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Le bonheur au travail


Le bonheur au travail

Petite introduction à une éthique d’entreprise[1]



L’usine devrait être un lieu de joie, un lieu où, même s’il est inévitable que le corps et l’âme souffrent, l’âme puisse aussi pourtant goûter des joies, se nourrir de joies.

Il faut une transformation radicale de l’atmosphère morale des entreprises.

— Simone Weil
La condition ouvrière



1. À l’origine, ce texte a été conçu pour les étudiants de l’École d’ingénieurs de Pierrard-Virton

⁢Introduction

Il y a quelques années, je suis invité à une fête organisée pour le départ à la retraite d’une amie enseignante. La famille et les amis ont, à cette occasion, rassemblé des centaines de photos qui, sur de grands panneaux, racontent la vie de la jubilaire depuis sa petite enfance. Des photos qui évoquent les jeux d’antan, les fêtes de famille, les amis, les promenades, les vacances à la campagne, à la mer, à la montagne, les visites de monuments et sites aux quatre coins du monde, les naissances et, de nouveau, les jeux, les fêtes, les vacances…​ Photos de plaisirs, de détente, de bien-être.

Parmi cette multitude d’images toutes souriantes, une photo a particulièrement attiré mon attention par son caractère apparemment insolite : elle montrait l’amie debout devant le tableau noir en train d’expliquer je ne sais quoi à des étudiants invisibles. Une photo de l’enseignante au travail. Une seule photo alors que nous passons une grande partie de notre vie, si pas la plus grande partie de notre vie, à divers labeurs alimentaires. Ne méritaient-ils pas plus d’attention, plus de présence ? Certes, on n’a pas l’habitude d’aller travailler avec un appareil photographique sous le bras pour immortaliser les collègues, les ateliers ou les bureaux mais, quand on y réfléchit bien, n’est-ce pas parce que, dans l’inconscient collectif, est ancrée l’idée que la vraie vie n’est pas là, que le plaisir ou la joie ne peut être qu’au bord de la mer ou autour d’un barbecue avec des amis ? Autrement dit, le travail ne peut-il être source d’épanouissement, de plaisir, de joie et, osons le mot, de plénitude ? Autrement dit encore, le travail ne peut-il nous rendre heureux ? Ne mérite-t-il jamais l’attention de l’objectif qui cherche à saisir ce qu’il y a de plus précieux pour nous ?

La première condition du bonheur est que l’homme puisse trouver joie au travail. Il n’y a vraie joie dans le repos, le loisir, que si le travail joyeux le précède.

— André Gide
Journal 1889-1939, 4 août 1936

Dans les pages qui suivent, je voudrais essayer de montrer que le travail peut être un lieu d’épanouissement personnel à certaines conditions. Si, fondamentalement, le travail fait partie intégrante de notre nature, il serait tout de même étonnant qu’il ne nous apporte que sueurs, stress et soucis, qu’il soit aliénant, c’est-à-dire qu’il nous empêche d’être nous-mêmes, qu’il nous rende comme étrangers à nous mêmes.

Certes, une certaine pénibilité est toujours liée au travail et celui-ci, nous allons le voir, peut même, et l’histoire le montre, nous déposséder, d’une certaine manière, de nous-mêmes mais nous verrons aussi qu’il peut enrichir notre personnalité, l’épanouir, être ainsi source d’une profonde satisfaction et contribuer à notre bonheur.

C’est le rôle de l’éthique précisément d’indiquer le chemin à suivre pour que le travail, même s’il reste, par certains aspects, pénible, participe à notre humanisation.

Il nous faudra, bien sûr, définir cette éthique mais aussi, et nous allons commencer par là, essayer de persuader le lecteur de l’intérêt de la question dans une école d’ingénieurs.

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⁢I. Les fondements

⁢A. Le débat autour de la notion d’éthique

L’entreprise est une communauté de personnes ce qui implique nécessairement des règles. Il en est ainsi pour toute communauté, depuis la famille jusqu’à la communauté européenne, voire la communauté des nations unies en passant par l’école, la commune, l’association sportive, le syndicat, la région et tous les autres rassemblements humains petits ou grands.

Ces règles sont le plus souvent écrites mais elles peuvent ne pas l’être. Il est rare que dans une famille, par exemple, on affiche un règlement de conduite. Si on le fait parfois, c’est, par exemple, pour une répartition équitable entre les enfants de certaines tâches bien particulières comme mettre la table, faire la vaisselle, etc. Dans une famille, ce sont plutôt des habitudes, des coutumes qui, par la proximité des membres, les ajustent plus ou moins bien les uns aux autres.

Donc, toute société, petite ou grande, et surtout si les personnes viennent d’horizons culturels très divers, a besoin pour se constituer et perdurer d’établir un code, de définir des recommandations, des préceptes, des statuts, des lois. Cet ensemble de règles ne constitue pas encore ce qu’on appelle une éthique mais son substrat

Éthique est un mot d’origine grecque formé sur ethos (ήθος) qui désigne le séjour habituel, la demeure, le caractère habituel, la coutume, l’usage, la manière d’être, le caractère, les mœurs. À l’origine, chez Aristote, ethicon (το ηθικον) n’est autre que la morale, c’est-à-dire, expliquent les dictionnaires, cette partie de la philosophie qui rassemble les principes qui sont à la base de la conduite de quelqu’un (Larousse), les valeurs qui orientent et motivent nos actions. Plus savamment, l’éthique est « la science ayant pour objet le jugement d’appréciation en tant qu’il s’applique à la distinction du bien et du mal ».[1]

Simplement, on peut dire, dans un premier temps, qu’éthique et morale désignent la même réalité. Éthique étant d’origine grecque et morale d’origine latine (mores : les mœurs).

Au fil du temps, les choses se sont compliquées. Beaucoup d’auteurs donnant des sens différents à ces mots. Ce n’est pas le lieu ici d’évoquer toutes les définitions diverses qui ont été données. Chaque auteur ayant sa conception. Certains disent que la morale donne les fondements tandis que l’éthique applique la morale à des domaines particuliers ; dans ce sens, l’éthique économique ou l’éthique politique se réfèrent aux mêmes principes fondamentaux. D’autres disent que la morale est la norme qui impose un devoir, ce que je dois faire ou ne pas faire tandis que l’éthique est un appel à l’action, donne une orientation. D’autres encore diront que l’éthique est la science de la morale. Bref, nous sommes devant un foisonnement de sens.

Ce qui est sûr et clair c’est qu’aujourd’hui, l’évocation de la morale renvoie à une époque lointaine, à une attitude obsolète et intolérable, celle de vouloir faire la morale aux uns ou aux autres.

Pour bien comprendre cette attitude largement répandue, il faut se rendre compte que durant la seconde moitié du XXe siècle s’est produite en Europe occidentale une véritable révolution culturelle. Une révolution culturelle qui n’a pas connu, comme en Chine, des exécutions sommaires et des camps de travail mais, malgré sa douceur, cette révolution fut très profonde. Pour l’identifier, voyons comment elle s’est passée dans l’école.

L’enfant qui entre à l’école primaire au lendemain de la seconde guerre mondiale se trouve d’emblée confronté à des exigences d’ordre moral qui s’expriment, par exemple, dans les « bulletins » qui vont sanctionner son parcours et qui sont conçus conformément à la loi.[2]

On y lit, en introduction :

Avis aux élèves !

Ce « Livret de notes » a été médité spécialement à votre intention. Les conseils et les pensées qu’il contient vous apprendront comment vous devez faire pour vous perfectionner chaque jour, comment vous devez remplir vos devoirs envers vos parents, vos professeurs et vos condisciples.

Si vous les comprenez bien et si vous les mettez en pratique dans votre vie journalière, incontestablement vous grandirez en sagesse et en force.

Continuez vos efforts pour faire le bien et avoir le mal en horreur. Vous répondrez ainsi à ce que désirent vos parents, à ce que souhaitent vos professeurs.

Mais ne l’oubliez pas, tout dépend de vous.

Cet avertissement insiste donc sur les devoirs de l’élève et considère que le bien à faire et le mal à éviter sont connus. Suit un Extrait de la législation scolaire qui insiste sur la propreté, la bonne tenue, l’obéissance, le respect. Chaque page réservée aux cotes du mois est précédée d’une injonction appelant l’élève à aimer l’école, son maître, ses camarades, stimulant l’assiduité, l’attention, l’étude, le soin des cahiers et des livres, la lecture de bons livres. À la fin, une série d’Aphorismes recommandent le calme, la politesse, la décence, la tempérance, l’épargne, la sobriété, l’hygiène et invitent à bannir le vol, le mensonge, à fuir les mauvaises fréquentations. Bref, tout le travail scolaire est ainsi encadré par des considérations morales qui, notons-le, ne sont pas justifiées, semblent aller de soi, partagées par les parents et les enseignants.

Une fois le cursus primaire terminé, l’élève va retrouver le même esprit à l’école secondaire. En témoigne, par exemple, la devise de l’Athénée de Namur : Fais ce que dois, advienne que pourra. Et le chant de l’école souligne : « Fidèles au devoir, forgeons notre savoir ! ». Plus tard, à l’université, le jeune qui se destine à l’enseignement apprend que « tout professeur est d’abord un professeur de morale…​ ».[3]

De la maison à l’université donc, l’étudiant est, à cette époque, confronté à la même morale bien établie, une morale du devoir, mais une morale qui semble aller de soi, rarement justifiée. Il y a un bien et un mal qui s’imposent. Cette expérience n’a rien d’exceptionnel, on peut, loin de chez nous, mais à la même époque, en trouver une confirmation.

Albert Camus (1913-1960), dans son dernier roman autobiographique inachevé[4], témoigne du même genre d’éducation :

« Personne, en vérité, n’avait jamais appris à l’enfant ce qui était bien ou ce qui était mal. Certaines choses étaient interdites et les infractions sévèrement sanctionnées. D’autres pas. Seuls ses instituteurs, lorsque le programme leur en laissait le temps, leur parlaient parfois de morale, mais là encore les interdictions étaient plus précises que les explications. » (1959)

Toute la culture de cette époque est imprégnée d’une morale, qu’on appelle hétéronomique, c’est-à-dire où la loi, la règle (nomos) vient d’un autre (heteros) que moi, des parents, des professeurs, des patrons, des ministres[5]. Et les principes de cette morale étaient certainement les mêmes à l’école catholique qui en ajoutait d’autres bien sûr à caractère religieux.

Cependant, dans les années 90, le ministère diffuse à travers les écoles de l’État une brochure intitulée Mon école comme je la veux ![6]

Ce document nous révèle que nous sommes désormais entrés dans une autre culture où, si l’on parle encore de devoirs, on insiste surtout sur les droits à exercer pour que l’école soit comme je la veux ! Même si ce titre paraît quelque peu démagogique, il reflète bien la nouvelle culture, celle de l’autonomie, de la revendication des droits, celle où c’est moi finalement qui décide de ce qui bien ou mal. Culture du désir comme en témoigne cette publicité imaginée par une banque :

voudrais

Désirs qui, ici, peuvent être exaucés par l’argent que votre banque se fera un plaisir de vous prêter pour que vous puissiez « vivre pleinement », être heureux d’un bonheur matériel.

On peut parler d’une révolution culturelle. En effet, le contraste est saisissant si l’on confronte les insistances respectives : au lieu de la loi extérieure, j’impose mon je ; face aux devoirs se dressent mes droits ; il ne s’agit plus d’abord de connaître, d’obéir, de recevoir mais plutôt de vouloir, de réclamer et d’obtenir ; à l’autorité toute puissante et incontestée, du père, du maître, du professeur, du patron, s’oppose ma liberté.

Ceux qui ont fait un peu de philosophie constateront que la morale hétéronomique renvoie clairement à la pensée d’Emmanuel Kant (1724-1804) pour qui le véritable bien n’est pas d’être heureux mais de mériter d’être heureux. Autrement dit, le devoir doit primer sur la recherche du bonheur. Dans cet esprit, une action est morale quand non seulement elle est conforme au devoir mais encore quand elle est accomplie par devoir.[7]

« Lorsqu’il s’agit de ce qui doit être moralement bon, ce n’est pas assez qu’il y ait conformité à la loi morale ; il faut encore que ce soit pour la loi morale que la chose se fasse […​]. »

La culture de l’autonomie, elle, peut se donner comme représentant Jean-Paul Sartre (1905-1980) qui conteste radicalement la perspective de Kant en écrivant[8] :

« …​il n’est écrit nulle part que le bien existe, qu’il faut être honnête, qu’il ne faut pas mentir…​ »

L’auteur justifie sa position en expliquant que

« tout est permis si Dieu n’existe pas […​]. Si […​] Dieu n’existe pas, nous ne trouvons pas en face de nous des valeurs ou des ordres qui légitimeront notre conduite. »

Il s’agit certes de positions extrêmes mais elles éclairent et justifient intellectuellement l’attitude de ceux qui considèrent qu’ils sont seuls maîtres de leur destinée et seuls référents de leur conduite. Réellement, dans cette perspective, le sujet fait exactement ce qu’il veut parce qu’il le veut.

Mijn wil is wet[9]

Avant d’aller plus loin dans notre réflexion, nous pouvons nous demander quelles sont les causes de cette mutation culturelle bien identifiée. Il y a plusieurs raisons dont le développement nous entraînerait trop loin de notre véritable sujet. Disons simplement que l’expérience des régimes totalitaires qui ont fleuri en Europe notamment dans la première moitié du XXe siècle ainsi que les mutations sociales qui sont intervenues après leur chute ont stimulé un appétit de liberté. À cela s’ajoute un engouement pour la raison scientifique qui a dévalorisé toute autre raison, philosophique ou religieuse. Ainsi, la morale chrétienne s’est trouvée mise en question. Enfin, il est sûr que la volonté d’autonomie a été et est encore une réaction contre le moralisme qu’il soit d’ailleurs laïc ou chrétien. L’avènement du sujet comme source de valeur fonde l’individualisme (moi d’abord !) et le relativisme (rien n’est vrai ou faux, bon ou mauvais en soi !) qui peuvent déboucher sur l’agressivité et la violence.[10]

Albert Camus écrivait[11] déjà au lendemain de la seconde guerre mondiale :

« Rien n’étant vrai ni faux, bon ou mauvais, la règle sera de se montrer le plus efficace, c’est-à-dire le plus fort. »

Mais ne nous attardons pas aux causes multiples de cette révolution. Évaluons plutôt ses enjeux.

Une société construite par et dans une culture hétéronomique est incontestablement une société cohérente et ordonnée mais, en même temps, une société où les personnalités risquent d’être étouffées, où règnent le conformisme, l’incompréhension, l’inquiétude et qui suscite finalement la révolte.

Une société qui vit, comme la nôtre, dans une culture de l’autonomie, reconnaît certes la liberté personnelle mais la morale au sens classique du terme est dissoute dans les volontés particulières. La cohésion sociale est ébranlée par l’individualisme et elle est aussi, comme la précédente, traversée par l’inquiétude, le conformisme et peut déboucher sur la révolte quand le « moi » n’est pas écouté. La dissolution morale et sociale peut, en partie expliquer le succès de certains mouvements populistes mais aussi de l’islam y compris dans sa forme la plus radicale, réactions suscitées par la nostalgie d’un ordre.

Le problème qui se pose à nous est le suivant : si chacun décide de ce qui est bien ou mal, comment faire vivre ensemble harmonieusement des hommes qui vivent selon des principes différents ? Quel ciment social peut-on espérer ? C’est la question que se pose Guy Haarscher, philosophe, professeur à l’ULB. Comme les hommes ne font plus confiance ni à Dieu ni à la Raison (Kant), le risque est grand de sombrer dans l’anarchie ou la dictature. Il écrit[12] :

« Il n’est pas irrationnel que quelqu’un se soucie à tel point de son pur intérêt personnel qu’il accepte sans sourciller l’annihilation d’une communauté entière… »

Un autre philosophe contemporain[13] confirme que dans notre société très libérale, « toutes les valeurs qui paraissaient encore évidentes ou sacrées aux yeux des générations précédentes » ont été noyées, selon l’expression bien connue de Marx et Engels, « dans les eaux glacées du calcul égoïste »[14]. Il écrit :

« Dans ces conditions, il ne peut donc plus exister la moindre base légitime — c’est-à-dire qu’on ne puisse aussitôt diaboliser comme « conservatrice », « réactionnaire » ou « phobique » — pour endiguer le déferlement continu des nouvelles revendications « sociétales » et de menaces de recours aux tribunaux correspondantes. Au nom de quoi, en effet, irait-on par exemple pénaliser la pédophilie, dès lors que les partenaires sexuels sont supposés consentants […​][15] ? Ou bien refuser aux enfants le droit de voter dès l’âge de neuf ans, ou celui de choisir de nouveaux parents à partir de leur douzième année […​] ? Ou encore le droit pour un individu de sexe masculin d’exiger de la collectivité qu’elle reconnaisse officiellement qu’il est réellement une femme, pour une Américaine blanche qu’elle est réellement une Noire […​] ou pour une anorexique qu’elle est réellement obèse ?[16] »

Reste-t-il tout de même des limites ? des valeurs communes ? Oui, des valeurs floues ou mal fondées comme la tolérance, mais peut-on tout tolérer ? Les valeurs encore plus ou moins partagées sont surtout des valeurs négatives : on est contre l’extrême-droite, contre le conservatisme, contre le fondamentalisme, contre le capitalisme libéral mais sans qu’on définisse précisément ces notions ; on est contre la pédophilie mais, en 1996, lors de l’éclatement de l’affaire Dutroux, face à l’émotion populaire, un homme politique mettait en garde la population : « qu’on ne vienne pas nous parler de morale ! » Et on a oublié que dans les années 50-80, dans l’efflorescence de la culture de l’autonomie, films et romans vantaient pédophilie et inceste qui ont toujours aujourd’hui leurs partisans avérés. Ne m’a-t-on pas appris à faire ce que je veux ?

Vous me direz : nous avons des lois ! Certes, mais elles sont fluctuantes en démocratie, livrées au décompte des volontés individuelles[17], et ne consacrent-elles pas, quand on y regarde de près, des biens particuliers ?

Restent les droits de l’homme, objecterez-vous. Des droits présentés, dans le Préambule de la Déclaration universelle de 1948, comme universels indivisibles, fondamentaux et inaliénables. Universels, indivisibles, fondamentaux et inaliénables parce qu’en fait ils sont le verso ou le recto, peu importe, de devoirs fondamentaux correspondants. Universels, indivisibles, fondamentaux et inaliénables parce qu’ils sont l’émanation et la garantie de la dignité de la personne humaine. Voilà donc de bonnes balises, de solides garde-fous. Le problème est qu’aujourd’hui ils sont de plus en plus contestés ou en conflit avec l’obsession démocratique. De plus, l’insistance sur la liberté, sur ma liberté, est si forte que je suis tenté d’ériger en droit mon désir. Chantal Delsol, philosophe, a dénoncé cette dérive[18] :

« Les droits ouvrent aujourd’hui tout prétexte aux revendications de la complaisance. Tout ce dont l’homme contemporain a besoin ou envie, tout ce qui lui paraît désirable ou souhaitable sans réflexion, devient l’objet d’un droit exigé. […] S’ajoutent à ce déploiement multiple des « droits » pour des raisons de complaisance, l’immortalisation des droits acquis. […​] Un droit finit par se justifier irrémédiablement pour avoir seulement une fois existé. »

Les exemples foisonnent : des voyagistes promettent d’assurer le droit au soleil (cf. Le Figaro 11-7-2012) ; un tribunal reconnaît le droit d’uriner debout (cf. L’Express, 23-1-2015) ; les femmes aussi ont droit à l’orgasme (JournalDesFemmes.com, 7-11-2012) ; la dignité, j’y ai droit ! (Vivre ensemble, 2003-2004) ; le droit à la paresse (Paul Lafargue, 1880) ; le droit de ne pas être né (La Libre Belgique, 9-11-2001) ; uriner est un droit fondamental (Vers l’avenir, 14-1-2003) ; avoir accès à des personnes prostituées est un droit de l’homme ? (Caroline Norma, 23-5-2014) ; on réclame aussi le droit au blasphème, à l’indépendance, au suicide assisté, à l’euthanasie, à l’avortement, au mariage homosexuel, le droit à l’enfant, le droit de porter des armes, de choisir son sexe ; on reparle de la dépénalisation de l’inceste fraternel (Libération, 28-9-2014), etc. Cette prolifération dévalorise finalement les vrais droits de l’homme comme l’a montré Guy Haarscher[19].

« On risque ce faisant tout d’abord d’affaiblir les droits de première génération en vidant le principe de l’égalité devant la loi de tout contenu, les exceptions se multipliant de façon inflationniste. En second lieu, on suscite inévitablement un processus d’arbitrage qui, à n’en pas douter, aura les effets les plus désastreux : comme on ne peut d’évidence satisfaire toutes ces demandes à la fois — exigences qui, rappelons-le, sont formulées en termes de droits de l’homme, […] — , il faut tout naturellement en refuser certaines, et de plus en plus au fur et à mesure que les revendications se font nombreuses. Dès lors on risque d’habituer le public au fait qu’après tout, les droits de l’homme ne constituent que des exigences catégorielles, et qu’il est donc tout à fait légitime de ne pas toujours les satisfaire. La conséquence en sera inéluctablement un affaiblissement de l’exigence initiale des droits de l’homme dans l’esprit des citoyens : on aura oublié que l’exigence première concernait la lutte contre l’arbitraire, que ce combat ne souffre pas d’exceptions, que la sûreté se trouve bafouée dans la plupart des pays du monde, et qu’en ce qui concerne cette dernière, nul accommodement n’est acceptable, aucun marchandage envisageable. […​] L’inflation des revendications exprimées dans le langage des libertés fondamentales les affaiblit à terme […]. »

Il faut aussi se rendre compte que, face à moi, à la limite, face à mes désirs érigés en droits, l’autre devient un ennemi, une entrave à ma liberté. Le mal, dans le fond, vient de l’autre, du patron, du professeur, du gouvernement. Ainsi, face à la pauvreté dans le Tiers-Monde, certains riches diront qu’elle est due aux pauvres eux-mêmes, certains pauvres qu’elle est due aux riches. Personne ne se met en question !

Comme l’écrit Alain Finkielkraut[20] :

« …​aucune autorité transcendante, historique ou simplement majoritaire ne peut infléchir les préférences du sujet post-moderne ou régenter ses comportements. »

En effet,

« Nous vivons à l’heure des feelings : il n’y a plus ni vérité ni mensonge, ni stéréotype ni invention, ni beauté ni laideur, mais une palette infinie de plaisirs, différents et égaux. La démocratie qui impliquait l’accès de tous à la culture se définit désormais par le droit de chacun à la culture de son choix (ou à nommer culture sa pulsion du moment). »

Bref, dans cette déroute de la morale pulvérisée par l’avènement du moi, la notion d’éthique, elle, semble se maintenir mais comment ? Nous allons le voir mais auparavant, prenons acte de ce diagnostic porté par le célèbre sociologue Edgar Morin[21] :

« … notre siècle aboutit à la double idée qu’il n’y a de certitude ni philosophique ni scientifique. Bien entendu, il y a des tas de certitudes locales, régionales, mais nous n’avons plus de certitudes absolues sur lesquelles fonder un système de pensée qui serait une lumière sur toute chose. Il nous reste donc à créer une pensée qui se fonde justement sur l’absence de fondement. Quelque chose qui ne soit ni le scepticisme généralisé ni le vide généralisé, mais un essai d’auto-construction de la pensée avec tout ce que nous apporte l’information contemporaine. […] L’éthique ne se fonde que sur elle-même. »

Alors que « la morale commande », ce qui nous est désormais insupportable, « l’éthique, elle, recommande », selon la définition du philosophe André Comte-Sponville[22].

Et il est indéniable que le mot éthique connaît un grand succès. Nous entendons chaque jour parler d’éthique politique, d’éthique des affaires, d’éthique de l’entreprise, d’éthique sportive, de bioéthique, d’éthique commerciale, d’éthique de l’informatique, d’éthique environnementale ou ethnoéthique, d’éthique animale, d’éthique militaire, d’éthique médicale, d’éthique financière, de roboéthique (éthique appliquée à la robotique), d’éthique du dialogue social…​. Des spécialistes s’investissent dans la méta-éthique qui analyse les normes éthiques. Enfin, on parle d’éthique déontologique lorsque l’éthique aboutit à la définition d’une déontologie professionnelle (déontologie des médecins, des avocats, des architectes, etc..). Ajoutons à cette liste non exhaustive apparemment les colloques, les commissions régulièrement organisés.

Prenons acte tout d’abord de cette diversité. Il y a des éthiques et non une éthique. En tout cas, ce phénomène semble au moins indiquer le besoin de règles dans divers domaines d’activité. Mais il ne peut s’agir d’un retour à la morale car celle-ci ne comporte, dit-on que des valeurs négatives, des interdits, des contraintes tandis que l’éthique, elle, parlerait de valeurs positives, de liberté, de solidarité. La morale s’exprime, on l’a vu, en termes de devoirs, signe d’une culture morte, prétend-on, tandis que les éthiques indiquent des repères, font des recommandations fruits d’une culture démocratique.[23]

Désormais, les éthiques remplacent la morale. En aucun cas, elles ne prétendent dirent ce qui est bien ou mal en soi. Elles sont l’affaire de spécialistes, d’orientations philosophiques diverses, de formations diverses qui, au sein de commissions, vont élaborer, sur telle question, dans tel domaine, une éthique qui sera une expression démocratique, le fruit d’un consensus obtenu au terme de négociations et de compromis. Elles sont, par nature, mouvantes et fluctuantes puisqu’elles sont tributaires des rencontres de quelques « spécialistes » à un moment donné sur un sujet donné.

Ces éthiques ne concernent que les affaires publiques. Sur le plan personnel, chaque conscience est considérée comme autonome, cadrée seulement par les lois du moment, par des éthiques changeantes.

En tout cas, il n’y a plus de normes fixes puisqu’il n’y a plus, de bien ou de mal en soi. Tout au plus peut-on déceler, à travers la fortune actuelle du mot « éthique », l’aveu timide, discret de l’impossibilité de vivre ensemble sans quelque accord tout fragile soit-il, l’aveu voilé du danger d’une liberté totale alors que la liberté humaine est relative puisqu’elle est l’aspiration à l’illimité d’un être limité.

Ce qui est finalement en question dans cette opposition entre morale et éthique, c’est le problème de la liberté. On rejette la morale comme contraire à la liberté et on accepte des éthiques comme nécessaires à la liberté pour qu’elle ne dégénère pas en licence pure et simple. Loi et liberté s’excluent-elles nécessairement ?

morale ethique


1. LALANDE André, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Presses universitaires de France, 1926.
2. Les extraits qui suivent sont issus du Livret scolaire, Bulletins mensuels, Editions F.I.C. Dehon, Professeur à Mons.
3. Cet esprit issu de documents du réseau officiel, se retrouve également dans le réseau libre qui, bien sûr, le renforçait d’obligations religieuses.
4. , Le premier homme, Gallimard, 1994, p.86.
5. Cf. les instructions ministérielles de la circulaire du 15 juin 1920.
6. Décret « Missions de l’École » (juillet 1997).
7. Les fondements de la métaphysique des mœurs, Nathan, 2010, p. 21.
8. L’existentialisme est un humanisme, Nagel, 1946.
9. Littéralement : « ma volonté est loi ».
10. On peut lire à ce sujet le petit livre simple et éclairant de Léo Moulin, Moi…​ et les autres, Petit traité de l’agressivité au quotidien, Labor, 1996.
11. L’homme révolté, Gallimard, 1969, p. 16.
12. HAARSCHER Guy, Philosophie des droits de l’homme, Ed. de l’Université de Bruxelles, 1993, p. 127. G. Haarscher est un philosophe athée.
13. MICHEA Jean-Claude, Le loup dans la bergerie, Climats-Flammarion, 2018. L’auteur est considéré comme un penseur « socialiste libertaire »
14. MARX Karl et ENGELS Friedrich, Le manifeste du parti communiste (1847), UGE, 1966, pp. 22-23 : « La bourgeoisie a joué dans l’histoire un rôle éminemment révolutionnaire. Là où elle prit le pouvoir, elle détruisit toutes les relations féodales, patriarcales, idylliques. Tous les liens complexes et variés qui unissaient l’homme féodal à ses supérieurs naturels, elle les a brisés sans pitié pour ne laisser d’autre lien entre l’homme et l’homme que le froid intérêt, les dures exigences du « paiement comptant ». Elle a noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité à quatre sous dans les eaux glacées du calcul égoïste ». Engels précise (p. 63) que par bourgeoisie, on entend ici « la classe des capitalistes modernes ».
15. L’auteur évoque « la célèbre pétition de janvier 1978 […​] signée par la quasi-totalité de l’intelligentsia de gauche à l’époque ». En réalité il semble s’agir d’une pétition publiée dans Le Monde du 26 janvier 1977 puis dans Libération en faveur de trois hommes condamnés pour « attentats à la pudeur sans violence sur mineurs de 15 ans » et pour avoir pris des photos de leurs partenaires. La pétition, entre autres arguments faisait remarquer : « Si une fille de 13 ans a droit à la pilule, c’est pour quoi faire ? ». Elle fut signée entre autres par Louis Aragon, Francis Ponge, Roland Barthes, Simone de Beauvoir, Gilles Deleuze, André Glucksmann, Bernard Kouchner, Jack Lang, Gabriel Matzneff, Jean-Paul Sartre et Philippe Sollers. par la suite, les enlèvements, viols et meurtres d’enfants ont changé la donne. Cf. L’Express, 2 février 1995 ; Le Monde, 1er mars 2001 ; Libération, 23 février 2001.
16. MICHEA Jean-Claude, op cit., p. 33.
17. Encore faudrait-il mesurer l’impact d’un conformisme souvent créé par l’omniprésence des médias qui offrent un prêt-à-penser à tout un chacun.
18. Le souci contemporain, Ed. Complexe, 1996, p. 142.
19. HAARSCHER Guy, op. cit., pp. 44-45.
20. FINKIELKRAUT Alain, La défaite de la pensée, Gallimard, 1987, p. 142. A. Finkielkraut est un philosophe athée.
21. Cf. SMEDT Marc de et VAN EERSEL Patrice (sous la direction de), Donner du sens à la vie, Albin-Michel, 2011.
22. COMTE-SPONVILLE André, Morale ou éthique, in Lettre internationale n° 13, 1991.
23. Kant distinguait les « impératifs catégoriques » et les « impératifs hypothétiques ». Les impératifs catégoriques présentent l’action comme nécessaire pour elle-même, objectivement, bonne en soi. Les impératifs hypothétiques présentent l’action comme un moyen d’obtenir autre chose (Cf. Fondements de la Métaphysique des mœurs, 2e section, Delagrave 1959, pp. 123 à 125). Le philosophe Alain Echegoyen, reprend cette distinction pour souligner la différence entre morale et éthique : …​« la morale est un impératif catégorique ; l’éthique est un impératif hypothétique. […​] Ou l’action est déterminée par un impératif inconditionné qui s’impose de façon catégorique : la conscience agit alors par devoir. Il s’agit de morale. Ou l’action est déterminée par une hypothèse qui lui, impose un comportement, ce qu’on pourrait appeler aussi un impératif de prudence. Il s’agit maintenant de l’éthique. » (La valse des éthiques, François Bourin, 1991).

⁢B. L’importance de l’éthique dans une entreprise

Venons-en au monde du travail. Toute entreprise, avons-nous dit, est une communauté de personnes et a donc besoin de règles. Comment seront-elles établies ? Par qui ? En fonction de quels critères ?

L’histoire peut brièvement éclairer notre réflexion car on trouve dans le passé divers règlements de travail qui vont nous révéler leur gestation et leur motivation.

Prenons un premier exemple : le règlement d’une filature anglaise au XIXe siècle[1].

Tout ouvrier ayant ouvert une fenêtre : 1 sh

Tout ouvrier ayant été trouvé sale au travail : 1 sh

Tout ouvrier se levant au cours du travail : 1 sh

Tout ouvrier ayant réparé la courroie de son tambour en laissant un bec de gaz allumé : 1 sh

Tout ouvrier n’ayant pas remis sa burette d’huile en place : 1 sh

Tout ouvrier quittant son métier en laissant le bec de gaz allumé : 2 sh

Tout ouvrier sifflant pendant le travail : 1 sh

Tout ouvrier filant à la lumière du gaz trop tard dans la matinée : 2 sh

Tout ouvrier allumant le gaz trop tôt : 1 sh

Tout ouvrier en retard de cinq minutes : 1 sh

Tout ouvrier ayant des déchets de fils sur la bande du chariot : 1 sh

Tout ouvrier ayant des déchets de fils sur les poids du métier : 0,6 sh

Tout ouvrier ayant négligé d’enlever ses déchets de fils défectueux trois fois par semaine : 1 sh

Tout ouvrier ayant du déchet sur ses broches : 1 sh

Tout ouvrier malade qui ne pourra fournir un remplaçant donnant satisfaction, doit payer par jour, pour la perte d’énergie mécanique : 6 sh

Ce règlement n’est en fait qu’une longue suite d’amendes prévues pour garantir le maximum de rentabilité de la part des travailleurs. Il ne faut gaspiller ni le temps ni la matière.

Ce système d’amendes est assez répandu à l’époque et parfois pour des raisons de sécurité comme, par exemple, dans les filatures rouennaises en 1867.

En tout cas, tout manquement à la propreté, à la ponctualité, à l’application au travail est puni d’une amende qui doit compenser, semble-t-il, la perte financière entraînée par l’ouvrier négligent, distrait ou même malade. Ce système est propice à l’instauration d’un climat d’oppression et de crainte où le travail, la productivité, la rentabilité ont priorité sur la personne.

Voici un autre exemple venu de France, et qui a été sans doute aussi d’application chez nous dans certaines filiales[2]. Il s’agit du Règlement d’entreprise, comptoirs, manufactures et chancelleries de 1863-1872.

Règlement de bureau
A l’attention du personnel :

1. Respect de Dieu, propreté et ponctualité sont les règles d’une maison bien ordonnée.

2. Dès maintenant, le personnel sera présent de 6 h du matin à 6 h du soir. Le dimanche est réservé au service religieux. Chaque matin, on dit la prière dans le bureau principal.

3. Chacun est tenu de faire des heures supplémentaires si la direction le juge utile.

4. L’employé le plus ancien est responsable de la propreté des locaux. Les plus jeunes s’annoncent chez lui 40 minutes avant la prière, et sont également à sa disposition en fin de journée.

5. L’habillement doit être simple. Le personnel ne doit pas se vêtir de couleurs claires et doit porter des bas convenables. Il est interdit de porter des caoutchoucs et manteaux dans les bureaux, car le personnel dispose d’un fourneau. Exception en cas de mauvais temps : foulards et chapeaux. On recommande en outre d’apporter chaque jour, pendant l’hiver, quatre livres de charbon.

6. Il est interdit de parler pendant les heures de bureau. Un employé qui fume des cigares, prend des boissons alcoolisées, fréquente les salles de billard ou des milieux politiques est suspect quant à son honneur, son honnêteté et sa correction.

7. Il est permis de prendre de la nourriture entre 11 h 30 et 12 h. Toutefois le travail ne doit pas être interrompu.

8. Envers la clientèle, la direction et les représentants de la presse, l’employé témoignera modestie et respect.

9. Chaque membre du personnel a le devoir de veiller au maintien de sa santé. En cas de maladie, le salaire ne sera pas versé. On recommande à chacun de mettre une bonne partie de son gain de côté, afin qu’en cas d’incapacité de travail, et dans sa vieillesse, il ne soit pas à la charge de la collectivité.

