⁢A. Le débat autour de la notion d’éthique

L’entreprise est une communauté de personnes ce qui implique nécessairement des règles. Il en est ainsi pour toute communauté, depuis la famille jusqu’à la communauté européenne, voire la communauté des nations unies en passant par l’école, la commune, l’association sportive, le syndicat, la région et tous les autres rassemblements humains petits ou grands.

Ces règles sont le plus souvent écrites mais elles peuvent ne pas l’être. Il est rare que dans une famille, par exemple, on affiche un règlement de conduite. Si on le fait parfois, c’est, par exemple, pour une répartition équitable entre les enfants de certaines tâches bien particulières comme mettre la table, faire la vaisselle, etc. Dans une famille, ce sont plutôt des habitudes, des coutumes qui, par la proximité des membres, les ajustent plus ou moins bien les uns aux autres.

Donc, toute société, petite ou grande, et surtout si les personnes viennent d’horizons culturels très divers, a besoin pour se constituer et perdurer d’établir un code, de définir des recommandations, des préceptes, des statuts, des lois. Cet ensemble de règles ne constitue pas encore ce qu’on appelle une éthique mais son substrat

Éthique est un mot d’origine grecque formé sur ethos (ήθος) qui désigne le séjour habituel, la demeure, le caractère habituel, la coutume, l’usage, la manière d’être, le caractère, les mœurs. À l’origine, chez Aristote, ethicon (το ηθικον) n’est autre que la morale, c’est-à-dire, expliquent les dictionnaires, cette partie de la philosophie qui rassemble les principes qui sont à la base de la conduite de quelqu’un (Larousse), les valeurs qui orientent et motivent nos actions. Plus savamment, l’éthique est « la science ayant pour objet le jugement d’appréciation en tant qu’il s’applique à la distinction du bien et du mal ».[1]

Simplement, on peut dire, dans un premier temps, qu’éthique et morale désignent la même réalité. Éthique étant d’origine grecque et morale d’origine latine (mores : les mœurs).

Au fil du temps, les choses se sont compliquées. Beaucoup d’auteurs donnant des sens différents à ces mots. Ce n’est pas le lieu ici d’évoquer toutes les définitions diverses qui ont été données. Chaque auteur ayant sa conception. Certains disent que la morale donne les fondements tandis que l’éthique applique la morale à des domaines particuliers ; dans ce sens, l’éthique économique ou l’éthique politique se réfèrent aux mêmes principes fondamentaux. D’autres disent que la morale est la norme qui impose un devoir, ce que je dois faire ou ne pas faire tandis que l’éthique est un appel à l’action, donne une orientation. D’autres encore diront que l’éthique est la science de la morale. Bref, nous sommes devant un foisonnement de sens.

Ce qui est sûr et clair c’est qu’aujourd’hui, l’évocation de la morale renvoie à une époque lointaine, à une attitude obsolète et intolérable, celle de vouloir faire la morale aux uns ou aux autres.

Pour bien comprendre cette attitude largement répandue, il faut se rendre compte que durant la seconde moitié du XXe siècle s’est produite en Europe occidentale une véritable révolution culturelle. Une révolution culturelle qui n’a pas connu, comme en Chine, des exécutions sommaires et des camps de travail mais, malgré sa douceur, cette révolution fut très profonde. Pour l’identifier, voyons comment elle s’est passée dans l’école.

L’enfant qui entre à l’école primaire au lendemain de la seconde guerre mondiale se trouve d’emblée confronté à des exigences d’ordre moral qui s’expriment, par exemple, dans les « bulletins » qui vont sanctionner son parcours et qui sont conçus conformément à la loi.[2]

On y lit, en introduction :

Avis aux élèves !

Ce « Livret de notes » a été médité spécialement à votre intention. Les conseils et les pensées qu’il contient vous apprendront comment vous devez faire pour vous perfectionner chaque jour, comment vous devez remplir vos devoirs envers vos parents, vos professeurs et vos condisciples.

Si vous les comprenez bien et si vous les mettez en pratique dans votre vie journalière, incontestablement vous grandirez en sagesse et en force.

Continuez vos efforts pour faire le bien et avoir le mal en horreur. Vous répondrez ainsi à ce que désirent vos parents, à ce que souhaitent vos professeurs.

Mais ne l’oubliez pas, tout dépend de vous.

Cet avertissement insiste donc sur les devoirs de l’élève et considère que le bien à faire et le mal à éviter sont connus. Suit un Extrait de la législation scolaire qui insiste sur la propreté, la bonne tenue, l’obéissance, le respect. Chaque page réservée aux cotes du mois est précédée d’une injonction appelant l’élève à aimer l’école, son maître, ses camarades, stimulant l’assiduité, l’attention, l’étude, le soin des cahiers et des livres, la lecture de bons livres. À la fin, une série d’Aphorismes recommandent le calme, la politesse, la décence, la tempérance, l’épargne, la sobriété, l’hygiène et invitent à bannir le vol, le mensonge, à fuir les mauvaises fréquentations. Bref, tout le travail scolaire est ainsi encadré par des considérations morales qui, notons-le, ne sont pas justifiées, semblent aller de soi, partagées par les parents et les enseignants.

Une fois le cursus primaire terminé, l’élève va retrouver le même esprit à l’école secondaire. En témoigne, par exemple, la devise de l’Athénée de Namur : Fais ce que dois, advienne que pourra. Et le chant de l’école souligne : « Fidèles au devoir, forgeons notre savoir ! ». Plus tard, à l’université, le jeune qui se destine à l’enseignement apprend que « tout professeur est d’abord un professeur de morale…​ ».[3]

De la maison à l’université donc, l’étudiant est, à cette époque, confronté à la même morale bien établie, une morale du devoir, mais une morale qui semble aller de soi, rarement justifiée. Il y a un bien et un mal qui s’imposent. Cette expérience n’a rien d’exceptionnel, on peut, loin de chez nous, mais à la même époque, en trouver une confirmation.

Albert Camus (1913-1960), dans son dernier roman autobiographique inachevé[4], témoigne du même genre d’éducation :

« Personne, en vérité, n’avait jamais appris à l’enfant ce qui était bien ou ce qui était mal. Certaines choses étaient interdites et les infractions sévèrement sanctionnées. D’autres pas. Seuls ses instituteurs, lorsque le programme leur en laissait le temps, leur parlaient parfois de morale, mais là encore les interdictions étaient plus précises que les explications. » (1959)

Toute la culture de cette époque est imprégnée d’une morale, qu’on appelle hétéronomique, c’est-à-dire où la loi, la règle (nomos) vient d’un autre (heteros) que moi, des parents, des professeurs, des patrons, des ministres[5]. Et les principes de cette morale étaient certainement les mêmes à l’école catholique qui en ajoutait d’autres bien sûr à caractère religieux.

Cependant, dans les années 90, le ministère diffuse à travers les écoles de l’État une brochure intitulée Mon école comme je la veux ![6]

Ce document nous révèle que nous sommes désormais entrés dans une autre culture où, si l’on parle encore de devoirs, on insiste surtout sur les droits à exercer pour que l’école soit comme je la veux ! Même si ce titre paraît quelque peu démagogique, il reflète bien la nouvelle culture, celle de l’autonomie, de la revendication des droits, celle où c’est moi finalement qui décide de ce qui bien ou mal. Culture du désir comme en témoigne cette publicité imaginée par une banque :

voudrais

Désirs qui, ici, peuvent être exaucés par l’argent que votre banque se fera un plaisir de vous prêter pour que vous puissiez « vivre pleinement », être heureux d’un bonheur matériel.

On peut parler d’une révolution culturelle. En effet, le contraste est saisissant si l’on confronte les insistances respectives : au lieu de la loi extérieure, j’impose mon je ; face aux devoirs se dressent mes droits ; il ne s’agit plus d’abord de connaître, d’obéir, de recevoir mais plutôt de vouloir, de réclamer et d’obtenir ; à l’autorité toute puissante et incontestée, du père, du maître, du professeur, du patron, s’oppose ma liberté.

Ceux qui ont fait un peu de philosophie constateront que la morale hétéronomique renvoie clairement à la pensée d’Emmanuel Kant (1724-1804) pour qui le véritable bien n’est pas d’être heureux mais de mériter d’être heureux. Autrement dit, le devoir doit primer sur la recherche du bonheur. Dans cet esprit, une action est morale quand non seulement elle est conforme au devoir mais encore quand elle est accomplie par devoir.[7]

« Lorsqu’il s’agit de ce qui doit être moralement bon, ce n’est pas assez qu’il y ait conformité à la loi morale ; il faut encore que ce soit pour la loi morale que la chose se fasse […​]. »

La culture de l’autonomie, elle, peut se donner comme représentant Jean-Paul Sartre (1905-1980) qui conteste radicalement la perspective de Kant en écrivant[8] :

« …​il n’est écrit nulle part que le bien existe, qu’il faut être honnête, qu’il ne faut pas mentir…​ »

L’auteur justifie sa position en expliquant que

« tout est permis si Dieu n’existe pas […​]. Si […​] Dieu n’existe pas, nous ne trouvons pas en face de nous des valeurs ou des ordres qui légitimeront notre conduite. »

Il s’agit certes de positions extrêmes mais elles éclairent et justifient intellectuellement l’attitude de ceux qui considèrent qu’ils sont seuls maîtres de leur destinée et seuls référents de leur conduite. Réellement, dans cette perspective, le sujet fait exactement ce qu’il veut parce qu’il le veut.

Mijn wil is wet[9]

Avant d’aller plus loin dans notre réflexion, nous pouvons nous demander quelles sont les causes de cette mutation culturelle bien identifiée. Il y a plusieurs raisons dont le développement nous entraînerait trop loin de notre véritable sujet. Disons simplement que l’expérience des régimes totalitaires qui ont fleuri en Europe notamment dans la première moitié du XXe siècle ainsi que les mutations sociales qui sont intervenues après leur chute ont stimulé un appétit de liberté. À cela s’ajoute un engouement pour la raison scientifique qui a dévalorisé toute autre raison, philosophique ou religieuse. Ainsi, la morale chrétienne s’est trouvée mise en question. Enfin, il est sûr que la volonté d’autonomie a été et est encore une réaction contre le moralisme qu’il soit d’ailleurs laïc ou chrétien. L’avènement du sujet comme source de valeur fonde l’individualisme (moi d’abord !) et le relativisme (rien n’est vrai ou faux, bon ou mauvais en soi !) qui peuvent déboucher sur l’agressivité et la violence.[10]

Albert Camus écrivait[11] déjà au lendemain de la seconde guerre mondiale :

« Rien n’étant vrai ni faux, bon ou mauvais, la règle sera de se montrer le plus efficace, c’est-à-dire le plus fort. »

Mais ne nous attardons pas aux causes multiples de cette révolution. Évaluons plutôt ses enjeux.

Une société construite par et dans une culture hétéronomique est incontestablement une société cohérente et ordonnée mais, en même temps, une société où les personnalités risquent d’être étouffées, où règnent le conformisme, l’incompréhension, l’inquiétude et qui suscite finalement la révolte.

Une société qui vit, comme la nôtre, dans une culture de l’autonomie, reconnaît certes la liberté personnelle mais la morale au sens classique du terme est dissoute dans les volontés particulières. La cohésion sociale est ébranlée par l’individualisme et elle est aussi, comme la précédente, traversée par l’inquiétude, le conformisme et peut déboucher sur la révolte quand le « moi » n’est pas écouté. La dissolution morale et sociale peut, en partie expliquer le succès de certains mouvements populistes mais aussi de l’islam y compris dans sa forme la plus radicale, réactions suscitées par la nostalgie d’un ordre.

Le problème qui se pose à nous est le suivant : si chacun décide de ce qui est bien ou mal, comment faire vivre ensemble harmonieusement des hommes qui vivent selon des principes différents ? Quel ciment social peut-on espérer ? C’est la question que se pose Guy Haarscher, philosophe, professeur à l’ULB. Comme les hommes ne font plus confiance ni à Dieu ni à la Raison (Kant), le risque est grand de sombrer dans l’anarchie ou la dictature. Il écrit[12] :

« Il n’est pas irrationnel que quelqu’un se soucie à tel point de son pur intérêt personnel qu’il accepte sans sourciller l’annihilation d’une communauté entière… »

Un autre philosophe contemporain[13] confirme que dans notre société très libérale, « toutes les valeurs qui paraissaient encore évidentes ou sacrées aux yeux des générations précédentes » ont été noyées, selon l’expression bien connue de Marx et Engels, « dans les eaux glacées du calcul égoïste »[14]. Il écrit :

« Dans ces conditions, il ne peut donc plus exister la moindre base légitime — c’est-à-dire qu’on ne puisse aussitôt diaboliser comme « conservatrice », « réactionnaire » ou « phobique » — pour endiguer le déferlement continu des nouvelles revendications « sociétales » et de menaces de recours aux tribunaux correspondantes. Au nom de quoi, en effet, irait-on par exemple pénaliser la pédophilie, dès lors que les partenaires sexuels sont supposés consentants […​][15] ? Ou bien refuser aux enfants le droit de voter dès l’âge de neuf ans, ou celui de choisir de nouveaux parents à partir de leur douzième année […​] ? Ou encore le droit pour un individu de sexe masculin d’exiger de la collectivité qu’elle reconnaisse officiellement qu’il est réellement une femme, pour une Américaine blanche qu’elle est réellement une Noire […​] ou pour une anorexique qu’elle est réellement obèse ?[16] »

Reste-t-il tout de même des limites ? des valeurs communes ? Oui, des valeurs floues ou mal fondées comme la tolérance, mais peut-on tout tolérer ? Les valeurs encore plus ou moins partagées sont surtout des valeurs négatives : on est contre l’extrême-droite, contre le conservatisme, contre le fondamentalisme, contre le capitalisme libéral mais sans qu’on définisse précisément ces notions ; on est contre la pédophilie mais, en 1996, lors de l’éclatement de l’affaire Dutroux, face à l’émotion populaire, un homme politique mettait en garde la population : « qu’on ne vienne pas nous parler de morale ! » Et on a oublié que dans les années 50-80, dans l’efflorescence de la culture de l’autonomie, films et romans vantaient pédophilie et inceste qui ont toujours aujourd’hui leurs partisans avérés. Ne m’a-t-on pas appris à faire ce que je veux ?

Vous me direz : nous avons des lois ! Certes, mais elles sont fluctuantes en démocratie, livrées au décompte des volontés individuelles[17], et ne consacrent-elles pas, quand on y regarde de près, des biens particuliers ?

