant su, grâce à la puissance de l’argent ou de l’organisation, s’assurer par-dessus les autres une condition privilégiée et le pouvoir lui-même ».⁠[7]

Le concile Vatican II ne changera rien à ces principes. Il rappellera l’ : « égalité fondamentale » de tous les hommes mais, il fera tout aussitôt remarquer que tous « ne sont pas égaux quant à leur capacité physique qui est varié, ni quant à leurs forces intellectuelles et morales qui sont diverses ». Il n’empêche, « toute forme de discrimination touchant les droits fondamentaux de la personne (…) doit être dépassée et éliminée, comme contraire au dessein de Dieu ». « …​En dépit de légitimes différences entre les hommes, l’égale dignité des personnes exige que l’on parvienne à des conditions de vie justes et plus humaines « .⁠[8]

Le Catéchisme de l’Église catholique ne dit pas autre chose : « En venant au monde, l’homme ne dispose pas de tout ce qui est nécessaire au développement de sa vie, corporelle et spirituelle. Il a besoin des autres. Des différences apparaissent liées à l’âge, aux capacités physiques, aux aptitudes intellectuelles ou morales, aux échanges dont chacun a pu bénéficier, à la distribution des richesses (GS, 29, 2). Les « talents » ne sont pas distribués également (Mt, 25, 14-30) ; Lc 19, 11-27). Ces différences appartiennent au plan de Dieu, qui veut que chacun reçoive d’autrui ce dont il a besoin et que ceux qui disposent de « talents » particuliers en communiquent les bienfaits à ceux qui en ont besoin. Les différences encouragent et souvent obligent les personnes à la magnanimité, à la bienveillance et au partage ; elles incitent les cultures à s’enrichir les unes les autres. Il existe aussi des inégalités iniques qui frappent des millions d’hommes et de femmes. Elles sont en contradiction ouverte avec l’Évangile »[9].

Outre les références à l’Évangile, le catéchisme s’appuie sur la « pédagogie » du Christ révélée à Catherine de Sienne⁠[10] : «  Telles sont les vertus. Il est entre elles des différences, et je ne les donne pas toutes également à chacun (…)

Il en est plusieurs que je distribue, tantôt à l’un, tantôt à l’autre, de telle manière qu’elles apparaissent comme étant la vertu capitale en regard des autres. A l’un, c’est la charité ; à l’autre, la justice ; à celui-ci, l’humilité ; à celui-là, une foi vive ; à quelques-uns, la prudence, ou la tempérance, ou la patience ; à certains, la force. (…)

Quant aux biens temporels, pour les choses nécessaires à la vie humaine, je les ai distribuées avec la plus grande inégalité, et je n’ai pas voulu que chacun possédât tout ce qui lui était nécessaire pour que les hommes aient ainsi l’occasion, par nécessité, de pratiquer la charité les uns envers les autres. (…) J’ai voulu qu’ils eussent besoin les uns des autres et qu’ils fussent mes ministres pour la distribution des grâces et des libéralités qu’ils ont reçues de moi. »

L’égalité essentielle et l’inégalité accidentelle sont donc les conditions de la charité politique et sociale envers les pauvres, les marginaux, une invitation à l’action positive, à la rencontre agissante et non à l’action révolutionnaire, à la lutte des classes.⁠[11]


1. LEON XIII, Quod apostolici, 28-12-1878.
2. RN.
3. Quod apostolici.
4. Motu proprio 18-12-1903.
5. Lettre sur le Sillon, 25-8-1910.
6. Soliti nos, 11-3-1920.
7. Radio-message, Noël 1944.
8. GS 29, 1-2-3.
9. CEC 1936-1938.
10. Dialogues, 1, 7.
11. Gaston Fessard ( Autorité et bien commun, op. cit., pp. 83-88) explique : on a souvent « aperçu dans la famille la communauté par excellence, celle dont sortaient toutes les autres et qui leur fournissait le modèle d’une structure parfaite ». Il y a dans la famille, un aspect politique, l’autorité, « ce mode d’interaction des êtres en tant que divisés et inégaux » et un aspect économique, la satisfaction des besoins essentiels, « ce mode d’interaction des êtres en tant qu’égaux et unis par une même nature ».
   Il y a aussi, dans la famille, un rapport entre la dialectique du maître et de l’esclave (telle qu’elle présentée par Hegel et surtout Marx) et la dialectique homme-femme car au début, il y a également lutte, dans cette relation, mais, dans la dialectique homme-femme, la subordination initiale est «  dépassée et sublimée en même temps que conservée » (aspect politique) et les travaux dans la famille se conjuguent « pour une œuvre de chair et d’esprit par quoi l’univers s’humanise et l’homme s’universalise » ( aspect économique). « Si bien, que la famille offre le type d’une communauté parfaite non seulement parce que les catégories du Bien commun s’incarnent dans les relations de l’homme, de la femme et de l’enfant, mais aussi et plus profondément parce qu’elle contient le principe même de l’interaction du politique et de l’économique que la dialectique du maître et de l’esclave montre désunis » Marx n’ a pas vu qu’« à chaque degré de l’organisme économique, la communion des êtres peut aussi bien que leur désunion jaillir des échanges et des interactions dont la nature est le siège et le moyen » Il ne pense qu’en terme de « lutte » « pour hâter la marche de l’humanité vers cette apocalypse » c’est-à-dire « l’apparition de cette communion et de l’Esprit ».
   Fessard conclut : « ...s’il est possible que le maître devienne père dans la puissance de sa domination, si loin qu’elle s’étende, que l’esclave devienne fils dans le service de son obéissance, si cher qu’elle lui coûte, que l’un et l’autre deviennent frères dans le concours de leur collaboration, quel qu’en soit l’objet et l’occasion, alors il ne faudra point désespérer non plus que s’instaure entre les hommes une communion universelle, où règne un amour qui la chaleur et la fécondité de celui qui dans la famille unit l’époux et l’épouse ».

⁢v. A la recherche de la cohésion sociale…

Les démocraties modernes proclament volontiers la souveraineté du peuple mais, pour la pensée chrétienne, seul Dieu est Souverain. Certes, les hommes, puisqu’ils sont créés libres, ont des pouvoirs sur le monde et les uns sur les autres mais précisément, ces pouvoirs sont reçus. Ils ne se les ont pas attribués.

Les démocraties modernes se trompent non seulement sur la fin de l’autorité en oubliant qu’elle est au service du bien commun mais aussi sur son origine.

⁢a. La source de l’autorité.

« Bon nombre de nos contemporains, marchant sur les traces de ceux qui, au siècle dernier, se sont décernés le titre de philosophes, prétendent que tout pouvoir vient du peuple ; que par suite, l’autorité n’appartient pas en propre à ceux qui l’exercent, mais à titre de mandat populaire, et sous réserve que la volonté du peuple peut toujours retirer à ses mandataires la puissance qu’elle leur a déléguée.

C’est en quoi les catholiques se séparent de ces nouveaux maîtres ; ils vont chercher en Dieu le droit de commander et le font dériver de là comme de sa source naturelle et de son nécessaire principe »

« Toutefois, continue Léon XIII, il importe de remarquer (…) que, s’il s’agit de désigner ceux qui doivent gouverner la chose publique, cette désignation pourra dans certains cas être laissée au choix et aux préférences du grand nombre, sans que la doctrine catholique y fasse le moindre obstacle. Ce choix, en effet, détermine la personne du souverain, il ne confère pas les droits de la souveraineté ; ce n’est pas l’autorité que l’on constitue, on décide par qui elle sera exercée. Il n’est pas question davantage des différents régimes politiques : rien n’empêche que l’Église approuve le gouvernement d’un seul ou celui de plusieurs, pourvu que ce soit juste et appliqué au bien commun. Aussi, réserve faite des droits acquis, il n’est point interdit aux peuples de se donner telle forme politique qui s’adaptera mieux ou à leur génie propre, ou à leurs conditions et à leurs coutumes ».