10. Pour terminer, nous attirons votre attention sur la générosité de ce nouveau règlement. Nous en attendons une augmentation considérable du travail.

Ce qui frappe d’emblée, ce sont les considérations morales, politiques et même religieuses qui parsèment ce règlement. Mais il ne s’agit que de garantir de nouveau l’efficacité du travail par une discipline qui fait fi de la liberté de conscience dans le but de maintenir l’ordre et l’obéissance. La durée du travail est de 12 heures et plus si l’on est jeune et si l’on juge nécessaire une prolongation. On n’arrête pas de travailler pour manger. Les travailleurs sont invités à apporter eux-mêmes de quoi se chauffer. Leur vie privée est elle-même surveillée. Il n’y a pas d’indemnités en cas de maladie. Enfin, on ne peut être que choqué par le 10e point où l’autorité non seulement se félicite mais avoue son intention profonde.

Au XXe siècle, l’Union soviétique a inventé le stakhanovisme pour stimuler la productivité par l’émulation mais aussi par la menace. Le stakhanovisme provient du nom d’un mineur « de choc », Alekseï Stakhanov qui, dans la nuit du 30 au 31 août 1935, aurait extrait 102 tonnes de charbon en six heures, soit environ quatorze fois le quota demandé à chaque mineur. Ce record avait été décidé par le gouvernement soviétique sous Joseph Staline pour servir de modèle aux autres salariés, afin qu’ils travaillent plus et si possible qu’ils dépassent les cadences et les quotas de travail imposés. Le stakhanovisme s’inscrit dans une politique tentant d’accroître la productivité par un contrôle plus sévère des travailleurs. En 1932, le pouvoir instaure successivement la peine de mort pour vol de la propriété collective, le licenciement immédiat en cas d’absence et in fine le passeport intérieur. Le régime lie la productivité des ouvriers à leur paie et leur alimentation. C’est dans ce contexte que les Soviétiques publient les exploits du mineur Stakhanov. Ces exploits reposaient en réalité sur le travail de préparation d’une équipe de soutien.[3]

Aux USA, on a parlé de fordisme, du nom d’Henry Ford. Le but est d’accroître la productivité et la production de l’entreprise grâce à plusieurs principes. Le travail est divisé verticalement et horizontalement : verticalement par une séparation entre la conception et la réalisation, horizontalement par la parcellisation des tâches sur des lignes de montage qui consacrent le travail à la chaîne. En même temps, la standardisation permet de produire en grandes séries des pièces interchangeables. En ce qui concerne le salaire, au lieu des 2 ou 3 dollars que les ouvriers touchaient par jour, ils vont en recevoir 5. L’objectif est de stimuler la demande de biens et donc d’augmenter la consommation. Mais cette augmentation des salaires vise aussi et surtout à lutter contre la démission des ouvriers de plus en plus fréquente avec l’apparition du travail à la chaîne, qui rendait les conditions de vie des ouvriers encore plus difficiles qu’auparavant. Enfin, mieux payés, les ouvriers seraient, dans l’esprit des concepteurs, « exempts de préoccupation étrangère au travail, et donc plus industrieux, par conséquent, plus productifs »[4].

Comme on le voit, l’objectif est ici aussi d’améliorer la production et la productivité. Même l’augmentation de salaire est consentie dans ce but.

Du XVIIIe siècle au XXe siècle, c’est un peu le même esprit qui préside à l’organisation du travail et ce sont les patrons ou l’État lorsqu’il est patron qui sont les auteurs de ces directives imposées dans l’intérêt matériel de l’entreprise.

À lire ces règlements, on pourrait croire que l’attention aux personnes qui travaillent et les préoccupations éthiques sont toutes récentes et le fruit exclusif de luttes sociales qui ont émaillé les XIXe et XXe siècles.

Aujourd’hui, la plupart du temps, dans nos pays, les pouvoirs publics, les employeurs et les organisations syndicales sont parvenus à établir des législations très détaillées et des règlements de travail où les droits et devoirs de toutes les parties sont pris en compte. Il suffit de jeter un œil sur les documents publiés par le Groupe S - Secrétariat social asbl, secrétariat social agréé pour employeurs (cf. https://www.groups.be/1_4122.htm).

Voici quelques extraits de ce long document :

Article 1
Le présent règlement régit les conditions de travail de tous les travailleurs de la société, quels que soient l’âge, le sexe ou la nationalité. Il tient compte des dispositions légales, réglementaires ou paritaires en vigueur en Belgique. Il fait partie intégrante des contrats de travail quelle que soit la forme sous laquelle ceux-ci sont conclus.

[…​]

Article 3
Chaque travailleur doit exécuter le travail pour lequel il a été engagé avec soin, probité et conscience dans les temps, au lieu et dans les conditions convenues

Article 4
Les travailleurs effectueront leurs prestations exclusivement pour le compte de l’employeur. Ils s’engagent expressément à ne pas travailler pour leur propre compte ni pour le compte de tiers. De même ils s’interdisent d’effectuer quel qu’activité que ce soit sans l’autorisation écrite préalable de l’employeur.

[…​]

Article 12.1
La durée de travail normale des ouvriers est en moyenne de 38 heures par semaine. La durée de travail hebdomadaire effective est par contre de 40 heures. La moyenne de 38 heures par semaine est réalisée par l’octroi de douze jours de repos compensatoire par an, à prendre de manière collective à six dates fixées par arrêté royal et à six dates fixées par convention collective conclue au sein de la Commission paritaire de la Construction. Le salaire afférent à ces jours de repos compensatoire est payé par le fonds de sécurité d’existence.

[…​]

Article 15
Sont considérés comme des jours d’arrêt régulier du travail :
a) les samedis ;
b) les dimanches ;
c) les jours fériés légaux ;
d) les jours de vacances annuelles légales ;
e) les jours non-prestés qui comptent comme jours de repos compensatoires en application de la loi du 16 mars 1971 sur le travail ;
f) (si applicables), les jours de repos fixés au niveau sectoriel (p. ex. congé d’ancienneté) ;

[…​]

Article 27
Le contrôle médical sera effectué au domicile du travailleur lorsque le certificat médical ne lui permet pas de quitter son domicile. Le travailleur ne peut refuser de recevoir le médecin contrôle ou de se laisser examiner. Si le travailleur peut quitter son domicile, il revient à l’employeur de déterminer si le contrôle médical aura lieu au domicile du travailleur ou dans le cabinet du médecin-contrôleur.

[…​]

Article 30.1
Sauf dispositions contraires, la rémunération de base des ouvriers est déterminé sur une base horaire. Tout autre mode de rémunération est établi par écrit dans une convention de travail individuelle ou collective.
Les salaires doivent être égaux aux salaires minimums prévus par les conventions collectives du travail relatives aux conditions de salaire et de travail conclues au sein de la Commission Paritaire de la Construction.

[…​]

Article 40
Sous réserve du pouvoir d’appréciation des tribunaux du travail, les faits suivants pourront justifier la rupture du contrat sans préavis ni indemnité :
-  un acte de dol lors de la conclusion du contrat par la production de faux certificats ou documents, ou de fausses déclarations ;
- toute acte d’insubordination grave ou acte d’improbité, voie de faits ou injures graves à l’égard de ses chefs, du personnel de l’entreprise ou d’un tiers client ;
- tout dommage fait sciemment au matériel, aux bâtiments ou installations de l’entreprise ou appartenant à des membres du personnel ;
- le non-respect des consignes élémentaires de sécurité;
- toute atteinte portée à des membres du personnel pendant la durée de son contrat ;
- les arrivées tardives répétées sans justifications valables après avertissement ;
- le non-respect répété de l’horaire de travail convenu, après avertissement formel ;
- absences injustifiées répétées après avertissement ;
- la falsification de certificats médicaux ;
- concurrence déloyale et communication à des tiers de données couvertes par le secret professionnel ;
- le vol ;
- la participation à la création d’une firme concurrente ou à l’exécution de ses activités ;
- tous faits contraires aux bonnes mœurs ;
- les actes de harcèlement sexuel ;
- les actes de harcèlement moral ;
- l’utilisation impropre de ressources informatiques (internet, email) après avertissement ;
- la participation du travailleur à des activités pendant la période d’incapacité de travail lorsque la nature de ces activités prouve que le travailleur n’est pas en incapacité de travail car il pourrait effectuer son travail normalement ou encore lorsque les activités sont de nature à retarder la guérison.

[…​]

Article 46
L’employeur et ses représentants s’interdisent :
-  de se livrer à des traitements contraires aux bonnes mœurs ;
- de s’occuper de la vie privée, de la famille, de l’habitation, des convictions du travailleur ou de son affiliation à quelque organisation que ce soit ;
- de porter atteinte à la dignité, à la promotion sociale et à la bonne entente entre les travailleurs,
- aux relations existant entre le travailleur et son délégué syndical ;
- de proférer des menaces ou des injures, de tourmenter, d’humilier ou de maltraiter les travailleurs ;
- de laisser utiliser des locaux, du matériel, des machines, des produits, des moyens individuels de protection qui ne répondent pas aux conditions de sécurité et d’hygiène ;
- se quereller, tenir des propos ou avoir des attitudes contraires à la décence, se livrer à des travaux personnels sur les lieux de travail, durant les heures de travail ;
- fumer dans l’entreprise sauf le cas échéant dans le local destinée à cet usage ;
- manquer de respect au personnel dirigeant, aux collègues ainsi qu’aux personnes étrangères à l’entreprise ;
- emporter hors des lieux de travail des documents, objets ou fournitures appartenant à l’entreprise ;

[…​]

De tels textes, très fouillés, comme on vient de le voir, sont très importants mais ils ne suffisent peut-être pas dans la mesure où il est impossible que tout soit réglementé et qu’il n’est peut-être pas souhaitable que tout le soit.

Quoi qu’il en soit, on peut se demander sur quelles bases le règlement s’établit. Il faut tenir compte de la rentabilité de l’entreprise pour sa propre survie, de l’intérêt des employeurs et souvent, aujourd’hui, des actionnaires, de l’intérêt des travailleurs…​ Intérêts divers qui peuvent entrer en conflit et, nous le savons, qui entrent souvent en conflit !

On a vu que longtemps, c’est la rentabilité, l’intérêt de l’employeur qui a primé et il est sûr que le bon sens pousse à penser qu’il faut qu’une organisation du travail prenne en compte l’intérêt de tous. Mais comment rencontrer l’intérêt de tous ? Par autorité ? Par la lutte des classes ? Par consensus ? Mais, tout est-il négociable et le but est-il simplement de vivre ensemble sans heurts, en un lieu détermine qui est celui de l’entreprise ?

Contrairement à une idée bien établie, il fut une époque, bien avant les luttes sociales de l’époque contemporaine, où l’autorité responsable de l’organisation du travail a cherché à prendre en compte prioritairement le bien-être du travailleur, c’est-à-dire de la personne qui travaille. La personne, en effet, ne se limite pas à sa capacité de travail. La personne est un être plus complexe, qui travaille certes mais qui aussi, a une famille, se nourrit, se repose, a des loisirs, une vie relationnelle plus ou moins large, des convictions religieuses, etc…​.

Même si l’exemple qui suit est unique ou relativement rare, il est intéressant de le méditer. Il a l’immense mérite d’avoir existé, ne fût-ce qu’un temps.

En 1578, Philippe II instaure ce règlement de travail[5] pour les mines de Bourgogne[6].

1. Nous voulons et ordonnons que les ouvriers des mines travaillent huit heures par jour, à deux entrées de quatre heures chacune.

2. Si l’ouvrage requiert accélération, il sera fait par quatre ouvriers qui travailleront chacun six heures sans discontinuation, chaque ouvrier ayant ainsi besogné ses six heures remettant ses outils en mains d’un autre, et ayant ainsi ses dix-huit heures de repos sur vingt-quatre.

3. Mineurs ouvriers sont salariés ; soit suivant conventions avec le personnier, soit suivant l’ouvrage fait, à leur choix.

4. Nous voulons et ordonnons qu’aux fêtes de commandement, les ouvriers soient payés comme s’ils avaient besogné. Item aux fêtes de Pâques, Noël et Pentecôte. Il ne sera besogné que demi-semaine, sauf pour les garçons tirant l’eau. Item aux quatre fêtes de Notre-Dame et aux douze fêtes d’Apôtres, les ouvriers sont quittes d’une demi-journée la veille de chaque fête.

5. Mineurs ouvriers peuvent choisir chazal pour faire maison et jardin sur les communaux des lieux où ils travaillent, en payant un sol de cense par an, et moyennant ce ont droit aux bois morts et aux morts bois sur les dits communaux.

6. Mineurs ont un marechef aux mines et ont ce droit qu’il n’est pas permis aux étrangers de distraire vivres de leur marechef.

7. Au marechef qui commence à dix heures du matin, il n’est pas permis aux officiers, personniers et hostelliers d’acheter provisions avant que les ouvriers soient fournis. »

En examinant ce règlement, on y découvre tout d’abord une limitation du temps de travail à huit heures par jour alors qu’on pense habituellement qu’il a fallu attendre le début du XXe siècle pour que cette mesure soit prise. Le temps de travail est même raccourci si, pour des raisons techniques, impératives sans doute, il n’est pas possible d’accorder un temps de repos et de diviser les huit heures de travail. On constate aussi que le salaire peut se déterminer, au choix de l’ouvrier selon l’ouvrage accompli ou suite à une négociation avec le « personnier ». Ce mot possède plusieurs significations. Le plus souvent, en Bourgogne, il désigne un « associé », un « co-possesseur ». Sans doute ici celui qui est « associé » avec le propriétaire de la mine et qui s’occupe du personnel. On dirait peut-être dans le langage d’aujourd’hui : le responsable des ressources humaines. Des congés payés sont prévus essentiellement à l’occasion de fêtes religieuses et de leur préparation. Si l’on fait le compte on découvrira que le nombre de jours de congés payés excède leur nombre actuel ! Si certains, les « garçons tirant l’eau », n’ont pas autant de congés, c’est évidemment pour une raison technique : la nécessité de ne pas laisser la mine s’inonder en l’absence de tous les appareillages que nous connaissons actuellement. D’autres avantages matériels sont prévus : les ouvriers peuvent construire une maison sur les terrains (chazals) appartenant à la mine pour un loyer (cense) très modéré[7] qui, en plus, inclut le chauffage puisque les ouvriers ont droit de recueillir le bois mort et le « mort bois » c’est-à-dire le bois de peu de valeur, impossible à travailler. Les deux derniers points de ce règlement nous révèlent l’existence sur place d’un marché (marechef) privé auquel les ouvriers ont accès avant les « cadres »[8].

Il est clair, par ce texte, que c’est d’abord le bien-être du travailleur qui est pris en compte dans le contexte ici d’une société profondément marquée par la foi chrétienne. Ce n’est certes pas la rentabilité à tout prix qui est recherchée. On peut objecter que ce règlement s’inscrit dans un contexte socio-économique qui n’a rien à voir avec le nôtre. Nous sommes dans une société préindustrielle qui vivait « une existence au rythme lent, compassé, rural. Celle d’un mode de production précapitaliste (ou encore non soumis au capitalisme). […​] C’était un moment où le temps ne courait pas après lui-même. Où le temps avait le temps. Où l’on prenait son temps. »[9] Il n’empêche que le texte met en évidence un principe fondamental : la priorité de la personne sur toute autre considération, une personne considérée dans toute sa complexité et qui n’est pas réduite à sa capacité de travail alors que souvent dans l’organisation contemporaine, l’homme est « unidimensionnel » cantonné strictement dans son rôle de producteur et de consommateur[10] alors que le bien de la personne « multidimensionnelle », dépasse largement ce cadre dans lequel les sociétés capitalistes libérales comme les sociétés marxistes tentent d’enfermer les individus.

Retenons cette nécessité de tenir compte des personnes, du « bien » des personnes : on est Jacques Dupont ou Marguerite Durand avant d’être directeur, contremaître, employé ou ouvrier…​ C’est pourquoi j’insiste pour qu’on définisse l’entreprise comme une communauté de personnes et non simplement de travailleurs.

Retenons l’idée de ce « bien » prioritaire des personnes. Bien-être ? Bien fondamental à prendre en considération avant toute chose ?


1. PIRNAY P., Notions d’histoire du travail, Ephec, 1977-1978, p. 12.
2. Par exemple, l’entreprise Saint-Gobain implantée à Floreffe et qui a comme origine lointaine la Manufacture royale des glaces fondée en 1665 par Jean-Baptiste Colbert, ministre des Finances de Louis XIV.
3. Cf. Wikipedia.
4. FORD Henry et CROWTHER Samuel, Ma vie et mon œuvre , Payot, 1926, p.78.
5. Cf. Revue nouvelle, 15 mai 1948, p. 495 et PIRNAY P., op. cit., p. 13.
6. On se souvient que Philippe II, roi d’Espagne, a reçu de son père Charles Quint, lors de son abdication en 1556, les territoires rassemblés par les ducs de Bourgogne, ses ancêtres. Cet « héritage bourguignon » s’étend de la Frise à la Bourgogne actuelle et a comme capitale Bruxelles.
7. Un sol de cense par an semble très bon marché, presque dérisoire. Évidemment il est difficile voire impossible de déterminer exactement la valeur d’un sol étant donné que cette valeur a évolué dans le temps mais aussi dans l’espace. À la même époque, le sol dans telle région n’a pas la même valeur que dans telle autre (http://www.histoirepassion.eu/?Conversion-des-monnaies-d-avant-la-Revolution-en-valeur-actuelle). Jean Gimpel note que le salaire quotidien du maçon oscille entre 6 et 10 deniers au XVIe siècle. Le salaire le plus humble est celui du manœuvre qui reçoit 1,5 à 2 deniers. Même si le mineur, ce qui paraît peu vraisemblable, ne gagnait qu’un denier par jour, le sol valant douze deniers, le loyer était facile à payer. (Cf. GIMPEL Jean, La révolution industrielle au Moyen-Age, Seuil-Points, 1975, pp. 109-110).
8. Au sens large, l'« officier » est celui qui remplit un office, exerce un commandement, est titulaire d’une fonction. L'« hostellier » désigne, comme aujourd’hui, celui qui héberge, nourrit : les responsables du marché ? Hostellier peut même signifier patron.
9. CLOUSCARD Michel, Le capitalisme de la séduction, Problèmes/Editions sociales, 1981, p. 102.
10. Cf. MARCUSE Herbert, L’homme unidimensionnel, Essai sur l’idéologie de la société industrielle avancée, Editions de Minuit, 1968.

⁢C. La recherche du bien des personnes

Les hommes politiques ne cessent de nous parler de la nécessité de construire ou de préserver un « vivre ensemble » qui apparaît, dans leurs discours, comme la valeur essentielle à établir et à respecter dans un monde où des systèmes de pensée très différents, des cultures de toutes origines cohabitent plus ou moins harmonieusement et le plus souvent entrent en conflit. Le conflit est aussi un risque et une réalité dans la vie de l’entreprise qui est une société qui rassemble des intérêts, des sensibilités, des conceptions de vie qui sont autant de sources potentielles de tensions et d’affrontements.

L’objectif essentiel de la société, de toute société et donc de l’entreprise, est-il de « vivre-ensemble », c’est-à-dire d’arriver à juxtaposer paisiblement des êtres nécessairement différents sans qu’ils engagent la lutte, cherchent à se mesurer, à s’imposer ?

« Vivre-ensemble » doit-il être l’idéal de tout rassemblement humain ?

L’expression est floue et n’est pas sans risque si on ne précise pas son sens. En politique, le dirigeant estimera que le respect de la loi démocratiquement établie est la garantie du vivre-ensemble surtout à une époque où les sociétés accueillent des gens de toutes cultures :

« Prendre conscience de la diversité ethnique et prendre des mesures pour que les individus puissent conserver leurs cultures vont de pair avec le respect et l’acceptation des principes constitutionnels et des valeurs communes d’une société. »[1]

Tel est le credo du multiculturalisme qui refuse de prendre en considération les valeurs ou les non-valeurs qu’une culture peut transporter. Comment dès lors communiquer sérieusement si nous vivons dans une diversité contenue et retenue par les lois de la cité ? En effet,

« Ne parler de culture qu’au pluriel, en effet, c’est refuser aux hommes d’époques diverses ou de civilisations éloignées la possibilité de communiquer autour de significations pensables et de valeurs qui s’exhaussent du périmètre où elles ont surgi. »[2]

De même dans l’entreprise, on estimera que le respect du règlement de travail concocté paritairement par les patrons et les organisations syndicales ou les ouvriers et employés garantira l’harmonie.

Au moins un auteur et non le moindre n’est pas d’accord avec cette vision largement répandue parce qu’il l’estime trop sommaire.

Le grand philosophe grec Aristote, si grand qu’il est surnommé le Philosophe, fait dans une de ses œuvres les plus importantes[3] cette remarque radicale :

« … ce n’est pas seulement en vue de vivre mais plutôt en vue d’une vie heureuse qu’on s’assemble… »

Et il ajoute :

« La vertu et le vice, voilà, au contraire, ce sur quoi ceux qui se soucient de bonne législation ont les yeux fixés. »

« … c’est en vue des belles actions qu’existe la communauté politique, et non en vue de vivre ensemble. »

Aristote estime que la cité qui s’organise simplement en vue du vivre ensemble est une contrefaçon. La société (qu’elle soit politique ou économique) ne doit pas viser au vivre ensemble mais au bien vivre ensemble. C’est-à-dire qu’elle doit veiller à ce que l’on s’associe pour vivre en fonction du bien, du bien de chacun et de tous, ce qu’on appellera le « bien commun ». Ce bien existe-t-il ? Comment le définir ?

L’esprit contemporain, on l’a vu, est allergique à cette notion de bien en soi qui est l’objet de la morale désormais reléguée au rang des curiosités. L’éthique se veut indépendante de toute morale, le fruit d’une négociation démocratique, fondée sur les volontés d’hommes divers. Elle est donc fluctuante.

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Mais n’est-il pas possible de considérer dans les hommes, au-delà de leur volonté, de leur histoire particulière, de leur culture, de leur sensibilité, de leurs rêves, la substance de leur humanité ? Ne pourrait-on établir une éthique fondamentale autrement dit, n’ayons pas peur des mots, une morale qui ne soit pas simplement imposée du dehors mais qui soit conforme à ce que nous sommes tous profondément, adaptée à notre vraie liberté, condition peut-être de notre liberté. Une morale ou une éthique qui nous rassemblerait par un essentiel, un invariant c’est-à-dire quelque chose qui demeure constant, identique à soi-même et que nous partageons tous.

La réponse qui saute à l’esprit c’est que nous partageons tous une même valeur qui est notre humanité. Mais qu’est-ce que l’humanité ? Qu’est-ce qui spécifie la personne humaine ?

Il nous faut donc nous efforcer de bien comprendre ce qu’est l’homme.

Un vieil auteur [4]donnait ce conseil :

« Deviens ce que tu es quand tu l’auras appris » (Γένοι’ οἷος ἐσσὶ μαθών.)

Connaître la vraie nature de l’homme est une tâche importante et indispensable, semble-t-il. La question : qu’est-ce que l’homme ? est une question qui intéresse bien sûr les scientifiques qui décriront le corps et son fonctionnement sous divers angles selon les spécialités considérées mais aussi les philosophes et en particulier les métaphysiciens c’est-à-dire ceux qui, au-delà des apparences, au-delà de la nature au sens premier du terme cherchent à définir précisément ce qui dans l’homme échappe aux circonstances de temps, de lieu et d’état physique. Le métaphysicien cherche ce qui constitue l’homme en tant que tel en dehors de toute considération historique. Nature, en effet peut s’entendre, pour simplifier, de deux grandes manières. Au sens le plus courant, le mot désigne ce que nous voyons, le cosmos, les arbres, les animaux. Cette nature, φύσις en grec, est l’objet de la « physique », chez Aristote. Mais celui-ci s’intéresse aussi à ce qui vient « après la physique » _μετα τα φυσικά ou, plus précisément « au-delà de la physique », à la nature -de l’homme en l’occurrence-, à l’essence de l’homme, à ce qui est essentiel en lui et qu’il partage avec tous les autres hommes. Les philosophes distinguent l’essence ainsi définie de l’existence qui, elle, désigne tout ce qu’il y a de singulier, d’individuel dans l’être, ce qui n’appartient qu’à moi et à personne d’autre. _

Définir la nature humaine est une tâche inutile disent certains ! Ainsi, Jean-Paul Sartre affirme[5]:

« …​ il n’y a pas de nature humaine, puisqu’il n’y a pas de Dieu pour la concevoir. »

Un autre penseur athée conteste cette vision. Albert Camus[6], méditant, entre autres, l’attitude de l’esclave qui se révolte contre sa condition, constate que cet homme peut même être prêt à mourir dans son combat pour la liberté et la dignité. Il analyse cette situation et induit, contre Sartre, l’existence d’une nature humaine :

« Si l’individu, en effet, accepte de mourir, et meurt à l’occasion, dans le mouvement de sa révolte, il montre par là qu’il se sacrifie au bénéfice d’un bien dont il estime qu’il déborde sa propre destinée. S’il préfère la chance de la mort à la négation de ce droit qu’il défend, c’est qu’il place ce dernier au-dessus de lui-même. Il agit au nom d’une valeur, encore confuse, mais dont il a le sentiment, au moins, qu’elle lui est commune avec tous les hommes. On voit que l’affirmation impliquée dans tout acte de révolte s’étend à quelque chose qui déborde l’individu dans la mesure où elle le tire de sa solitude supposée et le fournit d’une raison d’agir. Mais il importe de remarquer déjà qui cette valeur qui préexiste à toute action contredit les philosophies purement historiques, dans lesquelles la valeur est conquise (si elle se conquiert) au bout de l’action. L’analyse de la révolte conduit au moins au soupçon qu’il y a une nature humaine, comme le pensaient les Grecs, et contrairement aux postulats de la pensée contemporaine. Pourquoi se révolter s’il n’y a, en soi, rien de permanent à préserver ? C’est pour toutes les existences en même temps que l’esclave se dresse, lorsqu’il juge que, par tel ordre, quelque chose en lui est nié qui ne lui, appartient pas seulement, mais qui est un lieu commun où tous les hommes, même celui qui l’insulte et l’opprime, ont une communauté prête. »

Cette opposition illustrée ici par Sartre et Camus continue aujourd’hui. Le débat reste vif entre ceux qui contestent et ceux qui affirment l’existence d’une nature humaine. Un bref regard jeté sur internet nous montre que l’on ne cesse de s’interroger sur cette nature humaine que beaucoup récusent dans la mesure où ils pensent que cette nature est une entrave à la liberté, qu’elle conditionnerait l’homme, serait déterminante et limitatrice ce qui est contraire à notre expérience comme à notre besoin d’autonomie.

Récemment, par exemple, le philosophe Luc Ferry[7], contestait l’existence d’un « ordre naturel », d’une « loi naturelle » qui découlerait de la « nature » de l’homme. Il affirmait que « tout ce que l’humanité a fait de grand depuis le siècle des Lumières est pour l’essentiel artificiel, antinaturel »[8]. Cette prise de position a poussé la philosophe franco-canadienne Aline Lizotte[9] à répondre[10] avec beaucoup de bon sens. Si vous, vos voisins et vos amis vous vous reconnaissez comme des êtres humains, c’est que vous reconnaissez « être de nature humaine ». « Nature » ne désignant pas ici « l’environnement qui est extrinsèque à l’homme ». Et dans cet environnement naturel, l’homme « ne se sent pas aussi déterminé que son chien, son chat ou ses lapins […​], il n’est pas cet être instinctif « programmé et déterminé » ». Certes il y a en lui une part de détermination qui conditionne notre « développement humain et individuel » : nous n’avons pas choisi notre ADN, notre corps, notre famille, notre lieu de naissance, etc. et nous serons toujours plus ou moins conditionnés par nos conditions d’existence. Mais, et la différence est majeure, quand on se compare à l’animal, nous constatons que nous pouvons « accepter ou refuser ces conditions d’existence ». Telle est notre liberté ! Grâce à notre raison et à notre volonté. Notre volonté qui « a besoin de liberté » et notre intelligence qui « a besoin de vérité ». Les deux ayant besoin l’une de l’autre. Comme le dit Winston Smith, le personnage central du roman de George Orwell[11], 1984[12], personnage qui conteste le système totalitaire dans lequel il vit : « La liberté, c’est de dire que deux et deux font quatre. _Lorsque cela est accordé, le reste suit. »[13]

À cet endroit, se pose une question importante : la loi, la règle, la directive, que nous avons dites indispensables, s’opposent-elles à la liberté ?

Pour bien répondre à cette question, on peut réfléchir aux conditions nécessaires pour qu’un acte soit libre. En nous appuyant sur Aristote, nous pouvons proposer ce schéma :

Schéma "Acte libre"

L’acte libre suit le parcours des larges flèches. De la perception à l’intelligence en passant par la mémoire, de l’intelligence à la volonté qui rencontrera l’obstacle de passions mauvaises (en sombre) ou au contraire de passions positives (en vert) qui conduiront à l’acte libre. Les flèches minces indiquent des « courts-circuits ». Passant immédiatement de la perception à l’acte, nous parlerons de réflexe qui n’a rien d’un acte libre. Passant de la mémoire aux passions, nous sommes sujets à quelque conditionnement nourri de passions mauvaises et nous ne pouvons parler par la suite d’acte libre Un acte libre est nécessairement un acte intelligent.

La liberté donc s’acquiert au fur et à mesure que l’intelligence se forme, au fur et à mesure que la volonté s’affermit et que le tri s’opère entre les bonnes et les mauvaises passions. La liberté est donc le fruit de l’éducation dont le but est précisément de libérer la personne du réflexe irréfléchi et des conditionnements. Quant à l’autorité, comme l’étymologie le révèle, elle a pour vocation de faire grandir (augere) la liberté. Elle ne doit pas être confondue avec l’autoritarisme et toute forme de contrainte extérieure qu’on l’appelle despotisme, domination, oppression, tyrannie, joug, totalitarisme, etc..

Quand on parle de « loi naturelle » à propos de l’homme, on désigne par là « la loi fondamentale de toute la moralité humaine ; elle est dite « naturelle » parce qu’elle peut être connue par la seule lumière de la raison humaine. Autrement dit, c’est le guide qu’une raison droite donne des actes de l’être humain dans sa relation avec lui-même et avec les autres. »[14] Considère-t-on comme humains l’homicide, le vol, la fraude, la diffamation, la traite des personnes vulnérables, la discrimination, etc..? Si un gouvernement ne sanctionne pas ces maux, ce qui est possible, puisque nous sommes dans l’ordre de la liberté, sa loi sera-t-elle considérée comme humaine ? Ce n’est pas un hasard si l’on retrouve plus ou moins les mêmes condamnations dans des traditions très différentes que ce soient les vieilles lois du code d’Hammourabi (vers1750 av. J.-C.), celles que l’on trouve dans l’éthique ou la politique d’Aristote, dans le bouddhisme, la Bible, le Coran[15] ou la Déclaration universelle des Droits de l’homme…​?

Précisément, intéressons-nous au Préambule de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme[16] qui reconnaît

« la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et […​] leurs droits égaux et inaliénables…​ »

Si « tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droit » (art. 1) c’est qu’ils sont tous de même nature, qu’ils sont tous essentiellement doués des mêmes caractères fondamentaux qui sont autant de valeurs partagées.

« La dignité humaine ne se fonde pas sur des données biologiques, mais si quelqu’un la possède, c’est en raison de son appartenance biologique à une famille d’êtres libres, car les relations de parenté sont en même temps des relations personnelles. »[17]

Dans le domaine professionnel qui nous intéresse particulièrement ici, cette dignité humaine inhérente à un être libre[18], implique

« que tout homme touché directement ou indirectement par des actions n’y soit jamais traité seulement comme moyen mais toujours en même temps comme fin. »[19]

Comment encore parler des droits de l’homme s’il n’y a pas entre eux une communauté essentielle ? De plus, ces droits universels reconnus égaux et inaliénables[20] sont présentés comme fondateurs et garants de la liberté face à l’injustice, à l’arbitraire, à la dictature. Comment pourraient-ils prétendre à l’universalité si les hommes qui les détiennent ne les détenaient pas tous, par nature, c’est-à-dire du simple fait d’être hommes ?

En fait, la « nature », l’essence définie n’agit pas en l’homme à la manière de l’instinct chez l’animal ainsi que le montre bien Pierre-Henri Simon[21]. Il constate que la plupart des écrivains du début du XXe siècle sont des humanistes et il essaie de définir cet humanisme. Il affirme :

« Il existe une nature humaine : […] la définition de l’homme ne dépend pas des accidents de l’existence individuelle ou collective. Sans doute, selon les époques, selon l’état de la civilisation et les phases du progrès, l’homme concret se rapproche plus ou moins d’un type humain idéal ; mais ce type humain est en quelque sorte préfiguré, et sa réalisation est appelée par une finalité de la nature. Un acte n’est pas « humain » pour la seule raison qu’il a été posé par un homme, qu’il a répondu à l’exigence d’une situation donnée où un homme a pu se trouver : un crime d’homme est inhumain ; en le jugeant tel, nous signifions qu’il y a, dominant la réalité des individus, un idéal de l’espèce, et que l’homme est, en ce sens, transcendant à l’histoire. Or -et c’est la seconde affirmation de l’humaniste - cette transcendance de l’humain est celle d’un être qui participe à l’esprit. Non qu’il soit pur esprit : l’homme est aussi essentiellement corps, et « qui fait l’ange fait la bête »[22]. Mais il reconnaît pour évaluer ses actes, une hiérarchie des valeurs, et les plus haut placées sont celles que l’esprit poursuit comme ses fins propres. L’esprit et non le corps. La vie corporelle est égoïsme, appétit, élan de puissance et de domination, exploitation de ce qui est faible par ce qui est fort : ce sont là valeurs vitales, que l’homme apprécie et tend à réaliser au niveau de son être encore immergé dans l’animalité. Au contraire, l’esprit regarde vers l’amour, vers la justice, vers la vérité et la beauté ; il est liberté et raison, non point déterminisme et instinct. Et l’homme est d’autant plus humain que, plus spirituel, il est le Sage, le Héros, le Saint ou l’Artiste. L’homme ne s’accepte pas seulement de la nature : il se construit, ou du moins se corrige, selon un archétype que lui fournit sa culture, c’est-à-dire son intelligence exercée et enrichie. »

La définition de l’homme que nous esquisserons plus loin, permet à chaque individu qui en prend conscience par son intelligence aidée, dans les meilleurs cas, éventuellement, par la culture ambiante, de savoir ce qu’il doit tâcher de réaliser en lui-même pour être vraiment humain et de plus en plus humain. Cet idéal découvert lui indique dans quelle direction se conduire, quelles sont les valeurs les plus importantes qui doivent baliser sa marche dans l’existence, valeurs attachées à ce que l’auteur appelle l’« esprit » : amour, justice, vérité, beauté. C’est à ce niveau-là que l’humanité prend son sens le plus précieux. Mais nous y reviendrons.