Restent les droits de l’homme, objecterez-vous. Des droits présentés, dans le Préambule de la Déclaration universelle de 1948, comme universels indivisibles, fondamentaux et inaliénables. Universels, indivisibles, fondamentaux et inaliénables parce qu’en fait ils sont le verso ou le recto, peu importe, de devoirs fondamentaux correspondants. Universels, indivisibles, fondamentaux et inaliénables parce qu’ils sont l’émanation et la garantie de la dignité de la personne humaine. Voilà donc de bonnes balises, de solides garde-fous. Le problème est qu’aujourd’hui ils sont de plus en plus contestés ou en conflit avec l’obsession démocratique. De plus, l’insistance sur la liberté, sur ma liberté, est si forte que je suis tenté d’ériger en droit mon désir. Chantal Delsol, philosophe, a dénoncé cette dérive[18] :

« Les droits ouvrent aujourd’hui tout prétexte aux revendications de la complaisance. Tout ce dont l’homme contemporain a besoin ou envie, tout ce qui lui paraît désirable ou souhaitable sans réflexion, devient l’objet d’un droit exigé. […] S’ajoutent à ce déploiement multiple des « droits » pour des raisons de complaisance, l’immortalisation des droits acquis. […​] Un droit finit par se justifier irrémédiablement pour avoir seulement une fois existé. »

Les exemples foisonnent : des voyagistes promettent d’assurer le droit au soleil (cf. Le Figaro 11-7-2012) ; un tribunal reconnaît le droit d’uriner debout (cf. L’Express, 23-1-2015) ; les femmes aussi ont droit à l’orgasme (JournalDesFemmes.com, 7-11-2012) ; la dignité, j’y ai droit ! (Vivre ensemble, 2003-2004) ; le droit à la paresse (Paul Lafargue, 1880) ; le droit de ne pas être né (La Libre Belgique, 9-11-2001) ; uriner est un droit fondamental (Vers l’avenir, 14-1-2003) ; avoir accès à des personnes prostituées est un droit de l’homme ? (Caroline Norma, 23-5-2014) ; on réclame aussi le droit au blasphème, à l’indépendance, au suicide assisté, à l’euthanasie, à l’avortement, au mariage homosexuel, le droit à l’enfant, le droit de porter des armes, de choisir son sexe ; on reparle de la dépénalisation de l’inceste fraternel (Libération, 28-9-2014), etc. Cette prolifération dévalorise finalement les vrais droits de l’homme comme l’a montré Guy Haarscher[19].

« On risque ce faisant tout d’abord d’affaiblir les droits de première génération en vidant le principe de l’égalité devant la loi de tout contenu, les exceptions se multipliant de façon inflationniste. En second lieu, on suscite inévitablement un processus d’arbitrage qui, à n’en pas douter, aura les effets les plus désastreux : comme on ne peut d’évidence satisfaire toutes ces demandes à la fois — exigences qui, rappelons-le, sont formulées en termes de droits de l’homme, […] — , il faut tout naturellement en refuser certaines, et de plus en plus au fur et à mesure que les revendications se font nombreuses. Dès lors on risque d’habituer le public au fait qu’après tout, les droits de l’homme ne constituent que des exigences catégorielles, et qu’il est donc tout à fait légitime de ne pas toujours les satisfaire. La conséquence en sera inéluctablement un affaiblissement de l’exigence initiale des droits de l’homme dans l’esprit des citoyens : on aura oublié que l’exigence première concernait la lutte contre l’arbitraire, que ce combat ne souffre pas d’exceptions, que la sûreté se trouve bafouée dans la plupart des pays du monde, et qu’en ce qui concerne cette dernière, nul accommodement n’est acceptable, aucun marchandage envisageable. […​] L’inflation des revendications exprimées dans le langage des libertés fondamentales les affaiblit à terme […]. »

Il faut aussi se rendre compte que, face à moi, à la limite, face à mes désirs érigés en droits, l’autre devient un ennemi, une entrave à ma liberté. Le mal, dans le fond, vient de l’autre, du patron, du professeur, du gouvernement. Ainsi, face à la pauvreté dans le Tiers-Monde, certains riches diront qu’elle est due aux pauvres eux-mêmes, certains pauvres qu’elle est due aux riches. Personne ne se met en question !

Comme l’écrit Alain Finkielkraut[20] :

« …​aucune autorité transcendante, historique ou simplement majoritaire ne peut infléchir les préférences du sujet post-moderne ou régenter ses comportements. »

En effet,

« Nous vivons à l’heure des feelings : il n’y a plus ni vérité ni mensonge, ni stéréotype ni invention, ni beauté ni laideur, mais une palette infinie de plaisirs, différents et égaux. La démocratie qui impliquait l’accès de tous à la culture se définit désormais par le droit de chacun à la culture de son choix (ou à nommer culture sa pulsion du moment). »

Bref, dans cette déroute de la morale pulvérisée par l’avènement du moi, la notion d’éthique, elle, semble se maintenir mais comment ? Nous allons le voir mais auparavant, prenons acte de ce diagnostic porté par le célèbre sociologue Edgar Morin[21] :

« … notre siècle aboutit à la double idée qu’il n’y a de certitude ni philosophique ni scientifique. Bien entendu, il y a des tas de certitudes locales, régionales, mais nous n’avons plus de certitudes absolues sur lesquelles fonder un système de pensée qui serait une lumière sur toute chose. Il nous reste donc à créer une pensée qui se fonde justement sur l’absence de fondement. Quelque chose qui ne soit ni le scepticisme généralisé ni le vide généralisé, mais un essai d’auto-construction de la pensée avec tout ce que nous apporte l’information contemporaine. […] L’éthique ne se fonde que sur elle-même. »

Alors que « la morale commande », ce qui nous est désormais insupportable, « l’éthique, elle, recommande », selon la définition du philosophe André Comte-Sponville[22].

Et il est indéniable que le mot éthique connaît un grand succès. Nous entendons chaque jour parler d’éthique politique, d’éthique des affaires, d’éthique de l’entreprise, d’éthique sportive, de bioéthique, d’éthique commerciale, d’éthique de l’informatique, d’éthique environnementale ou ethnoéthique, d’éthique animale, d’éthique militaire, d’éthique médicale, d’éthique financière, de roboéthique (éthique appliquée à la robotique), d’éthique du dialogue social…​. Des spécialistes s’investissent dans la méta-éthique qui analyse les normes éthiques. Enfin, on parle d’éthique déontologique lorsque l’éthique aboutit à la définition d’une déontologie professionnelle (déontologie des médecins, des avocats, des architectes, etc..). Ajoutons à cette liste non exhaustive apparemment les colloques, les commissions régulièrement organisés.

Prenons acte tout d’abord de cette diversité. Il y a des éthiques et non une éthique. En tout cas, ce phénomène semble au moins indiquer le besoin de règles dans divers domaines d’activité. Mais il ne peut s’agir d’un retour à la morale car celle-ci ne comporte, dit-on que des valeurs négatives, des interdits, des contraintes tandis que l’éthique, elle, parlerait de valeurs positives, de liberté, de solidarité. La morale s’exprime, on l’a vu, en termes de devoirs, signe d’une culture morte, prétend-on, tandis que les éthiques indiquent des repères, font des recommandations fruits d’une culture démocratique.[23]

Désormais, les éthiques remplacent la morale. En aucun cas, elles ne prétendent dirent ce qui est bien ou mal en soi. Elles sont l’affaire de spécialistes, d’orientations philosophiques diverses, de formations diverses qui, au sein de commissions, vont élaborer, sur telle question, dans tel domaine, une éthique qui sera une expression démocratique, le fruit d’un consensus obtenu au terme de négociations et de compromis. Elles sont, par nature, mouvantes et fluctuantes puisqu’elles sont tributaires des rencontres de quelques « spécialistes » à un moment donné sur un sujet donné.

Ces éthiques ne concernent que les affaires publiques. Sur le plan personnel, chaque conscience est considérée comme autonome, cadrée seulement par les lois du moment, par des éthiques changeantes.

En tout cas, il n’y a plus de normes fixes puisqu’il n’y a plus, de bien ou de mal en soi. Tout au plus peut-on déceler, à travers la fortune actuelle du mot « éthique », l’aveu timide, discret de l’impossibilité de vivre ensemble sans quelque accord tout fragile soit-il, l’aveu voilé du danger d’une liberté totale alors que la liberté humaine est relative puisqu’elle est l’aspiration à l’illimité d’un être limité.

Ce qui est finalement en question dans cette opposition entre morale et éthique, c’est le problème de la liberté. On rejette la morale comme contraire à la liberté et on accepte des éthiques comme nécessaires à la liberté pour qu’elle ne dégénère pas en licence pure et simple. Loi et liberté s’excluent-elles nécessairement ?

morale ethique


1. LALANDE André, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Presses universitaires de France, 1926.
2. Les extraits qui suivent sont issus du Livret scolaire, Bulletins mensuels, Editions F.I.C. Dehon, Professeur à Mons.
3. Cet esprit issu de documents du réseau officiel, se retrouve également dans le réseau libre qui, bien sûr, le renforçait d’obligations religieuses.
4. , Le premier homme, Gallimard, 1994, p.86.
5. Cf. les instructions ministérielles de la circulaire du 15 juin 1920.
6. Décret « Missions de l’École » (juillet 1997).
7. Les fondements de la métaphysique des mœurs, Nathan, 2010, p. 21.
8. L’existentialisme est un humanisme, Nagel, 1946.
9. Littéralement : « ma volonté est loi ».
10. On peut lire à ce sujet le petit livre simple et éclairant de Léo Moulin, Moi…​ et les autres, Petit traité de l’agressivité au quotidien, Labor, 1996.
11. L’homme révolté, Gallimard, 1969, p. 16.
12. HAARSCHER Guy, Philosophie des droits de l’homme, Ed. de l’Université de Bruxelles, 1993, p. 127. G. Haarscher est un philosophe athée.
13. MICHEA Jean-Claude, Le loup dans la bergerie, Climats-Flammarion, 2018. L’auteur est considéré comme un penseur « socialiste libertaire »
14. MARX Karl et ENGELS Friedrich, Le manifeste du parti communiste (1847), UGE, 1966, pp. 22-23 : « La bourgeoisie a joué dans l’histoire un rôle éminemment révolutionnaire. Là où elle prit le pouvoir, elle détruisit toutes les relations féodales, patriarcales, idylliques. Tous les liens complexes et variés qui unissaient l’homme féodal à ses supérieurs naturels, elle les a brisés sans pitié pour ne laisser d’autre lien entre l’homme et l’homme que le froid intérêt, les dures exigences du « paiement comptant ». Elle a noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité à quatre sous dans les eaux glacées du calcul égoïste ». Engels précise (p. 63) que par bourgeoisie, on entend ici « la classe des capitalistes modernes ».
15. L’auteur évoque « la célèbre pétition de janvier 1978 […​] signée par la quasi-totalité de l’intelligentsia de gauche à l’époque ». En réalité il semble s’agir d’une pétition publiée dans Le Monde du 26 janvier 1977 puis dans Libération en faveur de trois hommes condamnés pour « attentats à la pudeur sans violence sur mineurs de 15 ans » et pour avoir pris des photos de leurs partenaires. La pétition, entre autres arguments faisait remarquer : « Si une fille de 13 ans a droit à la pilule, c’est pour quoi faire ? ». Elle fut signée entre autres par Louis Aragon, Francis Ponge, Roland Barthes, Simone de Beauvoir, Gilles Deleuze, André Glucksmann, Bernard Kouchner, Jack Lang, Gabriel Matzneff, Jean-Paul Sartre et Philippe Sollers. par la suite, les enlèvements, viols et meurtres d’enfants ont changé la donne. Cf. L’Express, 2 février 1995 ; Le Monde, 1er mars 2001 ; Libération, 23 février 2001.
16. MICHEA Jean-Claude, op cit., p. 33.
17. Encore faudrait-il mesurer l’impact d’un conformisme souvent créé par l’omniprésence des médias qui offrent un prêt-à-penser à tout un chacun.
18. Le souci contemporain, Ed. Complexe, 1996, p. 142.
19. HAARSCHER Guy, op. cit., pp. 44-45.
20. FINKIELKRAUT Alain, La défaite de la pensée, Gallimard, 1987, p. 142. A. Finkielkraut est un philosophe athée.
21. Cf. SMEDT Marc de et VAN EERSEL Patrice (sous la direction de), Donner du sens à la vie, Albin-Michel, 2011.
22. COMTE-SPONVILLE André, Morale ou éthique, in Lettre internationale n° 13, 1991.
23. Kant distinguait les « impératifs catégoriques » et les « impératifs hypothétiques ». Les impératifs catégoriques présentent l’action comme nécessaire pour elle-même, objectivement, bonne en soi. Les impératifs hypothétiques présentent l’action comme un moyen d’obtenir autre chose (Cf. Fondements de la Métaphysique des mœurs, 2e section, Delagrave 1959, pp. 123 à 125). Le philosophe Alain Echegoyen, reprend cette distinction pour souligner la différence entre morale et éthique : …​« la morale est un impératif catégorique ; l’éthique est un impératif hypothétique. […​] Ou l’action est déterminée par un impératif inconditionné qui s’impose de façon catégorique : la conscience agit alors par devoir. Il s’agit de morale. Ou l’action est déterminée par une hypothèse qui lui, impose un comportement, ce qu’on pourrait appeler aussi un impératif de prudence. Il s’agit maintenant de l’éthique. » (La valse des éthiques, François Bourin, 1991).

⁢B. L’importance de l’éthique dans une entreprise

Venons-en au monde du travail. Toute entreprise, avons-nous dit, est une communauté de personnes et a donc besoin de règles. Comment seront-elles établies ? Par qui ? En fonction de quels critères ?

L’histoire peut brièvement éclairer notre réflexion car on trouve dans le passé divers règlements de travail qui vont nous révéler leur gestation et leur motivation.

Prenons un premier exemple : le règlement d’une filature anglaise au XIXe siècle[1].

Tout ouvrier ayant ouvert une fenêtre : 1 sh

Tout ouvrier ayant été trouvé sale au travail : 1 sh

Tout ouvrier se levant au cours du travail : 1 sh

Tout ouvrier ayant réparé la courroie de son tambour en laissant un bec de gaz allumé : 1 sh

Tout ouvrier n’ayant pas remis sa burette d’huile en place : 1 sh

Tout ouvrier quittant son métier en laissant le bec de gaz allumé : 2 sh

Tout ouvrier sifflant pendant le travail : 1 sh

Tout ouvrier filant à la lumière du gaz trop tard dans la matinée : 2 sh

Tout ouvrier allumant le gaz trop tôt : 1 sh

Tout ouvrier en retard de cinq minutes : 1 sh

Tout ouvrier ayant des déchets de fils sur la bande du chariot : 1 sh

Tout ouvrier ayant des déchets de fils sur les poids du métier : 0,6 sh

Tout ouvrier ayant négligé d’enlever ses déchets de fils défectueux trois fois par semaine : 1 sh

Tout ouvrier ayant du déchet sur ses broches : 1 sh

Tout ouvrier malade qui ne pourra fournir un remplaçant donnant satisfaction, doit payer par jour, pour la perte d’énergie mécanique : 6 sh

Ce règlement n’est en fait qu’une longue suite d’amendes prévues pour garantir le maximum de rentabilité de la part des travailleurs. Il ne faut gaspiller ni le temps ni la matière.

Ce système d’amendes est assez répandu à l’époque et parfois pour des raisons de sécurité comme, par exemple, dans les filatures rouennaises en 1867.

En tout cas, tout manquement à la propreté, à la ponctualité, à l’application au travail est puni d’une amende qui doit compenser, semble-t-il, la perte financière entraînée par l’ouvrier négligent, distrait ou même malade. Ce système est propice à l’instauration d’un climat d’oppression et de crainte où le travail, la productivité, la rentabilité ont priorité sur la personne.

Voici un autre exemple venu de France, et qui a été sans doute aussi d’application chez nous dans certaines filiales[2]. Il s’agit du Règlement d’entreprise, comptoirs, manufactures et chancelleries de 1863-1872.

Règlement de bureau
A l’attention du personnel :

1. Respect de Dieu, propreté et ponctualité sont les règles d’une maison bien ordonnée.

2. Dès maintenant, le personnel sera présent de 6 h du matin à 6 h du soir. Le dimanche est réservé au service religieux. Chaque matin, on dit la prière dans le bureau principal.

3. Chacun est tenu de faire des heures supplémentaires si la direction le juge utile.

4. L’employé le plus ancien est responsable de la propreté des locaux. Les plus jeunes s’annoncent chez lui 40 minutes avant la prière, et sont également à sa disposition en fin de journée.