La source du pouvoir est donc en Dieu et Léon XIII va s’appuyer tout d’abord sur les Écritures et les Pères de l’Église⁠[1] avant de solliciter la raison : _« …​ce qui réunit les hommes, explique-t-il, pour les faire vivre en société, c’est la loi de la nature ; ou, plus exactement, la volonté de Dieu, auteur de la nature ; c’est ce que prouvent avec évidence et le don du langage, instrument principal des relations qui fondent la société, et tant de désirs qui naissent avec nous, et tant de besoins de premier ordre qui resteraient sans objet dans l’état d’isolement, mais qui trouvent leur satisfaction dès que les hommes se rapprochent et s’associent entre eux. d’autre part, cette société ne peut ni subsister ni même se concevoir, s’il ne s’y rencontre un modérateur pour tenir la balance entre les volontés individuelles, ramener à l’unité ces tendances diverses et les faire concourir aussi par leur harmonie à l’unité commune. d’où il suit que Dieu a certainement voulu dans la société civile une autorité qui gouvernât la multitude »

Il continue : « Mais voici une autre considération d’un grand poids ; ceux qui administrent la chose publique doivent pouvoir exiger l’obéissance dans des conditions telles que le refus de soumission soit pour les sujets un péché. Or, il n’est pas un homme qui ait en soi ou de soi ce qu’il faut pour enchaîner par un lien de conscience le libre vouloir de ses semblables. Dieu seul, en tant que créateur et législateur universel, possède une telle puissance ; ceux qui l’exercent ont besoin de la recevoir de lui et de l’exercer en son nom. « Il n’y a qu’un seul législateur et un seul juge qui puisse condamner et absoudre » (Jc, IV, 12) Ceci est vrai pour toutes les formes de pouvoir ».

L’autorité ne dériverait-elle pas d’un contrat, comme Jean-Jacques Rousseau et bien d’autres l’ont affirmé et l’affirmeront ? Le Saint Père répond : « Ceux qui font sortir la société civile d’un libre contrat doivent assigner à l’autorité la même origine ; ils disent alors que chaque particulier a cédé de son droit et que tous se sont volontairement placés sous la puissance de celui en qui se sont concentrés tous les droits individuels. Mais l’erreur considérable de ces philosophes consiste à ne pas voir ce qui est pourtant évident ; c’est que les hommes ne constituent pas une race sauvage et solitaire ; c’est qu’avant toute résolution de leur volonté, leur condition naturelle est de vivre en société. Ajoutez à cela que le pacte dont on se prévaut est une invention et une chimère ; et que, fût-il réel, il ne donnerait jamais à la souveraineté politique la mesure de force, de dignité, de stabilité que réclament et la sûreté de l’État et les intérêts des citoyens. Le pouvoir n’aura cet éclat et cette solidité qu’autant que Dieu apparaîtra comme la source auguste et sacrée d’où il émane. (…) Refuser de rapporter à Dieu comme à sa source le droit de commander aux hommes, c’est vouloir ôter à la puissance publique et tout son éclat et toute sa vigueur. En la faisant dépendre de la volonté du peuple, on commet d’abord une erreur de principe, et en outre on ne donne à l’autorité qu’un fondement fragile et sans consistance. De telles opinions sont comme un stimulant perpétuel aux passions populaires, qu’on verra croître chaque jour en audace et préparer la ruine publique en frayant la voie aux conspirations secrètes ou aux séditions ouvertes » .⁠[2]

Cet enseignement, nous nous en doutons, ne variera que dans son expression.

Ainsi, Pie XII montrera clairement ce qu’est réellement l’autorité nécessaire et constitutive d’une démocratie comme de tout autre régime: « L’État démocratique, qu’il soit monarchique ou républicain, doit, comme n’importe quelle autre forme de gouvernement, être investi du pouvoir de commander avec une autorité vraie et effective. L’ordre absolu des êtres et des fins, qui montre dans l’homme une personne autonome, c’est-à-dire un sujet de devoirs et de droits inviolables, d’où dérive et où tend sa vie sociale, comprend également l’État comme société nécessaire, revêtue de l’autorité sans laquelle il ne pourrait ni exister ni vivre. Si donc les hommes, en se prévalant de la liberté personnelle, niaient toute dépendance par rapport à une autorité supérieure munie du droit de coercition, ils saperaient par le fait même le fondement de leur propre dignité et liberté, c’est-à-dire cet ordre absolu des êtres et des fins.

Ainsi établis sur cette même base, la personne, l’État, le pouvoir public avec leurs droits respectifs se trouvent tellement liés et unis entre eux qu’ils se soutiennent ou s’écroulent tous ensemble. (…) Comme cet ordre absolu, aux yeux de la saine raison, et surtout de la foi chrétienne, ne peut avoir d’autre origine qu’en un Dieu personnel, notre Créateur, il suit de là que la dignité de l’homme est la dignité de l’image de Dieu, que la dignité de l’État est la dignité de la communauté morale voulue par Dieu, que la dignité de l’autorité publique est la dignité de sa participation à l’autorité de Dieu.

Aucune forme d’État ne saurait se dispenser d’avoir égard à cette intime et indissoluble connexion ; moins que toute autre, la démocratie. Par conséquent, si celui qui détient le pouvoir public ne la voit pas, ou s’il la néglige plus ou moins, il ébranle dans ses bases sa propre autorité. De même, s’il ne tient pas suffisamment compte de cette relation, s’il ne voit pas dans sa charge la mission de réaliser l’ordre voulu par Dieu, le danger surgira que l’égoïsme du pouvoir ou des intérêts l’emporte sur les exigences essentielles de la morale politique et sociale, que les vaines apparences d’une démocratie de pure forme ne servent souvent comme de masque à tout ce qu’il y a en réalité de moins démocratique ».

Tout n’est donc pas permis dans une démocratie et l’opinion ne peut tout régenter : « une saine démocratie fondée sur les principes immuables de la loi naturelle et des vérités révélées sera résolument contraire à cette corruption qui attribue à la législation de l’État un pouvoir sans frein ni limites, et qui, malgré de vaines apparences contraires, fait aussi du régime démocratique un pur et simple système d’absolutisme.

L’absolutisme d’État (…) consiste en effet dans le principe erroné que l’autorité de l’État est illimitée, et qu’en face d’elle-même quand elle donne libre cours à ses vues despotiques, en dépassant les frontières du bien et du mal - on n’admet aucun appel à une loi supérieure qui oblige moralement. (…)…​le droit positif humain n’est sans appel que s’il se conforme - ou du moins ne s’oppose pas - à l’ordre absolu établi par le Créateur et mis en une nouvelle lumière par la révélation de l’Évangile ».⁠[3]

« L’origine divine de l’autorité, écrira Jean XXIII, n’enlève aucunement aux hommes le pouvoir d’élire leurs gouvernants, de définir la forme de l’État ou d’imposer des règles et des bornes à l’exercice de l’autorité. Ainsi la doctrine que Nous venons d’exposer convient à toute espèce de régime vraiment démocratique »[4].