Disons encore que même si cette conception est héritée « de notre culture helléno-latine et chrétienne », comme le souligne l’auteur, cette double origine permet en principe à tout un chacun de se reconnaître dans cette description. En effet, précise encore Pierre-Henri Simon :

« …​l’humanisme consiste essentiellement à reconnaître à l’homme une place définie dans l’univers, et à l’esprit une fonction privilégiée dans l’homme. Dans ces limites, il peut se nuancer différemment, selon que, par exemple, il prend appui sur une idée religieuse, justifiant la dignité de la nature humaine par quelque ressemblance à la nature divine ou par quelque finalité en Dieu, ou n’accepte au contraire qu’une base positive, établissant la personne humaine comme la valeur première, et la Raison comme une institutrice sûre et bienfaisante dont les titres n’ont pas à être discutés. Mais qu’il soit chrétien ou laïque […​] toujours l’humanisme comporte un certain accent d’idéalisme, puisqu’il consacre le destin de l’homme à la réalisation d’une idée préconçue de l’homme, et aussi un certain accent d’optimisme, puisqu’il implique la croyance à un absolu qui domine les contingences de l’histoire et qui donne un sens à la vie. »

Autrement dit : la Révélation judéo-chrétienne[23] comme la raison bien exercée peuvent nous décrire cette « nature », cet idéal que chacun est invité à réaliser le mieux possible en lui. Il ne s’agit donc pas qu’une « programmation » mais d’une « préfiguration ». La « nature » entendue comme « essence », nous incline mais ne nous oblige pas.

Quand il décrit la nature de l’homme, Thomas d’Aquin parle[24] d' « inclinations » qui ne sont pas déterminantes comme l’est l’instinct chez l’animal. Ce sont des « aptitudes virtuelles » écrit un anthropologue contemporain[25]. Et un philosophe libéral contemporain, Damien Theillier[26] s’appuyant sur les travaux du psychologue canadien Steven Pinker (1954), qui fut professeur au Massaschusetts Institute of Technology puis à Harvard, n’hésite pas à parler aussi d'« invariants naturels et universels », d'« inclinations naturelles et universelles ».[27]

Quelles sont ces « inclinations » ?

Bien avant saint Thomas, Cicéron[28], sous l’influence des philosophes stoïciens[29], affirme l’existence d’une loi naturelle telle que définie :

« Il y a une loi vraie, droite raison, conforme à la nature, diffuse en tous, constante, éternelle, qui appelle à ce que nous devons faire en l’ordonnant, et qui détourne du mal qu’elle défend ; qui, cependant, si elle n’ordonne ni ne défend en vain aux bons, ne change ni par ses ordres, ni par ses défenses les méchants. Il est d’institution divine qu’on ne peut pas proposer d’abroger cette loi, et il n’est pas permis d’y déroger, et elle ne peut pas être abrogée en entier ; nous ne pouvons, par acte du sénat ou du peuple, dispenser d’obéir à cette loi ; il n’est pas à chercher un Sextus Aelius[30] comme commentateur ou interprète ; elle n’est pas autre à Rome ou à Athènes ; elle n’est pas autre aujourd’hui que demain ; mais loi une, et éternelle, et immuable, elle sera pour toutes nations et de tout temps ; elle sera comme dieu, un et universel, maître et chef de toutes choses : dieu qui est l’auteur de cette loi, qui l’a jugée, qui l’a portée ; qui ne lui obéira pas se fuira lui-même, et n’ayan pas tenu compte de la nature de l’homme, il s’infligera par cela même les peines les plus grandes, même s’il échappe à ces autres choses que les hommes considère comme des châtiments. »[31]

Il va tâcher de décrire cette loi inscrite en chacun[32]. Il relève les éléments qui composent la « beauté morale » et il précise : « qu’elle ait ou non l’approbation de la multitude, elle n’en est pas moins belle et le vrai bien, ne fût-il loué par personne, n’en est pas moins par nature digne d’éloge. » Manière de dire que cette beauté est innée et ne dépend pas de la reconnaissance publique ou de son ignorance. Dans l’homme, il souligne « l’instinct qui le porte à veiller sur sa vie et sur son propre corps » ; la raison logique qui le pousse à rechercher et poursuivre « le vrai » ; l’attachement « à une communauté de vie et de langage » ; la sensibilité « à la beauté des choses visibles…​ » ; la capacité de ne pas s’abandonner « même en pensée à l’appétit sensuel ».

Nous ne sommes pas loin de saint Thomas[33] et de ses « inclinations naturelles » : la première citée, parce qu’elle est le fondement des autres, est l’inclination au bien ; suivent l’inclination à la conservation de l’être, l’inclination sexuelle et la transmission de la vie ; l’inclination à la vérité et l’inclination à la vie en société.

C’est peu, diront certains, mais, dans un premier temps, cela suffit pour affirmer l’existence d’une nature humaine et faire barrage à toute une série d’idéologies qui veulent faire fi de ces réalités et aboutissent logiquement à une forme ou l’autre de déshumanisation.

Sur cette base, nous pouvons approfondir notre recherche et enfin mettre à jours des caractéristiques utiles dans l’organisation du travail et de l’entreprise.

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1. Définition donnée par l’UNESCO.
2. FINKIELKRAUT A., op. cit., p. 123.
3. Les politiques, III, 9.
4. PINDARE, Exhortation à Hiéros in Pythiques, II, 72. Pindare (-518 -438) s’adresse à Hiéron, tyran de Syracuse pour l’exhorter à réaliser sa vraie personnalité. Epicure (-342 -270) pour qui se changer soi-même est le principal devoir, reprendra seulement la première partie de la citation tandis que Socrate (-470 -399) insistera sur la deuxième partie de la citation avec son fameux « connais-toi toi-même » (Γνῶθι σεαυτόν), gravé sur le fronton du temple de Delphes. Un des plus célèbres Pères de l’Église, saint Augustin (354-430) utilisera aussi la citation de Pindare pour exhorter les chrétiens à se rapprocher le plus possible de ce qu’ils sont vraiment, c’est-à-dire des enfants de Dieu.
5. L’existentialisme est un humanisme, Nagel, 1946.
6. L’homme révolté, Gallimard, 1951, p. 28.
7. Né en 1951, philosophe et politologue, il fut aussi, en France, ministre de la Jeunesse, de l’Education nationale et de la Recherche. Il est l’auteur de nombreux ouvrages sur la philosophie, la religion, l’école et les grands problèmes de société.
8. Cf. son article Nature et PMA in Le Figaro, 10 octobre 2018.
9. Née en 1935, elle a écrit notamment La personne humaine, Parole et Silence, Presses universitaires de l’IPC, 2007.
10. Oui, Monsieur Ferry, la nature humaine existe !, srp-presse.fr, 30 novembre 2018.
11. 1903-1950. Écrivain britannique, défenseur d’un socialisme libertaire.
12. 1949.
13. Cf. l’évangile selon saint Jean 8, 31 : « …​la vérité vous rendra libres ».
14. LIZOTTE Aline, op. cit..
15. Cf. Commission théologique internationale, A la recherche d’une éthique universelle, Nouveau regard sur la loi naturelle, Cerf, 2009, pp. 27-60. Les auteurs, dans un premier chapitre étudient des « convergences » entre les traditions hindoues, bouddhiste, chinoise, africaines, islamique, gréco-romaines, biblique et catholique. On peut aussi évoquer la « règle d’or » : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse ». Une règle qui est attestée dans toutes les cultures et religions du monde. Cf. DU ROY Olivier, La règle d’or, Le retour d’une maxime oubliée, Cerf, 2009.
16. 1948.
17. SPAEMANN Robert, Chasser le naturel ?, Presses universitaires de l’IPC, 2015, p. 76.
18. « La liberté est une marque de l’espèce homo sapiens. » (SPAEMANN R., op. cit., p. 77)
19. Id., p. 79.
20. Ce qui ne veut pas dire qu’ils soient inconditionnés : « Ils peuvent se limiter mutuellement. C’est ainsi que le droit à la liberté de recherche ou la liberté artistique trouve sa limite dans le droit à la propriété. Le peintre n’a pas le droit de peindre des murs qui ne lui appartiennent pas. Le chercheur ne doit pas, dans l’intérêt de sa recherche, s’emparer du bien d’autrui ou sacrifier des vies humaines. Mais le droit de propriété a aussi des limites. La dignité humaine, en revanche, ne connaît aucun compromis. » (Id., p. 81).
21. L’homme en procès, Malraux, Sartre, Camus, Saint-Exupéry, Payot, 1950, pp. 5-7.
22. PASCAL Blaise (1623-1662) , Pensées, Livre de poche, 1962, p. 151. La citation est extraite de ce texte : « Il est dangereux de trop faire voir à l’homme combien il est égal aux bêtes, sans lui montrer sa grandeur. Il est encore dangereux de lui trop faire voir sa grandeur sans sa bassesse. Il est encore plus dangereux de lui laisser ignorer l’un et l’autre. Mais il est très avantageux de lui représenter l’un et l’autre. Il ne faut pas que l’homme croie qu’il est égal aux bêtes, ni aux anges, ni qu’il ignore l’un et l’autre, mais qu’il sache l’un et l’autre. L’homme n’est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête. S’il se vante, je l’abaisse ; s’il s’abaisse, je le vante ; et le contredis toujours, jusqu’à ce qu’il comprenne qu’il est un monstre incompréhensible. Que l’homme maintenant s’estime à son prix. Qu’il s’aime, car il y a en lui une nature capable du bien ; mais qu’il n’aime pas pour cela les bassesses qui y sont. »
23. On peut lire, par exemple, NGAZAIN NGELESA Christian, La nature humaine comme norme morale d’après Hans Urs von Balthasar, L’Harmattan, 2016. Hans Urs von Balthasar (1905-1998) est un théologien suisse considéré comme un des plus grands théologiens du XXe siècle.
24. 1225-1274. Le décret conciliaire sur la formation des prêtres, Optatam totius Ecclesiae renovationem,1965, §16 invite à le prendre pour « maître ».
25. MONTAGU M.F. Ashley, Evolution de notre conception de la nature humaine, Science et société, in Impact, vol. III, n° 4, 1952, pp. 227-240. L’auteur fut professeur d’anthropologie à l’université Rutgers aux USA. Il a publié de nombreux ouvrages d’anthropologie physique et sociale.
26. Il est le fondateur et le président de l’Institut Coppet qui se donne comme mission de « participer, par un travail pédagogique, éducatif, culturel et intellectuel, à la renaissance et à la réhabilitation de l’école française d’économie politique, et à la promotion des différentes écoles de pensée favorables aux valeurs de liberté, de propriété, de responsabilité et de libre marché. » (https://www.institutcoppet.org/)
27. THEILLIER Damien, La redécouverte de la nature humaine par la biologie évolutionniste, 9 et 23-12-2013
28. CICERO Marcus Tullius (106-43), avocat, homme politique et philosophe.
29. Le stoïcisme est une école philosophique (école dite du « portique », stoa en grec) qui a été fondée en Grèce au IIIe siècle avant J.-C. par Zénon de Kition et qui a été illustrée plus tard à Rome par Sénèque (-4,+65), Epictète (50-vers 125) et l’empereur Marc-Aurèle (121-180). Bien sûr, tous ces auteurs ne répètent pas la même chose mais, dans l’ensemble, le stoïcien cherche par une ascèse le Souverain Bien, c’est-à-dire le bonheur conçu comme une existence en accord avec la Nature ou Dieu, comme vie conforme à la raison.
30. Sextus Aelius Paetus surnommé Catus, astucieux, (IIe s. av. J.-C.) est un jurisconsulte romain est célèbre pour avoir revu, actualisé et commenté la Loi des Douze tables qui est le premier ensemble de lois romaines écrites au Ve s av. J.-C.
31. De Republica, III, 22. Dans le même ouvrage, un peu plus loin (III, 33), il répète : « Il existe certes une vraie loi, c’est la droite raison…​ Ni par la Sénat ni par le Peuple, nous ne pouvons être soustraits à l’autorité de cette loi…​ Cette loi unique, éternelle et immuable s’imposera à toutes les nations et à toute époque, et un seul dieu commun à tous sera comme l’éducateur et le chef de tous. »
32. Les citations qui suivent sont toutes extraites du De officiis (traité des devoirs) I, VI.
33. Somme théologique, Ia IIae, q. 94, a.2.

⁢D. Mais qu’est-ce qu’une personne ?

À la recherche de notre humanité

Deux voies s’ouvrent.

La première est, bien sûr, la voie de la raison par le biais des sciences de l’homme, de la biologie[1], de la psychologie, de l’art, de la sociologie, de la linguistique et surtout de la philosophie, on s’en doutait. Ces voies peuvent nous révéler ce qu’on appelle un invariant humain :

« Le témoignage des sciences de l’homme n’atteste pas seulement les variations culturelles et leur richesse indéfinie. Toutes ces sciences, au contraire, établissent le fait d’un invariant humain. D’ailleurs elles ne peuvent prétendre au statut de sciences qu’à ce prix : il n’y a science que là où il y a constances, permanences, identités profondes sous les diversités immédiates, permanences et identités exprimables en des lois […]. Il y a une et de multiples manières d’être homme et sans l’invariant de la nature, les variations de la culture seraient impossibles. »[2]

Ainsi, on peut apprendre beaucoup sur l’homme. Rappelons-nous ce que nous avons déjà glané plus haut en quêtant à diverses sources : il existe une nature humaine, chaque personne est unique et pluridimensionnelle, l’homme est un animal politique[3] ou mieux, un animal qui promet et qui pardonne, un être religieux. On a découvert que liberté et vérité sont liées, etc…​

Cette voie est lente et difficile car elle fait appel à diverses disciplines dans lesquelles nous ne sommes pas tous versés !

Une autre voie peut nous faire gagner du temps et des efforts avec un peu de bonne volonté : deux très vieux récits datant de plusieurs siècles avant Jésus-Christ, deux très vieux récits de la Création, qui se trouvent dans le livre de la Genèse, premier livre de la Bible[4].

Vous voulez parler de religion !

Quoi

Rassurez-vous, ce document n’implique aucune croyance, aucune foi. On peut l’examiner comme tout autre texte à la recherche de quelque vérité qu’il contiendrait. La lecture de la Bible n’est pas réservée aux croyants, pas plus que celle de Marx ne serait réservée qu’aux marxistes ou celle d’Hayek[5] aux libéraux !

Certes, ces récits de la création peuvent paraître enfantins, comme une fable mais personne ne le conteste : le pape Jean-Paul II lui-même, saint Jean-Paul II, reconnaît le « caractère mythique primitif » de ces textes mais il ajoute immédiatement :

« Une réflexion approfondie […​] permet d’y trouver « en germe » à peu près tous les éléments de l’analyse de l’homme auxquels est sensible l’anthropologie moderne et, principalement, contemporaine .»

Il n’est donc pas étonnant que ces textes soient pris au sérieux par les philosophes comme Jean Brun qui dans l’introduction de son livre consacré à l’histoire de la philosophie européenne écrit :

« La Genèse nous confronte à une communication indirecte dans la mesure où elle ne nous transmet pas de l’information mais où elle nous donne à penser ; elle nous situe au sein d’un Langage à l’écoute duquel nous pouvons entendre parler de ce à quoi est rivée notre Histoire rendue aveugle par ses prétentions à ne devoir à personne d’autre qu’elle-même le pouvoir de s’écrire. »[6]

La Genèse, explique l’auteur, nous parle d’un « Transhistorique » :

« Il ne faut […​] pas se contenter de dire que l’homme est plongé dans l’Histoire comme dans un milieu chronologique qui le façonnerait ; car c’est l’Histoire qui habite l’homme, l’historique n’est que l’explicitation d’une histoire intérieure exprimant elle-même un Transhistorique qui constitue le Commencement auquel se rattachent tous nos débuts. »[7]

Et après avoir parcouru 25 siècles de philosophie, Brun peut confirmer :

« Toute l’histoire de l’homme est suspendue à un Transhistorique qui en est la racine et la source ; ce Transhistorique a prise sur notre condition et sur notre histoire, alors que celles-ci n’ont aucune prise sur lui. »[8]

Il y a donc dans l’homme, comme le notait P.-H. Simon, quelque chose qui échappe à l’histoire mais qui l’informe. Le « transhistorique » que nous révèle la Genèse est cet « invariant » dont on nous parlait plus haut. Karl Marx s’est donc trompé lorsqu’il écrivait, à propos du travail de l’homme qu' « en même temps qu’il agit […​] sur la nature extérieure et la modifie, il modifie sa propre nature, et développe les facultés qui y sommeillent. »[9] S’il avait écrit que l’homme en agissant sur la nature (le monde extérieur), modifie sa culture et développe les facultés qui sommeillent dans sa propre nature, nous serions d’accord. Il est sûr que le travail est une dimension fondamentale de l’existence humaine et que le travail, malgré sa fatigue est non seulement un « bien utile » mais aussi un « bien digne » c’est-à-dire « un bien de son humanité car, par le travail, non seulement l’homme transforme la nature en l’adaptant à ses propres besoins, mais encore il se réalise lui-même comme homme et même, en un certain sens, « il devient plus homme ». »[10] Sa nature se développe mais elle ne se modifie pas.

Revenons au texte de la Genèse qui va nous parler de cette « nature », de cet « invariant » humain qui traverse l’histoire et se situe en-dehors de l’histoire.

Même un agnostique avéré comme Léo Moulin, considère ce texte comme le fondement incontournable de la culture européenne :

« Les valeurs judéo-chrétiennes sont à n’en pas douter, la source la plus abondante et la plus féconde du passé européen. L’homme, créé à part des animaux, « fait à l’image comme à la ressemblance de Dieu » (Gn 1, 26), est supposé jouir des dotes ingeneratae[11] que lui vaut cette ressemblance, à savoir : l’intelligence, la volonté, la puissance, l’autonomie, la responsabilité, la liberté. En d’autres termes, il est considéré comme un être adulte ou, à tout le moins, comme en pouvoir et espérance de le devenir. Il est une personne. À ce titre, il a droit au respect de sa dignité et jouit de la possibilité de connaître la vérité et de la dire. C’est là, en germe, la doctrine des Droits de l’Homme, et l’on comprend pourquoi elle ne pouvait naître et se développer qu’en Europe. L’égalité est une autre valeur fondamentale du message judéo-chrétien. Combinée avec les notions de dignité et de liberté, elle mène (encore qu’à long terme) à l’apparition de l’idéal démocratique. »[12]

On peut donc très librement se pencher sur ces textes et évaluer leur pertinence en fonction des fruits qu’ils peuvent produire si l’on accepte leur vision de l’homme et si l’on suit leurs recommandations.

D’emblée, nous sommes confrontés à une affirmation inouïe, lourde de conséquences et, en même temps, profondément révolutionnaire : l’homme est défini à l’image et à la ressemblance de Dieu.[13] Est-il possible de trouver une formule plus forte pour mettre en évidence la dignité éminente de l’homme, de tout homme et de toute femme[14] quelle que soit sa condition, sa race, sa culture, son âge, sa santé. Adam et Eve représentent, en effet, toute l’humanité.[15] Il faut se rendre compte que beaucoup de textes antérieurs, contemporains ou postérieurs, parlent aussi d’hommes à l’image de Dieu mais il s’agit particulièrement du « prince ». Le texte rompt avec les pratiques anciennes et modernes de déification de certains personnages et notamment des chefs d’État, depuis Pharaon jusqu’à Hiro-Hito, dernier « dieu vivant »[16], en passant par tous les hommes « providentiels » des régimes totalitaires, réputés infaillibles. Il conteste aussi ce qu’on pourrait appeler la « déification ordinaire », celle du Moi qui fonde l’individualisme[17] ou encore celle, connexe, d’individus fascinants par leur beauté ou leurs prouesses artistiques ou sportives[18]. Ici la même dignité est reconnue à tous. Cela signifie que le balayeur de l’entreprise est investi de la même dignité que le Président-directeur-général. Voilà si l’on y pense ce qui peut considérablement changer les rapports entre maître et élève, entre gouvernant et gouverné, entre employeur et employé, dignes fondamentalement du même respect.[19]

« La valeur du travail humain n’est pas avant tout le genre de travail que l’on accomplit mais le fait que celui qui l’exécute est une personne.« »[20]

La création suit un certain ordre, des créatures inférieures aux créatures plus parfaites. L’homme apparaît en dernier lieu, signe de son éminence. Alors que Dieu qualifie de « bon » tout ce qu’il a créé précédemment, il déclare après avoir créé l’homme que c’est « très bon »[21]. Ce qui souligne le caractère particulier de l’homme, son excellence par rapport à tout ce qui existe. D’ailleurs, la création de l’homme « est précédée d’une solennelle introduction, comme s’il s’agissait d’une délibération de Dieu avant cet acte important »[22]: « Faisons…​ » dit Dieu, comme s’il réfléchissait, s’encourageait, selon certains commentateurs. Enfin, seul l’homme, mâle et femelle, est dit à l’image de Dieu[23], irréductible au monde même s’il est aussi corps et qu’il soit un être limité. Sa supériorité par rapport aux autres créatures visibles apparaît aussi dans la faculté qu’il a d’imposer un nom aux animaux et dans le fait qu’il ne trouve pas parmi toutes ces créatures « une aide qui lui soit semblable ».[24]

Ce récit fonde le primat de la personne sur les choses et, dira Jean-Paul II, le primat « du travail de l’homme sur le capital entendu comme ensemble des moyens de production ».[25] L’inversion de cette hiérarchie nourrit les idéologies économistes et matérialistes où le travailleur n’est plus qu’un instrument et le travail une marchandise.

Cette dignité éminente est commune à tous les hommes mais si tout homme est à l’image de Dieu, il n’est pas Dieu ! Sans Dieu d’ailleurs, il n’est que poussière[26]. Il n’est que grâce à Dieu : « Le Seigneur Dieu modela l’homme avec de la poussière prise du sol. Il insuffla dans ses narines l’haleine de la vie, et l’homme devint un être vivant. »[27] Sa faute sera précisément d’accorder crédit à la promesse destructrice du démon : « …​ vous serez comme des dieux…​ »[28]. Créé par Dieu il est invité à l'humilité, comme évoqué déjà plus haut, à fuir toute tentation d’autodéification, toute idéologie de l’orgueil, « celle de l’homme persuadé d’avoir trouvé la clef universelle du monde, d’avoir tout compris, d’avoir le pouvoir de tout faire…​ L’idéologie de l’homme qui ne se reconnaît pas de maître, qui n’établit aucun rapport avec l’éternité, donc incapable de responsabilités supérieures, puisque considérant sa vie propre comme sommet de l’existence. »[29] L’auteur de ces lignes, Vaclav Havel[30], penseur politique agnostique mais profondément humaniste, vise évidemment l’homme politique mais l’orgueil ne connaît pas de frontières professionnelles…​

Insistons encore sur l'égalité de dignité entre l’homme et de la femme. Dans tout l’univers créé, l’homme « ne trouva pas l’aide qui lui soit accordée ». Mais devant la femme, différente mais égale, il s’écrie : « Voici cette fois l’os de mes os et la chair de ma chair… »[31]. La création de l’homme, homme et femme, consacre une différence de sexe qui n’altère en rien l’égale dignité mais offre à l’homme une autre manière de participer à la création. L’image de Dieu se précise dans la communion des personnes tout en soulignant l’unité de provenance[32]. L’homme et la femme reçoivent une première mission : celle de s’unir et d’être « féconds et prolifiques »,[33] Est ainsi affirmé le principe fondateur de la famille, fruit de la rencontre d’un homme et d’une femme.[34] Avec l’homme et la femme, est fondée la première communauté : la famille qui apparaît comme la cellule de base de la société (« …​ multipliez, remplissez la terre…​ »), antérieure à l’État du moins à l’origine. Depuis lors, toute famille se constitue à l’intérieur d’une structure politique sur laquelle néanmoins, elle l’emporte en dignité en fonction justement de son origine.

Cette importance de la famille exige, dans le travail, une juste rémunération c’est-à-dire « celle qui sera suffisante pour fonder et faire vivre dignement sa famille et en assurer l’avenir ».[35]

L’homme est donc social par nature (« Il n’est pas bon que l’homme soit seul »[36]). Cette sociabilité qui est une fraternité (nous sommes tous à l’image d’un même Père) ne dissout en rien la valeur individuelle et rend possible la solidarité. Nous sommes différents pour que nous ayons besoin les uns des autres. Faite d’une des côtes de l’homme, c’est-à-dire à côté de l’homme, la femme lui est semblable tout en étant autre, aide assortie c’est-à-dire qui convient, qui complète, de la même sorte mais différente puisqu’elle peut être une aide. Il en va ainsi de tout homme, de toute femme.

Dans une entreprise, les différentes personnes forment une communauté. En son sein, « doivent s’unir de quelque manière et les travailleurs et ceux qui disposent des moyens de production ou en sont propriétaires. »[37] Affirmation contestée par ceux qui pensent que le progrès social ne peut advenir qu’à travers la lutte des classes comme si les intérêts des uns et des autres étaient nécessairement opposés.

La seconde mission reçue est de travailler. Humble et grand à la fois, créé à l’image d’un Dieu créateur, l’homme est appelé à coopérer à la création, avec son intelligence, sa volonté et son amour, par le travail notamment, qui n’est pas une malédiction, une conséquence de son péché. Il est invité à « dominer », « soumettre » la terre et tout ce qu’elle contient.[38] L’homme est placé « dans le jardin d’Eden pour le cultiver et le garder »[39] Le travail n’est donc pas, comme on l’a entendu parfois, une punition pour le péché de l’homme. C’est la pénibilité du travail qui sanctionnera la faute[40]. Le travail est inscrit dans la nature de l’homme. Le travail est un bien,

« Pas seulement un bien « utile » ou dont on peut « jouir », mais il est un bien « digne », c’est-à-dire qu’il correspond à la dignité de l’homme, un bien qui exprime cette dignité et qui l’accroît. »[41]

De plus, son champ d’action est aussi vaste que le monde puisque celui-ci n’a pas le caractère divin qui le préserverait de l’ouvrage de l’homme. L’image de Dieu n’est évoquée pour aucune autre créature que l’homme. Sont révoqués dès lors tous les panthéismes[42], paganismes[43], animismes[44], totémismes[45] de toutes sortes qui ont dispersé la divinité dans la nature entière ou dans certains de ses éléments sacralisés ou offert à des rites divers des êtres ou des choses. Il est indéniable que la désacralisation de la nature fut et reste indispensable au progrès technique qui, il faut bien le reconnaître, fut paralysé durant l’Antiquité, par exemple, malgré des connaissances théoriques remarquables, soit par la conviction que tout était « plein de dieux », soit par l’idée que la matière est impure[46] et donc que les tâches matérielles et ceux qui les exercent sont méprisables.

Aujourd’hui se répand une tendance à resacraliser d’une certaine manière la nature. Certains penseurs, écologistes, véganistes[47] refusent à l’homme tout statut supérieur. Ils prônent un égalitarisme biocentrique : toutes les espèces y compris l’espèce humaine jouissent de droits égaux. La nature qui dans la conception biblique est objet de devoirs, devient sujet de droits.[48] Toute différence entre les personnes et notamment les animaux est abolie. Cette pensée qui se teinte parfois de misanthropie réagit contre les graves destructions du milieu de vie auxquelles l’homme moderne, nouveau Prométhée, s’est trop souvent livré mais emportée par son amour de la nature et sa méfiance vis-à-vis de l’homme, elle en arrive à nier ou à refuser toute primauté humaine. Or la vision de la Genèse qui établit clairement la supériorité de l’homme puisque lui seul est à l’image de Dieu, n’implique nullement que les hommes peuvent s’associer sans réserve au projet cartésien de se « rendre comme maîtres et possesseurs de la nature »[49]. La nature, en effet, est l’œuvre de Dieu, elle est bonne, dit le texte, et l’homme est placé dans le jardin pour le cultiver et le garder, non pour le détruire. Nous devons prendre conscience que « tout ce qui, dans l’ensemble de l’œuvre de production économique, provient de l’homme, aussi bien le travail que l’ensemble des moyens de production et la technique qui leur est liée (c’est-à-dire la capacité de mettre en œuvre ces moyens dans le travail), suppose ces richesses et ces ressources du monde visible que l’homme trouve, mais qu’il ne crée pas. Il les trouve, en un certain sens, déjà prêtes, préparées pour leur découverte et leur utilisation correcte dans le processus de production. En toute phase du développement de son travail, l’homme rencontre le fait que tout lui est principalement donné par la « nature », autrement dit, en définitive, par le Créateur. »[50]

L’homme est à l’image d’un Dieu tout-puissant mais un Dieu qui ne manifeste pas la volonté de gérer directement la terre qu’il a créée. Il en charge l’homme qui a été doté des pouvoirs nécessaires. L’homme « peut », dans les deux sens du verbe « pouvoir » qui évoque ce qu’on est capable de faire et ce qu’on est autorisé à faire. L’on est autorisé à faire dans la mesure où l’on est capable de faire. Voilà une leçon intéressante qui nous montre qu’un pouvoir réputé supérieur (Dieu) doit laisser aux pouvoirs réputés inférieurs (les hommes) le libre exercice responsable de leurs capacités[51]. C’est le fondement du principe de subsidiarité, essentiel en politique comme dans le domaine de l’entreprise. Dans un texte biblique ultérieur, écrit environ deux cents ans avant Jésus-Christ, on trouve, à propos de la création, cette formule révélatrice : « Lui-même a créé l’homme au commencement et l’a laissé à son propre conseil. »[52] C’est pourquoi l’homme qui travaille, doit « avoir conscience que même s’il travaille dans une propriété collective, il travaille en même temps « à son compte » ».[53]

Le « pouvoir » de l’homme s’exerce dans deux domaines. Tout d’abord un pouvoir dans les relations avec les autres hommes. La sociabilité implique la nécessité d’une autorité (politique) indispensable à la subsistance d’une société. Ce pouvoir a été donné à tous les hommes qui ensuite choisiront le mode d’exercice de l’autorité à travers des formules de participation.

Le « pouvoir » s’entend aussi sur le plan économique où il s’identifie à la propriété c’est-à-dire au pouvoir de l’homme dans ses relations avec les choses, dans la gestion de la terre. Pouvoir donné de nouveau à tous les hommes : les biens sont donc destinés à tous. Ici aussi il faudra trouver des formules pratiques de répartition des biens. Et donc ce droit à la propriété n’est pas illimité puisque les biens sont destinés à tous. La destination universelle des biens justifie et limite le droit à la propriété privée.

C’est pourquoi « le droit à la propriété privée même lorsqu’il s’agit des moyens de production […​] est subordonné à celui de l’usage commun, à la destination universelle des biens ». Ces biens « ne sauraient être possédés contre le travail, et ne peuvent être non plus possédés pour posséder […​] ». C’est pourquoi aussi « on ne peut pas exclure […​] la socialisation, sous les conditions qui conviennent, de certains moyens de production ».[54]

Nous reviendrons un peu plus loin à ce principe.

Et puisque la terre a été donnée à tous et que l’homme est invité à remplir la terre[55], on peut ajouter un troisième pouvoir : celui de circuler. Voilà un principe qui doit éclairer le problème des migrations : « l’homme a le droit de quitter son pays d’origine pour divers motifs — comme aussi d’y retourner — et de chercher de meilleures conditions de vie dans un autre pays. »[56]

Qui dit pouvoir dit donc liberté mais une liberté qui n’est pas illimitée, une liberté relative. L’homme a des missions : être fécond, régner, dominer, cultiver, garder, donner un nom aux animaux. Ces missions l’homme a le pouvoir de les réaliser par son intelligence et sa libre volonté. Sa liberté est presque illimitée mais n’est pas illimitée : « Tu pourras manger de tout arbre du jardin, mais tu ne mangeras pas de l’arbre de la connaissance de ce qui est bon ou mauvais car, du jour où tu en mangeras, tu devras mourir. »[57] Il existe une limite morale à l’action de l’homme. Ce n’est pas lui qui décide de ce qui est bien et de ce qui est mal. Ce qui est bien pour lui comme ce qui est mal pour lui est inscrit dans sa nature même. Ce qui est bien c’est ce qui lui permet d’être homme, pleinement homme (digne, solidaire, etc.), ce qui est mal c’est ce qui contredit sa nature, entache sa dignité, le rend asocial, le détruit contrairement à ce que prétend le Malin[58], contrairement à ce que nous prétendons quand nous faisons le malin…​

On peut encore découvrir deux principes importants.

Tout d’abord, on constate que l’homme est créé pour la paix, c’est ce que signifie le fait qu’il est créé végétarien : « Voici, je vous donne toute herbe qui porte sa semence sur toute la surface de la terre et tout arbre dont le fruit porte sa semence ; ce sera votre nourriture. À toute bête de la terre, à tout oiseau du ciel, à tout ce qui remue sur la terre et qui a souffle de vie, je donne pour nourriture toute herbe mûrissante. »[59] Toute violence est contraire à sa nature. La guerre comme la lutte des classes ne peuvent assurer le bonheur. La solidarité « ne doit jamais être fermeture au dialogue et à la collaboration avec les autres…​ »[60]

Enfin, « Dieu acheva au septième jour l’œuvre qu’il avait faite, il arrêta au septième jour toute l’œuvre qu’il faisait. Dieu bénit le septième jour et le consacra car il avait alors arrêté toute l’œuvre que lui-même avait créée par son action. »[61] Ce passage établit certes la nécessité de prendre du repos, à l’image de Dieu mais il nous montre en résumé que l’homme vit dans l’intimité de Dieu, dans sa vie personnelle comme dans sa vie sociale. Chacun est invité à rester au moins ouvert à la possibilité d’un Dieu, à accepter son alliance s’il le découvre ou, au minimum respecter le projet qu’il aurait, dit-on, manifesté. En tout cas, toute organisation politique, sociale, économique qui se ferme sur elle-même, qui se replie sur l’unique temporel, qui refuse toute possibilité d’un en-deçà, d’un par-delà, d’un au-delà de la destinée humaine sera — on le constate d’ailleurs dans les sociétés radicalement athées, laïcistes — une mutilation grave, un étouffement des aspirations les plus profondes et les plus libératrices. De plus en plus d’entreprises et d’organisations professionnelles réfléchissent aujourd’hui à la place de la religion dans l’entreprise, souvent à cause de la présence de travailleurs musulmans.