5. L’habillement doit être simple. Le personnel ne doit pas se vêtir de couleurs claires et doit porter des bas convenables. Il est interdit de porter des caoutchoucs et manteaux dans les bureaux, car le personnel dispose d’un fourneau. Exception en cas de mauvais temps : foulards et chapeaux. On recommande en outre d’apporter chaque jour, pendant l’hiver, quatre livres de charbon.

6. Il est interdit de parler pendant les heures de bureau. Un employé qui fume des cigares, prend des boissons alcoolisées, fréquente les salles de billard ou des milieux politiques est suspect quant à son honneur, son honnêteté et sa correction.

7. Il est permis de prendre de la nourriture entre 11 h 30 et 12 h. Toutefois le travail ne doit pas être interrompu.

8. Envers la clientèle, la direction et les représentants de la presse, l’employé témoignera modestie et respect.

9. Chaque membre du personnel a le devoir de veiller au maintien de sa santé. En cas de maladie, le salaire ne sera pas versé. On recommande à chacun de mettre une bonne partie de son gain de côté, afin qu’en cas d’incapacité de travail, et dans sa vieillesse, il ne soit pas à la charge de la collectivité.

10. Pour terminer, nous attirons votre attention sur la générosité de ce nouveau règlement. Nous en attendons une augmentation considérable du travail.

Ce qui frappe d’emblée, ce sont les considérations morales, politiques et même religieuses qui parsèment ce règlement. Mais il ne s’agit que de garantir de nouveau l’efficacité du travail par une discipline qui fait fi de la liberté de conscience dans le but de maintenir l’ordre et l’obéissance. La durée du travail est de 12 heures et plus si l’on est jeune et si l’on juge nécessaire une prolongation. On n’arrête pas de travailler pour manger. Les travailleurs sont invités à apporter eux-mêmes de quoi se chauffer. Leur vie privée est elle-même surveillée. Il n’y a pas d’indemnités en cas de maladie. Enfin, on ne peut être que choqué par le 10e point où l’autorité non seulement se félicite mais avoue son intention profonde.

Au XXe siècle, l’Union soviétique a inventé le stakhanovisme pour stimuler la productivité par l’émulation mais aussi par la menace. Le stakhanovisme provient du nom d’un mineur « de choc », Alekseï Stakhanov qui, dans la nuit du 30 au 31 août 1935, aurait extrait 102 tonnes de charbon en six heures, soit environ quatorze fois le quota demandé à chaque mineur. Ce record avait été décidé par le gouvernement soviétique sous Joseph Staline pour servir de modèle aux autres salariés, afin qu’ils travaillent plus et si possible qu’ils dépassent les cadences et les quotas de travail imposés. Le stakhanovisme s’inscrit dans une politique tentant d’accroître la productivité par un contrôle plus sévère des travailleurs. En 1932, le pouvoir instaure successivement la peine de mort pour vol de la propriété collective, le licenciement immédiat en cas d’absence et in fine le passeport intérieur. Le régime lie la productivité des ouvriers à leur paie et leur alimentation. C’est dans ce contexte que les Soviétiques publient les exploits du mineur Stakhanov. Ces exploits reposaient en réalité sur le travail de préparation d’une équipe de soutien.[3]

Aux USA, on a parlé de fordisme, du nom d’Henry Ford. Le but est d’accroître la productivité et la production de l’entreprise grâce à plusieurs principes. Le travail est divisé verticalement et horizontalement : verticalement par une séparation entre la conception et la réalisation, horizontalement par la parcellisation des tâches sur des lignes de montage qui consacrent le travail à la chaîne. En même temps, la standardisation permet de produire en grandes séries des pièces interchangeables. En ce qui concerne le salaire, au lieu des 2 ou 3 dollars que les ouvriers touchaient par jour, ils vont en recevoir 5. L’objectif est de stimuler la demande de biens et donc d’augmenter la consommation. Mais cette augmentation des salaires vise aussi et surtout à lutter contre la démission des ouvriers de plus en plus fréquente avec l’apparition du travail à la chaîne, qui rendait les conditions de vie des ouvriers encore plus difficiles qu’auparavant. Enfin, mieux payés, les ouvriers seraient, dans l’esprit des concepteurs, « exempts de préoccupation étrangère au travail, et donc plus industrieux, par conséquent, plus productifs »[4].

Comme on le voit, l’objectif est ici aussi d’améliorer la production et la productivité. Même l’augmentation de salaire est consentie dans ce but.

Du XVIIIe siècle au XXe siècle, c’est un peu le même esprit qui préside à l’organisation du travail et ce sont les patrons ou l’État lorsqu’il est patron qui sont les auteurs de ces directives imposées dans l’intérêt matériel de l’entreprise.

À lire ces règlements, on pourrait croire que l’attention aux personnes qui travaillent et les préoccupations éthiques sont toutes récentes et le fruit exclusif de luttes sociales qui ont émaillé les XIXe et XXe siècles.

Aujourd’hui, la plupart du temps, dans nos pays, les pouvoirs publics, les employeurs et les organisations syndicales sont parvenus à établir des législations très détaillées et des règlements de travail où les droits et devoirs de toutes les parties sont pris en compte. Il suffit de jeter un œil sur les documents publiés par le Groupe S - Secrétariat social asbl, secrétariat social agréé pour employeurs (cf. https://www.groups.be/1_4122.htm).

Voici quelques extraits de ce long document :

Article 1
Le présent règlement régit les conditions de travail de tous les travailleurs de la société, quels que soient l’âge, le sexe ou la nationalité. Il tient compte des dispositions légales, réglementaires ou paritaires en vigueur en Belgique. Il fait partie intégrante des contrats de travail quelle que soit la forme sous laquelle ceux-ci sont conclus.

[…​]

Article 3
Chaque travailleur doit exécuter le travail pour lequel il a été engagé avec soin, probité et conscience dans les temps, au lieu et dans les conditions convenues

Article 4
Les travailleurs effectueront leurs prestations exclusivement pour le compte de l’employeur. Ils s’engagent expressément à ne pas travailler pour leur propre compte ni pour le compte de tiers. De même ils s’interdisent d’effectuer quel qu’activité que ce soit sans l’autorisation écrite préalable de l’employeur.

[…​]

Article 12.1
La durée de travail normale des ouvriers est en moyenne de 38 heures par semaine. La durée de travail hebdomadaire effective est par contre de 40 heures. La moyenne de 38 heures par semaine est réalisée par l’octroi de douze jours de repos compensatoire par an, à prendre de manière collective à six dates fixées par arrêté royal et à six dates fixées par convention collective conclue au sein de la Commission paritaire de la Construction. Le salaire afférent à ces jours de repos compensatoire est payé par le fonds de sécurité d’existence.

[…​]

Article 15
Sont considérés comme des jours d’arrêt régulier du travail :
a) les samedis ;
b) les dimanches ;
c) les jours fériés légaux ;
d) les jours de vacances annuelles légales ;
e) les jours non-prestés qui comptent comme jours de repos compensatoires en application de la loi du 16 mars 1971 sur le travail ;
f) (si applicables), les jours de repos fixés au niveau sectoriel (p. ex. congé d’ancienneté) ;

[…​]

Article 27
Le contrôle médical sera effectué au domicile du travailleur lorsque le certificat médical ne lui permet pas de quitter son domicile. Le travailleur ne peut refuser de recevoir le médecin contrôle ou de se laisser examiner. Si le travailleur peut quitter son domicile, il revient à l’employeur de déterminer si le contrôle médical aura lieu au domicile du travailleur ou dans le cabinet du médecin-contrôleur.

[…​]

Article 30.1
Sauf dispositions contraires, la rémunération de base des ouvriers est déterminé sur une base horaire. Tout autre mode de rémunération est établi par écrit dans une convention de travail individuelle ou collective.
Les salaires doivent être égaux aux salaires minimums prévus par les conventions collectives du travail relatives aux conditions de salaire et de travail conclues au sein de la Commission Paritaire de la Construction.

[…​]

Article 40
Sous réserve du pouvoir d’appréciation des tribunaux du travail, les faits suivants pourront justifier la rupture du contrat sans préavis ni indemnité :
-  un acte de dol lors de la conclusion du contrat par la production de faux certificats ou documents, ou de fausses déclarations ;
- toute acte d’insubordination grave ou acte d’improbité, voie de faits ou injures graves à l’égard de ses chefs, du personnel de l’entreprise ou d’un tiers client ;
- tout dommage fait sciemment au matériel, aux bâtiments ou installations de l’entreprise ou appartenant à des membres du personnel ;
- le non-respect des consignes élémentaires de sécurité;
- toute atteinte portée à des membres du personnel pendant la durée de son contrat ;
- les arrivées tardives répétées sans justifications valables après avertissement ;
- le non-respect répété de l’horaire de travail convenu, après avertissement formel ;
- absences injustifiées répétées après avertissement ;
- la falsification de certificats médicaux ;
- concurrence déloyale et communication à des tiers de données couvertes par le secret professionnel ;
- le vol ;
- la participation à la création d’une firme concurrente ou à l’exécution de ses activités ;
- tous faits contraires aux bonnes mœurs ;
- les actes de harcèlement sexuel ;
- les actes de harcèlement moral ;
- l’utilisation impropre de ressources informatiques (internet, email) après avertissement ;
- la participation du travailleur à des activités pendant la période d’incapacité de travail lorsque la nature de ces activités prouve que le travailleur n’est pas en incapacité de travail car il pourrait effectuer son travail normalement ou encore lorsque les activités sont de nature à retarder la guérison.

[…​]

Article 46
L’employeur et ses représentants s’interdisent :
-  de se livrer à des traitements contraires aux bonnes mœurs ;
- de s’occuper de la vie privée, de la famille, de l’habitation, des convictions du travailleur ou de son affiliation à quelque organisation que ce soit ;
- de porter atteinte à la dignité, à la promotion sociale et à la bonne entente entre les travailleurs,
- aux relations existant entre le travailleur et son délégué syndical ;
- de proférer des menaces ou des injures, de tourmenter, d’humilier ou de maltraiter les travailleurs ;
- de laisser utiliser des locaux, du matériel, des machines, des produits, des moyens individuels de protection qui ne répondent pas aux conditions de sécurité et d’hygiène ;
- se quereller, tenir des propos ou avoir des attitudes contraires à la décence, se livrer à des travaux personnels sur les lieux de travail, durant les heures de travail ;
- fumer dans l’entreprise sauf le cas échéant dans le local destinée à cet usage ;
- manquer de respect au personnel dirigeant, aux collègues ainsi qu’aux personnes étrangères à l’entreprise ;
- emporter hors des lieux de travail des documents, objets ou fournitures appartenant à l’entreprise ;

[…​]

De tels textes, très fouillés, comme on vient de le voir, sont très importants mais ils ne suffisent peut-être pas dans la mesure où il est impossible que tout soit réglementé et qu’il n’est peut-être pas souhaitable que tout le soit.

Quoi qu’il en soit, on peut se demander sur quelles bases le règlement s’établit. Il faut tenir compte de la rentabilité de l’entreprise pour sa propre survie, de l’intérêt des employeurs et souvent, aujourd’hui, des actionnaires, de l’intérêt des travailleurs…​ Intérêts divers qui peuvent entrer en conflit et, nous le savons, qui entrent souvent en conflit !

On a vu que longtemps, c’est la rentabilité, l’intérêt de l’employeur qui a primé et il est sûr que le bon sens pousse à penser qu’il faut qu’une organisation du travail prenne en compte l’intérêt de tous. Mais comment rencontrer l’intérêt de tous ? Par autorité ? Par la lutte des classes ? Par consensus ? Mais, tout est-il négociable et le but est-il simplement de vivre ensemble sans heurts, en un lieu détermine qui est celui de l’entreprise ?

Contrairement à une idée bien établie, il fut une époque, bien avant les luttes sociales de l’époque contemporaine, où l’autorité responsable de l’organisation du travail a cherché à prendre en compte prioritairement le bien-être du travailleur, c’est-à-dire de la personne qui travaille. La personne, en effet, ne se limite pas à sa capacité de travail. La personne est un être plus complexe, qui travaille certes mais qui aussi, a une famille, se nourrit, se repose, a des loisirs, une vie relationnelle plus ou moins large, des convictions religieuses, etc…​.

Même si l’exemple qui suit est unique ou relativement rare, il est intéressant de le méditer. Il a l’immense mérite d’avoir existé, ne fût-ce qu’un temps.

En 1578, Philippe II instaure ce règlement de travail[5] pour les mines de Bourgogne[6].

1. Nous voulons et ordonnons que les ouvriers des mines travaillent huit heures par jour, à deux entrées de quatre heures chacune.

2. Si l’ouvrage requiert accélération, il sera fait par quatre ouvriers qui travailleront chacun six heures sans discontinuation, chaque ouvrier ayant ainsi besogné ses six heures remettant ses outils en mains d’un autre, et ayant ainsi ses dix-huit heures de repos sur vingt-quatre.

3. Mineurs ouvriers sont salariés ; soit suivant conventions avec le personnier, soit suivant l’ouvrage fait, à leur choix.

4. Nous voulons et ordonnons qu’aux fêtes de commandement, les ouvriers soient payés comme s’ils avaient besogné. Item aux fêtes de Pâques, Noël et Pentecôte. Il ne sera besogné que demi-semaine, sauf pour les garçons tirant l’eau. Item aux quatre fêtes de Notre-Dame et aux douze fêtes d’Apôtres, les ouvriers sont quittes d’une demi-journée la veille de chaque fête.

5. Mineurs ouvriers peuvent choisir chazal pour faire maison et jardin sur les communaux des lieux où ils travaillent, en payant un sol de cense par an, et moyennant ce ont droit aux bois morts et aux morts bois sur les dits communaux.

6. Mineurs ont un marechef aux mines et ont ce droit qu’il n’est pas permis aux étrangers de distraire vivres de leur marechef.

7. Au marechef qui commence à dix heures du matin, il n’est pas permis aux officiers, personniers et hostelliers d’acheter provisions avant que les ouvriers soient fournis. »

En examinant ce règlement, on y découvre tout d’abord une limitation du temps de travail à huit heures par jour alors qu’on pense habituellement qu’il a fallu attendre le début du XXe siècle pour que cette mesure soit prise. Le temps de travail est même raccourci si, pour des raisons techniques, impératives sans doute, il n’est pas possible d’accorder un temps de repos et de diviser les huit heures de travail. On constate aussi que le salaire peut se déterminer, au choix de l’ouvrier selon l’ouvrage accompli ou suite à une négociation avec le « personnier ». Ce mot possède plusieurs significations. Le plus souvent, en Bourgogne, il désigne un « associé », un « co-possesseur ». Sans doute ici celui qui est « associé » avec le propriétaire de la mine et qui s’occupe du personnel. On dirait peut-être dans le langage d’aujourd’hui : le responsable des ressources humaines. Des congés payés sont prévus essentiellement à l’occasion de fêtes religieuses et de leur préparation. Si l’on fait le compte on découvrira que le nombre de jours de congés payés excède leur nombre actuel ! Si certains, les « garçons tirant l’eau », n’ont pas autant de congés, c’est évidemment pour une raison technique : la nécessité de ne pas laisser la mine s’inonder en l’absence de tous les appareillages que nous connaissons actuellement. D’autres avantages matériels sont prévus : les ouvriers peuvent construire une maison sur les terrains (chazals) appartenant à la mine pour un loyer (cense) très modéré[7] qui, en plus, inclut le chauffage puisque les ouvriers ont droit de recueillir le bois mort et le « mort bois » c’est-à-dire le bois de peu de valeur, impossible à travailler. Les deux derniers points de ce règlement nous révèlent l’existence sur place d’un marché (marechef) privé auquel les ouvriers ont accès avant les « cadres »[8].