« De toute évidence, déclare le Concile Vatican II, la communauté politique et l’autorité publique trouvent (…) leur fondement dans la nature humaine et relèvent par là d’un ordre fixé par Dieu, encore que la détermination des régimes politiques, comme la désignation des dirigeants, seront laissées à la libre volonté des citoyens ». ⁠[5]

Notons aussi que c’est au nom de ce fondement qui échappe à la volonté humaine qu’on peut se dresser contre l’arbitraire : « Si l’autorité publique, continue le Concile, débordant sa compétence, opprime les citoyens, que ceux-ci ne refusent pas ce qui est objectivement requis par le bien commun ; mais qu’il leur soit cependant permis de défendre leurs droits et ceux de leurs concitoyens contre les abus du pouvoir, en respectant les limites tracées par la loi naturelle et la loi évangélique »[6]

Quant à Jean-Paul II⁠[7], s’il sait parfaitement que « les démocraties authentiques ou simulées de notre époque puisent les pouvoirs de leurs gouvernements élus surtout dans la souveraineté déléguée par le peuple », il se réjouit que « toutefois, nombre d’entre elles lient en plus l’exercice de l’autorité de l’État ainsi que la définition de la vie publique - au moins dans la lettre - à des valeurs et droits fondamentaux qu’elles ont consigné dans leurs constitutions. Très souvent dans ce contexte est citée, en plus et expressément, la responsabilité devant Dieu et devant ses commandements fondamentaux[8]. »

Mais le Saint Père sait aussi que « de telles affirmations n’ont cependant de valeur que si elles ne restent pas lettre morte ! Soyez conscients, s’écrie-t-il, que ces principes (…), doivent être hautement respectés et appliqués par vos élus mais aussi par chacun, afin qu’ils vous aident à diriger et à définir le sens de votre existence en tant que communauté. »

La démocratie, nous allons le voir et comme déjà l’affirmait Montesquieu, est un régime qui demande tout particulièrement un grand esprit civique, une forte moralité et une profonde spiritualité pour les nourrir.


1. Léon XIII cite : « C’est par moi que règnent les rois, par moi que les souverains commandent, que les arbitres des peuples rendent la justice » (Pr VIII, 15-16) ; « Prêtez l’oreille, vous qui gouvernez les nations, parce que c’est par Dieu que vous a été donnée la puissance ; l’autorité vous vient du Très-Haut » (Sg. VI, 3, 4) ; « C’est Dieu qui a préposé un chef au gouvernement de chaque nation » (Eccl XVII, 14) ; « Tu n’aurais sur moi aucune puissance, si celle que tu possèdes ne t’avait été donnée d’en haut » (Jn XIX, 11) ; Paul déjà cité dans Rm 13, 1, 4_ ; « Apprenons ici de la bouche du maître ce qu’il enseigne ailleurs par son Apôtre : c’est qu’il n’y a de pouvoir que celui qui vient de Dieu » (St Augustin sur ce qui précède, in Tract CXVI, in Jn n.5 ; « N’accordons à personne le droit de donner la souveraineté et l’empire, sinon au seul vrai Dieu » ( St augustin, De civ. Dei, lib V cap 21) ; « qu’il y ait des autorités établies, que les uns commandent, les autres obéissent ; qu’ainsi tout dans la société ne soit pas livré au hasard, c’est là, je l’affirme, l’œuvre de la divine sagesse » (St Jean Chrysostome, epist. ad Rom , hom. XXIII, n.1) ; « Nous reconnaissons que la puissance a été donnée d’en haut aux empereurs et aux rois » (St Grégoire le Grand, epist. lib II epist. 61).
2. LEON XIII, Diuturnum illud.
3. Radio message, Noël 1944.
4. PT, 52.
5. GS, 74, 3.
6. GS, 74, 5.
7. Homélie à Speyer (Allemagne), 4-5-1987, OR, 2-6-1987, p. 13.
8. Les seigneurs de jadis, rappelle le Saint-Père, « savaient qu’ils devaient à Dieu leurs pouvoirs discrétionnaires sur leurs sujets et non pas à eux-mêmes ; ils savaient que c’était Dieu en définitive qui les leur avait confiés, qu’ils devraient rendre compte devant Lui de leur règne et de leur vie ».

⁢b. Nécessité de la formation

Pour que vive la cohésion souhaitée sans coercition autre que celle réclamée par la nécessité de justice et de sécurité, pour que les vérités fondatrices se marient le plus harmonieusement avec l’expression des opinions diverses sans laquelle il n’est pas de démocratie, il faut veiller à former les consciences et les esprits. Il est évident, que l’Église, dans sa tâche d’évangélisation, a un rôle fondamental, irremplaçable à jouer

Depuis son origine, l’Église connaît le danger de l’ »opinion populaire »⁠[1]. Elle sait que les masses sont facilement manipulables et versatiles ; elle sait aussi la faiblesse des princes devant les foules, leur souci de ne pas déplaire et la peur des responsabilités. Ainsi, le procurateur romain de la Judée, Ponce Pilate, devant qui Jésus comparaît et qui paraît sûr de l’innocence de ce prisonnier que les Juifs lui amenaient, va s’en remettre au jugement du peuple pour éviter les ennuis non seulement avec les Juifs qu’il avait déjà scandalisés en puisant dans le trésor du Temple mais aussi avec l’Empereur…​ « Jésus fut amené en présence du gouverneur et le gouverneur l’interrogea en ces termes : « Tu es le roi des Juifs ? » Jésus répliqua : « Tu le dis ». Puis tandis qu’il était accusé par les grands prêtres et les anciens, il ne répondit rien. Alors Pilate lui dit: « N’entends-tu pas tout ce qu’ils attestent contre toi ? » Et il ne lui répondit sur aucun point, si bien que le gouverneur était fort étonné.

A chaque Fête, le gouverneur avait coutume de relâcher à la foule un prisonnier, celui qu’elle voulait. On avait alors un prisonnier fameux, nommé Barabbas. Pilate dit donc aux gens qui se trouvaient rassemblés: « Lequel voulez-vous que je vous relâche, Barabbas ou Jésus que l’on appelle Christ ? ». Il savait bien que c’était par jalousie qu’on l’avait livré.

Or, tandis qu’il siégeait au tribunal, sa femme lui fit dire : « Ne te mêle point de l’affaire de ce juste ; car aujourd’hui j’ai été très affectée par un songe à cause de lui. »

Cependant, les grands prêtres et les anciens persuadèrent les foules de réclamer Barabbas et de perdre Jésus. Reprenant la parole, le gouverneur leur dit : « Lequel des deux voulez-vous que je vous relâche ? » Ils répondirent : « Barabbas. » Pilate leur dit : « Que ferai-je donc de Jésus que l’on appelle Christ ? » Ils répondent tous : « qu’il soit crucifié ! » Il reprit : « Quel mal a-t-il donc fait ? » Mais ils n’en criaient que plus fort : « qu’il soit crucifié ! »

Voyant alors qu’il n’aboutissait à rien, mais qu’il s’ensuivait plutôt du tumulte, Pilate prit de l’eau et se lava les mains en présence de la foule, en disant : « Je ne suis pas responsable de ce sang ; à vous de voir ! » Et tout le peuple répondit : « Que son sang soit sur nous et sur nos enfants ! » Alors il leur relâcha Barabbas ; quant à Jésus, après l’avoir fait flageller, il le livra pour être crucifié ».⁠[2]

Il n’est pas inutile de relire le même événement raconté par Jean⁠[3]:

« Dès qu’ils le virent, les grands prêtres et les gardes crièrent: « Crucifie-le ! Crucifie-le ! » Pilate leur dit : « Prenez-le vous-mêmes, et crucifiez-le ; moi je ne trouve en lui aucun motif de condamnation. » Les Juifs répliquèrent : « Nous avons une Loi et d’après cette Loi il doit mourir : il s’est fait Fils de Dieu. »

A ces mots, Pilate s’alarma encore davantage. Il rentra dans le prétoire et dit à Jésus : « d’où es-tu ? » Mais Jésus ne lui fit aucune réponse. Alors Pilate lui dit : « Tu ne veux pas me parler, à moi ? Ne sais-tu pas que j’ai pouvoir de te relâcher et pouvoir de te crucifier ? » - »Tu n’aurais sur moi aucun pouvoir, répondit Jésus, s’il ne t’avait été donné d’en-haut ; aussi celui qui m’a livré à toi porte un plus grand péché. »

Dès lors Pilate cherchait à le relâcher. Mais les Juifs crièrent : « Si tu le relâches, tu n’es pas ami de César : qui se fait roi s’oppose à César. » Pilate, à ces mots, fit amener Jésus dehors et s’assit à son tribunal, au lieu appelé le Dallage, en hébreu Gabbatha. C’était le jour de la Préparation de la Pâque, environ la sixième heure. Pilate dit aux Juifs : « Voici votre roi. » Eux disaient : « A mort ! A mort ! Crucifie-le ! » - »Crucifierai-je votre roi ? » leur dit Pilate. Les grands prêtres répondirent : « Nous n’avons d’autre roi que César ; » Alors il le leur livra pour être crucifié. ».