1. « Le biologiste et le psychologue considérant l’homme en soi, c’est-à-dire en dehors des produits de son activité (de sa culture), se trouvent dans l’obligation de reconnaître les caractères, les propriétés qui n’existent que dans l’espèce Homo sapiens. » Pierre-Paul Grassé, L’homme en accusation, De la biologie à la politique, Albin Michel, 1980, pp.196-197. L’auteur (1895-1985) est un biologiste reconnu mondialement.
2. BARBOTIN Ed.et G. CHANTRAINE G., Catéchèse et culture, Culture et vérité, 1977.
3. ARISTOTE écrit : « Il est manifeste […​] que la cité fait partie des choses naturelles, et que l’être humain est par nature un animal politique, et que celui qui est hors cité, naturellement et non par hasard, est soit un être dégradé, soit un être surhumain, et il est comme celui qui est injurié par Homère : sans lignage, sans loi, sans foyer. Car un tel individu est du même coup naturellement passionné de guerre, étant comme un pion isolé dans un jeu. » (Les Politiques, I, 2, 1252b)
4. Les deux premiers chapitres du livre de la Genèse (Gn) enchaînent deux récits de la création. Le premier, est appelé sacerdotal parce qu’il a été sans doute écrit par un prêtre lors de l’exil à Babylone (entre 587 et 538 av. J.-C.). Le second appelé yahviste est plus ancien : il a été écrit vers 950 av. J.-C..
5. Friedrich Hayek (1899-1992). Prix Nobel d’économie en 1974.
6. BRUN Jean (1919-1994), L’Europe philosophe, 25 siècles de pensée occidentale, Stock, 1988, pp. 9-10. Il fut professeur à l’université de Dijon.
7. Id. p. 10.
8. Id. p. 368.
9. Oeuvres, Économie I, Le capital, Livre I, troisième section, chapitre VII, I, Bibliothèque de la Pléiade, NRF, 1965, pp. 727-728.
10. JEAN-PAUL II, Le travail humain, 1981, n° 9.
11. Qualités, propriétés innées.
12. MOULIN Léo, L’Occident n’est pas un accident, in Géopolitique, n° 20, Hiver 1987-1988, pp. 59-60. Léo Moulin (1906-1996) est un sociologue diplômé de l’Université libre de Bruxelles où il fut président du Cercle du Libre Examen. Il fut, entre autres, professeur au Collège d’Europe à Bruges et président de l’Institut belge de science politique. Le Collège d’Europe est un établissement d’enseignement supérieur spécialisé dans la formation aux matières liées aux affaires européennes : « La mission du Collège d’Europe, depuis sa création est de former des étudiants de niveau postuniversitaire, triés sur le volet, aux questions politiques, juridiques, économiques et internationales ainsi qu’aux défis de ce processus unique. Ceci non pas pour l’amour de l’art, mais afin de les préparer à des fonctions de responsabilité, nécessitant une compréhension profonde des enjeux européens. » (cf. https://www.coleurope.eu/fr/pourquoi-venir-etudier-au-college-deurope).
13. « Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance » (Gn 1, 26). Et le texte insiste : « Dieu créa l’homme à son image ; à l’image de Dieu, il le créa, mâle et femelle, il les créa. »(Gn 1, 27). Dans le Psaume 8, on peut même lire : « Tu as fait de lui presque l’égal d’un dieu… ». On peut lire aussi une belle description in Si 17, 1-12.
14. « …​ à l’image de Dieu, il le créa, mâle et femelle, il les créa. » (Gn 1, 27).
15. « …​ on ne peut se contenter de voir dans le premier Adam un individu parmi les autres. C’est ce qu’implique le passage étonnant du singulier au pluriel dans la parole du Dieu créateur : « faisons Adam à notre image …​ et qu’ils dominent…​ » (Gn 1, 26) […​] l’ancêtre inclut en lui tous ses descendants […​]. » (Article Adam in Vocabulaire de théologie biblique, Cerf, 2005).
16. 1901-1989. Empereur du Japon. Après la défaite de son pays, le 1er janvier 1946, dans un discours radiodiffusé, il renonça à sa nature de « divinité à forme humaine ».
17. Cf. MOULIN Léo, Moi…​ et les autres, Petit traité de l’agressivité au quotidien, Labor, 2002.
18. « Le désir d’autodéification de l’homme commande toute l’Histoire et a conduit l’humanité d’aujourd’hui à se fabriquer de nouveaux dieux, ils se recrutent parmi ces vedettes de l’actualité dont tous les media nous offrent des icônes à adorer : dieux du stade, de la chanson, du cinéma, de la presse, de la télévision, des records en tout genre et de la politique dont le show business organise les liturgies théâtrales. » (BRUN Jean, op. cit., p. 365).
19. Considérer tout homme comme une image de Dieu bouleverse profondément les rapports humains. Voici un exemple emprunté à l’histoire du XVIe siècle. Les Espagnols sont arrivés en Amérique, ils y ont découvert des hommes mais une question va se poser : sont-ce des hommes ? Ils vivent presque nus, polygames, anthropophages, bref ce sont des barbares qu’il est juste, semble-t-il, d’asservir, de mettre sous tutelle et dont les terres et les biens peuvent être confisqués avec la bénédiction du pape, des théologiens et des autorités politiques qui se réfèrent plus à la philosophie grecque qui hiérarchise les individus et défend la thèse des esclaves-nés, qu’à la Bible ! Seul contre tous ou presque, Francisco de Vitoria, (1483-1546), professeur à l’université de Salamanque, considéré comme le père du droit international, à la lumière de ces textes de la Genèse, va établir que l’empereur n’a pas le droit de s’emparer des territoires des Indiens, que ceux-ci ont le droit d’être propriétaires de leurs terres et d’exercer leur autorité politique. Pourquoi ? parce que les Indiens, tout pécheurs qu’ils soient, sont à l’image de Dieu et le restent. L’égalité de dignité, Vitoria l’étendra à la nation estimant que le moindre royaume indien vaut autant que l’immense empire espagnol. Aujourd’hui, Vitoria affirmerait que les États-Unis, dans le concert des Nations-Unies, n’ont pas à avoir une voix prépondérante par rapport au Grand-Duché de Luxembourg ! Vitoria écrit dans son cours De Indis, 1539 : « En admettant que l’empereur soit le maître du monde, il ne pourrait pas, pour autant, occuper les territoires barbares, ni instituer de nouveaux maîtres, ni déposer les anciens, ni percevoir les impôts. Ceux-là même, en effet, qui attribuent à l’empereur un pouvoir sur le monde, ne disent pas qu’il a sur lui un pouvoir de possession, mais seulement un pouvoir de juridiction. Or ce droit ne l’autorise pas à annexer des provinces à son profit personnel, ni à distribuer, à son gré, des places fortes et même des terres. De ce qui précède, il ressort donc clairement que les Espagnols ne peuvent s’emparer des territoires des Indiens, en vertu du pouvoir universel de l’Empereur. »
   « Ni le péché d’infidélité, ni d’autres péchés mortels n’empêchent les Indiens d’être véritablement propriétaires, tant au plan public que privé, et, à ce titre, les chrétiens ne peuvent s’emparer de leurs biens. […] Il est clair que les Indiens ont, sans aucun doute, un véritable pouvoir, tant public que privé. »
   « Le pouvoir se fonde sur l’image de Dieu. Mais c’est par sa nature que l’homme est l’image de Dieu, c’est-à-dire par ses puissances rationnelles. Cette image ne se perd donc pas par le péché mortel. »
20. JEAN-PAUL II, Encyclique Laborem exercens sur le travail humain, 1981, n° 6.
21. Gn 1, 31.
22. JEAN-PAUL II, A l’image de Dieu, homme et femme, Cerf, 1980, p. 17.
23. Cette affirmation contredit la thèse essentielle de l’antispécisme. L’antispécisme est une idéologie qui « considère que l’espèce à laquelle appartient un animal n’est pas un critère pertinent pour décider de la manière dont on doit le traiter et de la considération morale qu’on doit lui accorder. L’antispécisme s’oppose au spécisme (concept forgé par les antispécistes sur le modèle du racisme), qui place l’espèce humaine avant toutes les autres ». (Wikipédia) Par exemple, un des pères de ce courant de pensée affirme : « Je soutiens qu’il ne peut y avoir aucune raison — hormis le désir égoïste de préserver les privilèges du groupe exploiteur — de refuser d’étendre le principe fondamental d’égalité de considération des intérêts aux membres des autres espèces. » (SINGER Peter, La libération animale, Grasset, 1993).
24. Gn 2, 20.
25. Encyclique Laborem exercens, op. cit., n° 13.
26. Gn 2, 7.
27. Gn 2, 7.
28. Gn 3, 5.
29. HAVEL Vaclav, L’angoisse de la liberté, L’Aube, 1994, p. 168.
30. 1936-2011. Cet écrivain tchèque fut une figure majeure de l’opposition au communisme dans son pays. Après la chute du régime, il fut président de la république de 1989à 2003. Il a laissé, outre des œuvres littéraires, toute une série d’ouvrages de philosophie politique particulièrement intéressants.
31. Gn 2, 20-21.
32. En hébreu, l’étymologie le souligne clairement : ishsha (la femme) a été tirée de ish (l’homme). On peut aussi citer Paul (1 Cor 11, 12):  »…​ si la femme a été tirée de l’homme, l’homme, de son côté, naît de la femme, et tous deux viennent de Dieu ».
33. Gn 1, 28.
34. La sexualité est donc bonne, dans le plan de Dieu. C’est la concupiscence, la convoitise qui seront la conséquence du péché. (Cf. Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, I, qu. 98, a.2 et FRANCOIS : « la sexualité est grande, […​] un don de Dieu », in Discours aux jeunes du diocèse de Grenoble, 17 septembre 2018)
35. Laborem exercens, op. cit., n° 19.
36. Gn 2, 18.
37. Laborem exercens, op. cit., n° 20.
38. Gn 1, 26 et 28.
39. Gn 2, 15.
40. C’est après avoir rompu l’alliance avec son Créateur que l’homme entend : « Maudit soit le sol à cause de toi ! Avec peine tu en tireras ta nourriture tous les jours de ta vie ». (Gn 3, 17).
41. Laborem exercens, op. cit., n° 9.
42. Doctrines dans lesquelles Dieu n’est que le monde considéré dans son unité et sa totalité. C’est le cas, notamment, dans la plupart des philosophies de l’Inde.
43. Se dit des diverses religions polythéistes de toutes époques et particulièrement du polythéisme gréco-romain qui peut être aussi considéré comme un naturalisme dans la mesure où « la Nature elle-même (…​) dont les êtres humains sont un des éléments, est tout entière sacralisée et envisagée comme le réceptacle où se fondent, pour en rejaillir perpétuellement, les innombrables forces et influences ressenties comme transcendantes. » (Dictionnaire des religions, Presses universitaires de France, 1984).
44. « Au sens le plus large, le terme désigne l’ensemble des croyances en un principe supérieur (« force vitale » ou « âme ») qui réside dans les lieux et les objets. » (Dictionnaire des religions, op. cit..)
45. « Le totem […​] est un animal ou un végétal, parfois un phénomène naturel, associé à la vie d’un groupe […​] à la façon d’un ancêtre, objet de crainte, de révérence et de culte. » (Dictionnaire des religions, op. cit..).
46. La Genèse, sans sacraliser la nature, ne la considère pas comme impure, au contraire, comme le répète le texte : « Dieu vit que cela était bon » (Gn 1, 3-25).
47. Le véganisme ou végétalisme intégral exclut tout produit issu des animaux, de leur exploitation ou testé sur eux.(Wikipedia)
48. Cf. SERRES Michel, Le contrat naturel, François Bourin, 1990, pp. 51-84. le monde, ou plutôt le Monde, d’objet devient sujet. (Cf. SERRES Michel, Temps des crises, Le Pommier, 2009, pp. 51-52.)
49. DESCARTES R. (1596-1650), Discours de la méthode, Sixième partie.
50. Laborem exercens, op. cit., n° 12.
51. Relisons les textes. Dieu constate : « …il n’y avait pas d’homme pour cultiver le sol… » (Gn 2, 5 ). Faisons attention aux agents et aux verbes employés : « *Soumettez* les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et toute bête qui remue sur la terre ! […] Voici, je vous donne toute herbe qui porte sa semence sur toute la surface de la terre et tout arbre dont le fruit porte sa semence… » (Gn 1, 28-29); « Le Seigneur prit l’homme et l’établit dans le jardin d’Eden pour cultiver le sol et le garder* […] *l’homme désigna par leur nom tout bétail, tout oiseau du ciel et toute bête des champs… » (Gn 2, 15 et 20); « Soyez féconds et prolifiques, remplissez la terre et dominez-la » (Gn 1, 27-28); « *Soumettez* les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et toute bête qui remue sur la terre ! […] Voici, je vous donne toute herbe qui porte sa semence sur toute la surface de la terre et tout arbre dont le fruit porte sa semence… » (Gn 1, 28-29).
52. Si 15, 14.
53. Laborem exercens, op. cit., n° 15. Le texte continue : « Cette conscience se trouve étouffée en lui dans un système de centralisation bureaucratique excessive où le travailleur se perçoit davantage comme l’engrenage d’un grand mécanisme dirigé d’en-haut et — à plus d’un titre — comme un simple instrument de production que comme un véritable sujet de travail, doué d’initiative propre. »
54. Laborem exercens, op. cit., n° 14.
55. Gn 1. 28.
56. Laborem exercens, op. cit., n° 23. Le texte demande, avec logique, que ce travailleur « ne soit pas désavantagé dans le domaine des droits relatifs au travail par rapport aux autres travailleurs de cette société. […​] La valeur du travail doit être estimée avec la même mesure et non en considération de la différence de nationalité, de religion ou de race. À plus forte raison ne peut-on exploiter la situation de contrainte dans laquelle se trouve l’immigré. »
57. Gn 2, 16-17.
58. « Non, vous ne mourrez pas, mais Dieu sait que le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront et vous serez comme des dieux. »(Gn 3, 4-5).
59. Gn 1, 29-30.
60. Laborem exercens, op. cit., n°8. On peut lire tout le chapitre III de l’encyclique sur l’historique et les causes du conflit entre le capital et le travail.
61. Gn 2, 2-3.

⁢En résumé

Les valeurs et principes découverts

Une éthique d’entreprise ne sera pleinement humaine et épanouissante que dans la mesure où elle s’inspire des principes fondamentaux de toute éthique :

Reconnaître l’égalité de dignité de toute personne, tous les hommes étant frères, enfants d’un même Père, diront les croyants.
Accorder la priorité à la personne sur les choses et donc sur le capital.
Veiller au bien commun de toutes les personnes à l’intérieur comme à l’extérieur de l’entreprise.
Travailler à la solidarité des travailleurs et avec les travailleurs.

Toute entreprise doit être une société, c’est-à-dire un rassemblement de personnes où chacun se soucie de l’autre. Où chaque personne est en même temps soucieuse de soi et d’autrui. En effet, par nature, chacun est « être pour soi et pour autrui ». Au contraire, dans ce qu’on peut appeler une « dissociété », l’être pour soi est exalté et l’être pour autrui étouffé. Par opposition, dans une hypersociété, l’être pour soi est étouffé et l’être pour autrui exalté. Quant à la société totalitaire, elle étouffe l’être pour soi et l’être pour autrui.[1]

Veiller à la subsidiarité qui marie l’autorité entendue comme capacité, la liberté et la responsabilité.
Permettre l’accès à la propriété grâce à un juste salaire.
Garder le souci de la famille dans l’organisation et la rémunération du travail.
Maintenir la paix sociale par la concertation.
Être ouvert au mystère en respectant les consciences.

N’oublions pas :

La destination universelle des biens

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Ce principe se fonde sur le fait que la terre a été donnée en gestion à Adam, c’est-à-dire aux hommes.[2] À tous les hommes la terre est un bien commun.

Il faut éviter de confondre cette notion avec celle d’intérêt général.

Laura Rizzerio, professeur de philosophie à l’Université de Namur, nous explique la différence :

« En lisant Aristote, on peut dire que l’intérêt général reste lié à ce qui est de l’ordre de l’utilitaire, et à la somme des intérêts particulier. Le bien commun — qui doit être recherché par le politique, dit Aristote — dépasse la seule recherche des besoins essentiels. Il a pour objet d’offrir un cadre sociétal qui donne à l’homme le moyen de pouvoir accéder à la plénitude de son humanité et de sa liberté. »[3]

Toujours en référence à Aristote, elle désigne comme biens communs, comme éléments du « cadre sociétal » nécessaire à la croissance de la personne humaine : la paix, la sécurité et l’amitié. Elle ajoute, sensible à l’actualité marquée par les manifestations de collégiens en faveur de l’environnement que la terre est un bien commun. Nous pourrions aussi rappeler que nous avons un autre bien commun fondamental qui est notre humanité, notre nature humaine, à développer et respecter.

Par contre, Laurent de Briey ne fait pas la distinction soulignée :

« La recherche du bien commun », c’est « la recherche collective de l’intérêt général ». Les valeurs communes sont nécessaires mais leur choix « relève de l’autonomie collective ». « Seule la discussion démocratique doit déterminer les valeurs adoptées par la communauté. L’autonomie collective n’implique pas la promotion d’un ensemble de valeurs propres à une tradition culturelle ou religieuse particulière. C’est au débat politique qu’il revient de déterminer les valeurs dans lesquelles la communauté se reconnaît. Cela n’exclut pas, cependant, que des valeurs inspirées par des convictions religieuses soient défendues par certains au sein de ce débat. »[4]

Allons-nous vivre ensemble dans la diversité, sous la loi, le règlement que nous aurons choisi ou que l’on nous aura imposé ou bien chercherons-nous à vivre ensemble selon le bien, un bien commun, en tout cas selon notre bien commun le plus fondamental : notre humanité, substrat de biens communs plus spécifiques ?

Au lieu d’accepter que nos volontés se heurtent et que s’ensuivent des luttes continuelles ou récurrentes, il nous est proposé d’envisager les rapports humains sur le modèle des rapports entre l’homme et la femme qui renoncent à une partie de leur bien personnel en vue d’un bien commun supérieur, en l’occurrence l’enfant.[5]

Nous sommes tous différents et parfois même très différents par notre tempérament, notre culture, notre philosophie ou notre religion mais aussi différent que soit l’autre, il y aura toujours un bien objectif auquel il sera attaché aussi bien que moi : une œuvre commune, un souci de sécurité, un besoin de reconnaissance, de bien-être psychologique ou matériel, un « cadre sociétal » adapté qui permette à chacun de croître en humanité, etc…​

Notre époque très tourmentée et qui est, semble-t-il, toujours en crise semble nous offrir une belle opportunité pour vivre ces principes notamment dans les relations de travail et, d’une manière plus générale, dans le monde économique.

C’est du moins le souci de cette chercheuse uruguayenne[6] qui enseigne actuellement en France : Elena Lasida, auteur, entre autres d’un livre au titre significatif : Le goût de l’autre, la crise, une chance pour réinventer le lien.[7] Elle écrit :

« Dans les relations marchandes, le principe de gratuité et la logique du don, comme expression de la fraternité, peuvent et doivent trouver leur place à l’intérieur de l’activité économique normale. »

« L’économie n’a pas pour but la satisfaction des besoins, mais le développement de la capacité créatrice de l’humain. »

Mais de quoi l’homme a-t-il vraiment besoin, de quoi a-t-il soif ? Elle répond que la vraie autonomie n’est pas l’individualisme mais l’interdépendance : « l’identité est toujours une histoire de rencontre ».

Christianisme et mémoires en Provence : Le goût de l’autre de Elena Lasida

Il faut remplacer le contrat par l’alliance et favoriser l’échange plutôt que le transfert pour « une économie au service du savoir-vivre plutôt que du savoir-faire, du bien-être ensemble plutôt que de la prospérité partagée ».

Résultat de recherche d’images pour « respect la dignité du travailleur »


1. Nous nous référons ici à l’analyse de Jacques Généreux, in La dissociété, À la recherche du progrès humain, Points, 2006. Pour cet auteur qui a travaillé à l’élaboration du programme de La France insoumise, parti d’extrême-gauche fondé par Jean-Luc Mélanchon, « on ne sort de l’alternative dissociété/hypêrsociété qu’en reconnaissant l’indissociabilité de nos aspirations ontogéniques à « être soi, pour soi » et à « être avec et pour autrui », qu’en acceptant la permanence de la tension entre ces aspirations ». Ces « aspirations ontogéniques », c’est-à-dire liées au développement biologique de l’individu, ne peuvent-elles nous faire penser aux « inclinations naturelles » de Thomas d’Aquin ?
2. « Dieu a destiné la terre et tout ce qu’elle contient à l’usage de tous les hommes et de tous les peuples, en sorte que les biens de la création doivent équitablement affluer entre les mains de tous, selon la règle de la justice, inséparable de la charité. » (Conseil pontifical « Justice et paix », Compendium de la doctrine sociale de l’Eglise, Libreria editrice vaticana, 2005, §171)
3. La Libre Belgique, 27 mars 2019.
4. BRIEY, Laurent de, Le sens du politique, Essai sur l’humanisme démocratique, Mardaga, 2009, pp. 254-255. Laurent de Briey est philosophe et économiste, professeur à l’Université de Namur. Il dirige aussi le CEPESS, Centre d’études politiques, économiques et sociales du CDH, aujourd’hui « Les engagés ».
5. Ce fut la grande idée de Gaston Fessard (1897-1978) qui interpellé par les déchirements qu’a connus la France de son époque, tiraillée, avant guerre, par l’opposition des pacifistes et des nationalistes, par la lutte entre collaborateurs et résistants pendant la guerre puis par les tensions entre démocrates et marxistes, après la guerre, a montré que la société pour se construire doit dépasser la dialectique du maître et de l’esclave qui informait le nazisme comme le communisme, par la dialectique amoureuse de l’homme et de la femme pour faire surgir un bien commun supérieur.
6. Elle est Docteur en sciences sociales et économiques, spécialiste de l’économie sociale et solidaire, du développement durable et des rapports entre économie et théologie.
7. Albin-Michel, 2011.

⁢II. Conséquences et confirmations

⁢A. La qualité des hommes

Mais suffit-il de proclamer des principes, d’établir des règles ? Certes, c’est une étape importante mais les règles et les principes ne sont rien s’ils ne sont animés, mis en œuvre par des hommes et des femmes convaincus de leur pertinence. En effet, qu’est-ce qu’une entreprise fondamentalement ? Répétons-le : c’est une communauté de personnes au service d’autres personnes. Qui dit communauté dit règles bien sûr et donc implique une éthique qui regroupe des règles écrites et d’autres non-écrites puisqu’il s’agit de personnes impliquées intégralement. On ne s’adresse pas simplement à des travailleurs, à des êtres « unidimensionnels » comme disait Herbert Marcuse[1], producteurs et consommateurs. On s’adresse à des personnes. Comme le relevait par une image et avec bon sens un écrivain :

« Chaque week-end, l’homme unidimensionnel se métamorphose dans sa résidence secondaire en homme multidimensionnel, partagé entre le monde abstrait de la marchandise et le monde concret des animaux et des plantes. »[2]

Ce sont en effet des êtres complets, doués certes, on l’espère, d’une compétence professionnelle mais aussi riches d’un tempérament particulier, de liens familiaux, amicaux, d’intérêts externes, de convictions politiques, philosophiques, religieuses. Le but de cette communauté, comme de toute communauté est de bien vivre ensemble, et pas seulement de vivre ensemble juxtaposés et sans heurts grâce à un règlement. Comme il s’agit de personnes « multidimensionnelles », comme dit plus haut, il s’agit de privilégier avant tout leur bien commun, c’est-à-dire leur humanité, les invariants humains définis précédemment. La règle, aussi pertinente soit-elle ne suffit pas car il y a dans chaque personne un lieu irréductible, une force de résistance contre laquelle le corps de lois le plus remarquable ne peut rien : la conscience. Non pas la conscience psychologique mais la conscience morale qui est un vrai sanctuaire, le noyau le plus intime de la personne, le siège de la liberté qui est, sans conteste, le signe le plus manifeste de la transcendance de la personne sur l’histoire, sur les conditions matérielles cde l’existence. Elle est propre à chaque sujet, elle est le lieu où raison et liberté dialoguent. Aucune autorité humaine ne peut contraindre la conscience, elle est l’instance suprême du jugement et de la décision. Voilà une limite précieuse et respectable, voilà pourquoi l’éthique indispensable par ailleurs ne résout pas tout. Voilà pourquoi il est primordial que l’entreprise soit animée par des hommes et des femmes imprégnés des qualités nécessaires à leur application.

Quelles qualités ? Essentiellement, dirais-je,

« une disposition permanente à vouloir le bien »,

c’est-à-dire à respecter la dignité et la juste autonomie de chacun, à être solidaire de tous, soucieux de justice et de paix notamment dans l’entreprise. Autrement dit - et voici après le mot « morale » un autre mot tombé apparemment en désuétude - est nécessaire ce qu’on appelle la « vertu ».[3]

La vertu est cette « disposition permanente à vouloir le bien ». L’invitation à la vertu est importante, incontournable. Le vertueux travaille à la recherche du bien commun, veille à ce que chacun soit respecté en tant que personne, est attaché à la paix, à la fraternité, à la solidarité la plus large possible[4].

La qualité d’une entreprise dépend de la qualité des personnes et pas seulement, répétons-le, des travailleurs. Elle dépend de leur vertu et en particulier de la vertu des leaders.

Le leader vertueux est l’élément clé : il a intériorisé les fondements de l’éthique qui sont devenus, en conscience, librement, ses propres préoccupations parce qu’il en a compris le prix et la conformité à ce qu’il y a de plus profond dans la nature de l’homme, de tout homme.

Comme on ne naît pas vertueux mais qu’on le devient, il faudra tout à l’heure s’efforcer de découvrir ce qu’il faut faire pour être ce leader vertueux et comme la notion de bien recouvre des biens qui sont communs à tous les hommes, la vertu, selon le bien particulier auquel elle s’applique, va se diffracter en vertus (au pluriel).

Les philosophes anciens ont beaucoup écrit sur les vertus et peuvent peut-être nous aider.

PlatonAristoteSaint Thomas d’Aquin

Platon dans la République (IV) énumère et analyse la prudence, la tempérance, la justice ; Aristote (Éthique à Nicomaque, II) décrit la justice, la magnanimité, la libéralité, le courage, l’amitié. Les penseurs chrétiens, saint Thomas, par exemple, reprendront tout cela et ajouteront les vertus théologales qui justifient, vivifient, nourrissent et élèvent toutes ces vertus.

Par la suite, nous le savons, la notion de vertu, comme celle de morale, a été mise en question dans la pensée moderne et post-moderne. Toutefois, aujourd’hui, et même en dehors du monde chrétien, la vertu et les vertus semblent revenir à la mode, poussées peut-être sur le devant de la scène par des hommes qui ont compris le danger et l’incohérence de tous les laissez-faire laissez-passer, qui refusent l’autoritarisme de même que toute dissolution sociale.

Deux exemples parmi d’autres :

André Comte-Sponville s’est rendu célèbre notamment avec son Petit traité des grandes vertus[5]. L’auteur refonde sur la raison les vertus traditionnelles (politesse, fidélité, prudence, tempérance, courage, justice, générosité, compassion, miséricorde, gratitude, humilité, simplicité, tolérance, pureté, douceur, bonne foi, humour, amour).

De son côté, Jean-Luc Mélenchon a publié un petit livre intitulé De la vertu[6]. Cet homme politique français que l’on peut situer à gauche de la gauche est à la tête du mouvement La France insoumise. Loin de moi l’idée d’exalter la pensée de cet auteur, qui est branlante en maints endroits et globalement contestable mais il n’empêche qu’il écrit :

« Aucune action politique ne peut se soustraire à l’exigence de ses liens à une morale universelle et à des principes constants. »[7]

La Vertu (il l’écrit avec une majuscule) « est surtout un principe d’action gouvernant la vie en société [il distingue curieusement morale sociale et morale individuelle]. Un principe conforme à l’intérêt général, qui est bon pour tous quand il est mis en œuvre, et auquel je m’astreins moi-même à titre personnel. La Vertu, c’est donc la passerelle entre ce qui est bon pour tous et ce qui est bon pour soi. »[8] Remplaçons intérêt général par bien commun et nous retrouverons davantage de cohérence.

La vertu


1. 1898-1979. Sociologue et philosophe américain d’origine allemande, auteur notamment de L’homme unidimensionnel, Essai sur l’idéologie de la société industrielle avancée, publié, en français, en 1968 aux Editions de Minuit. Il fut un des maîtres à penser des étudiants révoltés à l’époque.
2. BERL Emmanuel, A contretemps, 1969.
3. Cf. LALANDE André, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Presses universitaires de France, 1983.
4. On peut ici évoquer l'« économie de communion » initiée par Chiara Lubich, fondatrice du mouvement des Focolari, qui, bien consciente du rôle social de l’entreprise a proposé que les bénéfices engendrés, au-delà de ce qui est dû en justice, soient divisés en trois : une part pour la croissance de l’entreprise, une part pour les personnes en difficulté et une part pour développer cette économie.
5. Presses universitaires de France, 1995.
6. Editions de l’O, 2017.
7. Op. cit., p 14.
8. Id., p. 16.

⁢B. Quand un manager lit Aristote

On croira volontiers qu’un peu plus de vertu serait bénéfique dans le monde politique. Mais qu’en est-il dans le monde de l’entreprise et du travail ?

En 2018, a été republié un ouvrage au titre étonnant : Aristote, Leçons pour (re)donner du sens à l’entreprise et au travail[1], ouvrage écrit en 2010 par un spécialiste du management : Bernard Girard[2].

Aristote[3]

Il peut paraître saugrenu, face aux nombreux problèmes économiques et sociaux contemporains d’en appeler à un vieux philosophe qui a vécu dans un contexte radicalement différent du nôtre. Que pourrait-il y avoir en commun entre un atelier de poterie d’Athènes au Ve siècle avant Jésus-Christ et une entreprise de construction automobile du XXIe siècle ? Rien apparemment sauf peut-être l’essentiel : les hommes qui sont au travail. L’intérêt d’Aristote est précisément de nous rappeler les qualités humaines personnelles et non professionnelles nécessaires pour qu’une entreprise fonctionne bien, qu’elle soit artisanale et sommaire ou au contraire robotisée et sophistiquée.

Par ailleurs, il peut être avantageux de vérifier la sagesse découverte dans la Bible par le biais d’un auteur étranger à cette tradition et qui a simplement -si l’on peut dire- mobilisé les capacités de la raison humaine, l’observation et la réflexion.

À la lumière de l’œuvre d’Aristote[4], B. Girard, grâce à une impressionnante connaissance de la littérature consacrée à l’économie et au management, confronte les études les plus récentes et les plus importantes consacrées à la gestion des entreprises avec les intuitions du vieux philosophe, intuitions qu’il corrobore.

L’élément fondamental mis en évidence par Aristote est le fait que

« l’amitié est ce qu’il y a de plus nécessaire pour vivre »[5]

Aristote distingue trois types d’amitiés[6] en fonction de leurs objectifs. L’amitié peut avoir comme objet ce qui est utile, ce qui est agréable ou ce qui est bon. La véritable amitié se développe dans la recherche de ce qui est bon pour l’un et pour l’autre. On pourrait l’appeler la « bienveillance » puisque ce qui la caractérise c’est de veiller au bien de l’autre et, comme nous l’avons vu, le bien renvoie au développement intégral de la personne. L’amitié sera un lien d’autant plus fort qu’elle ne sera pas limitée au plaisir d’être ensemble, au savoir ou au savoir-faire mais qu’elle inclura toute les facettes de la personnalité. À cette condition, l’amitié au sens où Aristote l’entend peut naître aussi bien dans l’égalité que dans l’inégalité.

B. Girard confirme :

« Un salarié n’est pas seulement un producteur dont on peut mesurer la performance, c’est aussi le membre d’un groupe qui dialogue, échange, partage avec ses collègues. Ce lien qu’Aristote appelle amitié est nécessaire au bon fonctionnement d’une organisation, il en est le mortier qui fait tenir ensemble les briques. Encore faut-il savoir la construire ! Et éviter de la détruire lorsqu’elle existe. »[7]

Dans l’entreprise il s’agira de « valoriser les comportements coopératifs »[8] car, pour que cette amitié naisse et se développe, il faut que tous les membres « puissent se connaître », se voir régulièrement, vivre et travailler ensemble assez longtemps. Il s’agira non seulement « de créer des organisations dont la composition, la taille, les modes de fonctionnement favorisent l’émergence et consolident des liens naturels entre leurs membres » mais aussi « des lieux dans lesquels cette amitié peut s’exprimer dans le plaisir et la joie »[9], avec « un intérêt commun bien défini ».[10]

À ce moment, les efforts et les compromis s’acceptent plus facilement. Grâce à un lien social de qualité, le contrôle diminue, l’information passe plus aisément, les incitants externes sont moins nécessaires et la coordination s’améliore.

Le contact personnel, de personne à personne, est donc important. Un vieil ingénieur des mines racontait qu’au début de sa carrière, lorsqu’un problème technique surgissait dans un atelier, l’ingénieur était capable de tomber la veste, retrousser ses manches et montrer à l’ouvrier comment il fallait faire. Par contre, à la fin de sa carrière, les jeunes ingénieurs ne se salissaient jamais les mains, évitaient même de saluer les ouvriers et se sont trouvés confrontés à nombre de grèves de protestation face à l’indifférence et à la distance maintenue.

L'« amitié bienveillante » — est-il nécessaire de le dire ? — n’oblitère pas le souci de la justice et donc d’une juste rémunération[11]. Toujours est-il que cette « amitié bienveillante », cette attention aux autres, leur écoute, renforcent l’autorité : Aristote montre que l’aptitude à commander est étroitement liée à l’aptitude à délibérer[12], c’est-à-dire à discuter avec les autres en vue d’une décision à prendre[13]. Ainsi s’installe la confiance qui « joue […​] un rôle déterminant dans les relations entre salariés dans l’entreprise, entre collègues, entre collaborateurs et leur direction, entre clients et fournisseurs. »[14] De plus, « Celui qui fait confiance peut […​] s’autoriser des audaces qu’il s’interdirait dans un contexte de méfiance.[…​] L’information est plus riche, elle circule mieux. Là est sans doute, la raison de cette corrélation entre confiance et productivité que l’on a souvent observée. […​] La confiance ne se contente donc pas de réduire le coût des contrôles et des transactions, elle rend plus créatif et plus entreprenant. Encore fait-il l’entretenir ! »[15]

La proximité et la confiance peuvent permettre à nouveau la promotion sociale interne battue en brèche trop souvent actuellement par le recrutement de cadres sélectionnés uniquement sur base de diplômes et de CV impressionnants. Ce « parachutage » empêche la promotion des meilleurs, des plus expérimentés au sein de l’entreprise.

Dans la perspective d’un rapprochement entre toutes les personnes membres de la communauté de travail, il est nécessaire, pour éviter de creuser un fossé entre les catégories, de veiller au langage. En effet, « si la langue exprime le lien social, comme le suggère la lecture d’Aristote, celle que l’on parle dans les entreprises raconte une histoire de fracture sociale, de soumission intellectuelle et de violence quotidienne, de stress et de frustration[16]. Ce qui ne laisse guère de place à la délibération sur le juste et l’injuste, l’avantageux et le nuisible…​ »[17] On constate aujourd’hui que « tout le monde ne parle pas la même langue dans les entreprises. Alors même que les signes hiérarchiques tendent à s’estomper, que les dirigeants s’habillent de plus en plus volontiers (au moins le vendredi) comme leurs collaborateurs, acceptent qu’on les appelle par leur prénom et pratiquent assez facilement le tutoiement, les niveaux de langue utilisés tendent à se différencier, à devenir des marqueurs de classe sociale. Les directions n’emploient pas tout à fait le même vocabulaire ni la même syntaxe que les techniciens et cadres moyens. »[18]

Comment espérer souder les hommes s’ils ne parlent pas le même langage ? Comment aussi et fondamentalement les unir s’ils ne sont pas tous tendus vers une même fin ?