Il est clair, par ce texte, que c’est d’abord le bien-être du travailleur qui est pris en compte dans le contexte ici d’une société profondément marquée par la foi chrétienne. Ce n’est certes pas la rentabilité à tout prix qui est recherchée. On peut objecter que ce règlement s’inscrit dans un contexte socio-économique qui n’a rien à voir avec le nôtre. Nous sommes dans une société préindustrielle qui vivait « une existence au rythme lent, compassé, rural. Celle d’un mode de production précapitaliste (ou encore non soumis au capitalisme). […​] C’était un moment où le temps ne courait pas après lui-même. Où le temps avait le temps. Où l’on prenait son temps. »[9] Il n’empêche que le texte met en évidence un principe fondamental : la priorité de la personne sur toute autre considération, une personne considérée dans toute sa complexité et qui n’est pas réduite à sa capacité de travail alors que souvent dans l’organisation contemporaine, l’homme est « unidimensionnel » cantonné strictement dans son rôle de producteur et de consommateur[10] alors que le bien de la personne « multidimensionnelle », dépasse largement ce cadre dans lequel les sociétés capitalistes libérales comme les sociétés marxistes tentent d’enfermer les individus.

Retenons cette nécessité de tenir compte des personnes, du « bien » des personnes : on est Jacques Dupont ou Marguerite Durand avant d’être directeur, contremaître, employé ou ouvrier…​ C’est pourquoi j’insiste pour qu’on définisse l’entreprise comme une communauté de personnes et non simplement de travailleurs.

Retenons l’idée de ce « bien » prioritaire des personnes. Bien-être ? Bien fondamental à prendre en considération avant toute chose ?


1. PIRNAY P., Notions d’histoire du travail, Ephec, 1977-1978, p. 12.
2. Par exemple, l’entreprise Saint-Gobain implantée à Floreffe et qui a comme origine lointaine la Manufacture royale des glaces fondée en 1665 par Jean-Baptiste Colbert, ministre des Finances de Louis XIV.
3. Cf. Wikipedia.
4. FORD Henry et CROWTHER Samuel, Ma vie et mon œuvre , Payot, 1926, p.78.
5. Cf. Revue nouvelle, 15 mai 1948, p. 495 et PIRNAY P., op. cit., p. 13.
6. On se souvient que Philippe II, roi d’Espagne, a reçu de son père Charles Quint, lors de son abdication en 1556, les territoires rassemblés par les ducs de Bourgogne, ses ancêtres. Cet « héritage bourguignon » s’étend de la Frise à la Bourgogne actuelle et a comme capitale Bruxelles.
7. Un sol de cense par an semble très bon marché, presque dérisoire. Évidemment il est difficile voire impossible de déterminer exactement la valeur d’un sol étant donné que cette valeur a évolué dans le temps mais aussi dans l’espace. À la même époque, le sol dans telle région n’a pas la même valeur que dans telle autre (http://www.histoirepassion.eu/?Conversion-des-monnaies-d-avant-la-Revolution-en-valeur-actuelle). Jean Gimpel note que le salaire quotidien du maçon oscille entre 6 et 10 deniers au XVIe siècle. Le salaire le plus humble est celui du manœuvre qui reçoit 1,5 à 2 deniers. Même si le mineur, ce qui paraît peu vraisemblable, ne gagnait qu’un denier par jour, le sol valant douze deniers, le loyer était facile à payer. (Cf. GIMPEL Jean, La révolution industrielle au Moyen-Age, Seuil-Points, 1975, pp. 109-110).
8. Au sens large, l'« officier » est celui qui remplit un office, exerce un commandement, est titulaire d’une fonction. L'« hostellier » désigne, comme aujourd’hui, celui qui héberge, nourrit : les responsables du marché ? Hostellier peut même signifier patron.
9. CLOUSCARD Michel, Le capitalisme de la séduction, Problèmes/Editions sociales, 1981, p. 102.
10. Cf. MARCUSE Herbert, L’homme unidimensionnel, Essai sur l’idéologie de la société industrielle avancée, Editions de Minuit, 1968.

⁢C. La recherche du bien des personnes

Les hommes politiques ne cessent de nous parler de la nécessité de construire ou de préserver un « vivre ensemble » qui apparaît, dans leurs discours, comme la valeur essentielle à établir et à respecter dans un monde où des systèmes de pensée très différents, des cultures de toutes origines cohabitent plus ou moins harmonieusement et le plus souvent entrent en conflit. Le conflit est aussi un risque et une réalité dans la vie de l’entreprise qui est une société qui rassemble des intérêts, des sensibilités, des conceptions de vie qui sont autant de sources potentielles de tensions et d’affrontements.

L’objectif essentiel de la société, de toute société et donc de l’entreprise, est-il de « vivre-ensemble », c’est-à-dire d’arriver à juxtaposer paisiblement des êtres nécessairement différents sans qu’ils engagent la lutte, cherchent à se mesurer, à s’imposer ?

« Vivre-ensemble » doit-il être l’idéal de tout rassemblement humain ?

L’expression est floue et n’est pas sans risque si on ne précise pas son sens. En politique, le dirigeant estimera que le respect de la loi démocratiquement établie est la garantie du vivre-ensemble surtout à une époque où les sociétés accueillent des gens de toutes cultures :

« Prendre conscience de la diversité ethnique et prendre des mesures pour que les individus puissent conserver leurs cultures vont de pair avec le respect et l’acceptation des principes constitutionnels et des valeurs communes d’une société. »[1]

Tel est le credo du multiculturalisme qui refuse de prendre en considération les valeurs ou les non-valeurs qu’une culture peut transporter. Comment dès lors communiquer sérieusement si nous vivons dans une diversité contenue et retenue par les lois de la cité ? En effet,

« Ne parler de culture qu’au pluriel, en effet, c’est refuser aux hommes d’époques diverses ou de civilisations éloignées la possibilité de communiquer autour de significations pensables et de valeurs qui s’exhaussent du périmètre où elles ont surgi. »[2]

De même dans l’entreprise, on estimera que le respect du règlement de travail concocté paritairement par les patrons et les organisations syndicales ou les ouvriers et employés garantira l’harmonie.

Au moins un auteur et non le moindre n’est pas d’accord avec cette vision largement répandue parce qu’il l’estime trop sommaire.

Le grand philosophe grec Aristote, si grand qu’il est surnommé le Philosophe, fait dans une de ses œuvres les plus importantes[3] cette remarque radicale :

« … ce n’est pas seulement en vue de vivre mais plutôt en vue d’une vie heureuse qu’on s’assemble… »

Et il ajoute :

« La vertu et le vice, voilà, au contraire, ce sur quoi ceux qui se soucient de bonne législation ont les yeux fixés. »

« … c’est en vue des belles actions qu’existe la communauté politique, et non en vue de vivre ensemble. »

Aristote estime que la cité qui s’organise simplement en vue du vivre ensemble est une contrefaçon. La société (qu’elle soit politique ou économique) ne doit pas viser au vivre ensemble mais au bien vivre ensemble. C’est-à-dire qu’elle doit veiller à ce que l’on s’associe pour vivre en fonction du bien, du bien de chacun et de tous, ce qu’on appellera le « bien commun ». Ce bien existe-t-il ? Comment le définir ?

L’esprit contemporain, on l’a vu, est allergique à cette notion de bien en soi qui est l’objet de la morale désormais reléguée au rang des curiosités. L’éthique se veut indépendante de toute morale, le fruit d’une négociation démocratique, fondée sur les volontés d’hommes divers. Elle est donc fluctuante.

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Mais n’est-il pas possible de considérer dans les hommes, au-delà de leur volonté, de leur histoire particulière, de leur culture, de leur sensibilité, de leurs rêves, la substance de leur humanité ? Ne pourrait-on établir une éthique fondamentale autrement dit, n’ayons pas peur des mots, une morale qui ne soit pas simplement imposée du dehors mais qui soit conforme à ce que nous sommes tous profondément, adaptée à notre vraie liberté, condition peut-être de notre liberté. Une morale ou une éthique qui nous rassemblerait par un essentiel, un invariant c’est-à-dire quelque chose qui demeure constant, identique à soi-même et que nous partageons tous.

La réponse qui saute à l’esprit c’est que nous partageons tous une même valeur qui est notre humanité. Mais qu’est-ce que l’humanité ? Qu’est-ce qui spécifie la personne humaine ?

Il nous faut donc nous efforcer de bien comprendre ce qu’est l’homme.

Un vieil auteur [4]donnait ce conseil :

« Deviens ce que tu es quand tu l’auras appris » (Γένοι’ οἷος ἐσσὶ μαθών.)

Connaître la vraie nature de l’homme est une tâche importante et indispensable, semble-t-il. La question : qu’est-ce que l’homme ? est une question qui intéresse bien sûr les scientifiques qui décriront le corps et son fonctionnement sous divers angles selon les spécialités considérées mais aussi les philosophes et en particulier les métaphysiciens c’est-à-dire ceux qui, au-delà des apparences, au-delà de la nature au sens premier du terme cherchent à définir précisément ce qui dans l’homme échappe aux circonstances de temps, de lieu et d’état physique. Le métaphysicien cherche ce qui constitue l’homme en tant que tel en dehors de toute considération historique. Nature, en effet peut s’entendre, pour simplifier, de deux grandes manières. Au sens le plus courant, le mot désigne ce que nous voyons, le cosmos, les arbres, les animaux. Cette nature, φύσις en grec, est l’objet de la « physique », chez Aristote. Mais celui-ci s’intéresse aussi à ce qui vient « après la physique » _μετα τα φυσικά ou, plus précisément « au-delà de la physique », à la nature -de l’homme en l’occurrence-, à l’essence de l’homme, à ce qui est essentiel en lui et qu’il partage avec tous les autres hommes. Les philosophes distinguent l’essence ainsi définie de l’existence qui, elle, désigne tout ce qu’il y a de singulier, d’individuel dans l’être, ce qui n’appartient qu’à moi et à personne d’autre. _

Définir la nature humaine est une tâche inutile disent certains ! Ainsi, Jean-Paul Sartre affirme[5]:

« …​ il n’y a pas de nature humaine, puisqu’il n’y a pas de Dieu pour la concevoir. »

Un autre penseur athée conteste cette vision. Albert Camus[6], méditant, entre autres, l’attitude de l’esclave qui se révolte contre sa condition, constate que cet homme peut même être prêt à mourir dans son combat pour la liberté et la dignité. Il analyse cette situation et induit, contre Sartre, l’existence d’une nature humaine :

« Si l’individu, en effet, accepte de mourir, et meurt à l’occasion, dans le mouvement de sa révolte, il montre par là qu’il se sacrifie au bénéfice d’un bien dont il estime qu’il déborde sa propre destinée. S’il préfère la chance de la mort à la négation de ce droit qu’il défend, c’est qu’il place ce dernier au-dessus de lui-même. Il agit au nom d’une valeur, encore confuse, mais dont il a le sentiment, au moins, qu’elle lui est commune avec tous les hommes. On voit que l’affirmation impliquée dans tout acte de révolte s’étend à quelque chose qui déborde l’individu dans la mesure où elle le tire de sa solitude supposée et le fournit d’une raison d’agir. Mais il importe de remarquer déjà qui cette valeur qui préexiste à toute action contredit les philosophies purement historiques, dans lesquelles la valeur est conquise (si elle se conquiert) au bout de l’action. L’analyse de la révolte conduit au moins au soupçon qu’il y a une nature humaine, comme le pensaient les Grecs, et contrairement aux postulats de la pensée contemporaine. Pourquoi se révolter s’il n’y a, en soi, rien de permanent à préserver ? C’est pour toutes les existences en même temps que l’esclave se dresse, lorsqu’il juge que, par tel ordre, quelque chose en lui est nié qui ne lui, appartient pas seulement, mais qui est un lieu commun où tous les hommes, même celui qui l’insulte et l’opprime, ont une communauté prête. »

Cette opposition illustrée ici par Sartre et Camus continue aujourd’hui. Le débat reste vif entre ceux qui contestent et ceux qui affirment l’existence d’une nature humaine. Un bref regard jeté sur internet nous montre que l’on ne cesse de s’interroger sur cette nature humaine que beaucoup récusent dans la mesure où ils pensent que cette nature est une entrave à la liberté, qu’elle conditionnerait l’homme, serait déterminante et limitatrice ce qui est contraire à notre expérience comme à notre besoin d’autonomie.

Récemment, par exemple, le philosophe Luc Ferry[7], contestait l’existence d’un « ordre naturel », d’une « loi naturelle » qui découlerait de la « nature » de l’homme. Il affirmait que « tout ce que l’humanité a fait de grand depuis le siècle des Lumières est pour l’essentiel artificiel, antinaturel »[8]. Cette prise de position a poussé la philosophe franco-canadienne Aline Lizotte[9] à répondre[10] avec beaucoup de bon sens. Si vous, vos voisins et vos amis vous vous reconnaissez comme des êtres humains, c’est que vous reconnaissez « être de nature humaine ». « Nature » ne désignant pas ici « l’environnement qui est extrinsèque à l’homme ». Et dans cet environnement naturel, l’homme « ne se sent pas aussi déterminé que son chien, son chat ou ses lapins […​], il n’est pas cet être instinctif « programmé et déterminé » ». Certes il y a en lui une part de détermination qui conditionne notre « développement humain et individuel » : nous n’avons pas choisi notre ADN, notre corps, notre famille, notre lieu de naissance, etc. et nous serons toujours plus ou moins conditionnés par nos conditions d’existence. Mais, et la différence est majeure, quand on se compare à l’animal, nous constatons que nous pouvons « accepter ou refuser ces conditions d’existence ». Telle est notre liberté ! Grâce à notre raison et à notre volonté. Notre volonté qui « a besoin de liberté » et notre intelligence qui « a besoin de vérité ». Les deux ayant besoin l’une de l’autre. Comme le dit Winston Smith, le personnage central du roman de George Orwell[11], 1984[12], personnage qui conteste le système totalitaire dans lequel il vit : « La liberté, c’est de dire que deux et deux font quatre. _Lorsque cela est accordé, le reste suit. »[13]

À cet endroit, se pose une question importante : la loi, la règle, la directive, que nous avons dites indispensables, s’opposent-elles à la liberté ?

Pour bien répondre à cette question, on peut réfléchir aux conditions nécessaires pour qu’un acte soit libre. En nous appuyant sur Aristote, nous pouvons proposer ce schéma :

Schéma "Acte libre"

L’acte libre suit le parcours des larges flèches. De la perception à l’intelligence en passant par la mémoire, de l’intelligence à la volonté qui rencontrera l’obstacle de passions mauvaises (en sombre) ou au contraire de passions positives (en vert) qui conduiront à l’acte libre. Les flèches minces indiquent des « courts-circuits ». Passant immédiatement de la perception à l’acte, nous parlerons de réflexe qui n’a rien d’un acte libre. Passant de la mémoire aux passions, nous sommes sujets à quelque conditionnement nourri de passions mauvaises et nous ne pouvons parler par la suite d’acte libre Un acte libre est nécessairement un acte intelligent.