Une telle injustice vive dans la mémoire chrétienne peut expliquer la radicalité de ce propos de Pie IX qui félicitait des pèlerins français d’être « occupés de la tâche difficile qui consiste à faire disparaître, si c’est possible, ou, au moins, atténuer une plaie horrible qui afflige la société humaine et qu’on appelle le suffrage universel. Oui, c’est une plaie qui détruit l’ordre social et qui mériterait, à juste titre d’être appelée mensonge universel »[4]. Dans la mesure où ils prolongent l’opinion capricieuse, malléable et irrationnelle du peuple, les partis politiques sont aussi jugés avec sévérité : « Dans le domaine de la politique, les partis se sont presque fait une loi non point de chercher sincèrement le bien commun par une émulation mutuelle et dans la variété de leurs opinions, mais de servir leurs propres intérêts au détriment des autres. Que voyons-nous alors ? Les conjurations se multiplient ; embûches, brigandages contre les citoyens et les fonctionnaires publics eux-mêmes, terrorisme et menaces, révoltes ouvertes et autres excès du même genre, qui deviennent plus graves dans la mesure où, comme c’est le cas pour les modernes régimes représentatifs, le peuple prend une part plus large à la direction de l’État. La doctrine de l’Église ne réprouve pas ces institutions conformes au droit et à la raison, mais il est manifeste qu’elles se prêtent plus aisément que toutes autres au jeu déloyal des factions ».⁠[5]

Il faudrait donc à ces partis, plus de souci du bien commun et plus de moralité.

Il est évident que si l’Église tient pour immuables parce que divines un certain nombre de vérités, le règne universel de l’opinions ne peut que l’inquiéter. Va-t-on mettre la vérité aux voix ?

Pie XII va étudier spécialement cette question et éclairer singulièrement le débat. Il constate que : « partout (…), la vie des nations est désagrégée par le culte aveugle de la valeur numérique. Le citoyen est électeur. Mais, comme tel, il n’est qu’une des unités dont le total constitue une majorité ou une minorité qu’un déplacement de quelques voix, d’une seule même suffira à inverser. Au regard des partis, il ne compte que pour sa valeur électorale, pour l’appoint qu’apporte sa voix : de sa place et de son rôle dans la profession, il n’est plus question »[6]. Ceci dit, « exprimer son opinion personnelle sur les devoirs et les sacrifices qui lui sont imposés ; ne pas être contraint _ obéir sans avoir été entendu » sont deux droits dont la démocratie est l’expression. Et, une « démocratie saine et équilibrée » se reconnaît « à la solidité, à l’harmonie, aux bons résultats de ce contact entre les citoyens et le gouvernement de l’État ». Mais, pour « plus de démocratie et une meilleure démocratie », il faut « mettre le citoyen toujours plus en mesure d’avoir une opinion personnelle propre, et de l’exprimer, et de la faire valoir d’une manière correspondant au bien commun ». L’État, pour cela, « est, et doit être en réalité, l’unité organique et organisatrice d’un vrai peuple ».

Mais, qu’est-ce qu’un peuple ? « Peuple et multitude amorphe, ou, comme on a coutume de dire, « masse », sont deux concepts différents. Le peuple vit et se meut par sa vie propre ; la masse est en elle-même inerte, et elle ne peut être mue que de l’extérieur. Le peuple vit de la plénitude de la vie des hommes qui le composent, dont chacun - à sa place et de la manière qui lui sont propres - est une personne consciente de ses propres responsabilités et de ses propres convictions. La masse, au contraire, attend l’impulsion du dehors, jouet facile entre les mains de quiconque en exploite les instincts et les impressions, prompte à suivre, tour à tour, aujourd’hui ce drapeau et demain cet autre. L’exubérance vitale d’un vrai peuple répand la vie, abondante et riche, dans l’État et dans tous ses organes, leur infusant, avec une vigueur sans cesse renouvelée, la conscience des responsabilités, le sens vrai du bien commun. La force élémentaire de la masse peut n’être aussi qu’un instrument au service d’un État qui sait habilement en faire usage. L’État lui-même, aux mains d’un ou de plusieurs ambitieux, groupés artificiellement par leurs tendances égoïstes, peut en s’appuyant sur la masse, devenir une pure machine, imposer arbitrairement sa volonté à la meilleure partie du peuple : l’intérêt commun en reste lésé gravement et pour longtemps, et la blessure ainsi faite est bien souvent difficilement guérissable » . Pie XII conclut que « la masse (…) est l’ennemie principale de la vraie démocratie et de son idéal de liberté et d’égalité ».

Dès lors, « seule la claire intelligence des fins assignées par Dieu à toute société humaine, jointe au sentiment profond des sublimes devoirs de l’œuvre sociale, peut mettre ceux à qui est confié le pouvoir en mesure d’accomplir leurs propres obligations dans l’ordre législatif, judiciaire ou exécutif, avec cette conscience de leur propre responsabilité, avec cette objectivité, avec cette impartialité, avec cette loyauté, avec cette générosité, avec cette incorruptibilité, sans lesquelles un gouvernement démocratique réussirait difficilement à obtenir le respect, la confiance et l’adhésion de la meilleure partie du peuple ».

Ceci est particulièrement important pour ceux qui exercent le pouvoir législatif : « la question de l’élévation morale, de l’aptitude pratique, de la capacité intellectuelle des députés au Parlement, est pour tout peuple de régime démocratique une question de vie ou de mort, de prospérité ou de décadence, d’assainissement ou de perpétuel malaise ». Le corps législatif doit « accueillir dans son sein une élite d’hommes spirituellement éminents et au caractère ferme, qui se considèrent comme les représentants du peuple tout entier et non pas comme les mandataires d’une foule, aux intérêts particuliers de laquelle sont souvent, hélas ! sacrifiés les vrais besoins et les vraies exigences du bien commun. Une élite d’hommes qui ne soit restreinte à aucune profession ni à aucune condition, mais qui soit l’image de la vie multiple de tout le peuple. Une élite d’hommes de conviction chrétienne solide, de jugement juste et sûr, de sens pratique et équitable, et qui, dans toutes les circonstances, restent conséquents avec eux-mêmes ; des hommes de doctrine claire et saine, aux desseins solides et droits ; avant tout, des hommes qui, par l’autorité émanant de leur conscience pure et rayonnant largement autour d’eux, soient capables d’être des guides et des chefs, spécialement dans les temps où les nécessités pressantes surexcitent l’impressionnabilité du peuple et le rendent plus facile à être dévoyé et à s’égarer ; des hommes qui, dans les périodes de transition, généralement travaillées et déchirées par les passions, par les divergences des opinions et par les oppositions de programmes, se sentent doublement tenus de faire circuler dans les veines enfiévrées du peuple et l’État l’antidote spirituel des vues claires, de la bonté empressée, de la justice également favorable à tous, et la tendance résolue à l’union et à la concorde nationale dans un esprit de sincère fraternité ». Sinon, « d’autres viennent occuper leur place pour faire de l’activité politique l’arène de leur ambition, une course au gain pour eux-mêmes, pour leur caste ou pour leur classe, et c’est ainsi que la chasse aux intérêts particuliers fait perdre de vue et met en péril le vrai bien commun »[7].