Bien définir la fin de l’entreprise, implique un distinguo essentiel. Aristote, à cet endroit, oppose carrément « la recherche de la richesse et celle du bien-être »[19]. Il écrit :

« la richesse n’est évidemment pas le bien recherché[20], c’est seulement une chose utile, un moyen en vue d’une autre chose. »[21]

Trop souvent, les entreprises contemporaines enrichissent les actionnaires, détruisent plus d’emplois qu’elles n’en créent et privent leurs salariés de perspectives de promotion sociale[22]. Or, croissance et bien-être peuvent converger si l’on respecte les droits de l’homme, l’environnement, si l’on développe « des services et des produits qui améliorent réellement le bien-être des consommateurs », et si l’on crée des emplois qui satisfassent « les attentes de la société, à commencer par le désir de donner à ceux qui le souhaitent la possibilité d’une promotion sociale. »[23] La « création d’emplois de qualité, […​] suppose, plus que la croissance, l’invention d’un modèle économique qui sache […​], proposer des salaires élevés et, on y revient, des perspectives de promotion sociale à des salariés toujours plus nombreux. »[24]

Tout travail peut-il concourir au bien-être, à la vie heureuse ? Une lecture sélective ou superficielle d’Aristote pourrait nous laisser penser que seuls les cadres peuvent accéder à cet idéal : « Il est impossible, affirme Aristote, d’accomplir des actes vertueux en menant une vie d’artisan ou de salarié. »[25] Voilà une phrase étonnante quand on voit par ailleurs que ces personnes vulgaires (βάναυσοι), sont indispensables au bien-être de la cité ! En fait, ce que déplore Aristote, c’est le manque de loisirs ou plus exactement de scholè (σχολή) c’est-à-dire de repos, de temps libre. Le mot qui a donné école, à la racine, désigne le repos. Et donc, ce qui est mauvais dans le travail manuel qui, certes, dans l’antiquité est considéré largement avec un certain mépris, c’est l’impossibilité de prendre de la distance, du recul. Ainsi, sur le plan politique, « Appauvrir les sujets est aussi un procédé propre à la tyrannie qui vise à ce que […​] pris par leurs tâches quotidiennes, ils n’aient aucun loisir pour conspirer. »[26]. Pour Aristote, le loisir est « nécessaire à l’estime de soi et à la confiance mutuelle ».[27]

Sont donc contraires à la skolè, sources de vulgarité : « les horaires qui interdisent de libérer du temps libre pour autre chose que du délassement ou des divertissements, la confusion entretenue entre le temps privé et le temps professionnel, l’intrusion permanente du professionnel dans la sphère privée (coups de téléphone pendant les périodes de congé ou de repos, réunions le samedi matin ou tard le soir…​), les tâches qui épuisent au point de rendre impossible toute autre activité. La plupart des emplois ont supprimé la fatigue physique mais d’autres formes de fatigue s’y sont substituées : les déplacements incessants en avion ou en train, les injonctions contradictoires, les charges de travail trop lourdes…​l’incertitude quant à l’avenir de son emploi, de sa position entretenue par promesses et menaces implicites qui forcent à toujours faire plus…​des objectifs toujours plus inaccessibles qui ne laissent aucun répit. »[28]

Autre condition pour que l'« amitié bienveillante » puisse créer, dans l’entreprise, une collaboration de tous en vue de l’œuvre commune qu’est d’abord le bien-être, la vie heureuse : il ne faut pas l’entreprise soit d’une taille démesurée. C’est un point essentiel sur lequel Aristote insiste beaucoup à propos de la cité mais sa réflexion est tout à fait transposable dans le domaine économique. Quelques brèves citations le confirment :

« Qui sera, demande-t-il, le général d’une multitude excessivement grande, et qui son héraut s’il n’a la voix de Stentor[29] ? »[30]

« De même que nous disions que le nombre des habitants doit pouvoir se saisir d’un seul coup d’œil, de même en est-il pour le territoire, un territoire qu’on peut saisir d’un seul coup d’œil étant plus facile à défendre. »[31]

« Il vaut mieux prendre en considération la capacité que la quantité. »[32]

« La loi est un certain ordre, la bonne législation est nécessairement harmonieuse, or un nombre de gens trop important ne peut admettre l’ordre. »[33]

B. Girard commente ces textes en faisant remarquer que « le lien entre la direction et les salariés s’effrite dans les entreprises de trop grande taille, la relation se dépersonnalise. »[34] « Une entreprise n’est évidemment pas une cité et on aurait tort de confondre règlement intérieur et code civil, mais les collaborateurs d’une organisation trop importante peuvent aussi prendre des décisions qui vont à l’encontre de l’intérêt général par ignorance de la situation, des contraintes de collègues installés ailleurs dans l’entreprise.[…​] Plus une organisation est importante, plus elle est complexe, plus les situations à traiter sont différentes, plus il est difficile d’appliquer une même loi (règle) pour tous et donc d’être équitable. » [35]

Ces réflexions semblent de bon sens mais nous verrons plus loin que, même dans de grandes entreprises voire de très grandes entreprises, avec quelques aménagements, l'« amitié » peut se vivre et transformer non seulement les rapports entre les personnes mais aussi la qualité du travail.

Aristote ne confirme-t-il pas, avec un autre langage, bien sûr, ce que nous avons découvert dans le livre de la Genèse ? L’amitié ne crée-t-elle pas la solidarité ? Ne s’exprime-t-elle pas par le souci de l’autre ? N’implique-t-elle pas la justice ? N’est-elle pas le signe que la richesse n’est pas la fin de toute communauté ?

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1. Maxima-Laurent du Mesnil-Éditeur. Cette maison d’édition a comme ambition de « publier les meilleurs livres pour la vie professionnelle et accompagner les lecteurs au-delà de l’entreprise […​]. Maxima s’est fixé pour objectif de rendre accessible à un large public les ouvrages des plus grands spécialistes de l’entreprise (gestion, management, marketing, droit…​), […​] » Cf. https://www.maxima.fr/index-groupe.html
2. Autres livres de cet auteur : Le modèle Google, Une révolution du management, M21 Editions, 2008 ; Avec GENDRON Corinne, Repenser la responsabilité sociale de l’entreprise : L’école de Montréal, Armand Colin, 2013 ; Histoire des théories du management en France, Du début de la révolution industrielle au lendemain de la première guerre mondiale, L’Harmattan, 2015.
3. Aristote avec son Éthique à la main, détail du tableau de Raphaël (1483-1520), L’école d’Athènes.
4. B. Girard se réfère non seulement aux deux ouvrages consacrés à l’éthique : Éthique à Nicomaque et Éthique à Eudème mais aussi aux Politiques et même, dans une moindre mesure, à la Rhétorique. Il ne faut s’étonner de l’utilisation du traité consacré à la politique, à l’organisation de la cité, dans la mesure où on peut considérer que « les entreprises sont des sociétés politiques », des « coalitions politiques » comme l’a montré MARCH James C., in Décisions et organisations, Les éditions d’organisation, 1991, cité in GIRARD, op. cit., pp. 241 et 262, n. 2.
5. « L’amitié est ce qu’il y a de plus nécessaire pour vivre, car sans amis personne ne choisirait de vivre, eût-il tous les autres biens et, de fait, les gens riches, et ceux qui possèdent autorité et pouvoir semblent bien avoir plus que quiconque besoin d’amis : à quoi servirait une pareille prospérité une fois ôtée la possibilité de répandre des bienfaits, laquelle se manifeste principalement et de la façon la plus digne d’éloge, à l’égard des amis ? » (Éthique à Nicomaque, 1155-a). Ailleurs, Aristote écrit : « L’œuvre de la politique consiste surtout, de l’avis général, à engendrer l’amitié. » (Éthique à Eudème, 1234-b).
6. Une des difficultés rencontrées lorsqu’on lit Aristote est le vocabulaire. Le mot peut nous être familier mais il est souvent nécessaire chez le philosophe de bien comprendre comment lui l’entend. Il en est de même, nous le verrons plus loin, pour les mots vertu, autarcie, vie heureuse, prudence.
7. GIRARD B., op. cit., pp. 63-64.
8. Id., p. 41.
9. « C’est surtout la joie d’être en compagnie qui, semble-t-il, trahit un tempérament amical et peut susciter l’amitié. » (Éthique à Nicomaque, 1158-a).
10. GIRARD, op. cit., pp. 47-48.
11. « Les récompenses monétaires sont indispensables et en priver ses collaborateurs serait absurde, mais on aurait tort de se reposer seulement dessus pour motiver des salariés comme tant d’entreprises en ont pris la mauvaise habitude. » (Id., p. 244).
12. Politiques, 1281-a et GIRARD, op. cit., p. 73.
13. Définissant l’autorité, Girard ajoute à la capacité de délibérer, la « faculté de raisonner, de définir des fins et de choisir les moyens adaptés pour les atteindre. Si le maître peut commander, c’est qu’il sait ce qui est bon pour lui et, donc, pour les autres. » (Op. cit., p. 93) Quant à Aristote, il résume : « Être capable de prévoir par la pensée c’est être par nature apte à commander » (Politiques, 1252-a). A ces conditions, l’autorité est facilement reconnue par les pairs.
14. GIRARD, op. cit., p. 139.
15. Id., pp. 142-143.
16. L’auteur dénonce « les métaphores guerrières ou sportives […​] des raccourcis et des acronymes » (Id., p. 162).
17. GIRARD, op. cit., p. 163. Aristote écrit : « …​le langage existe en vue de manifester l’avantageux et le nuisible et par suite aussi le juste et l’injuste. » (Politiques, 1253-a).
18. GIRARD, op. cit., p. 160.
19. Id., p. 166. Pierre Pellegrin dans Aristote Les politiques, GF Flammarion 2015, p.108 note que le philosophe emploie l’expression εύ ζήν et non ευτυχία, le succès : εύ signifie bien et heureusement. Dès lors, εύ ζήν est traduit par « vie heureuse » mais le commentateur précise que c’est une « traduction […​] faible pour rendre l’idée contenue dans l’expression aristotélicienne de l’épanouissement physique, intellectuel et affectif, caractéristique du citoyen libre et vertueux, menant une vie de loisir. Eύ ζήν est à peu près synonyme de εὐδαιμονία qui sera généralement traduit par « bonheur ». ».
20. Aristote appelle chrématistique l’accumulation de monnaie, la recherche des richesses. Il l’oppose à l’économie (oikonomia) qui désigne la gestion de la maison.
21. Éthique à Nicomaque, 1096-a.
22. GIRARD, op. cit., p. 169.
23. Id., p. 172.
24. Id., p.173.
25. Politiques, 1278-a.
26. Id., 1313-b.
27. Id., 1313-a 40-b5 et GIRARD, op. cit., p. 178
28. GIRARD, op. cit., pp. 180-181.
29. Dans la mythologie grecque, Stentor est le crieur des Grecs lors de la guerre de Troie. Homère le cite dans l’Iliade (chant V) où il écrit que « Héra, la déesse aux bras blancs, s’arrêta et, prenant les traits du valeureux Stentor, qui, de sa voix de bronze, faisait autant de bruit que cinquante hommes, s’écria…​ » de là, dans la langue courante, un « stentor » est quelqu’un qui a une voix puissante.
30. Politiques, 1326-b.
31. Politiques, 1327-a.
32. Politiques, 1326-a. « Il existe, écrit encore Aristote, une certaine mesure pour la grandeur d’une cité, comme pour tout le reste, animaux, plantes, instruments. […​] Celle qui a trop peu de monde n’est pas autarcique […​], celle qui en a trop est bien autarcique pour les choses indispensables, comme l’est une peuplade mais non une cité, car il n’est pas facile d’avoir une structure de cité. » (Politiques, 1326-a). Mais qu’entend-il par « autarcie » (αυτάρκεια) ? Ce passage nous en donne une idée : « La cité n’est pas une communauté de lieu établie en vue de s’éviter les injustices mutuelles et de permettre les échanges. Certes ce sont là des conditions qu’il faut nécessairement réaliser si l’on veut qu’une cité existe, mais même quand elles sont toutes réalisées, cela ne fait pas une cité, car une cité est la communauté de la vie heureuse, c’est-à-dire dont la fin est une vie parfaite et autarcique pour les familles et les lignages. » (Politiques,1280-b). Comme, par ailleurs, Aristote montre l’importance des échanges, « autarcie » doit s’entendre dans un sens politique car Aristote : l’autarcie « ce qui permet de créer une communauté de vie heureuse », « Le ce en vue de quoi, c’est-à-dire la fin et quelque chose d’excellent. » (Politiques, 1252-b). « Cette autarcie est synonyme de complétude : la cité autarcique associe riches et pauvres, soldats et artisans, commerçants et paysans. Mais aussi d’indépendance et de liberté » car « Qui est esclave n’est pas autarcique » (Politiques, 1291-a). (GIRARD, op. cit., p.193).
33. Politiques, 1236-a. « La loi est, chez les Grecs, le fruit d’une convention, c’est-à-dire d’une décision prise en commun » (GIRARD, op. cit., p. 217).
34. GIRARD, op. cit., p. 216.
35. Id., pp. 218-219.

⁢C. Des « patrons » appliquent les valeurs et principes découverts

L’amitié selon Aristote n’est-ce pas, en français moderne, comme nous le suggérions il y a un instant, ce que nous appelons parfois « solidarité » ? On peut le penser à condition de s’entendre sur le sens de ce mot qui a souvent une connotation révolutionnaire puisque le plus souvent la solidarité s’exprime « contre » alors que dans la pensée d’Aristote elle s’exprime « pour » puisqu’il s’agit d’une amitié bienveillante.

Arrêtons-nous un instant à la réflexion d’un spécialiste de la question, Joseph Tischner[1] qui fut une des têtes pensantes du célèbre syndicat :

Solidarnosc

Ce syndicat polonais fut fondé en 1980 par Anna Walentynowicz[2] et Lech Walesa[3]. Il est à l’origine d’un large mouvement de contestation du régime communiste.

Face à la solidarité prônée par les marxistes, solidarité de classe, « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! », Joseph Tischner s’interroge : « On est toujours solidaire de quelqu’un et pour quelqu’un. Mais de qui devons-nous être solidaires, pour qui ? Par quels actes, quelles œuvres, la solidarité peut-elle s’exprimer ? »[4] Il va décrire la solidarité, une solidarité qui dépasse les classes parce qu’elle s’attache d’abord à des personnes. Pour nous faire comprendre cela, il s’appuie sur la parabole du bon Samaritain[5]. Rappelons-nous : un homme est agressé par des bandits qui le dépouillent, le rouent de coups et le laissent à moitié mort. Un prêtre passe par là mais se tient à bonne distance ; un lévite survient qui fait de même. Enfin, un Samaritain voit cet homme, s’approche, le soigne comme il peut et l’emmène à une auberge où il dépose le blessé avant de continuer son chemin non sans avoir donné de l’argent à l’aubergiste pour couvrir les frais et en promettant de rembourser le surplus éventuel quand il repassera. D’une part, nous avons deux bons juifs, un prêtre et un lévite c’est-à-dire un homme voué au service du Temple, deux personnages attachés au culte dans la religion juive et tenus à observer la loi de charité et, d’autre part, un Samaritain c’est-à-dire un ennemi des juifs, un hérétique. C’est lui qui se montre solidaire indépendamment de l’opposition de classe, pourrait-on dire, en l’occurrence, de l’opposition de nation et de religion. Tischner relève que « son acte dépasse les structures que ce monde a imposées aux hommes. »[6] Dès lors, où s’enracine la solidarité authentique ? Il répond : « Chaque « nous », chaque « avec » n’est pas la solidarité. Répétons-le : la solidarité authentique est la solidarité des consciences. Car être solidaire d’un homme c’est pouvoir compter sur lui, et compter sur un homme, c’est croire qu’il y a en lui quelque chose de stable, qui ne décevra pas. »[7] Cette solidarité s’exprime dans la proximité et se vit aussi dans le travail qu’il définit comme « une forme particulière du dialogue entre les hommes qui contribue à maintenir et à développer la vie humaine ».[8] En effet, « le travail est toujours fait avec quelqu’un (en collaboration) et pour quelqu’un qui va profiter de son fruit. »[9] Et il conclut en écrivant que l’amour ainsi manifesté entre les hommes a comme fruit la justice.[10] Il l’engendre naturellement. Aristote ne disait pas autre chose : « Quand les hommes sont amis, il y a peu besoin de justice. »[11] Elle est incluse. B. Girard traduit : « Lorsque les membres d’une équipe s’entendent bien, il n’y a pas besoin de juge de paix. »[12]

La philosophie de ce syndicat qui a joué un rôle historique décisif peut paraître exceptionnelle et un peu marginale par rapport à ce qui nous intéresse ici au premier chef : la vie en entreprise. Tâchons donc à présent de voir très concrètement si les principes moraux découverts peuvent vraiment faire vivre une entreprise et s’il y a avantage à y prêter attention plutôt que de se confier d’abord, voire exclusivement aux techniques de gestion habituellement enseignées.

Peut-être que l’insistance sur l’amitié, la solidarité, la fraternité, en a laissé plus d’un dubitatif ?

Or, on lit sur le site du cabinet de formation Pragmaconseil, cette affirmation :

« Pour manager, il faut aimer les gens et s’intéresser à eux. Le vrai leader est celui qui grandit en faisant grandir les autres. »[13]

La personnalité, avons-nous dit, est au moins aussi importante que la qualité technique et professionnelle qui peut être améliorée ou ajustée au sein de l’entreprise. Quand on parle d’amitié, on parle de la relation avec une personne, ne l’oublions jamais, et pas seulement d’un travailleur.

Hervé Baulme, directeur général d’Ecodair[14] le confirme : « Bien souvent les recruteurs cherchent d’abord et avant tout des compétences et non des personnalités. À l’inverse, nous essayons […​] de développer les talents de nos salariés. S’ils doivent apporter leur expertise à l’entreprise, l’inverse est également vrai. » [15]

Aimer une personne implique qu’on lui permette d’être libre d’exercer ses talents en toute responsabilité, selon le principe appelé de « subsidiarité ». C’est bien ce que prône Etienne Leroi, directeur général de N. Schlumberger[16] lorsqu’il évoque la réorganisation de cette entreprise qui était en cessation de paiement en 2000 : « Nous avons redéfini les processus, développé le lean management[17]…​ et surtout, nous nous sommes largement appuyés sur le principe de subsidiarité [fondé sur la capacité des plus petits niveaux d’autorité à résoudre leurs problèmes, NDLR] qui a été très important dans cette restructuration. À partir du moment où les salariés sont autonomes et compétents, le chef ne cheffe pas, il ne commande pas, il n’est là que pour aider ses équipes dans leurs prises d’initiatives. Quand, à la fin de la journée, le chef constate que tout a été réalisé, et bien réalisé, il en ressort avec une autorité confortée. Cette autorité demande de l’exigence et de la bienveillance. Aider, c’est ce qu’il y a de mieux pour commander.[…​] Réinstaurer une confiance mutuelle entre la direction et les salariés nous permet d’aller plus loin. Cela nous rend plus agile pour relever les nombreux défis de demain ! ».[18]

Aimer les gens, instaurer la subsidiarité, implique que l’on ait conscience de la dignité fondamentale de cette personne, dignité qu’il faut respecter chez chacun au sein de l’entreprise, quelle que soit sa fonction. Nicolas Masson, gérant de l’entreprise Pragma Cabinet d’ingénieurs conseils, répond à la question de savoir « comment mesurer la place de la dignité dans notre entreprise ? » : « Un des marqueurs les plus forts est le respect du principe de subsidiarité (privilégier le niveau inférieur d’un pouvoir de décision aussi longtemps que le niveau supérieur ne peut pas agir de manière plus efficace, NDLR). Si j’organise mon entreprise autour des personnes, en partant des personnes, cela signifie que je privilégie la personne et que je reconnais la qualité du travail. La conception du travail, la manière dont il est imaginé dans l’entreprise, est aussi un marqueur important. Le salarié doit en percevoir l’utilité. Si je le respecte, je dois accepter que chaque personne soit en capacité de créer, de concevoir et de contribuer au bien commun de l’entreprise, du monde. La manière dont la fragilité est prise en charge dans l’entreprise est également une manière de mesurer la place de la dignité. Je ne le mentionne qu’ici mais plus globalement la dignité de l’homme dans la vie économique commence par le fait qu’il puisse, par son travail, gagner sa vie et celle de sa famille, s’épanouir et se rendre utile à la société. »[19]

Allons plus loin dans la découverte d’entreprises où l'« amitié » a transformé les structures.

Martin Mahaux Ingénieur civil en informatique (UCL) et docteur en informatique (UN) se présente comme un « facilitateur de créativité collaborative ». Soucieux de donner plus de souplesse et d’agilité aux entreprises[20] dont les organigrammes révèlent trop de rigidité et de lenteur, il leur propose de faire « le grand saut en établissant que ce n’est plus le chef qui décide ». Il s’agit de « favoriser la motivation autonome ».[21] Il a participé à la fondation de Phusis au service des entreprises désireuses de mettre en place une gestion collaborative. On peut lire sur leur site : « L’humanité fait face à des défis d’une ampleur sans précédent. Nous croyons que les humains peuvent y répondre en mettant en place de nouvelles manières d’être et de faire ensemble. En remettant radicalement au centre la notion de responsabilité et de liberté, ils formeront des organisations vivantes, adaptatives, capables de faire corps avec la complexité toujours croissante du monde qui nous entoure. Leur potentiel pourra s’y exprimer pleinement, dans un plaisir retrouvé de produire ensemble une valeur qui dépasse le simple plan financier. »[22]

Martin Mahaux s’appuie, en fait, sur une tradition, même si celle-ci est relativement récente. Il se réfère notamment aux œuvres de Frédéric Laloux[23] et d’Isaac Getz[24]qui, eux-mêmes, ont médité ou rapporté ce que certains appellent l’expérience de l’entreprise libérée.[25] Ces nouveaux entrepreneurs ne se réfèrent ni à la Bible[26] ni à Aristote mais recoupent par leur expérience les valeurs jusqu’ici découvertes.

De quoi s’agit-il ?

Divers entrepreneurs ont été déçus par l’expérience qu’ils ont vécue dans des entreprises « classiques », construites de manière pyramidale.

Entreprise pyramidale

Ce type d’entreprise s’est construit selon une doctrine assez simple : « Prévoir, organiser, commander, coordonner, contrôler »[27] ou plus concisément encore : « Command and control »[28]. « Cette célèbre formule, affirme I. Getz, suppose cette toute-puissance de l’intelligence […​] C’est la formule de l’omnipotence qui prétend tout voir et tout diriger. »[29] Ricardo Semler considère que la pyramide, principe de base de toute organisation moderne « transforme une entreprise en un monstrueux embouteillage » et est au « cœur du problème. »[30]

Ces entreprises traditionnelles ont été imprégnées des idées de Frederick Winslow Taylor (1856-1915) le promoteur de l’organisation scientifique du travail. On lui attribue cette réflexion célèbre qu’il fit à un ouvrier récalcitrant du nom de Michael Johnson Shartle : « Je vous emploie pour votre force et vos capacités physiques. On ne vous demande pas de penser ; il y a des gens payés pour cela. »[31] Taylor est considéré comme le « père de l’usine moderne dans laquelle, nous dit un chef d’entreprise, des milliers de zombies anonymes et sans visage exécutent sans fin des tâches répétitives sous une surveillance vigilante et constante. »[32] Là, « on utilise la personne comme un outil de production. […​] On ne peut pas se motiver quand on a le sentiment de n’être qu’un numéro. L’homme a soif de considération. »[33] De plus, « les descriptions de poste précises prônées par Taylor brident en fait le potentiel des ouvriers et les empêchent d’améliorer leur travail, ce qui tue la motivation. »[34]

Dans cet esprit et « dans leur quête de loi, d’ordre, de stabilité et leur lutte contre les surprises, les sociétés se dotent de prescriptions permettant de faire face à toutes les éventualités imaginables. On crée des manuels en pensant que si tout est couché par écrit, ce sera plus rationnel et plus objectif. La standardisation des méthodes et des conduites à tenir doit guider les nouvelles recrues et conférer à l’entreprise tout entière une image unique et cohérente. Il est bientôt établi que les grandes entreprises ne peuvent fonctionner sans l’aide de centaines ou de milliers de réglementations.[…​] Tous les textes font oublier aux salariés que l’entreprise a besoin de faire preuve de créativité et de sens de l’adaptation pour survivre. Les réglementations écrites ne font que les freiner. »[35]

Nous avons présenté, plus haut, de courts extraits d’un règlement de travail récent où les rédacteurs ont visiblement tenté de tout prévoir pour que les droits et les devoirs de chacun soient respectés.

Les nouveaux leaders des « entreprises libérées » estiment que ces réglementations tatillonnes brident la créativité et que la construction pyramidale tout comme « les descriptions de poste précises prônées par Taylor brident en fait le potentiel des ouvriers et les empêchent d’améliorer leur travail, ce qui tue la motivation. »[36]

Pour nous faire comprendre leur vision de l’entreprise humaine et performante, ils emploient diverses images comme celle de la « pyramide arrondie ». Il est fondamental d' « arrondir la pyramide ».[37]

Plus souvent, c’est l’image d’une équipe sportive qui est employée.

Déjà Hyacinthe Dubreuil, en son temps, montrait à quelle aberration on arriverait si l’on appliquait les règles de l’entreprise taylorienne à une équipe de football, suggérant par là qu’il serait peut-être bon de gérer une entreprise comme on gère une équipe de football :

« Ce que l’on s’obstine à faire dans les ateliers, par la distribution individuelle du travail, c’est exactement l’équivalent de ce qu’on pourrait faire sur un terrain de football, si l’on y avait l’idée absurde de faire conduire l’équipe par un chef qui devrait commander à chaque joueur - à l’aide de papiers ! - ce qu’il a à faire quand le ballon tombe sur le terrain. […​] Mais ce n’est pas ainsi que les joueurs de football opèrent. Sagement, après avoir bien choisi -sélectionné - les joueurs, on fait confiance à leur initiative individuelle, laquelle fonctionne avec rapidité et à mesure que se déroulent les circonstances constamment changeantes de la partie. […​] Si l’on en usait de la même façon avec les ouvriers, on ne tarderait pas à voir s’opérer entre eux des arrangements et ajustements spontanés, dont l’organisation scientifique la plus poussée ne saurait prévoir les détails. »[38]

Cette vision est confirmée par l’Américain John Wooden, qui fut un coach de basket-ball et qui s’est fait une réputation dans le monde de l’entreprise en transposant dans le monde du travail ce qu’il avait acquis comme expérience des hommes sur le terrain des entraînements.[39]

On peut illustrer les changements souhaités :

projet

Le résultat de la « libération » met en évidence les valeurs énumérées longuement dans les chapitres précédents : respect de la dignité de toute personne, priorité à la personne sur les choses, solidarité-amitié-fraternité, subsidiarité, juste salaire, concertation. On le constate sur le tableau comparatif ci-dessous :

Entreprise libérée

Cela suppose, on va le voir dans le chapitre suivant, une conversion du leader.

On peut se préparer en essayant, par jeu, sur cette photo de repérer les cadres, le patron…​

Entreprise libérée[40]

Le bon étudiant très discipliné protestera : « mais que devient la hiérarchie dans une telle entreprise ? »

Il est intéressant de s’arrêter un instant à l’étymologie de ce mot familier. Hiérarchie vient du grec ιεραρχία et est composé de deux mots : hieros (ἱερός) qui signifie saint, sacré, qui appartient à une divinité et ἄρχειν (arkhein) qui signifie commander. On voit aisément le glissement qui a pu s’opérer : celui qui commande est un personnage sacré à qui l’on doit obéir et que l’on doit vénérer…​ Dans l’entreprise libérée, entreprise construite dans la subsidiarité, une hiérarchie des pouvoirs ainsi conçue, nous allons le voir, est mise à mal. Encore une fois, c’est l’image de l’équipe de football qui s’impose. Là, « le capitaine est à la fois opérationnel à égalité dans l’équipe et tiers supérieur dans la décision ». En fait, à la hiérarchie des pouvoirs se substitue une hiérarchie de valeurs car « aucune société n’est stable sans hiérarchie de valeurs partagées ».[41]

Sur le site de FAVI, PME spécialisée dans les produits faits d’alliages cuivreux, notamment les fourchettes de boîtes de vitesse pour automobiles, on peut lire cette présentation inhabituelle de l’entreprise qui « a développé dans les années 80 une organisation centrée CLIENT, où la structure s’efface pour lui assurer la pleine écoute des équipes autonomes et responsables. Un management atypique qui prône la recherche permanente de l’Amour du client, la confiance en l’Homme et l’innovation. »[42]

FAVI


1. 1931-2000.
2. 1929-2010. Syndicaliste polonaise dont le licenciement en 1980 a suscité un mouvement de grèves puis la constitution d’un nouveau syndicat.
3. Né en 1943. Cet électricien fut le président-cofondateur du syndicat. Prix Nobel de la paix en 1983. Président de la République de 1990-1995.
4. TISCHNER J., Éthique de Solidarité, Adolphe Ardant, 1983, p. 19.
5. Lc 10, 30-37.
6. TISCHNER, op. cit., p. 22.
7. Id., p. 21.
8. Id., p. 32.
9. Id., p. 41.
10. Id., p. 89.
11. Éthique à Nicomaque, 1155-a.
12. Op. cit., p. 61.
14. Diplômé de l’Institut supérieur des affaires (ISA, devenu HEC) en finances et MBA à l’université de Wharton (États-Unis), cofondateur et PDG de Summit systèmes, leader mondial des logiciels utilisés par les salles de marché et les entreprises financières spécialisées dans les produits dérivés, il est aujourd’hui directeur général de l’entreprise d’insertion Ecodair.
15. Cité in PINARD-LEGRY Agnès, « L’entreprise doit développer les talents des salariés », https://fr.aleteia.org/, 6 décembre 2017.
16. Producteur de machines textiles et de lignes complètes de la fibre au fil, N. Schlumberger est l’un des acteurs mondiaux des secteurs du peignage repeignage, préparation à la filature, tow to top et semi-peigné dans le domaine des fibres longues. Implanté dans plus de 60 pays sur les cinq continents.
17. Le lean management est une méthode de management qui vise l’amélioration des performances de l’entreprise par le développement de tous les employés.
18. Cité in PINARD-LEGRY Agnès, Aider c’est ce qu’il y a de mieux pour commander, https://fr.aleteia.org/, 3 décembre 2018.
19. Cité in PINARD-LEGRY Agnès, La dignité a-t-elle sa place dans l’entreprise ?, https://fr.aleteia.org/, 20 septembre 2018.
20. Et pas seulement : Martin Mahaux cite en exemple, chez nous, le S.P.F.. Mobilité (Service Public Fédéral de Mobilité) et une expérience aussi au sein de la police de Nivelles.
21. Cf. MAHAUX Martin, Quels fondements pour un leadership libérateur ?, Conférence, Connaissance et Vie d’Aujourd’hui, Namur, 8 novembre 2018.
23. Ancien partenaire associé chez McKinsey. Son livre principal : Reinventing Organizations : Vers des communautés de travail inspirées, Diateino, 2015
24. Docteur en psychologie et HDR en gestion, Isaac Getz est professeur à l’ESCP Europe à Paris. Conférencier international, il a été classé en 2016 parmi les auteurs les plus influents au monde en management. Il a publié notamment : avec CARNEY Brian, Quand la liberté des salariés fait le succès des entreprises, Clés des champs, 2016. On peut citer aussi GETZ Isaac, La liberté, ça marche ! : L’entreprise libérée, les textes qui l’ont inspirée, les pionniers qui l’ont bâtie, Flammarion, 2016 ; L’entreprise libérée, Comment devenir un leader libérateur et se désintoxiquer des vieux modèles, Fayard, 2017.
25. Dans le même esprit, d’autres parlent d' holacratie (du grec ολον : le tout) ou de sociocratie. Jean-Christian Fauvet consultant (1927-2010), utilise d’autres expressions : la socio-dynamique (cf. La socio-dynamique, Ed. d’Organisation, 1996 ; L’élan socio-dynamique, Editions d’Organisation, 2004) ou encore l’auto-révolution (cf. L’auto-révolution…​ une nouvelle stratégie pour réussir la révolution en France, Editions d’Organisation, 2007). L’auteur insiste pour qu’on ne confonde pas les principes de l’auto-organisation avec ceux de l’autogestion, système qu’il considère comme fort utopique. Cf. GETZ, op. cit., pp. 143-144).
26. À l’exception peut-être de Robert McDermott dont nous parlerons plus loin.
27. DUBREUIL Hyacinthe, L’équipe et le ballon, L’ouvrier libre dans l’entreprise organisée, Le Portulan, 1948, cité in GETZ Isaac, La liberté, ça marche, op. cit., p. 11. H. Dubreuil 1883-1971, est un ancien syndicaliste français, ancien ouvrier chez Ford à Detroit, il siégea au Bureau international du travail de 1930 à 1938. Dans le même esprit, il avait écrit déjà avant-guerre : A chacun sa chance. L’organisation du travail fondée sur la liberté, Grasset 1935.
28. MC DERMOTT Robert, Entretien avec Clyde Porter, 1998, cité in GETZ, op. cit., p. 305. R. McDermott est un ancien directeur de l’USAA, mutuelle d’assurance américaine.
29. Op. cit., p. 55.
30. Cité in GETZ, op. cit., p. 326.
31. OMMEREN Erik van, DUIVESTEIN Sander, DEVADOSS John, REIJNEN Clemens, GUNVALDSON Erik, Collaboration in the Cloud, VINT, 2009, p. 55.
32. SEMLER Ricardo, A contre-courant , Vivre l’entreprise la plus extraordinaire au monde, Dunod, 1993, cité in GETZ, op. cit., p. 320. Ricardo Semler est le président de l’entreprise brésilienne Semco qui conçoit des mixeurs et des pompes industrielles. Cet ingénieur formé à Harvard Business School a travaillé pour le MIT (Massachusetts Institute of Technology).
33. Id., pp. 315-316.
34. Ricardo Semler, cité in GETZ, op. cit., p. 321.
35. Id., p. 314.
36. Id., p. 321
37. Ricardo Semler cité in GETZ, op. cit., p. 326.
38. Cité in GETZ, op. cit., pp. 58-59.
39. Il a écrit notamment : The essential Wooden : A Lifetime of Lessons on Leaders and Leadership, McGraw-Hill Professional, 2007
40. Il s’agit du personnel de l’entreprise SenDinBlue, PME spécialisée dans le marketing digital implantée en France, en Inde et aux USA. Son CEO (Chief Executive Officer) Armand Thiberge a organisé en 2017 un séminaire destiné à l’ensemble de son équipe pour réfléchir au devenir de la société. « Je leur ai demandé, explique-t-il, ce qu’ils voulaient faire de leur entreprise. Car ce n’est pas seulement la mienne, j’avais envie de la partager, que nous définissions ensemble ses valeurs. » Chaque salarié a pu soumettre ses idées et échanger avec ses collègues autour de débats. Un atelier a été consacré à la politique salariale de l’entreprise. Ce fut l’occasion de remettre à plat la définition des variables, augmentations et les procédés d’évaluation. Les propositions ont été entérinées par vote. La hiérarchie a été supprimée dans certains départements. Des leaders élus par leurs pairs, pour une durée déterminée, remplacent les managers. Le bilan très positif : pas une seule démission mais une forte motivation des équipes qui leur a permis de gagner en efficacité. Cette politique a attiré de jeunes talents séduits par cette manière atypique de penser l’organisation du travail. (Cf. www.chefdentreprise.com , 20 avril 2018).
41. D’ELBEE Pierre, A quoi sert la hiérarchie ?, https://fr.aleteia.org/12 août 2018
42. Le directeur général de FAVI, Jean-François Zobrist, a été inspiré par la « socio-dynamique » de Jean-Christian Fauvet. Pour plus de renseignements, on peut lire : Un petit patron naïf et paresseux, Stratégie et avenir, 2010 ; La belle histoire de FAVI : L’entreprise qui croit que l’homme est bon, Lulu, tomes 1 et 2, 2018, tome 3, Humanisme et organisation, 2018.

⁢D. Portrait d’un bon leader

1. Un bon leader est un leader vertueux[1], répondrait Aristote.

C’est du responsable politique qu’il parle mais, comme nous l’avons vu, on peut transposer sa conception sur le plan de l’entreprise, cette petite cité.