La liberté donc s’acquiert au fur et à mesure que l’intelligence se forme, au fur et à mesure que la volonté s’affermit et que le tri s’opère entre les bonnes et les mauvaises passions. La liberté est donc le fruit de l’éducation dont le but est précisément de libérer la personne du réflexe irréfléchi et des conditionnements. Quant à l’autorité, comme l’étymologie le révèle, elle a pour vocation de faire grandir (augere) la liberté. Elle ne doit pas être confondue avec l’autoritarisme et toute forme de contrainte extérieure qu’on l’appelle despotisme, domination, oppression, tyrannie, joug, totalitarisme, etc..

Quand on parle de « loi naturelle » à propos de l’homme, on désigne par là « la loi fondamentale de toute la moralité humaine ; elle est dite « naturelle » parce qu’elle peut être connue par la seule lumière de la raison humaine. Autrement dit, c’est le guide qu’une raison droite donne des actes de l’être humain dans sa relation avec lui-même et avec les autres. »[14] Considère-t-on comme humains l’homicide, le vol, la fraude, la diffamation, la traite des personnes vulnérables, la discrimination, etc..? Si un gouvernement ne sanctionne pas ces maux, ce qui est possible, puisque nous sommes dans l’ordre de la liberté, sa loi sera-t-elle considérée comme humaine ? Ce n’est pas un hasard si l’on retrouve plus ou moins les mêmes condamnations dans des traditions très différentes que ce soient les vieilles lois du code d’Hammourabi (vers1750 av. J.-C.), celles que l’on trouve dans l’éthique ou la politique d’Aristote, dans le bouddhisme, la Bible, le Coran[15] ou la Déclaration universelle des Droits de l’homme…​?

Précisément, intéressons-nous au Préambule de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme[16] qui reconnaît

« la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et […​] leurs droits égaux et inaliénables…​ »

Si « tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droit » (art. 1) c’est qu’ils sont tous de même nature, qu’ils sont tous essentiellement doués des mêmes caractères fondamentaux qui sont autant de valeurs partagées.

« La dignité humaine ne se fonde pas sur des données biologiques, mais si quelqu’un la possède, c’est en raison de son appartenance biologique à une famille d’êtres libres, car les relations de parenté sont en même temps des relations personnelles. »[17]

Dans le domaine professionnel qui nous intéresse particulièrement ici, cette dignité humaine inhérente à un être libre[18], implique

« que tout homme touché directement ou indirectement par des actions n’y soit jamais traité seulement comme moyen mais toujours en même temps comme fin. »[19]

Comment encore parler des droits de l’homme s’il n’y a pas entre eux une communauté essentielle ? De plus, ces droits universels reconnus égaux et inaliénables[20] sont présentés comme fondateurs et garants de la liberté face à l’injustice, à l’arbitraire, à la dictature. Comment pourraient-ils prétendre à l’universalité si les hommes qui les détiennent ne les détenaient pas tous, par nature, c’est-à-dire du simple fait d’être hommes ?

En fait, la « nature », l’essence définie n’agit pas en l’homme à la manière de l’instinct chez l’animal ainsi que le montre bien Pierre-Henri Simon[21]. Il constate que la plupart des écrivains du début du XXe siècle sont des humanistes et il essaie de définir cet humanisme. Il affirme :

« Il existe une nature humaine : […] la définition de l’homme ne dépend pas des accidents de l’existence individuelle ou collective. Sans doute, selon les époques, selon l’état de la civilisation et les phases du progrès, l’homme concret se rapproche plus ou moins d’un type humain idéal ; mais ce type humain est en quelque sorte préfiguré, et sa réalisation est appelée par une finalité de la nature. Un acte n’est pas « humain » pour la seule raison qu’il a été posé par un homme, qu’il a répondu à l’exigence d’une situation donnée où un homme a pu se trouver : un crime d’homme est inhumain ; en le jugeant tel, nous signifions qu’il y a, dominant la réalité des individus, un idéal de l’espèce, et que l’homme est, en ce sens, transcendant à l’histoire. Or -et c’est la seconde affirmation de l’humaniste - cette transcendance de l’humain est celle d’un être qui participe à l’esprit. Non qu’il soit pur esprit : l’homme est aussi essentiellement corps, et « qui fait l’ange fait la bête »[22]. Mais il reconnaît pour évaluer ses actes, une hiérarchie des valeurs, et les plus haut placées sont celles que l’esprit poursuit comme ses fins propres. L’esprit et non le corps. La vie corporelle est égoïsme, appétit, élan de puissance et de domination, exploitation de ce qui est faible par ce qui est fort : ce sont là valeurs vitales, que l’homme apprécie et tend à réaliser au niveau de son être encore immergé dans l’animalité. Au contraire, l’esprit regarde vers l’amour, vers la justice, vers la vérité et la beauté ; il est liberté et raison, non point déterminisme et instinct. Et l’homme est d’autant plus humain que, plus spirituel, il est le Sage, le Héros, le Saint ou l’Artiste. L’homme ne s’accepte pas seulement de la nature : il se construit, ou du moins se corrige, selon un archétype que lui fournit sa culture, c’est-à-dire son intelligence exercée et enrichie. »

La définition de l’homme que nous esquisserons plus loin, permet à chaque individu qui en prend conscience par son intelligence aidée, dans les meilleurs cas, éventuellement, par la culture ambiante, de savoir ce qu’il doit tâcher de réaliser en lui-même pour être vraiment humain et de plus en plus humain. Cet idéal découvert lui indique dans quelle direction se conduire, quelles sont les valeurs les plus importantes qui doivent baliser sa marche dans l’existence, valeurs attachées à ce que l’auteur appelle l’« esprit » : amour, justice, vérité, beauté. C’est à ce niveau-là que l’humanité prend son sens le plus précieux. Mais nous y reviendrons.

Disons encore que même si cette conception est héritée « de notre culture helléno-latine et chrétienne », comme le souligne l’auteur, cette double origine permet en principe à tout un chacun de se reconnaître dans cette description. En effet, précise encore Pierre-Henri Simon :

« …​l’humanisme consiste essentiellement à reconnaître à l’homme une place définie dans l’univers, et à l’esprit une fonction privilégiée dans l’homme. Dans ces limites, il peut se nuancer différemment, selon que, par exemple, il prend appui sur une idée religieuse, justifiant la dignité de la nature humaine par quelque ressemblance à la nature divine ou par quelque finalité en Dieu, ou n’accepte au contraire qu’une base positive, établissant la personne humaine comme la valeur première, et la Raison comme une institutrice sûre et bienfaisante dont les titres n’ont pas à être discutés. Mais qu’il soit chrétien ou laïque […​] toujours l’humanisme comporte un certain accent d’idéalisme, puisqu’il consacre le destin de l’homme à la réalisation d’une idée préconçue de l’homme, et aussi un certain accent d’optimisme, puisqu’il implique la croyance à un absolu qui domine les contingences de l’histoire et qui donne un sens à la vie. »

Autrement dit : la Révélation judéo-chrétienne[23] comme la raison bien exercée peuvent nous décrire cette « nature », cet idéal que chacun est invité à réaliser le mieux possible en lui. Il ne s’agit donc pas qu’une « programmation » mais d’une « préfiguration ». La « nature » entendue comme « essence », nous incline mais ne nous oblige pas.

Quand il décrit la nature de l’homme, Thomas d’Aquin parle[24] d' « inclinations » qui ne sont pas déterminantes comme l’est l’instinct chez l’animal. Ce sont des « aptitudes virtuelles » écrit un anthropologue contemporain[25]. Et un philosophe libéral contemporain, Damien Theillier[26] s’appuyant sur les travaux du psychologue canadien Steven Pinker (1954), qui fut professeur au Massaschusetts Institute of Technology puis à Harvard, n’hésite pas à parler aussi d'« invariants naturels et universels », d'« inclinations naturelles et universelles ».[27]

Quelles sont ces « inclinations » ?

Bien avant saint Thomas, Cicéron[28], sous l’influence des philosophes stoïciens[29], affirme l’existence d’une loi naturelle telle que définie :

« Il y a une loi vraie, droite raison, conforme à la nature, diffuse en tous, constante, éternelle, qui appelle à ce que nous devons faire en l’ordonnant, et qui détourne du mal qu’elle défend ; qui, cependant, si elle n’ordonne ni ne défend en vain aux bons, ne change ni par ses ordres, ni par ses défenses les méchants. Il est d’institution divine qu’on ne peut pas proposer d’abroger cette loi, et il n’est pas permis d’y déroger, et elle ne peut pas être abrogée en entier ; nous ne pouvons, par acte du sénat ou du peuple, dispenser d’obéir à cette loi ; il n’est pas à chercher un Sextus Aelius[30] comme commentateur ou interprète ; elle n’est pas autre à Rome ou à Athènes ; elle n’est pas autre aujourd’hui que demain ; mais loi une, et éternelle, et immuable, elle sera pour toutes nations et de tout temps ; elle sera comme dieu, un et universel, maître et chef de toutes choses : dieu qui est l’auteur de cette loi, qui l’a jugée, qui l’a portée ; qui ne lui obéira pas se fuira lui-même, et n’ayan pas tenu compte de la nature de l’homme, il s’infligera par cela même les peines les plus grandes, même s’il échappe à ces autres choses que les hommes considère comme des châtiments. »[31]

Il va tâcher de décrire cette loi inscrite en chacun[32]. Il relève les éléments qui composent la « beauté morale » et il précise : « qu’elle ait ou non l’approbation de la multitude, elle n’en est pas moins belle et le vrai bien, ne fût-il loué par personne, n’en est pas moins par nature digne d’éloge. » Manière de dire que cette beauté est innée et ne dépend pas de la reconnaissance publique ou de son ignorance. Dans l’homme, il souligne « l’instinct qui le porte à veiller sur sa vie et sur son propre corps » ; la raison logique qui le pousse à rechercher et poursuivre « le vrai » ; l’attachement « à une communauté de vie et de langage » ; la sensibilité « à la beauté des choses visibles…​ » ; la capacité de ne pas s’abandonner « même en pensée à l’appétit sensuel ».

Nous ne sommes pas loin de saint Thomas[33] et de ses « inclinations naturelles » : la première citée, parce qu’elle est le fondement des autres, est l’inclination au bien ; suivent l’inclination à la conservation de l’être, l’inclination sexuelle et la transmission de la vie ; l’inclination à la vérité et l’inclination à la vie en société.

C’est peu, diront certains, mais, dans un premier temps, cela suffit pour affirmer l’existence d’une nature humaine et faire barrage à toute une série d’idéologies qui veulent faire fi de ces réalités et aboutissent logiquement à une forme ou l’autre de déshumanisation.

Sur cette base, nous pouvons approfondir notre recherche et enfin mettre à jours des caractéristiques utiles dans l’organisation du travail et de l’entreprise.

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1. Définition donnée par l’UNESCO.
2. FINKIELKRAUT A., op. cit., p. 123.
3. Les politiques, III, 9.
4. PINDARE, Exhortation à Hiéros in Pythiques, II, 72. Pindare (-518 -438) s’adresse à Hiéron, tyran de Syracuse pour l’exhorter à réaliser sa vraie personnalité. Epicure (-342 -270) pour qui se changer soi-même est le principal devoir, reprendra seulement la première partie de la citation tandis que Socrate (-470 -399) insistera sur la deuxième partie de la citation avec son fameux « connais-toi toi-même » (Γνῶθι σεαυτόν), gravé sur le fronton du temple de Delphes. Un des plus célèbres Pères de l’Église, saint Augustin (354-430) utilisera aussi la citation de Pindare pour exhorter les chrétiens à se rapprocher le plus possible de ce qu’ils sont vraiment, c’est-à-dire des enfants de Dieu.
5. L’existentialisme est un humanisme, Nagel, 1946.
6. L’homme révolté, Gallimard, 1951, p. 28.
7. Né en 1951, philosophe et politologue, il fut aussi, en France, ministre de la Jeunesse, de l’Education nationale et de la Recherche. Il est l’auteur de nombreux ouvrages sur la philosophie, la religion, l’école et les grands problèmes de société.
8. Cf. son article Nature et PMA in Le Figaro, 10 octobre 2018.
9. Née en 1935, elle a écrit notamment La personne humaine, Parole et Silence, Presses universitaires de l’IPC, 2007.
10. Oui, Monsieur Ferry, la nature humaine existe !, srp-presse.fr, 30 novembre 2018.
11. 1903-1950. Écrivain britannique, défenseur d’un socialisme libertaire.
12. 1949.
13. Cf. l’évangile selon saint Jean 8, 31 : « …​la vérité vous rendra libres ».
14. LIZOTTE Aline, op. cit..
15. Cf. Commission théologique internationale, A la recherche d’une éthique universelle, Nouveau regard sur la loi naturelle, Cerf, 2009, pp. 27-60. Les auteurs, dans un premier chapitre étudient des « convergences » entre les traditions hindoues, bouddhiste, chinoise, africaines, islamique, gréco-romaines, biblique et catholique. On peut aussi évoquer la « règle d’or » : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse ». Une règle qui est attestée dans toutes les cultures et religions du monde. Cf. DU ROY Olivier, La règle d’or, Le retour d’une maxime oubliée, Cerf, 2009.
16. 1948.
17. SPAEMANN Robert, Chasser le naturel ?, Presses universitaires de l’IPC, 2015, p. 76.
18. « La liberté est une marque de l’espèce homo sapiens. » (SPAEMANN R., op. cit., p. 77)
19. Id., p. 79.
20. Ce qui ne veut pas dire qu’ils soient inconditionnés : « Ils peuvent se limiter mutuellement. C’est ainsi que le droit à la liberté de recherche ou la liberté artistique trouve sa limite dans le droit à la propriété. Le peintre n’a pas le droit de peindre des murs qui ne lui appartiennent pas. Le chercheur ne doit pas, dans l’intérêt de sa recherche, s’emparer du bien d’autrui ou sacrifier des vies humaines. Mais le droit de propriété a aussi des limites. La dignité humaine, en revanche, ne connaît aucun compromis. » (Id., p. 81).
21. L’homme en procès, Malraux, Sartre, Camus, Saint-Exupéry, Payot, 1950, pp. 5-7.
22. PASCAL Blaise (1623-1662) , Pensées, Livre de poche, 1962, p. 151. La citation est extraite de ce texte : « Il est dangereux de trop faire voir à l’homme combien il est égal aux bêtes, sans lui montrer sa grandeur. Il est encore dangereux de lui trop faire voir sa grandeur sans sa bassesse. Il est encore plus dangereux de lui laisser ignorer l’un et l’autre. Mais il est très avantageux de lui représenter l’un et l’autre. Il ne faut pas que l’homme croie qu’il est égal aux bêtes, ni aux anges, ni qu’il ignore l’un et l’autre, mais qu’il sache l’un et l’autre. L’homme n’est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête. S’il se vante, je l’abaisse ; s’il s’abaisse, je le vante ; et le contredis toujours, jusqu’à ce qu’il comprenne qu’il est un monstre incompréhensible. Que l’homme maintenant s’estime à son prix. Qu’il s’aime, car il y a en lui une nature capable du bien ; mais qu’il n’aime pas pour cela les bassesses qui y sont. »
23. On peut lire, par exemple, NGAZAIN NGELESA Christian, La nature humaine comme norme morale d’après Hans Urs von Balthasar, L’Harmattan, 2016. Hans Urs von Balthasar (1905-1998) est un théologien suisse considéré comme un des plus grands théologiens du XXe siècle.
24. 1225-1274. Le décret conciliaire sur la formation des prêtres, Optatam totius Ecclesiae renovationem,1965, §16 invite à le prendre pour « maître ».
25. MONTAGU M.F. Ashley, Evolution de notre conception de la nature humaine, Science et société, in Impact, vol. III, n° 4, 1952, pp. 227-240. L’auteur fut professeur d’anthropologie à l’université Rutgers aux USA. Il a publié de nombreux ouvrages d’anthropologie physique et sociale.
26. Il est le fondateur et le président de l’Institut Coppet qui se donne comme mission de « participer, par un travail pédagogique, éducatif, culturel et intellectuel, à la renaissance et à la réhabilitation de l’école française d’économie politique, et à la promotion des différentes écoles de pensée favorables aux valeurs de liberté, de propriété, de responsabilité et de libre marché. » (https://www.institutcoppet.org/)
27. THEILLIER Damien, La redécouverte de la nature humaine par la biologie évolutionniste, 9 et 23-12-2013
28. CICERO Marcus Tullius (106-43), avocat, homme politique et philosophe.
29. Le stoïcisme est une école philosophique (école dite du « portique », stoa en grec) qui a été fondée en Grèce au IIIe siècle avant J.-C. par Zénon de Kition et qui a été illustrée plus tard à Rome par Sénèque (-4,+65), Epictète (50-vers 125) et l’empereur Marc-Aurèle (121-180). Bien sûr, tous ces auteurs ne répètent pas la même chose mais, dans l’ensemble, le stoïcien cherche par une ascèse le Souverain Bien, c’est-à-dire le bonheur conçu comme une existence en accord avec la Nature ou Dieu, comme vie conforme à la raison.
30. Sextus Aelius Paetus surnommé Catus, astucieux, (IIe s. av. J.-C.) est un jurisconsulte romain est célèbre pour avoir revu, actualisé et commenté la Loi des Douze tables qui est le premier ensemble de lois romaines écrites au Ve s av. J.-C.
31. De Republica, III, 22. Dans le même ouvrage, un peu plus loin (III, 33), il répète : « Il existe certes une vraie loi, c’est la droite raison…​ Ni par la Sénat ni par le Peuple, nous ne pouvons être soustraits à l’autorité de cette loi…​ Cette loi unique, éternelle et immuable s’imposera à toutes les nations et à toute époque, et un seul dieu commun à tous sera comme l’éducateur et le chef de tous. »
32. Les citations qui suivent sont toutes extraites du De officiis (traité des devoirs) I, VI.
33. Somme théologique, Ia IIae, q. 94, a.2.