Le portrait du vrai démocrate peut paraître idéalisé, utopique, il n’empêche que l’Église va sans cesse insister sur les hautes vertus intellectuelles, morales des personnes engagées dans la gestion publique. Car l’imprégnation morale et religieuse est essentielle en démocratie. Il ne faut pas penser que « ses insuffisances seraient dues à de simples défauts des institutions, et ceux-ci, à leur tour, à une connaissance encore défectueuse des processus naturels du fonctionnement complexe de la machine sociale.

En fait, l’État lui aussi, et sa forme dépendant de la valeur morale des citoyens, et cela plus que jamais à une époque où l’État moderne, pleinement conscient de toutes les possibilités de la technique et de l’organisation, n’a que trop tendance à retirer à l’individu, pour les transférer à des institutions publiques, le souci et la responsabilité de sa propre vie. Une démocratie moderne ainsi constituée devra échouer dans la mesure où elle ne peut plus s’adresser à la responsabilité morale individuelle des citoyens. Mais même si elle voulait le faire, elle ne pourrait plus y réussir parce qu’elle ne trouverait plus chez eux d’écho, dans la mesure du moins où le sens de la véritable réalité de l’homme, la conscience de la dignité de la nature humaine et de ses limites, ont cessé d’être sentis dans le peuple. On cherche à remédier à cet état de chose en mettant sur le chantier de grandes réformes institutionnelles, démesurées parfois ou basées sur des fondements erronés ; mais la réforme des institutions n’est pas aussi urgente que celle des mœurs. Et celle-ci, à son tour, ne peut être accomplie que sur la base de la véritable réalité de l’homme, celle qu’on vient apprendre avec une religieuse humilité devant le berceau de Bethléem. Dans la vie des États eux-mêmes, la force et la faiblesse des hommes, le péché et la grâce, jouent un rôle capital. La politique du XXe siècle ne peut l’ignorer, ni admettre qu’on persiste dans l’erreur de vouloir séparer l’État de la religion au nom d’un laïcisme que les faits n’ont pas pu justifier ».⁠[8]

Tout le peuple, dans toutes ses activités, doit être élevé moralement, affirmera Jean XIII : « La vie en société doit être considérée avant tout comme une réalité d’ordre spirituel. Elle est, en effet, échange de connaissances dans la lumière de la vérité, exercice de droits et accomplissement des devoirs, émulation dans la recherche du bien moral, communion dans la noble jouissance du beau en toutes ses expressions légitimes, disposition permanente à communiquer à autrui le meilleur de soi-même et aspiration commune à un constant enrichissement spirituel. Telles sont les valeurs qui doivent animer et orienter l’activité culturelle, la vie économique, l’organisation sociale, les mouvements et les régimes politiques, la législation et toutes les autres expressions de la vie sociale dans sa continuelle évolution ».⁠[9]

Le Concile Vatican II va reprendre tout cet enseignement. La nécessité de la société et d’une autorité sera réaffirmée car les individus, les familles, les groupements divers ne peuvent réaliser seuls une vie pleinement humaine et ont besoin d’une communauté plus vaste où tous conjuguent leurs forces pour réaliser toujours plus parfaitement le bien commun:

« Mais les hommes qui se retrouvent dans la communauté politique sont nombreux et différents, et ils peuvent à bon droit incliner vers des opinions diverses. Aussi pour empêcher que, chacun opinant dans son sens, la communauté politique ne se disloque, une autorité s’impose qui soit capable d’orienter vers le bien commun les énergies de tous, non d’une manière mécanique ou despotique, mais en agissant avant tout comme une force morale qui prend appui sur la liberté et le sens de la responsabilité.

De toute évidence, la communauté politique et l’autorité publique trouvent donc leur fondement dans la nature humaine et relèvent par là d’un ordre fixé par Dieu, encore que la détermination des régimes politiques soient laissés à la libre volonté des citoyens.

Il s’ensuit également que l’exercice de l’autorité politique, soit à l’intérieur de la communauté comme telle, soit dans les organismes qui représentent l’État, doit toujours se déployer dans les limites de l’ordre moral, en vue du bien commun (mais conçu d’une manière dynamique), conformément à un ordre juridique légitimement établi ou à établir. Alors les citoyens sont en conscience tenus à l’obéissance. d’où assurément, la responsabilité, la dignité et l’importance du rôle de ceux qui gouvernent. »[10]

Ce n’est pas tout, dans une démocratie, il faut que « l’ordre moral et l’intérêt commun étant saufs, l’homme puisse librement chercher la vérité, faire connaître et divulguer ses opinions…​ »⁠[11]. Dans le cadre fixé, il ne faut pas s’en inquiéter : « En ce qui concerne l’organisation des choses terrestres, que (les chrétiens) reconnaissent comme légitimes des manières de voir par ailleurs opposées entre elles et qu’ils respectent les citoyens qui, en groupe aussi, défendent honnêtement leur opinion. Quant aux partis politiques, ils ont le devoir de promouvoir ce qui, à leur jugement, est exigé par le bien commun ; mais il ne leur est jamais permis de préférer à celui-ci leur intérêt propre ».⁠[12]

Mais, « pour que tous les citoyens soient en mesure de jouer leur rôle dans la vie de la communauté politique, on doit avoir un grand souci de l’éducation civique et politique ; elle est particulièrement nécessaire aujourd’hui, soit pour l’ensemble des peuples, soit, et surtout pour les jeunes »[13]. C’est une des raisons pour lesquelles l’Église insistera sur la possibilité, pour tous les hommes, d’accéder à la culture.⁠[14]

Il faut « …​susciter des hommes et des femmes qui ne soient pas seulement cultivés, mais qui aient aussi une forte personnalité, car notre temps en a le plus grand besoin ».⁠[15] Des hommes et des femmes vraiment libres capables de s’engager intelligemment et volontairement. Or, la liberté « se fortifie (…) lorsque l’homme accepte les inévitables contraintes de la vie sociale, assume les exigences multiples de la solidarité humaine et s’engage au service de la communauté des hommes. Aussi faut-il stimuler chez tous la volonté de prendre part aux entreprises communes. » Il est bien que « le plus grand nombre possible de citoyens participe aux affaires publiques. (…) Mais pour que tous les citoyens soient poussés à participer à la vie des différents groupes qui constituent le corps social, il faut qu’ils trouvent en ceux-ci des valeurs qui les attirent et qui les disposent à se mettre au service de leurs semblables. On peut légitimement penser que l’avenir est entre les mains de ceux qui auront su donner aux générations de demain des raisons de vivre et d’espérer ».⁠[16]

La conclusion s’impose, toujours la même : « Pour que tous les citoyens soient en mesure de jouer leur rôle dans la vie de la communauté politique, on doit avoir un grand souci de l’éducation civique et politique ; elle est particulièrement nécessaire aujourd’hui, soit pour l’ensemble des peuples, soit, et surtout, pour les jeunes. Ceux qui sont, ou peuvent devenir, capables d’exercer l’art très difficile, mais aussi très noble, de la politique, doivent s’y préparer ; qu’ils s’y livrent avec zèle, sans se soucier de leur intérêt personnel ni des avantages matériels. Ils lutteront avec intégrité et prudence contre l’injustice et l’oppression, contre l’absolutisme et l’intolérance, qu’elles soient le fait d’un homme ou d’un parti politique ; et ils se dévoueront au bien de tous avec sincérité et droiture, bien plus, avec l’amour et le courage requis par la vie politique ».⁠[17]