La gouvernance comme le leadership n’est pas simplement le fruit d’une technique. Elle s’exerce d’abord, que ce soit dans la communauté politique ou dans l’entreprise, sur des personnes. C’est pourquoi

« Le politique doit posséder une certaine connaissance de l’âme tout comme le médecin appelé à soigner un œil doit connaître aussi le corps entier. »[2]

B. Girard en déduit qu’« on ne peut espérer construire d’organisation qui amène les salariés à donner spontanément le meilleur d’eux-mêmes, que si l’on comprend ce qui les anime. Le bon manager est un bon connaisseur des hommes. »[3] Et « si l’on veut connaître les hommes, il faut aller à leur contact, les observer dans leur milieu de travail, avoir des conversations fréquentes avec eux pour comprendre leurs difficultés, identifier leurs faiblesses, celles de l’organisation. La qualité d’un manager se mesure souvent à la capacité qu’il a d’entretenir un lien de confiance avec ses collaborateurs et à rester disponible. On reconnaît, a contrario, le manager médiocre à ce que, toujours débordé, il ne sort de son bureau que pour fréquenter ses pairs et ses supérieurs hiérarchiques. »[4]

C’est d’autant plus nécessaire que

« l’œuvre de la politique consiste surtout, de l’avis général, à engendrer l’amitié. »[5]

B. Girard confirme : « le manager vertueux n’est pas seulement celui qui contrôle, met en place procédures et règles, mais celui qui se préoccupe de l’excellence de ses collaborateurs et construit des institutions qui favorisent le développement de ces dispositions à appliquer ces pratiques qui rendent le travail agréable. »[6]

L’amitié ne peut naître que dans la proximité car, « comment avoir confiance dans des dirigeants lointains ? »[7] Le leader vertueux doit avoir le « souci de créer une organisation qui aide les salariés à devenir excellents et de rester dans une proximité qui favorise le développement de la confiance, deux composantes de la vertu du management. »[8]

La « vertu » du dirigeant implique, pour Aristote, une autre qualité : la prudence.

« La prudence est la seule vertu propre au gouvernant, car il semble que les autres (vertus) sont nécessairement communes aux gouvernés et au gouvernant. »[9]

En quoi consiste-t-elle ? Prudence (φρόνησις en grec) est de nouveau un mot difficile à traduire car, dans notre langage courant, la prudence est l’attitude des gens qui veulent éviter tout danger. Or la prudence est tout autre chose pour Aristote. C’est une qualité indispensable pour toute personne qui veut agir. Le mot d’ailleurs est parfois traduit par l’expression « sagesse pratique » ou par « sagacité ».

L’homme prudent est celui qui, suivant les circonstances et celles-ci sont toujours changeantes, choisira, après délibération, les moyens d’atteindre une fin bonne.[10] Ce qui peut demander du courage.

Trois éléments sont à retenir : la prudence est la vertu de l’homme d’action, un homme qui délibère[11] et qui délibère en vue d’un objectif moralement bon. C’est bien en ce sens que vont les commentaires de B. Girard :

« À l’inverse de l’exécutant qui se contente d’appliquer règles et lois, le prudent délibère et calcule en tenant compte des circonstances. […​] Le prudent vise le particulier, il se préoccupe des situations réelles, hic et nunc, et s’intéresse à ce qui est bon et non pas à ce qui pourrait être. […​] Les objectifs qu’il poursuit sont tout à la fois bons pour lui-même et pour les autres, pour la communauté. C’est en ce sens qu’on peut le dire vertueux. Ce n’est pas un sage ou un philosophe qui s’interroge longuement sur les objectifs à poursuivre. C’est un homme d’action dont la délibération porte sur les moyens à mettre en œuvre pour atteindre ce qu’il y a de mieux : le médecin qui réfléchit au traitement à prescrire ne s’interroge pas sur l’objectif, rendre la santé à son patient. […​] Ni technocrate ni intellectuel, ni égoïste ni mercenaire, le prudent est un homme d’action qui possède esprit de responsabilité, capacité à mobiliser des ressources et intelligence des situations. N’est-ce pas la meilleure définition que l’on puisse donner du leader ? »[12]

Aristote associe à la vertu de prudence la capacité de choisir la « médiété » ou « juste milieu ».

« Ainsi donc la vertu est une disposition à agir d’une façon délibérée, consistant en une médiété relative à nous, laquelle est rationnellement déterminée et comme le déterminerait l’homme prudent. »[13]

Que signifie cette « capacité à tenir, lorsque l’on prend une décision, le juste milieu » ?[14] pour Aristote, toute vertu est un juste milieu entre des excès contraires. Par exemple, le courage dont ne doit pas manquer l’homme prudent est un juste milieu entre témérité et lâcheté. Dans sa délibération, le bon leader qui est tout le contraire d’un individualiste, doit adopter « une position « rationnellement déterminée » qui tient compte de la situation, des circonstances, des acteurs, de nous, de nous tous, de celui qui prend la décision mais aussi de ceux qu’elle implique, qu’elle concerne, ceux que les théoriciens de la responsabilité sociale des entreprises appellent « stakeholders » ou parties prenantes. […​] la bonne décision est celle qui permet de concilier raisonnement économique (maximisation, minimisation) et raisonnement moral (souci de l’autre). La bonne méthode est d’intégrer performances et considérations de justice dans le calcul qui précède la décision.[…​] Les meilleurs managers sont ceux qui savent nouer rationalité économique et souci moral, qui sont à la fois efficaces et justes. » En somme, « la vertu du management […​] tient en ces quelques mots : souci de l’excellence et d’autrui, prudence et juste milieu. »[15]

Cette « vertu » est-elle innée ? Non : Aristote nous rassure mais nous invite à la patience car « il faut beaucoup de temps pour créer l’expérience ». [16]

« C’est en construisant qu’on devient constructeur, et en jouant de la cithare qu’on devient cithariste ; ainsi encore c’est en pratiquant les actions justes que nous devenons justes, les actions modérées que nous devenons modérés et les actions courageuses que nous devenons courageux. »[17]

B. Girard le répète : « les vertus morales sont, comme le savoir-faire de l’artisan ou du musicien, le résultat d’une formation, d’un apprentissage, d’une pratique. »[18] La vertu du management « ne doit pas être confondue avec la compétence ou le talent. Elle est ce trait de caractère qui amène à faire spontanément ce qui convient tant pour soi-même que pour autrui. Bien loin d’être innée, elle se forme dans le travail, avec l’expérience, au contact de dirigeants qui la possèdent également. »[19]

Une autre réponse à la question (qu’est-ce qu’un bon leader ?) va retenir notre attention mais elle ne contredit absolument pas la définition donnée par Aristote.

2. Un leader libérateur, répondra le partisan de l'« entreprise libérée » ou, mieux encore, un leader serviteur![20]

Isaac Getz écrit : « …​ se demander si « toute entreprise peut devenir une entreprise libérée » n’est pas une bonne question. La bonne question est : « Tout patron peut-il devenir un leader libérateur ? » »[21] De nombreux auteurs ont réfléchi à cette question[22]. Nous n’en évoquerons que quelques-uns en privilégiant les entrepreneurs plutôt que les théoriciens.

Pour devenir « libérateur », il faut des qualités personnelles, notamment avoir le souci « de combler les besoins universels des salariés que sont l’égalité intrinsèque, la réalisation de soi et l’autodirection ».[23] Avoir donc le souci de l’autre, de sa dignité, de sa liberté et de ses capacités.

Max De Pree[24] rejoint Greenleaf et Spears et confirme que « le leader doit devenir un serviteur et un débiteur »[25], insistant sur la participation, le respect des personnes et l’aptitude à « comprendre que les relations sont plus importantes que la structure »[26].

Sa vision du leader est partagée par Robert Townsend[27] qui a travaillé chez American Express puis a transformé Avis en entreprise libérée avant que ses propriétaires ne la revendent à ITT. Il se réfère à Lao Tseu[28]à qui l’on prête cet aphorisme : « Celui qui conduit doit marcher le dernier ». Il explique : « Le véritable leadership, dans son sens le plus large et le plus dynamique, doit s’exercer au profit de ceux qu’elle entraîne, et non de celui qui l’exerce. »[29] « Je souhaite également préciser qu’un bon leader doit être au service de son équipe. Les personnages excessivement ambitieux, avides de pouvoir et insensibles ne sont pas de bons leaders, car ils ne comprennent pas cet aspect de leur rôle. »[30]

En quoi consiste ce « service » ?

Il s’agit en premier, pour que le leader soit « serviteur », quel que soit son rang, d’abandonner son « ego ».

Pour Bob Davids, créateur de Radica Games[31], « Ce dont on manque le plus, dans le monde, ce n’est pas le pétrole ou la nourriture, c’est le leadership. Pourquoi est-ce une ressource si rare ? Parce que les egos s’en mêlent. »[32] Beaucoup suivent une mauvaise pente dans la gestion d’une entreprise, ce sont des « gens qui sautent sur l’occasion dès qu’ils ont moyen d’avoir du pouvoir. Ils prennent une secrétaire personnelle, qui récupère leurs vêtements au pressing. Ils s’octroient un bureau spécial, avec une table de travail spéciale. Ils réclament une voiture…​ C’est une mauvaise pente. Quand vous avez un standing différent de vos subordonnés, alors vous n’êtes plus leur leader. Vous avez perdu toute chance de gagner leur respect. Vous devez comprendre que vous n’êtes pas différent de vos subordonnés. Vous avez la même valeur qu’eux dans l’organisation ; vous avez simplement une mission différente. »[33]

Un autre chef d’entreprise va même plus loin dans la volonté de limiter la discrimination : « nos employés, écrit-il, portent des cols de cent couleurs différentes, pas seulement des bleus et des blancs, et nous ne favorisons pas les symboles de l’autorité ou les lieux privilégiés comme une cantine séparée pour les cadres ou les places de parking réservées. »[34]

La leader qui a abandonné son ego, se rend compte de la place réelle qu’il occupe dans l’entreprise. Une place qui a son importance certes mais qui doit être modeste, servante : « Plus vous avez de pouvoir, moins vous pouvez en user car, dès que vous en usez de façon incorrecte, vous le perdez totalement. Le pouvoir réside dans l’organisation, pas en vous.
   C’est comme pour un mur. Il y a des briques et du mortier. Et dans le mortier, il y a du gypse, de l’eau, du sable, et, le plus petit composant : de la chaux. C’est la chaux qui fait tenir le tout. Admettons que je fasse partie d’un mur ; en tant que PDG, je suis le plus petit composant. Je ne suis pas la brique, je ne suis pas le mortier, je ne suis pas l’eau, je ne suis pas le sable. Je suis cette petite trace de liant qui fait tenir le mur. Un PDG doit bien comprendre qu’il est le plus petit composant. Ce n’est pas lui qui donne sa force au mur. La force du mur vient de tous ces gens collés ensemble, et la responsabilité du PDG est de fournir le liant pour les faire tenir. Mais le PDG seul ne peut pas faire le boulot. »[35] Et l’auteur ajoute encore : « Il y a un problème avec le PDG s’il pense que l’argent est plus important que les gens. Si les gens, l’environnement, la culture, le moral sont bons, alors vous avez une bonne probabilité de faire de l’argent. Mais si vous vous focalisez d’emblée sur l’argent, le manque d’enthousiasme, le manque de culture précipiteront votre chute en tant que leader. »[36]

Plusieurs[37], pour justifier la nouvelle attitude, se réfèrent à la Règle d’or : « Traite les autres comme tu voudrais toi-même être traité », règle que l’on retrouve dans diverses traditions culturelles et religieuses à travers le monde[38]. Il s’agit d’une « maxime universelle », d’une « règle d’empathie qui vise à retourner et convertir notre égoïsme originel (nos désirs et nos craintes) dans la prise en compte des autres comme ego aussi importants et uniques que nous […​]. »[39] Elle implique la reconnaissance de l’égalité de dignité de chaque personne dont nous parlions plus haut. Il faut la vivre concrètement dans l’entreprise.

Et donc, à la place qui est la sienne, le leader aura essentiellement comme tâche « de faire de chaque salarié une personne meilleure ». Et pour traiter les salariés en égaux, chers futurs leaders, « il s’agit de sortir de votre bureau, pour aller écouter un maximum de membres du personnel ; c’est le meilleur moyen d’être en contact avec votre équipe. Un véritable leader doit être accessible à tous » et « la moindre de vos actions doit insuffler de la confiance dans l’équipe ».[40] « Un leader doit écouter plutôt que de parler. »[41] « Je joue le rôle d’un catalyseur, dit Ricardo Semler. Je tente de créer les conditions nécessaires pour que chacun puisse prendre les décisions. La réussite n’exige pas que je les prenne moi-même. »[42]

Écouter et faire grandir les autres est le véritable sens de l’autorité. Ceux qui la possèdent devraient y réfléchir. Le latin auctoritas vient du verbe augere qui signifie augmenter c’est-à-dire ajouter quelque chose de plus, quelque chose de neuf. L’auctoritas, c’est donc la capacité d’augmenter, de faire grandir :

« C’est notre mission, en tant que parents, enseignants, entraîneurs et managers, d’aider les autres à découvrir et à développer leurs talents. Ceux-ci éprouvent alors un sentiment d’épanouissement qu’aucune rémunération monétaire ne peut égaler. Il s’agit de l’épanouissement de l’âme de la personne, qui vient de la conviction qu’elle a fait de son mieux pour se développer et servir son prochain. Pour respecter le commandement « tu aimeras ton prochain », il me suffit de respecter ma personne et les talents que le Seigneur m’a donnés, et de m’emparer de ces dons pour les perfectionner. Ainsi, chacun peut voir aisément quel épanouissement naît de la coopération. Associer tous ces fragments épars permet à l’organisation de tirer les meilleurs résultats de ce que nous appelons le travail en équipe. […​] La pire erreur que puisse faire un PDG, c’est de fonder son leadership sur le principe du « command and control », ou sur toute approche où les choses sont organisées du haut vers le bas. Le mieux qu’il puisse faire, c’est aider les gens à comprendre leur obligation morale de découvrir et de développer leurs talents, et de travailler ensemble pour se rendre service et s’entraider. Ensuite, vous pouvez déléguer, sachant que les meilleures décisions viendront des personnes qui sont sur le terrain et non au sommet de la pyramide. Si la prise de décision part du bas, il en sort des innovations, des idées qui améliorent l’entreprise. »[43] Méditant la « règle d’or », Robert McDermott, explique que « servir autrui comme vous aimeriez être servi oblige l’individu à découvrir et à développer ses talents ».[44]

Le vrai leadership est donc « collaboratif » : « On collabore mieux avec ceux qui nous entourent pour mieux servir ceux que vous avez à servir. Il faut collaborer. Chacun donne le meilleur de soi-même et c’est cette collaboration qui permet d’obtenir les meilleurs résultats. »[45]

On a parfois l’impression que l’entente et l’efficacité sont meilleures lorsque les personnes rassemblées ont la même culture, la même formation, voire le même sexe ! Mais, au contraire, la diversité peut être une force à condition, bien sûr, que les principes fondamentaux de l’entreprise soient acceptés et que tous fassent preuve de bienveillance les uns envers les autres. Si c’est le cas, la diversité, les différences culturelles, sexuelles, philosophiques ou religieuses sont un atout. Une étude américaine a mis « en concurrence deux formes de pensée managériale, l’une qui privilégie la compétence des personnes, l’autre la diversité des équipes ». Or, « si l’on choisit au hasard des personnes hétérogènes, d’intelligence normale pour les faire travailler ensemble, elles obtiennent de meilleurs résultats dans la résolution d’un problème complexe qu’un groupe d’experts présentant chacun une science supérieure. Plus les personnes se ressemblent moins elles sont performantes ensemble, car elles n’ont pas suffisamment de points de vue différents et ne sont pas capables d’élaborer un panel de solutions aussi varié que celui des groupes plus hétérogènes. »[46]

Dans ce leadership « collaboratif », à l’image de ce qui se vit dans une équipe sportive, « l’attention, le souci et la considération que vous portez aux membres de votre équipe est la marque d’un bon leader. Ces attributs ne vous donnent pas une image vulnérable ou laxiste. Au contraire, ils sont une force. Les gens ne se soucient guère de tout ce que vous savez jusqu’à ce qu’ils sachent combien vous vous souciez d’eux.[…​] Tous les rôles comptent, tous les postes sont importants. Chaque membre de l’équipe doit être fier de son travail. Il est du ressort du leader de transmettre cette fierté, surtout à ceux dont les rôles sont les moins visibles. »[47]

Pour y arriver, il faut « de l’amour avant tout »[48]. Aristote aurait donc bien raison : « De l’amitié, écrit John Wooden, naît la bienveillance qui nourrit les relations au sein d’un groupe. Elle nécessite du temps et de la confiance pour se développer, et il faudra peut-être y travailler, mais lorsqu’elle existe, le travail de leadership est plus facile et l’équipe qui en ressort beaucoup plus forte. Un bon coach est sur le terrain avec son équipe : il est là pour expliquer, donner des consignes et rectifier. Il est dans la mêlée. Faites-vous la même chose dans votre entreprise ? Comment pouvez-vous être efficace si vous êtes toujours caché dans votre bureau ? Comment allez-vous créer des liens si les membres de votre équipe ne vous voient jamais ? Ou s’ils n’ont jamais l’occasion de vous côtoyer ? » [49]

Pour être ainsi proche de chacun et à son écoute, l’idéal est de travailler dans une entreprise de taille moyenne[50] mais même dans de très grandes entreprises, il est possible de vivre les principes ici confirmés à condition de tout « organiser en petites unités ». En effet, « les gens ne peuvent s’impliquer dans les décisions qui les concernent que si l’unité dans laquelle ils travaillent n’a pas des effectifs trop lourds. […​] La seule manière de réussir le changement, c’est de travailler dans des entités de taille suffisamment petite pour que les individus puissent comprendre ce qui s’y passe et participer en conséquence. […​] En règle générale, les gens n’exploitent leur potentiel que quand ils connaissent tout le monde autour d’eux […​]. »[51]

Être proche de chacun est la première condition à remplir afin d’établir la confiance réciproque.

Et finalement, le but du leadership collaboratif est-ce la richesse ?

B. Girard nous a avertis : « Les récompenses monétaires sont indispensables et en priver ses collaborateurs serait absurde, mais on aurait tort de se reposer seulement dessus pour motiver des salariés comme tant d’entreprises en ont pris la mauvaise habitude. »[52] Aristote, souvenons-nous, soulignait que la fin de toute communauté est d’abord de bien vivre.

John Wooden confirme : « La richesse n’apporte pas nécessairement de bonheur véritable. Elle apporte sans doute des choses qui procurent un bonheur provisoire, mais qui ne durera pas.
   Parfois, nous sommes tellement préoccupés par le fait de gagner notre vie que nous oublions d’avoir une vie. C’est ainsi que des familles sont détruites, lorsque nous sommes distraits par l’appât du gain et du prestige, ou par d’autres pièges que nous tend la réussite.
   Nous devons gagner notre vie, mais nous devons aussi vivre une vie avec notre famille. Il est facile de la perdre de vue quand on commence à courir après l’argent et ses compagnons de route - la célébrité et le pouvoir. »[53]

Sans minimiser l’importance du juste salaire, il faut peut-être se rendre compte que « l’essentiel [est] de donner à chacun une chance de s’impliquer dans l’entreprise. En devenant parties prenantes, [on travaille] non pour un salaire mais pour le bénéfice psychique d’aider les autres, d’appliquer la règle d’or si vous voulez. » En fait, « …​ la qualité de vie est d’abord liée à notre sens du service. »[54]

Ricardo Semler l’affirme : « aucune société ne peut réussir, en tout cas à long terme, si elle fait du profit son but principal. […​] j’irai même jusqu’à dire que l’argent n’est pas non plus la seule chose qui intéresse les salariés. Chez Semco, nous essayons en général de payer notre personnel plus que ce qu’ils pourraient toucher ailleurs et, bien sûr, ils bénéficient de l’intéressement aux résultats. Mais ce n’est pas pour cela qu’ils nous sont si fidèles. Nous leur offrons surtout la chance d’être d’authentiques partenaires, d’être autonomes et responsables. C’est la raison pour laquelle nos collaborateurs refusent régulièrement des offres fort lucratives. »[55]

En somme, au lieu de traiter les travailleurs comme des enfants, des subalternes qu’il faut diriger et contrôler, l’humanisation de l’entreprise demande qu’on se rappelle que l’on a affaire à des adultes, des adultes qui sont la « ressource la plus précieuse » de l’entreprise et à qui on peut faire confiance[56], que l’on peut écouter et former en permanence en vue d’une promotion car, « que peut-on attendre des salariés des niveaux inférieurs, à qui on ne demande jamais leur avis, pas plus qu’on ne leur explique quoi que ce soit, ou alors très rarement ? »[57] Il ne faut pas s’étonner alors que des liens ne se créent pas. Dans ces conditions, comment espérer « moins d’encombrement, moins de niveaux, plus de flexibilité » ?[58]

Puisque nous avons commencé par quelques vieux règlements de travail, terminons par ceux qui sont aujourd’hui adoptés dans ces différentes entreprises. En voici deux. Mais peut-on encore employer le mot « règlement » ? Comme l’écrit Ricardo Semler, « L’amour et la solidarité que nous avons à offrir viennent des hommes et des femmes qui travaillent chez nous, pas de notre politique. […​] Le pouvoir découle non de règlements, mais du respect qu’inspirent les individus. En d’autres termes, les entreprises qui réussiront seront celles qui donneront la priorité à la qualité de la vie. Si vous le faites, le reste — c’est-à-dire la qualité des produits, la productivité du personnel et les profits pour tous — suivra. »[59]

Pour nous en rendre compte, méditons tout d’abord les « principes directeurs » établis par Bill Gore, ingénieur chez Dupont de Nemours qui a créé W.L. Gore & Associates, Inc., une multinationale qui a notamment mis au point le Gore-Tex[60]. Quatre principes sont « absolument nécessaires (et probablement suffisants). Ils doivent être respectés pour qu’une entreprise conserve une structure en treillage viable »[61].

Chacun doit :

1. Essayer de faire preuve d’équité. Tenter sincèrement d’être équitable avec les autres, avec nos fournisseurs, nos clients ou toute personne avec qui nous réalisons des transactions ;

2. Autoriser, aider et encourager ses Associés à développer leurs connaissances, leurs compétences, l’étendue de leurs responsabilités et l’éventail de leurs activités ;

3. Prendre ses propres engagements et s’y tenir ;

4. Consulter ses Associés avant de prendre des mesures susceptibles d’être « sous la ligne de flottaison » et de causer de graves dommages à l’entreprise. » [62]

Ce petit « règlement » se fonde sur des principes éthiques : honnêteté, fidélité, respect, bienveillance, souci du progrès personnel. La référence à l’équité est particulièrement intéressante. En effet, équité vient du latin aequitas dont le premier sens est égalité. Le dictionnaire nous apprend que le mot implique non seulement une appréciation juste mais aussi le respect absolu de ce qui est dû à chacun[63]. Or, qu’est-ce qui est dû d’abord et avant tout à chacun sinon son humanité, sa pleine humanité, c’est-à-dire d’être traité en homme dans le sens le plus complet du terme ?

Dans une autre entreprise, Sun Hydraulics, Corp. (société spécialisée dans l’industrie des valves hydrauliques), le fondateur, Bob Koski, a résumé ainsi la « philosophie » de l’entreprise :

Obéir à la Règle d’or dans toutes les relations, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’entreprise, aussi difficile que cela puisse paraître sur le moment.

Respecter la dignité de chacun et être courtois en permanence.

Prendre et respecter honnêtement et loyalement nos engagements à l’égard de nos clients, distributeurs, salariés, et fournisseurs et établir avec eux des relations stables.

Être un leader dans nos domaines d’activité définis et dans le développement de notre secteur et de notre communauté.

Être une entreprise en croissance pour que les salariés obtiennent constamment la possibilité d’assumer des responsabilités supplémentaires.

Améliorer constamment nos produits et nos services afin qu’ils aient plus de valeur pour nos clients, et améliorer constamment nos méthodes opérationnelles pour pouvoir verser des salaires supérieurs à la moyenne.

Fournir un emploi stable et pérenne aux personnes embauchées, avec des heures de travail raisonnables et des conditions de travail sécurisées. Encourager l’auto-amélioration des salariés et assurer la promotion intérieure dès que possible.

Tenir les salariés et les actionnaires informés de la politique, des procédures et des projets de l’entreprise. » [64]

Dans ce texte, plus fourni que le précédent, on retrouve les valeurs morales citées plus haut mais aussi le souci d’offrir la stabilité d’emploi, de meilleurs salaires, des horaires raisonnables, et de tout organiser et prévoir dans la transparence. Ce dernier point est important. Un économiste explique : « On ne peut traiter les salariés comme des adultes honnêtes et responsables que si on leur donne la possibilité de savoir ce qui se passe autour d’eux et de pouvoir influer dessus. »[65] Le leader confirme : « Il ne faut pas s’attendre à ce qu’implication et partenariat fonctionnent sans mettre à la disposition, même du plus modeste salarié une information abondante. […​] Et une entreprise qui ne partage pas l’information en période favorable se disqualifie pour demander solidarité et concessions quand les temps sont durs. »[66]

Entraide et solidarité


1. La vertu (αρετή) est, en grec une notion complexe difficile à traduire en français. Le dictionnaire relève plusieurs sens : le mérite ou la qualité par quoi on excelle : la qualité du corps, la beauté, la force ; la qualité de l’intelligence, de l’âme, le courage, les belles actions ; la considération, l’honneur, le service. Tout cela en même temps peut-être.
2. Éthique à Nicomaque 1102-a.
3. Op. cit., p. 226.
4. Id., p. 227.
5. Éthique à Eudème 1234-b.
6. Op. cit., p. 224.
7. Id., p. 227.
8. Id., p. 228.
9. Politiques 1277-b.
10. « Le propre de l’homme prudent est la capacité de bien délibérer sur ce qui est bon et utile pour lui, non de façon partielle, par exemple en ce qui regarde la santé ou la vigueur, mais en fonction du bien vivre pur et simple. » (Éthique à Nicomaque V, 1) Il ne faut pas confondre la prudence et l’habileté. Celle-ci « consiste dans le pouvoir de faire tout ce qui conduit à un but qu’on s’est fixé et d’atteindre ce but. Si celui-ci est beau, elle est digne d’éloges, s’il est vil, elle est fourberie. » (Éthique à Nicomaque XII, 9).
11. Aristote précise : « S’il faut vite exécuter ce que l’on a délibéré, il faut délibérer lentement. » (Éthique à Nicomaque 1142-a).
12. Op. cit., pp. 232-234.
13. Éthique à Nicomaque 1107-a.
14. Op. cit., p. 228.
15. Id., pp. 235-236 et 240.
16. Éthique à Nicomaque 1142-a.
17. Id., 1103b.
18. Op. cit., p. 223
19. Id., p. 245.
20. L’expression est de Robert K. Greenleaf et Larry C. Spears in Servant Leadership : A Journey into the Nature of Legitimate Power and Greatness, Paulist Press International, U.S., 1982. Isaac Getz explique : le « leader serviteur » écoute, cherche à comprendre, accepte et se montre riche d’empathie ; il a la « faculté de se mettre à la place d’autrui ». (Op. cit., pp. 108-137).
21. GETZ, La liberté, ça marche, op. cit., p. 11.
22. Un des plus célèbres est James McGregor Burns (19818-2014). Cet universitaire américain diplômé d’Harvard, du Williams College et de la London School of Economics, a enseigné dans de prestigieuses écoles et a reçu le prix Pulitzer et le National Book Award pour ses travaux en histoire. Il s’est intéressé au leadership et a écrit notamment, Leadership, Harper Collins, 1978 et Transforming Leadership : A New Pursuit of Happiness, Grove Press/Atlantic Monthly Press, 2004. Il s’est surtout posé la question de savoir comment motiver et responsabiliser le travailleur.
Cf. aussi les notes 190 et 191.
23. Id., p. 15.
24. Max De Pree (1924-2017) fut le PDG de Herman Miller (entreprise de meubles et matériel de bureau). Il est l’auteur de Leadership is an Art, Currency, 1987. Notons que Max De Pree est au tableau d’honneur des hommes d’affaires américains, l’American National Business Hall of Fame en compagnie de Walt Disney, George Eastman, Thomas A. Edison, John D. Rockefeller et bien d’autres noms célèbres.
25. GETZ, op. cit., p. 166.
26. Id., p. 178.
27. (1920-1998). Il est l’auteur de Au-delà du management : comment empêcher les entreprises d’étouffer les gens et de bloquer les profits, Arthaud, 1970 et avec Warren G. Bennis, de Reinventing Leadership : Strategies to Empower the Organization, HarperBusiness, 2005.
28. Ce personnage peut-être légendaire aurait été un sage contemporain de Confucius (VIe - Ve siècles av. J.-C.). Il est vénéré par les taoïstes.
29. Au-delà du management, op. cit., cité in GETZ, op. cit., p. 227.
30. Reinventing Leadership, op. cit., cité in GETZ, op. cit., p. 241.
31. Société spécialisée dans la conception et la fabrication de jeux électroniques. Il a écrit en collaboration avec CARNEY Brian M. et GETZ Isaac, Leadership without Ego : How to Stop Managing and Start, Palgrave Mac Millan, 2018.
32. Cité in GETZ, op. cit., p. 258.
33. Id., p. 259.
34. Ricardo Semler cité in GETZ, op. cit., pp. 336-337.
35. Id., p. 262.
36. Id., p. 263.
37. John Wooden cité GETZ, op. cit., p. 267 ; R. McDermott, id., p. 298.
38. Cf. DU ROY Olivier, La règle d’or, Le retour d’une maxime oubliée, Cerf, 2009. L’auteur a retrouvé cette règle, sous des formes diverses, chez les auteurs païens, dans la pensée confucéenne, dans le brahmanisme et le bouddhisme, le jaïnisme, la religion des Sîkhs, en Égypte ancienne, en Assyrie Babylonie, dans le judaïsme biblique, le zoroastrisme ou mazdéisme, dé&ans la culture et la philosophie grecque, dans le mandéisme, le manichéisme, chez les Incas, dans les proverbes et maximes d’Afrique, dans l’Islam et bien sûr dans l’Évangile (Lc 6, 27-36).
39. Id., p. 174.
40. Id. pp. 260-261.
41. Liisa Joronen, fondatrice et patronne de SOL, entreprise finlandaise de nettoyage industriel, citée in GETZ, op. cit., p. 215. Lire aussi GETZ Isaac et MCCARNEY Brian, Liberté & Cie, Quand la liberté des salariés fait le succès des entreprises, Flammarion, 2016.
42. Cité in GETZ, op. cit., p. 310.
43. MCDERMOTT Robert, Entretien avec le professeur Clyde Porter, 1998;, cité in GETZ, op. cit., pp. 304-305. R. McDermott fut le directeur de l’USAA, mutuelle d’assurance.
44. Cité in GETZ, op. cit., p. 303.
45. Id., p. 305.
46. PAGE Scott E., The Difference, How the Power of Diversity creates better Groups, Firms, Schools, and Societies, Princeton University Press, 2008. Scott Page est professeur de sciences politiques à l’université du Michigan et spécialiste des systèmes complexes. Cf. D’ELBEE Pierre, Management : comment faire de la diversité une force, [email protected], 4 février 2019.
47. John Wooden, cité in GETZ, op. cit., pp. 277 et 279.
48. Id. p. 277.
49. Id., pp. 271 et 273-274.
50. « Le plaisir pris à une activité tend à être inversement proportionnel à la taille de l’entreprise. Plus celle-ci est grosse, moins vous vous faites plaisir, plus vous avez la migraine, et plus la culture se délite. Le nombre parfait tourne autour de deux cents collaborateurs. Quand vous dépassez les deux cents, alors vous devez ajouter un échelon hiérarchique et vous vous embraquez dans des histoires de vice-présidents…​ » (Id., p. 262).
51. Ricardo Semler, cité in GETZ, op. cit., pp. 317-319.
52. GIRARD, op. cit., p. 244.
53. Cité in GETZ, op. cit., p. 288.
54. Robert McDermott cité in GETZ, op. cit., pp. 297-298 299
55. Cité in GETZ, op. cit., pp. 323 et 334.
56. Cf. Ricardo Semler cité in GETZ, op. cit., pp. 311-312.
57. Id., p. 326.
58. Id., p. 327.
59. Cité in GETZ, op. cit., pp. 325 et 338.
60. Le Gore-Tex, est une marque de membrane imperméable à l’eau mais laissant passer la vapeur d’eau brevetée en 1970. Il est composé de polytétrafluoroéthylène (PTFE) étiré, aussi connu sous la marque Téflon.
61. Au lieu de la pyramide, un treillage:
treillage « Chaque personne au sein de ce treillage interagit directement avec les autres individus — sans intermédiaire, les lignes de communication sont directes — de personne à personne. » Il n’y a donc « pas d’autorité établie ou attribuée ; des sponsors, pas de chefs ; un leadership naturel défini, par un followership ; une communication « face à face » ; des objectifs fixés par ceux qui doivent les réaliser ; des tâches et des fonctions organisées par le biais d’engagements. » (Cf. L’organisation en treillage, Une philosophie d’entreprise, 1976, cité in GETZ, op. cit., p. 200.)
62. GETZ, op. cit., p. 205.
63. Cf. LALANDE André, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Presses universitaires de France, 1983, p. 296 : « sûreté du jugement dans l’appréciation de ce qui est dû à chacun ».
64. Dans son livre, Notre philosophie, 1970, il écrit : « la qualité ultime d’une société dépend largement du caractère de ses salariés, qui sont attirés vers leur emploi et s’y épanouissent grâce à l’environnement offert par l’entreprise. » (cité in GETZ, op. cit., pp. 210-211).
65. João Vendramin cité in GETZ, op. cit., p. 317
66. Ricardo Semler, in GETZ, op. cit., pp. 322-323.

⁢E. Comment devenir un leader vertueux ?

Comment devenir ce leader vertueux, serviteur, comment développer cette « disposition permanente à vouloir le bien », condition de l’amitié, de la solidarité ? En effet, nous ne naissons pas nécessairement parés de toutes les qualités nécessaires. Comment les acquérir ?

Aristote, encore lui, a répondu à la question. Question importante puisque pour le philosophe, la vertu est la condition du bonheur. Et l’on devient vertueux (on ne naît pas vertueux) en veillant au perfectionnement de sa nature, en faisant ce qui est propre à l’homme, en agissant concrètement selon des principes éthiques. Aristote distingue les vertus intellectuelles, qui viennent de l’instruction et les vertus morales, filles des bonnes habitudes. La vertu ne vient pas de la nature : aucune vertu morale ne naît naturellement en nous. En revanche, nous sommes naturellement prédisposés à les acquérir, à condition de les perfectionner par l’habitude. Nous n’obtenons de la nature que des tendances, des dispositions en puissance et c’est à nous ensuite de les faire passer à l’acte. D’où l’importance de la volonté et de l’action : par exemple, c’est en bâtissant que l’on devient architecte, en jouant de la cithare que l’on devient citharède. De même, c’est à force de pratiquer la justice, la tempérance, et le courage que nous devenons justes, tempérants et courageux. C’est à force d’affronter les situations dangereuses que nous devenons courageux, ou lâches, à force de les fuir. Il faut donc prendre garde lorsqu’on agit, parce que notre attitude forme notre caractère. La manière dont on est élevé dans l’enfance a également une importance fondamentale. La jeunesse est par excellence le temps du perfectionnement. Mais toute notre vie doit être un temps d’entraînement.

À l’époque contemporaine, un auteur plus accessible et plus pratique, Alexandre Dianine-Havard, a écrit de nombreux livres sur la question à destination des leaders[1]. Descendant d’émigrants russes, il est né en France mais vit et travaille à Moscou. Le Manuel pratique du leader vertueux[2] peut être particulièrement utile. En une soixantaine de pages, l’auteur explique comment en fonction de son tempérament, colérique, mélancolique, sanguin ou flegmatique, forger son caractère en acquérant les vertus les plus importantes pour la mission du leader : la prudence (pour prendre les bonnes décisions), le courage (pour prendre des risques et maintenir le cap), la maîtrise de soi (pour diriger nos passions), la justice (pour donner à chacun ce qui lui est dû), la magnanimité (pour tendre vers de grandes choses) et l’humilité (pour vivre dans la vérité sur soi-même et servir les autres).