⁢D. Mais qu’est-ce qu’une personne ?

À la recherche de notre humanité

Deux voies s’ouvrent.

La première est, bien sûr, la voie de la raison par le biais des sciences de l’homme, de la biologie[1], de la psychologie, de l’art, de la sociologie, de la linguistique et surtout de la philosophie, on s’en doutait. Ces voies peuvent nous révéler ce qu’on appelle un invariant humain :

« Le témoignage des sciences de l’homme n’atteste pas seulement les variations culturelles et leur richesse indéfinie. Toutes ces sciences, au contraire, établissent le fait d’un invariant humain. D’ailleurs elles ne peuvent prétendre au statut de sciences qu’à ce prix : il n’y a science que là où il y a constances, permanences, identités profondes sous les diversités immédiates, permanences et identités exprimables en des lois […]. Il y a une et de multiples manières d’être homme et sans l’invariant de la nature, les variations de la culture seraient impossibles. »[2]

Ainsi, on peut apprendre beaucoup sur l’homme. Rappelons-nous ce que nous avons déjà glané plus haut en quêtant à diverses sources : il existe une nature humaine, chaque personne est unique et pluridimensionnelle, l’homme est un animal politique[3] ou mieux, un animal qui promet et qui pardonne, un être religieux. On a découvert que liberté et vérité sont liées, etc…​

Cette voie est lente et difficile car elle fait appel à diverses disciplines dans lesquelles nous ne sommes pas tous versés !

Une autre voie peut nous faire gagner du temps et des efforts avec un peu de bonne volonté : deux très vieux récits datant de plusieurs siècles avant Jésus-Christ, deux très vieux récits de la Création, qui se trouvent dans le livre de la Genèse, premier livre de la Bible[4].

Vous voulez parler de religion !

Quoi

Rassurez-vous, ce document n’implique aucune croyance, aucune foi. On peut l’examiner comme tout autre texte à la recherche de quelque vérité qu’il contiendrait. La lecture de la Bible n’est pas réservée aux croyants, pas plus que celle de Marx ne serait réservée qu’aux marxistes ou celle d’Hayek[5] aux libéraux !

Certes, ces récits de la création peuvent paraître enfantins, comme une fable mais personne ne le conteste : le pape Jean-Paul II lui-même, saint Jean-Paul II, reconnaît le « caractère mythique primitif » de ces textes mais il ajoute immédiatement :

« Une réflexion approfondie […​] permet d’y trouver « en germe » à peu près tous les éléments de l’analyse de l’homme auxquels est sensible l’anthropologie moderne et, principalement, contemporaine .»

Il n’est donc pas étonnant que ces textes soient pris au sérieux par les philosophes comme Jean Brun qui dans l’introduction de son livre consacré à l’histoire de la philosophie européenne écrit :

« La Genèse nous confronte à une communication indirecte dans la mesure où elle ne nous transmet pas de l’information mais où elle nous donne à penser ; elle nous situe au sein d’un Langage à l’écoute duquel nous pouvons entendre parler de ce à quoi est rivée notre Histoire rendue aveugle par ses prétentions à ne devoir à personne d’autre qu’elle-même le pouvoir de s’écrire. »[6]

La Genèse, explique l’auteur, nous parle d’un « Transhistorique » :

« Il ne faut […​] pas se contenter de dire que l’homme est plongé dans l’Histoire comme dans un milieu chronologique qui le façonnerait ; car c’est l’Histoire qui habite l’homme, l’historique n’est que l’explicitation d’une histoire intérieure exprimant elle-même un Transhistorique qui constitue le Commencement auquel se rattachent tous nos débuts. »[7]

Et après avoir parcouru 25 siècles de philosophie, Brun peut confirmer :

« Toute l’histoire de l’homme est suspendue à un Transhistorique qui en est la racine et la source ; ce Transhistorique a prise sur notre condition et sur notre histoire, alors que celles-ci n’ont aucune prise sur lui. »[8]

Il y a donc dans l’homme, comme le notait P.-H. Simon, quelque chose qui échappe à l’histoire mais qui l’informe. Le « transhistorique » que nous révèle la Genèse est cet « invariant » dont on nous parlait plus haut. Karl Marx s’est donc trompé lorsqu’il écrivait, à propos du travail de l’homme qu' « en même temps qu’il agit […​] sur la nature extérieure et la modifie, il modifie sa propre nature, et développe les facultés qui y sommeillent. »[9] S’il avait écrit que l’homme en agissant sur la nature (le monde extérieur), modifie sa culture et développe les facultés qui sommeillent dans sa propre nature, nous serions d’accord. Il est sûr que le travail est une dimension fondamentale de l’existence humaine et que le travail, malgré sa fatigue est non seulement un « bien utile » mais aussi un « bien digne » c’est-à-dire « un bien de son humanité car, par le travail, non seulement l’homme transforme la nature en l’adaptant à ses propres besoins, mais encore il se réalise lui-même comme homme et même, en un certain sens, « il devient plus homme ». »[10] Sa nature se développe mais elle ne se modifie pas.

Revenons au texte de la Genèse qui va nous parler de cette « nature », de cet « invariant » humain qui traverse l’histoire et se situe en-dehors de l’histoire.

Même un agnostique avéré comme Léo Moulin, considère ce texte comme le fondement incontournable de la culture européenne :

« Les valeurs judéo-chrétiennes sont à n’en pas douter, la source la plus abondante et la plus féconde du passé européen. L’homme, créé à part des animaux, « fait à l’image comme à la ressemblance de Dieu » (Gn 1, 26), est supposé jouir des dotes ingeneratae[11] que lui vaut cette ressemblance, à savoir : l’intelligence, la volonté, la puissance, l’autonomie, la responsabilité, la liberté. En d’autres termes, il est considéré comme un être adulte ou, à tout le moins, comme en pouvoir et espérance de le devenir. Il est une personne. À ce titre, il a droit au respect de sa dignité et jouit de la possibilité de connaître la vérité et de la dire. C’est là, en germe, la doctrine des Droits de l’Homme, et l’on comprend pourquoi elle ne pouvait naître et se développer qu’en Europe. L’égalité est une autre valeur fondamentale du message judéo-chrétien. Combinée avec les notions de dignité et de liberté, elle mène (encore qu’à long terme) à l’apparition de l’idéal démocratique. »[12]

On peut donc très librement se pencher sur ces textes et évaluer leur pertinence en fonction des fruits qu’ils peuvent produire si l’on accepte leur vision de l’homme et si l’on suit leurs recommandations.

D’emblée, nous sommes confrontés à une affirmation inouïe, lourde de conséquences et, en même temps, profondément révolutionnaire : l’homme est défini à l’image et à la ressemblance de Dieu.[13] Est-il possible de trouver une formule plus forte pour mettre en évidence la dignité éminente de l’homme, de tout homme et de toute femme[14] quelle que soit sa condition, sa race, sa culture, son âge, sa santé. Adam et Eve représentent, en effet, toute l’humanité.[15] Il faut se rendre compte que beaucoup de textes antérieurs, contemporains ou postérieurs, parlent aussi d’hommes à l’image de Dieu mais il s’agit particulièrement du « prince ». Le texte rompt avec les pratiques anciennes et modernes de déification de certains personnages et notamment des chefs d’État, depuis Pharaon jusqu’à Hiro-Hito, dernier « dieu vivant »[16], en passant par tous les hommes « providentiels » des régimes totalitaires, réputés infaillibles. Il conteste aussi ce qu’on pourrait appeler la « déification ordinaire », celle du Moi qui fonde l’individualisme[17] ou encore celle, connexe, d’individus fascinants par leur beauté ou leurs prouesses artistiques ou sportives[18]. Ici la même dignité est reconnue à tous. Cela signifie que le balayeur de l’entreprise est investi de la même dignité que le Président-directeur-général. Voilà si l’on y pense ce qui peut considérablement changer les rapports entre maître et élève, entre gouvernant et gouverné, entre employeur et employé, dignes fondamentalement du même respect.[19]

« La valeur du travail humain n’est pas avant tout le genre de travail que l’on accomplit mais le fait que celui qui l’exécute est une personne.« »[20]

La création suit un certain ordre, des créatures inférieures aux créatures plus parfaites. L’homme apparaît en dernier lieu, signe de son éminence. Alors que Dieu qualifie de « bon » tout ce qu’il a créé précédemment, il déclare après avoir créé l’homme que c’est « très bon »[21]. Ce qui souligne le caractère particulier de l’homme, son excellence par rapport à tout ce qui existe. D’ailleurs, la création de l’homme « est précédée d’une solennelle introduction, comme s’il s’agissait d’une délibération de Dieu avant cet acte important »[22]: « Faisons…​ » dit Dieu, comme s’il réfléchissait, s’encourageait, selon certains commentateurs. Enfin, seul l’homme, mâle et femelle, est dit à l’image de Dieu[23], irréductible au monde même s’il est aussi corps et qu’il soit un être limité. Sa supériorité par rapport aux autres créatures visibles apparaît aussi dans la faculté qu’il a d’imposer un nom aux animaux et dans le fait qu’il ne trouve pas parmi toutes ces créatures « une aide qui lui soit semblable ».[24]

Ce récit fonde le primat de la personne sur les choses et, dira Jean-Paul II, le primat « du travail de l’homme sur le capital entendu comme ensemble des moyens de production ».[25] L’inversion de cette hiérarchie nourrit les idéologies économistes et matérialistes où le travailleur n’est plus qu’un instrument et le travail une marchandise.

Cette dignité éminente est commune à tous les hommes mais si tout homme est à l’image de Dieu, il n’est pas Dieu ! Sans Dieu d’ailleurs, il n’est que poussière[26]. Il n’est que grâce à Dieu : « Le Seigneur Dieu modela l’homme avec de la poussière prise du sol. Il insuffla dans ses narines l’haleine de la vie, et l’homme devint un être vivant. »[27] Sa faute sera précisément d’accorder crédit à la promesse destructrice du démon : « …​ vous serez comme des dieux…​ »[28]. Créé par Dieu il est invité à l'humilité, comme évoqué déjà plus haut, à fuir toute tentation d’autodéification, toute idéologie de l’orgueil, « celle de l’homme persuadé d’avoir trouvé la clef universelle du monde, d’avoir tout compris, d’avoir le pouvoir de tout faire…​ L’idéologie de l’homme qui ne se reconnaît pas de maître, qui n’établit aucun rapport avec l’éternité, donc incapable de responsabilités supérieures, puisque considérant sa vie propre comme sommet de l’existence. »[29] L’auteur de ces lignes, Vaclav Havel[30], penseur politique agnostique mais profondément humaniste, vise évidemment l’homme politique mais l’orgueil ne connaît pas de frontières professionnelles…​

Insistons encore sur l'égalité de dignité entre l’homme et de la femme. Dans tout l’univers créé, l’homme « ne trouva pas l’aide qui lui soit accordée ». Mais devant la femme, différente mais égale, il s’écrie : « Voici cette fois l’os de mes os et la chair de ma chair… »[31]. La création de l’homme, homme et femme, consacre une différence de sexe qui n’altère en rien l’égale dignité mais offre à l’homme une autre manière de participer à la création. L’image de Dieu se précise dans la communion des personnes tout en soulignant l’unité de provenance[32]. L’homme et la femme reçoivent une première mission : celle de s’unir et d’être « féconds et prolifiques »,[33] Est ainsi affirmé le principe fondateur de la famille, fruit de la rencontre d’un homme et d’une femme.[34] Avec l’homme et la femme, est fondée la première communauté : la famille qui apparaît comme la cellule de base de la société (« …​ multipliez, remplissez la terre…​ »), antérieure à l’État du moins à l’origine. Depuis lors, toute famille se constitue à l’intérieur d’une structure politique sur laquelle néanmoins, elle l’emporte en dignité en fonction justement de son origine.

Cette importance de la famille exige, dans le travail, une juste rémunération c’est-à-dire « celle qui sera suffisante pour fonder et faire vivre dignement sa famille et en assurer l’avenir ».[35]

L’homme est donc social par nature (« Il n’est pas bon que l’homme soit seul »[36]). Cette sociabilité qui est une fraternité (nous sommes tous à l’image d’un même Père) ne dissout en rien la valeur individuelle et rend possible la solidarité. Nous sommes différents pour que nous ayons besoin les uns des autres. Faite d’une des côtes de l’homme, c’est-à-dire à côté de l’homme, la femme lui est semblable tout en étant autre, aide assortie c’est-à-dire qui convient, qui complète, de la même sorte mais différente puisqu’elle peut être une aide. Il en va ainsi de tout homme, de toute femme.

Dans une entreprise, les différentes personnes forment une communauté. En son sein, « doivent s’unir de quelque manière et les travailleurs et ceux qui disposent des moyens de production ou en sont propriétaires. »[37] Affirmation contestée par ceux qui pensent que le progrès social ne peut advenir qu’à travers la lutte des classes comme si les intérêts des uns et des autres étaient nécessairement opposés.