En 1972, Paul VI prononcera un très intéressant discours lors de l’Assemblée de l’Union Interparlementaire Mondiale⁠[18] où, une fois encore, l’Église présentera sa vision de la démocratie, toujours bien consciente de la difficulté majeure, maintes fois rencontrée : «  …​comment la diversité des points de vue, fruit de la grande variété des situations sociales et professionnelles, de la multiplicité des idéologies, et, non moins, de la multiplicité des savoirs partiels, voire parcellaires, ne rendrait-elle pas malaisée la réalisation d’un accord national suffisant pour le fonctionnement harmonieux des Parlements ? » . Entre autres conseils, Paul VI déclarera: « L’objet principal qui doit se dégager de l’affrontement des perspectives doit être, il faut le répéter, le bien commun national. Qui pourrait nier que, trop fréquemment, les oppositions idéologiques, les querelles partisanes, le souci de prestige des personnes, la défense prioritaire d’intérêts particuliers, les vues à court terme et les motivations personnelles n’aient pas faussé les délibérations, au détriment de l’autorité du Parlement et des parlementaires ? C’est pourquoi dans la crise actuelle, plus qu’en aucun autre moment, s’imposent un haut niveau de moralité collective et individuelle, la conscience d’une commune responsabilité à l’égard de l’avenir de la nation, la volonté d’aboutir à un « consensus » national. Le parlementaire doit apparaître comme l’artisan du bien de tous et non comme le porte-parole d’une clientèle. Résistant aux pressions de groupes d’intérêts privés, plus ou moins légitimes, dont l’ambition est parfois d’annexer le pouvoir à leur profit, sans cependant rompre le contact avec les forces vives de la nation, le parlementaire doit chercher à satisfaire la totalité des besoins du peuple, avec une attention particulière aux catégories défavorisées et silencieuses, fussent-elles de moindre poids électoral ».

Au risque de lasser, ajoutons encore quelques extraits de Jean-Paul II.

« Il est absolument vrai, écrit-il, que l’exercice d’une authentique démocratie et le respect par tous les responsables d’un sain pluralisme ne peuvent manquer de favoriser le développement et la diffusion de la culture.

N’oublions pas toutefois que la vérité, la beauté et le bien, comme également la liberté sont des valeurs absolues et que, comme telles, elles ne dépendent pas du fait qu’un plus ou moins grand nombre de personnes y adhèrent. Elles ne sont pas le résultat de la décision d’une majorité ; tout au contraire, les décisions individuelles et celles qu’assume la collectivité doivent s’inspirer de ces suprêmes et immuables valeurs pour que l’engagement culturel des personnes et des sociétés réponde aux exigences de la dignité humaine ».⁠[19]

« Une démocratie authentique n’est possible que dans un État de droit et sur la base d’une conception correcte de la personne humaine. Elle requiert la réalisation des conditions nécessaires pour la promotion des personnes, par l’éducation et la formation à un vrai idéal, et aussi l’épanouissement de la « personnalité » de la société, par la création de structures de participation et de coresponsabilité ».⁠[20]


1. Déjà dans l’Ancien Testament, on peut lire : « Tu ne suivras point le mauvais exemple de la foule ». Certains ont traduit ce texte par : « Tu ne suivras pas la majorité pour agir mal » (Ex 23, 2).
2. Mt 27, 11-26.
3. Jn 19, 6-14.
4. Discours aux pèlerins français, 5-5-1874.
5. PIE XI, Ubi arcano, 1922.
6. PIE XII, Discours au Congrès universel pour une Confédération mondiale, 6-4-1951.
7. Radio message, Noël 1944.
8. PIE XII, Message de Noël, 1956.
9. PT, 35.
10. GS 74, 1,2,3,4.
11. GS 59, 4.
12. GS 75, 5.
13. GS ,75, 6.
14. Cf. GS 60. On parle notamment beaucoup de l’égalité des chances dans l’éducation. Le problème est de trouver les meilleurs moyens de donner les meilleures chances à tous. Une intéressante proposition a été lancée voici quelques années : « Les efforts déployés pour « donner à chacun sa chance » n’auront de sens que sous forme d’aides attentives, discrètes, personnalisées. On n’en connaît guère qu’un exemple type, celui que réalise l’effort des parents vis-à-vis de leurs enfants ; parfois, mais plus rarement, des professeurs vis-à-vis de leurs élèves, des patrons ou cadres vis-à-vis de leurs collaborateurs.
   Au-delà de ces relations personnalisées, toute intervention devient niveleuse, contraignante, limitative des choix donc des chances. Il faudra donc favoriser au maximum :
   -le caractère personnel et la liberté des relations familiales (ce qui suppose que la famille puisse vivre dans des conditions qui ne soient pas dépersonnalisantes : conditions de logement, d’intimité, d’horaires de travail, de choix éducatifs, etc.).
   -le caractère personnel et la liberté des relations maître-élève (ce qui signifie liberté des écoles, de leurs programmes, de leurs pédagogies)
   -le caractère personnel et la liberté des relations hiérarchiques de travail (vis-à-vis de leur personnel, les cadres doivent être dotés de responsabilités, donc de pouvoirs réels, en matière de choix, de formation, de jugement, de promotion, de rémunération…​).
   Tout cela conduit à pousser les meilleurs, ceux qui ont à la fois le souci du prochain et quelque chose à lui apporter : il faut leur donner la mission d’élever les moins favorisés afin que chacun trouve la place qui lui convient, où il peut donner le meilleur de lui-même, où il est heureux. Nous sommes aux antipodes de l’égalitarisme social ».
   (Cf. De l’égalité des chances à la justice, in Permanences, n° 148 ; Justice et égalité des chances, in Permanences, n° 163 ; Actes du XIIe congrès de l’Office international,1977, p. 106).
15. GS 31, 1.
16. GS 31, 2-3.
17. GS 75, 6.
18. Le 23-9-1972.
19. Discours au monde de la culture, Buenos aires, 12-4-1987, OR 26-5-1987, p. 14.
20. CA 46.

⁢vi. En conclusion

Comme ses prédécesseurs, Jean-Paul II est bien conscient que la démocratie est toujours menacée. Il y a la menace permanente des « lobbies » : « …​l’Église ne peut approuver la constitution de groupes restreints qui usurpent le pouvoir de l’État au profit de leurs intérêts particuliers ou à des fins idéologiques »[1] . Mais il y a aussi et surtout une menace idéologique subtile : « Après la chute , dans beaucoup de pays, des idéologies qui liaient la politique à une conception totalitaire du monde - et la première d’entre elle, le marxisme - se profile aujourd’hui un risque non moins grave pour la négation des droits fondamentaux de la personne humaine et pour la réabsorption dans la politique de la même demande religieuse qui habite dans le cœur de chaque être humain: c’est le risque de l’alliance entre la démocratie et le relativisme éthique qui enlève à la convivence civile tout point de référence moral sûr et la prive, plus radicalement, de la reconnaissance de la vérité »[2]. Or, pour Jean-Paul II, l’affirmation de valeurs qui échappent à la volonté humaine est indispensable pour fonder l’égalité sans laquelle il est vain de parler de démocratie : « Seulement dans l’obéissance aux normes morales universelles, l’homme trouve la pleine confirmation de son unicité de personne et de possibilité de vraie grandeur morale (…) Ces normes constituent en effet le fondement indestructible et la ferme garantie d’une juste et pacifique convivence humaine, et donc d’une vraie démocratie, qui peut naître et croître seulement sur l’égalité de tous ses membres, rassemblés dans les droits et les devoirs. Face aux normes morales qui interdisent le mal intrinsèque, il n’y a de privilèges ni d’exceptions pour personne. Etre le patron du monde ou le dernier misérable sur la face de la terre ne fait aucune différence: devant les exigences morales, nous sommes tous absolument égaux ».