Comment devenir un leader vertueux revient à se demander, dans le fond, à quelles valeurs nous sommes attachés ?

L’expérience de Simone Weil

La philosophe Simone Weil[3] qui fut, très tôt solidaire des syndicats ouvriers d’extrême-gauche, s’engagea comme ouvrière[4] pour connaître de l’intérieur la condition des travailleurs. Elle connut l’entreprise pyramidale et le travail à la chaîne.

Elle eut ainsi la possibilité de constater que dans ce cadre, le travailleur, « du jour au lendemain […​] devient un supplément à la machine, un peu moins qu’une chose, et on ne soucie nullement qu’il obéisse sous l’impulsion des mobiles les plus bas, pourvu qu’il obéisse ». Scandalisée par ce « déracinement ouvrier », elle appelle au changement en précisant ce qui doit être modifié : « Il faut changer le régime de l’attention au cours des heures de travail, la nature des stimulants qui poussent à vaincre la paresse ou l’épuisement - stimulants qui aujourd’hui ne sont que la peur et les sous -, la nature de l’obéissance, la quantité trop faible d’initiative, d’habileté et de réflexion demandée aux ouvriers, l’impossibilité où ils sont de prendre part par la pensée et le sentiment à l’ensemble du travail de l’entreprise, l’ignorance parfois complète de la valeur, de l’utilité sociale, de la destination des choses qu’ils fabriquent, la séparation complète de la vie du travail et de la vie familiale. »[5]

Pour transformer radicalement « l’atmosphère morale des entreprises »[6]et qu’elles deviennent des « lieux de joie » [7]deux conditions doivent être remplies. Premièrement, il faut que « les travailleurs puissent avoir au sein des entreprises le sentiment d’une certaine égalité, d’une certaine réciprocité dans les obligations et dans les droits […​]. » Et « il faut en second lieu que les ouvriers se sentent liés à la production par autre chose que par la préoccupation obsédante de gagner quelques sous de plus en gagnant quelques minutes sur les temps alloués. Il faut qu’ils puissent mettre en jeu les facultés qu’aucun être humain normal ne peut laisser étouffer en lui-même sans souffrir et sans se dégrader : l’initiative, la recherche, le choix des procédés les plus efficaces, la responsabilité, la compréhension de l’œuvre à accomplir et des méthodes à employer. »[8] Elle conclut : « Il faut leur donner le sentiment que l’entreprise vit, et qu’ils participent à cette vie. »[9]

N’est-ce pas à ce désir profondément humaniste qu’a répondu le leader « libéré » : « Au cœur de notre expérience audacieuse se trouve une idée tellement simple que ce serait un truisme si elle était moins rarement reconnue : l’entreprise doit confier son destin aux hommes qui y travaillent. »[10]

Confier le destin de l’entreprise aux hommes qui y travaillent ! L’entreprise, disions-nous en commençant, est une communauté de personnes au service d’autres personnes. Et qu’avons-nous lu tout au long de ces pages sinon que par des voies aussi diverses, à première vue, que la Révélation judéo-chrétienne, la philosophie païenne ou simplement l’expérience, des solutions simples existaient pour humaniser le travail et le rendre plus agréable. Solutions simples, solutions de bon sens, à condition de se rendre compte avant tout de la valeur précieuse de l’autre quelle que soit sa compétence, de l’éminente dignité de tout son être complexe.

S’en rendre compte demande une conversion, demande que l’on se décentre, que l’on accorde à l’autre autant d’attention qu’à soi et que l’on accepte une autre hiérarchie de biens que celle que la société matérialiste nous propose et parfois tente de nous imposer. Quel est le bien le plus important pour nous ? Le pouvoir ? L’argent ? Si tel est notre idéal, il ne faut surtout rien changer. On finit par s’accommoder du malheur d’autrui jusqu’à ce que la frustration éclate avec violence et rappelle à l’ordre le « patron » devenu l’ennemi…​ On devient un « ennemi » lorsqu’on cède à l’intérêt et à l’orgueil, au plaisir d’« avoir des inférieurs »[11].

« Il faut choisir, écrivait Simone Weil, entre avoir des esclaves ou des collaborateurs. »[12]

Simone Weil

Cette ouvrière exceptionnelle expérimenta dans sa chair, au bas de l’échelle et durant des semaines de 40 à 45 heures, la condition des travailleurs. Nous avons bénéficié jusqu’ici du témoignage de leaders qui ont constaté les bienfaits d’une organisation collaborative susceptible de permettre à chacun de donner le meilleur de soi-même dans le respect de sa dignité. Avec Simone Weil nous avons un témoignage d'« en-bas » qui arrive aux mêmes conclusions.

Sensible à la déshumanisation du travail et à la misère humaine, elle a réfléchi en profondeur au chemin inverse qu’il faudrait suivre pour que chacun s’épanouisse au travail et y trouve, malgré les inévitables difficultés, de la joie.

Elle a frotté sa grande culture puis sa foi croissante à la réalité pour s’assurer de la pertinence de ces valeurs fondatrices que sont l’amour et la liberté, fondements du bonheur. Son parcours exceptionnel peut éclairer le nôtre.

Sommes-nous fondamentalement dissemblables, travailleurs, cadres, manœuvres, leaders ? Notre vocation humaine commune n’est-elle pas le bonheur ? Tout homme cherche le bonheur même celui qui va se pendre, disait Pascal[13]. Ainsi, le bonheur est le fondement de la morale car il y a dans l’homme une insatisfaction permanente, une poursuite incessante d’un bien qui échappe ou qui est vite dépassé, il y a un désir illimité en nous qui est une aspiration à une plénitude.

Le bonheur n’est pas l’hédonisme qui est selon Guy Haarscher est un des maux majeurs de notre temps[14]. Et Kant se trompe lorsqu’il prétend que Le bonheur n’est qu’un idéal de l’imagination.[15]

Nous cherchons tous à être heureux, c’est-à-dire à vivre dans la plénitude de notre être dans toutes ses dimensions. Pouvons-nous refuser aux autres une vie en plénitude, y compris au travail ?

Et de quoi est fait ce bonheur ?

Une courte enquête dans notre entourage nous amènera très rapidement à constater que cette plénitude à laquelle nous aspirons, implique au moins la reconnaissance de ma liberté et de ma dignité. Mis en confiance, notre interlocuteur avouera peut-être aussi son besoin d’amour.

Dans la vie professionnelle comme dans la vie sociale, à moins d’un désordre psychologique, on ne supportera pas ou on supportera mal l’autoritarisme, les injustices, les querelles conjugales ou professionnelles. Il est donc important, me semble-t-il, de réfléchir un peu à la signification exacte de ces valeurs auxquelles nous sommes comme spontanément attachés.

Et tout d’abord, l’amour.

Comme je suis un être personnel et social, mon chemin n’est pas un chemin de solitude. Il ne s’agit pas de simplement, de construire son moi, de sauver mon âme. Mon chemin est un chemin de solidarité, d’amitié, comme disait Aristote, d’amour, dit le chrétien. À moins de trahir ma nature profonde qui est celle d’un être de relations, je ne puis chercher le bonheur sans chercher le bonheur de l’autre. Certes, je dois chercher ma plénitude, autrement dit, lutter contre mes « pauvretés ». J’entends par là : mes manques, mon égoïsme, mon orgueil, mon ignorance, mon avarice, ma misanthropie, mais je dois aussi travailler à la plénitude de l’autre, lutter contre ses « pauvretés ». Et c’est en cherchant la plénitude de l’autre que je trouve la mienne.

Paradoxalement, je ne puis lutter contre la « pauvreté » qu’en la vivant. C’est-à-dire en donnant à l’autre les richesses que j’ai reçues ou acquises, en répondant à ses manques, en lui donnant ce que j’ai et qui lui manque, en me donnant. Le professeur donne ses connaissances et son temps et parfois jusqu’à sa santé, le mari donne à sa femme, sa présence, son temps, son aide, sa vie parfois, le chef d’entreprise donne son savoir-faire et sa peine pour offrir les meilleures conditions de travail à ses collaborateurs et un produit de qualité à ses clients.

Tout ce que j’acquiers c’est pour l’autre sinon à quoi bon être riche, intelligent, cultivé, costaud, affectueux, patient ?

Le chrétien y reconnaît l’appel « Aimez-vous les uns les autres » : « la parole la plus culottée du monde », dit l’acteur Benoît Poelvoorde[16]. Culottée parce que, dans notre monde, l’autre est souvent un ennemi, un concurrent, un gêneur, un empêcheur de bien gagner notre vie.

Les Grecs qui ont, les premiers, nous l’avons vu, réfléchi aux conditions de la vie harmonieuse en société, ont estimé qu’il fallait tenir compte d’une force qui est en nous et qu’il fallait même la privilégier. Cette force, cette tendance, ils l’ont appelée d’abord eros et puis philia, c’est-à-dire l’eros dépouillé de sa sensualité, l’amitié, cette force qui nous pousse vers les autres. Pas de société digne de ce nom sans philia pour Aristote[17]. Les auteurs latins parleront de caritas qu’on a traduit par charité. Mais le mot paraît saugrenu car « charité » nous fait penser trop vite à « aumône ». La charité dont il est question ici, dans le sens premier de caritas, est la cherté, le haut prix que l’on attribue à une chose ou une personne. On peut traduire aussi caritas par amour. L’amour ! Mais voilà encore un mot mis à toutes les sauces mais jamais ou très rarement à la sauce politique, sociale ou économique ! Et pourtant, l’amour est nécessaire à la vie sociale. L’amour est nécessaire, à la liberté, à la vérité, à la justice, à la paix ! Et si le mot amour gêne, on peut le remplacer par les mots solidarité ou fraternité. Mais on y perd du sens car, explique Simone Weil, « aimer un être, c’est tout simplement reconnaître qu’il existe autant que vous ».[18] Reconnaître que le manœuvre existe autant que moi, leader !

Si Platon dans la République écrit que la cité est une communauté, une koïnônia, liée par l’amitié, la philia[19], Aristote précise judicieusement que cette amitié se manifeste d’abord et fondamentalement par le dialogue[20].

Cet esprit de dialogue est essentiel dans le couple, dans la famille, dans la commune, au niveau d’un pays ou d’une communauté internationale et, évidemment, dans l’entreprise ! Plusieurs leaders nous ont dit : écoutez d’abord au lieu de parler !

Pourquoi le dialogue est-il indispensable ? Parce que notre liberté, nous y venons, est relative, limitée, comme notre intelligence.

L’exercice de la liberté est un appel à la conscience personnelle.

Il ne fait aucun doute que la liberté est une valeur fondamentale de la vie en société. Tous les régimes totalitaires, toutes les dictatures, tous les « patrons » autoritaires en font, tôt ou tard, l’expérience. L’histoire regorge d’exemples : on ne peut indéfiniment maintenir les hommes dans la dépendance d’un pouvoir, même si, à première vue, un régime autoritaire peut garantir - mais pour combien de temps ? - la cohésion sociale.

Pourquoi la liberté est-elle si précieuse ? Si précieuse qu’on est capable de sacrifier sa vie pour elle. Si l’on est prêt à mourir pour la liberté, c’est parce qu’elle est nécessaire à la vie ! Qu’est-ce que cette liberté pour laquelle certains sont prêts à mourir ?

Les philosophes répondent qu’elle est le signe le plus manifeste de la transcendance humaine ou, si l’on préfère, de la dignité humaine. Autrement dit, elle nous révèle que l’homme n’est pas réductible aux conditions de son existence, à son corps, à son environnement naturel, social, économique, politique, culturel. Il est évidemment relié à ces conditions sans y être nécessairement soumis et sans en être le produit pur et simple.

Mais en quoi consiste exactement cette liberté ? Serait-ce simplement la possibilité de faire ce que je veux ? Puis-je faire ce que je veux ? En fait je ne peux pas faire tout ce que je veux. Je ne peux pas dans les deux sens du verbe « pouvoir » : « être capable de » et « être autorisé à ». Je ne suis pas capable de faire tout ce que je veux. C’est aussi une évidence. J’ai toujours rêvé de gagner le Tour de France mais à la première côte raide, je perds mon souffle. La réalité me rappelle rapidement mes limites. Suivant les circonstances : je n’ai pas assez de muscles ou je n’ai pas assez de connaissances, je n’ai pas assez de courage, d’intelligence, de volonté, d’argent, etc. Ma liberté est relative, relative à mes capacités plus ou moins larges, plus ou moins limitées. Ce qui en même temps me révèle que la liberté n’est jamais donnée de naissance mais qu’elle s’acquiert plus ou moins selon mes efforts et mes acceptations. En effet, je ne suis pas seul dans ce cheminement. La croissance de ma liberté est aussi tributaire de ce que m’apportent les autres, parents, amis, professeurs, formateurs divers, collègues. La justification de leur autorité réside d’ailleurs, nous l’avons dit, dans la capacité qu’ils ont de faire croître mes propres capacités et donc mes libertés.

Simone Weil insiste :

« La liberté véritable ne se définit pas entre le désir et la satisfaction, mais par un rapport entre la pensée et l’action. »[21]

Elle ajoute :

« Un homme serait complètement esclave si tous ses gestes procédaient d’une autre source que sa pensée, à savoir ou bien les réactions irraisonnées du corps, ou bien la pensée d’autrui. »[22]

Un acte libre est un acte intelligent. Voilà pourquoi il faut veiller, pour « libérer » les travailleurs, à leur garantir d’une manière ou d’une autre une croissance personnelle, solliciter leur intelligence et ne pas se contenter de leur donner des ordres.

Cette liberté, relative, est aussi confrontée, bien sûr, à des interdits, à des lois, à des règles qui peuvent être ressenties comme des entraves ou qui sont réellement des entraves à la liberté. Certes, des lois peuvent être des entraves insupportables qui attentent à la dignité de la personne. Mais n’y aurait-il pas des lois libératrices, des lois créatrices de liberté, des lois protectrices de liberté ?

Comment faire le tri ? Comment repérer la loi liberticide et la loi qui me libère, qui me protège de l’arbitraire. Je sais que le code de la route me protège de la dictature des poids lourds, de la puissance des autres, de leur force. Il est des lois qui obligent les forts à respecter les faibles, qui préservent ma liberté, ma vie, devant l’irruption de la violence, des lois qui me protègent aussi contre moi-même, contre mes tendances égoïstes, contre ma volonté de puissance. Des lois qui guident ce que je suis vers ce que je dois être, autrement dit, des lois qui font sortir l’homme de l’animal que j’ai tendance à être si je me laisse aller. Ce que je suis et ce que je dois être. Quel est cet être que je dois être, sinon un homme au plein sens de la notion ? Il s’agit de s’accorder, de s’ajuster à notre nature le mieux possible. La loi juste est celle qui me permet d’être un homme, d’être plus homme, qui m’oriente, qui m’aide à devenir ce que je suis. La loi injuste est celle qui étouffe mon être, l’empêche de croître, le mutile. S’il fut un temps où dans l’entreprise le bon employé ou le bon ouvrier était celui qui obéissait au doigt et à l’œil, on s’est rendu compte aujourd’hui de l’importance de laisser une part de créativité, d’initiative ne fût-ce que pour l’efficacité de travail. La bonne loi, la bonne règle est celle qui me permet de croître en humanité.

De croître en tant qu’être intelligent, libre et social. D’aider les autres à croître en tant qu’êtres intelligents, libres et sociaux.

Comment garantir la paix sociale, la collaboration, revivifier l’entreprise sans respecter ces valeurs ? Qu’est-ce qui peut faire que mon souci de la liberté ne soit pas simplement le souci de ma liberté, qu’est-ce qui va me pousser à chercher à libérer l’autre, à le faire grandir, à lui donner des responsabilités à la mesure des compétences acquises ?

La vraie liberté est difficile, elle demande un effort, un engagement, le dépassement de certaines inclinations paresseuses. Sa croissance et son orientation engagent ma responsabilité personnelle. Et c’est pour cela que la liberté n’est pas toujours appréciée. Même si beaucoup risquent leur vie pour la liberté, il en est d’autres qui préfèrent la servitude, le conformisme qui paraissent parfois et même souvent plus confortables.[23] Il en est qui préfèrent que l’on pense à leur place. La liberté est un risque d’autant plus que dans le monde des valeurs, rien n’est jamais acquis. Notre belle intelligence, comme l’a montré Pascal, est vite détournée par notre imagination, les habitudes, notre sensibilité, notre inconstance et les contrariétés, notre vanité, le divertissement, les préjugés, la concupiscence.

Et les anciens avaient raison de dire que la vertu, la tendance à vouloir le bien de l’autre, en l’occurrence, est une disposition à acquérir donc. Encore faut-il aimer la liberté, la justice, la paix, s’aimer et aimer les hommes, travailler à notre croissance et à leur croissance. Il n’y a pas d’autre voie pour être humain et pour qu’une société, une entreprise soit humaine.

On ne peut construire une vraie société, sans partage, sans solidarité, sans échange, sans fraternité, sans amour.

Tout cela, me direz-vous, est bien compliqué ou fort abstrait. En êtes-vous sûr ? Je vous propose, pour terminer, de méditer cette page écrite par l’ouvrière Weil. Vous verrez qu’il faut finalement peu de chose pour être heureux au travail et même si le travail est très humble :

« Pendant qu’on s’ingénie, qu’on fait effort, qu’on ruse avec l’obstacle, l’âme est occupée d’un avenir qui ne dépend que de soi-même. Plus un travail est susceptible d’amener de pareilles difficultés, plus il élève le cœur. Mais cette joie est incomplète par le défaut d’hommes, de camarades ou chefs, qui jugent et apprécient la valeur de ce qu’on a réussi. Presque toujours aussi bien les chefs que les camarades chargés d’autres opérations sur les mêmes pièces se préoccupent exclusivement des pièces et non des difficultés vaincues. Cette indifférence prive de la chaleur humaine dont on a toujours un peu besoin. Même l’homme le moins désireux de satisfactions d’amour-propre se sent trop seul dans un endroit où il est entendu qu’on s’intéresse exclusivement à ce qu’il a fait, jamais à la manière dont il s’y est pris pour le faire ; par là les joies du travail se trouvent reléguées au rang des impressions informulées, fugitives, disparues aussitôt que nées ; la camaraderie des travailleurs ne parvenant pas à se nouer, reste une velléité informe, et les chefs ne sont pas des hommes qui guident et surveillent d’autres hommes, mais les organes d’une subordination impersonnelle, brutale et froide comme le fer. » [24]

Vous sentez-vous vraiment incapable de répondre à l’appel de cette petite ouvrière ?

Bonheur au travail


1. Le leadership vertueux, Le laurier, 2015 ; La méthode Havard : Pour un leadership authentique, Sarment, 2009 ; Créé pour la grandeur : Le leadership comme idéal de vie, Le Laurier, 2012 ; Du tempérament au caractère, Comment devenir un leader vertueux, Le laurier 2018.
2. Le laurier, 2017.
3. 1909-1943. Juive agnostique, elle se rapprochera progressivement du catholicisme.
4. Elle travailla chez Alsthom (devenu Alstom) comme découpeuse, puis aux Forges de Basse-Indre comme emballeuse et enfin chez Renault comme fraiseuse. Cette expérience a duré plus ou moins neuf mois (de 1934 à 1935) entrecoupés de mises à pied, accidents de travail, renvoi. Cette brillante intellectuelle destinée à l’enseignement n’avait évidemment aucune qualification et était de santé fragile.
5. WEIL Simone, L’enracinement, Prélude à une Déclaration des devoirs envers l’être humain, Gallimard, 1949, p. 75.
6. WEIL Simone, La condition ouvrière, Gallimard, 2002, p. 376.
7. Id., p. 343.
8. Id., pp 376-377.
9. Id., p. 381.
10. Ricardo Semler, cité in GETZ, op. cit., p. 339.
11. WEIL Simone, La condition ouvrière, op cit., p. 395.
12. Id., p. 375.
13. PASCAL Blaise (1622-1663), mathématicien, physicien, inventeur, philosophe et théologien, auteur des Pensées.
14. Cf. HAARSCHER Guy, Philosophie des droits de l’homme, op. cit., pp. 124-125.
15. Cf. KANT Emmanuel (1724-1804), Fondements de la métaphysique des mœurs (1795), Delagrave, 1997, pp. 131-132.
16. « Je me sens chrétien parce que c’est mon éducation, et je ne crois pas qu’on puisse renier les choses qui vous ont fondé. J’ai été élevé par une mère très croyante et par des curés qui ne m’ont pas battu ni traumatisé, contrairement à tous les clichés à la mode, qui m’énervent assez. J’ai la foi, et je crois que Dieu est amour. « Aimez-vous les uns les autres », c’est la phrase la plus culottée du monde, parce que si on se regarde, on n’est pas programmé pour s’aimer.» (https://actualitechretienne.wordpress.com/2013/08/29/)
17. Le pape Léon XIII, en 1891, reprendra cette notion de philia dans l’encyclique Rerum novarum qui fonde l’enseignement social de l’Église.
18. La connaissance surnaturelle, Gallimard, 1950.
19. République V, 462 ab.
20. La philosophe Hannah Arendt explique : « Nous avons coutume aujourd’hui de ne voir dans l’amitié qu’un phénomène de l’intimité, où les amis s’ouvrent leur âme sans tenir compte du monde et de ses exigences […​] Ainsi nous est-il difficile de comprendre l’importance politique de l’amitié. Lorsque, par exemple, nous lisons chez Aristote que la philia, l’amitié entre citoyens, est l’une des conditions fondamentales du bien-être commun, nous avons tendance à croire qu’il parle seulement de l’absence de factions et de guerre civile au sein de la cité. Mais pour les Grecs, l’essence de l’amitié consistait dans le discours. Ils soutenaient que seul un « parler-ensemble » constant unissait les citoyens en une polis. Avec le dialogue se manifeste l’importance politique de l’amitié, et de son humanité propre. Le dialogue (à la différence des conversations intimes où les âmes individuelles parlent d’elles-mêmes), si imprégné qu’il puisse être du plaisir pris à la présence de l’ami, se soucie du monde commun, qui reste « inhumain » en un sens très littéral, tant que des hommes n’en débattent pas constamment. Car le monde n’est pas humain pour avoir été fait par des hommes, et il ne devient pas humain parce que la voix humaine y résonne, mais seulement lorsqu’il est devenu objet de dialogue. […​] Nous humanisons ce qui se passe dans le monde et en nous en en parlant, et, dans ce parler, nous apprenons à être humains. Cette humanité qui se réalise dans les conversations de l’amitié, les Grecs l’appelaient philanthropia, « amour de l’homme », parce qu’elle se manifeste en une disposition à partager le monde avec d’autres hommes. » (ARENDT Hannah,Vies politiques, Gallimard, 1974, pp. 34-35).
21. Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, Gallimard, 1955, p. 88. Plus loin,elle reformule l’idée : « la vie sera d’autant moins inhumaine que la capacité individuelle de penser et d’agir sera plus grande. » (Op. cit., p. 147).
22. Id., p. 89.
23. Cf. G.-B. Shaw : « La liberté n’est pas suffisamment universelle. Les hommes mourront pour la perfection humaine et ils seront heureux de sacrifier leur liberté pour elle. » (Don Juan in L’homme et le surhomme). E. Renan : « La liberté est en apparence un allègement ; en réalité, c’est un fardeau ».
24. La condition ouvrière, op. cit., p. 335.

⁢À propos de quelques expressions

N.B. Les notions évoquées ici sont liées entre elles.

Bien commun

Le bien commun est une notion complexe mais tout à fait fondamentale pour la vie en société, la vie économique et politique.[1] Nous nous intéresserons ici à l’entreprise mais bien des aspects relevés sont aussi importants ailleurs, dans la famille, dans la vie locale, nationale et même internationale.

Mais, tout d’abord, qu’est-ce que le bien ? On peut affirmer que tous les hommes cherchent le bien mais qu’ils ne s’entendent pas quant à sa définition. Pour un voleur, il est bien de dérober une somme importante sans se faire remarquer mais, en soi, est-ce bien de voler ? Il faut donc distinguer ce qui est bien ou mal pour un individu selon son intérêt particulier et passager et ce qui est bien ou mal en soi.

Un bien commun est un bien en soi pour tous et toujours. Ainsi, l’air, l’eau, la terre sont des biens communs matériels à préserver car ils sont indispensables à tout homme pour vivre et il en sera toujours ainsi. Il faut donc que ces biens soient accessibles à tous c’est pourquoi on parle du principe de la « destination universelle des biens ». D’autres biens sont aussi requis pour la croissance de l’homme : la sécurité, le logement, la santé, l’éducation, la culture, la vie spirituelle, et, par-dessus tout, la paix et tout ce qu’elle suppose : pas seulement l’absence de querelle voire de guerre mais aussi le respect de chaque personne, de sa dignité.

L’entreprise est et doit aussi être un lieu où vit et se développe le souci du bien commun de tous ceux qui y travaillent, qui font de l’entreprise un lieu de bien-être intégral pour eux-mêmes et au service d’autres personnes.

Pour que, dans l’entreprise, le bien de tous et chacun se développe, il faut veiller à ce que tous travaillent dans un environnement sain, sécurisé, paisible, que tous puissent, ne fût-ce que par un juste salaire, accéder aux soins de santé, à l’éducation des enfants, à la culture, que le travail ne soit pas une entrave à la vie familiale et même spirituelle.

L’entreprise comme lieu de développement du bien commun, doit être un lieu où sont respectées des valeurs fondamentales nécessaires aux personnes qui y travaillent : le respect des droits de l’homme qui découlent de la dignité humaine et sont la première garantie du bien de chaque personne ; le souci du développement intégral de la personne car chaque membre de l’entreprise est une personne et pas seulement une paire de bras ou un cerveau ; la justice sociale qui implique le respect de la dignité humaine dans les rapports sociaux ; la solidarité et la subsidiarité. Plus simplement encore, on pourrait dire que le bien commun est constitué par l’ensemble des conditions sociales permettant à toute personne, dans l’entreprise, de s’épanouir au mieux et plus facilement.

De plus en plus aujourd’hui, fort heureusement, on constate que, dans nombre d’entreprises, on commence à se soucier de ces principes. On veille de plus en plus à la qualité de vie au travail, à l’équilibre entre la vie privée et la vie professionnelle.

Toutefois, vu la nature du bien commun, bien de tous, il faut se rendre compte que chaque membre de l’entreprise est responsable de ce bien commun qui n’est jamais donné au point de départ ni acquis une fois pour toutes. Il est le fruit de l’attitude de chaque membre de cette société qu’est l’entreprise et pas seulement du « patron » ou du « cadre ». Le bien commun réclame un effort collectif. Dans cet effort tous doivent respecter la liberté et la dignité de chaque personne : « Mépriser cette vérité, c’est oublier que le véritable bien commun est déterminé et reconnu, en dernière analyse, par la nature de l’homme, qui équilibre harmonieusement droits personnels et obligations sociales, et par le but de la société, déterminée aussi par cette même nature humaine. La société est […] le moyen d’amener à leur plein développement les dispositions individuelles et les avantages sociaux que chacun, donnant et recevant tour à tour, doit faire valoir pour son bien et celui des autres. » Dominique Coatanea[2] qui cite ce texte, est allée le chercher dans Mit brennender sorge (§ 37) qui est une vieille encyclique condamnant le nazisme, écrite en allemand par Pie XI, en 1937 ! Cette citation est très intéressante parce qu’elle nous montre que l’unité d’un groupe, d’une société, d’une entreprise ne s’oppose pas au respect de chaque membre. Au contraire, le respect du bien commun est la garantie ultime contre l’arbitraire et toute forme d’autoritarisme. Le bien commun fonde la légitimité du pouvoir et est la raison d’être de l’autorité.

N.B. Il ne faut pas confondre le bien commun avec l’intérêt général. Le bien commun est une notion qui est attachée à la nature de l’homme et qui présente donc des éléments immuables tandis que l’intérêt général est établi par l’autorité publique et est donc variable. Le bien commun, lui, implique, comme nous venons de le voir, bien plus que le respect de la loi. En outre, il nécessite un engagement de chacun en vue de sa réalisation. Il n’en reste pas moins souhaitable que l’autorité publique dans son action pour l’intérêt général soit la gardienne et la protectrice du bien commun, qu’elle le favorise et incite les citoyens à le chercher.[3]

Dignité

En quoi consiste la dignité de la personne humaine ?

Cette dignité est à la base des droits de l’homme reconnus dans la Déclaration universelle de 1948. Son Préambule le dit précisément mais sans définir cette dignité : « Considérant que la reconnaissance de la dignité humaine inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde… ».

À sa suite, l’article 1 de la Déclaration a connu plusieurs versions. Lors des travaux préparatoires, sa formulation fut simplement : « Tous les hommes sont libres et égaux ». Puis, en 1947, la Commission des droits de l’homme, proposa : « Tous les hommes sont frères. Ils sont doués par la nature de raison et de conscience. Ils naissent libres et égaux en dignité et en droits. » Enfin, la version définitive fut : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité. »

Il ressort clairement que cette dignité est inhérente c’est-à-dire qu’elle appartient à la nature de l’homme, être libre, raisonnable, doué de conscience et appelé, dans l’égalité, à la fraternité. C’est à cause de leur enracinement dans la nature de l’homme que les droits sont dits inaliénables c’est-à-dire imprescriptibles, inviolables, intangibles.

Le dictionnaire Robert, dans la définition de la dignité, tire une conclusion logique de ce qui vient d’être affirmé : la dignité, c’est « le principe selon lequel un être humain ne doit jamais être traité comme un moyen mais comme une fin en soi. » Il donne comme synonymes : « grandeur » et « noblesse ».

Pourquoi l’homme mérite-t-il ce traitement particulier, qu’a-t-il de grand ou de noble cet homme ? C’est le fait, rappelé dans l’article 1 de la Déclaration, qu’à la différence des animaux auxquels il peut ressembler par le corps, il est doué d’une intelligence réflexive et d’une volonté libre. C’est en fonction de ces caractéristiques majeures qu’Aristote définit l’homme comme « un animal politique » c’est-à-dire un animal social comme bien d’autres animaux mais qui est capable d’organiser d’une manière ou d’une autre la société dans laquelle il vit et notamment en vue du bien commun.

De plus, chaque homme est unique. En effet, si nous pouvons constater l’individuation psychologique de tous ceux que nous rencontrons et même entre frères et sœurs d’une même famille, la biologie le confirme. Le corps lui-même est marqué profondément par cette individuation comme le révèle la difficulté d’implanter un organe d’un homme à un autre homme.

Autre caractéristique mise en lumière par le philosophe Robert Spaemann[4] : l’homme est un animal qui promet et pardonne ce qui le différencie aussi radicalement parmi tous les êtres vivants.

Tout cela fonde, en chaque homme, sa dignité, sa grandeur, sa noblesse quelles que soient ses réussites ou ses capacités. Tous les hommes participent à la même dignité du simple fait qu’ils sont des hommes. Le « patron » n’est pas plus digne que l’apprenti, ni l’ingénieur que le manutentionnaire. C’est pourquoi, dans toute société, dans l’entreprise aussi donc, il faut porter une attention particulière aux plus faibles, à ceux qui paraissent moins bien armés pour le travail, ou qui sont attelés à des tâches réputées ingrates. L’entreprise peut être ainsi un lieu de croissance.

Pour rappel, le sociologue Léo Moulin (1906-1996), agnostique, cité plus haut, ne craint pas, lui, de faire découler cette dignité de la ressemblance de l’homme avec Dieu… C’est, pour lui, une autre manière de dire l’éminente dignité de toute personne* mais il n’empêche que, pour le croyant, cette ressemblance est le meilleur fondement de la dignité de la personne* humaine. Dignité encore renforcée, pour le chrétien, par le fait que Dieu, par amour, s’est incarné en la personne de Jésus.

Un dernier point important : la dignité de la personne* fonde la dignité du travail, de tout travail. Le travail est un bien utile par lequel la personne* peut grandir en tant que personne* à condition que celui qui l’exécute, l’exécute en sujet conscient, libre et responsable.

Justice

Dans la vie, nous constatons souvent qu’il semble plus facile de dénoncer l’injustice que de définir la justice. Cette punition est injuste ! Ma sœur a reçu un plus gros morceau de gâteau que moi, etc. Mais qu’est-ce que la justice ?

Le mot peut prendre des sens divers, tous intéressants.

Dans la tradition juive, à l’écoute de l’Ancien testament, il est question de « rendre justice » au faible, à l’orphelin, à la veuve, à l’étranger, au malheureux, au pauvre, au misérable, à l’indigent, à l’affligé, au nécessiteux. Le Talmud[5] ajoute à la liste : le sourd-muet, l’idiot le captif. Concrètement, « rendre justice » c’est offrir, à tous ces affligés, la tsedaka (tsedek : justice) c’est-à-dire « l’aide matérielle que doit accorder celui qui en a la possibilité à celui qui en a besoin. […] Il ne s’agit pas de procéder à une redistribution des richesses mais de garantir à chacun la satisfaction de ses besoins essentiels. […] Lorsque cela est nécessaire, l’autorité peut et doit imposer à chacun de donner ce qu’il convient, au besoin par la contrainte. »[6]

La tradition chrétienne, elle, va s’appuyer non seulement sur cet héritage mais aussi sur Aristote qui, dans l’Éthique à Nicomaque, écrit « La justice est un habitus[7] qui fait agir quelqu’un conformément au choix qu’il a fait de ce qui est juste »[8]. Thomas d’Aquin écrira dans la Somme théologique : « La justice est l’habitus par lequel on donne, d’une perpétuelle et constante volonté, son droit à chacun. »[9] Il ajoute en citant Cicéron : « C’est surtout à cause de la justice que les hommes sont appelés bons. »[10] On peut plus simplement traduire que, pour Thomas, la justice est une vertu qui consiste à rendre à chacun ce qui lui est dû. La justice est la vertu sociale par excellence, celle qui règle nos rapports avec autrui, qui nous « ajuste » à autrui, nous « égalise » car, toujours pour Thomas, l’objet de la justice, c’est « l’égalité dans les biens extérieurs »[11], égalité vers laquelle il faut toujours tendre.[12]

Mais, qu’est-ce qui est dû à l’autre ? Ce qui lui est dû prioritairement c’est sa pleine humanité. Il s’agit de le traiter « de manière à ce qu’il puisse être providence pour autrui et lui-même, c’est-à-dire responsable », et donc de mettre en place « un espace social humain » indispensable à son épanouissement.[13] Voilà une autre définition du bien commun !

On distingue habituellement, depuis Aristote, la justice commutative et la justice distributive. La justice commutative a pour objet les échanges (mutare en latin) selon la valeur des choses et indépendamment des situations personnelles. Elle s’établit de manière arithmétique selon un principe de réciprocité. C’est la justice qui préside aux rapports commerciaux par exemple. Tel objet vaut telle somme d’argent. On établit une équivalence entre l’objet et sa valeur monnayable. Dans les rapports humains, la justice commutative ignore les différences entre les individus et donne à chacun la même part. Quant à la justice distributive, elle s’établit de manière géométrique, c’est-à-dire proportionnellement au mérite de chacun : elle donne à chacun selon son mérite. Elle concerne la répartition des biens et des charges entre les membres de la société, de toute société et donc de l’entreprise.