La seconde mission reçue est de travailler. Humble et grand à la fois, créé à l’image d’un Dieu créateur, l’homme est appelé à coopérer à la création, avec son intelligence, sa volonté et son amour, par le travail notamment, qui n’est pas une malédiction, une conséquence de son péché. Il est invité à « dominer », « soumettre » la terre et tout ce qu’elle contient.[38] L’homme est placé « dans le jardin d’Eden pour le cultiver et le garder »[39] Le travail n’est donc pas, comme on l’a entendu parfois, une punition pour le péché de l’homme. C’est la pénibilité du travail qui sanctionnera la faute[40]. Le travail est inscrit dans la nature de l’homme. Le travail est un bien,

« Pas seulement un bien « utile » ou dont on peut « jouir », mais il est un bien « digne », c’est-à-dire qu’il correspond à la dignité de l’homme, un bien qui exprime cette dignité et qui l’accroît. »[41]

De plus, son champ d’action est aussi vaste que le monde puisque celui-ci n’a pas le caractère divin qui le préserverait de l’ouvrage de l’homme. L’image de Dieu n’est évoquée pour aucune autre créature que l’homme. Sont révoqués dès lors tous les panthéismes[42], paganismes[43], animismes[44], totémismes[45] de toutes sortes qui ont dispersé la divinité dans la nature entière ou dans certains de ses éléments sacralisés ou offert à des rites divers des êtres ou des choses. Il est indéniable que la désacralisation de la nature fut et reste indispensable au progrès technique qui, il faut bien le reconnaître, fut paralysé durant l’Antiquité, par exemple, malgré des connaissances théoriques remarquables, soit par la conviction que tout était « plein de dieux », soit par l’idée que la matière est impure[46] et donc que les tâches matérielles et ceux qui les exercent sont méprisables.

Aujourd’hui se répand une tendance à resacraliser d’une certaine manière la nature. Certains penseurs, écologistes, véganistes[47] refusent à l’homme tout statut supérieur. Ils prônent un égalitarisme biocentrique : toutes les espèces y compris l’espèce humaine jouissent de droits égaux. La nature qui dans la conception biblique est objet de devoirs, devient sujet de droits.[48] Toute différence entre les personnes et notamment les animaux est abolie. Cette pensée qui se teinte parfois de misanthropie réagit contre les graves destructions du milieu de vie auxquelles l’homme moderne, nouveau Prométhée, s’est trop souvent livré mais emportée par son amour de la nature et sa méfiance vis-à-vis de l’homme, elle en arrive à nier ou à refuser toute primauté humaine. Or la vision de la Genèse qui établit clairement la supériorité de l’homme puisque lui seul est à l’image de Dieu, n’implique nullement que les hommes peuvent s’associer sans réserve au projet cartésien de se « rendre comme maîtres et possesseurs de la nature »[49]. La nature, en effet, est l’œuvre de Dieu, elle est bonne, dit le texte, et l’homme est placé dans le jardin pour le cultiver et le garder, non pour le détruire. Nous devons prendre conscience que « tout ce qui, dans l’ensemble de l’œuvre de production économique, provient de l’homme, aussi bien le travail que l’ensemble des moyens de production et la technique qui leur est liée (c’est-à-dire la capacité de mettre en œuvre ces moyens dans le travail), suppose ces richesses et ces ressources du monde visible que l’homme trouve, mais qu’il ne crée pas. Il les trouve, en un certain sens, déjà prêtes, préparées pour leur découverte et leur utilisation correcte dans le processus de production. En toute phase du développement de son travail, l’homme rencontre le fait que tout lui est principalement donné par la « nature », autrement dit, en définitive, par le Créateur. »[50]

L’homme est à l’image d’un Dieu tout-puissant mais un Dieu qui ne manifeste pas la volonté de gérer directement la terre qu’il a créée. Il en charge l’homme qui a été doté des pouvoirs nécessaires. L’homme « peut », dans les deux sens du verbe « pouvoir » qui évoque ce qu’on est capable de faire et ce qu’on est autorisé à faire. L’on est autorisé à faire dans la mesure où l’on est capable de faire. Voilà une leçon intéressante qui nous montre qu’un pouvoir réputé supérieur (Dieu) doit laisser aux pouvoirs réputés inférieurs (les hommes) le libre exercice responsable de leurs capacités[51]. C’est le fondement du principe de subsidiarité, essentiel en politique comme dans le domaine de l’entreprise. Dans un texte biblique ultérieur, écrit environ deux cents ans avant Jésus-Christ, on trouve, à propos de la création, cette formule révélatrice : « Lui-même a créé l’homme au commencement et l’a laissé à son propre conseil. »[52] C’est pourquoi l’homme qui travaille, doit « avoir conscience que même s’il travaille dans une propriété collective, il travaille en même temps « à son compte » ».[53]

Le « pouvoir » de l’homme s’exerce dans deux domaines. Tout d’abord un pouvoir dans les relations avec les autres hommes. La sociabilité implique la nécessité d’une autorité (politique) indispensable à la subsistance d’une société. Ce pouvoir a été donné à tous les hommes qui ensuite choisiront le mode d’exercice de l’autorité à travers des formules de participation.

Le « pouvoir » s’entend aussi sur le plan économique où il s’identifie à la propriété c’est-à-dire au pouvoir de l’homme dans ses relations avec les choses, dans la gestion de la terre. Pouvoir donné de nouveau à tous les hommes : les biens sont donc destinés à tous. Ici aussi il faudra trouver des formules pratiques de répartition des biens. Et donc ce droit à la propriété n’est pas illimité puisque les biens sont destinés à tous. La destination universelle des biens justifie et limite le droit à la propriété privée.

C’est pourquoi « le droit à la propriété privée même lorsqu’il s’agit des moyens de production […​] est subordonné à celui de l’usage commun, à la destination universelle des biens ». Ces biens « ne sauraient être possédés contre le travail, et ne peuvent être non plus possédés pour posséder […​] ». C’est pourquoi aussi « on ne peut pas exclure […​] la socialisation, sous les conditions qui conviennent, de certains moyens de production ».[54]

Nous reviendrons un peu plus loin à ce principe.

Et puisque la terre a été donnée à tous et que l’homme est invité à remplir la terre[55], on peut ajouter un troisième pouvoir : celui de circuler. Voilà un principe qui doit éclairer le problème des migrations : « l’homme a le droit de quitter son pays d’origine pour divers motifs — comme aussi d’y retourner — et de chercher de meilleures conditions de vie dans un autre pays. »[56]

Qui dit pouvoir dit donc liberté mais une liberté qui n’est pas illimitée, une liberté relative. L’homme a des missions : être fécond, régner, dominer, cultiver, garder, donner un nom aux animaux. Ces missions l’homme a le pouvoir de les réaliser par son intelligence et sa libre volonté. Sa liberté est presque illimitée mais n’est pas illimitée : « Tu pourras manger de tout arbre du jardin, mais tu ne mangeras pas de l’arbre de la connaissance de ce qui est bon ou mauvais car, du jour où tu en mangeras, tu devras mourir. »[57] Il existe une limite morale à l’action de l’homme. Ce n’est pas lui qui décide de ce qui est bien et de ce qui est mal. Ce qui est bien pour lui comme ce qui est mal pour lui est inscrit dans sa nature même. Ce qui est bien c’est ce qui lui permet d’être homme, pleinement homme (digne, solidaire, etc.), ce qui est mal c’est ce qui contredit sa nature, entache sa dignité, le rend asocial, le détruit contrairement à ce que prétend le Malin[58], contrairement à ce que nous prétendons quand nous faisons le malin…​

On peut encore découvrir deux principes importants.

Tout d’abord, on constate que l’homme est créé pour la paix, c’est ce que signifie le fait qu’il est créé végétarien : « Voici, je vous donne toute herbe qui porte sa semence sur toute la surface de la terre et tout arbre dont le fruit porte sa semence ; ce sera votre nourriture. À toute bête de la terre, à tout oiseau du ciel, à tout ce qui remue sur la terre et qui a souffle de vie, je donne pour nourriture toute herbe mûrissante. »[59] Toute violence est contraire à sa nature. La guerre comme la lutte des classes ne peuvent assurer le bonheur. La solidarité « ne doit jamais être fermeture au dialogue et à la collaboration avec les autres…​ »[60]

Enfin, « Dieu acheva au septième jour l’œuvre qu’il avait faite, il arrêta au septième jour toute l’œuvre qu’il faisait. Dieu bénit le septième jour et le consacra car il avait alors arrêté toute l’œuvre que lui-même avait créée par son action. »[61] Ce passage établit certes la nécessité de prendre du repos, à l’image de Dieu mais il nous montre en résumé que l’homme vit dans l’intimité de Dieu, dans sa vie personnelle comme dans sa vie sociale. Chacun est invité à rester au moins ouvert à la possibilité d’un Dieu, à accepter son alliance s’il le découvre ou, au minimum respecter le projet qu’il aurait, dit-on, manifesté. En tout cas, toute organisation politique, sociale, économique qui se ferme sur elle-même, qui se replie sur l’unique temporel, qui refuse toute possibilité d’un en-deçà, d’un par-delà, d’un au-delà de la destinée humaine sera — on le constate d’ailleurs dans les sociétés radicalement athées, laïcistes — une mutilation grave, un étouffement des aspirations les plus profondes et les plus libératrices. De plus en plus d’entreprises et d’organisations professionnelles réfléchissent aujourd’hui à la place de la religion dans l’entreprise, souvent à cause de la présence de travailleurs musulmans.