Depuis le XIXe siècle, la leçon est toujours la même. La démocratie ne vit que par un peuple et non une masse. Le peuple peut-être l’organe de désignation du gouvernement, il n’est pas l’origine de l’autorité et ne peut être l’auteur de toutes les lois. Reste que la démocratie « est certainement la forme de gouvernement la plus exigeante, car elle repose sur une maturité morale de tous les citoyens ».⁠[3]

Pour reprendre de manière plus adaptée à un auditoire pluraliste, l’ensemble des idées qui ont été présentées ici à travers les encycliques principalement, on méditera, avec profit, à travers de larges extraits, la démarche adoptée par le cardinal J. Ratzinger, lors de sa réception à l’Institut de France où il prenait la succession du grand physicien russe André Sakharov⁠[4].

« Sakharov (…) était plus qu’un savant considérable : il était un grand homme. Il a lutté pour la valeur propre de l’homme, pour sa dignité éthique et sa liberté, et assumé pour cela le prix de la souffrance, de la persécution, du renoncement à la possibilité de travaux scientifiques ultérieurs. La science peut servir à l’humanité, mais elle peut aussi devenir un instrument du mal et conférer ainsi à ce dernier toute son horreur. Ce n’est que lorsqu’elle est sous-tendue par la responsabilité éthique qu’elle est en état de réaliser sa véritable essence.

Je ne sais pas quand ni comment ce rapport de la science à l’éthique est apparu à Sakharov avec tout son sérieux. Une brève note concernant un épisode remontant à 1955 fournit ici une indication. En novembre 1955 avaient été entamés d’importants essais d’armes thermo-nucléaires, qui avaient entraîné des événements tragiques : la mort d’un jeune soldat et d’une fillette de douze ans. Lors du petit banquet qui suivit, Sakharov porta un toast o il disait son espoir que les armes russes n’explosent jamais sur des villes. Le responsable du test, un officier de haut rang, déclara dans sa réponse que la tâche des savants était d’améliorer les armes, que la façon dont elles étaient utilisées n’était pas leur affaire ; leur jugement, estimait-il, n’était pas compétent pour cela. Sakharov commente ce propos en disant que déjà alors il croyait ce qu’il croit encore aujourd’hui : savoir « qu’absolument aucun homme ne peut récuser sa part de responsabilité dans une affaire dont dépend l’existence de l’humanité ». L’officier avait au fond - peut-être sans s’en rendre compte - refusé de reconnaître à l’éthique une dimension propre pour laquelle tout homme est compétent. Dans son esprit, il n’y avait manifestement que des compétences particulières de nature scientifique, politique, militaire. En vérité, il n’y a pas de compétences particulières qui pourrait conférer le droit de tuer ou de laisser tuer des hommes. Nier la capacité humaine générale de juger ce qui concerne l’homme en tant qu’homme, c’est créer un nouveau système de classes et avilir par là tout le monde, parce qu’alors l’homme n’existe plus comme tel. La négation du principe éthique, la négation de cet organe de connaissance préalable à toute spécialité que nous nommons la conscience, est négation de l’homme. Sakharov a indiqué à de multiples reprises et toujours avec beaucoup d’insistance cette responsabilité de chaque individu vis-à-vis du tout ; et le sens de cette responsabilité lui a fait trouver sa mission._

A partir de 1968 il fut exclu des travaux touchant les secrets d’État ; il n’en devint que davantage encore le représentant des droits publics de la conscience. Sa pensée gravite désormais autour des droits de l’homme, de la rénovation morale du pays et de l’humanité, et plus largement des valeurs humaines générales et de l’exigence de la conscience. Lui qui aimait tellement son pays, il dut se faire l’accusateur d’un régime qui poussait les hommes à l’apathie, à la lassitude, à l’indifférence, qui les faisait tomber dans la misère extérieure et intérieure. On pourrait dire bien sûr qu’avec la chute du système communiste la mission de Sakharov a été remplie ; qu’elle fut un chapitre important de l’histoire mais qui appartient maintenant au passé. Je crois qu’une conception pareille serait une grande et dangereuse erreur. Il est clair tout d’abord que l’orientation générale de la pensée de Sakharov vers la dignité et les droits de l’homme, l’obéissance vis-à-vis de la conscience, même au prix de la souffrance, demeure un message qui ne perd pas de son actualité là même où n’existe plus le contexte politique dans lequel ce message avait acquis son actualité propre. Je crois de plus que les menaces pour l’homme qui, avec la domination des partis marxistes, étaient devenues des forces politiques concrètes de destruction de l’humanité, continuent à peser aujourd’hui sous d’autres formes. Robert Spaemann(⁠[5]) a dit récemment qu’après la chute de l’utopie commence à se répandre de nos jours un nihilisme banal dont les conséquences pourraient s’avérer aussi dangereuses. Il évoque par exemple le philosophe américain Richard Rorty(⁠[6]), qui a formulé la nouvelle utopie de la banalité. L’idéal de Rorty est une société libérale dans laquelle n’existeront plus les valeurs et les critères absolus ; le bien-être sera l’unique chose qu’il vaudra la peine de poursuivre. Dans sa critique circonspecte mais tout à fait décidée du monde occidental, Sakharov a prévu le danger qui se profile dans cette évacuation de l’humain, quand il parle de la « mode du libéralisme de gauche » ou dénonce la naïveté et le cynisme qui paralyse fréquemment l’Occident, alors qu’il s’agirait pour celui-ci d’assumer sa responsabilité morale.

Nous nous trouvons ici devant la question que Sakharov nous adresse aujourd’hui : comment le monde libre peut-il assumer sa responsabilité morale ? La liberté ne garde sa dignité que si elle reste reliée à son fondement et à sa mission éthiques. Une liberté, dont l’unique contenu consisterait dans la possibilité d’assouvir ses besoins, ne serait pas une liberté humaine ; elle resterait du domaine animal. Privée de son contenu, la liberté individuelle s’abolit elle-même, parce que la liberté de l’individu ne peut exister que dans un ordre des libertés. La liberté a besoin d’un contenu communautaire que nous pourrions définir comme la garantie des droits de l’homme. Pour l’exprimer autrement : le concept de liberté requiert d’après sa signification même d’être complété par deux autres concepts : le droit et le bien. Nous pouvons dire qu’appartient à la liberté la capacité qu’a la conscience de percevoir les valeurs de l’humanité qui sont fondamentales et concernent chacun. (…)

Sakharov savait gré au monde libre de son engagement en sa faveur et en faveurs d’autres persécutés, et toutefois il ne cessa, lors de nombreux faits politiques et devant de nombreuses destinées, de vivre dramatiquement la défaillance de l’Occident. Il ne pensait pas qu’il lui revînt d’en analyser les motifs plus profonds, mais il n’a pas moins vu clairement que la liberté est fréquemment entendue de façon égoïste et superficielle. On ne peut pas vouloir avoir la liberté pour soi seul ; la liberté est indivisible et doit toujours être vue comme une mission pour toute l’humanité. Cela signifie qu’on ne peut pas l’avoir sans sacrifices et renoncements. Elle exige qu’on veille à ce que la morale, en tant que lien public et communautaire, soit comprise de telle sorte qu’on reconnaisse en elle-même si elle est de soi sans force - une force qui est en définitive au service de l’homme. La liberté exige que les gouvernements et tous ceux qui portent une responsabilité se plient devant ce qui se présente de soi sans défense et ne peut exercer aucune coercition.