L’expression « justice sociale » n’apparaît qu’au XIXe siècle sous la plume de Taparelli d’Azeglio[14]. Précisant et prolongeant la pensée de Thomas d’Aquin[15], il défend l’idée que « la justice sociale doit rendre tous les hommes égaux dans les droits de l’humanité ». Il appelle cette égalité dans les droits de l’humanité : « égalité spécifique », égalité qui est à la base des « inégalités individuelles ». La justice commutative établit l’« égalité spécifique » (égalité de l’espèce), liée à la nature de l’homme. La justice distributive procure ce qu’il appelle l’« égalité de proportion ».[16] La justice sociale englobe donc à la fois la justice commutative et la justice distributive et les dépasse par son souci de tous les droits humains.

En somme, la justice sociale comme le bien commun sont fondés sur la sociabilité naturelle de l’homme qui ne peut s’épanouir, en tant qu’homme, que dans et par la société. Ils se fondent aussi sur le fait que les biens de la terre sont destinés à tous et que l’égale dignité des hommes demande que la justice sociale s’applique en priorité à ceux qui sont dans le besoin, à qui manque telle ou telle possibilité de s’épanouir intégralement. Autrement dit encore, la justice sociale doit ordonner toute l’activité humaine et donc la vie économique au bien commun dans tous ses aspects, en n’oubliant pas qu’il doit être commun précisément. Il s’agit donc prioritairement de combattre toutes les formes de pauvreté et pas seulement la pauvreté matérielle. Il faut satisfaire autant que possible tous les besoins fondamentaux des personnes y compris les besoins immatériels.

Mais n’oublions pas que la justice est une vertu, « la plus parfaite des vertus » disait Aristote.[17] Les lois et les règles sont indispensables certes mais elles ne peuvent que créer un cadre qui doit être vivifié par la résolution de chacun à œuvrer dans le sens d’une vraie solidarité liée à l’indispensable subsidiarité.[18] La solidarité dynamique entre personnes (que l’on peut appeler aussi fraternité, amour, charité) donne à la justice non seulement son efficacité mais aussi son humanité. En effet, il ne suffit pas de proclamer une règle ou d’établir un règlement pour que la justice règne. Au contraire, déjà dans l’antiquité, les Romains qui furent de grands juristes, savaient que le comble de la justice est le comble de l’injustice (« summum jus, summa injuria »). Régulièrement nous sommes scandalisés parce que des « étrangers » bien intégrés dans notre société depuis parfois de nombreuses années, qui exercent un travail légal avec compétence, dont les enfants sont scolarisés, sont priés de quitter notre territoire en fonction d’une loi appliquée sans âme. Cette « justice » de la loi prise à la lettre, respecte-t-elle, comme elle le devrait, la dignité humaine? Cette justice-là n’est pas vertu.

Liberté

À l’origine, chez les Grecs, l’homme libre est celui qui n’est pas esclave. L’homme libre, en effet, peut aller et venir à sa guise, il est autonome, il obéit à sa propre loi sans contrainte extérieure. C’est, explique le philosophe Gustave Thibon[19], une liberté « physique » que l’homme a en commun avec les animaux sauvages, par exemple. Mais il est clair, que nous sommes là en présence d’une liberté minimale qui ne rend pas compte de toute la richesse humaine. La liberté chez l’homme est autre chose que celle de la fourmi, de la mésange ou du sanglier. Elle implique davantage car l’animal est tout de même tributaire de ses instincts. Chez l’homme, nous disent les biologistes, il n’y a qu’un seul instinct, celui de succion. Sinon, manger, s’accoupler, etc. sont des tendances instinctives qui toujours s’inscrivent dans une culture et auxquelles l’homme peut parfaitement résister. Qu’est-ce qui permet à l’homme de dire « non » aux injonctions de son corps sinon le fait qu’il n’est pas que « corps » mais aussi et surtout un être doué d’intelligence réflexive et de volonté libre, ce qu’on appelle esprit ou âme. La philosophe Alain, athée, disait que « l’âme c’est ce qui dit non, quand le corps dit oui ».[20] Certes l’homme est en grande partie influencé par ses gènes, l’éducation, les habitudes, la société mais il n’est pas entièrement programmé. Il peut toujours résister. Le biologiste Pierre-Paul Grassé disait : il est programmable ![21]

Influencés mais non conditionnés, nous sommes libres mais toujours relativement libres. Nous ne le sommes jamais totalement puisque nous sommes des êtres limités. Nous ne sommes pas capables de faire tout ce que nous voudrions non seulement parce que nos capacités physiques, psychologiques, intellectuelles peuvent nous en empêcher mais aussi parce que nous sommes nécessairement confrontés à des règles sociales. L’éducation en donnant plus de capacités permet justement de faire croître notre liberté au milieu des limites et des règles et de nous mettre à même de juger si les règles sociales la favorisent ou l’entravent. De plus, notre liberté est toujours ordonnée à un bien que nous recherchons.

Être libre ce n’est donc pas, comme on le croit parfois illusoirement, faire ce que l’on veut. La « loi », pour prendre un terme général, ne s’oppose pas nécessairement à la liberté. Il est des « lois » qui protègent la liberté : leur mission est de nous détourner de ce qui entraverait justement notre liberté. Autrement dit, la « loi » bien conçue nous détourne de ce qui ne peut nous rendre vraiment heureux. En effet, le vrai problème c’est de savoir à quoi sert notre liberté relative. Mais à quoi peut-elle bien servir sinon à nous permettre de chercher notre vrai bonheur ? Nous cherchons à combler nos « inclinations » fondamentales telles que Cicéron puis Thomas d’Aquin les décrivent : nous cherchons à transmettre la vie, à la conserver, nous cherchons la vérité et la compagnie des autres. C’est pour protéger ces inclinations indispensables au bonheur que, par exemple, les « dix commandements » bibliques existent. Commandements que l’on retrouve grosso modo dans la plupart des traditions à travers le monde et parfois sans qu’il y ait eu relations entre elles.[22] Ce sont des « balises » pour que nos aspirations se réalisent au mieux, c’est-à-dire pour notre bonheur. Notre liberté n’est donc pas simplement une liberté d’indifférence qui me permettrait de choisir entre des contraires, entre le bien et le mal pour faire court, une liberté qui serait nourrie de nos caprices, de nos désirs les plus immédiats.[23] Notre liberté doit être une liberté de qualité, c’est-à-dire un pouvoir de choisir le bien par la raison, choisir ce qui fait croître mon humanité, et de m’y tenir par la volonté. Elle suppose que l’on sache ce qui caractérise l’humanité pour que je puisse devenir ce que je suis. Le vieux poète Pindare dans son Exhortation à Hiéron[24], lui donne ce conseil toujours valable pour chacun de nous : « Deviens ce que tu es quand tu l’auras appris ». Il faut donc apprendre ce que nous sommes, connaître notre nature, connaître la vérité sur la personne humaine que nous sommes pour la faire grandir. Ainsi apparaît le lien entre liberté et vérité. C’est ce lien que découvre Winston Smith, le héros du roman 1984 qui, face au régime totalitaire qu’il subit, découvre que « la liberté, c’est de dire que deux et deux font quatre. »[25] La liberté donc s’acquiert au gré des vérités découvertes. C’est pourquoi le grand philosophe russe Nicolas Berdiaev[26] ne craint pas de dire que « la liberté n’est pas un droit, c’est un devoir. »[27]

L’exercice de cette liberté de qualité est néanmoins difficile. Paul lui-même l’avoue dans son épître aux Romains (7.19) : « Je ne fais pas le bien que je veux et je fais le mal que je ne veux pas ». Tout simplement parce que nous ne sommes pas parfaits et que notamment notre belle intelligence, comme l’a montré Pascal, est vite détournée par notre imagination, les habitudes, notre sensibilité, notre inconstance et les contrariétés, notre vanité, le divertissement, les préjugés, la concupiscence. Et même si notre pensée est droite, il n’est pas dit que notre volonté la suivra, perturbée par nos faiblesses, les tentations de plaisir et de domination, entravée par les modes, le qu’en dira-t-on, etc.

La liberté est difficile, elle demande un effort, un engagement, le dépassement de certaines inclinations paresseuses ou sensuelles. Sa croissance et son orientation engagent ma responsabilité personnelle. Et c’est pour cela que la liberté n’est pas toujours appréciée. Même si beaucoup peuvent risquer leur vie pour la liberté qui est un bien précieux, il en est d’autres qui préfèrent la servitude, le conformisme qui paraissent parfois et sont même souvent plus confortables. De nombreux auteurs l’ont remarqué. Ernest Renan écrit que « la liberté est en apparence un allègement ; en réalité, c’est un fardeau. »[28] Le grand dramaturge irlandais George Bernard Shaw met cette phrase dans la bouche de Don Juan : « La liberté n’est pas suffisamment universelle, les hommes mourront pour la perfection humaine et ils seront heureux de sacrifier leur liberté pour elle. »[29] Malheureusement, renoncer à sa liberté, c’est perdre de sa dignité !

Dernier point : si nous sommes tous égaux de nature, (l’égalité spécifique dont parle Taparelli d’Azeglio), l’égalitarisme qui nierait toute différence pratique tuerait la liberté. Comme disait Aristote : « Il n’y a pas de pire injustice que de traiter également des choses inégales. »[30]

Il n’empêche que dans l’entreprise, l’organisation et le climat social doivent favoriser, dans les limites des règles indispensables, la liberté de chacun, pour qu’il se sente comme « à son compte ». Si le travailleur n’est qu’un pion, en tout soumis à un autre, il est privé de sa pleine humanité puisqu’on l’empêche de « s’autodéterminer » et donc on l’empêche d’être « plus homme », d’être heureux.[31]

La liberté est le signe de la dignité de l’homme.[32]

Très concrètement, cette liberté qui s’ancre dans notre intériorité, intériorité c’est-à-dire dans notre conscience, s’exprime dans un certain nombre de libertés extérieures : liberté d’expression, liberté d’association, liberté de communication, liberté d’échange, liberté de création, etc., libertés consacrées par des droits. Si l’on met volontiers aujourd’hui l’accent sur les droits, les libertés, il ne faut pas oublier que ces droits sont liés à des devoirs[33] sans lesquels ils n’ont pas de sens et conduisent à l’individualisme et à l’anarchie. La liberté de conscience, par exemple, n’est pas la liberté de penser, croire, n’importe quoi mais est intimement liée au devoir de chercher la vérité et ainsi de se former. De plus, la liberté ne peut exister que si elle est protégée par le devoir des autres de la respecter et de la favoriser.

Nature humaine et loi naturelle

Le mot nature est embarrassant car il peut avoir plusieurs sens. André Lalande en relève onze ![34] Il propose d’employer des termes plus précis pour distinguer les différentes réalités qui se cachent derrière le mot « nature » mais ils peuvent aussi prêter à confusion. Dans le langage courant, « nature » désigne le monde physique : « je vais me promener dans la nature ». En parlant de l’homme, « nature » est souvent considéré comme synonyme de « tempérament » : « il est d’une nature violente ». Dans ce sens, les hommes ont des « natures » différentes.

Dans tout le texte, lorsque nous employons le mot « nature », nous pourrions le remplacer par le mot « essence » comme le texte de Pierre-Henri Simon cité plus haut le montre très bien : l’homme est essentiellement corps et esprit. Et la partie la plus importante est l’esprit qui guide la volonté et fonde la liberté. Dans ce sens, la nature humaine est commune à tous les hommes. Nous répondons tous à la même définition : Aristote, Mao Zedong, Nicole Kidman, André Petitjean, Nafissatou Thiam et le lecteur sont de même nature comme le Préambule de la Déclaration des droits de l’homme le laisse entendre. La nature humaine est ce qui nous caractérise tous en tant qu’hommes et nous distingue des animaux. On peut, si l’on veut, définir l’homme comme un animal rationnel et libre.

Quant à la loi naturelle, elle est déjà bien esquissée par Cicéron qui écrit dans La république : « Il existe certes une vraie loi, c’est la droite raison ; elle est conforme à la nature, répandue chez tous les hommes ; elle est immuable et éternelle ; ses ordres appellent au devoir ; ses interdictions détournent de la faute.(…) C’est un sacrilège de la remplacer par une loi contraire ; il est interdit de n’en pas appliquer une seule disposition ; quant à l’abroger entièrement, personne n’en a la possibilité. »[35] Le Catéchisme de l’Église catholique qui cite ce texte[36] précise que « le Décalogue contient une expression privilégiée de la « loi naturelle » »[37], une loi inscrite, comme le suggère Cicéron, « dans le cœur de l’homme ». Le Décalogue ne sert qu’à la lui rappeler. Accessible à la raison, comme Cicéron l’écrit, elle « exprime la dignité de la personne »[38], enseigne « la vraie humanité de l’homme » et met « en lumière les devoirs essentiels et donc, indirectement, les droits fondamentaux, inhérents à la nature de la personne humaine. »[39]

La philosophe Renée Toussaint nous explique que « l’homme n’est certes pas raison pure ou liberté pure, puisqu’il est aussi un corps. En tant que corps, il est par une « loi biologique » inscrite dans son corps (naître, se nourrir, se reproduire, etc.), et en tant qu’homme, il est régi par une loi spécifiquement humaine inscrite dans sa raison, pour s’adresser à sa liberté.

Et on constate en effet, et ce depuis l’aube de l’humanité, que les hommes entendent effectivement, à l’intérieur d’eux-mêmes, comme une voix, qu’ils appellent « voix de la conscience » qui, s’adressant simultanément à leur raison et à leur liberté, les invite à « faire le bien et éviter le mal ». Grande « règle » est si bien présente à l’intérieur de tous les hommes, qu’elle sera énoncée par toutes sous forme de « Règle d’or » ».[40] La philosophe montre alors, étrange concordance, que cette « règle » qui, en substance, consiste à ne pas faire à autrui ce qu’on ne voudrait pas qu’il nous fasse, se retrouve, sous des expressions diverses, dans le confucianisme, le taoïsme, l’hindouisme, le bouddhisme, le mazdéisme, le judaïsme, le christianisme, l’islamisme et se retrouve encore, d’une autre manière, chez un philosophe comme Kant quand il écrit : « Agis comme si la maxime de ton action devait être érigée par ta volonté en loi universelle de la nature. »[41] Règle qui s’adresse à notre liberté, qui nous invite sans nous obliger mais qui nous permet de nous réaliser si nous la suivons.

Finalement, on peut dire que la loi naturelle chez l’homme inclut, bien sûr, puisque nous sommes aussi essentiellement corps, les lois biologiques qui sont contraignantes et les invitations non contraignantes de notre conscience. Comme nous sommes aussi, ne l’oublions pas, des animaux sociaux vivant dans diverses structures, nous sommes aussi soumis à des lois « politiques » au sens large du terme, des lois, des règles qui obligent parce qu’elles nous permettent de vivre, travailler ensemble.

Personne humaine

La personne est corps et esprit. Si l’esprit est ce qu’il y a de plus fondamental dans l’homme, il ne s’agit pas pour autant de dédaigner sa vie corporelle (« Qui veut faire l’ange fait la bête »). Sa liberté est le signe le plus manifeste de sa dignité. Par ailleurs, la personne est essentiellement sociale, relationnelle.[42] Elle naît, vit dans une famille particulière, dans un pays déterminé et exerce une profession donnée. C’est au sein de toutes ces sociétés petites et grandes que l’homme doit se développer, sa liberté de conscience étant toujours sauve. Sa dignité ne peut se réaliser et être protégée qu’au sein d’une communauté d’échanges et de fraternité mais cette dignité « doit être le principe, le sujet et la fin de toutes les institutions », le principe, le sujet et la fin donc de toute entreprise.[43] Cette centralité de la personne « est la source des principes de solidarité et de subsidiarité ». [44]

Encore faut-il veiller au développement intégral de la personne et pas seulement à sa croissance professionnelle ou économique : toutes ses potentialités doivent pouvoir s’épanouir. De plus, quand nous parlons de la personne, en général, il s’agit de toute personne sans exclusive.

Solidarité

« En vertu de la solidarité, écrit Alain Thomasset, la personne doit contribuer avec ses semblables au bien commun de la société. »[45] Dans l’entreprise, comme ailleurs, le bien commun est sous la responsabilité de chacun.

Mais en quoi consiste la solidarité ?

« La solidarité n’est pas un sentiment de compassion vague ou d’attendrissement superficiel pour les maux subis par tant de personnes proches ou lointaines. Au contraire c’est la détermination ferme et persévérante de travailler pour le bien commun, c’est-à-dire pour le bien de tous et de chacun, parce que, tous, nous sommes vraiment responsables de tous. »[46] La pape Jean-Paul II, auteur de ces lignes, ne craint pas de dire que c’est une « vertu ».

Une vertu sociale qui nous amène à lutter contre certaines de nos tendances corporelles comme la soif de pouvoir et le désir de profit qui pourrissent les relations sociales dans l’entreprise car elles font fi du bien d’autrui. Cette vertu de solidarité nous « aide à voir l’autre […] non comme un instrument dont on exploite les capacités mais comme notre semblable « [47]

Elle est une « détermination ferme et persévérante ». En effet, la proximité, le compagnonnage et la communauté de destin ne créent pas automatiquement une solidarité dynamique. Encore faut-il que l’on reconnaisse la dignité de l’autre, quel qu’il soit, et que la volonté de veiller à son bien soit mobilisée. D’une manière ou d’une autre, nous sommes toujours responsables du bien des autres. La solidarité passe par la justice sociale et aussi par une véritable organisation des échanges dans l’entreprise. [48]

Il est inutile de préciser que la solidarité ne peut être sélective. Il ne s’agit pas de préconiser une solidarité de quelques-uns contre quelques autres, une solidarité de classe qui se dresserait contre une autre classe. Dans l’entreprise, tout le monde doit être solidaire : il en va de la vie harmonieuse de l’ensemble.

La solidarité est inséparable de la subsidiarité car sans la subsidiarité, la solidarité étouffe les personnalités, les soumet au groupe en leur enlevant toute initiative.

Subsidiarité

Ce principe est l’expression de la liberté de chaque personne et manifeste le respect dû à la dignité de chacun des membres d’une société, d’une entreprise. En vertu de la subsidiarité, aucune autorité ne peut se substituer à l’initiative et à la responsabilité des personnes et des petites équipes au niveau où elles peuvent agir.[49]

L’organisation de la vie sociale, du travail, « doit pouvoir être prise en charge au plus bas niveau possible, c’est-à-dire au plus près des individus. Grâce à ce principe, l’autorité exercée est transmise aux corps intermédiaires, et donc tempérée. Le site RH info définit par exemple ainsi l’application du principe de subsidiarité en entreprise : « toute responsabilité doit être assumée par le niveau directement confronté à la problématique à résoudre, les échelons supérieurs n’intervenant que si la réponse à donner excède les capacités du niveau évoqué. » En d’autres termes, les salariés doivent pouvoir être pleinement responsables en ayant la liberté d’agir sur les sujets qui dépendent de leur rôle dans l’entreprise. »[50]

Selon le principe de subsidiarité, chaque personne et chaque communauté doit pouvoir agir en faveur du bien commun. Comme l’affirme Jean-Dominique Senard, : « Pour les concepteurs du principe de subsidiarité, il s’agissait de répondre à deux besoins essentiels : d’une part respecter la dignité humaine en donnant à chacun la possibilité d’exprimer la plénitude de ses talents ; d’autre part assurer la capacité de la cité à se gouverner efficacement en évitant de disperser l’esprit et la volonté des organes dirigeants dans des affaires qui n’étaient pas de leur niveau, au risque d’amoindrir leur capacité à prendre la hauteur nécessaire à un bon gouvernement. » Il ajoute : « Il suffit que chacun, bien intégré au sein d’équipes à la fois protectrices et stimulantes, reçoive les compétences et les autorisations grâce auxquelles il pourra s’acquitter des affaires de son niveau. »[51]

Par une organisation subsidiaire, chacun peut agir en faveur du bien commun et l’on évite à la fois le centralisme étouffant et l’individualisme qui, méprisant la solidarité, conduit à la jungle.

Une entreprise qui veille à la solidarité et à la subsidiarité et est soucieuse de son utilité sociale adopte un mode de gestion démocratique et participatif et encadre, au profit de tous, l’utilisation des bénéfices qu’elle réalise. Dans une économie sociale et solidaire, par exemple, les bénéfices peuvent être, pour une part, réinvestis dans l’entreprise pour son perfectionnement ou la création de postes de travail pour les exclus du système économique. Pour une autre part ils peuvent être injectés dans d’autres projets sociaux et solidaires ou encore pour intervenir dans des situations d’urgence.

Vérité

« Qu’est-ce que le vérité ? » s’écrie le sceptique en haussant les épaules. En fait, il pense : « Il n’y a pas de vérité », mais intelligemment, il ne le dit pas car s’il le disait il proférerait… une vérité ! Et donc il devrait reconnaître que la vérité est possible !

Aristote a fourni une définition simple du faux et du vrai, une définition finalement de bon sens : dire « que ce qui est n’est pas ou que ce qui n’est pas est, c’est faux, tandis que dire que ce qui est et que ce qui n’est pas n’est pas, c’est vrai. »[52]

Thomas d’Aquin, va très longuement développer la pensée de son illustre prédécesseur en y ajoutant les définitions données par divers auteurs chrétiens ou non[53]. En définitive, la formule la plus simple proposée pour définir la vérité est « adaequatio rei et intellectus », l’adéquation de la chose et de l’intelligence. Dire que l’homme est un être social doué d’intelligence réflexive et de volonté libre, etc., est une vérité car cela correspond à la réalité.

Vertu

La vertu, quelle que soit sa spécificité, est définie par le dictionnaire Robert comme une « disposition constante à accomplir une sorte d’actes moraux par un effort de la volonté ». Une disposition constante et non simplement accidentelle, en vue du bien, une disposition donc qui s’acquiert à condition de connaître ce qui est bien, de le vouloir et de le faire.

Lalande[54] énumère comme vertus et selon divers auteurs : la prudence, le courage, la tempérance, la justice, le fait de chercher prioritairement le bien de l’autre plutôt que le sien, la fidélité, le patriotisme.[55] André Comte-Sponville ajoute : la politesse, la générosité, la compassion, la miséricorde, la gratitude, l’humilité, la simplicité, la tolérance, la pureté, la douceur, la bonne foi, l’amour, et même l’humour.[56] Et, pour définir la vertu, il cite[57] Spinoza[58] : « Par vertu et puissance, j’entends la même chose ; c’est-à-dire que la vertu, en tant qu’elle se rapporte à l’homme, est l’essence même ou la nature de l’homme en tant qu’il a le pouvoir de faire certaines choses se pouvant connaître par les seules lois de sa nature. »

Le « Robert » précise encore que la vertu n’est pas la même chose qu’une qualité qui, elle, est considérée comme « naturelle » alors que la vertu s’acquiert. Mais, il faut reconnaître que l’on confond souvent les deux.


1. Plusieurs auteurs contemporains et non des moindres s’intéressent à cette notion ou s’en approchent dans leurs recherches. On peut citer notamment : Amartya Sen (prix Nobel d’économie en 1998), Robert Putman (professeur dans plusieurs universités américaines) ou encore Elinor Ostrom (économiste américaine détentrice de plusieurs prix prestigieux). (Cf. LASIDA Elena, Des biens communs au bien commun, Transversalités, octobre-décembre 2014, n° 131, pp. 72-75.
2. COATANEA Dominique (1963-), Bien commun, Ceras, 2 avril 2019. Cette enseignante est membre du département Éthique philosophique et théologie morale du Centre Sèvres à Paris.
3. Pour ceux qui veulent approfondir cette question : PONTIER Jean-Marie (1946-), Bien commun et intérêt général, in Les Cahiers Portalis, 2017/1, n°4, pp. 33-52. Jean-Marie Pontier a été professeur de droit à la Sorbonne et à l’université d’Aix-Marseille.
4. 1927-2018.
5. Un des textes fondamentaux du judaïsme. Il s’agit de la mise par écrit d’une tradition orale inspirée par la Bible.
6. HANSEL Georges (1936-), Travail et justice sociale, Conférence à Gesher, 22 février 1997, disponible sur http://ghansel.fr/justice.
7. On définit l’habitus comme une disposition permanente de la volonté. Pour Thomas, un bon habitus est une vertu.
8. V, 5.
9. II-IIae, qu. 58, a.1.
10. IIa IIae, qu. 58, a 3.
11. IIa IIae, qu. 59, a2.
12. Thomas ne fait que reprendre un souhait exprimé avec force dès l’origine par les Pères de l’Église. Saint Basile (330-379) écrit : « … si chacun se contentait du nécessaire et laissait aux indigents son superflu, il n’y aurait ni riches ni pauvres ! » (Cité in HAMMAN A.-G., Riches et pauvres dans l’Église ancienne, Desclée de Brouwer, 1982, p. 76). Grégoire le Grand (540-604) explique : « quand nous donnons aux miséreux les choses indispensables, nous ne leur faisons point une générosité personnelle, nous leur rendons ce qui est à eux. Nous remplissons bien plus un devoir de justice que nous n’accomplissons un acte de charité… Il est juste en effet que ceux qui ont reçu quelque chose de Dieu, le commun maître, s’en servent pour le bien de tous » (Pastoral, 3e partie). On tend à cet idéal par conviction. Il ne s’agit pas de l’imposer par force.
13. HERR Edouard (1943-2017), Justice et vie en société, in La justice sociale en question ?, Facultés universitaires Saint-Louis, 1985, pp. 296-297.
14. 1793-1862.
15. Thomas d’Aquin parlait, dans un sens un peu différent, de « justice légale » ou de « justice générale » pour désigner les décisions du pouvoir politique.
16. TAPARELLI d’AZEGLIO, Luigi, Essai théorique de droit naturel, Casterman, Deuxième édition, , 1875, n° 353-358, pp. 145-146.
17. Éthique à Nicomaque, V, 3.
18. Cf. GREINER Dominique, Justice sociale, Ceras 22 novembre 2012.
19. THIBON Gustave (1903-2001), L’avenir de nos libertés, L’actualité rurale, 1977.
20. Cité in THIBON Gustave, op. cit..
21. GRASSE Pierre-Paul (1895-1985) L’homme en accusation : de la biologie à la politique, Albin-Michel, 1980.
22. Cf. Commission théologique internationale, A la recherche d’une éthique universelle, Nouveau regard sur la loi naturelle, Cerf, 2009.
23. Le philosophe éclectique Victor Cousin (1792-1867) écrit : « Une fois que le désir est pris comme le type de l’activité humaine, c’en est fait de la liberté et de la personnalité. » (Du vrai, du beau et du bien, Adolphe Garnier, 1836, IIIe partie, XIIe leçon ; cité in VAUTE Paul, Plaidoyer pour le vrai, Un retour aux sources, L’Harmattan, 2018, pp.283-284).
24. PINDARE (518-438 av. J.-C.), in Pythiques, II, 72 : Γένοι’ οἷος ἐσσὶ μαθών.
25. ORWELL George (1903-1950), 1984, Folio, 2020. Le livre écrit en 1949 se présente comme un roman d’anticipation mais basé sur l’expérience des pouvoirs totalitaires de l’époque.
26. 1874-1948.
27. Article inédit publié en 1936 dans la revue russe Put. Cf. BERDIAEV Nicolas, Royaume de l’Esprit et royaume de César, Les classiques des sciences sociales, 1951. Disponible sur http://bibliotheque.uqac.ca/
28. RENAN Ernest (1823-1892), Discours lors de la distribution des prix du lycée Louis-le-Grand, 7 août 1883.
29. SHAW G.B. (1856-1950), L’homme et le surhomme.
30. ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, Chapitre III, § 5.
31. Ces expressions se trouvent in JEAN-PAUL II, Le travail humain, 1981.
32. Cf. VAUTE Paul (1955-), op. cit., p. 283 : « A la différence de l’animal, l’homme peut envisager son rapport au monde de manières différentes, selon qu’il poursuit uniquement son adaptation à son environnement, au prix de concessions à celui-ci, modifiant au besoin ses caractéristiques propres, ou qu’au contraire il entend maintenir ou développer l’essentiel de son être, obtenant du monde les moyens nécessaires à cette fin. Celui qui n’obéit qu’à ses instincts peut difficilement appartenir à la catégorie des proactifs. Il est « libre », si tant est qu’on puisse l’être sous la loi de la jungle. » (C’est moi qui souligne).
33. Cf. l’article 29 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, l’article 27 de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples. Bien des constitutions établissent les droits et les devoirs de la personne humaine. C’est le cas de la Constitution espagnole de 1978. De plus en plus, partout on parle, de « Droits et devoirs environnementaux ». Le cardinal Cardijn (1882-1967), fondateur de la Jeunesse ouvrière catholique écrivait même qu’« une personne a essentiellement des devoirs. Elle doit se réaliser, devenir de plus en plus personne. La personne n’est pas comme le petit animal qui devient nécessairement ce qu’il doit devenir. Une personne progresse et doit devenir toujours plus une personne. » (Va libérer mon peuple, Éditions ouvrières, 1982, p. 35).
34. LALANDE André (1867-1963), Vocabulaire technique et critique de la philosophie, PUF, 1983.
35. CICERON (106-43 av. J;-C.), La république, 3, 22, 33.
36. Catéchisme de l’Église catholique, Mame/Plon, 1992, n° 1956.
37. Id., n° 2070.
38. Id., n° 1956.
39. Id., n° 2070.
40. TOUSSAINT Renée, Droit naturel et philosophie politique, Studium Notre-Dame, 2010-2011, p. 11. Pour aller plus loin, on peut lire : DU ROY Olivier, La Règle d’or, Le retour d’une maxime oubliée, Cerf, 2009.
41. KANT Emmanuel, Fondements de la métaphysique des mœurs.
42. Dominique Coatanea souligne, avec raison, le fait que nous ne sommes pas seulement des êtres en relation avec les autres mais aussi des êtres en relation avec le monde naturel qui nous entoure. C’est pourquoi elle relie la notion de bien commun à celle d’écologie intégrale, chère au pape François et développée dans l’encyclique Laudato si’ (LS) (2015). Ce concept d’écologie intégrale, écrit-elle, « rend compte de ces interdépendances mutuelles » et souligne qu’« aujourd’hui, nous ne pouvons pas nous empêcher de reconnaître qu’une vraie approche écologique se transforme toujours en une approche sociale, qui doit intégrer la justice dans les discussions sur l’environnement, pour écouter tant la clameur de la terre que la clameur des pauvres ». (LS 49). Sur une terre surexploitée et dévastée, la quête d’un ordre de droit plus juste que l’ancien suppose d’écouter avec une attention renouvelée tant la clameur de la terre que celle des pauvres qui peinent à y survivre. Dans ces tensions et inégalités sociales « le principe du bien commun devient immédiatement comme conséquence logique et inéluctable, un appel à la solidarité et à une option préférentielle pour les plus pauvres […​] Il suffit de regarder la réalité pour comprendre que cette option est aujourd’hui une exigence éthique fondamentale pour la réalisation effective du bien commun. » (LS 158). Ce bien commun à faire advenir comme un nouvel imaginaire social est une option pour un « style de vie » sobre et responsable où « moins c’est plus » (LS 222), vision hospitalière du monde pour apprendre à jouir des choses les plus simples avec humilité. Les générations futures entrent pleinement dans cette attention, suscitant une responsabilité accrue pour transmettre un monde habitable pour tous. Ce renouveau de la visée d’un bien commun intergénérationnel relève d’une question fondamentale de justice, où le point de vue des plus fragiles est premier. Cette nouvelle dynamique passe par un consentement à la régulation de nos modes de vie insoutenables et suppose une véritable conversion des mentalités (individualisme et égoïsme) et des paradigmes technoscientifiques qui colonisent nos imaginaires (toute-puissance et utilitarisme). La visée d’un bien commun « intégral » articulant nature et culture pourrait être cette « traduction salvatrice » que les traditions religieuses et notamment chrétienne, pourraient apporter à la discussion commune afin de faire advenir un nouvel imaginaire social, politique et économique soucieux de la « clameur de la terre et des pauvres » dans le respect de la pluralité des approches culturelles. » (COATANEA Dominique , Bien commun, Ceras, 2 avril 2019).
43. Concile Vatican II, Constitution pastorale Gaudium et spes, 1965, §25.
44. THOMASSET Alain, Dignité de la personne humaine, Ceras, 3 décembre 2012.
45. Id..
46. JEAN-PAUL II, Encyclique Sollicitudo rei socialis (SRS), 1987, § 36-38.
47. Id., § 39.
48. CASSAIGNE Bertrand, Solidarité, Ceras, 3 décembre 2012.
49. Dans la société civile qui règle les rapports entre les individus et entre les sociétés (ou corps) intermédiaires, « il est impossible de promouvoir la dignité de la personne si ce n’est en prenant soin de la famille, des groupes, des associations, des réalités territoriales locales, bref de toutes les expressions associatives de type économique, social, culturel, sportif, récréatif, professionnel, politique, auxquelles les personnes donnent spontanément vie et qui rendent possible leur croissance effective ». On ne peut enlever aux individus pour les transférer à une communauté les tâches qu’ils sont capables d’assumer. De même, les fonctions qu’une association « inférieure » peut remplir ne peuvent lui être enlevées pour être transférées à un corps de rang supérieur. Ce que la famille peut assumer ne doit pas être attribué, par exemple, à l’État. Ce qu’un État peut assumer ne doit pas devenir l’apanage de l’Europe. Au contraire, L’Europe, l’État, la commune et toutes les sociétés intermédiaires n’assument que les fonctions qu’ils sont seuls à pouvoir assumer et n’interviennent « plus bas » que dans le but d’aider. En effet, dans un sens positif, la subsidiarité est « une aide [subsidium en latin] économique, institutionnelle, législative offerte aux entités sociales plus petites ». Dans un sens négatif, l’État doit « s’abstenir de tout ce qui restreindrait, de fait, l’espace vital des cellules mineures et essentielles de la société. Leur initiative, leur liberté et leur responsabilité ne doivent pas être supplantées. » (Cf. Compendium de la doctrine sociale de l’Église, Cerf, 2005, n° 185 et 186).
50. Alain Giffard, sur le site : https://www.lebiencommun.info/definition-bien-commun#agir. Alain Giffard est, en France, secrétaire national à l’économie et à l’industrie de la CFE-CGC (Confédération française de l’encadrement-Confédération générale des cadres).
51. Jean-Dominique Senard a été président du groupe Michelin avant de devenir en 2019 PDG de Renault. (Cf. https://www.lebiencommun.info/definition-bien-commun#agir)
52. Métaphysique, livre Γ, 7, 101 1b. Cf. VAUTE Paul, op. cit., pp. 34-36.
53. Il cite aussi bien saint Augustin (354-430) que le philosophe et médecin musulman Avicenne (980-1037) ou le philosophe et médecin juif Isaac Israeli (IXe-Xe siècles), et d’autres. Cf. Les 29 questions disputées sur la vérité, article 1. Texte disponible sur: http://docteurangelique.free.fr/bibliotheque/questionsdisputees/questionsdisputeessurlaverite.htm#_Toc333932555. Cf. VAUTE Paul, op. cit., pp. 46-50.
54. Op. cit.
55. Pour les Grecs, depuis Platon, il y a quatre vertus « cardinales », fondamentales, primordiales, d’où découlent toutes les autres vertus et qui orientent vers le bonheur : prudence, tempérance, force d’âme et justice. Elles sont indissociables. Cardinalis en latin est dérivé du substantif cardo : le pivot, le gond, « autour duquel tout tourne ».
56. COMTE-SPONVILLE André, Petit traité des grandes vertus, PUF/Perspectives critiques, 1995. Jean-Paul II parle aussi de la vertu de solidarité.
57. Id., p. 9.
58. SPINOZA Baruch, (1632-1677), Éthique, IV, déf. 8, Garnier-Flammarion, 1965.