1. « Le biologiste et le psychologue considérant l’homme en soi, c’est-à-dire en dehors des produits de son activité (de sa culture), se trouvent dans l’obligation de reconnaître les caractères, les propriétés qui n’existent que dans l’espèce Homo sapiens. » Pierre-Paul Grassé, L’homme en accusation, De la biologie à la politique, Albin Michel, 1980, pp.196-197. L’auteur (1895-1985) est un biologiste reconnu mondialement.
2. BARBOTIN Ed.et G. CHANTRAINE G., Catéchèse et culture, Culture et vérité, 1977.
3. ARISTOTE écrit : « Il est manifeste […​] que la cité fait partie des choses naturelles, et que l’être humain est par nature un animal politique, et que celui qui est hors cité, naturellement et non par hasard, est soit un être dégradé, soit un être surhumain, et il est comme celui qui est injurié par Homère : sans lignage, sans loi, sans foyer. Car un tel individu est du même coup naturellement passionné de guerre, étant comme un pion isolé dans un jeu. » (Les Politiques, I, 2, 1252b)
4. Les deux premiers chapitres du livre de la Genèse (Gn) enchaînent deux récits de la création. Le premier, est appelé sacerdotal parce qu’il a été sans doute écrit par un prêtre lors de l’exil à Babylone (entre 587 et 538 av. J.-C.). Le second appelé yahviste est plus ancien : il a été écrit vers 950 av. J.-C..
5. Friedrich Hayek (1899-1992). Prix Nobel d’économie en 1974.
6. BRUN Jean (1919-1994), L’Europe philosophe, 25 siècles de pensée occidentale, Stock, 1988, pp. 9-10. Il fut professeur à l’université de Dijon.
7. Id. p. 10.
8. Id. p. 368.
9. Oeuvres, Économie I, Le capital, Livre I, troisième section, chapitre VII, I, Bibliothèque de la Pléiade, NRF, 1965, pp. 727-728.
10. JEAN-PAUL II, Le travail humain, 1981, n° 9.
11. Qualités, propriétés innées.
12. MOULIN Léo, L’Occident n’est pas un accident, in Géopolitique, n° 20, Hiver 1987-1988, pp. 59-60. Léo Moulin (1906-1996) est un sociologue diplômé de l’Université libre de Bruxelles où il fut président du Cercle du Libre Examen. Il fut, entre autres, professeur au Collège d’Europe à Bruges et président de l’Institut belge de science politique. Le Collège d’Europe est un établissement d’enseignement supérieur spécialisé dans la formation aux matières liées aux affaires européennes : « La mission du Collège d’Europe, depuis sa création est de former des étudiants de niveau postuniversitaire, triés sur le volet, aux questions politiques, juridiques, économiques et internationales ainsi qu’aux défis de ce processus unique. Ceci non pas pour l’amour de l’art, mais afin de les préparer à des fonctions de responsabilité, nécessitant une compréhension profonde des enjeux européens. » (cf. https://www.coleurope.eu/fr/pourquoi-venir-etudier-au-college-deurope).
13. « Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance » (Gn 1, 26). Et le texte insiste : « Dieu créa l’homme à son image ; à l’image de Dieu, il le créa, mâle et femelle, il les créa. »(Gn 1, 27). Dans le Psaume 8, on peut même lire : « Tu as fait de lui presque l’égal d’un dieu… ». On peut lire aussi une belle description in Si 17, 1-12.
14. « …​ à l’image de Dieu, il le créa, mâle et femelle, il les créa. » (Gn 1, 27).
15. « …​ on ne peut se contenter de voir dans le premier Adam un individu parmi les autres. C’est ce qu’implique le passage étonnant du singulier au pluriel dans la parole du Dieu créateur : « faisons Adam à notre image …​ et qu’ils dominent…​ » (Gn 1, 26) […​] l’ancêtre inclut en lui tous ses descendants […​]. » (Article Adam in Vocabulaire de théologie biblique, Cerf, 2005).
16. 1901-1989. Empereur du Japon. Après la défaite de son pays, le 1er janvier 1946, dans un discours radiodiffusé, il renonça à sa nature de « divinité à forme humaine ».
17. Cf. MOULIN Léo, Moi…​ et les autres, Petit traité de l’agressivité au quotidien, Labor, 2002.
18. « Le désir d’autodéification de l’homme commande toute l’Histoire et a conduit l’humanité d’aujourd’hui à se fabriquer de nouveaux dieux, ils se recrutent parmi ces vedettes de l’actualité dont tous les media nous offrent des icônes à adorer : dieux du stade, de la chanson, du cinéma, de la presse, de la télévision, des records en tout genre et de la politique dont le show business organise les liturgies théâtrales. » (BRUN Jean, op. cit., p. 365).
19. Considérer tout homme comme une image de Dieu bouleverse profondément les rapports humains. Voici un exemple emprunté à l’histoire du XVIe siècle. Les Espagnols sont arrivés en Amérique, ils y ont découvert des hommes mais une question va se poser : sont-ce des hommes ? Ils vivent presque nus, polygames, anthropophages, bref ce sont des barbares qu’il est juste, semble-t-il, d’asservir, de mettre sous tutelle et dont les terres et les biens peuvent être confisqués avec la bénédiction du pape, des théologiens et des autorités politiques qui se réfèrent plus à la philosophie grecque qui hiérarchise les individus et défend la thèse des esclaves-nés, qu’à la Bible ! Seul contre tous ou presque, Francisco de Vitoria, (1483-1546), professeur à l’université de Salamanque, considéré comme le père du droit international, à la lumière de ces textes de la Genèse, va établir que l’empereur n’a pas le droit de s’emparer des territoires des Indiens, que ceux-ci ont le droit d’être propriétaires de leurs terres et d’exercer leur autorité politique. Pourquoi ? parce que les Indiens, tout pécheurs qu’ils soient, sont à l’image de Dieu et le restent. L’égalité de dignité, Vitoria l’étendra à la nation estimant que le moindre royaume indien vaut autant que l’immense empire espagnol. Aujourd’hui, Vitoria affirmerait que les États-Unis, dans le concert des Nations-Unies, n’ont pas à avoir une voix prépondérante par rapport au Grand-Duché de Luxembourg ! Vitoria écrit dans son cours De Indis, 1539 : « En admettant que l’empereur soit le maître du monde, il ne pourrait pas, pour autant, occuper les territoires barbares, ni instituer de nouveaux maîtres, ni déposer les anciens, ni percevoir les impôts. Ceux-là même, en effet, qui attribuent à l’empereur un pouvoir sur le monde, ne disent pas qu’il a sur lui un pouvoir de possession, mais seulement un pouvoir de juridiction. Or ce droit ne l’autorise pas à annexer des provinces à son profit personnel, ni à distribuer, à son gré, des places fortes et même des terres. De ce qui précède, il ressort donc clairement que les Espagnols ne peuvent s’emparer des territoires des Indiens, en vertu du pouvoir universel de l’Empereur. »
   « Ni le péché d’infidélité, ni d’autres péchés mortels n’empêchent les Indiens d’être véritablement propriétaires, tant au plan public que privé, et, à ce titre, les chrétiens ne peuvent s’emparer de leurs biens. […] Il est clair que les Indiens ont, sans aucun doute, un véritable pouvoir, tant public que privé. »
   « Le pouvoir se fonde sur l’image de Dieu. Mais c’est par sa nature que l’homme est l’image de Dieu, c’est-à-dire par ses puissances rationnelles. Cette image ne se perd donc pas par le péché mortel. »
20. JEAN-PAUL II, Encyclique Laborem exercens sur le travail humain, 1981, n° 6.
21. Gn 1, 31.
22. JEAN-PAUL II, A l’image de Dieu, homme et femme, Cerf, 1980, p. 17.
23. Cette affirmation contredit la thèse essentielle de l’antispécisme. L’antispécisme est une idéologie qui « considère que l’espèce à laquelle appartient un animal n’est pas un critère pertinent pour décider de la manière dont on doit le traiter et de la considération morale qu’on doit lui accorder. L’antispécisme s’oppose au spécisme (concept forgé par les antispécistes sur le modèle du racisme), qui place l’espèce humaine avant toutes les autres ». (Wikipédia) Par exemple, un des pères de ce courant de pensée affirme : « Je soutiens qu’il ne peut y avoir aucune raison — hormis le désir égoïste de préserver les privilèges du groupe exploiteur — de refuser d’étendre le principe fondamental d’égalité de considération des intérêts aux membres des autres espèces. » (SINGER Peter, La libération animale, Grasset, 1993).
24. Gn 2, 20.
25. Encyclique Laborem exercens, op. cit., n° 13.
26. Gn 2, 7.
27. Gn 2, 7.
28. Gn 3, 5.
29. HAVEL Vaclav, L’angoisse de la liberté, L’Aube, 1994, p. 168.
30. 1936-2011. Cet écrivain tchèque fut une figure majeure de l’opposition au communisme dans son pays. Après la chute du régime, il fut président de la république de 1989à 2003. Il a laissé, outre des œuvres littéraires, toute une série d’ouvrages de philosophie politique particulièrement intéressants.
31. Gn 2, 20-21.
32. En hébreu, l’étymologie le souligne clairement : ishsha (la femme) a été tirée de ish (l’homme). On peut aussi citer Paul (1 Cor 11, 12):  »…​ si la femme a été tirée de l’homme, l’homme, de son côté, naît de la femme, et tous deux viennent de Dieu ».
33. Gn 1, 28.
34. La sexualité est donc bonne, dans le plan de Dieu. C’est la concupiscence, la convoitise qui seront la conséquence du péché. (Cf. Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, I, qu. 98, a.2 et FRANCOIS : « la sexualité est grande, […​] un don de Dieu », in Discours aux jeunes du diocèse de Grenoble, 17 septembre 2018)
35. Laborem exercens, op. cit., n° 19.
36. Gn 2, 18.
37. Laborem exercens, op. cit., n° 20.
38. Gn 1, 26 et 28.
39. Gn 2, 15.
40. C’est après avoir rompu l’alliance avec son Créateur que l’homme entend : « Maudit soit le sol à cause de toi ! Avec peine tu en tireras ta nourriture tous les jours de ta vie ». (Gn 3, 17).
41. Laborem exercens, op. cit., n° 9.
42. Doctrines dans lesquelles Dieu n’est que le monde considéré dans son unité et sa totalité. C’est le cas, notamment, dans la plupart des philosophies de l’Inde.
43. Se dit des diverses religions polythéistes de toutes époques et particulièrement du polythéisme gréco-romain qui peut être aussi considéré comme un naturalisme dans la mesure où « la Nature elle-même (…​) dont les êtres humains sont un des éléments, est tout entière sacralisée et envisagée comme le réceptacle où se fondent, pour en rejaillir perpétuellement, les innombrables forces et influences ressenties comme transcendantes. » (Dictionnaire des religions, Presses universitaires de France, 1984).
44. « Au sens le plus large, le terme désigne l’ensemble des croyances en un principe supérieur (« force vitale » ou « âme ») qui réside dans les lieux et les objets. » (Dictionnaire des religions, op. cit..)
45. « Le totem […​] est un animal ou un végétal, parfois un phénomène naturel, associé à la vie d’un groupe […​] à la façon d’un ancêtre, objet de crainte, de révérence et de culte. » (Dictionnaire des religions, op. cit..).
46. La Genèse, sans sacraliser la nature, ne la considère pas comme impure, au contraire, comme le répète le texte : « Dieu vit que cela était bon » (Gn 1, 3-25).
47. Le véganisme ou végétalisme intégral exclut tout produit issu des animaux, de leur exploitation ou testé sur eux.(Wikipedia)
48. Cf. SERRES Michel, Le contrat naturel, François Bourin, 1990, pp. 51-84. le monde, ou plutôt le Monde, d’objet devient sujet. (Cf. SERRES Michel, Temps des crises, Le Pommier, 2009, pp. 51-52.)
49. DESCARTES R. (1596-1650), Discours de la méthode, Sixième partie.
50. Laborem exercens, op. cit., n° 12.
51. Relisons les textes. Dieu constate : « …il n’y avait pas d’homme pour cultiver le sol… » (Gn 2, 5 ). Faisons attention aux agents et aux verbes employés : « *Soumettez* les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et toute bête qui remue sur la terre ! […] Voici, je vous donne toute herbe qui porte sa semence sur toute la surface de la terre et tout arbre dont le fruit porte sa semence… » (Gn 1, 28-29); « Le Seigneur prit l’homme et l’établit dans le jardin d’Eden pour cultiver le sol et le garder* […] *l’homme désigna par leur nom tout bétail, tout oiseau du ciel et toute bête des champs… » (Gn 2, 15 et 20); « Soyez féconds et prolifiques, remplissez la terre et dominez-la » (Gn 1, 27-28); « *Soumettez* les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et toute bête qui remue sur la terre ! […] Voici, je vous donne toute herbe qui porte sa semence sur toute la surface de la terre et tout arbre dont le fruit porte sa semence… » (Gn 1, 28-29).
52. Si 15, 14.
53. Laborem exercens, op. cit., n° 15. Le texte continue : « Cette conscience se trouve étouffée en lui dans un système de centralisation bureaucratique excessive où le travailleur se perçoit davantage comme l’engrenage d’un grand mécanisme dirigé d’en-haut et — à plus d’un titre — comme un simple instrument de production que comme un véritable sujet de travail, doué d’initiative propre. »
54. Laborem exercens, op. cit., n° 14.
55. Gn 1. 28.
56. Laborem exercens, op. cit., n° 23. Le texte demande, avec logique, que ce travailleur « ne soit pas désavantagé dans le domaine des droits relatifs au travail par rapport aux autres travailleurs de cette société. […​] La valeur du travail doit être estimée avec la même mesure et non en considération de la différence de nationalité, de religion ou de race. À plus forte raison ne peut-on exploiter la situation de contrainte dans laquelle se trouve l’immigré. »
57. Gn 2, 16-17.
58. « Non, vous ne mourrez pas, mais Dieu sait que le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront et vous serez comme des dieux. »(Gn 3, 4-5).
59. Gn 1, 29-30.
60. Laborem exercens, op. cit., n°8. On peut lire tout le chapitre III de l’encyclique sur l’historique et les causes du conflit entre le capital et le travail.
61. Gn 2, 2-3.

⁢En résumé

Les valeurs et principes découverts

Une éthique d’entreprise ne sera pleinement humaine et épanouissante que dans la mesure où elle s’inspire des principes fondamentaux de toute éthique :

Reconnaître l’égalité de dignité de toute personne, tous les hommes étant frères, enfants d’un même Père, diront les croyants.
Accorder la priorité à la personne sur les choses et donc sur le capital.
Veiller au bien commun de toutes les personnes à l’intérieur comme à l’extérieur de l’entreprise.
Travailler à la solidarité des travailleurs et avec les travailleurs.

Toute entreprise doit être une société, c’est-à-dire un rassemblement de personnes où chacun se soucie de l’autre. Où chaque personne est en même temps soucieuse de soi et d’autrui. En effet, par nature, chacun est « être pour soi et pour autrui ». Au contraire, dans ce qu’on peut appeler une « dissociété », l’être pour soi est exalté et l’être pour autrui étouffé. Par opposition, dans une hypersociété, l’être pour soi est étouffé et l’être pour autrui exalté. Quant à la société totalitaire, elle étouffe l’être pour soi et l’être pour autrui.[1]

Veiller à la subsidiarité qui marie l’autorité entendue comme capacité, la liberté et la responsabilité.
Permettre l’accès à la propriété grâce à un juste salaire.
Garder le souci de la famille dans l’organisation et la rémunération du travail.
Maintenir la paix sociale par la concertation.
Être ouvert au mystère en respectant les consciences.

N’oublions pas :

La destination universelle des biens

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Ce principe se fonde sur le fait que la terre a été donnée en gestion à Adam, c’est-à-dire aux hommes.[2] À tous les hommes la terre est un bien commun.

Il faut éviter de confondre cette notion avec celle d’intérêt général.

Laura Rizzerio, professeur de philosophie à l’Université de Namur, nous explique la différence :

« En lisant Aristote, on peut dire que l’intérêt général reste lié à ce qui est de l’ordre de l’utilitaire, et à la somme des intérêts particulier. Le bien commun — qui doit être recherché par le politique, dit Aristote — dépasse la seule recherche des besoins essentiels. Il a pour objet d’offrir un cadre sociétal qui donne à l’homme le moyen de pouvoir accéder à la plénitude de son humanité et de sa liberté. »[3]

Toujours en référence à Aristote, elle désigne comme biens communs, comme éléments du « cadre sociétal » nécessaire à la croissance de la personne humaine : la paix, la sécurité et l’amitié. Elle ajoute, sensible à l’actualité marquée par les manifestations de collégiens en faveur de l’environnement que la terre est un bien commun. Nous pourrions aussi rappeler que nous avons un autre bien commun fondamental qui est notre humanité, notre nature humaine, à développer et respecter.

Par contre, Laurent de Briey ne fait pas la distinction soulignée :

« La recherche du bien commun », c’est « la recherche collective de l’intérêt général ». Les valeurs communes sont nécessaires mais leur choix « relève de l’autonomie collective ». « Seule la discussion démocratique doit déterminer les valeurs adoptées par la communauté. L’autonomie collective n’implique pas la promotion d’un ensemble de valeurs propres à une tradition culturelle ou religieuse particulière. C’est au débat politique qu’il revient de déterminer les valeurs dans lesquelles la communauté se reconnaît. Cela n’exclut pas, cependant, que des valeurs inspirées par des convictions religieuses soient défendues par certains au sein de ce débat. »[4]

Allons-nous vivre ensemble dans la diversité, sous la loi, le règlement que nous aurons choisi ou que l’on nous aura imposé ou bien chercherons-nous à vivre ensemble selon le bien, un bien commun, en tout cas selon notre bien commun le plus fondamental : notre humanité, substrat de biens communs plus spécifiques ?

Au lieu d’accepter que nos volontés se heurtent et que s’ensuivent des luttes continuelles ou récurrentes, il nous est proposé d’envisager les rapports humains sur le modèle des rapports entre l’homme et la femme qui renoncent à une partie de leur bien personnel en vue d’un bien commun supérieur, en l’occurrence l’enfant.[5]

Nous sommes tous différents et parfois même très différents par notre tempérament, notre culture, notre philosophie ou notre religion mais aussi différent que soit l’autre, il y aura toujours un bien objectif auquel il sera attaché aussi bien que moi : une œuvre commune, un souci de sécurité, un besoin de reconnaissance, de bien-être psychologique ou matériel, un « cadre sociétal » adapté qui permette à chacun de croître en humanité, etc…​

Notre époque très tourmentée et qui est, semble-t-il, toujours en crise semble nous offrir une belle opportunité pour vivre ces principes notamment dans les relations de travail et, d’une manière plus générale, dans le monde économique.

C’est du moins le souci de cette chercheuse uruguayenne[6] qui enseigne actuellement en France : Elena Lasida, auteur, entre autres d’un livre au titre significatif : Le goût de l’autre, la crise, une chance pour réinventer le lien.[7] Elle écrit :

« Dans les relations marchandes, le principe de gratuité et la logique du don, comme expression de la fraternité, peuvent et doivent trouver leur place à l’intérieur de l’activité économique normale. »

« L’économie n’a pas pour but la satisfaction des besoins, mais le développement de la capacité créatrice de l’humain. »

Mais de quoi l’homme a-t-il vraiment besoin, de quoi a-t-il soif ? Elle répond que la vraie autonomie n’est pas l’individualisme mais l’interdépendance : « l’identité est toujours une histoire de rencontre ».

Christianisme et mémoires en Provence : Le goût de l’autre de Elena Lasida

Il faut remplacer le contrat par l’alliance et favoriser l’échange plutôt que le transfert pour « une économie au service du savoir-vivre plutôt que du savoir-faire, du bien-être ensemble plutôt que de la prospérité partagée ».

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1. Nous nous référons ici à l’analyse de Jacques Généreux, in La dissociété, À la recherche du progrès humain, Points, 2006. Pour cet auteur qui a travaillé à l’élaboration du programme de La France insoumise, parti d’extrême-gauche fondé par Jean-Luc Mélanchon, « on ne sort de l’alternative dissociété/hypêrsociété qu’en reconnaissant l’indissociabilité de nos aspirations ontogéniques à « être soi, pour soi » et à « être avec et pour autrui », qu’en acceptant la permanence de la tension entre ces aspirations ». Ces « aspirations ontogéniques », c’est-à-dire liées au développement biologique de l’individu, ne peuvent-elles nous faire penser aux « inclinations naturelles » de Thomas d’Aquin ?
2. « Dieu a destiné la terre et tout ce qu’elle contient à l’usage de tous les hommes et de tous les peuples, en sorte que les biens de la création doivent équitablement affluer entre les mains de tous, selon la règle de la justice, inséparable de la charité. » (Conseil pontifical « Justice et paix », Compendium de la doctrine sociale de l’Eglise, Libreria editrice vaticana, 2005, §171)
3. La Libre Belgique, 27 mars 2019.
4. BRIEY, Laurent de, Le sens du politique, Essai sur l’humanisme démocratique, Mardaga, 2009, pp. 254-255. Laurent de Briey est philosophe et économiste, professeur à l’Université de Namur. Il dirige aussi le CEPESS, Centre d’études politiques, économiques et sociales du CDH, aujourd’hui « Les engagés ».
5. Ce fut la grande idée de Gaston Fessard (1897-1978) qui interpellé par les déchirements qu’a connus la France de son époque, tiraillée, avant guerre, par l’opposition des pacifistes et des nationalistes, par la lutte entre collaborateurs et résistants pendant la guerre puis par les tensions entre démocrates et marxistes, après la guerre, a montré que la société pour se construire doit dépasser la dialectique du maître et de l’esclave qui informait le nazisme comme le communisme, par la dialectique amoureuse de l’homme et de la femme pour faire surgir un bien commun supérieur.
6. Elle est Docteur en sciences sociales et économiques, spécialiste de l’économie sociale et solidaire, du développement durable et des rapports entre économie et théologie.
7. Albin-Michel, 2011.