A ce niveau se situe la menace des démocraties modernes à laquelle il nous faut réfléchir dans l’esprit de Sakharov. Car il est difficile de voir comment la démocratie qui repose sur le principe de la majorité, peut, sans introduire un dogmatisme qui lui est étranger, maintenir en vigueur des valeurs morales qui ne sont pas reconnues par une majorité. Rorty estime à ce sujet qu’une raison guidée par la majorité inclut toujours quelques idées intuitives comme, par exemple, l’abolition de l’esclavage. P. Bayle(⁠[7]) s’exprimait au XVIIe siècle de façon encore bien plus optimiste. A la fin des guerres sanglantes dans lesquelles les grandes querelles de la foi avaient précipité l’Europe, la métaphysique, estimait-il n’intéressait pas la vie politique : la vérité pratique suffisait. Il n’existait, selon lui, qu’une unique morale, universelle et nécessaire, qui était une claire et vraie lumière que tous les hommes perçoivent dès qu’ils ouvrent un peu les yeux. Les idées de Bayle reflètent la situation spirituelle de son siècle : l’unité de la foi s’était désagrégée, on ne pouvait plus tenir comme un bien commun les vérités du domaine métaphysique. Mais les convictions morales fondamentales et essentielles avec lesquelles le christianisme avait formé les âmes, étaient toujours des certitudes sans discussion dont il semblait que la seule raison pouvait percevoir la pure évidence.

Les développements de ce siècle nous ont appris qu’il n’existe pas une évidence qui soit une base fixe et sure de toutes les libertés. La raison peut très bien perdre de vue les valeurs essentielles ; même l’intuition sur laquelle s’appuie Rorty ne tient pas sans limitation. Ainsi, l’idée qu’il invoque, selon laquelle l’esclavage doit être aboli, n’a pas existé pendant des siècles, et combien on peut facilement la renier de nouveau, l’histoire des États totalitaires de notre siècle le montre avec suffisamment de clarté. La liberté peut s’abolir elle-même, se dégoûter d’elle-même, une fois qu’elle est devenue vide. Cela aussi nous l’avons vécu dans notre siècle : une décision majoritaire peut servir à annuler la liberté ».

A la base de l’inquiétude qu’éprouvait Sakharov devant la naïveté et le cynisme de l’Occident, il y a ce problème d’une liberté vide et sans direction, Le positivisme strict qui s’exprime dans l’absolutisation du principe de la majorité se renverse inévitablement un jour ou l’autre en nihilisme. C’est à ce danger qu’il nous faut nous opposer là où il en va de la défense de la liberté et des droits de l’homme. Le politicien de Danzig Hermann Rauschning(⁠[8]) a, en 1938, diagnostiqué dans le national-socialisme une révolution nihiliste : « Il n’y avait et il n’y a aucun but que le national-socialisme ne serait prêt à tout moment à sacrifier ou à mettre en avant en raison du mouvement ». Le nationalisme n’était qu’un instrument dont le nihilisme se servait, mais était également prêt à se débarrasser à tout moment pour le remplacer par autre chose. Il me semble que même les événements que nous observons avec quelque inquiétude dans l’Allemagne d’aujourd’hui ne sa laissent pas suffisamment expliquer par l’étiquette d’hostilité à l’égard des étrangers. Au fondement il y a aussi, en fin de compte, un nihilisme provenant du vide des âmes : dans la dictature national-socialiste comme dans la dictature communiste il n’y avait aucune action qui aurait été regardée comme mauvaise en soi et toujours immorale. Ce qui servait les buts du mouvement ou du parti était bon, si inhumain que cela pût être. Ainsi pendant des décennies entières on assista à un écroulement du sens moral qui devait nécessairement se transformer en nihilisme complet le jour où aucun des buts précédents n’eut plus de valeur et où la liberté se réduisit à la possibilité de faire tout ce qui peut pour un instant rendre captivante et intéressante une vie devenue vide. Revenons à la question : comment peut-on redonner au droit et au bien dans nos sociétés leur force contre la naïveté et le cynisme, sans que pareille force du droit soit imposée ou même arbitrairement définie par la coercition extérieure. A cet égard l’analyse faite par A. de Tocqueville dans De la démocratie en Amérique m’a toujours impressionné. Que cet édifice, de soi fragile, conserve néanmoins sa cohésion et rende possible un ordre des libertés dans la liberté vécue communautairement, le grand penseur politique en voyait une condition essentielle dans le fait qu’en Amérique était vivante une conviction morale fondamentale, conviction qui, nourrie du christianisme protestant, donna leurs bases aux institutions et aux mécanismes démocratiques.

De fait, des institutions ne peuvent se maintenir et être efficaces sans des convictions éthiques communes. Or celles-ci ne peuvent pas provenir d’une raison purement empirique. Les décisions de la majorité ne resteront elles-mêmes véritablement humaines et raisonnables que tant qu’elles présupposeront l’existence d’un sens humanitaire fondamental et respecteront celui-ci comme le véritable bien commun, la condition de tous les autres biens. De telles convictions exigent des attitudes humaines correspondantes, et ces attitudes ne peuvent se développer lorsque le fondement historique d’une culture et les jugements éthico-religieux qu’elle contient ne sont pas pris en considération. Pour une culture et une nation, se couper des grandes forces éthiques et religieuses de son histoire revient à se suicider. Cultiver les jugements moraux essentiels, les maintenir et les protéger sans les imposer de façon coercitive, me paraît être une condition de la subsistance de la liberté face à tous les nihilismes et à leurs conséquences totalitaires.

C’est en cela que je vois aussi la mission publique des Églises chrétiennes dans le monde d’aujourd’hui ? Il est conforme à la nature de l’Église qu’elle soit séparée(⁠[9]) de l’État et que sa foi ne puisse pas être imposée par l’État, mais repose sur des convictions librement acquises. Sur ce point, il y a un beau mot d’Origène(⁠[10]) qui, hélas, n’a pas toujours été suffisamment remarqué : « le Christ ne triomphe de personne sans que ce dernier ne le veuille lui-même. Il ne triomphe qu’en convainquant car Il est la Parole de Dieu ». Il n’appartient pas à l’Église d’être un État ou une partie de l’État mais d’être une communauté fondée sur des convictions. Mais il lui appartient aussi de se savoir responsable du tout et de ne pouvoir se limiter à elle-même. Il lui faut, avec la liberté qui lui est propre, s’adresser à la liberté de tous, de façon que les forces morales de l’histoire restent les forces du présent et que resurgisse toujours neuve cette évidence des valeurs sans laquelle la liberté n’est pas possible. »[11]


1. Id.
2. Veritatis splendor, 101.
3. FONTELLE M.-A., Construire la civilisation de l’amour, Synthèse de la doctrine sociale de l’Église, Téqui, 1997, p. 692.
4. 1921-1989.
5. Robert Spaemann, philosophe allemand né en 1927, professeur émérite de l’université de Munich.
6. Né en 1931, R. Rorty est philospohe et professeur, depuis 1998, de littérature comparée à l’université de Stanford (USA).
7. 1647-1706. Philosophe sceptique, auteur notamment de « Pensées sur la comète » (1680).
8. Auteur de Hitler m’a dit, 1939.
9. Comme nous l’avons vu dans la première partie, il conviendrait mieux de parler de « distinction » plutôt que de « séparation ».
10. Père de l’Église grecque, 185/186-253/255.
11. Homme nouveau, 6-12-1992.